Univ. of
Toronto
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roronra ust m 1 s 132»
REVUE
DES
DEUX MONDES
XCI« ANNÉE. - SIXIÈME PÉRIODE
TOME LXV. — l£r SEPTEMBRE 1921.
I
REVUE
DES
DEUX MONDES
XCÏ6 ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME SOIXANTE-CINQUIÈME
^7-Q 33
PARTS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUB DE L'UNIVERSITÉ, 15
1921
A?
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT
(0
II «
Jeudi, 21 août 1913.
Je quitte aujourd'hui la tragique Andrinople où mes chers
amis Turcs m'avaient donné pendant trois jours des visions
'de grandes féeries orientales; oubliant pour un temps leurs
misères sans nom et leurs rancœurs si justifiées contre l'Europe
dite chrétienne, ils m'avaient fait un accueil de fête dans un
merveilleux décor d'Orient, et tout cela restera pour moi inou-
bliable. Cette nuit, je serai de retour à Constantinople, au Bos-
phore, chez mes amis de Candilli que je vais retrouver aussi
angoissés que moi du sort que l'Europe, excitée par les men-
songes de la grécaille, prépare à notre chère Turquie.
Vendredi, 22 août.
Candilli. — Malgré le temps lourd, sombre comme en hiver,
je voulais aller seul à Béïcos, me reposer dans la « Vallée du
Grand Seigneur. »
Mais, là-bas, une lourde pluie d'orage m'oblige à me réfugier
dans un petit café turc. Et voici qu'on m'y reconnaît, tout le
monde s'attroupe : les officiers, les soldats, le peuple, même les
plus humbles du village. Je suis pressé, acclamé, on m'embrasse
les mains, on ne veut plus me quitter... Quel est donc le
peuple au monde où l'on trouverait tant de reconnaissance?
Je n'arrive qu'à grand'peine à prendre le « Chirket » (le
petit bateau à vapeur qui me ramènera à Candilli en longeant
de près la côte d'Asie). Des gens, montés avec moi sur ce
(1) Copyright by Pierre Loti, 1921.
(2) Voyez la Revue du 15 août.
D REVUE DES DEUX MONDES.
bateau, me signalent à tous les passagers et lorsque je débarque
à Candilli, des centaines de personnes encore m'acclament.
Aux dernières nouvelles de ce soir, il semble que l'Europe
aura pitié, que la Russie cédera, qu'Andrinople enfin restera
turque.
Dimanche, 24 août.
Mon dernier jour de Candilli. Je dois prendre possession
demain d'une maison que mes amis Turcs m'ont préparée, au
cœur de Stamboul.
Aujourd'hui, accompagné de la comtesse 0..., je vais à
Thérapia, pour ma visite à l'ambassadrice de France. Le palais,
qui servait de résidence d'été à notre ambassade, vient d'être
détruit par un incendie ; l'ambassadrice nous promène dans les
décombres. Ce vieux palais de bois, desséché par le temps,
appartenait à la France depuis plus d'un siècle; il a brùié
comme de la paille et on n'a rien pu sauver de tous les souvenirs
précieux qu'il contenait.
La plupart des choses que j'aime en Turquie auront le
même sort, puisque le feu est, avec le « progrès » et la gré-
caille, un des plus grands destructeurs du passé oriental.
Le soir, après le diner, nous assistons, la comtesse et moi, à
la prière dans la mosquée de Candilli. C'est une toute petite
mosquée de village, sans coupole et qu'un simple minaret de
bois distingue seul des maisons d'alentour. Il y fait presque
sombre, les quelques lumignons à l'huile, qui pendent du pla-
fond, éclairent à peine la chaux des murs et les décorations
naïves du Mirhab. Mais le recueillement des fidèles, dans ce
modeste lieu de prière, frappe peut-être plus encore que dans
les somptueuses grandes mosquées de Stamboul.
Après la cérémonie, les notables de Candilli et les Imans
viennent me faire leurs adieux, puisque demain, hélas! je quitte
leur délicieux village.
Lundi, 25 août.
A deux heures, mes amis Turcs sont venus nous prendre à
Candilli et nous ont menés dans une nouvelle demeure, que je
ne connaissais pas encore.
Notre maison a été arrangée à la turque, avec de vieilles
belles choses que le Sultan m'a envoyées du Palais du Vieux
Sérail et notre souper nous est servi dans de la vaisselle d'or.
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 1
Mais ce soir, comme exprès pour donner un peu de tragique
à mon installation dans ce quartier si perdu, un terrible orage
vient ébranler notre toit, tout s'assombrit ici et, malgré le luxe
oriental qui m'entoure, tout me parait un peu lugubre.
Jeudi, 28 août.
Me voici donc encore une fois installé dans mon cher Stam-
boul, au fond d'un quartier introuvable, presque inaccessible,
au bout de longues rues du temps passé, dont, jusqu'à ce jour,
j'ignorais presque l'existence.
Quand on est sur la sainte place de Sultan Fatih, qui, elle,
m'est familière depuis bientôt quarante ans, il faut prendre
« Charchembé Djiadessi, » une rue de vieille Turquie, entre
des tombes et des maisons aux fenêtres grillagées, la suivre pen-
dant un kilomètre et demi, tourner à droite, devant une petite
mosquée très antique, traverser une fondrière et enfin on arrive
chez nous, au fond d'une sorte d'impasse, au premier aspect de
coupe-gorge, où les cochers hésitent toujours à s'engager. Cette
impasse tortueuse, bordée de vieilles maisons de bois crou-
lantes, de vieux murs, de vieux arbres, se perd dans un recoin
mystérieux et sombre. De l'herbe partout sur les pavés, un petit
minaret en ruine, pas de vue, d'aucun côté; on se croirait dans
un humble village d'Anatolie, bien plutôt que dans cette ville
immense.
Le matin, un chant ou une musiquette de flûte annonce
l'arrivée de quelque marchand de fruits, ou de quelque por~
teur d'eau, en costume d'Asie. Le reste du temps, personne ne
passe, si ce n'est, de loin en loin, un Turc en caftan et turban,
qui va se perdre dans l'une des maisonnettes grillées de la
ruelle. Le soir, au clair de lune, deux jeunes filles, toujours les
mêmes, font les cent pas, bras dessus, bras dessous, mélanco-
liques et craintives, sans s'éloigner de leur demeure. Les siècles
n'ont pas dû marcher pour ce quartier mort.
Et ma maison est là, très grillagée, elle aussi, et très silen-
cieuse. Au rez-de-chaussée sont les logis des domestiques et de
la police qui me garde : huit ou dix hommes. Dans le vestibule
de marbre blanc, bas et sombre, il y a, sur des étagères, leurs
socques et leurs babouches; Sabah Eddin,l'un des serviteurs que
m'a prêtés le Sultan, est derviche, et j'ai aussi repris mesanciens
domestiques d'il y a dix ans, le grand Djemil et Hassan le naïf.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Au premier étage se trouve la salle à manger. Chez moi, on
ne mange que des mets turcs, servis à la turque, dans d'ado-
rables petits plats d'or. La table de ma salle à manger est en
argent massif et elle fut celle du Sullan Abd-ul-Aziz.
Nous avons souvent des invites, que ce service oriental
amuse; ce sont surtout des invités de mon fils, des enseignes de
vaisseau français, des attachés d'ambassade. Mais il faut aller
au-devant de nos convives, les attendre jusque devant la mos-
quée de Mébémet Fatih, sans quoi ils n'arriveraient jamais à
notre introuvable maison, sans se perdre en route.
Au second étage, où la plupart des fenêtres et la véranda
donnent du côté opposé à la ruelle d'arrivée, on s'aperçoit, tout
à coup, qu'on est très haut perché, en nid d'aigle, dominant à
pic les quartiers du Fener et de Balata, puis la Corne d'Or et»
sur la rive opposée, le village d'Ilaskeui...
C'est à Haskeui que j'avais habité d'abord, — il y a trente-six
ans! — et que j'avais reçu la petite amie de ma jeunesse, à son
arrivée de Salonique. Là, rien n'est changé. De ma maison
actuelle, je peux voir tous les jours, en face et au-dessous de moi,
ma maisonnette de jadis devant la petite mosquée d'Ilaskeui et ce
même débarcadère de vieilles planches, sur lequel, tant de fois,
s'était posé mon pied anxieux, quand j'arrivais le soir au logis,
clandestin. Comme le temps a coulé, depuis cette époque, cha-
virant des sultans et des empires I... Et aujourd'hui, non plus
petit aventurier, comme jadis, mais quelqu'un que la Turquie
vénère, j'habite de ce côté-ci de la Corne d'Or, au sommet des
quartiers farouches, que j'osais à peine aborder autrefois, et
près de cette mosquée de Sultan Sélim.qui m'avait été nommée
un soir de ma jeunesse, par mon pauvre Méhémet, quand nous
passions en caïque et qu'elle nous apparut pour la première fois,
tout en haut, au-dessus de nos têtes...
A ce second étage, il y a mon salon entièrement à la turque,
avec des divans, des inscriptions coraniques et des bibelots
envoyés toujours du palais du Vieux Sérail par le Sultan. Et
puis il y a nos chambres, tout à fait à la turque, elles aussi,
tapis épais, matelas de soie par terre, robes de chambre en soie
de Damas, linge brodé magnifiquement d'argent et d'or. Chez
moi, table de nacre et lavabo en vermeil marqué au chiffre
d'une sultane morte il v a cent ans. Les chambres de mon fils
et d'Osman donnent sur le panorama de la Corne d'Or; — la
SUPREMES VISIONS D ORIENT. 9
mienn i, — plus tristement, mais d'une tristesse voulue, — sur
la petite impasse lugubrement close dont l'herbe verdit les
pavés.
Le soir après le dîner, en fez naturellement, nous allons sur
la grande place de Méhe'met Fatih, centre de tous ces quartiers
musulmans, et là, devant la mosquée merveilleuse, nous nous
asseyons sous les arbres du traditionnel café turc de Mustapha,
nous mêlant aux quelques centaines de rêveurs à turban qui
fument des narguilhés en parlant à peine. Autour de cette place
de Méhémet Fatih, Stamboul, à cette époque, est partout en
grande féerie de Ramazan; les minarets ont tous leurs cou-
ronnes de feu et soutiennent en l'air, au moyen de cordes jetées
de l'un à l'autre, de saintes inscriptions faites d'innombrables
petites veilleuses.
Vers dix heures, long trajet encore pour regagner notre
logis par les rues désertes. Dans ces vieilles rues, endormies
malgré le Ramazan, on entend de tous côtés, sur les pavés qui
résonnent, le heurt des bâtons ferrés des veilleurs de nuit, — ■
le bruit classique du vieux Stamboul. Pendant ces chaudes nuits
d'été, lorsque je ne peux dormir, je relève souvent le grillage
d'une de mes fenêtres, aux vitres toujours ouvertes, pour
regarder la petite ruelle mystérieuse, sous les étoiles. Dans
l'ombre se promène d'un pas velouté le chaouch qui me gan!<;
contre les incendiaires bulgares.
A la pointe de l'aube, nous arrive le chant d'un muezzin,
du haut du minaret en ruine de la petite mosquée qui nous
surplombe. On ne chantait plus là depuis des années, mais les
Turcs, pour me faire plaisir, envoient maintenant chaque nuit,
dans ce minaret abandonné, un muezzin différent, choisi parmi
ceux à la voix la plus belle et claire.
Vendredi, 29 août.
Ce soir, pour célébrer la grande nuit sainte du Ramazan,
nous avons été invités à souper chez les Derviches Tourneurs,
dont le couvent est situé hors des murs de Stamboul, au milieu
de l'immense et silencieux désert des morts. A Constantinople,
il existe d'autres couvents de Tourneurs plus accessibles que
celui-ci, il en existe même en plein Péra, où les étrangers sont
admis ; mais ici n'entre pas qui veut, et il faut avoir des intel-
ligences dans la place.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
On est saisi, dès l'entrée, par l'aspect, le calme et la blan-
cheur de ce grand réfectoire de couvent aux murs garnis d'ins-
criptions coraniques. Les Derviches, en très haut bonnet brun,
soupent là par petites tables, — une douzaine de petites tables
rondes, basses presque au ras du sol, autour desquelles ils sont
gravement accroupis sur les nattes du plancher ; des bougies,
longues comme des cierges, les éclairent; pendant le repas, l'un
des religieux lit des prières, les autres l'écoutent en pieux
silence et, à chaque pose, lorsque le lecteur s'arrête, tous, d'une
voix profonde, prononcent en s'inclinant le nom d'Allah.
Notre hôte, le chef des derviches, est un homme encore
jeune, instruit, très au courant de toutes les questions modernes,
mais qui a su garder, ainsi qu'il sied à ses fonctions, la noblesse
et la tranquille courtoisie des Turcs d'autrefois. D'ailleurs il
porte le titre de « saint, [» et son haut bonnet, qu'entoure un
turban noir, sa robe sombre lui donnent très grand air. La
table autour de laquelle nous sommes à ses côtés est cependant
aussi basse et aussi petite que les autres; seulement, la vaisselle
y est plus précieuse; c'est de la vieille porcelaine chinoise,
venue sans doute de là-bas en des temps reculés. Après le sou-
per, il nous emmène dans son salon particulier. Ici encore, bien
entendu, aucun objet d'Occident ne vient rompre l'harmonie
purement orientale. Trois ou quatre panneaux noirs, où des
phrases du Coran sont écrites en caractères d'or, ornent seuls
les murs; de larges divans, quelques très petites tables pour
poser le café et les cigarettes, c'est tout ce qu'il y a dans ce
salon d'une austérité étrange.
Ensuite nous nous rendons à la mosquée du couvent pour
assister à la cérémonie de la nuit sainte. Là, de la tribune où
nous avons pris place, sur des tapis de prière, nous dominons
l'espace réservé à la danse des Tourneurs; c'est un grand cercle
vide qui occupe tout le centre de la mosquée et qu'entoure une
barrière. Le chef est resté en bas, à l'intérieur de ce cercle
sacré; debout et nous faisant face, il se tient immobile, rigide,
comme anesthésié, les yeux en rêve. Un à un, les derviches
arrivent, sortis sans bruit des lugubres solitudes d'alentour; ils
arrivent les yeux baissés, les mains jointes sur la poitrine, dans
la pose hiératique des momies égyptiennes. Ils sont revêtus de
longues robes sombres, très amples, à mille plis, mais que des
ceintures serrent beaucoup à leur taille mince. Ils commencent
SUPRÊMES VISIONS d'oRIF.NT. Il
leurs exercices par une lente promenade rituelle, à In file, autour
de la salle ronde. C'est déjà comme en rêve qu'ils se meuvent,
et chaque fois qu'ils passent ou repassent devant le chef de la
confrérie, ils lui adressent une très profonde révérence, qui
leur est rendue avec la même gravité. La danse religieuse sera
menée par un petit orchestre de tlùtes et d'énormes tambourins
caverneux; elle durera pendant tout l'office, accompagnée de
chants discrets à plusieurs voix. D'abord, les derviches déploient
les bras par saccades comme des automates dont les ressorts
engourdis joueraient difficilement, et quand ils ont fini par les
étendre tout à fait, presque en croix, la tête penchée sur l'épaule
avec une grâce un peu morbide, c'est alors seulement qu'ils
commencent à tourner, d'un mouvement d'abord très doux,
mais qui, de minute en minute, s'accélère et arrondit en cloche
leurs larges robes sombres; on dirait bientôt de grandes cam-
panules renversées, devenues maintenant si légères qu'il suffi-
rait d'un souffle imperceptible pour les faire glisser comme cela
en rond, tout autour de la salle ronde, comme des feuilles
mortes que le vent balaye. Ils ont pris tous un mouvement de
toupie lancée sans heurt sur une surface plane. En passant, ils
ne font aucun bruit, on ne voit même pas s'agiter leurs pieds
rapides et leurs si hauts bonnets ne chancellent même pas sur
leurs têtes aux yeux d'extase. Ils tournent, ils tournent ainsi,
toujours du même côté; tant on s'est identifié à leur mouve-
ment, il semble que, s'ils en changeaient le sens, on en ressen-
tirait une commotion douloureuse et qu'une rêverie ultra-ter-
restre en serait rompue sans recours... Ils tournent intermina-
blement, à donner le vertige...
Le décor en pénombre où tournoient ces personnages si
légers est un grand décor funèbre; ils dansent devant un par-
terre de morts, de morts qui, toute leur vie, avaient tournoyé
comme eux, ici, au milieu de ce même sanctuaire, mais qui
aujourd'hui se contentent de surveiller, dans un silence attentif
et intimidant, de quelle manière ces derviches actuels conti-
nuent la sainte tradition du vertige religieux. En effet, la
mosquée est ouverte par de larges arceaux sur des bas-côtés
profonds tout peuplés d'immenses et très hauts catafalques que
drapent des étoffes vertes, la couleur du Prophète. Tous ces
tombeaux vert émir, qui se pressent les uns derrière les autres
comme pour 'mieux voir si les rites du tournoiement séculaire
12 REVUE DES DEUX MONDES.
sont bien conservés de nos jours, tous ces tombeaux des diffé-
rentes époques de l'Islam sont d'autant plus élevés et impo-
sants que le mort endormi en dessous était plus saint et plus
vénéré dans le milieu des dervicheries, et chaque catafalque
est du reste surmonté d'un haut bonnet pointu de derviche que
supporte un « champignon » en bois et qui donne à l'ensemble
une sorte de vague aspect humain.
Devant ces spectateurs immobiles et cachés, ils tournent, les
derviches, ils tournent de plus en plus vite, au son de leur
toujours même petite musique flùtée que l'on dirait étrange-
ment lointaine et entendue du fond des temps passés; c'est si
invraisemblable, la continuation de leur tournoiement sans un
à-coup, ni un faux pas, ni une hésitation, qu'on les dirait déma-
térialisés ou plutôt réduits à l'état de machines tourbillon-
nantes, dont les robes s'enflent de plus en plus en forme de
campanules renversées. Les morts, qui tant s'intéressent sous
les catafalques verts, semblent de plus en plus captivés par
cette danse facile qui ne fait pas de bruit; ils ont l'air d'étirer
leur cou raide et de se hisser pour mieux voir. Du reste, ce que
cherchent les danseurs, c'est la fatigue qui grise, c'est l'ivresse
élégante, éthérée, c'est le vertige favorable à l'envol dans les
régions où réside le dieu inaccessible sous la forme spéciale de
cet Allah, Dieu de l'Islam et des grands déserts. A force de re-
garder, le vertige vous prend aussi, et les bonnets géants, qui
coiffent les morts attentifs, ont tout à fait maintenant l'air de se
soulever pour s'approcher des danseurs.
Tout de même on a peur à la fin qu'ils ne tombent, ces ver-
tigineux valseurs, et voici que tout à coup la petite musique si
monotone parait vraiment fatiguée, elle aussi, et hésitante,
près de finir, et les tambours caverneux battent quelque chose
de déréglé, comme serait une sorte de berloque qui voudrait
dire : C'est assez, finissez. Les danseurs commencent à s'affaisser
par terre, d'abord un seul, puis deux, puis trois, puis tous...
C'est fini. On se sent presque aussi épuisé qu'eux-mêmes, et
les grands bonnets des catalfaques font l'effet de s'affaisser aussi,
de rentrer leur cou de bois. C'est fini...
Pendant toute la cérémonie, on n'avait pas perdu la notion
• 1 être environné d'une région absolument mortuaire, et main-
tenant on frissonne un peu à l'idée que, pour s'en aller, il va
falloir se replonger là-dedans, cheminer longtemps parmi les
SUPRÊMES VISIONS d'ûRIENT. 13
stèles, parmi les cyprès au feuillage noir, aux ramures blanches
dont les pointes, sous la pâleur du ciel de minuit, simulent,
elles aussi, de colossales, d'obsédantes coiffures de derviches...
Samedi, 30 août.
Ce soir, à 9 heures et demie, je traverse Stamboul pour me
rendre h la représentation nationale que les Turcs donnent eu
mon honneur. Dans les rues, la foule orientale est en grande
fête de Ramazan, et au-dessus, dans le ciel noir, les minarets
aériens ont leurs couronnes de feux. Tout le long du chemin, je
suis acclamé. Devant le théâtre, la foule, qui m'attendait, délire
en me voyant et les musiques jouent la Marseillaise. Quand
j'entre dans ma loge, qui est garnie de tentures et de fleurs, la
salle bondée se lève tout entière et les applaudissements ne
cessent plus. Le Sultan, son fils et le prince héritier ont chacun
envoyé un aide de camp pour me saluer de leur part.
A- 11 heures, toujours à travers la foule, dans la féerie des
nuits du Ramazan, je regagne ma maison solitaire.
Lundi, i" septembre.
Un grand diner m'avait été préparé à Thérapia et l'on venait
me chercher avec un vapeur tout pavoisé monté par une cen-
taine de personnes. Mais, de son côté, le Sultan m'a envoyé
prendre pour un diner au palais du Vieux Sérail ; un diner
que, pour me faire plaisir, il a commandé à la mode ancienne,
avec tout un cérémonial suranné et charmant. Il n'y a pas d'hé-
sitation possible, je me fais excuser auprès de tous ces aimables
gens de Thérapia et je me rends au Vieux Sérail.
Le Vieux Sérail!... Le nom de ce lieu unique au monde a
pris à lui seul quelque chose d'imposant et de presque terrible.
Le Vieux Sérail... c'est le promontoire qui termine l'Europe et
qui s'avance magnifique et dominateur vers l'Asie voisine, tout
chargé de cyprès centenaires, de kiosques de faïence et de
marbre que remplissent des trésors de pierreries, dans un
éternel silence de cimetières interdits. C'est là que, pendant un
demi-millénaire, fut la résidence de ces sultans devant qui trem-
blait le monde, au milieu d'une pompe que nous n'imaginons
plus, lieu immense qu'enferme une muraille de citadelle
flanquée de monstrueux bastions carrés et surmontée, dans
toute sa longueur, de hauts créneaux menaçants. Les ogives par
ii REVUE DES DEUX MONDES.
lesquelles on pénètre dans l'épaisseur de ces murailles sont
fermées par des portes bardées de fer que gardent nuit et jour
des sentinelles en armes ; lorsqu'on entend se refermer derrière
soi ces portes farouches, on se sent comme séquestré et séparé
à jamais du reste du monde. Tout d'abord, on se trouve dans des
avenues pavées de grandes dalles de pierre qu'abritent les
ramures de cyprès et de platanes sans âge, et l'on arrive aux
kiosques épars, dans cette région du silence, que ne visite
presque jamais personne aujourd'hui. Là, chaque Sultan de
jadis, pour suivre la tradition et ne pas vivre où son prédéces-
seur était mort, avait fait construire son propre palais. Et il faut
des autorisations très spéciales pour s'en faire ouvrir les portes
fermées à double tour (1).
Nous sommes six ou huit invités, triés parmi les membres
les plus considérables du Comité de la Suprême Défense
Nationale. Avant d'aller prendre place autour de la table ronde,
en argent ciselé comme toujours, on nous propose de nous pro-
mener dans les appartements des harems de ces sultans d'autre-
fois, dans lesquels on n'avait jamais pénétré jusqu'à ce jour et
où n'habitaient que de vieilles sultanes quasi centenaires qui y
finissaient leur vie, dans une séquestration et un silence éter-
nels ; à cause de nous, on a momentanément caché ces nobles
vieilles dames. Un des appartements qui nous frappe le plus,
c'est le Harem du Sultan Abd-ul-Medjid ; après avoir traversé
nombre de couloirs étroits et obscurs, avec des sentinelles par-
tout et des portes effroyables, nous pénétrons dans des salons
aux plafonds tout ciselés et dorés dont les divans sont recou-
verts de merveilleux lampas d'un rose cerise lamé d'argent. Je
dis alors à mes aimables hôtes : « Ce sont des vrais palais des
Mille et une Nuits, mais combien on y est oppressé par le senti-
ment qu'on ne peut y entrer et en sortir que par d'étroits pas-
sages en souricières et que toute évasion serait absolument
impossible s'il plaisait au Souverain, Maître de céans, de vous y
garder captif! — Oh ! non, dit mon guide, avec un sourire
semi-ironique semi-respectueux, regardez, il y a aussi une
sortie pour certains privilégiés. » Il ouvre alors un petit
panneau délicieusement ciselé et doré, qui est au pied du divan
(1; Ceci était écrit eD 1913, mais ce n'est plus exact aujourd'hui. Maintenant ce
]ieu a été profané par une quantité de touristes de marque, qui ont obtenu par les
ambassades l'autorisation de le visiter.
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 15
impérial en lampas rose et argent, par où un homme pourrait
sortir, mais à la condition d'y être jeté la tête la première. II
s'en échappe aussilôt une bouffée d'air humide et glacé qui sent
la mort. — « Ah ! parfaitement, dis-je, une oubliette 1 » Une
oubliette en effet, et on y jette, pour me convaincre, une pierre
que j'entends rouler peu à peu à d'étonnantes profondeurs et
dont la chute se termine dans les eaux du Bosphore, à une cen-
taine de mètres au-dessous de nous.
Nous visitons ensuite d'autres appartements splendides et
terribles et de petits jardins nostalgiques, aux plates-bandes
bordées de buis, qui sont enfermés dans des murailles dont on
peut juger l'épaisseur par les parois des fenêtres. À travers les
grilles de ces ogives on aperçoit, mais, il est vrai, de très loin et
de très haut, l'azur magnifique de la Marmara.
Pour rendre ce Vieux Sérail plus sinistre, de place en place,
dans les couloirs étroits et sombres, qui conduisent d'un palais à
un autre, sontsuspendues des petiteslampes allumées. — « C'est,
me disent mes hôtes, pour perpétuer le souvenir de tel Sultan
ou de telle Sultane qui furent égorgés ici il y a cent ou deux
cents ans. »
Afin de me faire plus d'honneur, on me présente les der-
niers eunuques blancs, sorte de demi-fantômes qui terminent
ici leur vie étrange. (On sait qu'on ne fait plus maintenant que
des eunuques noirs.) Ce sont de petits vieillards tout ratatinés,
dont le visage à mille plis est d'une pâleur presque grisâtre. On
nous montre aussi, à l'entrée de leur quartier, des séries de
bâtons de différentes grosseurs, de gourdins noueux, suspendus
par des ficelles, qui servaient à les battre quand ils avaient com-
mis quelque manquement grave.
Notre couvert de six ou huit personnes est mis dans un petit
salon oppressant et obscur où la table ronde en argent massif
est chargée d'une vaisselle sans prix, dont la moindre pièce
serait un objet de choix pour un musée. Le diner servi dans une
telle magnificence, par des hommes graves en longue robe de
soie ancienne et de coupe surannée, est frugal, sans alcool, bien
entendu, sans vin, ce qui serait fort injurieux pour les mânes
des grands morts qui, avec la nuit, vont sortir des souterrains
ou des salons somptueux.
On parle bas et chacun a son tour.
La nuit, qui enveloppe déjà ce lieu plein de mystères, même
46 REVUE DES DEUX MONDES.
ses places et ses avenues dallées, ne nous permet plus de rester
à table. On nous conduit, pour le café et la fumerie, dans des
salons vitrés où il fait grand jour. Nous sommes là dans l'espace
cl la lumière, assis sur des divans de lampas rose lamé d'ar-
gent; d'énormes pièces d'orfèvrerie, posées çà et là parterre,
servent à faire tremper des gerbes de fleurs odorantes. Pour cette
fumerie, on apporte à chacun de nous des chibouks au fourneau
alourdi de gros diamants historiques, qui représentent chacun
une fortune, et dont les tuyaux de jasmin sont si longs que les
bras des hommes seraient trop courts pour les allumer; affaire
d'étiquette, car ça oblige un serviteur, agenouillé dans sa grande
robe de soie, à se tenir auprès de chacun de nous pour les
entretenir. Le café blond, il va sans dire, est d'un parfum
exquis... Tout à coup, dans ce vieux palais mort, s'élève le
chant délicieux du muezzin; c'est l'appel pour la prière du soir,
dans la mosquée de ces hommes demi-fantômes, que sont les
eunuques blancs. Quand nous nous levons pour nous y rendre,
Stamboul s'est déjà illuminé; vu de ce lieu, surtout le soir, il
offre aux yeux une féerie incomparable ; la forêt des minarets,
qui a poussé sur toute cette pointe du Sérail, est entièrement
baguée de couronnes de feux.
A notre sortie, les étranges vieillards insexués sont encore
rangés près des portes, pour nous faire honneur.
« Vous savez, me dit un de mes hôtes, que Sa Majesté avait
eu l'idée de vous loger ici même, un honneur jamais fait à
personne. C'est nous qui l'en avons dissuadé; c'eût été trop
funèbre : il y a trop de revenants qui se promènent ici, la
nuit. » Hélas! c'est donc vrai que j'aurais pu habiter là, y faire
transporter ma table d'argent massif et ma lourde vaisselle
d'or, y devenir le maître pendant quelques jours, et mainte-
nant, jamais je ne retrouverai plus une telle occasion...
Mardi, 2 septembre.
La lune nouvelle a été aperçue, c'est donc la fin du
Ramazan. Demain aura lieu la fête de Baïram; et après, Stam-
boul reprendra sa physionomie habituelle et son tranquille
silence.
Mercredi, 3 septembre.
Baïram, Stamboul en fête sous l'ardent soleil, — pour moi,
jour de profond désespoir que j'étais loin d'attendre...
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 17
Je me trouvais déjà bien en retard, étant en Turquie depuis
près d'un mois, pour faire ma première visite au lieu où dort
la petite amie de ma jeunesse. Aujourd'hui donc, avec Kcnan
Bey et Osman, je m'étais mis en route pour les cimetières, à
travers toute cette fête de Baïram, à travers tons les beaux cos-
tumes éclatant au soleil en couleurs vives sur le fond sombre
des vieilles maisons de bois.
Après un long trajet dans le vieux Stamboul, notre voiture
passe la « Porte d'Andrinople, » et nous mettons pied à terre,
hors de la grande muraille byzantine, à l'entrée des solitudes et
des cimetières.
Voici, sous d'immenses cyprès noirs, le cimetière enclos que
nous cherchons et nous nous dirigeons, au milieu des stèles
droites, penchées ou brisées, vers le groupe de cyprès qui doit
abriter la chère petite tombe.
Mais comment se fait-il que je n'aperçoive pas les stèles
encore? Me serais-je trompé de direction? Ce n'est pas pos-
sible... Elles n'y sont pas cependant, et l'inquiétude commence...
Je cherche, je cherche... C'était bien là pourtant, à cette dis-
tance des murailles... Quelque chose, sans doute, s'est obscurci
dans ma mémoire ;tj'étais si sûr de moi tout à l'heure 1 mainte-
nant je ne me reconnais plus bien... C'était là, il n'y a aucun
doute... Osman, qui m'y avait accompagné souvent, affirme,
lui aussi, que la tombe était là... Et elle n'y est plus. Nous
allons voir plus au fond de l'enclos, parmi les herbes brûlées
et les vieilles stèles en déroute... Mais non, ce n'était pas si loin
que cela, je le sais bien... L'angoisse m'étreint, j'entends battre
mes tempes. C'est fini, la tombe a disparu... Et d'ailleurs c'est
comme dans les cauchemars, je ne m'y reconnais plus bien...
Il me semble qu'il n'y avait pas cette brèche en face, dans la
grande muraille byzantine ; il n'y avait pas, non plus, cette
maison solitaire, qui pourtant a l'air bien vieux... Des bergers
sont là avec leurs chèvres, je les interroge : « Cette maison,
répondent-ils, mais le père de notre père l'avait toujours
connue... » Alors, est-ce que je deviens fou?... La chère petite
tombe n'y est plus, c'est le point indiscutable; peu importe le
reste, ma mémoire a pu se tromper, et nous avons maintenant
parcouru tout le cimetière !...
Visiblement désemparé, Kenan Bey me conte toutes les
horreurs de la guerre qui vient de finir : deux cent mille émi-
TOME LXV. — i 92 i . 2
18
REVUE DES DEUX MONDES.
grés, fuyant devant les massacres bulgares, ont campé pendant
deux mois dans ces cimetières, avec leurs chariots, leur bétail ;
ils ont dû tout chavirer, et ce n'est la faute de personne... Mais
non, si c'était cela, je retrouverais par terre les deux stèles et
leur grand socle de marbre... C'est donc que tout a été profané
exprès par des fanatiques, pour punir peut-être la chère petite
morte. « Personne aujourd'hui, me dit Kenan Bey, ne serait
assez intolérant pour faire cela... » Alors, ce sont des marbriers,
voleurs de tombes, qui, voyant celle-là un peu à l'abandon,
auraient enlevé les marbres pour les retailler et les revendre...
« Ah! oui, me dit encore Kenan Bey, cela, hélas I n'est pas
impossible; il y a des rôdeurs qui la nuit font de tels métiers.
Le tombeau d'un de mes oncles, une fois, a disparu ainsi... »
Et il cherche à me consoler : « avec les relèvements que vous
avez dessinés jadis on retrouvera la place, on réédifiera tout
pareil et les Turcs, à l'avenir, seront jaloux de garder celte
tombe... » Mais non, la place exacte, à cinq ou dix mètres près,
ne sera jamais retrouvée et un jour est proche, s'il n'est pas
déjà arrivé, où l'on fouillera celte terre; où l'on brouillera les
chers petits ossements, pour jeter là quelque nouveau cadavre.
Celte pensée est pour moi l'horreur dernière. Allons-nous-en,
sans retourner la tète. Tout est fini...
Un immense dégoût me prend soudain pour cette Turquie
que j'avais tant aimée... Le secret de mon amour pour l'Orient,
c'était ces deux stèles et la cendre qui dormait dessous. Mainte-
nant que tout est profané, je maudis ce pays, auquel rien ne
m'attache plus, où rien ne m'intéresse plus. Et je vais partir
par le prochain paquebot, pour ne revenir jamais.
Mon Dieu, avoir tant tremblé pour ce pauvre petit monu-
ment, si humble, tout l'hiver dernier, quand les barbares aux
casquettes plates étaient si près des murs de, Stamboul! Avoir
tant de fois, dans mes mauvais rêves, imaginé qu'ils étaient là,
ces barbares, au pied des murailles, brisant les stèles, souillant
les morts et les mortes, suivant leur coutume, — et mainte-
nant que j'étais débarrassé de cette angoisse, maintenant que
la Turquie est encore vivante, — apprendre que ce sont les
Turcs, eux-mêmes, qui ont commis le sacrilège !...
La voilure me ramène, morne, au logis. Injustement j'en-
globe tous les Turcs dans ma rancœur ; même le pauvre Kenan
Bey, qui est à côté de moi. Je ne dis plus rien ; tous mes pro-
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 19
jets de rendez-vous pour ce soir, je les abandonne, sans un mot
d'excuse. Stamboul est vide et sans âme pour moi; mon \ot
oriental me fait hausser les épaules et me dégoûte. Je m'en-
ferme et ne veux voir personne.
Vendredi, 5 septembre.
Grâce à un vieil imam laveur de morts, la tombe a été
enfin retrouvée ; je me réveille d'un cauchemar. Et c'est invrai-
semblable, cette histoire, c'est comme si de mauvaises fées, de
mauvais génies s'en étaient mêlés...
Avant-hier soir, nous ayant entendu parler entre nous des
stèles, donner des détails sur leur inscription, leur dessin et
leur couleur, l'un de mes domestiques turcs, — celui qui est
derviche tourneur, — était allé en causer avec ce vieil imam
laveur de morts. Et ce matin, le vieil imam est venu dire :
« J'ai retrouvé une tombe qui se rapporte au signalement
donné : le nom de la morte est le même, et la date et tout...
Seulement cette tombe n'est pas dans le cimetière de la « Porte
d'Andrinople, » mais dans celui de la « Porte de Top-Kapou. »
En pntendant cela, j'ai d'abord haussé les épaules ; est-ce que
c'est possible? Alors, je serais fou! Je sais bien que, depuis des
années, je sortais par la « Porte d'Andrinople, » pour aller au
cimetière. — « Il faut tout de même voir, » m'ont dit mon fils
et Osman, et je me suis laissé entraîner... Il y avait bien en
effet ce point inexplicable : c'est que, mercredi, dans le cime-
tière, je ne me sentais pas chez moi, les arbres familiers
n'étaient pas tout à fait à leur place, le décor, sans doute par
un affaiblissement de ma mémoire, me semblait changé, — et
puis, cette vieille maison qui n'y était pas jadis et qui avait
surgi là, comme par miracle...
Nous montons dans notre voilure, Kenan Boy, Osman et
moi. — Je suis sceptique, sans espoir. Nous allons chercher
d'abord le vieil imam dans sa maisonnette, car c'est lui qui
doit nous guider. Puis nous sortons des remparts encore par la
« Porte d'Andrinople; » mais nous ne nous arrêtons pas au-
jourd'hui au cimetière en face, puisque la tombe ny est plus.
Nous tournons a droite, longeant la muraille byzantine, par la
route désolée, jusqu'à l'autre porte, qui doit avoir elle aussi
son cimetière. Que des fées y aient transporté les stèles, cela me
semble toujours impossible.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais, tout à coup, comme nous approchons, je lève les
yeux : la voici, là-bas, l'autre vieille porte toute pareille à la
première, avec ses petits cafés turcs sous les arbres, et en face,
sur notre droite, son cimetière!... Est-ce que je rêve? Je reçois
comme une grande commotion nerveuse. Cette fois, je recon-
nais tout, jusqu'à la forme des cyprès, jusqu'au moindre détail
du chemin ; je retrouve tout cela, qui s'était gravé dans ma
mémoire, comme sur une plaque de photographie. Comment
ai-je pu un instant me laisser tromper par l'autre cimetière,
malgré la ressemblance extrême?... Et la brèche de l'enclos,
par où j'avais l'habitude de passer, je la reconnais tout à coup
avec émotion I Elle me saute aux yeux comme un document
irréfutable, cette brèche un peu blanchie par les pas des ber-
gers, qui amènent leurs chèvres sur les tombes, et même un
peu blanchie par mes pieds, à moi, car ils s'y posèrent tant de
fois, jadis 1 Oh 1 cette brèche familière, trace blanche parmi les
pierres grises 1 Mais je suis chez moi, ici !... Et j'ai hâte de des-
cendre de voiture. J'escalade en courant la brèche, suivi de
mes compagnons et du vieil imam, qui n'a plus besoin mainte-
nant de me conduire... « Et la voilà, votre tombe 1 » dit
derrière moi la voix joyeuse d'Osman; oui, la voilà retrouvée I
De quel singulier maléfice je suis enfin délivré 1 J'arrive, tou-
jours en courant, parmi les herbes desséchées et les chardons
bleus, jusqu'aux marbres, que je touche avec tendresse; ils
sont bien réels, il n'y a pas à dire, et bien les miens.
Ceux qui me suivaient, même l'imam à la démarche alourdie
par l'âge, m'ont rattrapé. Ils s'asseyent alentour, et moi, je
m'écarte un peu pour qu'ils ne me voient pas, car les larmes
embrouillent mes yeux.
Comme elle a vieilli encore, la chère petite tombe, depuis
trois ansl Elle a vu, trois fois de plus, les longues neiges d'hiver,
et puis elle a vu l'horreur de tous ces campements de fuyards,
où les femmes, les vieux, les petits enfants mouraient de faim,
de froid et de misère.
Il va falloir la faire repeindre, redorer, pour qu'elle n'ait
plus cet air d'abandon; cet air qui plonge tout ce passé plus
loin dans la nuit. Avec le vieil imam, au courant des spécialités
de cimetière, nous convenons de la réparation et de la dorure;
une des stèles penche un peu, on la redressera et, dans huit
jours au plus tard, tout sera mis à neuf.
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 21
Et nous repartons; j'ai le cœur léger, je me sens rajeuni. Il
me semble que tout dans ma vie a repris son équilibre ; la Tur-
quie a retrouvé son àme. Je l'aime encore, ce pays de ma jeu-
nesse, et ce soir, au clair de lune, je m'abandonnerai aux
enchantements de Stamboul.
C'est égal, il y a une chose qui restera éternellement inex-
pliquée : comment ai-je pu me tromper? Pendant vingt ans de
ma vie, c'était à la « Porte d'Andrinople » que je venais cher-
cher ce cimetière, et je suis bien sur d'avoir dit à tous les
cochers qui me conduisaient, cette phrase que ma mémoire
répéterait comme un phonographe : « Edirné Kapoussouna
gueutur. » (Mène-moi à la porte d'Andrinople.)
Quand j'ai demandé à Osman, à Djemil et à tous ceux qui y
étaient venus avec moi par quelle porte nous sortions pour aller
là, tous, sans hésiter, m'ont répondu : « Par la Porte d'Andri-
nople. »
Alors, cela restera un de ces mystères, comme il y en a déjà
beaucoup dans ma vie...
Jeudi, 11 septembre.
Stamboul. — Longue agonie et mort de notre petit chat
Mahmoud. Il avait passé avec nous les cinq ou six jours heureux
de son existence, ce pauvre petit martyr.
C'était sur la place de Mahmoud-Pacha que nous l'avions
trouvé, assis sur son derrière dans une pose de résignation
suprême, tout contre un mur, dans un coin d'ombre. Il ne
disait rien, ne demandait rien, ne bougeait pas. Etonnamment
petit, un diminutif de chat, un tout petit corps tout ratatiné par
la misère et par la faim, mais un amour de petite figure, la plus
jolie, la plus intelligente figure de chaton que j'aie jamais vue.
Il était angora, d'un gris foncé presque noir, avec un peu
de gris clair sous le menton ; âgé de trois ou quatre mois peut-
être, mais beaucoup trop petit pour son âge, la croissance
retardée par la misère. La figure du petit chat était si adorable
que nous nous étions rapprochés: alors il nous avait parlé en
nous regardant droit dans les yeux : «Oui, je suis bien malheu-
reux, vous voyez, je suis un pauvre petit rien, bien abandonné. »
Après nous être assurés qu'il n'appartenait à personne, nous
l'avions emporté dans notre voiture. Chez nous, tout de suite, il
comorit la protection, sentit la sécurité, éprouva de l'affection
22 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaissante. Nous l'avions baptisé Mahmoud, parce qu'il
venait de Mahmoud-Pacha, et ce nom, qui fait penser aux gros
mammouths, semblait drôle, donné à une petite bète aussi
chétive.
Mahmoud ne voulait plus nous perdre de vue, mon fils ou
moi, acceptant tout au plus la compagnie des domestiques. Il
nous suivait partout en courant sur ses petites pattes trop
maigres, qui le supportaient à peine. Le bon lait, les meilleures
pâtées ne lui disaient pas grand chose ; sans doute, il était
trop tard, il avait trop souffert, ses intestins étaient atrophiés.
Le lendemain de son arrivée, il ne se trouvait bien que sur
l'épaule de l'un de nous. Obstinément, il grimpait le long des
pantalons, de la veste et s'installait là-haut, sa tête appuyée
contre notre joue; blotti, comme cela, il était heureux et faisait
son ron-ron.Où avait-il pu apprendre l'affection et la tendresse,
ce petit abandonné, dont les premières pensées ne dataient que
de trois mois à peine?
Par moments, le petit malade se sentait la force de jouer
un peu avec un bouchon au bout d'une ficelle ; cependant il ne
se rétablissait pas, ses petits os semblaient près de percer sa
peau. Un vétérinaire, appelé, ordonna de petits remèdes, dit
qu'il faudrait surtout une chatte nourrice. Mon domestique
Djemil découvrit la chatte cherchée dans la maison d'une
vieille femme voisine. Cette vieille voisine consentit à sevrer ses
petits chats et à nous envoyer leur mère, deux fois par jour,
moyennant trois sous par visite, — en tout six sous de lait de
chat, à l'abonnement. — Le grand colosse Djemil allait cher-
cher, dans un panier, la mère chatte et pendant tout le temps
que le petit tétait, il la tenait par les quatre pattes, car cette
opération la mettait toujours dans une colère a peine contenue.
Après on servait à la nourrice une pâtée, qu'elle mangeait glou-
tonnement, puis elle se sauvait comme si le diable l'emportait.
Mais la chatte nourrice avait beau venir matin et soir, le
pauvre petit Mahmoud ne grossissait pas. Sa tendresse et son
besoin de protection augmentaient de jour en jour. Il pleurait
dès qu'on le laissait seul et il ne voulait plus quitter son poste,
sur mon épaule, la tête contre ma joue; là, il oubliait son mal
et tout...
Maintenant, son poil était tout dépeigné, tout englué par
les drogues que l'on essayait de lui faire prendre; il en arrivait
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 23
à être une pauvre petite chose repoussante. Mais sa tête, trop
grosse pour son corps de malade, était toujours aussi jolie et il
avait toujours ses mêmes yeux qui imploraient et qui remer-
ciaient. II était perdu et il avait l'air de le savoir; il nous regar-
dait bien en face, avec une expression intense de tristesse et de
prière.
Et ce matin, il n'eut plus la force de se lever ; mais tout de
même, quand on s'approchait, il dressait encore la tète, pour
remercier du regard, et faisait son petit ron-ron affaibli. Ce
soir, il s'allongea dans la pose des chats qui vont mourir. Nous
nous sommes relayés, mon fils et moi, pour lui tenir compa-
gnie; il avait très bien conscience de notre présence, et le petit
ron-ron, que l'on n'entendait plus maintenant qu'en s'appro-
chant tout près, nous remerciait encore.
Mon fils l'a gardé sur ses genoux jusqu'à une heure du
matin, jusqu'au moment où, après deux ou trois crispations
d'agonie, il ne fut plus qu'une petite chose froide et inerte,
dégoûtante à toucher, un rien pitoyable. Sa petite pensée, sa
petite connaissance, sa [petite tendresse, qui dira où tout cela
était parti?...
Vendredi, 12 septembre.
Le matin, au beau soleil, nous avons fait un trou dans le
jardin de notre maisonnette, sous une treille, pour enfouir le
petit chat Mahmoud. Cinq ou six enfants du voisinage étaient
venus pour assister gravement à cette inhumation.
Samedi, 13 septembre.
Le chef des Derviches, notre hôte de l'autre jour, m'a fait
annoncer sa visite pour cet après-midi ; c'est aussi le jour où la
Supérieure de l'Hôpital français m'a promis de venir me voir,
dans ma petite maison de Stamboul. Tant pis, la bonne sœur et
le derviche ne peuvent que bien s'entendre, et ce sera comique
de les recevoir ensemble.
Il faut que j'envoie prendre la sœur en haut de Péra, sans
quoi elle n'oserait jamais se risquer seule au cœur de Stamboul;
et ce sera Djernil qui ira la chercher, car il l'a déjà vue, il y a
trois ans, quand j'étais à l'hôpital.
Djernil, d'ordinaire si débrouillard, a été assez long à com-
prendre la mission que je lui confiais. J'essayais de lui expli-
24 REVUE DES DEUX MONDES.
quer ce qu'estime lionne sœur, je lui traduisais en turc le mot
« Religieuse, » mais il ne voyait pas bien ce que je voulais dire.
Tout d'un coup, enfin, il s'est souvenu : « Ah I oui, c'est cette
dame qui avait toujours sur la tête un grand chapeau blanc! »
(sa cornette de sœur de Saint-Vincent de Paul). Et il est parti
sur de lui, dans ma belle voiture de pacha.
Deux heures après, voici en effet la bonne sœur. Elle arrive
très troublée ; cette escapade, en compagnie du grand diable de
Djemil, vêtu de rouge et d'or, dans ces vieux quartiers musul-
mans qu'elle ne connaissait pas, depuis vingt ans qu'elle habite
Constantinople, lui parait être la plus folle des aventures. Mon
salon oriental l'étonné visiblement beaucoup; mais son étonne-
ment arrive à son comble lorsqu'elle voit entrer le derviche en
haut bonnet et longue robe. Cependant mon invité sait tout le
respect que l'on doit à une religieuse, il s'incline profondément
devant elle et la salue à la turque, en portant la main à sa
bouche, puis à son front. La bonne sœur, pour ne pas être en
reste de politesse, incline, elle aussi, sa cornette blanche, et la
glace est rompue. Je conduis mes hôtes dans ma salle a manger
où un petit lunch frugal les attend, servi dans ma vaisselle
d'or massif. Le derviche parle très bien le français et la sœur
n'est plus embarrassée du tout. En échangeant de discrètes
galanteries, ils s'asseyent tous deux à ma lourde table d'argent
ciselé pour manger des gâteaux, des fruits et prendre des
sorbets.
Avant de se séparer, la bonne sœur et le derviche se pro-
mettent mutuellement de se revoir.
Dimanche, 14 septembre.
Je me rends à Dolma-Bagtché, où le prince héritier
m'accorde une audience. — Longue causerie presque intime
avec ce prince.
Après l'audience, Kenan Bey et moi, nous voulons avoir le
temps de nous rendre aux grands cimetières, avant la tombée
de la nuit, car mon séjour en Turquie touche à sa fin. Il est
déjà tard, notre cocher presse ses chevaux et nous brûlons les
pavés. A Stamboul, nous changeons d'attelage, pour aller plus
vite avec des chevaux reposés.
Cette fois-ci, c'est par en dedans que nous longeons la
grande muraille byzantine qui encercle la ville et nous passons,
SUPREMES VISIONS D ORIENT. 25
au crépuscule, dans des quartiers d'abandon et de misère, que
je ne connaissais pas encore, — le quartier des bohémiennes
qui nichent dans les ruines des remparts. — Gela n'en finit
plus et il semble que nous n'arriverons jamais. Enfin, voici la
porte de Top-Kapou et il ne fait pas encore tout a fait nuit;
nous entrons dans le vieux cimetière, parmi les hauts cyprès
et les stèles rongées de lichen qui se penchent dans l'herbe.
« Voyez votre tombe, me dit Kenan Bey, elle brille comme
un bijou I » En effet, elle est la seule redorée de frais, au milieu
de tout ce délaissement ; les petits couronnements de fleurs, en
haut des deux stèles, semblent avoir concentré tout ce qui reste
de la lumière du jour, pour briller doucement et délicieusement,
tandis que s'assombrissent déjà les choses recueillies d'alen-
tour. La chère petite tombe que j'avais crue perdue, la voici
donc encore une fois pieusement restaurée, et encore une fois,
je vais lui faire mes adieux, ne sachant, ni si je pourrai la
revoir', ni dans quel écroulement et dans quel oubli elle doit
finir...
Mais cette vision dernière, au crépuscule, a quelque chose
de merveilleux et de dramatique, comme pour se graver à
jamais dans ma mémoire. Ils brillent, les ors tout neufs qui cou-
ronnent les stèles; partout alentour, dans les immenses cime-
tières, où les cyprès appellent la nuit, les milliers de tombes
aux couleurs de terre rousse se confondent avec le sol, res-
semblent à d'incolores peuplades de fantômes. Du côté de la
sèche et déserte campagne, on les dirait infinis, ces champs de
morts, on aime mieux être ici, à l'entrée, près de s'évader, que
de s'aventurer plus loin, à cette heure où la nuit tombe. Et de
l'autre côté, c'est Stamboul, et, par delà les écroulements de la
vieille muraille byzantine, on voit se déployer, dans le vague cré-
puscule, des myriades de vieilles maisonnettes en bois de sombre
couleur, d'où émergent, plus blancs à cette heure que dans le
jour, des groupes de minarets aigus et des coupoles de mosquées.
Au-dessus de cette ville, aux lointains estompés par le soir, la
lune commence de briller; des bandes de nuages aux contours
trop accusés, qui ressemblent à des découpures de bronze, —
des nuages d'orage, — traversent un profond ciel d'or vert. Et
cette lune apparaît entre ces découpures, pas très haut encore
sur l'horizon et déjà brillante comme un disque de vermeil.
Cette grande lune monte au ciel tragique sur cette ville en
26 REVUE DES DEUX MONDES.
ruines sombres où pointent partout des minarets blancs..*,
Jamais encore je n'avais vu ma chère tombe à une heure
aussi tardive, presque nocturne, et c'est le soir où je vais lui
dire adieu... Mais les ors qui persistent à briller en haut des
stèles, au milieu de ce suprême délaissement des entours, où
tombe le silence de la nuit, attestent qu'au moins le souvenir de
ma petite amie continue de vivre; elle n'est pas, elle, comme
cette cendre si oubliée qui l'environne.
L'immense Stamboul a allumé ses mille petites lumières,
quand nous le traversons pour rentrer au logis, sous la lune de
tout à l'heure qui maintenant resplendit en l'air.
Lundi, 15 septembre.
Stamboul. — Préparatifs pour quitter à jamais notre petite
maison de Féthié. Beaucoup de visites ce matin, entre autres
celles de Mme Zénour et de ses deux sœurs. Très voilées toutes
les trois, elles arrivent escortées de leur esclave négresse. Et
c'est si drôle de voir ici Zénour, que j'avais connue en France
si Parisienne, redevenue maintenant plus Turque encore qu'au
temps des « désenchantées; » mais aujourd'hui, elle me fait sa
visite dans mon logis à moi, où nous sommes en sûreté, et non
plus dans ces logis clandestins, où l'on se sentait tout le temps
en péril.
Dans mon salon turc, je reçois naturellement mes invitées à
la turque, en leur offrant la traditionnelle tasse de café.
Lorsqu'elles doivent repartir, il y a deux voitures en bas,
dans cette impasse si déserte avant que je l'habite et où ma pré-
sence cause maintenant une animation anormale. Je conduis les
trois dames voilées et leur négresse à l'une de ces voitures et je
monte dans l'autre ; tout cela, sans me préoccuper de la police
qui nous surveille et devant tous les enfants du quartier assem-
blés pour nous voir... C'est égal, comme les temps sont changés
depuis l'époque où Abd-ul-IIamid, du fond de son palais
d'Yeldiz, jetait son oppression et sa terreur 1
Mardi, 16 septembre.
La veille du grand départ. Journée agitée et pleine de com-
plications qui ne me laisse pas le temps de penser. J'ai à faire
mes adieux à tout le Bosphore.
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 27
A dix heures du matin, une mouche vient nous prendre,
mon fils et moi, à l'échelle du Fener, dans la Corne d'Or, juste
au-dessous de la colline où notre maison est perchée. Après le
pont de Galata, nous commençons à remonter le Bosphore,
pour la dernière fois. Vers le milieu du détroit, comme nous
longeons les grandes tours moyenâgeuses de Rouméli-Ilissar,
une femme en violet pâle, à demi cachée derrière le grillage do
l'une des fenêtres d'un vieux palais turc très sombre, fait un
appel de la main ; c'est Niguar llanum : nous voyant passer au
large, elle se croyait oubliée. De la main aussi, je lui fais
signe • « Oui, je monte jusqu'à Thérapia, mais en redescendant
le Bosphore, je m'arrêterai pour vous dire adieu. » Et à demi
cachée toujours, elle me répond par un geste qui veut dire :
« Ah! bon, très bien alors, j'attends votre retour. » Celte conver-
sation par signes, faite à la vue de tous, est de la dernière incor-
rection en Islam, mais c'est justement ce qui la rend amusante;
et cette silhouette en robelilas est jolie, à la fenêtre du farouche
conak grillé, au pied des grandes tours
Au bout d'une heure de voyage, nous sommes à Thérapia
où je fais ma dernière visite à l'ambassadrice. Combien notre
ambassade est devenue banale, depuis l'incendie de ce palais
de France qui était ici le seul vestige du passé turc, la seule
vieille belle chose, perdue au milieu de tout le mauvais goût
d'une ville cosmopolite 1
Nous nous rembarquons pour descendre, cette fois-ci, le Bos-
phore. Suivant ma promesse, je fais accoster la mouche à Rou-
méli-Hissar,au pied de la maison de la dame en robe lilas. Dans
sa belle demeure à la mode ancienne, Mme Niguar Hanum nous
reçoit avec le café et les cigarettes.
Puis nous passons sur la rive d'Asie ; nous nous arrêtons à
Candilli, dire adieu à mes amis 0.-., qui pendant deux étés
m'ont donné l'hospitalité charmante, dans leur vieille maison
sur pilotis.
Redescendant toujours le Bosphore, nous nous arrêtons
encore à Bêler bey. Sur la place du village, où des turbans sont
assis à l'ombre des grands arbres, on me reconnaît et on me
salue. J'avais commandé une voiture qui devait m'attendre là,
sur le quai, pour me monter au palais de Tchamlidja, où je dois
prendre congé du prince Abd-ul-Medjid. La voiture nevientpas;
après une longue attente, il faut se contenter d'une mauvaise
28 REVUE DES DEUX MONDES.
voiture de louage traînée par un vieux cheval. Nous partons
cahin-caha, longeant les grands murs gardés de sentinelles du
palais où le « Sultan Rouge » est captif. Par des sentiers de mon-
tagne, dans la poussière, sous une terrible chaleur, nous finis-
sons par arriver au palais de Tchamlidja. Le prince, qui n'apas
reçu ma dépêche, est parti pour l'autre rive du Bosphore (pour
Dolma Bagtché, appelé par le Sultan). Repos dans le frais palais
oriental, où des eunuques nous servent des sorbets. Pendant ce
temps, on a attelé une belle voiture du prince qui nous ramène
à l'embarcadère où nous reprenons notre mouche. De là, je me
fais conduire à bord du Henri IV, le grand bateau envoyé par
la France depuis la guerre balkanique; je dis adieu au com-
mandant qui fut mon compagnon en Chine, il y a douze ans.
La journée s'avance, je me fais enfin déposer par ma mouche
à Stamboul, à l'échelle de Sirkedji. Là, vite une voiture, car j'ai
de derniers achats à faire au Bazar. Le jour baisse; pourvu qu'il
ne soit pas trop tard, que je ne trouve pas les boutiques
fermées ! Il était juste temps; il s'en allait, le marchand turc avec
lequel j'étais en marché depuis plusieurs jours, comme le font
en Orient les habitués des bazars. Cette fois, c'est mon dernier
soir, il faut conclure. Je m'attarde pourtant encore à discuter, à
choisir. Quand enfin mes tapis et mes coussins sont empaquetés,
ficelés et que, le marchand et moi, nous voulons sortir, le Bazar
a déjà fermé ses portes de fer; nous sommes prisonniers, errant
dans la pénombre des ruelles voûtées. Nous arrivons au poste
d'un veilleur de nuit qui, après beaucoup d'hésitation, finit tout
de même par nous délivrer. — Ouf! — Stamboul a déjà allumé
ses mille lanternes. Me voici sans voiture, avec mon lourd paquet
de tapis et de coussins sous le bras. Je me dirige vers la place
de Mahmoud-Pacha, qui heureusement n'est pas loin. Là,
chacun me connaît et l'on me donne un porteur pour mon colis.
Nous allons ensemble, le porte-faix et moi, à Divan Youlou, où
stationnent toujours des voitures. Mais aucun cocher ne veut me
conduire jusqu'à mon quartier perdu : cinq kilomètres... fon-
drières... on ne sait pas le chemin... disent-ils. Cependant, en
voici un qui consent à me prendre jusqu'à la mosquée Féthié;
mais là, il refuse d'aller plus loin. Force m'est de descendre
de voiture et, toujours avec mon lourd paquet sous le bras, de
faire à pied la longue route qui me sépare encore de ma maison.
Enfin, je suis chez moi! Mes domestiques alignés me reçoivent
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 29
avec le cérémonial habituel, — honneur qui m'est rendu ce soir
pour la dernière fois.
Pour la dernière fois aussi, un peu avant le lever du soleil,
quand chante le muezzin, je vais m'accouder à ma fenêtre. Je
regarde le jour naître dans la vieille ruelle déserte, que demain
je ne reverrai plus.
Mercredi, 17 septembre.
Au beau soleil de neuf heures du matin, nous nous en allons,
mon fils et moi, de notre logis de Stamboul, pour ne plus y
revenir. Osman, Hamdi et Djemil sont partis devant avec les
bagages, et maintenant, c'est pour nous l'heure de partir aussi.
En bas, sur les vieux pavés sertis d'herbe verte, on entend
piaffer les chevaux de la belle voiture qui, pendant un mois,
m'a promené comme un pacha. Et c'est l'éternelle et toujours
pareille mélancolie de quitter une demeure où l'on a vécu et
vibré et que l'on ne reverra jamais. Hélas I elle s'émousse, elle
s'éteint cette mélancolie qui a été celle de toute ma jeunesse
errante; par la force de l'habitude elle s'est presque trop atté-
nuée, je crois que j'aimerais la sentir davantage. Les ans ont
donc commencé de porter atteinte même à ma faculté de re-
gretter et de souffrir?
Pourtant je veux regarder une dernière fois par les fenêtres
haut perchées de mon salon oriental, regarder là-bas, de l'autre
côté de la Corne d'Or, sur la rive en face, un peu dans le loin-
tain et comme au fond d'un gouffre, le vieux petit débarcadère
d'Haskeui au pied de l'humble mosquée et du si humble logis
de ma prime jeunesse. Je leur fais mes adieux. Peut-être, si je
reviens en Turquie, me sera-t-il donné de le voir encore, ce cher
quartier de mon premier séjour; mais jamais plus je ne l'aper-
cevrai d'ici, à travers les grillages des hautes fenêtres de la
maison que je quitte aujourd'hui. Cette maison où, par la grâce
délicate de mes amis Turcs, je vivais au milieu de tout l'appa-
reil du passé oriental: c'était là un petit rêve qui est bien fini
et qui, pour moi ni pour personne, ne se réalisera plus...
L'heure file; en bas les chevaux s'impatientent. Sur la petite
impasse sans vue darde le clair soleil du matin. Les gentils enfaul s
du voisinage se sont assemblés là huit ou dix, pour regarder
partir l'hôte qui attira dans leur quartier un mouvement inso-
lite. Ils n'auront plus à guider maintenant les visiteurs vers ma
30 REVUE DES DEUX MONDES.
maison cachée. J'espérais qu'elles y seraient aussi, les deux
jeunes filles qui, chaque soir, sous les étoiles ou la lune, faisaient
leur promenade de recluses dans la ruelle morte ; mais non, elles
n'y sont pas ; celles-là, je ne les verrai jamais plus, et je m'en
vais sans même oser m'informer d'elles.
Départ au grand trot bruyant qui fait résonner les tristes
pavés. 11 faut une dernière fois traverser tout l'immense Stam-
boul et cela n'en finit plus, descendre par les rues en peute
rapide vers la mer, franchir le pont de la Corne d'Or et arriver
enfin au quai cosmopolite de Galata, tout le long duquel des
paquebots dressent à la file leurs noires carcasses de fer. C'est
ici une Babel, un brouhaha où tous les costumes de l'Orient se
croisent et où l'on entend tous les langages. C'est ce quai émou-
vant des arrivées et des départs, qui change d'année en année,
se modernise et s'enlaidit lamentablement; mais qui reste, pour
moi, toujours aussi évocateur des passés de ma vie; le lieu où,
en arrivant, on pose le pied, repris d'un seul coup par tout le
charme de Constantinople, impatient et inquiet de ce que l'on va
revoir ou ne plus retrouver; le lieu aussi où, avant de monter
sur la grande machine de fer qui vous emportera, on s'assied,
pendant quelques dernières minutes, devant le plus proche café
turc, pour se griser un moment encore de la senteur des nar-
guilhés et des cigarettes orientales.
Oh I jadis, quand je n'étais qu'un pauvre petit officier obscur,
à la merci des ordres d'un quelconque amiral, avec quels, ser-
rements de cœur je lui disais adieu, à ce coin des quais de Cons-
tantinople d'où les paquebots partent, incertain que j'étais de
pouvoir jamais y revenir ! Maintenant, au soir de ma vie, je
suis libre et je reviens ici quand je veux; aussi a-t-elle un peu
pâli, l'émotion de m'en aller, comme ont pâli du reste toutes
les choses de ce monde...
Aujourd'hui, je n'ose pas m'asseoir en plein air pour fumer
le narguilhé des adieux, je suis trop connu sur la place, et puis
trop d'aimables gens, venus pour me reconduire, m'attendent
déjà a bord, — vite il me faut monter sur la grande machine
de fer.
Ils sont venus trop nombreux, mes amis Turcs, il m'est
impossible de les remercier tous autant que je le voudrais.
Comme à mon arrivée, il y a des pachas, des officiers, des
imams, des derviches, des aides de camp de Sa Majesté et des
SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT. 31
princes. Tous me portent des souhaits de bon voyage et me
demandent de revenir encore; la reconnaissance turque ne se
lasse jamais. Je suis entouré jusqu'au dernier son de cloche du
départ.
Quand le paquebot se détache du quai et part comme en
glissant sur les eaux tranquilles de la Marmara, j'ai, une fois de
plus, cette illusion que c'est Gonstantinople qui bouge, s'éloigne
et va s'évanouir, tandis que le bateau me semble immobile.
Maintenant Stamboul n'est plus qu'une silhouette qui s'efface à
l'horizon... pour jamais, sans doute...
Rochefort, 24 septembre.
Je pensais que ce serait plus triste, ce retour, après l'enchan-
tement des yeux, là-bas... Mais il fait merveilleusement beau et
chaud ici. Ma vieille maison de Rochefort me parait jolie et
mon vieux jardin, avec son airjde bocage tropical, est à sa plus
belle saison.
Une fois encore se déballent des choses d'Orient, et les char-
dons bleus rapportés du cimetière de Stamboul....
Pierre Loti.
LA NUIT BLANCHE
(0
On éprouTe le besoin d'être pur en pré-
sence du beau.
ALFRED TONNELE.
I. — LES PRISONNIERES
Chaque année, d'impitoyables ou ironiques médecins expé-
dient dans les stations de montagnes, Alpes, Vosges, Auvergne,
Pyrénées, un lot important de belles dames anémiques, chloro-
tiques, neurasthéniques ou simplement mélancoliques, afin de
les tonifier, et fortifier. L'altitude, — qui ne le sait? — est favo-
rable à l'accroissement des globules rouges dans le sang, et les
globules rouges, c'est la jeunesse dont nul ne se passe plus
aujourd'hui, surtout depuis que sa fleur a été fauchée par la
guerre, car il n'y a plus de vieilles femmes. D'elles-mêmes, elles
se sont toutes mobilisées. En avez-vous jamais rencontré dans le
monde? Je veux dire : d'authentiques vieilles dames avec de
vrais cheveux blancs, des rides avouées et par là même effacées,
des yeux las et doux, un air indulgent et détendu, une toilette
décente, un décolletage modeste et une conversation reposante
et diverse qui puise dans le passé pour rendre le présent aimable.
Elles ont été remplacées par une école achalandée de jeunes
femmes âgées, si l'on peut dire, à la chevelure flamboyante,
aux lèvres peintes, aux yeux soulignés par le khôl, au teint
biscuité qui ne permet pas le sourire, aux robes extravagantes,
et qui portent en elles et répandent autour d'elles l'inquiétude
et la peur. Celles-ci demeurent en état de guerre : elles en ont
le harnais, le temps est leur mortel ennemi. Elles confondent
(1) Copyright by Henry Bordeaux, 1921.
LA NUIT BLANCHE. 33
l'effroi qu'elles provoquent avec l'attention dont elles croient
être l'objet, et s'estiment victorieuses à l'instant où les conver-
sations des hommes les qualifient, non sans quelque exagéra-
tion, d'octogénaires dévoyées...
— Docteur, où m'envoyez-vous?
— Choisissez vous-même, madame : Gauterets, Saint-Moritz,
Zermatt, Chamonix, Saint-Gervais, Courmayeur...
— Docteur, j'y mourrai d'ennui.
— On ne meurt pas d'ennui, madame. Et même l'ennui
calme les nerfs. D'ailleurs, à Chamonix comme à Zermatt, à
Courmayeur comme à Saint-Moritz, rassurez-vous, on change
de toilette trois ou quatre fois par jour.
Rassurées, elles acceptent l'exil. Et dans les malles monu-
mentales on ne manque pas d'entasser tout ce qui pare une
femme sans la vêtir. On y ajoute seulement, pour la rigueur du
climat, quelques minces manteaux, incapables d'infliger au
corps le déshonneur d'une dissimulation, et des cravates de
renard, des collets de martre ou plutôt d'hermine démouchetée,
afin d'être en harmonie avec la neige des sommets.
Elles vont à la montagne pour leur santé, et c'est miracle
qu'elles n'attrapent pas des pneumonies quotidiennes avec ces
robes ouvertes en haut, coupées ou fendues en bas, sous lesquelles
elles se meuvent quasi nues, pareilles à ces dames aux camélias
qui sur la scène vivent et meurent en beauté. Quel poète célé-
brera les prodiges de la résistance féminine? Mais parlez-leur
de bons gros bas de laine qui ne flattent pas les chevilles et qui
maintiennent aux jambes une heureuse chaleur malgré l'humi-
dité, de jupons de flanelle, de chandails, de souliers ferrés, et de
longues marches bienfaisantes dans cet appareil au bord des
ravins, sur les rochers, sur les névés : rien que d'y penser, elles
en auront froid dans le dos, et leur dos révélateur le manifestera
par des signes sensibles et d'ailleurs agréables à suivre sous les
pâtes et la poudre de riz.
Heureusement l'on a pitié d'elles. Autour de chaque station
on dispose agréablement, en des sites soignés, peignés et rap-
procha, des pavillons où l'on va boire du lait. Pendant la saison,
les baigneurs s'y traînent de compagnie et s'y donnent l'illu-
sion de la vie champêtre et des hauts alpages. Ou quelque funi-
culaire les conduit dans le voisinage d'un glacier préposé à
TOME LXV. 192 J . 3
u
REVUE DES DEUX MONDES.
recevoir ces hôtes de choix et tout disposé à les accueillir avec
bienveillance. Le reste du temps, on reprend la vie parisienne
devant un décor de théâtre oublié là comme par hasard. Au
retour, on ne manquera pas de rapporter néanmoins quelques
phrases sur la majesté des sommets, le silence des soirs, la
salubrité de l'air, l'enivrement de la solitude. C'est ce qui
s'appelle : aller à la montagne. Elles vont à la montagne, et ne
connaissent pas la montagne.
Sauf, toutefois, ce jeune page effronté de Mme Lénard qui a
passé une nuit au refuge du Géant, à 3 400 mètres d'altitude,
s'il vous plaît, dans le voisinage des neiges et des glaces qu'elle
n'avait auparavant goûtées que dans les entremets et de préfé-
rence recouvertes d'une crème brûlante.
Une nuit blanche dont on a beaucoup parlé à Courmayeur.
Courmayeur est un village italien de la vallée d'Aoste, bien
connu avant la guerre de la société cosmopolite qui venait
demander la santé, pendant la saison chaude, à son air pur, à
son site abrité et à ses eaux minérales. Il est adossé au massif
du Mont-Blanc, formidable bastion qui le sépare de Ghamonix
où l'on accède par ce fameux col du Géant perdu dans les
nuées. Les hôtels y sont nombreux et assez confortables. L'hôtel
Victor-Emmanuel est surtout renommé pour ses aménagements
intérieurs, ses vérandas, ses jardins, ses jets d'eau. Le roi
galant homme y avait, dit-on, des rendez-vous pendant les
périodes de ses chasses au bouquetin, mais ce n'était alors
qu'une auberge.
Pour la première fois depuis la paix, cette société cosmo-
polite, dispersée par la catastrophe mondiale, et parfois même
retenue utilement dans les camps de concentration, reprenait
une offensive mondaine et tentait le rapprochement des nations
et des races comme si rien ne s'était passé. Ainsi pouvait-on
rencontrer à Courmayeur la blonde Mme Daseneff échappée au
bolchévisme russe et qui ne paraissait point avoir souffert dans
sa personne ni dans ses biens, la brune Mme Panitis, adorable
Grecque qui n'est pas sans avoir joué un rôle assez mystérieux
et équivoque dans le retour du roi Constantin, la rousse
MmeO'Cartyqui ne serait pas étrangère aux troubles de l'Irlande,
et nombre d'autres dames non moins singulières, toutes sans
leurs maris, d'ailleurs authentiques mais par délicatesse absents,
LA NUIT BLANCHE. 35
et quelques-unes gardées avec négligence par des mères occu-
pées de petits chiens.
Mme Lénard s'était jointe sans hésiter à ce bouquet de belles
fleurs suspectes. Le risque ne lui déplaisait pas. Elle aimait a
côtoyer les abimes, dans la vie, non dans la montagne, peut-être
parce que les faux pas y entraînent moins de conséquences. Ni
blonde, ni brune, ni rousse, elle était de cette nuance presque
indéfinissable qui tient de toutes ces teintes à la fois, et qui res-
semblerait à la châtaigne mûrissante quand le châtain
s'éclaire d'un reste d'or. Petite de taille, mince et bien prise,
elle avait l'air d'un jeune garçon aux angles arrondis, à la peau
trop blanche, aux yeux verts allongés- à l'abri de longs cils. Son
mari, député d'une nuance aussi changeante qu'elle-même,
administrait par surcroit diverses entreprises, toutes du plus
grand intérêt puisqu'elles avaient pour objet de reconstruire les
territoires saccagés, toujours dans l'attente des réparations alle-
mandes, et l'on assurait qu'une autre personne l'avait courtisée
tout l'hiver et tout le printemps, — avec ou sans succès, les avis
étaient partagés et les paris ouverts, — mais se voyait également
privée de lui rendre visite par suite d'obligations financières
évidemment plus impérieuses.
L'ennui est habituellement la cause de toutes les fréquenta-
tions malsaines. Sans doute, l'hôtel Victor-Emmanuel était-il
pourvu d'un orchestre, et même d'un jazz-band, mais c'étaient
des nègres à demi décolorés. Une jeunesse forcenée y dansait
tous les soirs, mais c'étaient de ces petits jeunes gens qui n'ont
que des jambes et pas de conversation. Ces dames s'étaient
bientôt aperçues que le principal élément de la vie n'est point
la danse, comme on le pouvait croire depuis quelques années,
ni même l'amour, comme on l'avait toujours cru, mais la
curiosité. Elles vivaient à Paris dans l'espérance de l'événe-
ment sensationnel qui ébranlerait leurs nerfs : un duel oratoire
entre M. Tardieu ou M. Forgeot et M. Briand, vieux sanglier
qui découd encore les chiens, une conférence de M. Poincaré sur
les origines de la guerre, le discours de M. Barrés sur Dante,
la confrontation du maréchal Foch avec l'ombre de l'Empereur
aux Invalides, le fameux portrait de femme de Vermeer, un
ballet au Cercle interallié, la Pavlova dansant la Mort du
Cygne au bord du lac en miniature de Bagatelle tout parfumé
de l'odeur de ses roses, le bal des Perroquets à l'Opéra, un
3G BEVUE DES DEUX MONDES.
combat de boxe où Carpentier battu ne manquerait pas de trouver
l'occasion d'un chapitre pour ses mémoires si modestes et si
bien écrits, un dîner ou un goûter chez Madame Une Telle, où
l'on rencontrerait le roi momentané du jour ou de l'heure.
Voilà ce qui leur manquait : la promesse quotidienne de
prendre part au cortège historique qui accompagne dans leurs
manifestations les souverains de la politique, des armes, des
lettres, des arts ou, plus simplement, de la mode. Que devenir
à Courmayeur, quand on a épuisé toutes les promenades, —
celles du moins que l'on fait en petits souliers et bas de soie,
— la grotte de cristal, les bains de la Saxe, le pont de la Doria
Baltea, le petit village de Dollone en face des formidables
escarpements des Jorasses, et même Notre-Dame-de-Guérison
déjà plus éloignée? Il ne reste plus qu'à attendre l'heure des
repas et à potiner. Mme Lénard avait retrouvé un peu d'excita-
tion à écouter les récits de la blonde Russe sur les excès bolché-
vistes et sur les bonnes fortunes de Raspoutine, de la brune
Grecque sur le complot constantinien, et de la rousse Irlandaise
sur la conspiration des sinn-feiners. Dans son for intérieur,
elle s'accusait bien un peu de compromission, — les amitiés
royales de la citoyenne d'Athènes n'étant guère plus inquié-
tantes que lés intrigues d'outre-Manche, ou que les relations
anarchistes de l'élève exaspérée de Tolstoï. Elle avait montré
dans les hôpitaux un rare courage à soigner nos soldats, et même
elle avait sollicité l'un de ces postes du front dont elle pensait
enorgueillir toute son existence de femme parce qu'on y rece-
vait des obus ou des bombes et qu'on refusait de descendre dans
les caves pour demeurer auprès des grands blessés, mais elle
n'ignorait pas que ces glorieux souvenirs n'étaient plus de saison
et que déjà l'on était revenu à Paris, dans un certain monde
qui se piquait d'être le monde, aux licences idéologiques et
amoureuses d'avant 1914. Ne lui fallait-il pas, avant toutes
choses, suivre le train?
Quand elle eut épuisé cette gazette exotique, elle se retrouva
désemparée et l'esprit vide. Courmayeur est resserré entre la
colossale barrière du Mont-Blanc et de sa cour, et les monts de
la Saxe et autres têtes ou aiguilles moins imposantes, mais
suffisantes pour contraindre les cous à se dresser quand les
regards veulent apercevoir un morceau de ciel. Ces dames
n'appréciaient point la nudité de ces parois rocheuses, pas plus
LA NUIT BLANCHE. 37
que le bruit perpétuel du torrent glacé qui parcourt la vallée.
— Nous sommes en prison, soupirait Mme Lénard en prenant
son thé où elle trempait des toasts, sans reconnaître équitable-
ment qu'elle devait à cette prison son appétit.
— Comme à Moscou, approuva Mraa DasenefT.
— Gomme à Dublin, proclama Mm9 O'Carty.
— Comme à Athènes, déclara Mm8 Panitis.
Toutes trois se vantaient d'avoir subi les rigueurs de l'incar-
cération. Comme elles en tiraient vanité, on n'en pouvait avoir
la certitude.
— Qui nous délivrera? réclama la première.
Certes, il n'eût pas manqué de jeunes gens prêts à s'offrir
pour cette œuvre d'humanité. Mais ils avaient été classés une
fois pour toutes dans la catégorie des danseurs. Traités en pro-
fessionnels, ils n'étaient pas pris au sérieux hors de leur com-
pétence.
Il ne se passait rien à Courmayeur, absolument rien. Et ces
belles curieuses alanguies par l'ennui, a demi engourdies comme
les marmottes voisines, attendaient, gardées par les montagnes
farouches, comme Brunehilde endormie et veillée par les
flammes. Leur santé délabrée s'était consolidée dans le repos,
mais elles ne s'en apercevaient qu'à leur impatience plus
grande. Malheur au Siegfried aventureux qui franchirait la
barrière des neiges au lieu du cercle de feu et réveillerait ces
Walkyries modernes I
II. — LE RÉVEIL
11 arriva un soir de ce brûlant mois d'août, par le col Ferret,
comme un grand berger ombragé par son feutre, la pèlerine de
loden sur le bras, le sac tyrolien sur le dos, la taille ceinturée,
les culottes courtes, guêtre, clouté, le piolet en main, haut de
taille, large de poitrine, bronzé, et même brûlé de soleil sur
toute la figure.
Quand il fit son entrée dans la salle du restaurant, lavé,
brossé, le linge frais, mais dans son même costume d'alpiniste
couleur de rocher, de toutes les petites tables les regards se bra-
quèrent sur lui. Il supporta sans broncher cette fusillade, et
même sans paraître s'en apercevoir, choisit sa place à l'écart, et
commença d'examiner la carte avec attention, comme s'il
38 REVUE DES DEUX MONDES.
s'agissait d'une opération qui méritât le recueillement et l'étude.
— Il reluit comme un fond de casserole, lança M",eDaseneff.
— Il n'a donc pas de smoking? réclama la belle Grecque.
— Il va emporter le parquet avec ses chaussures, constata
Mme O'Carty.
— Oui, conclut Mme Lénard, c'est un homme.
Et, de fait, tous les petits jeunes gens disséminés dans la
pièce étaient devenus tout à coup des collégiens.
Ces dames s'étaient rassemblées contre l'ennui à la même
table, comme des barques se réunissent dans le même port
contre l'orage. Elles tentèrent d'aborder ce soir-la divers sujets,
mais revinrent d'un commun accord à l'inconnu qu'elles avaient
commencé de dévisager avec impertinence, et qu'elles obser-
vaient avec curiosité maintenant. Avec curiosité : elles étaient
sauvées.
Elles le furent tout à fait quand la blonde Russe, transpor-
tée par un accès de lyrisme, s'écria :
— Mais je le connais ! J'ai vu sa tête sur un journal de
Moscou.
Sur un journal de Moscou ? Il y avait donc à Moscou des
journaux illustrés? Sans doute il y en avait, et même des re-
vues, et même des revues décadentes. C'était peut-être Lénine,
ou Trotsky, ou l'un de leurs suppôts. Ce solide gaillard avait
dû faire tomber des têtes, qui sait? assassiner quelque grand-
duc. Enfin on allait voir un de ces terribles bolchévistes dont
le joug risquait de ployer l'univers, et peut-être l'apprivoiserait-
on d'autant plus qu'il montrait une bonne figure, et bien fran-
çaise. Dalila a toujours en mains les ciseaux qui couperont les
cheveux de Samson, et Omphale tient sa quenouille prête pour
les mains d'Hercule. Ces dames frissonnèrent, suspendues a
l'oracle qu'allait rendre Mme Daseneff. Celle-ci hésitait et quand
elle parla ce fut une légère désillusion :
— Non, ce doit être sur un journal de Stockholm, un jour-
nal de sports. J'y suis : c'est le gagnant du concours de skis,
cet hiver. Il a exécuté un saut prodigieux. Il a enfoncé les Sué-
dois, les Norvégiens, les Russes et les Allemands. Et l'on a
crié : Vive la France! à Stockholm, ce qui ne s'était point fait
durant toute la guerre. Ah! vous avez eu là un fameux agent
de propagande.
=*= Vous avez aussi Carpentier, accentua l'Irlandaise sensible
LÀ NUIT BLANCHE. 39
à la force physique, en se tournant avec défe'rence du côté de
Mme Lénard, comme pour rendre hommage à sa nationalité.
— Oui, répliqua celle-ci, dans un sourire, et nous avons
encore à votre service Mlle Suzanne Lenglen, notre champion
de tennis.
— C'est vrai, c'est vrai, convint MraeO'Carty enthousiasmée :
comment l'avais-je oubliée ? La France est un grand pays.
Dans son coin, l'inconnu savourait le repas qu'il avait com-
mandé avec cet air de béatitude que montre volontiers le soldat
à l'étape, cependant que le sommelier penchait sur son verre
une bouteille mollement couchée dans un panier.
— Du vin d'Enfer! murmura le maitre d'hôtel plein d'admi-
ration pour son client.
— Il s'appelle Pierre Laval, continua Mme Daseneff devenue
pareille à un commissaire de police qui rétablit des états civils
embrouillés. On l'a porté en triomphe.
— Pour un saut! objecta Mme Lénard dédaigneuse.
— Mais oui, pour un saut, accentua la Russe qui, familière
avec le génie de sa race, s'éleva sans retard aux considérations
générales : l'humanité ne sera jamais qu'un enfant qui joue
tantôt avec la guerre, tantôt avec la science, tantôt avec la révo-
lution, et tout cela n'est qu'un sport. Mais je vous le présente-
rai après dîner.
— Qui donc?
— Ce Pierre Laval.
— Que vous ne connaissez pas.
— Un homme dont les journaux ont publié le portrait
appartient à tout le monde.
Après le diner, comme l'inconnu s'était confortablement
installé dans le jardin sur un fauteuil d'osier, devant une petite
table qui portait une tasse de café dont il respirait voluptueuse-
ment l'arôme, il vit s'approcher, — non sans une certaine con-
trariété dont il ne sut pas entièrement dissimuler l'expression,
— un groupe de quatre jolies femmes bigarrées dont il ne
pouvait douter qu'il ne fût l'objectif. Avec une parfaite aisance
mondaine, Mme Daseneff fit les présentations :
— Mesdames, M. Pierre Laval dont je vous ai parlé, le
vainqueur du concours de skis à Stockholm.
L'alpiniste s'était levé. Adieu la solitude et le repos, adieu
la tasse de café parfumé qui n'est réellement savoureux que s'il
40 BEVUE DES DEUX MONDES.
est pris brûlant et qui sans doute ne pourrait plus être absorbé
qu'abominablement tiède ! Adieu la rêverie après la journée de
fatigues, dans la contemplation de la nuit, la « douce nuit qui
marche 1 »
— En effet, convint-il poliment, je ne me rappelais pas. Je
vous demande pardon. Il y avait tant de monde à ce concours
de Stockholm.
Et il eut un geste évasif pour écarter cette gloire malen-
contreuse, et aussi une moue d'ironie que fut seule à sur-
prendre Mme Lénard :
— C'est, paraît-il, en Suède la grande célébrité, fit-elle. En
Suède, ils n'ont pas eu la guerre.
Il tourna son regard vers la fine petite femme qui lui
donnait une leçon de modestie dont il n'avait nul besoin :
— Que vous avez raison, Madame ! Nous qui l'avons faite, —
elle portait un minuscule ruban rouge et vert sur son corsage
et de ses yeux exercés il l'avait remarqué, — nous tenons ces
manifestations sportives pour ce qu'elles valent. Et même...
— Et même? répéta Mme Lénard qui commençait de le
trouver intéressant.
— Et même, je les estime assez philosophiques.
— Philosophiques?
— Oui, lorsque je songe que pour un saut j'ai connu la
popularité et la réputation, tandis que...
— Tandis que?
Il fallait décidément lui arracher les mots de la bouche,
tant il devait peu goûter le plaisir de parler de soi.
— Tandis qu'il n'est déjà plus question de la guerre (d'où
l'on pouvait induire qu'il y avait rempli son rôle non sans
éclat) et que mes études géologiques sur les Alpes et sur la
marche des glaciers n'ont retenu l'attention que de quelques
savants.
— Natura procedit per saltus, intervint la Russe dont l'éru-
dition était un incroyable bric-à-brac de toute sorte de
langues. Nous ne faisons jamais que des sauts. Et nous finis-
sons par un saut dans l'inconnu.
— Mais regardez-/^ donc 1 s'écria Pierre Laval avec brus-
querie, au risque d'interrompre une dissertation sur l'autre
monde. Comme elles sont belles ce soirl
Elles? Il y avait donc d'autres femmes dans l'hôtel qui
LA NUIT BLANCHE. 41
retenaient son attention ? Elles cherchèrent autour d'elles, dans
le jardin tout bruissant du caquetage des baigneurs.
— Qui? demandèrent-elles, surprises et peut-être indignées.
— Les montagnes.
Elles soupirèrent, et sourirent, et daignèrent contempler le
spectacle qu'il leur offrait. Par un prodigieux contraste, tandis
que la valle'e de la Doire commençait de se perdre dans l'obscu-
rité où se perdaient aussi les montagnes boisées qui la bor-
daient, là-haut, tout là-haut, une lumière venue d'on ne sait
quel soleil disparu courait à une vertigineuse allure sur les
neiges éternelles des cîmes, y semait des fleurs roses et or.
Fleurs resplendissantes aussitôt fanées. Car déjà l'apparition
s'enfuyait, et l'ombre de la nuit s'installait sur les sommets à sa
place.
Ces dames impressionnées avaient suivi ie phénomène :
— Nous n'avions jamais remarqué cela.
— ,C'est le retour de lumière. Il n'est pas régulier. Quand
les soirées sont trop pures, comme celle-ci, il pleut d'habitude
le lendemain.
— Quel ennui !
— Surtout quand on doit partir.
— Vous partez ?
— Pour le col du Géant.
— Où est-il?
Il montra la direction. Puis, étonné de leur ignorance, il les
gourmanda :
— Vous n'avez donc jamais gravi de montagne?
— Jamais.
— Vous êtes à Courmayeur, et vous n'êtes pas montées sur
la Tête de Grammont d'où l'on voit toute la chaîne du Mont-
Blanc à la toucher? Vous n'êtes même pas allées au lac Combal
dont les eaux sont d'un vert pâle tout glacé au bord de la mysté-
rieuse Allée Blanche? Mais alors, Mesdames, que faites-vous à
Courmayeur?
A ce sermon irrité, comme des pénitentes courbées sous la
paiole d'un capucin véhément, elles confessèrent d'un commun
accord :
— Rien.
Elles étaient assises encercle autour de lui, dans l'ombre qui
maintenant régnait sur les glaciers perdus là-haut, comme sur
42 REVUE DES DEUX MONDES.
les parterres et les pelouses du jardin, et regrettaient qu'il ne
pût voir leur confusion, car elles éprouvaient un vif désir de
s'accuser et de se frapper la poitrine, à la condition que ces
manifestations d'un trouble intérieur s'accompagnassent de
quelque publicité.
A ce moment précis, brusquement la lumière jaillit des
lustres du salon et les vint trouver dans leur coin écarté, tandis
que s'accordaient sournoisement des instruments barbares qui
éclatèrent bientôt en un crépitement pareil aune averse d'orage
dans un roulement de tonnerre.
— Qu'est-ce donc? s'informa-t-il avec une inquiétude qui
pouvait donner à penser sur son courage.
— Le jazz-band, expliqua Mmc Lénard. Il sévit tous les
soirs.
— Et l'on danse?
— Et nous dansons.
— Tard?
— Minuit.
— Quelle horreur, Mesdames! J'ai marché onze heures, et
demain je pars au lever du jour. Quand dort-on dans cet
hôtel?
— On dort le matin, expliqua l'une de ces dames.
— Vous dormez le matin? Ainsi perdez-vous ce moment
unique où la nature s'étire lentement et s'éveille, où la lumière
chante comme les oiseaux dans les branches ! Enfin, je n'ai rien
à dire puisque demain, à l'aube, je serai parti.
— Même s'il pleut? demanda M™ Lénard.
— Le proverbe dit que la pluie du matin n'arrête pas le
pèlerin.
— Même s'il pleut très fort?
— Ahl non, pas sous un déluge.
— Vous avez annoncé le mauvais temps. Levez la tête,
monsieur le prophète, il n'y a déjà plus d'étoiles.
— Ce sont votre jazz-band et vos lampes qui les ont éteintes,
— Et il commence à pleuvoir.
En effet, des gouttes d'eau, rares encore, claquaient en
tombant sur les feuilles. Le temps changeait avec cette éton-
nante rapidité qui peut être si dangereuse à la montagne.
Aussitôt les quatre belles créatures se levèrent, bousculèrent les
chaises et les fauteuils, et joignant les mains dansèrent, au son
LA NUIT BLANCHE. 43
de l'orchestre frénétique, une ronde improvisée autour de l'alpi-
niste souriant et quelque peu interloqué. Tour à tour il voyait
passer devant ses yeux les quatre visages, si divers, quintes-
sences de races et de civilisations, mais n'en cherchait-il pas un,
déjà, parmi les quatre? Elles le narguaient à tour de rôle en
défilant :
— Vous êtes notre prisonnier...
— Notre prisonnier...
Gomme les Filles-Fleurs elles enchaînaient Parsifal qui ne
pouvait plus appeler à l'aide sa divinité disparue.
— Le ciel est avec vous, convint-il.
Et sous la pluie croissante elles l'entraînèrent jusqu'au
salon où elles s'engouffrèrent dans une farandole dénouée. Il
les considéra un instant, bientôt devenues la proie de tout un
lot de jeunes danseurs exercés, et il s'en fut gagner sa chambre
heureusement située dans une aile du bâtiment.
« 11 vaut toujours mieux, pensait-il, — car c'était un sage,
. — partir le lendemain. Et parfois la veille. »
III. — IL PLEUT, BERGÈRE
Le lendemain il pleuvait à seaux, et Pierre Laval, après un
réveil matinal, s'était rendormi philosophiquement, à la façon
des montagnards qui acceptent le travail selon les jours et les
saisons. Levé tard, frais et dispos, le visage entièrement rasé, il
trouva dans le hall, dès qu'il descendit, son corps de ballet qui
le guettait, tout en roucoulant autour d'un piano. Et comme il
y avait une éclaircie, il essuya sans retard des sarcasmes :
— La pluie du matin n'arrête pas le pèlerin.
— La nature s'est éveillée sans vous.
— Et la lumière a chanté comme les oiseaux.
— Ou comme vous, Mesdames, répliqua-t-il galamment.
Elles ne se firent pas prier pour exhaler leur ennui en
musique. La Russe, de ses doigts chargés de bagues oubliées par
les bolchévistes, joua de mémoire du Glinka ou du Mous-
sorgski. Puis elle accompagna Mme Panitis qui interprétait par
les pas et la mimique, à la manière d'Isadora Duncan, des
rvthmes de Y Orphée de Gluck. L'Irlandaise lança avec jovialité,
et comme sous l'influence d'une pointe de gin, des chansons
populaires de son pays. Mme Lénard, d'une voix délicate et ,
44 REVUE DES DEUX MOM'l -
nuancée, chanta des romances de Reynaldo Hahn et de cet
Henri Duparc disparu, comme une fumée au-dessus du feu,
dans sa gloire qui ne cesse d'alimenter les salons. Après quoi,
elles invitèrent l'homme de la montagne à montrer ses talents,
pensant bien le mettre en mauvaise posture.
— Je chante aussi, convint-il, mais il faut ouvrir les fenêtres.
— Et pourquoi?
— Pour laisser passer ma voix. Je ne suis pas un ténor de
salon.
On y consentit et il chercha des partitions dans un casier.
Ayant découvert la Damnation de Faust et la Walkyrie, il se
contenta de ces monuments. Sous son autorité, Mme Daseneiï
déchiffra V Invocation à la nature, et il partit en guerre. En
effet, les fenêtres closes, le salon eût éclaté. Sa voix fruste sans
doute et sauvage était d'une sonorité, d'une ampleur, d'une plé-
nitude qui faisaient d'un coup mesurer la misère des chanteurs
claqués de nos opéras. Ces dames en vibraient de la tête aux
pieds, comme des arbustes secoués des racines au faite par un
grand vent. Puis ce fut Siegmund devant l'apparition de Cépée
jaillie du frêne. Dans cet ouragan défilaient des paysages fan-
tastiques, dignes de l'Enfer de Dante, rochers, sapins, gorges
profondes, torrents impétueux charriant l'eau de neige.
— Avez-vous reconnu la montagne ? demanda-t-il, sans
ombre de vanité personnelle, à ses auditrices, les partitions
refermées.
— La montagne?
— Ah ! c'est vrai, vous ne la connaissez pas. Alors vous ne
pouvez la reconnaître. \J Invocation à la nature, ce sont les soli-
tudes de la Grande-Chartreuse où Berlioz s'était enfoncé. Il avait,
enfant, vécu tout près, à Meylan, dans la vallée de l'Isère, au
pied du Saint-Eynard. Et Wagner est allé chercher son inspi-
ration en se heurtant aux glaciers des Alpes Bernoises. Le
silence des étendues glacées lui parlait.
— Je veux y aller, déclara Mme Lénard, conquise par
l'exemple de ces musiciens notoires.
Et ses trois amies l'approuvèrent en chœur : — Nous aussi.
Nous aussi.
Pierre Laval les toisa successivement et sévèrement :
— On n'y va pas comme ça.
— Oui, nous attendrons le beau temps.
LA NUIT BLANCHE. 4j
— Mais il faut vous habiller, Mesdames.
On ne parle jamais en vain de toilette à une femme. Aus-
sitôt elles songèrent au moyen de se dévêtir. Déjii il reprenait:
— Avez-vous des souliers ;i clous, des molletières ou des
guêtres, une jupe courte et de bonn.- étoffe, un jupon du laine,
un chandail, un manteau ou une pèlerine, des gants fourrés,
un bonnet, béret ou polo capable de tenir à la tète contre la
bise, une canne ferrée, et encore des lunettes noires à cause de
l'éclat des neiges? Non? Alors il n'y faut point songer.
Consternées, elles constatèrent qu'elles n'avaient rien de
tout cela dans leurs malles cependant vastes et bourrées.
— Est-ce bien nécessaire ? osa questionner Mme Lénard.
— On n'y va pas en petits souliers et bas a jour.
— J'ai des bottines avec de fortes semelles.
— C'est mieux. Un cordonnier y pourra planter des pointes.
Et l'on doit trouver des bandes molletières à Courmayeur, des
vêtements de laine et des bérets. Quant aux jupes, elles ne
sauraient être plus courtes.
— Vous voyez bien.
— Reste l'entraînement.
— L'entraînement?
— Sans doute. Combien d'heures consacrez-vous chaque
jour à la marche?
— Nous ne l'avons pas calculé. Mais sûrement plus de vingt
minutes.
— Je m'y attendais. Cet après-midi, si le temps s'élève, je
vous emmènerai aux chalets de Purtud, au pied du glacier de
la Brenva.
— Est-ce loin ?
— Non : de Notre-Dame de Guérison il faut un bon quart
d'heure.
— Mais ne pçut-on aller en voiture à Notre-Dame-de-Gué-
rison ?
— Oh I voyons, Mesdames. Quand je rêve de vous conduire
au col du Géant ?
Les préparatifs furent les plus amusants du monde. Ils
consistèrent a courir les magasins de Courmayeur, ;i porter des
bottines au cordonnier, à enrouler des bandes de toile autour
des mollets, à essayer des chandails de diverses couleurs et des
bérets assortis. Ces dames étaient enchantées de se composer un
46
BEVUE DES DEUX MONDES.
nouveau costume. Déjà, secrètement rivales, chacune se réser-
vait d'y ajouter quelque perfectionnement d'élégance. Pierre
Laval leur fit choisir par surcroît des cannes au bec recourbé et
au bout ferré, mais d'un poids léger. Elles eussent souhaité des
piolets :
— Vous portiez hier, en débarquant, une espèce de pic.
— Un piolet. C'est pour tailler les marches sur le glacier, ou
pour se fixer dans la neige. Vous ne sauriez pas vous en servir,
et vous n'en aurez nul besoin.
De quoi elles furent dépitées, promptes à s'imaginer que
l'équipement fait l'alpiniste.
L'après-midi, le ciel était couvert, mais sans eau. On décida
de partir pour les chalets de Purtud. C'était la répétition géné-
rale, ou tout au moins celle des couturières, avant la grande
première du Col du Géant, 3 400 mètres d'altitude. Pierre Laval
ouvrait la marche, d'un pas lent et long, égal et rythmé. Ces
dames se précipitaient sur sa trace à la sortie du village, rangées
tout d'abord de compagnie, comme les trois mousquetaires qui,
précisément, étaient quatre. Le corsage et la coiffure de laine
portaient leurs couleurs, comme les casaques des jockeys aux
courses : vertes pour la blonde Mme Daseneff, orangées pour la
brune Grecque, mauves pour la rousse Irlandaise. Mme Lénard
s'était vouée au blanc. A Notre-Dame-de-Guérison, celle-ci avait
pris la tête du bataillon féminin, distançant ses compagnes de
plusieurs longueurs. La Russe fermait le cortège, soupirant
d'une voix plaintive :
— Moi qui, à Moscou, ne sortais jamais qu'en voiture !
Le régime des Soviets ne l'avait donc pas contrainte à plus
d'humilité et moins de luxe? Elle portait un collier de perles
roses et des bagues à chaque doigt de ses mains nues. Comment
avait-elle pu franchir la frontière bolchéviste avec tous ces
bijoux?
Pierre Laval les arrêta à la lisière d'un bois de mélèzes, d'où
je regard découvre en face le glacier de la Brenva, à gauche les
fines aiguilles de Pétéret, à droite la mince et dure muraille de
la dent du Géant, au-dessus la coupole du Mont-Blanc, roi de la
vallée de Courmayeur comme de la vallée de Chamonix. 11
appelait chaque montagne par son nom, — et il y en avait! —
avec une certaine familiarité où se révélaiLune amitié ancienne;
mais quand il en vint au Mont-Blanc, il mit un respect infini
LA NUIT BLANCHE. 47
dans ces deux syllabes. Et il ne se contenta pas de les désigner,
il les donna à comprendre :
— Voyez, dit-il, quelles lignes d'architecture I Ces aiguilles
s'élancent dans le ciel comme les tours et les clochetons des
églises ogivales. C'est une dentelle de neige. Ces contreforts res-
semblent à de gigantesques arcs-boutants. Et d'un jet fou-
droyant part, au-dessus de leur assemblée, la prodigieuse cou-
pole du Mont-Blanc. La cathédrale est complète.
— La cathédrale, répéta Mme Lénard initiée à un art nou-
veau.
— Voyez, voyez comme les nuages courent sur ses parois.
Ils montent, ils montent, ils s'accrochent aux pics qui les dé-
chirent et les effilochent. Il y en a un qui est resté fixé au
sommet de la dent du Géant. Non, il a été arraché. Il doit
souffler là-haut un vent terrible.
Et il rit à belles dents, comme si les caresses de ce vent ter-
rible fussent désirables.
— Et c'est là-haut que vous prétendez nous conduire? s'in-
forma, non sans épouvante, Mrae Daseneff.
— Là-haut? Mais oui. N'apercevez-vous pas l'aiguille du
Géant? Le col est au-dessous. Il y a un refuge confortable, le
Refuge Turin. Et vous vivrez enfin dans le monde des Alpes.
Vous connaîtrez la vie de la montagne.
— J'irai, déclara Mme Lénard subjuguée, déjà dévorée de cet
inconnu désir et ne pouvant détacher ses yeux de la ronde éche-
velée des nues sur les crêtes.
— Nous irons, affirmèrent à leur tour ses compagnes, exal-
tées par son exemple.
Au retour, Mme Daseneff qui traînait la patte en arrière eut
une idée qui lui servirait tout au moins à ralentir la marche de
la troupe :
— Et ne pourrait-on, monsieur le tranche-montagne, effec-
tuer à cheval une partie du parcours ?
Pierre Laval se retourna en effet et l'attendit :
— A cheval, non, mais à mulet. Nous pouvons monter à
mulet jusqu'au pavillon du mont Fréty. Et même, je vous le
conseille, car il faut épargner vos petits souliers. A partir de
là, par exemple, il n'y a plus que les jambes, et l'ascension est
raide.
— Combien de temps?
48 REVUE DES DEUX MON DE 8.
— Pour vous, au moins cinq heures.
■ — Et pour vous?
— Trois. Mais je ne suis pas pressé.
Le traître comptait bien, à pied ou a cheval, les laisser au
mont Fréty et ne pas s'embarrasser d'une telle colonne dès que
le chemin offrirait de réelles difficultés. Son zèle d'apôtre s'ar-
rêterait au seuil de la forteresse dont il entendait garder la clé
pour lui seul. Néanmoins, il poussa l'obligeance jusqu'à com-
mander lui-même les cinq mulets, le guide et le porteur qui
composeraient l'imposante caravane. Le départ fut non sans peine
fixé à cinq heures du matin.
— Fera-t-il beau ? interrogea anxieusement la Russe qui ne
comptait plus que sur la pluie et qui eût déchaîné un orage
avec grêle si elle avait disposé des puissances célestes. Mais elle
ne devait jouir là-haut de nul crédit.
— Sans aucun doute, madame : le baromètre remonte, et
c'est le bon vent.
— Tant mieux, approuva-t-elle rageusement.
La belle Grecque déplora le choix de l'heure :
— Il fera nuit.
— Point du tout, madame. Mais je vois que vous ignorez la
marche du soleil. Le jour se lève a cinq heures. C'est une
grande concession que je vous accorde en ne le précédant pas.
En deux heures et demie au plus on atteindrait le mont
Fréty où l'on déjeunerait abondamment : une omelette, du
jambon, du fromage.
— Tout cela le matin?
— Plus quelques bons verres de vin blanc, mesdames, car
vous aurez faim et soif.
Ce diable d'homme était-il sérieux, ou se moquait-il? Cha-
cune, néanmoins, s'efforçait de lui plaire en flattant ses goûts.
Se servait-il de leur rivalité ou dressait-il ces catéchumènes
avec désintéressement? Toute la soirée, il fut l'objet de leurs
agaceries dont il devina bientôt le but. Pourquoi ne demeure-
rait-il pas quelques jours à Courmayeur? N'avait-il pas parlé
d'entraînement nécessaire? Demain on se rendrait au mont
Fréty à mulet. Après-demain on irait à pied à l'Allée-Blanche.
Il fallait bien une semaine de préparation pour le col du Géant.
On avait promis d'y aller : on tiendrait parole. Mais il pouvait
bien montrer quelque patience. Cinq ou six jours : on ne lui
LA NUIT BLANCIIE. l 'J
réclamait pas davantage. Le séjour à Courmayeur manquait-il
d'agrément? Quatre Dalila, de nationalités et de chevelures dif-
férentes, s'efforçaient en lui souriant de le ligoter. Mais il résis-
tait :
— J'ai rendez-vous au Montauvert.
— Avec une dame?
— Non, avec un ami.
— Il attendra.
— C'est impossible. Nous devons escalader ensemble
l'Aiguille Verte.
Il avait parlé de ce rendez-vous à l'Aiguille Verte avec un
tel accent que dès lors elles cessèrent d'insister pour le garder.
Evidemment, la montagne détenait un pouvoir, une force de
fascination, d'envoûtement qui les dépassait et qu'elles connaî-
traient demain, puisque Pierre Laval les emmenait. Jusqu'où?
IV. — LE DÉPART POUR LA MONTAGNE
Le lendemain, à cinq heures moins le quart, Pierre Laval
achevait de déjeuner copieusement dans la salle de restaurant,
son sac ficelé, son piolet et sa pèlerine rangés à côté de lui.
Mettant la main sur le personnel qui se montrait à sa portée,
cireurs de parquet, chasseurs ensommeillés, femmes de chambre
en ingrat déshabillé du matin, il expédiait ces estaffettes dans
toutes les directions, comme un général qui presse ses régiments
en retard.
A cinq heures précises, il se leva, sortit, inspecta le ciel et la
rue. Le soleil n'était pas encore levé à l'horizon, mais il éclai-
rait les sommets : pas un nuage, et un air vif, presque froid,
qui picotait la peau agréablement. Quant à la rue, son aspect
l'invita au sourire. Cinq mulets alignés en ordre de bataille,
harnachés et sellés, — dont deux seulement avec des selles de
dames, la Russe et l'Irlandaise ayant déclaré qu'elles montaient
à califourchon, — impatients de partir, se détendaient en
ruades : trois muletiers les contenaient avec des paroles flat-
teuses. Le guide, un paquet de cordes sur le dos, appuyé sur
son piolet, mangeait du pain et du fromage en compagnie du
porteur.
« En voilà un rassemblement! songea-t-il. Jamais je n'au-
rai mené à l'assaut une telle cavalcade, ni tant de nations
TOME LXV. 1921. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
diverses. Car je commande les Alliés, ni plus ni moins que le
maréchal Foch : France, Grande-Bretagne, Russie, Grèce, sans
compter les guides d'Italie, tout y est. Si, toutefois, ces dames
tiennent parole. »
Enfin, Mm* Lénard parut la première. Il la cueillit du regard,
de la tète aux pieds, et parut satisfait : elle portait de hautes
bottines jaunes, le mollet était bien pris dans les molletières
beige, la taille moulée dans le chandail blanc; mais, au lieu du
béret acheté la veille, elle s'était coiffée d'un ravissant tricorne
de feutre avec quoi elle pensait bien écraser ses rivales.
— Ahl fit-il avec admiration, vous avez l'air d'un aide de
camp de Bonaparte au Grand Saint-Bernard.
Elle fut contente du compliment :
— N'est-ce pas le matin de Marengo? Vous nous conduisez
à la victoire.
Il la débarrassa de la minuscule valise où elle avait ras-
semblé son linge et ses objets de toilette pour une expédition de
deux jours et une nuit, et qui s'engouffra dans le vaste sac
ouvert du porteur.
— Et vos belles amies?
— Elles descendent.
— Toutes les trois?
— On n'a pas de nouvelles de Mme Daseneff.
En effet, peu après, Mme Panitis et Mme O'Carty firent leur
apparition, comme des divinités bocagères, l'une orangée et
l'autre mauve, l'une mince, grande et musclée, l'autre plus
grande encore et plus forte, les joues rouges de ses ablutions.
Et toutes deux jetèrent sur le tricorne un regard venimeux,
comme des joueurs surprenant une tricherie, à quoi Mme Lénard
reconnut qu'elle avait pris un avantage.
On n'attendait plus que la Russe. Mrae Lénard offrit de partir
à sa recherche :
— Pressez-la, supplia le jeune homme.
Elle y courut et revint en riant :
— Elle m'a reçue dans l'obscurité, refusant de donner la
lumière électrique, et m'a priée de l'excuser; elle est souffrante
ce matin.
Que Mme DasenefTfùt souffrante inopinément, en quoi cette
circonstance pénible pouvait-elle provoquer l'hilarité de ces
dames? Car le rire de M"'e Lénard avait instantanément gagné
LA NUIT BLANCHE. SI
ses deux amies, dès sa communication terminée. Déjà la Russe
avait donné la veille, au retour des chalets de Purtud, des signes
évidents de fatigue, et ses traits altérés n'avaient pas craint de
révéler son angoisse intérieure. Nul doute qu'elle refusât de
livrer à l'implacable miroir de l'aube la friperie d'un visage
savamment reconstruit chaque jour. Son âge véridique s'y fût
inscrit. Elle préférait s'avouer d'avance vaincue. Aucune de
ses compagnes habituelles ne s'y était méprise un instant, et
Pierre Laval en fut informé, rien qu'à entendre sonner leur
joie.
« La sélection se fera d'elle-même en chemin, » se dit-il en
bon fataliste, comme il offrait la main creusée pour recevoir le
pied de Mme Lénard et la mettre en selle. Il installa ensuite
Mme Panitis, un peu moins légère, tandis que Mme O'Carty, se
pendant à la crinière de sa monture, se hissait d'elle-même à la
manière des hommes. On renvoya la bête destinée à l'absente,
et la-caravane s'ébranla sur le pavé avec un tel vacarme que,
sur toute la façade de l'hôtel, les persiennes s'entrouvrirent,
laissant deviner des têtes curieuses, avides de contempler ce
départ sensationnel.
— C'est le harem de cet immoral Français, déclara avec un
dégoût supérieur, tout en se recouchant auprès de sa digne et
corpulente épouse, un Allemand déjà réinstallé en pays
ennemi.
Après le village d'Entrèves que baigne la Doire, le chemin
muletier attaque les pentes de Fréty. Là, on rejoignit les mulets
qui montent les provisions destinées au Refuge Turin jusqu'à
une cabane encastrée dans le rocher d'où elles sont transpor-
tées à dos d'homme au col du Géant. Accrue de ce renfort, la
cavalcade composa un cortège interminable, qui se déroulait
comme un ruban au flanc de la montagne.
— L'armée d'Italie, proclama Mme Lénard qui se remémo-
rait le compliment de son compagnon et se prenait véritable-
ment pour un ofticier de l'état-major du Petit (laperai, à cause
de son tricorne. N'est-ce pas, Andromaque?
Andromaque! Elle interpellait la belle Grecque all'ublée dé
ce prénom magnifique. Pierre Laval, qui séparait ces dames, se
pencha vers le tricorne qui le précédait :
— Vous l'appelez Andromaque?
— Sans doutj.
•'»- REVUE DES DEUX MONDES.
Après un instant, il reprit :
— En voilà un petit nom pour l'intimité 1
— Ohl son mari n'a rien à lui envier, car il est encore mieux
partagé.
— Comment s'appelle-t-il?
— Agamemnon, tout simplement.
— C'est juste : le Roi des Rois.
— Taisez-vous.
Il rapprocha sa mule pour mieux entendre ce qu'elle ne
voulait dire qu'à mi-voix :
— Son beau-père, Panilis l'archéologue, a découvert les
ruines de Thèbes et mis à nu des sépulcres emplis de guerriers
d'or. Il ne pouvait mieux faire que perpétuer les traditions
antiques, en appelant ses deux fils, l'un Agamemnon et l'autre
Epaminondas. Par surcroit, il a exigé de sa belle-fille qu'elle
changeât de nom.
— Comment s'appelait-elle auparavant?
— A Smyrne, d'où elle vient, elle s'appelait Hélène.
— Je comprends, approuva Pierre Laval. Puis il conclut :
— Et l'on s'étonne des ambitions de la Grèce I
Mme Panitis, semblable sur sa mule à un berger arcadien,
détachait son profil de médaille sur le jour clair. Elle s'était
avancée, devinant qu'il était question d'elle. Un imperceptible
sourire l'accueillit. De cette seconde rivale, Mrae Lénard venait
de se débarrasser en un clin d'œil. Pour séduire un de ces Fran-
çais mesurés, cultivés et prompts à l'ironie, il est prudent de
ne pas porter une enseigne trop voyante. Jamais Pierre Laval
n'oserait attenter à ses souvenirs classiques en adressant une
déclaration à une femme que protégeait à une séculaire distance
la vertu inébranlable de la veuve d'Hector. Quant à Mme O'Carty,
elle serrait sa mule entre ses fortes jambes et avait pris la tête
de la caravane, humant l'air et inspectant les lieux comme si
elle conduisait une expédition de sinn-feiners contre les troupes
régulières de la Grande-Bretagne. Celle-ci, redoutable guer-.
rière, serait plus difficile à réduire. Mme Lénard, la voyant
juste au-dessus d'elle à un tournant du chemin, mesurait du
regard toute son importance, non sans effroi, quand un détail la
rassura.
Le spectacle, cependant, commençait de la surprendre. Elle
allait de découverte en découverte. La montagne qu'elle ne
LA NUIT BLANCnE. "'\
connaissait pas s'animait. On a devant soi, pendant qu'on gravit
les pentes du mont Fréty, la paroi déchiquetée, rouge et striée
de névés blancs suspendus, des Grandes Jorasses, la robuste et
fine dent du Géant et, plus à droite, la coupole du Grand
Gombin. Puis la vue change, et ce sont les dentelles des
Aiguilles de Pétéret et la coupole, autrement haute et majes-
tueuse , du Souverain, du Roi, du Mont-Blanc. Elle les regar-
dait sans demander à son compagnon de les lui désigner, pré-
férant leur anonymat, se contentant de les contempler dans l'au-
dace et la puissance de leur architecture, dans leur éclat imma-
culé qui s'opposait au ciel bleu, de ce bleu profond et pur qu'a
le ciel d'Italie.
C'est un bon piédestal qu'un mulet pour cueillir, sans
fatigue, les beautés de l'Alpe. Et avec une sympathie accrue,
elle voulut prendre à témoin de son émotion grandissante Pierre
Laval qui l'initiait., Mais Pierre Laval, la tête haute, suivait des
yeux la silhouette vigoureuse de l'Irlandaise.
Au1 pavillon du mont Fréty, on mit pied à terre. Comme il
était prévu, ces dames firent le plus grand honneur à l'omelette
au lard, au jambon et au fromage qui leur furent servis, sans
oublier certain petit vin clair récolté sur les coteaux de la vallée
d'Aoste et qui sentait la pierre à fusil. Mme O'Carty, surtout, en
but forces rasades, pour favoriser le passage de toute la crème
blanche qu'elle avait engloutie. Andromaque, mélancolique,
puisait dans un pot de miel en souvenir du mont Hymète. A
ces nuances indéfinissables dont un instinct sûr nous avertit,
elle soupçonnait son échec et songeait à en tirer vengeance.
— Je n'irai pas plus loin, déclara-t-elle comme on se levait
de table. Cette promenade à cheval me suffit.
On insista poliment, sans excès. Pierre Laval, cependant,
lui accordait plus de beauté en la perdant, comme il arrive
d'habitude. Volontiers, à cette heure, eût-il peut-être glissé sur
un prénom en somme honorable, et d'ailleurs substitué par un
caprice d'archéologue à un autre plus engageant. Elle redes-
cendit avec les muletiers et les mulets, tandis que la caravane
prenait un ordre de marche : le guide en tête, puis Mme Lénard,
puis Laval, puis Mme O'Carty, et enfin le porteur. Mais cet ordre
fut bientôt rompu : jusqu'à la cabane aux provisions, le chemin
est large et relativement facile. L'Irlandaise l'ébranlait de son
pas mécanique.
5*4 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est le moment de chanter Y Invocation à la nature,
observa Mme Lénard.
— En effet.
Pierre Laval s'arrêta pour l'entonner. Il avait pour accom-
pagnement le bruit des ruisseaux qui descendent des glaciers
et l'incomparable décor. Inspiré, il donna toute sa voix, et la
montagne en tressaillit. En bas, la cavalcade des mulets qui
retournaient à Courmayeur s'était arrêtée : la belle Grecque
devait tendre l'oreille. Quant au guide et au porteur, ils frétil-
laient d'aise, clignaient des yeux, tiraient leur barbe avec satis-
faction, mais tout à coup le guide, sentant sa responsabilité,
s'assombrit et, le concert terminé, intervint :
— Ne chantez pas plus haut, Monsieur, à cause des ava-
lanches.
— Je sais, je sais, convint le jeune homme.
On craignait qu'il ne fit dégringoler la montagne. Plus
puissant qu'Orphée, de sa musique il agitait la terre.
A la cabane aux provisions on fit halte. A partir de là, c'est
une rude ascension. Quand elle vit la raideur de la pente,
jyjme O'Carty se plaignit de ses semelles trop minces et de ses
chaussures trop courtes et trop étroites. Pierre Laval se pencha
pour lui porter secours. Il vit des pieds considérables et des
chevilles semblables à des colonnes. Comme il se redressait, il
surprit le sourire aigu de Mme Lénard, celui qu'elle avait en
prononçant le nom d'Andromaque. Ce sourire signifiait tout à
l'heure : « Essayez donc de dire : Andromaque, vous me
plaisez...! » Il signifiait maintenant : « Tombez donc aux pieds
d'une femme, quand elle en a de pareils! » Et, devenu son
complice, à son tour il sourit. Mnie O'Carty, rouge et superbe,
s'en aperçut. Elle annonça aussitôt sa défection :
— Je n'irai pas plus loin.
Elle but néanmoins, avant de repartir, à la gourde de Pierre
Laval qu'elle dessécha à moitié, et le porteur lui fut donné pour
l'assister à la descente.
— Bonne chance, dit-elle avant de se mettre en route. Et
bonne nuit au refuge.
Elle s'était efforcée de déposer dans ce vœu toute sorte
d'allusions et de poisons. Mais son teint éclatant et sa face
irritée prêtaient à ses paroles un air de comédie qui leur enle-
vait tout fiel et toute amertume. En sorte qu'ils la remercièrent
LA NUIT BLANCHE. 55
de sa sollicitude. Elle s'en fut rejoindre à Courmayeur la belle
Grecque : à elles deux, elles se chargeraient a l'avance de rédiger
l'historique de l'expédition et de donner à son dénouement une
publicité retentissante.
Successivement libérée de ses trois rivales, Mme Lénard,
la plus frêle et la plus délicate, celle de qui l'on eût attendu la
moindre résistance, debout sur un rocher, le tricorne bien posé
sur la tête, regardait la dernière s'enfuir, dans cet état de
lyrisme qui devait être celui de Bonaparte en voyant les Autri-
chiens de Mêlas détaler le soir de Marengo.
V. — LE REFUGE
Cette joie du triomphe, toujours chère à une femme, bientôt
se dissipa. La véritable bataille commençait. Par la rigueur de
la paroi, par les glaces et les neiges, par l'air plus froid et plus
rare, par toute la faiblesse humaine dont elle s'entend à provo-
quer les défaillances, la montagne se défendait. Après une demi-
heure d'efforts, le souffle court, le cœur battant, le corps en
sueur, Mme Lénard s'arrêta et s'assit n'importe où, là, sur la
piste.
— Sera-ce long? implora-t-elle.
Il l'évalua avec un peu de pitié :
— Voulez-vous redescendre, vous aussi? Je vous donnerai
le guide.
— Et vous ?
— Je continuerai seul. J'ai l'habitude.
— Ce serait lâche. Combien de temps encore?
— Mon Dieu, nous irons lentement, nous nous reposerons.
Trois ou quatre heures, cela dépendra.
— Oui, cela dépendra de moi. Trois ou quatre heures. Enfin!
Elle s'était levée, prête à repartir. Elle lui parut si mince,
si menue, si fragile qu'il pensa la dissuader. Et d'ailleurs
n'avait-il pas compté, précisément, sur sa vieille maîtresse, la
montagne, pour le purifier de l'air des stations balnéaires et le
débarrasser de ses conquêtes de Courmayeur? Ne lui accordait-il
pas la préférence et même, pendant les deux ou trois semaines
de ses courses dans les Alpes^ l'exclusivité? Cependant, contre
lui-même, il encouragea la jeune femme :
— Nous vous aiderons. Et d'abord, nous allons vous corder.
56 REVUE DES DEUX MONDES.
Le guide déroula sa corde, lui fit des nœuds, la passa autour
du corps de Mrae Lénard, puis de Pierre Laval, avant de la
ceindre lui-même.
— Pourquoi s'attacher? implora-t-elle.
— Parce que, si l'un glisse sur un névé ou sur la glace, les
autres le retiennent.
— Il y a du danger?
— Non, quand on est prudent.
— C'est dommage qu'il n'y ait pas de danger.
— Mais il y en a.
Elle fut contente de cette concession qu'il lui faisait.
La marche reprit, lente, régulière au début. Pour la dis-
traire, Pierre Laval lui raconta des histoires d'ascension :
— La première femme qui est montée au Mont-Blanc était
une servante de Chamonix qui s'appelait Maria Paradis. Les
guides l'avaient emmenée, par manière d'amusement. Aux
Rochers Rouges, elle refusa d'aller plus loin, suppliant qu'on
la jetât dans une crevasse. Les guides la tirèrent, la portèrent.
Sur la cîme, elle ne pouvait plus ni souffler ni parler.
— C'est gai.
— Et quand on lui demanda ses impressions au retour, elle
les résuma ainsi : « Je me rappelle que c'était blanc partout
près de moi, et noir en bas, voilà tout. » Mais elle fut surnom-
mée Maria du Mont-Blanc et les étrangers lui payaient très cher
une tasse de lait.
— Eh bien! moi, conclut Mme Lénard, je serai donc plus
modestement la Rose du Col du Géant.
— Vous vous appelez Rose ?
— C'est banal. Mais c'est toujours mieux qu'Andromaque.
— Petite Rose de Bagatelle qu'on ne s'attendait pas à voir
fleurir si haut, déclara-t-il avec amitié.
Ainsi commença-t-il de l'appeler par son prénom. Un nou-
veau sentiment les liait, bien connu de lui dans les Alpes et
mieux encore à la guerre, inconnu d'elle, inconnu de la plu-
part des femmes, et c'était la camaraderie. Ils étaient devenus
camarades de combat. On met alors en partage tout ce qu'on a,
boisson, nourriture, effets, — il est vrai qu'il portait le tout,
mais n'était-il pas le plus fort? — et aussi tout ce qu'on a en
dedans, le courage et la patience comme la fatigue et la crainte.
Quand il lui donnait la main pour franchir un mauvais pas-
LA NUIT BLANCHE. 51
sage, cette main ne cherchait pas ,i [tresser les petits doigts qui
lui étaient confiés pour en sentir la caresse. Elle se devinait
protégée par une mystérieuse convention qui abrogeait momen-
tanément l'éternelle lutte des sexes. Etait-ce donc cela que lui
devait révéler la montagne, cela ou bien autre chose de plus
étrange et de plus puissant?
— Dites-moi encore des histoires, réclama-t-elle, comme elle
faiblissait.
Il lui parla de la célèbre Henriette d'Angeville, la première
femme qui voulut monter au Mont-Blanc, puisque Maria Paradis
n'y fut que par jeu. Cette Henriette d'Angeville étant en villé-
giature à Chamonix, le Mont-Blanc lui tourna la tète. Elle
l'assiégea pendant quelques années et dut vaincre de terribles
résistances de famille, comme pour un mariage d'amour. Enfin,
à quarante-quatre ans, elle entreprit l'ascension. Ses forces la
trahirent près du but : battements de cœur, palpitations, puis
engourdissement, elle connut tous les symptômes du mal de
montagne et dut s'arrêter. Son principal guide, le rude Joseph-
Marie Couttet, énervé de toutes ses façons, se laissa aller à
murmurer : — Si jamais il m'arrive encore de mener des
dames au Mont-Blanc I... Tout à coup, il la vit se relever,
secouer sa torpeur, reprendre la marche, poussée par une
énergie surhumaine qui lui tenait lieu de résistance physique
et que produisait l'idée fixe. Et les guides lui entendirent tenir
ce langage : — Si je meurs avant d'avoir atteint la cime, pro-
mettez-moi d'y porter mon corps et de l'ensevelir là-haut...
Les guides, comprenant ce sentiment mystique inspiré par leur
montagne, solennellement le promirent : — Soyez tranquille,
mademoiselle, morte ou vivante, vous irez ! . . . Elle y alla, en effet,
et vivante. L'orgueil de la victoire la redressa, la réconforta, et
lui inspira toute sorte d'enfantillages. Gomme elle était bonne
royaliste, — on était sous le gouvernement de Juillet, — elle
but du Champagne à la santé du comte de Paris. Puis elle se fit
hisser par ses guides au-dessus de leurs têtes, afin d'être
montée plus haut que tout le monde. Le soir de son retour à
Chamonix, un diner fut offert en son honneur. En face d'elle
qui le présidait, on avait installé la pauvre Maria du Mont-
Blanc, devenue toute vieille et furieuse d'être dépossédée de son
privilège. A la fin du repas, celle-ci s'amadoua quelque peu et
demanda à sa concurrente :
58 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma mie, où donc avez-vous cru pour être si robuste?...
M"e d'Angeville avait poussé dans la Bresse, patrie de Brillât-
Savarin et l'une des provinces de France où l'on mange le mieux...
Sur cette péroraison qui terminait tant bien que mal l'aven"
turc de Mlle d'Angeville, Rose Lénard arrêta la caravane :
— Mon .souffle I mon souffle 1 A quelle hauteur sommes-nous
donc?
— A trois mille mètres, et même un peu plus.
— Rassurez-vous : cette fois, je suis sûre d'aller jusqu'en
haut. Votre demoiselle avait quarante-quatre ans, dites-vous. Ce
serait une honte de rester en chemin quand on n'en a guère
plus de la moitié.
Elle se rajeunissait sans nul doute, mais de peu, et bien
inutilement. Sa sveltesse et sa fraîcheur n'étaient-elles pas
d'une jeune fille?
— Buvez, conseilla Pierre Laval en lui tendant sa gourde,
si toutefois Mme O'Carty nous a laissé quelque chose.
— Est-ce du vin ?
— Non, mais un mélange de thé et de rhum que j'apprécie
en courses.
Elle en prit une bonne gorgée et il but après elle, sans même
y prendre garde, tant cette communauté de vie était brusque-
ment devenue naturelle. Puis, comme Mlle d'Angeville dont
l'exemple la stimulait, elle voulut se lancer tête baissée à l'assaut
de la muraille qui restait à escalader.
— Pas si vite 1 ordonna doucement son compagnon, son
camarade.
Elle ne voyait rien du paysage prodigieux qui s'offrait mieux
à ses regards à mesure qu'elle gagnait de la hauteur. Ce serait
pour plus tard, au repos. Pour le moment, elle tendait toutes
ses forces presque épuisées dans la lutte sauvage qu'elle affron-
tait. Le vent lui marbrait les joues, l'éclat du soleil sur la
neige lui blessait les yeux, elle se sentait les pieds en sang, la
poitrine oppressée et comme écrasée. Ce supplice ne prendrait-il
pas fin ? Que la montagne était donc sévère et cruelle I Pour-
quoi se montrait-elle si exigeante, si farouche envers ceux qui
l'aimaient, ou qui n'auraient demandé qu'à l'aimer? Ou bien
l'amour impose-t-il des épreuves éliminatoires?
Un brouillard les enveloppa subitement. Elle eut une
impression de froid qui tombait sur ses épaules moites.
LA NUIT BLANCHE. 59
— Que nous arrive-t-il? supplia-t-elle, comme si elle redou-
tait quelque maléfice de ces puissances mystérieuses dont elle
avait franchi le seuil redoutable.
— Rien ; un nuage qui passe. Tenez : il est passé.
Brusquement, comme il était venu, le brouillard se dissipa
en effet, emporté par le vent. Maintenant il fallait franchir un
névé qui apparaissait presque vertical. Elle eut envie de pleurer :
— Nous n'allons pas monter là?
— Mais si, mais si : nous vous taillerons des marches.
Avec son piolet, déjà le guide faisait sauter, comme des
copeaux, des éclats de neige glacée, et Mme Lénard fut toute sur-
prise de pouvoir poser son pied à plat.
■ — Vous voyez bien, Rose, vous voyez bien.
Elle était contente qu'il prononçât familièrement son prénom.
Lorsqu'on fut en haut du névé, il fut décidé que la halte, cette
fois, serait prolongée. Tous trois, — eux et le guide, — s'assirent
sur une pierre et partagèrent également quelques plaques de
chocolat et le reste de la gourde.
— Où vous avez passé, lui expliqua Pierre Laval, un homme
s'est tué il y a bien des années. Cette petite croix de fer, encas-
trée dans le rocher, en rappelle le souvenir.
— Là où j'ai passé, vraiment?
— C'était un guide de la vallée de Chamonix. Il aimait une
jeune fille de Courmayeur. Il voulut traverser la montagne au
printemps pour la venir voir. La tempête le prit, et c'est là qu'il
a roulé.
— Pauvre garçon! Mais elle, qu'est-elle devenue? Le
sait-on?
— Non, je ne sais rien d'elle.
Petitgas le guide, qui n'avait guère ouvert la bouche pendant
tout le trajet que pour donner des indications pratiques, prit
alors la parole avec une grande politesse :
— Je vous demande pardon, Monsieur, on le sait. Quand on
eut découvert l'accident, elle voulut monter avec la caravane
qui s'en allait chercher le corps. Après avoir reconnu son
homme, soit qu'elle fût prise de vertige, soit volontairement,
elle tomba à la descente. Mais on croit que ce fut volontaire.
Nous avons passé devant l'emplacement : il n'y a pas de croix,
à cause du suicide qui est défendu, vous comprenez. Au lieu
d'un mort, il y en eut deux,.
GO REVUE DES DEUX MONDES.
Il rentra dans le silence, étonné d'avoir tant parlé, et tira
sur sa pipe qui s'éteignait.
— N'est-ce pas l'histoire d'Héro et Léandre? commenta
Pierre Laval. La montagne les séparait, comme la mer ces
amants célèbres. Et comme la mer, la montagne les a pris tous
les deux.
Héro et Léandre : tout bas elle répéta ces deux noms. Elle ne
se souvenait plus très exactement si c'était Héro le jeune homme
et Léandre la jeune fille ou le contraire, et se garda bien de
s'en informer, en femme qui excelle à paraître érudite par le
moyen d'opportuns silences et de mines entendues. Il lui suffi-
sait que leurs noms fussent tout brûlants d'amour, rien que
d'être réunis, comme ceux de Roméo et Juliette, ou de Fran-
cesca et Paolo Malatesta, ou même de Manon Lescaut et des
Grieux qui ont dû exister en chair et en os, puisqu'ils vivent
encore à Paris dans le meilleur monde. Mais voici qu'une autre
Divinité lui apparaissait, plus redoutable même que l'Amour,
ou plutôt qui baignait de toutes parts l'Amour comme les eaux
une île, et c'était cette Divinité naturelle, cette force des éléments
que symbolisaient la mer ou la montagne et qui la recevait dans
son temple mystérieux, réservé aux seuls initiés. Elle avait l'im-
pression flatteuse d'être admise dans une société très fermée où
l'on n'est reçu que sous le patronage de personnes autorisées et
après des épreuves difficiles. Ne venait-elle pas de passer la où
s'était, jadis, tué un homme? Et toute enorgueillie de cette
circonstance, elle se releva pour donner elle-même le signal du
départ.
Cependant, après un nouvel effort, elle se sentit bientôt exté-
nuée. Pierre Laval lui évita l'humiliation de la plainte :
— Nous arrivons, dit-il. Voici déjà l'ancienne cabane. En
moins de dix minutes, nous serons au Refuge Turin, et l'on ne
monte presque plus. Voyez : là, entre le grand Flambeau et les
Aiguilles Marbrées. Vous tenez la victoire, petite Rose : c'est très
bien.
Il l'encourageait d'une voix fraternelle. Et quand ils furent
sur le sommet de la pente, à deux pas du Refuge où ils trouve-
raient bon souper, bon gîte, et même le reste peut-être, s'il leur
en prenait fantaisie, il l'arrêta pour lui faire hommage, enfin, de
l'horizon tout entier, comme on offre un bouquet de fleurs rares
à une visiteuse au seuil de son jardin :
LA NUIT BLANCHE. <i I
— Rose, maintenant, les Alpes sont à vous, toutes les Alpes.
Vous les avez gagnées à la sueur de votre front, à la persistance
inattendue de votre volonté. Mais voyez comme elles vous récom-
pensent.
Ayant repris son souffle, et sachant qu'elle n'aurait plus
aucune marche à gravir, elle retrouva comme par enchante-
ment la liberté de ses yeux et de son esprit. Et comme elle rece-
vait dans son regard le bouquet prodigieux qu'il lui offrait, elle
crut le prendre à pleins bras pour l'appuyer a son cœur débor-
dant et le respirer à pleines narines. Sa fatigue, ses hésitations,
ses émotions, les bourdonnements qu'elle avait eus dans les
oreilles, les suffocations, la souffrance de ses pieds saignants, de
ses jambes rompues, tout cela tombait d'elle, comme des pièces
de vêtements, l'allégeait d'un poids lourd, s'évanouissait. En
face d'une telle splendeur découverte, qui la dépassait à peine,
qu'elle pouvait presque traiter d'égale à égale sans lever la tête,
elle était comme nue dans sa vérité de femme nouvelle, révélée
a elle-même par la persistance inattendue de sa volonté. Car elle
se trouvait transportée, sans bien s'en être rendu compte à cause
de la rude- ascension qui l'avait accaparée, corps et àme, tout
entière, dans une assemblée fantastique dont elle n'avait eu
auparavant aucune idée et dont Pierre Laval lui présentait les
membres avec des commentaires glorieux.
— Honneur au Roi tout d'abord : le Mont-Blanc est la,
Rose, en pleine lumière, d'un blanc si pur, d'un blanc qui
étincelle. Envoyez-lui un baiser. Un beau jour il vous prendra,
comme Henriette d'Angeville. Voyez son cortège de seigneurs :
ces tours aiguës, de granit mauve, ce sont les Aiguilles de
Pétarel. Leur dessin est reproduit plus bas, dans un ton brun
plus sombre, par les Aiguilles de la Brenva. Cette fine dentelle
de pierre, les Dames anglaises l'ont brodée. Voici le Mont
Maudit, l'Aiguille du Plan, le dur Grépon, conquête de Mum-
mery, et, plus à droite, l'Aiguille Verte de Whymper qui m'in-
vite, l'Aiguille du Géant, là, tout près, si élégante, qui a l'air
de chanter de joie comme une alouette, et plus loin les grandes
Jorasses aux belles lignes d'architecture.
Elle ne prenait pas garde à tous ces noms. Comme au bal,
elle dévisageait des toilettes et des visages. C'étaient des robes
de lumière et de purs profils marmoréens. Et cependant il con-
tinuait sa nomenclature avec une exaltation1 grandissante, dé-
62
REVUE DES DEUX MONDES.
signant au delà des premiers plans les chaînes plus éloignées.
— Mais on domine trois nations, Madame, ou plutôt Rose,
petite Rose du Mont-Blanc. On va du col de la Seigne qui
mène d'Italie en Savoie aux Alpes valaisanes parfaitement
visibles dans les vapeurs rousses de l'extrême horizon. Les
Alpes dauphinoises s'estompent dans le lointain. Elles ont aussi
leurs princesses immaculées : la Meije dont on aperçoit la
brèche pareille à un arc, la Barre des Ecrins plus massive. Les
Alpes de Tarentaise nous montrent le Dôme de Chasse-Forêt, la
Grande Casse qui est leur reine, le massif du Grand Paradis.
C'est le large glacier du Ruitor qui s'étale comme un fleuve.
Nous quittons l'Italie et la France. Nous pénétrons en Suisse
avec le Vélan, avec le Grand-Combin en forme de coupole
byzantine. Voyez, enfin, sur notre droite, le Mont-Rose, rival
de notre Mont-Blanc, et le Cervin. Le Cervin pareil à une pyra-
mide d'Egypte, ou, plus élancé, à un obélisque, le Cervin isolé
qui semble s'élancer du sol comme un jet d'eau, ou comme la
tige d'une fleur céleste.
Ces syllabes inconnues, qui sonnaient à ses oreilles comme
de beaux noms d'étoiles et que sa mémoire, sans- doute, ne
retiendrait pas, produisaient sur elle un effet singulier : elles
créaient des présences réelles. Ce n'étaient plus seulement des
montagnes qui l'environnaient de toutes parts, mais des êtres
susceptibles de sentir sa venue et d'apprécier sa visite, et qui
l'accueillaient dans leur intimité avec une bienveillance flat-
teuse. Ces montagnes vivaient, séparées les unes des autres par
des trous remplis d'ombre qu'on appelait des vallées et du bord
desquelles elles s'adressaient des paroles et des sourires. EU s
vivaient, toutes parées de lumière jusqu'au soir, et la lumière
qui les caressait changeait selon les saisons, selon les jours,
selon les heures, faisait leur beauté diverse. Elles s'épanouis-
saient dans l'azur, car elles n'étaient point immobiles: l'air
qui les enveloppait et les illuminait communiquait à leurs con-
tours une sorte de vibration comparable à celle des sons dan-
la musique. Et comme la jeune femme, dans un vif élan
d'amitié, leur tendait les mains, elle fit choir la pèlerine que
Pierre Laval lui avait posée sur les épaules par précaution contre
le froid sans qu'elle s'en fût aperçue.: Il la ramassa et la lui
remit :
— Soyez prudente.
LA NUIT BLANCHE. 03
— Vous êtes gentil.
Et par gaminerie, se retrouvant dans sa claire enfance, elle
lui demanda :
— Dites-moi, Pierre, quand vous faites l'appel, il n'en
manque jamais une?
— Une quoi?
— Une montagne. Vous les connaissez toutes par leur nom.
Il lui prit la main et la serra tendrement :
— Je suis content, dit-il, que vous les connaissiez aussi.
Elles sont mes amies.
Ses amies I il en avait beaucoup. Elle les partagerait avec
lui. Cependant, comme ils entraient dans le Refuge Turin,
ayant pu lui procurer la seule chambre qui ne fût pas une sorte
de dortoir pour touristes, il l'y installa et lui adressa des
recommandations impératives :
— Vous allez mettre du linge sec, et sur le corps tout ce que
vous avez apporté : corsage, chandail, manteau. Car nous
aurons froid au coucher du soleil. Pour vos ablutions pas d'eau
chaude, parce que vous avez un coup de soleil sur la figure.
— Je dois être affreuse. Et moi qui me croyais en beauté.
Comme on se trompe 1
— Mais non, mais non. Vous êtes bien plus jolie avec cet
éclat. A Courmayeur, vous étiez jaune et verte.
— Dites donc...
Mais elle ne se fâcha pas. Elle avait pris en lui une confiance
absolue depuis la traversée du névé qui avait coûté la vie à un
guide de Chamonix amoureux d'une fille de Courmayeur. Et
tout à coup elle songea qu'elle était seule avec un jeune
homme, loin du monde, au sommet du monde. Un jeune
homme dont elle ne connaissait pas l'existence trois jours avant
et dont elle continuait d'ignorer à peu près tout. Elle y songea
et en éprouva, contrairement à son attente, une grande paix.
VI. — LES APPARITIONS
Ils avaient débarqué au Refuge Turin dans l'après-midi. Le
refuge était alors désert. Peu à peu il se remplit de caravanes
venues d'Entrèves ou de Chamonix : des Italiens, des Anglais,
et même une paire d'Allemands déjà réinstallés dans la défroque
verte du professeur Knatschké et disposés à prendre des air avan-
64 REVUE DES DEUX MONDES.
tageux que dissipa bientôt Pierre Laval rien qu'en les fixant avec
ironie. Quand Mme Lénard sortit de sa cabine, — sa petite
chambre boisée ressemblait à une cabine de paquebot, — fraîche
et luisante, mélancolique aussi à cause de son coup de soleil,
il l'entraina au pied du Grand Flambeau qui forme l'une des
parois du col, bien à l'écart, dans un coin repéré soigneuse-
ment. Là il étala sur la neige une couverture, fit asseoir la
jeune femme, s'assit à côté d'elle et lui tint ce langage :
— Vous êtes lasse. Goûtez la joie du repos sans penser. Nous
sommes ici à l'abri du vent. On peut vivre des heures à la mon-
tagne comme au bord de la mer, sans bouger, sans parler.
Alors vous connaîtrez que la fatigue est une chose divine.
Le sorcier avait deviné ce qu'elle ressentait. Elle était un
peu ivre, comme si elle avait bu d'un vin trop fort. Et c'était
bien cela : elle désirait de s'étendre, de s'étirer, de laisser les
minutes et même les heures couler sans songer à rien, de se
dissoudre dans toute cette neigé et ce bleu mêlés. Elle était
heureuse, complètement heureuse, d'un bonheur paisible, blanc
et pur comme l'horizon qui l'entourait, fait du sentiment de sa
victoire sur elle-même et sur la nature et plus encore d'une plé-
nitude inexprimable.
— On est bien chez vous, murmura-t-ellé.
Et, s'allongeant, elle plongea de ce bonheur dans le
sommeil...
— Rose, Rose, je vous en prie, réveillez-vous.
Elle entendait cette voix en rêve. Et comme la voix insistait,
elle se réveilla. Penché sur elle, Pierre Laval guettait ses pau-
pières closes, afin de cueillir leur premier regard.
— Eh bienl dit-il gaiment, vous en avez fait, un somme 1
— Combien de temps?
— Deux heures.
— Et vous?
— J'ai dormi aussi, moins longtemps que vous.
Ainsi avaient-ils reposé l'un près de l'autre, sur la même
couverture, comme deux compagnons d'armes après la bataille.
Elle sourit de plaisir.
— Et pourquoi m'avoir appelée?
— Parce que le soleil va se coucher. Cela ne se manque pas.
Venez.
LA NUIT BLANCHE. G
H
Déjà debout, il lui tendit la main pour l'aider a se relever,
et l'entraina au bord de la pente. En etîet, il eut été scandaleux
de manquer cela.
Les vallées et les pentes étaient déjà recouvertes d'ombre.
Seule, émergeait au-dessus de cette mer ténébreuse, comme une
escadre aux mats illuminés, l'assemblée des pics, des aiguilles
et des coupoles. La lumière qui les éclairait n'était plus cette
lumière égale de l'après-midi. Elle éclatait en gerbe comme un
feu d'artifice qui dévorait le bleu du ciel jusqu'au zénith. Elle
incendiait la neige, et quand elle heurtait quelque muraille nue,
le rocher s'embrasait comme un volcan. Toute la gamme des
jaunes qui va du vert à l'orangé, du jaune soufre au jaune
safran, toute la gamme des rouges, rouge sang, rouge feu,
pourpre, grenat, garance, carmin, capucine, chantaient sur
les cimes qui semblaient tressaillir et vouloir sortir du décor
pour s'avancer. Entre elles, se creusaient des sillons d'un bleu
glacé qui paraissaient, au contraire, s'enfoncer dans le sol, en
sorte que la hauteur des montagnes s'accroissait dans le cou-
chant.
Cependant, l'ombre impitoyable achevait à pas rapides son
ascension. Tour à tour, elle conquérait un sommet. Tour à tour,
elle réduisait ces forteresses en tlammes. Un instant le Mont-
Blanc, seul dans l'assemblée vaincue, garda sa couronne royale,
sa couronne d'or. Brusquement, elle lui fut ravie. Et ce fut,
dans le monde des Alpes, l'immobilité soudaine d'un cortège
voilé, portant le deuil de la lumière.
— J'ai froid, murmura Mrae Lénard qui avait suivi de tous
ses yeux et de toute son âme le spectacle magnifique et dou-
loureux.
Pierre Laval avait prévu cette impression subite et déjà,
pour la seconde fois, il avait posé sa chaude pèlerine sur les
épaules de la jeune femme. Il la vit si désolée qu'il la consola :
— Ne pleurez pas. Il reviendra.
— Qui?
— Le jour.
— Je le sais bien, mais c'était si triste de le voir partir
tout à l'heure. Il aurait dû au moins rester sur le Mont-Blanc.
— N'est-ce pas? Il n'est pas son maître. Personne n'est son
propre maître. Mais vous le verrez revenir : c'est encore plus
beau. Et maintenant, allons dîner.
TOME LXV. — 4,021. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Il l'entraîna à l'intérieur du refuge. Il avait retenu leurs
Jeux places à l'extrémité de la table commune, afin de s'isoler
avec elle des autres caravanes. A côté d'eux on parlait toutes
les lafigues : l'anglais, l'allemand, l'italien. Dans celte cabane
de bois perdue parmi les neiges, des rivalités, des inimitiés na-
tionales se faisaient jour. On leur servit une soupe aux lentilles
qu'elle estima délicieuse :
— Moi qui détestais les lentilles 1
— Ici tout chance.
Puis, ce furent des pommes de terre bouillies avec du
beurre, du bœuf en daube assez dur, et une compote de fruits.
Le tout fut déclaré parfait. C'était la détente après l'effort, ce
bien-être qui suit le bon usage des muscles. II la regardait
manger, boire, rire, rire surtout, — et quel rire d'enfant, cris-
tallin, frais, ingénu 1 — avec des yeux où elle lisait, — car elle
avait appris à lire dans les yeux des hommes, — une prière,
une imploration. Timidement presque, il lui demanda au
dessert :
— Que ferez-vous demain?
— Eh bienl mais je redescendrai. Il faut bien redescendre.
— Oui, convint-il avec mélancolie : on finit toujours par
redescendre. C'est cela qui est triste.
— Mais vous-même, vous n'allez pas rester ici.
— Je suis attendu au Montanvert. Venez avec moi. Il y a
une belle traversée de crevasses et de glaciers.
Il lui offrait des glaciers et des crevasses comme ses dan-
seurs lui offraient à Paris des petits fours ou du Champagne.
Elle soupira :
— Mon mari doit venir me rejoindre un jour prochain à
Courmayeur.
— C'est vrai : vous êtes mariée.
Elle songea qu'elle l'avait bien oublié et trouva sans l'avoir
cherché ni voulu le moyen de rougir jusque sous le coup de
soleil qui lui empourprait le visage, comme si elle naissait à
une pudeur nouvelle. Déjà remise de son trouble, elle lui de-
manda à son tour :
— Et vous?
— Moi aussi. Comme tout le monde.
Et à son tour il rougit. En vain s'était-il efforcé de prendre
un air bien parisien en ajoutant : comme tout le monde.
LA NUIT BLANCHE. 67
Derrière sa mine contrainte et sa confusion involontaire, elle
imagina promptement un ménage tendre dont elle envia le
bonheur, tant il portait de franchise sur les traits, tant il pa-
raissait peu doué pour les complications et les petits mensonges
quotidiens de l'adultère, mais sait-on jamais? Et dans un be-
soin de confidence, elle dit encore :
— J'ai une petite fille.
— Moi aussi. Mais je n'ai pas vu la vôtre à Courmayeur.
Découvrit-elle un blâme dans celte simple constatation? Elle
se sentit incontinent bourrelée de remords:
— Je la laisse beaucoup trop avec sa gouvernante. Je ne le
ferai plus. Je vous le promets.
Elle s'excusait comme une enfant prise en faute, quand il
n'avait ni le droit ni même la pensée de lui adresser un
reproche. Mais aussitôt, avec ce ressort que lui donnait l'habi-
tude de la lutte sentimentale et du flirt, elle pratiqua l'offen-
sive : -
— Mais, vous-même, quand on a femme et enfant, on ne
monte pas sur l'Aiguille Verte.
— Oh 1 oh 1 petite Rose, qui vous a chargée de me mori-
géner ?
— Mon amitié.
Il semblait qu'à une telle altitude, il n'y eût plus ni liens
ni obligations. Et ne venaient-ils pas maladroitement de se rap-
peler tous deux les leurs? Subissaient-ils la secrète influence de
ce Monde Blanc qui exige de ses visiteurs la vérité ?
Il lui proposa de sortir du refuge pour contempler les mon-
tagnes au crépuscule :
— Elles auront changé encore. Mais laissez-moi vous mettre
ce chàle sur les épaules, par-dessus ma pèlerine. Car vous serez
surprise par le froid.
— Comme vous avez soin de moi, Pierre I Merci.
En effet, la nuit n'était pas venue, et même il parut à
Mme Lénard que l'horizon s'était éclairci depuis le coucher du
soleil. Des violets et des verts oubliés par l'or du jour traînaient
sur les pentes de neige, bordaient le contour des cimes. Mais les
montagnes étaient devenues plus lointaines, plus inaccessibles.
Quelques étoiles de peu d'éclat piquaient le milieu du ciel,
s'éteignaient sur ses bords. Ce qu'il y avait d'étrange, d'inouï,
de prodigieux, c'était la paix nocturne. Il semblait que la
68 BEVUE DES DEUX MONDES.
moindre parole eût été sacrilège. Et ce fut à voix basse, comme
dans une église, que Mme Lénard demanda :
— Qu'est-ce qu'on entend dans ce silence ?Cela parait venir
de si loin, de si basl
— C'est la vallée qui se rappelle à nous. C'est le torrent.
C'est la Doire.
— On voudrait ne rien entendre, pas même cela. Ici tout
s'oublie. Cette paix est si purel Je n'ai jamais vécu de nuits
pareilles. On a envie de prier.
— Oui, répéta-t-il, on a envie de prier. J'ai connu d'autres
nuits, plus religieuses encore.
Il avait parlé comme pour lui-même. Elle désira d'en savoir
davantage :
— Lesquelles? Oh I dites-le moi...
— C'est un secret.
— Ne suis-je pas votre amie?
— Oui, vous pouvez comprendre. Vous avez vu des blessés,
vous avez senti la guerre. Je pensais à mes nuits de Verdun,
toutes déchirées par les éclairs des batteries et par les fusées,
toutes sanglantes et douloureuses, où la mort nous accompagnait,
où l'on connaissait une sorte d'exaltation sombre dont on ne
savait pas si elle venait d'un amour décuplé de la vie ou de
l'acceptation de mourir.
Elle lui prit la main.
— Vous avez vécu cela, Pierre !
— Oh ! comme tout le monde. Ce qui en reste, c'est le sou-
venir d'un abîme sur quoi l'on s'est penché. Un abîme si pro-
fond que nous devions être, par contraste, sur un sommet.
— Comme ici.
— Oui, comme ici. Nous avions atteint le sommet de nos
sentiments, de notre volonté. Vous voyez, Rose, à quoi l'on
pense à la montagne.
— Vous avez de la chance, répondit-elle, de pouvoir penser
à cela.
Elle aurait souhaité d'évoquer de tels souvenirs, tout au
moins des souvenirs d'amour. Les siens lui paraissaient si ché-
tifs, si mesquins! Elle les jetait à la vallée, au torrent, à la
Doire. Elle redevenait une jeune fille qui n'a pas encore aimé,
qui n'est pas sûre de ne pas aimer déjà.
Puis la nuit s'alourdit et les étoiles se prirent à briller,
LA NUIT BLANCHE. 69
suspendues comme des lampes et rapprochées. Pierre Laval lui
cita leurs noms, de beaux noms étranges et énigmatiques.
— A Belloy-en-San terre, ajouta-t-il, peu avant les assauts de
juillet 1916, mon régiment avait pour voisin la Légion étran-
gère. Là j'ai connu un poète américain, Alan Seeger, qui vivait
à Paris avant la guerre et qui, pour défendre son pays adoptif,
./était engagé. Un garçon bizarre, tantôt sombre, et tantôt d'un
enthousiasme lumineux. Une nuit, il me montra la Grande
Ourse au-dessus de notre tranchée : « N'éprouvez-vous pas, me
dit-il, une sorte de camaraderie avec les étoiles? » Peu après, il
fut tué. A la montagne, sa parole me revient. On ressent une
sorte de camaraderie avec les étoiles. Ne trouvez-vous pas?
Cependant il s'aperçut qu'elle tremblait toute et même
qu'elle claquait des dents.
— Ah! je l'avais prévu, Rose : vous avez froid. Il faut rentrer.
— La nuit est trop belle. Encore quelques instants. Montrez-
moi encore là-haut quelques-uns de nos camarades?
— Ce serait imprudent. Je vous en prie.
— J'obéis : ne vous fâchez pas. Vous voyez comme je vous
écoute.
Il la conduisit à sa chambre. Elle y pénétra la première»
mais resta sur le seuil comme pour en défendre l'accès. Ils
étaient face à face, les yeux dans les yeux. Elle revit dans le
regard de son compagnon, de son camarade, lajprière, l'implo-
ration qu'elle y avait déjà surprise. Pourquoi, dans cette nuit
divine, avait-il tenu des propos quasi sacrés, qui lui avaient res-
titué à elle, — pour combien de temps? — un cœur intact, une
âme neuve, un corps pudique? Elle aurait pleuré volontiers du
trouble qu'elle ressentait et qui était plus délicieux que toutes
les caresses. Au lieu de pleurer, elle sourit :
— Embrassez-moi, dit-elle, comme une sœur.
Elle lui tendit la joue, qu'il effleura d'un baiser craintif. Le
sentiment qu'il éprouvait, lui aussi, lui rendait les timidités de
l'adolescence, qu'un trop grand désir de bonheur agite et para-
lyse ensemble. Et c'est ainsi qu'ils se séparèrent.
VII. — SUITE ET FIN DES APPARITIONS
A la lueur de la bougie piquée dans une bouteille et posée
sur la modeste table de toilette en sapin, elle avait noué pour la
70 REVUE DES DEUX MONDES.
nuit ses cheveux, — ses beaux cheveux de la couleur des châ-
taignes mûrissantes quand un rcllet d'or y persiste, — et non
sans mérite, à cause de l'exiguïté de la glace. Déjà, elle avait
quitté ses molletières et ses bottines cloutées pour les remplacer
par de toutes petites mules extraites de la mince valise. Cepen-
dant, elle ne pouvait se décider à achever de se déshabiller,
comme si tout l'inconnu de celle chambre boisée l'effarouchait.
Fut-ce de crainte qu'elle tressaillit quand elle entendit craquer
le plancher et doucement frapper à sa porte?
— Entrez, dit-elle sans aucune hésitation.
Pierre Laval entra, le visage égaré, comme un somnambule,
et s'excusant :
— Je ne vous ai pas effrayée ?
— Oh 1 non, assura-t-elle avec son sourire ambigu. Je vous
attendais.
— Vous m'attendiez?
Il entrait comme un malfaiteur encore mal accoutumé aux
effractions, et on l'attendait. Comme il connaissait peu les
femmesl Mais qui les connaît? Déjà elle s'expliquait posé-
ment :
— Oui. N'avons-nous pas déjà dormi ensemble, cet après-
midi, sur la môme couverture ?
Il y avait un précédent : pourquoi n'y avait-il pas songé?
Pendant que cette déclaration le bouleversait, elle continuait :
— Et puis j'ai peur dans celle baraque. La porte n'a ni clé
ni verrou. Tout le monde peut entrer comme dans un moulin.
Ces Italiens, ces Anglais, ces Allemands. Vous me voyez d'ici
en face de ces nations diverses, en face d'un Boche. J'aime
mieux que ce soit vous.
Elle plaisantait. Comment pouvait-elle plaisanter dans une
circonstance si grave, où leur bonheur se jouait ? Voici qu'après
l'avoir rassuré, elle le déconcertait. Il essaya de sourire comme
elle :
— Oui, je ne pouvais fermer l'œil là-haut dans notre dortoir.
Ce Boche que vous redoutiez ronfle comme un tonnerre. C'est
une musique désagréable. Alors...
— Alors vous voilà.
Mais il ne put garder le ton debadinage qu'elle avait adopté,
peut-être pour se dissimuler à elle-même son émoi.
i — Rose, petite Rose, mon amie, ne parlez plus de cet air
LA NUIT BLANCHE. 11
détaché. La nuit que nous vivons est incomparable, ne le com-
prenez-vous pas? Ces heures qui nous sont données, ces heures
uniques, n'allons pas nous les g;Uer. Nous sommes seuls, loin
du monde. Là dessous, a Courmayeur, je puis bien vous le
révéler maintenant, je ne vous distinguais pas de vos com-
pagnes. Vous étiez toutes pour moi de ces petits êtres frivoles
et falots, compliqués et absurdes, comme on en rencontre des
tas à Paris ou aux bains de mer. Je ne vous estimais pas digne
de la montagne. Je pensais bien vous laisser en chemin, me
retrouver sur les hauteurs dans ma chère solitude. Les autres
ne sont pas allées jusqu'au bout, mais vous, vous êtes venue.
Et j'ai vu briller dans vos yeux la flamme de vie que j'adore
parce qu'elle ne trompe pas. Maintenant je sais qui vous êtes.
Maintenant je vous connais, et tout ce qu'il y a en vous de fort
et de sensible. Nous ignorons ce que sera demain. Mais cette
nuit est a nous, n'est-ce pas? Elle sera le sommet de nos deux
vies.
Elle l'avait écouté, le corps tendu comme une tige de fleur
vers le soleil. Et quand il se tut, elle se cacha la tète dans les
mains. Interdit, comme il la regardait, il crut entendre un
sanglot.
— Vous pleurez, Rose. Pourquoi pleurez-vous?
Elle releva son visage en larmes et tenta de sourire encore :
— Je ne sais pas pourquoi je pleure, mon ami. Oui, cette
nuit est unique. Oui, elle sera le sommet de ma vie. Et vous
avez raison: il ne faut pas la gâter. Je vous aurai donné ce
qu'il y a en moi de meilleur, ce qui est au-dessus de moi dans
mon existence actuelle, ce que je ne retrouverai peut-être
jamais : tout un désir passionné d'aimer sans mensonge, dans
la loyauté et la vérité, dans la paix.
— Vous m'aurez donné, Rose... Vous ne m'avez rien donné
encore.
— Ohl si, mon ami.
— Ce n'est pas assez.
— Je ne suis qu'une pauvre petite femme dont vous ignorez
les misères et vous m'avez apporté un trouble inconnu, que je
préfère à tous les autres.
Cependant il l'avait prise dans ses bras avec précaution,
comme un objet fragile que des mains inexpertes redoutent de
briser, et déjà elle ne se défendait plus que mollement, bien
72 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle gardât au coin des lèvres une moue de tristesse et
qu'elle tremblât comme si elle avait peur, quand tout à coup
la chambre, où vacillait la lueur de la bougie, fut envahie d'un
Ilot de clarté blanche comme si le bras d'un lointain projecteur
avait découvert la fenêtre.
— Oh! quelqu'un! s'écria-t-elle, comme si celte lumière
annonçait une présence.
Il cessa de l'étreindre, vint à la croisée et la rassura :
— C'est la lune qui se lève.
Il souilla l'inutile bougie et voulut reprendre sa place auprès
d'elle. Mais elle s'était levée et regardait à son tour l'extraor-
dinaire paysage nocturne que livrait la fenêtre sans persienne.
La lune s'était brusquement détachée d'un épaulement des
Aiguilles Marbrées qui la dissimulait. Elle se balançait, presque
entière, dans un air si pur qu'il laissait plus d'espace entre elle
et les étoiles, qu'entre elle et la montagne. Ses reflets s'allon-
geaient sur les glaciers et les névés comme sur les eaux de la
mer, et cette blancheur immatérielle des neiges s'animait sous
la coulée d'argent qui lui tombait du ciel, scintillait comme un
prodigieux lac de diamant. Une à une, les cimes reprenaient
leur place et leur nom dans l'assemblée que les ténèbres avaient
tenté de disperser. Et c'était comme une assemblée de vierges
convoquées pour quelque mystérieux office. La jeune femme,
elle-même enveloppée de toute cette lumière pâle comme d'un
voile transparent, changeait de visage et de forme, prenait un
aspect d'apparition à quoi l'on n'ose plus toucher, de crainte
qu'elle n'achève de se dissiper.
Comme il tentait sans confiance de lui prendre la main, elle
n'eut même pas à le repousser :
— Maintenant il est trop tard. Elles sont là, toutes vos amies.
— Mes amies?
— Oui, les montagnes. Faites l'appel : il n'en manque pas
une. Elles nous regardent.
Il essaya de revenir au badinage pour rompre l'enchante-
ment dont il avait été lui-même l'initiateur :
— Elles sont discrètes.
— Chut ! Elles sont sévères. Et si pures, et si blanches !
Elles ont l'air de premières communiantes. C'est trop beau. Je
n'aurais jamais cru. Ne bougez pas. Ne dites rien. Laissez-moi
appuyer ma joue à votre épaule. Là, je suis bien. xMainte-
LA NUIT BLANCHE. 13
nant dormons, comme cet après-midi sur la même couverture.
Elle était si fatiguée de sa longue marche de la journée, si
lasse et brisée de toutes ces émotions imprévues, qu'elle ne
tarda pas à s'endormir en effet. Quand il sentit le poids de la
chère tête s'aggraver, il la souleva doucement, cueillit le corps
immobile avec d'infinies délicatesses, le posa sur le lit, le
recouvrit de châles et de manteaux pour le garantir du froid, et,
s'asseyant sur une chaise, il veilla sur le sommeil du petit cama-
rade qui se confiait à lui.
Ses blanches amies les montagnes le regardaient par la
croisée. La lune semblait courir, libre, dans l'étendue diaphane.
C'était une nuit nuptiale...
A des indices que seuls relèvent les chasseurs et les monta-
gnards, il distingua les approches du jour. Ces indices, pourtant,
étaient malaisés à reconnaître, parce que la lune descendait
lentement à l'horizon et n'aurait pas achevé sa course quand le
soleil paraîtrait. Il hésita longtemps dans son dessein, jusqu'à
ce qu'il eût acquis une certitude. Alors il se hâta de réveiller la
jeune femme, mais avec un respect nouveau :
— Madame, madame, je vous en prie.
Elle ouvrit lentement les yeux :
— Qu'y a-t-il? Oh! vous êtes là.
— Le jour va venir. Il faut vous lever et sortir avec moi.
— Est-ce bien nécessaire?
— C'est indispensable.
Il parlait avec autorité, il commandait. Elle n'essaya pas de
lui résister. Il l'aida à se rechausser. Il la couvrit de châles à
cause du froid et il l'entraîna.
— Mais c'est encore le clair de lune, soupira-t-elle avec le
regret d'avoir été arrachée au bon sommeil.
— Non, non, c'est bien le jour.
Les pâles transparences de l'atmosphère d'argent paraissaient
agitées d'un long frisson. Derrière les murailles violettes des
montagnes éloignées, se tramait quelque chose d'inusité et
de mystérieux qui se rapprochait, qui ne tarderait pas à se révé-
ler. Le monde immaculé en avait le pressentiment et se recueil-
lait dans l'attente. Et soudainement une flèche d'or, partie d'un
arc invisible, atteignit la cime du Mont-Blanc, dont les neiges
saignèrent comme une chair vivante. Le Roi des Alpes avait,
74 REVUE DES DEUX MONDES.
retrouvé sa couronne. Mais l'invisible archer tirait sans relâche,
et tous les sommets, comme ces ilamboaux des églises que relie
un cordon lumineux, s'allumèrent un à un il de courts inter-
valles. L'Aiguille Noire de Péleret rougit son fer de lance. Les
Grandes Jorasses échauffèrent leur paroi. La Dent du Géant
pointa, sanglante, dans l'azur dore. L'incendie gagna de proche
en proche, et les glaciers prirent dus teintes d'amandiers en
llcurs. La lumière se promenait dans les vergers célestes. Alors
Sa Majesté le Soleil parut, et toutes les montagnes énamourées
tremblèrent de plaisir, tandis que la lune outragée se dissolvait
au couchant.
Mme Lénard, bouleversée par la nouveauté du spectacle,
avait glissé tendrement ses doigts entre ceux de Pierre Laval.
Mais quand il tourna vers elle son visage illuminé, elle ne
retrouva plus le timide suppliant de la nuit.
— Vous êtes contente d'avoir été réveillée, lui dit-il avec un
air triomphant.
— Oh 1 mon ami.
Et redevenu chef d'expédition, il décida :
— Nous allons déjeuner. On se lève matin dans les refuges
et le café doit être prêt. Après quoi, nous nous séparerons.
— Nous séparer?
Elle s'y attendait bien, mais eût souhaité de l'apprendre
avec plus de ménagements et moins de désinvolture. Ne lui
appartenait-il pas, à elle, de provoquer celte séparation?
— Oui. Petilgas, le guide, vous reconduira à Courmayeur. Il
est sûr et je puis vous confier à lui.
— Et vous?
— Je descendrai seul au Montanvert.
— Seul? N'est-ce pas imprudent? Raccompagnez-moi jus-
qu'au pavillon du mont Fréty. Là, je trouverai bien quelque
caravane venue de la vallé !.
— Non. C'est ici qu'il faut nous dire adieu.
— Ici : oui, vous avez raison.
Et comme ils regagnaient la cabane, elle se pencha genti-
ment vers lui pour lui dire avec son sourire ambigu :
— Tout de même, vous avez passé la nuit dans ma chambre,
monsieur.
Il la regarda jusqu'au fond des yeux, et elle fut surprise de la
clarté de son regard :
LA NUIT BLANCnÉ. 75
— Nous n'étions pas seuls, madame. Il y avait toutes nos
amies qui vous gardaient.
— Oui, c'est un pays d'apparitions. Elles m'ont presque trop
bien gardée...
Un peu plus tard, comme il était décidé qu'il partirait le
premier, elle l'accompngna jusqu'à l'endroit où la ponte s'in-
cline vers le glacier du Géant.
— Oui, dit-elle toute en larmes, vous disparaîtrez comme le
génie de la montagne. Peut-être ne vous reverrai-je plus.
— Ne souhaitons pas de nous revoir.
— C'est vrai : ne souhaitons pas de nous revoir. J'ai l'im-
pression d'avoir vécu dans une légende. Ces neiges, c'est d'une
blancheur contagieuse. Adieu, mon ami. Ne regrettez-vous
rien?
— Je ne regrette rien, petite Rose. Ce que vous m'avez
donné de vous, d'autres ne me le prendront pas.
— - Ohl non. Adieu, mon cœur.
Et il se jeta dans la descente, non sans se retourner deux ou
trois fois, pour apercevoir le petit tricorne en bataille qui se
détachait en sombre sur le col...
Quand elle reparut à Courmayeur, le premier soin do
M™6 Lénard fut de faire table à part à l'hôtel avec sa fille
retrouvée.
— Songez donc, racontent ses anciennes amies, elle n'ose
plus se montrer : elle s'est affichée au Refuge Turin avec un
jeune homme.
Mais quand on lui demande ses impressions sur le Col du
Géant, elle répond à peu près comme Maria Paradis à son
retour du Mont-Blanc :
— Là-haut, eh bien I c'est tout blanc, le jour el la nuit,
dehors et dedans...
Henry Bordeaux.
LE
20e CORPS A MORHANGE
(20 AOUT 1914)
M. le maréchal Foch nous adresse la lettre suivante, que nous
nous empressons d'insérer :
Trofeunteuniou, le 5 août 1921.
Monsieur le directeur et cher confrère,
La Revue des Deux Mondes, dans son numéro du 1er août et
sous la signature de M. Victor Giraud, présente le 20e corps
d'armée et son chef, à la bataille de Morhange de 1914, sous
un jour contraire en certains points à la réalité.
« Le 20 (août) à l'aube, emporté par sa fougue, est-il écrit,
ie commandant du 20e corps lance la 39e division à l'attaque
des hauteurs de Marthil-Baronville, découvrant son flanc
gauche. A 4 heures du matin, un formidable orage d'artil-
lerie lourde s'abat sur les troupes françaises, et peu après,
tout le IIIe corps bavarois, dévalant des bois, se rue à l'assaut.
En une demi-heure, la 39e division, en dépit de tout son
héroïsme, est bousculée, et à 8 heures, elle est en pleine retraite,
entraînant dans son mouvement la 11e division; presque tous
ses chefs de corps sont hors de combat, et elle a dû laisser aux
mains des Bavarois les deux tiers de son artillerie divisionnaire.
Découverte par la retraite du 20e corps, vivement pressée par
les Allemands, la 68e division de réserve se replie à son tour.
Quant aux 15e et 16e corps, leur offensive a été relardée par le
LE 20e CORPS A LA BATAILLE DE MORHANGE. 71
brouillard. Attaqués par des forces très importantes, fort
éprouvés par l'artillerie lourde allemande, ils rétrogradent
eux aussi défendant pied à pied le terrain et se dégageant, sur-
tout le 16e corps, par de vives contre-attaques.
« C'est un grave échec dont les causes stratégiques et tactiques
sont multiples et complexes, mais dont il s'agit de limiter les
elîets, en attendant de le réparer. A 10 heures 30, le général de
Castelnau donne à toutes ses troupes l'ordre de se retirer par
échelons... »
A lire ces lignes, l'insuccès et la retraite du 20e corps au-
raient décidé du sort des autres corps d'armée, auxquels la
fortune se montre moins sévère dans le récit. Son échec aurait
entraîné celui de l'armée, fixé définitivement l'issue de la ren-
contre et motivé l'ordre de retraite lancé à 10 heures 30 par le
commandant de l'armée.
L'histoire documentée fera connaître un jour les causes stra-
tégiques et tactiques comme aussi les erreurs morales qui ont
présidé à la conduite des événements. Dès aujourd'hui, certaines
erreurs matérielles du récit sont à rectifier :
« La 39P division lancée à l'aube à l'attaque des hauteurs
de Marthil-Baronville. » Erreur, disons-nous.
Lorsque a 4 heures, dans la matinée du 20, l'attaque alle-
mande part avec la violence exposée, la 39e division n'a encore
engagé aucune entreprise offensive. Elle continue de tenir les
positions conquises la veille et qui étaient les objectifs assignés
à sa marche de ce jour, notamment le signal de Marthil. Elle
commence ses préparatifs pour agir, mais pas avant 6 heures.
Franchement devancée, elle se trouve de suite engagée dans
une puissante action dont l'ennemi a pris l'initiative. A la
guerre, on est toujours deux. C'est l'attaque qu'elle a à rece-
voir, au lieu de la lancer comme il est écrit. Sa situation est
l'inverse de celle que lui fait l'écrivain. Comment s'en retire-
t-elle?
« A 8 heures, elle est en pleine retraite, entraînant dans
son mouvement la 11e division, » est-il écrit encore. Erreur,
disons-nous de nouveau :
A 8 heures, en réalité, la division a été éprouvée, oui, mais
elle est établie à la lisière Nord de la foret de Château-Salins; elle y
78 REVUE DES DEUX MONDES.
restera jusqu'après midi ; elle lient la ligne de Château-Brehain,
Brehain, Achain; elle est en liaison étroite avec la 11e division
toujours à Pévange, un de ses objectifs de la veille. « En pleine
retraite? » Non. Au 20e corps on ne bat en retraite que sur des
ordres formels. Pour qui a vu les troupes, ce jour-là notamment,
cet esprit y règne de haut en bas. En fait, la 39e division ne
quittera la corne Nord de la forêt de Château-Salins qu'à midi
45; et de même, la région avoisinante des localités ci-dessus
indiquées. Mais à ce moment, les ordres de retraite sont depuis
longtemps partis d'en haut, et l'ont touchée.
Quant à la 11e division qui aurait été entraînée dans ce mou-
vement de retraite, toujours dès 8 heures, l'erreur est aussi
complète. Elle tient dans la matinée les positions gagnées la
veille et se maintient toute la journée sur les hauteurs qui h s
dominent : hauteurs Sud d'IIabondange et de Conlhil-Riche,
Lidrequin et Haut de Koking. Bien plus, de ces derniers points
elle aspire et se prépare à répondre aux appels de l'armée for-
mulés dès 7 heures, répétés à 8 heures 15, d'attaquer vers
Lidrezing pour dégager le 15e corps. Car ce corps d'armée
contre-attaque sur tout son front depuis la région de Bideffstrofl"
jusqu'à la lisière Sud-Est de la forêt de Bride et Koking est dans
une situation critique. Il est demandé par l'armée au 20e corps,
à 8 heures 15, « d'attaquer immédiatement vers Lidrezing pour
enrayer l'offensive ennemie et dégager le 15e corps. »
La 11* division ne quittera celle région que dans la soirée,
et avec ses arrière-gardes dans la nuit, après l'exécution du
repli ordonné à la 39e division. C'est toujours sur un ordre
qu'elle se repliera et dans une tenue parfaite.
« Découverte par la retraite du 20e corps, vivement pressée
par les Allemands, la C8e division de réserve se replie à son
tour, » est-il encore écrit dans le récit de la matinée du
20 août. Nous avons vu ce qu'était la retraite du 20e corps. Il
n'y en avait pas. Jusqu'à midi 45, il tient la forêt de Château-
Salins, y compris sa corne Nord; par là, il couvre toujours le
flanc droit de la 68e division de réserve. Quand il se replie dans
l'après-midi, par ordre supérieur, la G8e s'est déjà repliée.
En résumé, le 20 août 1914, à midi, le 20e corps esl en état
physique et moral de résister à l'ennemi et de l'arrêter, si on
LE 20e CORPS A LA DATAILLE DE MORHANGE. 19
le lui demande. De plus rudes épreuves devaient, au cours de la
guerre, montrer tout son pouvoir de résistance. Sa retraite, ce
jour-là, est donc l'effet et non la cause de l'ordre de l'armée
de 10 heures 30. Il ne m'appartient pas de dire de quelles
considérations cette décision résultait. Elle ne pouvait, en
aucun cas, sortir de la situation ou de l'attitude du 20e corps.
Quant au chef du 20e corps « emporté par sa fougue » et
lançant à l'aube la 39e division à la prétendue attaque des hau-
teurs et devenant ainsi une des causes de tout le désastre, on a
vu qu'il n'avait rien lancé.
Pas davantage, on ne trouverait trace de cette fougue incon-
sidérée dans ses ordres au 20e corps, malgré les invitations
formelles du commandement supérieur.
Celui-ci prescrivait en effet, le 18 août, dans une instruc-
tion générale :
« L'ennemi cède devant nous : en particulier, il a abandonné
Sarrebourg et Château-Salins.
« Dans l'intérêt général, il faut le poursuivre avec toute la
vigueur et toute la rapidité possibles.
« Le général commandant la 2e armée compte sur l'énergie,
sur l'élan de tous pour atteindre ce résultat.
« Il invite les commandants de corps d'armée à inspirer à
leurs troupes cet état d'àme différent de l'esprit de méthode
qui s'impose vis-à-vis d'organisations défensives préparées.
« Dans ce même ordre d'idées, les éléments lourds, qui retar-
dent la marche, seront rejetés en queue des colonnes, jusqu'au
moment où leur entrée en action deviendra nécessaire. »
Commandant du 20e corps à cette date, je dois aujourd'hui
à son honneur, à son splendide passé, à ses glorieux drapeaux,
de ne pas en laisser approcher l'ombre d'une tache, sous la
forme d'un récit inexact, ni de lui laisser attribuer un renver-
sement dans la direction des opérations que rien ne justifie de
sa part.
Recevez, Monsieur le directeur et cher confrère, l'assurance
de mon entière considération.
Maréchal Focn.
IMPRESSIONS DE BERLIN
Qui voudrait soutenir aujourd'hui que la paix, à laquelle
nous sommes parvenus au prix de si grands sacrifices, est vrai-
ment adéquate a la guerre ? Qui oserait nier que nous sommes
inquiets pour l'avenir, et qu'il ne nous est pas facile, malgré notre
victoire, d'avoir des « âmes de vainqueurs? » Les difficultés
grandissent. Nous ne saurions nous donner trop de peine pour
comprendre les périls auxquels nous pouvons être exposés demain .
Ayant longuement étudié, avant la guerre, les transforma-
tions économiques et sociales de nos redoutables voisins, j'ai
cherché, à plusieurs reprises, depuis la fin des hostilités, à me
rendre compte des changements qui se sont produits en Alle-
magne; j'ai cherché surtout à entrevoir ce que nous pouvons
pressentir pour un jour prochain. Je voudrais communiquer
aux lecteurs de la Revue quelques-unes de mes impressions et
leur dire quelles sont mes craintes.
*
* *
Les premiers voyages que j'avais entrepris après l'armistice
m'avaient fait croire que les idées particularistes (et le particu-
larisme a été longtemps pour l'Allemagne une tradition) allaient
reprendre quelque force. N'était-ce pas une nouvelle Allemagne
politique qui paraissait vouloir s'édifier sur les ruines de l'Em-
pire ? Ce n'était qu'une illusion : l'idée d'unité s'est au contraire
affirmée de nouveau. Le nombre est minime de ceux qui parais-
sent aujourd'hui sympathiques aux idées séparatistes, ou qui
du moins osent le dire. Le nombre est minime également de
ceux qui, en faisant quelques réserves sur la Prusse, ont le
courage de dire que c'est elle qui a entraîné l'Allemagne dans
une voie fausse, que c'est elle qui est la véritable cause de sa
IMPRESSIONS DE BERLIN. SI
défaite. L'œuvre de Bismarck semble, à cet égard, plus solide que
jamais. L'adroite propagande qui a été faite par les Prussiens de
Berlin pour fortifier dans les différentes parties de l'Allemagne
le sentiment de la solidarité nationale a été couronnée de succès.
Et c'est, hélas! en attisant la haine à notre égard qu'ils sont
parvenus à ce résultat. « Ce sont les Français, ont-ils dit, qui
sont cause de la détresse actuelle. C'est par l'union étroite de
tous les Allemands que nous parviendrons à nous dégager de
l'abominable traité qu'on nous a imposé. Evitons donc avec soin
tout ce qui pourrait nous désunir. »
Cette propagande a été d'autant mieux accueillie que l'Al-
lemagne avait éprouvé beaucoup de déceptions. La révolution
du mois de novembre 1918 avait fait concevoir des espérances
qui ne se sont pas réalisées. « C'est une ère nouvelle, qui va
commencer, dirent alors ceux qui s'emparèrent du pouvoir,
ère féconde qui amènera de grandes améliorations. La « socia-
lisation » ne peut manquer d'avoir d'heureux effets; nous ne
tarderons pas à reprendre dans des conditions économiques
st sociales meilleures l'œuvre que la guerre a interrompue. »
Et comme la situation des classes populaires a empiré, celles-ci
tournent contre nous toute l'aigreur qui est la conséquence de
leur contrariété : la France seule aurait empêché la reprise
de la vie économique. « Vous voulez nous étrangler, me disait
il y a quelques jours un vieux savant, qui avait entretenu jadis
de bonnes relations avec les savants français. Vous vous obs-
tinez à ne pas comprendre que, pour guérir toutes les blessures
qui ont été faites, il faut accepter l'idée d'une reprise générale
de la vie économique. N'est-il donc pas nécessaire que l'Alle-
magne s'enrichisse, pour qu'elle puisse vous donner les milliards
que vous lui réclamez? Votre conduite est odieuse. Jamais
peuple n'a été traité comme nous. » — « La paix de Versailles,
me disait de son côté un historien distingué, est le plus grand
crime qui ait été commis dans l'histoire de l'humanité. »
*
* *
De toutes les questions qui méritent aujourd'hui de fixer
l'attention des enquêteurs, il n'en est pas de plus grave que la
question de la « responsabilité. » Beaucoup d'Allemands se don-
nent une peine incroyable pour prouver à leurs compatriotes
d'abord, aux autres nations ensuite (c'est heureusement plus
TOME LXV. — 1921. 0
82
REVUE DES DEUX MONDES.
difficile), que le peuple allemand n'est responsable ni de la
guerre ni de ses conséquences. « Nous prouverons, m'affirmait,
il y a peu de jours, le professeur Ilœniger, à l'aide des documents
qui ont été trouves soit sur le front russe, soit en Belgique et
sur le front français (il m'a parle notamment de documents qui
auraient été découverts au fort de Moronvilliers), que l'Alle-
magne a été victime d'un guet-apens. Nos diplomates ont pu
commettre des erreurs, nous sommes innocents. » L'immense
majorité des Allemands est aujourd'hui convaincue que la
guerre a été une « guerre de défense. » « Si l'Empereur a
déclaré la guerre, m'a-l-on maintes fois répété, c'est parce qu'il
savait bien que nous allions être attaqués; ce n'est pas celui
qui déclare la guerre qui est le véritable auteur du conflit. »
L'Allemagne sent combien il est important pour elle de
faire admettre que, si ses diplomates ont été maladroits ou ont
commis des erreurs (on ne les défend guère), le peuple du
moins est innocent. « A quelque parti politique que nous appar-
tenions, nous devons, dit Slreseman, entreprendre une cam-
pagne acharnée pour montrer que notre bon peuple n'est pas
coupable. » Partant de là, on déclare que l'Allemagne ne doit
pas être « punie. » C'est une monstruosité de parler de châti-
ment. Le traité de Versailles, fondé sur l'idée de la culpabilité
de l'Allemagne, ne peut être respecté.
Et de môme que les Allemands déclinent toute responsabi-
lité, ils se refusent aussi à accepter l'idée de « regret. » « Nous
n'avons rien à regretter, » m'a déclaré avec aigreur le professeur
Ulrich Stutz, juriste estimé, directeur de la Fondation Savigny.
Et comme je disais h. un de ses collègues que nous nous
serions montrés moins défiants si nous avions pu constater
l'existence en Allemagne d'un sentiment de contrition pour le
passé et de ferme propos pour l'avenir : u Eh quoi! me répon-
dit-il, de pareils sentiments, c'est bon pour les enfants qu'on
invile à demander pardon quand ils ont fait une sottise; nous
sommes parvenus à un degré plus élevé d'intellectualité. »
Le peuple allemand accepte donc de payer, comme paye le
joueur qui, ayant commis des fautes, a perdu la partie. Mais il
espère bien gagner la partie suivante. Et il est décidé à tenter
de nouveau la chance. J'ai demandé souventsi on voulait recom-
mencer la guerre. Les réponses qui m'ont été faites n'ont guère
varié. « Une nouvelle guerre est inévitable, » ne m'a pas
IMPRESSIONS DE BERLIN. 83
caché M. Slulz. D'autres, moins belliqueux, m'ont laissé
entendre que c'était, en effet, le sentiment qui pénétrait peu à
peu dans tous les esprits. Et c'est d'un ouvrier « pacifique »
que je tiens ce propos : « Vous avez voulu humilier l'Alle-
magne : elle ne pourra pas rester sous le coup de L'humiliation
que vous lui avez imposée (1). »
*
* *
J'ai demandé aussi à beaucoup d'Allemands ce qu'ils pen-
saient des sanctions. J'ai recueilli, dans tous les milieux, les
plus vives doléances à cet égard Elles sont unanimement
regardées comme inconciliables avec l'acceptation de l'ultima-
tum de Londres. « C'est le maintien de ces sanctions qui est,
m'a-t-on dit, la cause principale du redoublement d'animosité
dont vous vous plaignez; elles contribuent aussi à empêcher
l'Allemagne d'évoluer vers la démocratie. » — « C'est une mau-
vaise tactique, me disait un industriel, de vouloir tenir l'Al-
lemagne sous une pression continue du dehors. Vous en serez
victimes. » Des réflexions qui m'ont été faites, je dois conclure
que le peuple allemand voudrait, tout en payant certaines
sommes (le moins possible, bien entendu), qu'on lui laissât les
plus grandes facilités pour rétablir sa situation économique,
de telle sorte que l'Allemagne, redevenue prépondérante sur
le terrain industriel et commercial, put être bientôt en mesure
de tenter avec succès la guerre de revanche si ardemment désirée.
C'est sous l'empire de cette préoccupation que les Allemands
fulminent contre les dispositions qui entravent les relations
commerciales entre les régions occupées et celles qui ne le sont
pas, qu'ils nous accusent de vouloir, contrairement au traité de
Versailles, briser l'unité politique en môme temps que l'unité
économique de l'Empire, qu'ils soutiennent que nous voulons
empêcher, d'une façon « inadmissible, » le relèvement du pays.
(1) «Il faut espérer, m'a dit un autre, qu'une autre guerre nous donnera ce que
nous n'avons pu obtenir avec celle-ci. » En étudiant les efforts qu'on fait
pour former la jeunesse, j'ai constaté qu'on tenait à ce que cet effort put aussi
servir, comme me le disait un des principaux pédagogues de là-bas, à « faciliter
nos buts militaires.» « La guerre, écrit. M. de Waldeyer-llarlz à propos du procès
de Leipzig, est une nécessité. Elle ne peut être justifiée moralement que si on la
considère comme un jugement de Dieu, devant lequel toute humanité se rape-
tisse à d'inûmes proportions [Kreuzzeitung , 2 juillet 1921).* Les manifestations
bostiles à la délégation française ont paru toutes naturelles. On y a vu « l'incar-
nation de la haine et de la volonté d'anéantissement qui anime ia France. »
84 REVUE DES DEUX MONDES.
« Mauvaise tactique, ajoutent-ils; vous ne faites, en agissant de
cette manière, que renforcer la cohésion nationale et paralyser
les tendances séparatistes auxquelles vous étiez favorables. »
Beaucoup d'Allemands vont jusqu'à regretter que le gouver-
nement ait accepté l'ultimatum. « Il eût mieux valu, m'ont-ils
dit, laisser vos soldats occuper la Ruhr. On aurait bien vu ce que
cela vous aurait donné ! Lloyd George nous aurait d'ailleurs
défendus. » La plupart des industriels ue sont pas de cet avis.
L'un d'eux faisait naguère la remarque suivante : « Les Français
n'auraient pas été trop embarrassés pour exploiter nos mines.
Mais ils n'auraient pu, faute de wagons, expédier au dehors tout
le charbon qu'ils en auraient extrait. Ils en auraient vendu sur
place une notable partie. C'est aux industriels de Rhénanie et
de Westphalie qu'ils l'auraient cédé. La situation des industriels
dans les autres parties de l'Allemagne aurait vite été déplorable. »
*
* *
Toutefois la diversité des réflexions que j'ai recueillies au
cours de mon voyage m'a permis de constater que les Allemands
ne jugent pas tous la situation de la même façon. Beaucoup re-
connaissent qu'ils « doivent » réparer le mal qu'ils ont fait.
Ainsi le gouvernement actuel admet que l'Allemagne a au
moins sa part de responsabilité; il parait comprendre, mieux que
ceux qui l'ont précédé, les motifs de notre inquiétude; il essaye
de résister à la poussée des partis réactionnaires, et de nous
donner quelques satisfactions. Un entretien avec M. Walther
Rathenau, la personnalité la plus marquante du ministère.,
offrait à cet égard un intérêt particulier. M. Rathenau est un
homme d'une véritable valeur intellectuelle, et d'une tournure
d'esprit originale. C'est un philosophe, en même temps qu'un
réalisateur et un savant. Je connaissais, depuis longtemps
déjà, ses principaux ouvrages; il y est dit que l'Allemagne,
même victorieuse, se trouvera nécessairement après la guerre
en présence de grosses difficultés. Je connaissais aussi ses projets
de réformes sociales, et les critiques qu'il avait adressées à l'or-
ganisation économique de l'Allemagne telle qu'elle s'était cons-
tituée à la fin du xixe siècle et au commencement du xxe. Je
savais comment il réclamait que le Reich fut organisé sur des
bases nouvelles, et déclarait l'heure venue de préparer l'avè-
nement d'un état démocratique national, d'un régime qui devait
IMPRESSIONS DE BERLIN. 85
avoir pour résultat une réglementation meilleure, en même
temps qu'une augmentation considérable de la production. Sous
le nom de Plamcirtschaft, il proposait, il y a quelques mois,
toute une organisation qui devait grouper en associations forte-
ment constituées les industries d'une même branche. M. Ra-
thenau a fait de réels efforts pour chercher comment peut être
réalisée « la conciliation des intérêts de la collectivité avec ceux
de l'individu. » Que pense-t-il donc de la situation actuelle et
de la légitimité de nos revendications? Trouve-t-il, lui aussi,
que nous ayons fait à l'Allemagne des conditions tellement
injustes qu'elles soient inacceptables? « La guerre, m'a-t-il dit,
a laissé derrière elle une plaie qu'il faut cicatriser : cette plaie,
ce sont vos régions dévastées. Tant qu'elles ne seront pas remises
en état, aucune entente durable ne sera possible entre nous. Je
veux travailler, dans toute la mesure de mes forces, a effacer
les traces de ces dévastations. Ne convient-il pas que la France
et l'Allemagne étudient de concert ce qui peut être fait? Nous
sommes prêts pour notre compte à vous offrir notre collabora-
tion. » Sachant bien d'ailleurs la défiance que nous inspirent
ces propositions, M. Rathenau m'a parlé de l'utilité qu'il pour-
rait y avoir à fonder maintenant des sociétés d'entreprises com-
munes, et du désir qu'il éprouvait de fournir des prestations
en nature. « Ces prestations sont d'autant plus naturelles, a-t-il
ajouté, que vous ne pouvez pas livrer vous-mêmes tous les maté-
riaux qui vous sont nécessaires. Et ces livraisons que nous vous
offrons, nous vous les ferons le plus rapidement possible. Le pro-
blème des réparations, — il a de nouveau développé cette idée au
Congrès de la Presse qui s'est tenu à Hambourg, — n'est-ce pas
en réalité le problème de la reconstruction du monde, pro-
blème immense qu'on ne peut résoudre qu'en admettant l'idée
d'une solidarité de souffrance, et comprenant que la restaura-
tion d'un pays est impossible si le rétablissement des autres pays
dans une situation économique satisfaisante ne se produit pas
également? Vous voudriez que l'Allemagne payât toutes les
sommes qui sont nécessaires pour la remise en état du monde;
mais elle n'a ni or, ni matières premières ; elle ne peut payer
qu'en travail ; il faut admettre l'idée d'une solidarité interna-
tionale, si l'on veut que l'Allemagne s'acquitte de sa dette. »
Ce sont là considérations générales et philosophiques. J'ai
cherché à savoir ce qu'en pensent les Allemands eux-mêmes : la
86 REVUE DES DEUX MONDES.
plupart d'entre eux les jugent dangereuses. Les économistes que
j'ai entretenus de ce grave problème prétendent que la solidarité
internationale, vers laquelle M. Halhenau veut orienter les
esprits, est irréalisable : « elle est, m'ont-ils dit, en opposition
trop complète avec le régime d'économie capitaliste qui domine
notre époque. »
*
* *
Ancien ministredes Finances, le chancelier actuel, M. Georges
Wirth, un Allemand du Sud, qui s'exprime sur ces questions
avec beaucoup de réserve, est de ceux qui espèrent que l'Ai le-
mngne parviendra h se démocratiser. La « démocratisation de
l'Allemagne, » voilà en effet l'un des problèmes les plus impor-
tants de l'avenir, un de ceux auxquels le président Wilson,
dont on m'a si souvent parlé (car on cherche toujours à se
cramponner à ses quatorze points), attachait le plus d'impor-
tance. Ne disait-il pas, lorsqu'il a déterminé l'Amérique à
entrer en guerre, qu'il comptait rendre le monde « sûr pour
la démocratie? » — Un socialiste autrichien, M. F. Auslerlilz,
avait écrit cependant, quelques mois auparavant, dans YArbei-
terzeituug de Vienne, que la démocratisation de l'Allemagne
élail une utopie. « La démocratie, disait-il, est un état d'esprit
bien plus qu'un ensemble d'institutions; il peut y avoir dans
un pays une foule d'institutions démocratiques, sans qu'on
puisse affirmer pour cela qu'il est une démocratie... L'histoire
prouve que l'Allemand préfère l'ordre et la discipline à la
conscience de soi; le propre de la politique allemande, c'est
l'idée monarchique. » Un autre socialiste, le docteur Edouard
Stilgebauer, n'hésitait pas à écrire plus récemment : « La Ré-
publiqueapparait aujourd'hui aux Allemands comme un régime
ridicule; les Allemands n'ont pas encore répudié celte idée que
la démocratie est dangereuse; c'était le sentiment du vieil em-
pereur Guillaume Ier, pour lequel on conserve beaucoup d'affec-
tion; c'était l'opinion de Bismarck qui disait un jour : le
peuple allemand est monarchiste jusqu'aux moelles (1). » En
tout cas, le régime d'apparence républicaine qui s'est imposé
au mois de novembre 11)18 n'enthousiasme personne; il n'est
pas le corollaire d'un désir sincère de liberté; il ne peut être
(lj Le Démocrate, 5 mai 1920.
IMPRESSIONS DE BERLIN. 87
présenté ni comme un réveil de la conscience, ni comme le
fruit d'un désir profond de se débarrasser d'un régime jug
déplorable. La république en Allemagne a eu pour origines la
faim, le découragement, les déceptions : elle n'est en aucune
manière l'aboutissement d'un travail fécond des esprits dési-
reux de se ressaisir. M. Slilgebauer reconnaît que L'Allemagne
n'offre pas le spectacle d'une nation qui ss régénère, d'une na-
tion propre à comprendre les changements d'ordre moral cepen-
dant nécessaires pour l'avenir.
Sur celte question si grave, que de fois m'a-t-on répondu,
lorsque je cherchais à obtenir quelques précisions : « Mais qu'est-
ce donc au juste que la démocratie? Nous demandez-vous de la
comprendre comme vous la comprenez vous-mêmes? Le vent qui
a soufflé sur la France depuis 1189, a-l-il donné des bases solides
à votre démocratie? Nous étions attachés depuis si longtemps à
des institutions monarchiques, que nous ne pouvons pas deve-
nir en quelques mois de bons démocrates. » L'une des réponses
qui me fut faite m'a rappelé cette remarque du prince de liulow
notant un jour que le principal mérite de Dismarck avait été de
comprendre que, pour achever l'unité de l'Allemagne, il fallait
soustraire cette œuvre délicate aux facultés qui, par hérédité,
sont les plus faibles chez les Allemands, c'est-à-dire aux facultés
politiques, pour les confier à leurs meilleures facultés innées,
c'est-à-dire à leurs facultés guerrières. L'Allemand n'a pas le
sens politique; il lui faudra longtemps pour l'acquérir, une
génération au moins, m'a dit M. Wirth. Et il a ajouté : « C'est
toute une éducation à entreprendre. » Or, que d'événements
peuvent se produire avant que cette éducation soit terminée 1
Le gouvernement actuel ne pourra résister à la formidable
poussée qui vient des partis de réaction ; le gouvernement
Wirth-Rathenau ne se maintiendra qu'en faisant siennes les
doléances de ceux qui fulminent sans cesse contre nous. Et com-
ment oublier que le chancelier a donné son assentiment aux
paroles de son prédécesseur déclarant à la Chine que le gouver-
nement allemand ne pouvait « renouveler une reconnaissance
générale du traité de Versailles, » car une pareille démarche
équivaudrait à son acceptation par le gouvernement allemand,
« ce qui porterait préjudice à la revision ultérieure de ce traité?»
J'étais bien aise aussi de savoir comment M. Wirth, finan-
cier important et grand ami d'Erzberger, apprécierait devant un
88 REVUE DES DEUX MONDES.
Français la situation financière du Reich. Pense-t-il, à l'encontre
de certains économistes, que l'Allemagne est en état de faire
face aux engagements qu'elle a pris? « Nous voulons, m'a-t-il
dit, montrer toute notre bonne volonté. Il faut redoubler d'ar-
deur au travail, le gouvernement actuel le reconnaît. Il faut
faire rendre le maximum aux impôts qui existent déjà, il faut
en créer d'autres dont le produit sera affecté aux réparations. Je
suis de ceux qui pensent que la frontière doit être soigneuse-
ment gardée ; nous devons faire des économies et nous dispen-
ser d'acheter les produits qui ne sont pas de première néces-
sité. Le sous-sol de l'Allemagne peut être d'ailleurs exploité
d'une façon plus intensive, nos forêts pourront être employées
pour les paiements que nous sommes disposés à faire. J'espère
que nos industriels feront un effort pour augmenter le plus
possible les exportations. Nous faisons appel à l'esprit de sacri-
fice de toutes les classes : elles doivent toutes comprendre qu'il
faut travailler sans relâche au relèvement du pays. Nous com-
ptons sur une collaboration étroite des industriels et des
ouvriers, des commerçants et des banquiers. Cette collabora-
tion, en même temps qu'elle fortifiera l'unité du Reich
(M. "NYirth m'a paru très hostile aux tendances séparatistes),
facilitera l'accroissement qui est absolument nécessaire de notre
production. On m'a reproché d'avoir accepté l'ultimatum, mais
l'occupation de la Ruhr, si nous avions refusé, aurait eu pour
nous de bien plus fâcheuses conséquences. » M. Wirth s'attend
à de nouvelles attaques de ceux qui ont voté contre l'accepta-
tion, mais il se déclare résolu à travailler pour l'apaisement.
Devons-nous penser que les espérances du chancelier devien-
dront des réalités? Beaucoup, parmi ceux auxquels j'ai demandé
leur avis, m'ont paru sceptiques. « M. Wirth a assumé, m'ont-ils
dit, une tâche formidable. L'Allemagne ne pourra payer le tri-
but que l'Entente lui a imposé! (C'est une idée qu'on cherche,
j'ai pu m'en convaincre, à faire entrer dans les cerveaux.) Le
paiement d'une annuité fixe de 2 milliards de marks-or
est impossible! Quant aux paiements variables dont la valeur
sera fixée d'après les exportations allemandes, ne vous faites pas
d'illusions : cela ne vous donnera pas ce que vous croyez. Vous
espérez que la valeur des exportations allemandes va devenir
quatre fois plus importante qu'elle ne l'est maintenant. Erreur!
La diminution des fortunes privées, qui sera la conséquence des
IMPRESSIONS DE BERLIN. 89
impôts que nous aurons à payer, ne permettra pas une telle aug-
mentation du commerce extérieur allemand. Vous oubliez que
notre industrie est surtout une industrie de transformation. Elle
exige l'emploi de matières premières qui ne sont pas en général
produites par notre pays. L'achat de ces matières premières,
avec notre change déprécié, est une dépense formidable pour
nous. En admettant même qu'en 1925 les exportations allé-
mandes s'élèvent à 25 milliards de marks-or (c'est le chilïn
donné par M. Loucheur), il faut tenir compte de ce fait que 60 à
70 p. 100 de ces exportations devront être consacrées au paie-
ment des matières premières et des denrées alimentaires dont
nous avons besoin. La base que vous avez fixée pour le paiement
des taxes variables vous donnera infailliblement des mécomptes.
Les difficultés en présence desquelles nous a placés l'acceptation
de l'ultimatum sont insolubles! »
*
* *
J'ai pu m'entretenir aussi avec le Président du Conseil,
M. Adam Stegerwald, ancien secrétaire général des Syndicats
chrétiens. Je lui ai demandé ce qu'étaient devenus les pro-
grammes des différentes catégories de syndicats ouvriers avec
lesquels il est depuis longtemps en relations. lisse sont entendus
pendant la guerre sur le terrain du patriotisme, car on a fait
croire à tous les ouvriers que la guerre n'était qu'une guerre
défensive. « Mes socialistes, avait dit un jour l'Empereur, je les
connais : ils marcheront. » On sait comment ils ont marché.
Le président du Reichstag, M. Kempf, avait pu dire avec rai-
son : « Nous n'avons qu'un cœur et qu'une àme pour soutenir
la lutte dans laquelle nous sommes engagés! » M. Stegerwald
m'a parlé des conséquences que la guerre avait eues sur l'esprit
des travailleurs. Leur patriotisme s'est accentué. Les différents
syndicats sont unis pour la défense de la patrie allemande. Les
ouvriers sont presque tous des « unitaristes. » Les idées sépa-
ratistes (ce que M. Joseph Smeets m'a dit à ce sujet ne peut
suffire pour me faire changer d'avis) (1) ne trouvent au sein
des masses ouvrières que fort peu d'adhérents.
J'ai rappelé aussi à M. Stegerwald le souvenir des discus-
sions qui s'étaient élevées entre les syndicats catholiques et les
(1) M. Smeets est le chef d'un petit groupe qui voudrait arriver à la création
d'une république rhénane complètement séparée du Reich.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
syndicats chrétiens (interconfessionncls). Ces luttes ne sont plus
qu'à l'état de souvenirs. « Mais on ne peut s'attendre, estime-
t,— il, à uno fusion entre \cs frète Gewerkschaflen (syndicats socia-
listes) et les autres syndicats; le fossé qui les sépare est toujours
aussi profond. » Il y a entre eux, en effet, sur le terrain moral et
religieux de profondes divergences. M. Stcgerwald est nette-
ment catholique. 11 est do ceux qui pensent que la religion,
nécessaire à l'homme, est aussi nécessaire à l'Allemagne pour
se relever. Et le relèvement moral du pays ne lui parait pas
moins important que son relèvement matériel. Il repousse donc
énergiquement la thèse de ceux qui voudraient faire triompher
les idées de laïcisation : c'est d'ailleurs une des raisons qui
expliquent les attaques dont il est l'objet.
La question religieuse est une de celles dont il est impossible
de faire abstraction si on veut comprendre les préoccupations
actuelles du peuple allemand. Dans les régions protestantes,
l'indifférence a prodigieusement grandi. La révolution de 1918
et la chute de l'Empereur ont eu à cet égard un grave contre-
coup. Beaucoup de pasteurs protestants sont de purs rationa-
listes. Ceux qui sont sincèrement croyants ont peu d'action sur
les masses populaires. L'un des professeurs avec lesquels je me
suis entretenu du problème religieux, — un protestant, —
n'a pas hésité à me répondre : « Le protestantisme a fait
faillite 1 » Il y a sans doute en Allemagne des esprits élevés, qui
désirent une réforme. L'action de ces réformateurs est en quel-
que sorte noyée dans le courant autrement puissant de la philo-
sophie de Kant, dont les disciples ne croient pas à l'utilité d'une
religion précise et positive. Le désarroi de l'Allemagne au point
de vue moral est grand. Mais je dois ajouter qu'il y a aussi des
Allemands qui, en présence des progrès de l'immoralité et de
la débauche, se tournent vers la religion : le catholicisme semble
en progrès. Un certain nombre do protestants, frappés de sa
force morale, se sont depuis quelques mois convertis. On m'a
donné des renseignements significatifs sur les associations de
jeunes gens qui se proposent de restaurer la vie religieuse, et
de reprendre l'étude, un peu négligée, du dogme et de la litur-
gie. Ces jeunes gens paraissent se bercer de l'espoir de conci-
lier la conception catholique avec une admiration pour le ger-
manisme qui, — à l'appeler par son nom, — n'est autre aujour-
d'hui que le prussianisme. On sait la place énorme que cette
IMPRESSIONS DE BERLIN. 91
doctrine accorde à la notion de force et au concept de l'État.
Dociles aux doctrines de Fichte et de Hegel, les Allemands, —
les catholiques, comme les autres, — en sont venus à croire que
le germanisme est le droit du monde nouveau. Lorsque Guil-
laume parlait de son vieux Dieu, les catholiques n'ont élevé
aucune protestation. Et depuis celte époque ils n'ont guère
changé. J'ai demandé à plusieurs d'entre eux comment ils
avaient interprété la pensée de l'Empereur. La question est
demeurée sans réponse.
Je n'ose encore espérer que les catholiques allemands
pourront déterminer un recul de cet esprit prussien qui a empoi-
sonné l'Allemagne. Seront-ils capables d'aider les populations
germaniques, dont l'intellectualilé était autrefois très différente
de ce qu'elle est maintenant, à s'orienter vers des conceptions
religieuses et morales qui nous offriraient des garanties pour
l'avenir? L'un de ceux auxquels je laissais entendre que les
catholiques me paraissaient complètement dominés par ceux qui
continuent à jouer le rôle de chefs d'orchestre dans le concert
des peuples germaniques, m'a fait cet aveu significatif : « Pour
réagir, nous n'avons plus assez de caractère. »
*
* *
Un voyage en Allemagne provoque d'autres remarques.
Dans tous les milieux, qu'il s'agisse de catholiques ou de pro-
testants, qu'on interroge des ouvriers ou des bourgeois, des
professeurs ou des étudiants, on est frappé de voir à quel point
les préoccupations d'ordre matériel ont envahi les esprits.
La transformation économique de la fin du xixe siècle et du
commencement du xxe avait déjà modifié la mcntalilé du
peuple allemand. On était très préoccupé, dans toutes les classes
de la société, de vie agréable, de confort, et de bien-êlro. La
« matérialisation » croissante de la société était un fait indé"
niable. Il a fallu pendant la guerre se soumettre à bien des pri-
vations : on voudrait pouvoir se dédommager maintenant. « La
production allemande, faisais-je observer au docteur Ilavenstein,
directeur de la Reichsbank, qui connaît très bien la situation
économique et financière, a plus que triplé de 1875 à 1913; la
consommation pendant cette période a doublé. Si les Allemands
qui se plaignent de ne produire aujourd'hui que la moitié de
92 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qu'ils produisaient avant la guerre (1) voulaient réduire de
moitié leur consommation, ils se retrouveraient vite dans une
situation économique satisfaisante. — Malheureusement, me
répondit M. Havenstein, il est impossible de demander aux
Allemands de se plier au genre de vie dont se contentaient leurs
pères ou leurs grands-pères il y a cinquante ansl L'Allemagne
a marché trop vite Elle ne peut revenir en arrière. »
En circulant à Berlin (et la même constatation a été faite
dans d'autres villes), j'ai eu le sentiment que les besoins ont
considérablement grandi. Les magasins sont très bien approvi-
sionnés. On y trouve tout ce qu'on peut désirer. Et les ache-
teurs ne manquent pas. Les restaurants et les cafés regorgent
de clients; les théâtres et les cinémas sont pleins. Même dans
les quartiers populaires, on n'a pas l'impression d'être dans un
pays qui « marche à sa ruine. » Il y a sans doute des catégo-
ries sociales qui sont durement éprouvées. Les classes moyennes
surtout doivent s'imposer des privations; j'en dirai autant de
beaucoup d'ouvriers, car il est prouvé maintenant que l'aug-
mentation des salaires a été moindre que l'augmentation du
coût de la vie. Mais cependant nous n'avons pas lieu de nous
apitoyer sur la situation de nos ennemis. L'activité économique
de l'Allemagne est considérable. Si les petits industriels sont
gênés, si quelques-uns font faillite, les grandes industries sont
presque toutes prospères. Les informations recueillies par les
services économiques de la Haute Commission interalliée, com-
binées avec les statistiques que j'ai pu me procurer à Berlin (2),
permettent de penser qu'elles souffrent moins que nous de la
crise industrielle qui se fait sentir partout dans le monde. J'ai
relevé de notables progrès du mouvement de « concentration »
qui leur a permis de parvenir à une puissance d'action extraor-
dinaire. C'est ainsi que le trust électro-minier créé par Stinnes
dispose d'un capital de plus de 2 milliards. Il produit les matières
premières telles que le charbon et le fer; il produit la fonte et
l'acier, puis les produits finis, tels que locomotives, automo-
biles, navires et bateaux. L'un des journaux socialistes de Ham-
(1) Ils produisent en réalité davantage.
(2) Je dois remercier à ce sujet M. R. Kuczynski, directeur de l'office de Berlin
Srhnœneberg. 11 adonné aussi des chiUres intéressants dans la brochure qu'il a
publiée sous ce titre : Wiedergulmachung und deutsche WirUchaft. Berlin (Engel-
naann), Pentecôte 1921.
IMPRESSIONS DE BERLIN. 93
bourg, le Hamburger Echo, après avoir fait des réserves sur
les procédés auxquels recourent les potentats de l'industrie,
déclarait dernièrement qu'il fallait rendre hommage à L'activité
qu'ils déploient, à leur puissance d'organisation, au zèle dont
ils font preuve pour préparer le relèvement de l'Allemagne
Ces grands consortiums distribuent d'ailleurs à leurs action-
naires de très beaux dividendes. Le consortium des industries
chimiques Concordia a donné un dividende de 75 pour 100
(au lieu de 8 pour 100 l'an dernier). Les Deutsche Eisenwerke de
Berlin ont donné 60 pour 100 ; l'union des sucreries du Rheingau
a donné 48 pour 100. La plupart des grands cartels donnent 20,
30, 40 pour 100, et font en outre d'importantes réserves. « Les
profiteurs de la guerre, écrit M. de Gerlach dans le journal Die
Welt am Montag, font suite aux profiteurs de la guerre... Tout le
monde sait au surplus que des millions de papier-monnaie sont
dissimulés pour échapper aux impôts. Depuis la guerre, la morale
fiscale, comme l'autre, est allée à tous les diables. »
Ce mouvement de concentration mérite d'autant plus de
fixer notre attention que nous ne devons pas nous faire d'illusion
sur le but que se proposent les grands industriels aidés par les
grands financiers. Ils veulent, quelles que puissent être les dif-
ficultés présentes, que, dans quelques années, lorsque certains
tassements se seront produits, l'Allemagne possède sur le ter-
rain industriel une supériorité analogue à celle qu'elle avait en
1914 sur le terrain militaire. « Ce qui se passe aujourd'hui,
écrivait M. Rathenau lui-même, avant d'être appelé au ministère,
n'est que le prélude d'un grand mouvement qui nous conduira
à la formation d'un organisme parfaitement agencé, où aucune
force ne sera perdue; nous ferons une part aux désirs de socia-
lisation, mais le problème de la socialisation a peu d'impor-
tance à côté du problème de l'organisation qui doit nous per
mettre d'augmenter notre puissance de travail pour l'avenir. »
Il est a peine besoin d'ajouter qu'on parle souvent du fameux
Stinnes. Est-il sympathique? Je ne voudrais pas l'affirmer, mais
je peux dire que les Allemands admirent son imagination cons-
tructive et son talent d'organisation. On le considère comme
l'apôtre d'une thèse nationaliste qui plaît. Le Vorwserli disait
un jour de lui : « C'est un magicien 1 » Il a su donner une note
pangermaniste à des journaux (il en a acheté près de cent), qui
étaient connus pour leur fidélité aux idées démocratiques. Les
94 REVUE DES DEUX MONDES.
efforts qu'il a faits pour accaparer les principales usines autri-
chiennes ont accru la considération qu'on a pour lui. Il inspire
confiance. On espère qu'il saura rendre l'inlluence allemande
prépondérante dans l'Europe centrale, et que, grâce aux conces-
sions considérables qu'il a obtenues en Russie, l'Allemagne
sera maîtresse un jour du marché russe.
Les commerçants se plaignent beaucoup. Ici encore, il ne
faut pas prendre à la lettre leurs doléances. 11 se peut que le
commerce extérieur ne donne pas de gros profits. Avant la
guerre, l'Allemagne importait(en valeur) plus de marchandises
qu'elle n'en exportait. Mais le déficit était largement compensé
par los avoirs allemands à l'étranger et par les profits que pro-
curait au pays sa Hotte commerciale. Le solde débiteur, qui est
plus considérable aujourd'hui qu'avant la guerre, ne peut être
compensé : la flotte de commerce n'existe plus et les avoirs alle-
mands a l'étranger ont été vendus. La confiance dans la valeur
de la devise allemande va donc forcément baisser. Ce qui est
vrai, c'est que les capitaux étrangers affluent en Allemagne, et
que le cours des actions d'un grand nombre de sociétés s'élève.
La dépréciation du change a pour conséquence une hausse du
cours des actions; elle est favorable à beaucoup de capitalistes.
On évalue à plus de 100 milliards de marks le total des valeurs
allemandes qui se trouvent entre les mains d'étrangers.
11 n'était pas sans intérêt de savoir ce que les ouvriers pen-
sent de la situation, de savoir surtout s'ils ont confiance dans
l'avenir de l'Allemagne. La note qui domine m'a paru être une
note optimiste. L'un de ces ouvriers, après s'être plaint que « les
beaux jours de l'Allemagne fussent passés, » m'avouait que
les constructeurs de machines faisaient des affaires d'or. Le
journal anglais Cologne Post parlait dernièrement (numéro du
7 juin 1921) de la situation prospère des fabriques de bateaux,
de machines à écrire, de bicyclettes, de matériel roulant, etc..
et de l'importance des commandes reçues de l'Amérique méri-
dionale et des pays Scandinaves. Le journal Der Konfektionàr
(n° du 12 juin) reconnaît que, si l'industrie lainière marche
médiocrement, la situation des filatures de colon est satisfai-
sante. On se plaint dans l'industrie chimique, mais c'est parce
que l'Angleterre soumet à un contrôle rigoureux l'entrée des
•matières colorantes et refuse l'entrée aux couleurs qui peuvent
être fabriquées dans le pays même. Autre aveu : jamais on n'a
IMPRESSIONS DE BERLIN. 93
joue* autant à la Bourse que maintenant. Et ce sont les fa-
bricants qui jouent le plus. Ne gagnant pas ce qu'ils vou-
draient en vendant leurs produits, ils lâchent de faire des pro-
fits supplémentaires en spéculant sur les valeurs. C'est une
maladie.
Les banquiers font naturellement de gros bénéfices. Nous
avions déjà constaté que les banques, dès 1919, étaient parve-
nues à de brillants résultats. Les rapports concernant l'année 1920
sont autrement significatifs. Toutes les grandes banques ont vu
leur activité s'accroître et, chose importante à noter, elles
reçoivent de l'étranger des sommes considérables : on spécule à
la hausse. La Berliner Handelsgesellschaft a reçu ainsi à elle
seule, en 1920, près d'un milliard de marks. Nous pouvons
certifier que la plupart des banques font de gros bénéfices sur
les opérations de change, car elles prélèvent de fortes commis-
sions. Elles font aussi beaucoup d'avances sur marchandises,
dans des conditions très rémunératrices.
On dit bien que le volume des transactions est la consé-
quence de l'inflation. Ce phénomène économique, qui gêne évi-
demment beaucoup d'industries, ne suffit pas à expliquer les
différences qui existent entre les chiffres de 1919 et ceux de
1920. Nous pouvons affirmer qu'en dépit de l'inflation, il y a eu
une reprise des affaires, qui a laissé à des catégories nombreuses
de personnes de gros profits. L'accroissement des dépenses
prouve que la prospérité révélée par certains bilans n'est pas
une pure illusion. Il n'y a pas que des Schieber et des mercanlis
dans les lieux de plaisir, les hôtels et les théâtres, les cafés, les
restaurants et les cinémas. « Les caisses d'épargne, écrit Maximi-
lien llarden, sont archipleines et personne, ajoute-t-il, ne sait ce
qui est amoncelé dans les armoires, les bahuts et les cachettes de
la campagne. » Pour ne pas être forcées de distribuer des divi-
dendes correspondant à la dévalorisation de l'argent, les banques
et les sociétés industrielles dissimulent leurs réserves et ins-
crivent à leur bilan, en les évaluant en marks-papier, des quan-
tités de machines et d'outils. D'autres donnent ou bien des
sommes fantastiques sous forme d'actions nouvelles émises à
bas prix, ou bien d'énormes primes aux actionnaires (l). Les
banques, avoue de son côté la revue Die Bank, réalisent de
(i) Die Zukunft, 16 juin 1921.
% REVUE DES DEUX MONDES.
tels bénéfices qu'elles sont obligées de recourir à des artifices
pour les ramener à une mesure décente (1).
Voilà ce qui doit nous donner à réfléchir, à nous autres
Français. Le gouvernement actuel nous offre une « collabo-
ration » qui pourrait en effet nous permettre de restaurer plus
vite nos départements dévastés. Mais cette collaboration ne
pourrait manquer de faciliter le développement déjà si remar-
quable de l'industrie allemande. Et dans quelques années,
lorsque, grâce à ce concours, nos régions du Nord seront remises
en état, nous nous trouverons en présence d'une industrie qui
aura pris tant de force que la lutte sera impossible pour nous.
*
* *
L'examen des différentes questions que je viens d'aborder,
m'a souvent conduit à parler de l'Angleterre. Les Allemand?
font à ce sujet de singuliers aveux.
Aux yeux du professeur Hôniger (il n'est pas seul de son avis),
c'est l'Angleterre qui est responsable de la guerre, c'est elle qui
a tout dirigé. M. Rathenau m'a parlé lui aussi de la « perfide
Albion. » Il considère que l'Angleterre reste l'ennemi le plus
dangereux pour l'avenir. Il estime qu'elle pèse d'un poids
inquiétant sur la politique générale du monde. Il n'est pas
éloigné de penser qu'une entente entre la France et l'Allemagne
contre l'Angleterre pourrait devenir un jour une « nécessité. »
Et pourtant l'Allemagne a aujourd'hui un tel désir de nous
brouiller avec nos alliés qu'elle se montre pleine d'indulgence
pour eux : il existe de l'autre côté du Rhin un véritable « cou-
rant d'anglomanie. » Il est pénible à un Français d'entendre des
Allemands répéter, sous les formes les plus variées : « Les An-
glais ! mais ce sont nos meilleurs alliés ! » On m'a plus d'une fois
rappelé les affinités de race qui existent entre Allemands et
Anglo-Saxons ; on m'a laissé plus d'une fois entendre que le
terrain gagné par l'Angleterre était précisément le terrain perdu
par nous. C'est avec une àpreté singulière qu'on cherche à rele-
ver les désaccords qui peuvent se manifester, soit au point de
vue de l'occupation de la Ruhr, soit au point de vue de la
(1) Numéro de juillet 1921. Il n'est pas sans intérêt de noter que les caisses
d'épargne, qui ont vu les dépôts augmenter, se sont mises à faire delà banque. Les
sommes qui leur ont été confiées sont allées finalement à l'industrie, comme si on
les avait portées chez un banquier.
IMPRESSIONS DE BERLIN. 97
Haute-Silésie.LaRuhr! « Nous savons bien, m'a-t-il été cent fois
répété, que les Anglais ne veulent pas que vous l'occupiez. Ils ne
veulent pas que vous preniez en Europe une situation prépondé-
rante. Ils sentent d'ailleurs mieux que vous l'importance qu'au-
rait à bref délai cette reconstitution économique de l'Europe à
laquelle vous mettez tant d'obstacles. Ils rendent hommage mieux
que vous à nos efforts et savent bien que nous ne sommes pas un
danger pour l'avenir (?) » Quant a la Haute-Silésie, aucune
question n'a contribué autant que celle-là à surexciter la haine
des Allemands à notre égard. Que n'a^ons-nous, hélas 1 au len-
demain de l'armistice, tracé, « d'après les statistiques alle-
mandes, » la limite que nous avons tant de peine à déterminer
maintenant? On se fût incliné devant cette solution : j'en ai
eu l'assurance maintes fois répétée.
Les Allemands ne se sont pas trompés en pensant que le
temps travaillerait pour eux. Ils cherchent, par tous les moyens
imaginables, à empêcher la résurrection de la Pologne. « La
Pologne! mais elle n'est pas viable! Les Polonais sont si arrié-
rés qu'ils sont incapables de constituer un Etat! Ils ne parvien-
dront à se civiliser, me disait une Allemande fort instruite, une
ancienne admiratrice du professeur Lasson, que dans la mesure
où ils accepteront de subir l'influence d'une race supérieure, la
race allemande! » Ainsi reparaît la thèse que l'Allemagne sou-
tenait si énergiquement avant la guerre, la thèse des races
supérieures et des races inférieures, la thèse d'après laquelle
celles-ci doivent accepter « pour leur plus grand bien » la
tutelle des premières. C'est à l'Allemagne investie d'une mis-
sion providentielle qu'il appartient d'entraîner dans son orbite
les peuples qui l'entourent. L'Allemagne veut, dans le domaine
politique comme dans le domaine économique, réaliser la
grande loi de la concentration.
Les Allemands agitent, au surplus, à propos de la Haute-Silé-
sie, un autre problème, un problème économique. Beaucoup
d'entre eux ne se préoccupent guère de la question de savoir
s'il faut reconnaître aux habitants du pays le droit de décider
de leur sort. C'est une question secondaire. Il s'agit, en prévi-
sion d'un nouveau conflit et de l'éventualité d'une occupation
de la Ruhr par les armées françaises, de conserver une région
qui, au double point de vue métallurgique et minier, permettrait
de tenter une nouvelle guerre avec quelque chance de succès.
TOME LXV. 1921. ?
98 REVUE DES DEUX MONDES.
*
* *
J'ai été amené, au cours de mon enquête, à faire d'autres
observations. J'ai cherché, par exemple, à savoir si le retour
de l'Empereur était envisagé, si Guillaume II avait chance de
remonter sur le trône et de retrouver la situation qu'il a perdue.
J'ai recueilli des réponses très embarrassées. Beaucoup d'Alle-
mands conservent manifestement quelque sympathie pour le
souverain déchu; ils avaient une si profonde affection pour son
grand-père! Ils éprouvent aussi un sentiment de reconnaissance
à l'égard des Hohenzollern. Le souvenir de Frédéric II, surtout,
n'est pas effacé dans les esprits et nous ne devons pas oublier
que Guillaume II a été acclamé au cours du procès de Leipzig
Je ne crois pas cependant qu'il ait chance de revenir. Sa
chute a été piteuse et le kronprinz n'est pas aimé. Mais si,
de quelqu'une des dynasties tombées, surgissait un homme de
valeur, je suis convaincu qu'il pourrait aisément restaurer
l'Empire ; le terrain est préparé : l'Allemagne cherche un
homme. « L'Allemand, disait un jour M. Ernest Lavisse, a le
regard hiérarchique. » J'ai été frappé, au cours de mes derniers
voyages, de voir à quel point la discipline, qui s'était affaiblie
pendant les premiers mois qui ont suivi la guerre, a reparu ;
on était habitué, dans toutes les classes de la société, à recevoir
d' « en haut » les impulsions dont on avait besoin. L'Alle-
mand cherche d'instinct ceux qui représentent l'autorité;
il est plein de respect pour les puissants et les forts. C'est
pourquoi il admire tant ces capitaines d'industrie qui lui appa-
raissent comme les plus capables, dans le désarroi actuel, d'aider
l'Allemagne à se remettre en selle et à retrouver la situation
qu'elle a perdue.
*
* *
En comparant l'Allemagne actuelle à l'Allemagne d'avant-
guerre, on a, en dernière analyse, le sentiment qu'on est en
présence de profonds changements : « L'Allemagne, écrivait
naguère Théodor Wolff, est comme une mer agitée, couverte
d'épaves. » Cette observation est exacte. La machine impériale
est détraquée, mais on la répare; on cherche en même temps
à voir comment on pourra en utiliser les débris. Les difficultés
présentes ne doivent pas nous faire conclure que l'Allemagne
IMPRESSIONS DE BERLIN. 99
n'est plus un danger. Les Allemands se raidissent; ils n'ont rien
perdu de leur orgueil : ils sont toujours convaincus qu'ils sont
le premier peuple du monde. Et ils n'ont rien perdu non plus
de leur propension au mensonge. L'Allemand est très dissi-
mulé, j'en ai eu plus d'une fois la preuve. Il attend son heure;
il espère bien que ses dirigeants ne laisseront pas échapper le
moment favorable. « Ayons confiance, disait naguère le général
de Winterfeldt, nous retrouverons demain la situation que
nous avions hier. » L'influence de ceux qui préparent une re-
vanche grandit peu à peu. Le fameux pangermaniste Kurd von
Strantz, dans une lettre enflammée que plusieurs journaux
ont reproduite, n'a pas craint de pronostiquer une nouvelle
guerre « à bref délai. »
Certains Allemands paraissent animés d'un désir, peut-être
sincère, de justice et de vérité; mais ce désir est comme sub-
mergé par une sorte de culte à l'égard du germanisme. Cet
état d'esprit est le résultat du dressage auquel l'Allemagne a été
soumise et de la transformation qui s'est faite sous la triple
influence de l'école, de l'armée, de l'administration.
Si nous considérons ce que l'Allemagne a fait hier, nous
devons nous demander ce qu'elle pourra faire demain. Il ne
faut sans doute pas désespérer de l'avenir; mais l'enquête à
laquelle je me suis livré ne m'a pas permis de découvrir jusqu'à
ce jour une Allemagne libérée de l'influence prussienne, une
Allemagne avec laquelle nous puissions collaborer sans crainte
pour les œuvres pacifiques qui sollicitent l'activité des hommes.
Le premier devoir de la France est de garantir sa sécurité.
Soyons très attentifs du côté de l'Est et préparons-nous à
prendre, s'il le faut, de viriles résolutions.
Georges Blondel.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS
AU TEMPS DU SECOND EMPIRE
IV w
HENRI BLAZE DE BURY ET LA BARONNE ROSE
De taille élevée et sec; dans un mince visage, un nez aquilin,
des yeux un peu saillants, mais vifs, un menton terminé par
une barbiche grise qui s'agite et ponctue le discours; des mains
longues, aux ongles démesurés de vieil érudit chinois : tel est
Henri Blaze de Bury dans sa vieillesse. — Mme François Buloz
prétend que son frère est la vivante image du cardinal de
Richelieu, telle que l'a peinte Philippe de Champaigne et, de
fait, voici, dans le Louvre, en somptueuse robe écarlate, le
rochet de dentelle barré par l'azur du Saint-Esprit, Blaze de
Bury en personne : même coupe de visage, même sourire, le
regard seul diffère : celui de Blaze de Bury est plus sautillant,
plus malicieux que celui de l'Eminence. Avec sa barbe pointue,
Henri Blaze ressemble encore au Méphisto qui accompagne le
jeune Faust chez Gretchen, et susurre derrière l'épaule de
dame Marthe.
Ce Méphisto que voici, causeur intarissable, dans ses bons
jours, aimait à rappeler le passé, et à évoquer avec sa sœur,
Mme François Buloz, les amis disparus, dont les noms seuls frap-
paient de respect. Il disait, par exemple, le plus simplement du
(1) Voyez la Revue des 1" février, 1" mars, 15 avril.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 101
monde : « Alors, je dis à Rossini...; » ou : « C'est l'année où
Vigny fut si malade...; » encore : « Hugo entra chez moi en
coup de vent, et s'écria : — Mon petit, courez chez Sainte-Beuve,
ramenez-le, faites cela pour moi; — et tu sais bien qu'à cette
heure-là, Sainte-Beuve n'était jamais au logis... »
Aimant et recherchant les polémiques, malicieux avec
délices, caustique pour ses contemporains, sévère pour les
autres, étincelant toujours, jetant à la volée les paradoxes, les
mots, les anecdotes avec un brio, une verve qui, à soixante-
quinze ans, semblaient aussi éclatants que jamais, Henri Blaze
était demeuré de son temps : un charmant parfum de roman-
tisme se dégageait de sa personne.
Il habitait dans ses dernières années, 20, rue Oudinot, un
rez-de-chaussée, dont les fenêtres s'ouvraient sur le boulevard
des Invalides; son appartement spacieux, et un peu sombre, avait
naguère abrité Mme d'Agoult; Listz y vint, et jadis, Pauline de
Beaumont planta dans le jardinet un figuier, que les filles
d'Henri Blaze de Bury connurent (1). La façade de la maison,
supportée par d'épaisses colonnes, a aujourd'hui changé d'as-
pect : hélas! le jardinet, avec le figuier de Pauline, a disparu.
Blaze, qui était maigre et sec comme un sarment, glissa
un jour sur son parquet, et se cassa la jambe, — il avait alors
soixante-huit ans (2); — lorsque sasœur, Christine Buloz, le venait
voir, il arrivait au salon, tapant le sol de ses béquilles, s'instal-
lait dans un fauteuil, et se perdait dans ses souvenirs; de temps
en temps, une indignation le soulevait, il frappait de sa main
sèche aux ongles démesurés, le bras de son siège, ou prenait
sa béquille, pour en heurter le marbre du foyer, et appuyer
son dire.
Je ne jurerais pas que toutes les anecdotes qu'il racontait
fussent rigoureusement exactes, et que l'imagination du vieil
homme n'y brodât quelques fantaisies brillantes de temps en
temps : c'était un poète. J'ai cité d'autre part quelques passages
de ses Souvenirs, parus naguère dans une revue florentine : la
Revue Internationale ; en marge de sa narration, sa sœur, Chris-
tine Buloz, plus pondérée, traça quelques remarques que j'ai
retrouvées ; elle écrivit : « Exagération 1 » « Erreur ! » ou rec-
(i) Le fait m'a été affirmé par M"" Fernande Blaze de Bury; d'ailleurs, l'hôtel
de Montmorin était voisin.
(2) Henri Blaze naquit en 1813.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
tifîa encore quelques dates; donc, Henri Blaze se laissait em-
porter par sa fantaisie, qui était vive. 11 tint certainement de
son père Castil, son brio, sa conversation étincelante, son abon-
dance lyrique, cet amour du paradoxe et de la controverse ;
mais chez le vieux cigalier, tout est rondeur, bonhomie,
bouffonnerie souvent; il y a, dans la nature du musicien, tel
< ôté « opéra buffo » qui est une des originalités de cette figure
savoureuse. La verve de son fils fut plus fine, teintée de parisia-
nisme, elle eut moins de laisser-aller. Castil-Blaze arriva jadis de
sa province armé « de flûtes et de bassons, » compositeur, chro-
niqueur, adaptateur, pour conquérir Paris. Henri Blaze y fut
élevé, y vécut jeune homme, eut le temps d'en prendre l'air et
le ton, et si son ambition égala celle du vieux maestro, la forme
qu'il lui donna en fut plus nuancée. Le père et le fils, d'ailleurs,
ne s'entendaient pas : le bouillant Castil traitait Henri de rai-
sonneur, il lui reprochait son caractère froid, il ne se recon-
naissait pas en lui. Marchant côte à côte sur les boulevards, le
père et le fils allaient le long des trottoirs encombrés, à travers
la fouie parisienne. Castil-Blaze, le feutre sur l'oreille, pardessus
ouvert, face joyeuse, rire aux dents, chantait quelque refrain
du pays, en faisant le moulinet avec sa canne. Henri le faisait
taire : « Ne soyons pas ridicules, » recommandait-il à son père.
Un de mes amis très plein d'esprit disait en parlant d'un
historien, qui faisait à ses heures le commerce du vin : « On
peut acheter le vin de X. 11 est excellent, et il doit être sincère :
comme historien, X n'a aucune imagination. » Quoique Henri
Blaze se laissât volontiers entraîner par la sienne, ses études
historiques sont d'une qualité excellente. Le mystère de Kœnigs-
mark le tenta un des premiers, et le livre qu'il écrivit sur
l'Épisode de l'histoire de Hanovre, découragerait, tant son
intérêt est vif et soutenu, les meilleurs romanciers d'aventures.
En 1839 il fit le voyage de Weimar, y entreprit une traduc-
tion de Faust, qui est, actuellement encore, une des meilleures :
Gœthe était mort sept ans auparavant; Henri Blaze put explorer,
aidé par le vieux chancelier de Mùller, les papiers et les manus-
crits du maître. La cour de Weimar l'enchanta; il prit ,goùt,
après ce premier séjour, à l'Allemagne, y revint souvent.
Gœthe demeura l'objet de son admiration constante, le dieu ; il
commença dès 1839 d'étudier sa vie et sa correspondance, et
consacra par la suite des ouvrages à la jeunesse du maître, à
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 103
Wetzlar et à Francfort; et encore à la comtesse de Stolberg,
Fre'dérique Brion, Mrae de Stein. Les poètes lyriques de l'Alle-
magne n'eurent point de secret pour lui ; en France alors on
connaissait peu les Lieds et les Niebelungen; quant à Novalis,
il y était si ignoré, que Lamartine demanda un jour a Blaze :
« Qu'est-ce donc que ce Novalis dont vous parlez si souvent?
On dit qu'il m'imite? » — Novalis était mort depuis dix ans.
Les meilleurs travaux d'Henri Blaze à cette époque, sont
peut-être ceux qu'il consacra à Arnim. On y rencontre cette
folle, Bettina, l'amoureuse du vieux Gœthe, et la Giinderode,
autre démente, qui se jeta à l'eau par amour du très laid
Creutzer, et Charlotte Streglitz, dont le suicide eut pour but
de procurer à son mari l'émotion sacrée du génie, et Adolphine
Vôgel... Enfin, tout le bataillon romantique des Lorelei éper-
dues. Notez qu'aucun des sujets traités par Henri Blaze n'est
morose; leur prête-t-il sa verve? ou n'est-il, d'instinct, attiré
que par les plus attachants? Sous sa plume, les personnages
s'animent le plus bizarrement du monde, et c'est à regret qu'on
les voit se marier comme Bettina, ou se jeter dans le Rhin
comme la Giinderode.
Henri Blaze de Bury écrivit, vers I808-I86O, de remarquables
études sur la société de Vienne et de Berlin (1), à propos du
différents mémoires de l'époque, ceux de Varnhagen, du prince
de Metternich, du comte Strindberg. Tout en blâmant les indis-
crétions inutiles, il se moque de certains prophètes pusillanimes,
qui annoncent qu'ils ne parleront dans leurs souvenirs, ni des
hommes, ni des événements : « On se retire de cette lecture,
dit-il, aussi penaud et déçu que si l'on venait de faire sa révé-
rence contre un mur. » — ■ Les ouvrages dont il parle ici, le
satisfont davantage. Il faudrait relire tout le livre de Blaze de
Bury, on ne le regretterait pas ; c'est là que l'on rencontre la
fameuse Rahel qui « avait apporté dans le monde tout ce qu'il
faut pour y souffrir plus que son dû, » et Varnhagen d'Ense lui-
même. Henri Blaze, qui le connut à Berlin jadis, le juge avec
autorité. Le personnage de ce Prussien lettré, qui combattit
aux côtés de l'archiduc Charles à Wagram, est fort curieux.
Notre auteur cite la tirade haineuse de Varnhagen sur l'Empe-
reur; elle se termine ainsi : « Sur le terrain de la conversation
(i) Les Salons de Vienne et de Berlin. Michel Lévy, 1861.
404 REVUE DES DEUX MONDES.
où il (Napoléon) avait la faiblesse de vouloir qu'on l'admirât,
rien ne lui réussissait. »' — Il est vrai, ajoute Blaze, qu'eu
revanche sur d'autres terrains, les choses allaient mieux; sans
quoi nous ne verrions pas l'auteur de ce portrait mettre tant
d'animosité dans son langage (1).
Rappelant Metternich, Henri Blaze est amené à mentionner
la princesse Mélanie Zichy, « esprit très insoumis et mobile,
aimant surtout à dominer... » femme indomptable; il rappelle
la réponse de Metternich au maréchal Maison, après que l'am-
bassadeur de Louis-Philippe vint se plaindre des impertinences
de la dame : « Que voulez-vous, monsieur le Maréchal, ce n'est
pas moi qui l'ai élevée I »
C'est ici encore que l'on voit le charmant prince de Puckler
Muskau, « dandy » Berlinois qui parcourait alors le monde en
« touriste » enragé, sceptique, moqueur, insouciant du but, et
voyageant pour voyager... « épicurien rusé, rasé, blasé, coquetant
parfois avec les idées libérales, parfois affirmant qu'un despo-
tisme bien entendu, et même l'esclavage, sont les seuls moyens
qu'il y ait de gouverner une nation. » Blaze de Bury esquisse
le personnage, mais son modèle, visiblement, l'inquiète : cette
fantaisie-là dépasse celle du critique, et il ne goûte pas la façon
dont « le prince se moque de tout. »
Puckler Muskau s'occupa à ses heures de l'art des jardins ; il
sut créer et dessiner les plus beaux; il possédait ce don. Il est
vrai qu'il y mettait une énergie rare : pour une idée, pour un
caprice, « il changeait le lit des rivières, creusait des vallons...
et remuait le sol de fond en comble. »Le vieux roi de Hanovre,
Ernest-Auguste, ne pouvait surtout le voir arriver sans trembler
à l'instant pour l'économie de ses résidences, car cette manie
que possédait le prince de « modifier les perspectives, de voiler
ou d'éclairer les horizons, de faire voyager du Nord au Sud les
kiosques et les stations, était connue du monde entier. » Blaze
de Bury juge Puckler Muskau, un homme bizarre et redoutable.
Ce prince est cependant bien divertissant, et ses boutades, très
inattendues. C'est lui qui déclarait (chez Varnhagen, je crois) :
« Je ne discute jamais qu'avec des gens qui sont de mon avis ! »
Chemin faisant, dans la même étude, on rencontre l'étonnant
vieux M. de Gentz, fastueux publiciste, épris de Fanny Elssler,
(1) Lu Salon» de Vienne et de Berlin.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 105
que le favori de Metternich rencontra toute jeune aux Funam-
bules « où la gracieuse enfant montrait ingénument ses jolies
jambes, et, vêtue en génie des Mille et une Nuits, la torche
d'Éros à la main, venait chaque soir devant un soleil tournant,
et le jet d'eau classique, présider aux noces d'Arlequin et de
Colombine. » Plus loin, c'est un autre original, le « prince Witt-
genstein, courtisan de l'ancienne école, dernier exemplaire
d'une espèce heureusement disparue. Froid, imperturbable au
dehors, plein de fiel et de haine au dedans, il savait, le sourire
aux lèvres, lancer au nez des gens de ces impertinences qui
font, au dire de Shakspeare, que l'honneur leur tombe de la
bouche comme une dent gâtée. Le feu Roi, lorsqu'il voulait se
débarrasser d'un importun, le livrait d'ordinaire au prince, qui
vous l'exécutait de main de maître. Ce qu'il possédait de
secrets et d'anecdotes scandaleuses ne se pouvait calculer, et
faire sa partie était un honneur qu'on se disputait entre diplo-
mates,, quitte à se laisser toujours gagner. De là des scènes d'un
comique étourdissant, d'impayables tableaux de genre, dignes
d'avoir leur place dans le cabinet d'un amateur de curiosités
historiques (1). »
Henri Blaze signa, je l'ai dit, à la Revue sa première œuvre,
un acte en vers, d'un pseudonyme : Bans Werner ; il était trop
jeune pour se faire connaître ; qu'auraient pensé les abonnés de
de la Revue, en apprenant que ce poète avait vingt et un ans? Les
pseudonymes servent à cacher un trop grand nom, ou une per-
sonnalité si mince, qu'elle n'apporte aucune gloire à un recueil.
Qui donc connaissait ce petit poète-là? Assez rapidement il
leva le masque, en s'essayant à la critique musicale. Il com-
mença par Beethoven, avec une audace toute juvénile. Fils de
musicien, très sensible à l'art musical, il ne fut jamais lui-
même un exécutant comme son père. De 1833 à 1873, il rédigea
la chronique musicale à la Revue (un des premiers il y signala
Berlioz) et quoiqu'il se destinât à la diplomatie.
Il y débuta fort jeune, avec Alexis de Saint-Priest, comme
attaché d'ambassade à Copenhague, et c'est de là que M. de la
Rochefoucauld l'emmena à Weimar. En 1848, Lamartine nomma
Henri Blaze de Bury « ministre de Hesse-Darmstadt, » mais je
n'ai jamais vu qu'il ait rempli effectivement ces fonctions. Sous
(i) Les Salons de Vienne et de Berlin.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
la présidence de Napoléon Bonaparte, M. de Tocqueville pria
notre jeune diplomate de revenir à la carrière. Blaze haïssait
le bonapartisme, il refusa avec indignation : « Vous pouvez
bien être là où je suis? » dit Tocqueville, conciliant. Ce ne fut
pas l'avis de Blaze, qui entra immédiatement après le coup
d'Etat dans l'opposition. Bientôt sa maison en devint un des
centres actifs, et sur la liste trouvée par M. de Kératry à la
préfecture de police, en 1870, « les deux noms de M. et
M'ne Henri Blaze de Bury étaient inscrits pour la déportation
d'urgence (1). » Ce qui m'étonne, connaissant actuellement le
foyer d'intrigue qu'était devenue la maison de la rue de la
Chaise (2), c'est que le gouvernement de Napoléon III ait tant
attendu, pour coffrer M. et Mrae Blaze de Bury.
SES CONTEMPORAINS
Henri Blaze, contemporain de Musset et de Vigny, vécut
assez tard pour connaître certains hommes de ce temps :
Alexandre Dumas fils, Labiche, Brunetière même. Sa corres-
pondance s'étend sur une durée d'un demi-siècle. Elle nous
initie à ses antipathies, à ses admirations, à l'ingéniosité de
son esprit, à son activité. Malheureusement, la nervosité
d'Henri Blaze fut extrême, et entravait des projets magnifiques;
prendre un parti l'accablait d'ennui, et lorsqu'il s'agissait de se
décider à voyager, par exemple, il lui arriva souvent de se
décourager avant d'avoir pris son billet, et de ne se déplacer
qu'en imagination. Sous ses dehors brillants se cachait souvent
une grande mélancolie, surtout à la fin de sa vie. Il sentit, sans
doute, qu'il n'occupait pas la place qu'il aurait pu occuper ; et
comment ne fut-il pas de l'Académie française? Il s'y présenta
en 1810, mais se retira devant la candidature d'Emile Ollivier;
puis la guerre vint, on oublia cet excellent homme de lettres.
Pour en revenir à la jeunesse d'Henri Blaze, il faut consta-
ter qu'Alfred de Musset, alors, n'éprouva pour lui que de l'anti-
pathie. A son tour, Blaze ne manifesta au poète des Nuits
qu'aigreur et malice. Pourquoi? Jalousie de poète sans doute,
Blaze lui opposa parfois même Arvers (on l'apprend avec éton-
(1) F. Sarcey, La République frunçaise, 11 avril 1888.
(2j Blaze de Bury habita quelques années, 9, rue de la Chaise, de 1860 à 67 envi-
ron.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 101
nement). Il prétend que Musset n'eut pour Arvers que méfiance,
et qu'il composa, en raillant son rival, ce petit quatrain :
C'est moi l'étoffe,
0 philosophe !
Et ton Arvers
N'est que l'envers.
Suivant Blaze de Bury, l'auteur des Heures perdues fut le
sosie de Musset, le talent des deux poètes se ressemblait; c'est
pourquoi Musset ombrageux, sentant peut-être qu'on les rappro-
chait l'un de l'autre, repoussa les avances d' Arvers.
François Ier, comme Charles IX et la Saint-Barthélémy fort
à la mode au temps du romantisme, tenta les deux « rivaux, »
qui écrivirent chacun un drame dont la belle Ferrounière fut
l'héroïne. Blaze préféra le drame d' Arvers à celui de Musset,
et cite même dans ses Souvenirs quelques passages inédits des
deux œuvres (1). Pour sa part, Musset ne voulut jamais tirer la
sienne de l'ombre. Celle d'Arvers parut, en partie, trop osée au
directeur de l'Odéon, qui craignit de la monter. Oui, il y eut
(1) Voici le passage que Blaze qualifie de « rapsodie enfantine de Musset «
dans son article sur le Poète Arvers {Revue des Deux Mondes, i" février 1883).
Lb Fol.
• ■ I
La première heure est triste, égayons la dernière.
Le Roi.
Bien dit ! mon page, amène ici la belle Ferronnière.
Et du page qui court, une torche à la main,
Le mantel d'or pourtant flotte sur le chemin,
Car il sait avertir la belle Ferronnière,
Mais dans sa chambre où dort la lampe funéraire
L'avocat à l'œil dur est en habits de deuil;
Il se penche pour voir sa femme en son cercueil
Et dit : Le duc d'Etampes eut pour lui la Bretagne.
Bien! Au lieu du remords, le mépris l'accompagne;
Châteaubriant eut peur et n'ouvrit qu'un tombeau,
Sa vengeance boiteuse oublia le plus beau.
Mais certes, qui verrait cette femme en sa courbe
Avec ce maigre corps, ces longs bras, cette bouche
Qui n'a plus rien d humain, pas même la pâleur,
Qui verrait ce cadavre et se souvient de l'ange,
Celui-là frémirait sachant comme on se venge.
La facture de ces vers, Derniers instants de François I", rappelle celle du Roi
s'amuse, mais la pièce de Musset est de 1331. « Tout le monde se disputait alors
François I", dit Blaze, autant que Charles IX, la Saint-Barthélémy, les lévriers
et les fols : ces sujets appartiennent au romantisme. »
108 REVUE DES DEUX MONDES.
certainement un peu de jalousie dans l'antipathie de Blaze de
Bu ry pour Musset; les deux hommes ne se rapprochaient que
pour parler musique : ils l'aimaient passionnément tous deux.
Le poète des Nuits vantait Schubert : « Quels secrets a ce diable
d'homme! Citez-moi un bruit de la nature qu'il n'ait pas inven-
torié. Personne comme lui ne s'entend à peindre l'eau, et
quelle variété de touche ! L'eau qui fait aller le moulin de la
<( belle meunière, » n'est point la même que celle du ruisseau
clair où danse « la truite. » II a, comme nous disions en rhéto-
rique, des onomatopées dont aucun musicien ne s'est douté, des
roulis, des rythmes, des tic-tac, qui réveillent en vous le senti-
ment de toute une série de bruits réellement perçus... tenez,
c'est un paysagiste incomparable... et Mendelssohn donc! »
Musset confiait à Henri Blaze qu'il proposa jadis à Véron,
alors directeur de l'Opéra, le Songe d'une nuit d'été, « opéra
en deux actes, paroles de Shakspeare, musique de Mendels-
sohn : » Véron n'en voulut point.
En 1846, Musset, pour se divertir, je pense, écrivit à propos
d'un poème de Blaze, Franz Coppola, des vers sur leur auteur.
François Buloz en avertit son beau-frère : « J'ai là des vers
d'Alfred sur vous, voulez-vous les lire? Il m'a autorisé à vous
les montrer. » Mais Blaze : — « Je les lirai quand ils paraîtront
dans la Revue. — Autant dire jamais. » Non, F. Buloz ne
voulut pas publier ces vers de Musset : « Tous ceux qui ont
connu Buloz savent jusqu'où cet homme, difficile et dur, poussait
la délicatesse professionnelle. Une fois sur le terrain de la
Revue, il ne tolérait ni attaques, ni représailles entre ses rédac-
teurs. Somme toute, ces vers manquaient de bienveillance, non
de courtoisie... Mais Buloz avait sa règle de conduite, et son
inflexible défiance surveillait les coups de filet, à l'égal des
coups d'encensoir (1). »
Notre critique, qui fut l'élève de Michelet, lorsque celui-ci
enseignait l'histoire au collège Rollin, eût voulu l'attacher à la
Revue. Michelet y écrivit peu ; il eût fallu « l'attirer, » affirmait
Henri Blaze, qui se vit refuser un article sur Y Histoire romaine;
« car, lui dit François Buloz, pour avoir le droit d'exprimer
son opinion sur un homme de talent ou de génie, il faut ne le
connaître, ni l'aimer. » Scrupules exagérés, pensait Blaze, que
(1) Henri Blaze de Bury, Mes Souvenirs (Revue Internationale, 1888, t. 17,
page 335.)
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 109
d'autres ont pu lui pardonner, mais dont se froissait la suscep-
tibilité nerveuse de Michelet. De là son peu d'empressement
à donner des travaux, qu'il n'offrait qu'au dernier moment au
directeur de la Revue. « Je vous dis, moi, que Buloz ne m'aime
pas, » répétait Michelet à son ancien élève d'histoire...
Henri Blaze connut Stendhal, que l'amour de ce dernier
pour la musique attirait chez Gastil-Blaze. Il assure d'ailleurs,
que l'auteur de la Chartreuse, à cette époque, n'était guère
écouté, et que, dans les conversations, « Bequet ou Janin le fai-
sait volontiers taire. » Il connut encore Louis Bertrand, l'au-
teur de Gaspard de la Nuit, et affirma que lorsque ce manuscrit
fut publié, on n'en « plaça » que vingt exemplaires, ce qui fit
dire à Victor Pavie que ce poème de Bertrand n'était « pas né
pour la lumière. »
LA BELLE ROSE
Henri Blaze de Bury rencontra en Allemagne, au cours d'une
de ses visites à Weimar peut-être, une jeune Ecossaise,
Miss Rose Stuart, amie et parente des Lords Brougham et Dunbar.
Il s'en éprit, et l'épousa en 1844.
Cette figure de Mme Blaze de Bury, comment en donner une
idée? Décrire sa beauté, son esprit mordant, passe encore; mais
sa personnalité, ses goûts, ses tendances, son activité, son ambi-
tion prodigieuse ? Avec ses traits purs, ses beaux cheveux noirs,
son corps charmant, elle aurait pu n'être qu'une jolie femme,
fêtée du monde agréable où elle vivait; mais c'est bien autre
chose que Mme Blaze de Bury I C'est un esprit débordant d'acti-
vité, d'ambition, élaborant les pians les plus vastes, et passion-
nément orientée vers la politique. C'est là que cette femme sur-
prenante trouvera un champ digne de son activité, assez fertile
pour satisfaire son goût d'entreprise. *Au demeurant, elle possède
une volonté et une santé de fer, une grande intelligence, une
indépendance toute britannique, de l'esprit de suite, peu de sensi-
blerie lorsque son ambition est en jeu. Toutes ces qualités
excellentes se rencontrent rarement réunies chez une femme. Il
semble bien que dans le couple Blaze de Bury, la belle Rose
fut le « dirigeant. » C'est elle qui insuffle à son époux l'ambi-
tion, et lui impose, pour ses propres entreprises, une admiration
si fervente, qu'il lui écrit en Autriche, lorsque parfois elle
HO REVUE DES DEUX MONDES.
s'impatiente des exigences d i François Buloz à la Revue: « Ne
doute pas de ton génie ! » Energique et aventureuse, Mme Blaze
de Bury devait avoir, sur le caractère plus rêveur de son époux,
cet ascendant; il ne fut d'ailleurs pas seul ii le subir, et beau-
coup, autour de lui, l'éprouvèrent de même. La nature confie à
certains êtres, comme celui-ci, un rôle; leur force les destine à
le jouer: ils mènent, ils imposent leur pensée, entraînent à
l'action, il semble qu'à côté d'eux, rien ne peut échouer, enfin
ils sont dirigeants, et non dirigés.
Maintes fois j'ai éprouvé le pouvoir de chef que possé-
dait cette femme, en lisant sa correspondance. Ajoutez que la
baronne Rose est une amie excellente ; quelles que soient ses
occupations, ses inquiétudes, ou son éloignement, elle n'a garde
de négliger ses amis, s'occupe constamment de leurs affaires,
les guide, les encourage, intrigue pour eux ; elle connaît tant
de monde, et aux quatre coins de l'Europe, elle exige d'être
tenue au courant de leurs démarches, s'offre à en faire de nou-
velles. En quoi peut-elle les servir ? Le père Gratry lance-t-il
un livre ? Voici 3Vlme Blaze de Bury sur l'heure en campagne,
parlant à Cousin et à Villemain, obtenant un article de Lermi-
nier sur l'ouvrage du Père, qui écrit enchanté : « Combien je
vous remercie, chère dame, car c'est votre œuvre (1) 1 » Il ter-
mine : « Soyez bénie. » M. de Montalembert lui rend grâces aussi
pour le même service, en 1860 : « Vous me gâtez, madame,
comme toujours, mais aussi il n'y a que vous qui me veuillez du
bien, en France comme en Angleterre. Avez-vous lu ce qu'a dit
de moi le Times, et surtout le Morning Post, qui me compare à
Thersite et à la courtisane Phryné? etc. (2) »
La sentant si entièrement dévouée, ses amis, souvent, s'en
remettaient à elle et disaient : « Dirigez-nous. » D'autres, mal-
heureux ou découragés, venaient puiser auprès d'elle l'énergie
dont elle débordait : elle en avait assez pour tout le monde.
A dix-huit ans, miss Stuart écrivait, à la demande de
lord Brougham, des articles sur les lois dans The Law Review ;
en 1843, avant son mariage, elle collaborait à la Revue des
Deux Mondes, à la Revue de Paris (3) ; elle donna aussi des
articles au Correspondant, et aux revues étrangères (elle écrivait
(1) 1847.
(2) Inédite.
(3) Elle signait Arthur Dudley dans les deux revues.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 111
couramment en quatre langues"), notamment au Daily News oh.
elle ^publia régulièrement des chroniques sur la politique
et le mouvement des idées en France. En 1850, elle signait deux
volumes: Germania, ouvrage qui « contenait le tableau fidèle
de l'Autriche et des cours allemandes à cette époque. » Elle
écrivit aussi en anglais différents romans; l'un d'eux, Love the
avenger, obtint un gros succès; pour la première fois on y vit
en Angleterre figurer une courtisane: lord Lytton, ami de l'au-
teur, en fut choqué, et le lui reprocha.
Sous l'Empire, la maison de Mme Blaze de Bury fut un centre
d'opposition et de complots. Lord Brougham, de passage à
Paris, y rencontrait Berryer et tous les adversaires du régime.
La maîtresse du lieu recevait, aussi Ed. Blanc, le père Gratry,
Montalembert, Cousin, Villemain (ce dernier en fut éperdu-
ment amoureux), Delacroix, Halévy, et la plupart des collabo-
rateurs de la Revue, Lerminier, Alexis de Saint-Priest, d'Orti-
gues. de Belmont, Meyerbeer, Mignet, etc..
Plus tard, Mme Blaze de Bury, évoquant ses jeunes années,
avouait à son ami le musicien Boïto, que Gœthe, leur dieu,
l'avait jadis rapprochée de son mari : n'appartenaient-ils pas
tous deux à une même religion, celle du grand poète? Et
Boïto : « Votre passé, chère baronne, je l'avais deviné. J'avais
tout pressenti; votre existence, je la savais par cœur. On peut
donc vivre dans un poème comme dans une patrie, puisque
toute votre vie est dans Faust, et votre destinée aussi, et celle
de Blaze de Bury. Très jeune (il) est rivé à sa merveilleuse tra-
duction des deux Faust, vous vous rencontrez chez l'Olympien,
vous vous épousez, c'est naturel... »
Ah ! cette Mme Blaze de Bury, je la vois : belle, frémissante,
sans cesse agitée, comme le peuplier sous l'orage, l'esprit occupé
de mille projets, entreprises de toute sorte ; courtisée et adu-
lée, elle n'a rien de l'héroïne romantique, elle est bien por-
tante, fraîche et rose comme son nom; elle n'a ni vapeurs, ni
crises de nerfs; elle ignore la chaise-longue : en revanche, elle
voyage volontiers, et monte à cheval avec passion. Cette jolie
dame a des vertus si viriles, qu'elle écrit à l'un de ses corres-
pondants : <( Je veux capitonner la vie des miens, et je désirerais
que cette tâche m'incombât seule. » Langage et aspirations peu
féminins, on en conviendra. Oui, il est rare de rencontrer une
femme à la fois si belle et si fêtée, attirée par des ambitions de
112 REVUE DES DEUX MONDES.
ce genre. Celle-ci écrira des articles si graves, que François
Buloz refusera de les faire paraître dans la Revue, sous une
signature féminine : « Personne ne croirait que l'auteur est
une femme. » Et puis, tout à coup, voici ce grave historien
occupé, dans le Maine-et-Loire, à courir les bois et les vallées,
à cheval tout le jour, le soir soupant et dansant. Les contem-
porains s'écrient : « Où trouve-t-elle le temps de faire tout
ce qu'elle fait? » On dit d'elle : « Elle est entraînante, et elle
a de l'esprit comme un démon ! »
Singulière femme! Lisez : Deux visites royales en Hongrie,
que son mari signa par force, et qu'elle écrivit en 1865. Vous
penserez : « Quel excellent travail! et l'auteur, quel bon his-
torien dans la première partie, quel politique clairvoyant dans
la seconde, quelle vue nette de la situation en Hongrie depuis
Y October-diplom de 1861 I Qui donc a écrit ces pages, peut-être
ce George Maïlath, alors tavernicus (1), ou encore le comte
Esterhazy ?» — Vous n'y êtes pas : l'auteur est cette femme qui
passe là-bas, en robe à volants: son corps vif semble toujours
prêt à bondir et à franchir quelque obstacle; elle sourit; sa
lèvre supérieure, un peu courte, découvre ses dents; dans ses
beaux yeux gris la pensée traverse rapide, éclatante, comme
un rayon sur l'eau. — Le comte Hermann Zichy l'accompagne,
quelque marivaudage les occupe-t-il ? Non. En passant près
de la belle Rose, vous entendez tomber de ses lèvres ces mots :
« Vous savez, comte, que la Banque Viennoise a vu passer chez
elle 400 millions de florins la première année ; avais-je raison
de prédire le succès? » Je ne dis pas que le comte Zichy n'eût
préféré d'autres jeux, mais quoi? Mme Blaze de Bury ne songe
qu'à ses vastes projets, et le moyen de marivauder avec une
femme qui vous parle emprunts nationaux, et émissions !
Ce qui manque à Mme Blaze de Bury pour être un excel-
lent diplomate, c'est l'empire sur elle-même. Aucune dissimu-
lation dans ces beaux yeux-là. Ils reflètent le triomphe, la
colère, l'inquiétude qui agitent tout à tour cette « belle guer-
rière, » comme l'appelle son mari. Le regard de la vraie
conspiratrice, ou de la parfaite intrigante, si l'on veut, ne doit
rien refléter du tout. Cependant il est permis aux femmes les
plus franches d'être adroites, et lorsque le gouvernement
(1) Ministre de l'Intérieur du royaume.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 113
impérial, qui surveillait la maison des Blaze de Bury. v
envoyait ses policiers pour saisir les correspondances compromet-
tantes, la maîtresse de maison, avise'e, laissait ouvrir les
armoires avec sérénité. N'avait-elle pas mis à l'abri ses papiers,
soit à l'ambassade d'Angleterre, soit a l'étranger? Les policiers
revenaient bredouilles.
Comment s'accorda cette ambitieuse avec sa belle-sœur
Christine Blaze? Mal. Mra8 François Buloz vit le mariage d'un
mauvais œil; elle fut quelque peu jalouse aussi de l'influence
que Rose Stuart prit sur son frère Henri ; et puis, les allures
indépendantes de sa femme, son orgueil, son audace, déplurent
à la douce Mme F. Buloz. « Elle ne vient jamais ici, écrit-elle
à Mme Combe sa sœur ; les gens qu'elle y rencontre ne sont pas
assez high life pour elle; les bonnes femmes qui viennent ici le
samedi soir, ne satisfont pas ses appétits de grandeur. Nous tri-
cotons au coin du feu, pendant que Buloz fait le whist avec le
père Babinet, et deux ou trois habitués. » Il faut ajouter que
Ajme François Buloz fut certainement suffoquée par l'impétuosité
de sa belle-sœur. Quitter ses enfants! voyager, laisser là son
mari, « son foyer, » pour raisons politiques ou autres, une
femme ! elle ne peut l'admettre. Elle parlait de tout ceci à
cœur ouvert avec sa sœur Rosalie, aussi traditionaliste qu'elle-
même, et en outre, provinciale. Cette dernière, pour le coup,
n'en revenait pas. « Cette femme est sans mesure, lui écrivait
Mme François Buloz, quoique douée d'un esprit vaste. »
En 18o5, F. Buloz refusa un article de sa belle-sœur sur
lord Palmerston, « qu'elle exécutait, et en quels termes! sur
l'autel de lord Elgin, le plus grand diplomate des temps passés
et à venir. » L'autorité était déjà en humeur contre la Revue ;
on eût craint, en faisant passer cet article audacieux, d'être
« averti. » — « Lorsque cette princesse vint pour corriger son
œuvre, on lui dit qu'elle ne pouvait pas paraître... » Philoso-
phiquement, Mme François Buloz prend son parti de l'aventure.
« Quand on fait des lettres, il faut s'attendre aux déboires, insé-
parables de ce genre de commerce (1). »
(1) 24 avril 1855, inédite, Mme F. Buloz à M— Rosalie Combe. Cette lettre de
Mm* F. Buloz, écrite au moment des préparatifs de l'Exposition, est assez curieuse.
* On inaugurera le 1", et le lendemain on fermera les portes jusqu'au 1" juin.
11 y a déjà beaucoup d'étrangers ici, qui auront un cruel pied de nez. Je voudrais,
au reste, que cette exposition fût loin. Nous ne pourrons bientôt plus vivre ici,
tome lxv. — 1921. 8
114
REVUE DES DEUX MONDES.
Mmc Blaze de Bury ne s'entendait pas toujours non plus au
début avec François Buloz, que ses allures inquiétaient; il
n'était pas facile d'éblouir le directeur de la Revue, mais il sut
apprécier en son temps la belle Rose, qui lui rendit certainement
des services. « L'autre jour, écrivait-elle de Vienne à son mari
dans un court billet griffonné à la hâte, j'avais un diner de
seize personnes, ministres, Hongrois, Polonais, etc. ; Schemer-
ling (1) prend la Revue sur une table et me demande : Quel
homme est vraime?it Buloz? — Oh I dit un « Polonais » que je
ne nomme point, très fort, mais par trop désagréable. — Je
prends alors la parole, et dis mon avis que tous écoutent, et je
crois que Buloz, s'il avait entendu, n'eût pas été mécontent de
madame sa belle-sœur, laquelle, avec tous ses défauts, aime et
admire les puissances réelles (en étant elle-même une) (2). »
Rien ne peut donner une idée plus complète de la nature
de cette femme, que ce petit billet : courage, netteté, élan,
orgueil, tout y est. Henri Blaze l'envoya à son beau-frère dans
une lettre, en lui disant : « Permettez-moi de vous envoyer ce
post-scriptum d'une lettre que je reçus de Vienne ce matin;
vous y verrez que cette nature impraticable, comme vous l'appe-
lez dans vos moments de colère, sait pourtant reconnaître le
vrai mérite, et lui rendre témoignage. Puisque nous parlons
de Schemerling, j'ajoute qu'il n'a pas été le seul à s'informer
de vous; un autre plus haut placé s'en était enquis d'avance, et
se propose de vous envoyer une marque très illustre de la dis-
tinction où, personnellement, on vous tient. Je sais comme
vous, ce qu'à notre âge, il faut penser de ces hochets... Quoi
qu'il en soit, de tels honneurs, lorsqu'ils nous viennent sans
que nous les ayons recherchés, ne sont qu'une constatation de
notre valeur, du succès de ce que nous avons fait, et fondé. »
La lettre de H. Blaze n'est pas datée, il dut l'écrire vers 1845.
Au début de cette lettre, il propose à François Buloz de sus-
pendre momentanément ses critiques musicales, offre trois
articles de mois en mois à la Revue, sur d'autres sujets que la
les denrées sont hors de prix, nous payons notre viande, par faveur spéciale,
0,80 centimes ; et on nous promet de la mettre un de ces jours à 0,85. Un pot-au-
feu me coûte actuellement 4 francs. Le litre de vieilles pommes de terre coûte
0,60 centimes, le beurre 1 fr. 80. Enfin, c'est odieux, et nous ne sommes pas
même au commencement. »
(1) Ministre d'État.
(2; Les mots souligné? Iç sont par \l"" Blaze de Bury.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. Il"'
musique, et demande en échange une mensualité de aOO francs,
car, dit-il, « cela me mettrait plus à l'aise, et me donnerait
le moyen d'avoir une voiture... »
Henri Blaze de Bury qui devait mourir re'publicain fut, au
début de sa vie, légitimiste; voyageant avec sa jeune femme,
en Autriche-Hongrie, et dans les « petites cours allemandes, » il
s'arrêta à Frohsdorf, et aussi à Venise pour saluer le comte de
Chambord. C'était en 1849. La duchesse d'Angoulème, fille de
Marie-Antoinette, vivait encore : Mm- Henri Blaze de Bury passa
huit jours auprès d'elle, et ne l'oublia jamais. A ce moment, on
pouvait croire à une restauration. Bientôt vint le 2 décembre:
on ne crut plus à rien. On devine l'impression que devait pro-
duire en 1849 la présence de la « Dauphine. » Pour les contem-
porains, déjà elle entrait dans la légende, escortée d'images,
de souvenir et d'histoire. Que l'on se figure à Venise, dans le
palais Cavalli, ou à Frohsdorf, la fille de Marie-Antoinette
assise à la gauche du comte du Chambord, causant et brodant :
quelle saisissante réalité ! « Sa conversation était pleine de dou-
ceur et de mansuétude, écrit Henri Blaze. Les derniers jours de
cette vie chrétienne se consumaient dans un touchant hommage
de dévouement qu'elle rend à son neveu : elle se lève quand
il entre et l'appelle : Mon Roi. »
Les enfants du siècle (Blaze naquit en 1813) dont la mémoire
avait recueilli les relations de leurs pères, témoins du 10 août et
des massacres de septembre, demeuraient saisis à ce nom : la
Dauphine... De quel effroyable passé surgissait cette ombre I
Le couple Blaze de Bury subit le prestige de la duchesse
d'Angoulème, prestige immense. Une auréole de respect et de
vénération entourait cette princesse vêtue de noir, qui repré-
sentait l*épave survivante de la Royauté pré-révolutionnaire et
plus encore : le Malheur. Les lettres de la baronne Rose sont
enthousiastes à son sujet, comme au sujet du comte et de La
comtesse de Chambord.
Le 30 décembre 1849, la baronne écrit de Vienne : « Il esl
probable que nous irons faire une visite à Venise... Nous avons
vu le Prince (1). Lui et la Princesse ont été plus que charmants
Elle nous a reçus une semaine après la mort de son frère l'ar-
chiduc... Rien ne peut donner une idée de leur amabilité. Elie
(I) Le comte de ChamborJ.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
est certainement une femme très supérieure. Quant au Prince,
il fera un roi a la façon de Henri IV. » Après la visite au Palais
Cavalli : « Rien ne peut égaler leur bonté envers nous. Pour
la Princesse, j'en raffole. Elle est l'être le plus parfait. Elle est
absolument laide avec un tel charme, une telle manière d'être,
que je défie n'importe qui... de se souvenir de sa laideur.
Quant au Prince, il est évident qu'il sera roi, mais pour com-
bien de temps?... Dans le salon de la comtesse de Chambord,
que ce soit à Vienne, Frohsdorf ou Venise, vous êtes en France,
et tout ce qui vous entoure est tellement imprégné du parfum
de la patrie absente, qu'un soir, en entendant des barcajuoli
chanter une sérénade sous les fenêtres du Palais Gavalli, je me
suis retenue de dire à ma voisine : Que font-ils sur le bou-
levard! Henri voudrait (et je l'y pousse) écrire une brochure
politique sur Henri V (1) aussitôt son retour à Paris... afin que
l'on sache que le dernier des Bourbons est l'idéal des rois cons-
titutionnels et libéraux, et qu'il a beaucoup appris, et beaucoup
oublié (2). »
ALEXIS DE SAINT-PRIEST
Dans la correspondance d'Henri Blaze, je n'ai aucune lettre
de lui écrite de son poste, Copenhague. Il faut en conclure
que le jeune attaché était rarement en Danemark. Cependant,
de Copenhague, Saint-Priest l'interroge; il s'ennuie furieuse-
ment, Saint- Priest : « Voyez- vous souvent M. Decazes? Etes-
vous content de lui? Il doit l'être de moi : au lieu de deux
volumes qu'il n'aurait pas lus, j'ai fait avoir la croix de Com-
mandeur à son fils. Que ne puis-je orner aussi vos jeunes
épaules, ou du moins suspendre quelques amulettes à votre bou-
tonnière I Vous vous plaignez de l'exiguïté de mes missives; ce
reproche est obligeant; mais que diantre voulez-vous que je vous
mande de Copenhague ?. . . Quant à vous, mon cher collaborateur,
ne vous dégoûtez pas de m'écrire de jolies lettres... Louis La
Harpe et leur Grimm, ne vous valaient pas. Adieu, chevalier 1
Adieu, commandeur I (3) »
Le mois précédent, Saint-Priest a lu les Burgraves : « Le
(i) Henri Blaze écrivit en effet cette brochure.
(2) Inédite.
(3) 26 mai 1843, inédite.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 1 17
principal défaut que j'y trouve, c'est de ressembler à tous les
autres tours de force de l'ami Victor; qui se soucierait devoir
faire dix fois le saut du tremplin? Connu! connu I et, malheu-
reusement, c'est ce qu'on peut dire aujourd'hui de toutes choses..
Il n'y a plus rien d'original, pas même les Mystères de Paris,
car le contraste des ravageurs et de la femme vertueuse, à qui
on a volé ses derniers vingt sous, avec la vie splendide de M. de
Saint-Rémy, n'est autre chose que Justine ou les Malheurs de la
Vertu. Mais c'est pour vous lettre close, jeune homme. — Quand
vous déferez-vous de la manie de croire toujours M. G. (1) au
bord du précipice? Il durera autant que Villèle, et Buloz aurait
bien fait de m'en croire là-dessus il y a un an ; qu'il dégorge
vite son Mole, c'est viande creuse. — Adieu (2). »
Il faut regretter, dans la correspondance d'Henri Blaze de
Bury, la rareté des lettres d'Alexis de Saint-Priest. Quel esprit
« incisif » et charmant que le sien 1 Henri Blaze raconte, dans
un de ses livres, qu'il trouva un jour le diplomate annotant les
Mémoires d'outre-tombe, et à son ordinaire, dit Blaze, « il épi-
loguait; » il disait : « Il m'est arrivé une fois d'aller dans les
coulisses de l'Opéra, et c'est une chose curieuse à quel point
l'impression que j'ai éprouvée là ressemble à celle que me
procurent tous ces livres de mémoires. « Vous voyez bien ceci,
me dit un régisseur en me montrant une feuille de tôle laminée,
eh bien I c'est avec quoi nous faisons le tonnerre; ce timbre
accroché là, et qui donne le mi bémol, c'est le timbre de la
Saint-Barthélémy, » etc. : de même tous ces grands politiques,
prosateurs, ou poètes, semblent n'avoir pour but, que de vous
ôter toute espèce d'illusion même sur eux, en vous montrant
l'envers des choses, le mobile caché, la ficelle (3). »
En 1848, il écrit : « On parle beaucoup de menées légiti-
mistes. Mon Dieu, je le veux bien; je n'en suis plus à chicaner
sur les couleurs de la monarchie; ces délicatesses de goût ne
sont plus même de saison, et pourvu que l'étoffe soit durable et
bon teint, je me moquerai de rechercher si elle est blanche ou
tricolore; mais j'ai la conviction intime que la monarchie n'est
pas plus possible que la république, Henri V pas plus prati-
(i) Guizot.
(2) 8 avril 1843, inédite.
(3) H. Blaze de Bury, Les Salons de Vienne et de Berlin, p. 110.
IIS BEVUE DES DEUX MONDEES.
cable que M. Armand Marrast, et c'est ce qui me fait voir l'avenir
avec une anxiété bien vive. Nous sommes dans une impasse,
car je suis trop voltairien pour dire dans un cul-de-sac,
« A propos, M. de G... (1) a parfaitement raison d'aller
en Italie ; à sa place, si j'étais libre et sans liens, je ferais
comme lui, c'est-à-dire que j'irais en Italie. Entendons-nous
bien, et n'allez pas équivoquer sur les termes. Vous m'insultez
sur la honte de mes guelfes et le triomphe de vos gibelins;
vous avez beau jeu pour cela. Mais les gibelins, avec leurs gros
bras, leurs gros pieds, et leurs faces moitié sentimentales, moitié
vineuses, n'en sont-ils pas moins d'odieuses créatures? Au reste,
on m'écrit d'Allemagne que cette fameuse unité germanique
branle dans le manche, que les Prussiens n'en veulent pas, ce
qui est tout simple, ni les Autrichiens non plus, chose plus
extraordinaire, car enfin cette mauvaise plaisanterie semblerait
faite h leur profit. Tant mieux pour la France, qui avait la
stupidité d'applaudir à cette unité allemande, l'événement le
plus fatal pour nous, s'il avait jamais pu s'accomplir. Par
bonheur, il est impraticable, et nos généralisateurs de revues
en seront pour leurs frais. Ce n'est pas une pierre dans votre
jardin, car vous ne vous appelez pas Saint-René Taillandier, ou
quelque autre saint du même calendrier, du moins que je sache.
« Que fait Buloz? La Revue est en coquetterie avec moi;
la Presse me fait de la peine; l'excursion de mon amie sur le
banc d'acajou ne me semble pas digne d'elle; il y a cependant
dans le même article, une colonne sur Lamartine qui n'a pu
être écrite que par une femme qui le connaît bien. Vertuchou !
c'est ce qui s'appelle déshabiller son homme de la tête aux
pieds; et la grande peinture génésiaque de M. Chenavard, des-
tinée au Panthéon, qu'en dites-vous? Je ne connais au reste
que le Panthéon qui soit la véritable Eglise du chaos où nous
sommes, et, lorsqu'il sera peinturluré par M. Chenavard et
qu'on verra Jésus-Christ à côté de Théophile Gautier, le Pan-
théon sera complet (2). »
En octobre Sainte-Beuve, fuyant Paris, arrivait a Liège.
Prévenu de cette quasi-fuite, Saint-Priest écrivait, le 29 sep-
tembre, à Henri Blaze : « En vérité, je suis tenté de faire
comme Sainte-Beuve. Mais pourquoi va-t-il à Liège? Pour
(1) Custine.
(2) Coulomb, par Nogent-le-Roi (Eure-et-Loir), 9 septembre 1848 (inédite).
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 119
suivre vos métaphores tant soit peu calembouresques, que va-
t-il faire dans ce bouchon? Vous m'en donnez une explication
à laquelle je ne comprends rien. Croyez-vous qu'on entende à
demi-mot,
Sur les bords fortunés de l'Iton et de l'Eure?
comme disait Voltaire dans ses moments de pur rococo. Vous
seriez capable de ne pas vous rappeler votre Henriade, pour
apprécier ma citation. Revenons à Delorme : il me faut une
explication claire, nette et précise de tout ce qu'on a dit sur ce
sujet important, de hasardé ou de certain, de vrai ou de faux,
peu importe; il faut toujours regarder les nouvelles fausses que
tout le monde donne pour vraies; les commentaires fussent-ils
un peu méchants, je les demande instamment, cela ne gâte
rien. Appelez-moi encore sceptique, qualité qui m'a valu la
désapprobation de M. de C... (1); mais, pour le coup, je suis
vengé.- S'il n'aime pas mes ouvrages, en quoi je suis de son
avis, me voilà en fonds pour lui rendre la pareille. J'avais
trouvé, et je trouve encore du talent dans la Russie. En re-
vanche, son Romuald est pitoyable. Il est évident que c'est un
livre neuf senti par un vieux. J'ai senti le moisi sous le badi-
geon. Et puis, il est trop radical, je dirai même trop violent, de
parler vertu, religion, métaphysique quand, à tort ou à raison,
on passe pour s'être beaucoup occupé de physique. Dans ce cas,
je préférerais l'impudence, il y aurait la tartufferie en moins.
Quant au style, ce n'est pas écrit en français. Les deux jeunes
gens (il n'y a jamais que cela dans ses ouvrages) marchaient
d'un pas réfléchi... Et des niaiseries! Il appelle un cimetière
un établissement salubrt. Il y a là un arlequin de Genlis, de
Staël, de Chateaubriand, de Victor Hugo. C'est l'archevêque de
Grenade, moins l'archevêché, mais non sans enfant de chœur.
« Vous avez fait une prédiction politique, et vous me de-
mandez ce que j'en pense. Je n'en sais rien. J'ai mon pronostic
à moi, tout différent du vôtre, mais pas plus gai. Vous dites :
séparation et démembrement dans l'intérieur. Moi, je dis pis
que cela : invasion et démembrement par l'extérieur. Cela
sent bien son homme tout frais émoulu du partage de la
Pologne. En effet, je viens d'écrire ce grand événement histo-
(i) Custine.
i 20 REVUE DES DEUX MONDES.
rique, si défiguré selon moi par de sottes sympathies. C'est ce
que j'ai fait de moins mauvais. J'ai donné à mon travail la
forme d'un grand article de la Revue. Mais je ne suis pas
décidé à le livrer à votre beau-frère. Ce dernier point entre
nous (1)... Quelle atrocité, quels événements dans Francfort!
Quels bœufs enragés que vos Teutsch! Et avec cela plagiaires
de la France, qu'ils détestent, sauf la lâcheté, qu'on ne peut pas
encore nous reprocher, au moins le fusil à la main. En vérité,
j'aime mieux les Italiens que je n'aime guère, surtout depuis
que j'ai lu leur apologie par la princesse B... (2). Mieux vaudrait
un sage ennemi, comme dit la fable du jardinier et de l'ours.
« J'ai connu ce malheureux Lichnowsky, mais je ne l'ai
connu qu'impertinent et fat. Depuis, il a montré de l'esprit,
même de l'éloquence. Vous savez que la duchesse de Talley-
rand, qui en était folle, lui a payé pour un million de dettes, et
n'a pas voulu prêter cinquante mille francs à son fils, pour
payer les siennes. Si la lettre de Broum (3) n'est pas un mythe
propre à cacher son défaut de gentillesse, envoyez-la-moi, je
serai bien aise de lire de la prose épistolaire de ce Dupin bri-
tannique (4). »
Ce prince Lichnowsky, Henri Blaze le rencontra aussi na-
guère chez Véry, le restaurateur. Blaze y dinait lorsqu'il vit
arriver un « barbare de très grand air, regard dur, geste impé-
rieux. » Lichnowsky traversait Paris, au risque d'être arrêté
par le gouvernement de Louis-Philippe; il venait de guerroyer
en Espagne pour don Carlos. Il s'attabla seul. Tout de suite le
dineur commanda six douzaines d'Ostende, deux fioles de
Johannisberg-Metternich : ceci pour ouvrir l'appétit; puis le
diner : bisque, turbot, jambon aux épinards, côtes de chevreuil
purée d'ananas, faisan rôti aux ortolans, le tout arrosé de Châ-
teau-Margaux et de Champagne. Henri Blaze était émerveillé.
Le prince surprit son regard : « Convenez, monsieur, que ma
gloutonnerie exotique vous scandalise? » Les deux hommes
causèrent, le prince fit des confidences, avoua qu'il était à Paris
en danger, offrit de livrer son nom. « Inutile 1 vous êtes le prince
(1) A. de Saint-Priest : Le Partage de la Pologne, Revue des Deux Mondes,
1" et 15 octobre 1849.
(2) Belgiojoso.
(3) Brougham?
{i) Inédite.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 121
Lichnowsky, vous n'avez pas pris garde tout à l'heure que vous
vous trahissiez, en me parlant de Beethoven comme d'un client
de votre famille. » D'après Henri Blaze, le prince Lichnowsky
fut un type étrange, « barbare chevaleresque et pervers, » qui
possédait, avec des mœurs rudes, la plume d'un Bonvenuto et
le crayon d'un Salvator. Assez lâche avec ses maîtresses qu'il
battait, jaloux au point de couper méchamment les magni
tiques cheveux de l'une d'elles, Mme Pleyel, et courant brave-
ment sus aux émeutiers en 181-8 à Francfort, une simple cra-
vache à la main (1).
Le comte Alexis de Saint-Priest écrivit peu, en somme, dans
la Revue. Sans doute, ses voyages lui laissaient-ils des loisirs
insuffisants. En avril 1844, il commença pourtant une série
d'Etudes diplomatiques sur le xvin9 siècle, par un travail sur la
Suppressio?i de la Société des Jésuites en Portugal. Il y eut, à
propos de ce travail sur les Jésuites, et de la préface, certaines
discussions; le ton de ces discussions fut aigre-doux. « Pourquoi
cela? écrivit Saint-Priest à son ami. Il me semble qu'elle n'au-
rait dû choquer personne (la préface) ; quant à certaine assemblée
des quarante, j'en serai ou n'en serai pas, mais je ne ferai certai-
nement aucune bassesse pour y entrer, j'y suis bien décidé (2). »
L'année 1844, précisément celle où il écrivait son étude sur
la Société des Jésuites en Portugal, Saint-Priest fut charmé du
livre que la comtesse Merlin venait de terminer sur la Havane.
Il chargea Henri Blaze de transmettre ses compliments à la
dame, et il n'est « pas complimenteur. » Deux lettres surtout le
frappèrent : l'une sur Ferdinand Gortez, l'autre sur Las Casas.
Celle-ci est un morceau d'histoire très remarquable, « le plus
remarquable que j'aie jamais vu sortir de la main d'une
femme, » écrit-il; « si elle l'étendait, elle ferait un ouvrage com-
plet, unique dans son genre ; tel qu'il est, c'est excellent. Pour
lui prouver que je l'ai lu bien attentivement, je la prierai, dans
une seconde édition, de nous expliquer dans une note, que le
cardinal Cirneros est le même que le fameux cardinal Ximenès,
car nous ne le connaissons que sous ce nom... Que la belle his-
torien me pardonne mon pédantisme (3). »
(i) H. Blaze de Bury, Mes Souvenirs de la Revue des Deux Mondes, déjà cités.
(2) 29 juin 1846. Inédite. Saint-Priest fut nommé de l'Académie le <8 jan-
vier 1849, en remplacement de M. Vatout.
(3) 18 juillet 1844. Inédite.
422 REVUE DES DEUX MONDES.
L'année suivante, la comtesse Merlin était à Madrid, où elle
ne manquait pas une corrida de toros et voyait régulièrement
« éventrer douze ou quinze chevaux, et quatre ou six hommes
blessés, aux grands applaudissements des spectateurs et, hélas!
ajoute-t-elle, aussi des miens, tant les infirmités humaines nous
gagnent aisément. Il est vrai que ce spectacle est grand, et
coloré de teintes vigoureuses : tous ces instincts populaires
féroces et généreux, manifestés à la fois spontanément, avec
l'éclat des passions méridionales, et par la multitude assemblée
au grand air, sous les rayons d'un soleil ardent, c'est, je vous
assure, un ensemble magnifique.
« Nous avons ici deux troupes italiennes. On y entend tous les
opéras de Verdi, de Mercadente et d'autres, dont nous sommes
privés à Paris... On ne porte plus de basquines dans les rues, et
cela me désole ; on porte la mantille seule, sur des robes à la
française, comme les Turcs portent le turban en palletot. Est-ce
un signe de progrès ou de décadence? Entre nous soit dit, je
crains que notre classe moyenne ne se cramponne à la civilisa-
tion par la queue. Ce qui me console, c'est qu'il y a encore des
foires dans nos provinces, où l'on fait des affaires pour 15 et
20 millions de veaux sur parole. Toutefois, et quoi que l'on
dise, il faut bien savoir gré au ministère actuel des réformes
qu'il entreprend si courageusement, car tout est ici à refaire,
et à refaire lentement, à cause de la paresse nationale, et du
manana, etc. Mais je m'aperçois qu'il faut finir. Adieu. Mille
tendresses à Rose (1). »
En 1851, à Weimar, Blaze de Bury refusa, dit Belmont, une
mission en Italie, qui lui offrait bien des avantages comme
importance et résultats personnels... Mais il ne peut quitter
Weimar, l'ombre de Grœthe,la cour de Weimar, et le grand-duc.
LES AMIS, COUSIN, VILLEMAIN AMOUREUX
Henri Blaze, d'ailleurs, commençait h cette heure d'être très
connu. Il avait déjà publié ses articles sur Goethe, Schiller,
Uhland, Kerner, etc. Il terminait son ouvrage sur les Kœnigs-
mark. Sa maison à Paris se remplissait d'amis : Cousin et
Villemain furent parmi les familiers.
(1) 1845. Inédite.
FRANÇOIS DULOZ ET SES AMIS. \ l'-\
Mais Mme Blaze de Bury ne fut jamais une maîtresse de
maison casanière; on ne pouvait la trouver chez elle à toi i * • '
heure du jour, et souvent elle sacrifiait les rendez-vous accordés
aux amis dans un élan affectueux, h d'autres rendez-vous poli-
tiques, qui l'attiraient au dehors, et l'intéressaient davantage.
Son mari fut plus sédentaire; d'ailleurs sa fille, qu'il adorait, le
retenait chez lui, alors qu'Arthur Dudley courait les routes.
C'est l'époque où Henri Blaze déjeunait avec Jules Janin et
Berlioz « aux Petits Moulins rouges, 17, avenue d'Antin, aux
Champs-Elysées. » Meyerbeer, qui habitait 2, rue Montaigne,
venait les rejoindre.
Victor Cousin, comme les autres amis, subit l'influence
entraînante de Mme Henri Blaze ; il écrivait à cette sirène :
« Savez-vous, chère dame, que l'autre jour le charme de votre
conversation m'a retenu jusqu'à oublier l'heure, et les prescrip-
tions jde M. Andral? » Après un article publié dans la Revue
en octobre 1857 : Une promenade philosophique en Allemagne,
il adressa une longue lettre à Mme Blaze de Bury. Celle-ci,
avisée, l'avait évidemment complimenté ; Cousin n'est plus alors
Y « étourdi de génie » dont parle Sainte-Bjuve, c'est un vieux
monsieur assez malade, qui craint de souffrir de la pierre; le
ton de ses lettres est bien bénisseur. Si Joseph Delorme a pu
dire de lui jadis : « L'allure ordinaire de Cousin est celle d'un
vainqueur : Veni, vidi, vici... Il monte continuellement au
Capitole (1); » son allure maintenant est plutôt celle du « lion
devenu vieux. »
« Je suis bien touché de la bonne impression qu'a faite sur
vous le petit article de la Revue. Puisse-t-il faire la même
impression sur d'autres âmes, de la même famille que la vôtre 1
C'est bien sincèrement mon dernier, mon unique objet. C'est
désormais d'améliorer un peu mon caractère, et à faire quelque
bien moral à ma faiblesse, avant de paraître devant Dieu, ou
plutôt afin de vivre et de mourir en harmonie avec le Dieu que
je vois, et que je sens partout, et qui ne me manquera pas plus
dans la mort, que dans la vie.
« Ce peu de lignes a fort irrité le parti athée, mais croyez-
vous que le clergé ait senti le secours que j'apportais à la cause
chrétienne ? Pas du tout, et à l'heure qu'il est, je n'en ai pas
(1) Sainte-Beuve, Cahiers.
124 REVUE DES DEUX MONDES.
reçu le plus petit compliment, d'aucun de mes amis du parti
catholique. Le bon archevêque lui-même m'a dit que cette dis-
tinction ne plairait point à Rome. Si vous êtes en correspon-
dance avec M. le curé de Saint-Louis d'Antin, touchez-lui en un
mot, je vous prie; comme il est loin d'être ultramontain, j'espère
qu'il me lira avec quelque indulgence... Pascalxa. enfin paraître,
avec un autre volume où se trouvera l'article de la Revue fort
amplifié. Ces deux volumes vous attendent et vous appellent,
avec presque autant d'impatience que leur auteur (1). »
On retrouve ici le vieux Cousin si laborieux, dont on a dit
qu'il « n'avait pas perdu une heure de sa vie (2). » Toujours souf-
freteux, souvent malade, d'ailleurs âgé de soixante-cinq ans alors,
ce vieux philosophe n'a garde d'oublier sa « belle voisine » si
influente, si dévouée. Mais souvent sa santé l'arrête au moment
où il va dîner chez elle. « Hélas! Madame, impossible. » Il a
pris froid, ou il a la fièvre, pour « avoir été quelques minutes » à
l'Académie. « Vous êtes la plus séduisante et la plus entraînante
personne du monde, mais que pouvez-vous sur un cadavre? »
A la mort de Louis-Philippe, Mme Blaze de Bury part pour
l'Angleterre; Cousin lui écrit : « Plusieurs de même s'en vont à
Londres porter l'expression de notre douleur à la pauvre famille,
et je n'oserais écrire encore à Mgr le duc d'Aumale. Mais j'ai bien
envie de vous prier de me rendre un petit service, si cela ne
vous incommode point. Pourriez-vous faire passer le volume ci-
joint à M. Fraser d'Edinburgh? Vous êtes tellement notre lien,
que mon triste livre lui paraîtra moins rébarbatif. » C'est encore
Pascal.
J'aime à m'imaginer le vieux Cousin se rendant chez
Mmc Blaze de Bury. Je le voudrais vêtu comme il l'était souvent,
son grand corps maigre drapé dans une « longue redingote de
bouracan bleu » ornée de « trois collets doublés de peluche
rouge (3), » le chef couvert d'un chapeau gris, une canne à la
main. Dans sa vieillesse, ses yeux si flamboyants naguère et ter-
ribles, étaient encore vifs et illuminaient un maigre visage que
deux houppes de cheveux blancs encadraient. Monselet, le char-
(1) Inédite; timbre de laposte,22 novembre 185T. Pascal parut1M,n• Blaze de Bury,
obtint pour son vieil ami un rendez-vous avec le curé de Saint-Louis d'Antin
mais Cousin ne put s'y rendre.
(2) Jules Simon, Victor Cousin.
(3) Jules Simon, Victor Cousin.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 12")
ma nt et si fantaisiste Monselet, fait de Cousin un portrait d'un
comique achevé lorsqu'il le montre dans son appartement où
des araignées « du temps de la minorité de Louis XIV » se
balancent, recevant un candidat à l'Académie. Se rappelle-t-on
ce passage des Tréteaux ? Le candidat, timide, s'approche de Cou-
sin : « M. Cousin... » Et le philosophe sursautant : « Qui est là?
Est-ce vous, d'Hocquincourt? » L'autre se fait connaître : « Il
y a deux fauteuils à l'Académie. » Cousin : « Vraiment? il
faut les donner à M. le Prince et à Turenne... »
Cousin est distrait, car il est épris d'une belle dame. Est-ce
Mme de Longueville, dont il considère le portrait amoureuse-
ment? « La voilà bien, en costume d'Hébé, une coupe à la
main, gorge un peu bas placée, comme toutes les femmes de
condition ; les yeux ni beaux, ni grands, mais d'un éclat pareil
à celui des turquoises; un nez camard à rendre fou d'amour.
Ces marques de petite vérole semées çà et là, loin de diminuer le
charme de sa personne, en relèvent, au contraire, l'éclat vain-
queur, etc. (1). »
Une lettre de 1865 qu'Henri Blaze écrit de Paris à sa femme,
alors à Vienne, montre l'intérêt que Mme Blaze de Bury porte
toujours au vieux philosophe. « Il sera bien que tu écrives
à Cousin, pour lui faire savoir le bien que tu as dit de lui dans
ton article. » (Mais Cousin ne devait pas ignorer ces choses...)
Dans la même lettre, Henri Blaze souligne les avances faites
par la Cour à Victor Cousin. Ces avances, Cousin les accepte :
« Il est fort consulté aux Tuileries, où il se rend, sous prétexte
de donner à l'Impératrice des directions pour l'éducation du
Prince impérial. Depuis qu'on a donné son nom à une rue,
il est tout rallié, et sans se laisser faire sénateur, aime qu'on
le consulte. Il paraîtrait que le petit est d'un esprit épais,
alourdi, et que sa mère, en l'accablant de travail, et en voulant
lui tout faire apprendre à la fois, nuirait, dans les meilleures
intentions du monde, à son développement. C'est contre ce
mode d'éducation que M. Cousin s'est élevé, et c'est pourquoi
il est bien en cour (2). »
Au milieu de ses voyages, de ses études, de ses longs séjours
à l'étranger, Mme Blaze de Bury qui adorait, notons-le, passion-
nément son mari, blessait d'autres cœurs au passage. Le triste
(1) Monselet : Les Tréiaux, 1859. L'Académie, p. 7.
(2) Juin 1865. Inédite,
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Villemain fut parmi les victimes. Ses lettres sont celles d'un
ami dévoué et... désolé; j'imagine que" la cour qu'il fit à la
baronne Rose, dut amuser la belle dame, et qu'elle fut, avec
lui, coquette ; quelle femme dans sa situation ne l'eût été?
Il est certain que Villemain, tout laid que la nature l'a fait,
espère fléchir cette Diane et se multiplie. Mais elle I... Bast! elle
s'en soucie peu... Oui, elle est heureuse de compter cet acadé-
micien célèbre parmi « ses victimes ; » mais y ponse-t-elle en
dehors de son salon? Guère, — et Villemain gémit. Compte-t-il
aller trouver chez elle MmeBlaze de Bury ? il s'en réjouit; malgré
mille graves occupations, — il est à cette heure secrétaire per-
pétuel de l'Académie (1), et s'occupe avec conscience de ses
cours, de ses rapports, etc., — malgré tout cela, dis-je, au jour
promis, il s'élance. Mais la maison est vide. La volage s'est
enfuie sans crier gare, à Vienne ou à Londres, chez Lady Dufïe-
rin, Normanby, ou Westmoreland; on invite la jeune femme
aux chasses, le fils du duc de Wellington lui prête ses meil-
leurs chevaux; après cela, elle rendra visite aux Apponyi; ou
dans le Loir-et-Cher, à la comtesse de Grouvello ; et voilà notre
académicien assombri. Un autre jour, il forme encore l'aimable
projet de l'aller voir : « mais vous serez sortie pour quelque pro-
menade à cheval, quelque belle visite à Mme Parnell. Plaignez-
moi, je suis triste en voyant la vanité des plus belles apparences. »
Un autre billet, — il y en a une liasse, — est daté du 24 février
et débute ainsi :
« My soft and white lady, my dearest friend (2)... »
Un autre le 14 juillet :
« My dear and forgetful lady,
« I beg your mercy because I am a poor sick man, not only
with a broken heart, but with a sore throat. I am a speechless
guest, » etc., et il signe:
« Your dutiful servant, and neglected friend (3).
« Villemain. »
Il se mêle à ces lettres, comme à beaucoup de celles qui sont
adressées à cette femme, à la fois coquette et ambitieuse, des
(1) Il fut membre et vice-président de l'Instruction publique, Pair de France.
(2) Ma douce et blanche dame, ma plus chère amie.
(3) Ma chère et oublieuse dame, j'implore votre pitié, parce que je suis un
pauvre homme souffrant, non seulement d'un cœur brisé, mais de mal de gorge.
Je suis un invité aphone. — Votre dévoué serviteur et ami bien négligé.
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. I2~i
allusions à de graves travaux, et d'autres allusions, plus aima-
bles : « Voici votre Grand Cyrus, l'honneur de l'avoir fait ne
me consolerait pas de bien des choses. Je suis triste plus que je
ne puis dire. Ce départ est demain, et sans terme. Gomme je vais
regretter tout ce que vous oublierez!... Je suis entre la grippe et
le spleen, maladie qui est le contraire de l'oubli et de l'indiffé-
rence. »
Ces billets ne sont-ils pas fort mélancoliques? et comme ils
devaient ennuyer, mais flatter aussi, la belle personne qui les
lisait ! Elle les garda cependant. A-t-on refusé a Villemain la
porte de son amie? il lui écrit dès son retour, d'un ton assez ren-
frogné : « On m'a dit que vous travailliez. You are in high
spirits, because you not hâve an heartfelt sorrow. » (Il en oublie
sa grammaire) (1). Une lettre commence ainsi : « Mille par-
dons, mais je n'ai pas le bulletin des lois, » et finit par : « Yours
for ever. »
Un jour Mme Blaze de Bury a demandé à Villemain quelque
renseignement; il s'empresse de lui écrire une note, qu'il lui
envoie, accompagnée de ce billet :
« My dear white and unseen lady,
« I beg your mercy because I love you, and I send you a
token of my faithful service (2). Voici une note sur M. B., j'au-
rais quelques détails à y ajouter, quelques traits de cet homme
d'esprit sans caractère, mais la brièveté dont vous avez besoin,
exclut cela peut-être (3). »
Il faut bien convenir que le leitmotiv de Villemain, quand
il s'adresse à sa correspondante, est la plainte. Beaucoup de ses
lettres les plus longues, sont adressées à la voyageuse au château
du Plessis, ou au château de Brissac, d'autres lui courent apiv^
à travers l'Europe :
« My dear lady,
« Je me sentais tristement bien oublié, et je ne me trompais
pas, malgré votre souvenir littéraire. Où sont vos promesses de
revenir le 10 octobre? Vous ne songez plus qu'à prolonger votiv
absence tout le mois, et à calculer votre retour, pour n'être pas
• (1) Vous êtes de belle humeur parce que vous n'avez pas de chagrin de cœur.
(2) Ma chère blanche et invisible dame. J'implore votre grâce parce que je
vous aime, et je vous envoie un gage de mon fidèle dévouement.
(3) Sans date. Inédite.
128 R.EVÎJË DES DEUX MONDES.
seule un moment. Ce retour au Plessis n'a pas d'autre motif.
Sauf peut-être aussi la passion des courses à cheval.
« ... Je désire que votre esprit charmant se distraie, et
s'amuse autant qu'il en a besoin pour vivre... Vous ne négligez
que les humbles et anciens amis : c'est à eux, non de se con-
soler, mais de se taire. »
Pourtant il ne se tait pas.
Pendant que Villemain marivaude ainsi, il prépare la suite
d'un travail sur les Pères de l'Église. Il y a loin de la belle
baronne Rose aux Pères de l'Église. Mais l'étude est le repos du
philosophe, et la consolation du sage : deus nobis haec olia fecit.
Assez fidèle à la Revue, Villemain, pendantcette année 1856, lui
donne son article en février, sur : les Chrétiens d'Orient; il en
publie un second en septembre : L'opinion de quelques publi-
cistes modernes sur l'Angleterre; mais il en avait promis un
autre en mars aux Blaze de Bury pour la Revue, et c'est au
Correspondant qu'il l'apporte! F. Buloz lui en veut terrible-
ment, et surtout il lui en veut de l'avoir leurré, il ne le lui
pardonnera pas de sitôt. Aussi traite-t-il assez vivement son au-
teur. Cet article de Villemain sur Astérius éveque d' Amasée est
moins précieux au point de vue documentaire, qu'au point de
vue de la forme que l'écrivain lui donne : la description des
paysages y est charmante, et Villemain, puriste, s'y plaît.
La Note de la Direction qui accompagnait le travail du trans-
fuge, dut exaspérer F. Buloz. Elle se termine ainsi... « Nos lecteurs
nous sauront gré d'avoir accueilli avec empressement cette bonne
fortune, et les collaborateurs habituels du Correspondant s'hono-
reront du voisinage d'une si haute renommée littéraire. »
Voici la lettre de François Buloz :
26 mars 1856.
« Apprendrez-vous enfin, mon cher Henri, à connaître cer-
tains hommes pour ce qu'ils sont ? Voyez le Correspondant du
25, et vous jugerez si Villemain vous a trompés l'un et l'autre,
aussi bien que nous.
Après de tels mensonges, après un manque de foi pareil,
nous avons bien le droit d'apprécier à sa mesure l'homme qui se
respecte si peu, qui manque à sa parole, sans même l'audace de
ces sortes de gens. Qu'il aille donc avec la tourbe des cagots, il
(1) Inédite. 9 octobre, sans autre date.
FRANÇOIS nULOZ ET Sr:S \M1S. 129
est digne d'èlre au milieu d'eux, après les avoir décriés. Mais
j'espère que vous et votre femme, n'aurez pas la môme indul-
gence. En tout cas, je vous demande instamment de faire con-
naître à Villemain l'opinion que j'ai le droit d'avoir sur son
compte. Je n'ai qu'un regret, c'est que ma lettre n'ait pas été
remise sur le champ au personnage.
« Je garde copie de celle-ci, voilà pourquoi ja la fais trans-
crire par G. (1) »
« Tout à vous, « F. Buloz. »
« G'esten vain que Villemain a voulu, avec sa finasserie ordi-
naire, tirer parti de ma lettre remise samedi seulement ; je sais
que, dès le milieu de la semaine passée, il avait corrigé déjà
deux épreuves de l'article qu'il vous avait promis solennelle--
ment, et qui, par conséquent, ne lui appartenait plus. »
Je ne pense pas que Mm* Blaze de Bury ait tenu longtemps
rigueur, à Villemain; le 30 juillet 1857, il lui écrivait au châ-
teau de Brissac ; il gémissait toujours :
« Vous oubliez même les missions que vous donnez, on ne
peut seulement vous rendre compte de vos ordres, jugez ce qu'il
est permis d'espérer de vos promesses. C'est à faire trembler.
«Agréez cependant mille remerciements bien dévoués de ce
qu'il y a de si gracieux dans votre lettre. J'espère que votre
santé (2) et votre esprit vont se trouver au mieux de cette belle
retraite, que vous vous reposerez, que vous travaillerez, que
vous rendrez votre fille aussi spirituelle que vous, et que vous
regretterez le mal que vous avez fait. Je n'espère pas que votre
repentir aille assez loin pour consoler celui de vos amis qui
trouve que vous ménagez beaucoup plus l'amour-propre que
l'affection, mais il n'importe, comme on ne peut ni vous
oublier quand on vous a connue, ni borner son ambition à
obtenir votre estime littéraire, laissez-moi me dire votre bien
dévoué admirateur et ami.
« Yours for ever.
Ce 30 juillet (3).
« Lady Holland m'a écrit une lettre où elle me reproche de
n'être pas venu la voir à Londres. Feriez-vous cela ? »
(1) Gerdès.
(2) M°" Blaze de Bury venait d'être très souffrante.
(3) Inédite.
tomb lxv. — 1921. 0
130 REVUE DES DEUX MONDES.
*
Henri Dlaze de Bury et sa femme, séparés, s'écrivaient
chaque jour. Le plus souvent Blazo de Bury est à Paris, et c'est
la belle Rose qui voyage ; ses lettres sont datées de Vienne, de
Londres, d'Ecosse, — elle tient son mari au courant de ses
démarches, — car ses absences, a partir de 4838-5(J environ, ont
un but politique. Elle conçoit un projet très vaste, il faut en
convenir: celui du relèvement économique de l'Autriche;
comme on le voit, la baronne Blaze de Bury concevait grande-
ment les choses. A ce projet elle travailla énergiquement avec
un groupe de diplomates et de financiers; il devait aboutir
d'abord à une entente commerciale entre l'Angleterre et l'Au-
triche ; la baronne eût voulu y intéresser la France, mais celle-
ci, acquise aux projets de Gavour, lui échappa. Cependant une
banque anglo-autrichienne fut fondée en effet, grâce à l'activité
et à la volonté de celte femme étonnante, qui se servit, pour
arriver à ses fins, de ses relations fort étendues en Autriche d'une
part, et d'autre part, de sa nationalité et parenté anglaises.
La banque de Mme Blaze de Bury, composée d'éléments
catholiques, devait faire face aux éléments israélites trop puis-
sants, à son gré, en Autriche, et surtout à Vienne. Elle apporta
à l'Autriche des souscriptions anglaises, vit l'empereur Fran-
çois-Joseph, lui dénonça le péril menaçant; disait-elle, tenta de
île pousser vers une Autriche libérale... Sur ce terrain-ci, on le
sait, elle ne fut pas suivie. François-Joseph ne s'intéressa pa»
au libéralisme de Mme Blaze de Bury; pourtant un emprunt fut
souscrit, des émissions faites pour la construction de nouvelles
lignes de chemin de fer, puis l'Empereur se désintéressa de la
question, puis vintSadowa; Mme Blaze de Bury, que ces intrigues
passionnaient, portait, ainsi que ses alliés, une bague sur laquelle
étaient gravés trois A, ce qui signifiait: Alliance Anglaise-Au-
trichienne.
Pendant ce temps, Blaze de Bury est au logis. Il travaille
pour la Hevue, et envoie a la voyageuse les nouvelles de Paris,
les derniers « potins » des Tuileries, etc.. ; les lettres s'échangent
quotidiennes.
Dans une lettre de 1862, Blaze signale l'apparition des
Misérables :
« ... A propos de littérature, on a mis hier en vente les
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 131
Misérables, de Victor Hugo, et ce livre est, en ce moment, le
bruit de la ville. 11 faut voir aussi les réclames dont on infeste
depuis un mois, à son sujet, tous les journaux de l'Europe.
MIBe Hugo et ses fils sont ici, passant leur vie à rédiger des an-
nonces, et a voir des journalistes. Cette plaisanterie va môme si
loin que l'éditeur de l'ouvrage, M. Pagnerre, rencontrant au
foyer du Vaudeville un de ses amis, lui disait quelques jours
avant la mise en vente: « En vérité, je ne sais plus quand nous
paraîtrons, les imprimeurs ne nous rendant pas les épreuves.
Impossible d'oblenir rien des ouvriers: tous ces gaillards se sont
mis à lire en imprimant, et ce diable de livre les émeut telle-
ment, qu'ils en pleurent toute la journée, et que les larmes
leur ôtent la vuel » Est-ce beau cela? Les imprimeurs chômant
pour cause de sensiblerie, et tout cela à cause des infortunes de
Fantine, ou de Jean Valjeanl Le livre a été payé trois cent
mille francs par une compagnie, mais ce n'est pas tout, comme
on a voulu faire dire en manière de réclame, que des traductions
paraissaient le même jour dans toutes les langues de l'Europe,
il a fallu payer ces traductions do ses propres deniers : traduc-
tions anglaise, allemande, suédoise, danoise, russe, que sais-je!
Autant de frais immenses ajoutés aux trois cent mille francs et
puis, il y aura dix volumes, c'est-à-dire cinq publications (1). »
Voici une autre lettre de Ilenri Blaze écrite, je pense, vers
18G4, et concernant Alexandre Dumas père. Plus tard, en 1880,
sur le désir d'Alexandre Dumas fils, et avec ses notes, Henri
Blaze entreprit un livre sur l'auteur des Mousquetaires, qui
est conçu avec admiration et respect; on y sent l'influence
filiale de l'ami d'Henri Blaze, qui veille à l'exécution de cet
ouvrage, et en fournit les principaux éléments. Mais dans la
lettre que l'on va lire, il n'est question ni d'admiration, ni de
respect, et le critique, dont la plume est acérée, ne se contraint
en rien lorsqu'il écrit à sa femme ; il dessine, pour le plaisir de
celle-ci, un Dumas père assez burlesque, et tout à. fait amusnnt.
« Alexandre Dumas a quille hier Paris subitement, et
l'histoire de ce départ atteint des proportions si pyramidales,
qu'il faut que l'univers entier en soit informé.
« L'auteur de Monte-Cristo était donc à Paris depuis un
mois environ, pour affaires de littérature. Mais ce n'était guère
(1) Inédite.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
là qu'un prétexte, car il s'agissait bien plutôt pour lui d'échapper
aux nouveaux créanciers qu'il s'est fait pendant cinq années de
séjour à Naples, où il exerce comme vous savez toutes les
industries, depuis celle de débitant de journaux révolution-
naires, jusqu'à celle de marchand de comestibles et de restau-
rateur; or, comme un de ses meilleurs amis me le disait hier,
Dumas n'a pas l'habitude de séjourner impunément dans un pays
quelconque sans y faire de dettes... Dumas vivait donc depuis
un mois dans la capitale de ses triomphes littéraires, et de la
majorité de ses créanciers, lorsqu'il y a trois jours, l'inspiration lui
vient de fuir, toute affaire cessante. A cette résolution soudaine,
ses intimesopposent la nécessité de rester au moins vingt-quatre
heures de plus, pour régler certains intérêts en soulTrance .
« Non, leur répond alors Dumas, il faut que j'aille à Turin
sans un quart d'heure de retard, car je pressens que mon ami
Garibaldi va faire des sottises. Si je n'y vais pas, il est capable
de s'en retourner k Caprera, et de cette année encore, nous ne
pre?idrons pas Venise\ (sic 1) » L'ami qui me rapportait ces paroles,
vraiment olympiennes, les a entendues de ses oreilles, et pour
peu que vous connaissiez ce colosse de hâblerie et de vantardise,
c'est à peine si elles vous étonneront. »
Chaque événement politique ou autre, de nature à inté-
resser la voyageuse, est noté par son mari dans ses lettres. Voici
Gaëtana ; la pièce d'About eut à l'Odéon la chute retentissante
que l'on sait. On a vu que George Sand compara le succès de
Villcmer au désastre de Gaëtana (le sort des deux pièces d'ailleurs
fut certainement dû à des raisons politiques). Or, au lendemain
de la chute de la pièce d'Edmond About, le savant M. Babinet,
de l'Institut, rédacteur à la Revue, habitué du whist hebdoma-
daire rue Saint-Benoit, dînait chez le prince Napoléon ; Edmond
About, présent aussi, causait dans un groupe; M. Babinet s'entre-
tenait avec le Prince de son récent voyage en Amérique et
lui parlait du Niagara : « Nous avons vu là, Monseigneur, la
plus belle chute du monde après Gaëtana. »
On sait combien Henri Blaze et sa femme furent opposés à
l'Empire, mais les lettres du mari à la femme, si elles
contiennent quelques critiques, et quelques traits à l'adresse du
gouvernement de Napoléon III, sont, en somme, assez discrètes
pour ne pas éveiller l'attention de la censure postale, constam-
ment en éveil; de 1860 à 180.", le thème de ses lettres consiste
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 133
surtout en nouvelles politiques ou de cour; il est souvent ques-
tion aussi de la Jeunesse de Goethe, opéra qu'Henri Blaze écrivit
en collaboration avec Meyerbeer, à la demande de celui-ci :
terminé avant la mort du musicien, il ne fut jamais joué, et
est actuellement encore inédit a Berlin.
Henri Blaze se complaît à envoyer à sa femme toutes les
impressions défavorables au gouvernement... « Il devait y avoir
pour le mardi gras une manifestation révolutionnaire. Tout le
quartier latin était convoqué par des meneurs que l'on a mis
sous clef, et une affiche avait été placardée sur les murs des
écoles, ainsi conçue : On demande des ouvriers, pour balayer une
cour et deux chambres. » Les collèges qui devaient sortir sont
consignés, ainsi que l'école de Saint-Cyr; quant à l'école Poly-
technique, le général qui la commande rassemble le matin tous
les jeunes gens, et leur dit qu'il prend sur lui de les laisser
sortir, mais que ceux d'entre eux qui seraient rencontrés dans
des groupes, seraient irrévocablement expulsés.
« L'adresse du Sénat s'est terminée, mais non sans avoir pro-
voqué dans l'intérieur de la famille impériale, des irritations
plus graves peut-être que celles du dehors. Ainsi à l'un de ces
petits dîners des Tuileries auxquels n'assistent que la famille et
le service, comme le prince Napoléon tardait à venir, l'Impéra-
trice, se levant tout à coup, dit tout haut : « Eh bien ! on dînera
sans lui ; d'ailleurs il fera tout aussi bien de ne pas venir, car
je lui réservais un compliment qui ne lui aurait pas été
agréable. » On dîna donc, le Prince ne vint pas. Après le dîner,
comme on était tout à fait entre soi, Galliffet dit au Prince
Murât : « Ah ! ça, mais il se passe ici d'étranges choses, vous
avez entendu tout à l'heure la sortie de Sa Majesté, et voici
maintenant ce dont j'ai été témoin aujourd'hui.
<( Le colonel Franconnière, aide de camp du Prince, était
venu nous voir dans notre salle; je lui ai dit, à propos du der-
nier discours du prince Napoléon : « Savez-vous qu'il est sin-
gulier, notre Prince, et qu'il apporte a la tribune du Sénat de
drôles d'idées à propos de l'hérédité? » (Ceci est une allusion
à un passage du discours, dans lequel le Prince avait soutenu
que l'Empereur ne régnait que par le suffrage universel, et que
désormais il n'y aurait en France d'autres droits dynastiques
que ceux-là). « Mais, répondit Franconnière, ce sont là les idées
du Prince, et je crois aussi, de l'Empereur. » Et Murât, qui avait
134 REVUE DES DEUX MONDES.
écouté Galliffet, alla droit à l'Impératrice et lui raconta l'his-
toire. L'Impératrice alors, de prendre l'Empereur a partie dans
une croisée, et de lui débiter son chapelet; vainement l'Empe-
reur essayait de la calmer, car tout d'un coup, perdant son
sang-froid, elle s'écria : « Oui, Siro I cet homme est le lléau de
votre race, il vous perdra, mais je vous déclare que si vous
mourez avant moi, on me trouvera entre lui et votre fils! » Et
à ces mots, elle quitta la place ; on la chercha dans ses apparte-
ments, elle n'y était pas, chez l'Empereur non plus: elle s'était
réfugiée chez le Prince Impérial, qu'elle tenait embrassé quand
on la retrouva.
« L'Empereur, qui était sorti du salon, s'approcha alors de
GallilTct, et, sans s'émouvoir autrement: « M. de Galliiïet, lui
dit-il, quand vous aurez quelque chose d'important à dire ici,
adressez-vous à moi, et non à l'Impératrice, dont le bon cœur
se laisse trop facilement entraîner. »
« Voilà bien des nouvelles, ma chère adorée; j'ajoute que la
Reine de Saba est un four, et qu'on dit de tous côtés que la
musique deX... ruisselle de mélodies à côté de celle-là. »
Henri Blaze de Bury, ami de Meyerbeer, et son collaborateur
pour la Jeunesse de Gœthe, critique musical à la Revue, ne
pouvait manquer de s'intéresser au sort de l'Africaine. Meyer-
beer était mort depuis peu (1). Cet opéra fut représenté en
avril 4865. Quelque temps avant la première, le critique écrit
à sa fille, Yetta : « L'Africaine (2) se répète, et sera donnée en
mars. On dit que c'est splendide, les premiers actes surtout. »
Sa chronique du 15 mai est consacrée tout entière à l'opéra de
Meyerbeer, et il semble, d'après celte chronique, que la mu-
sique de cet opéra souleva en son temps bien des polémiques,
paraissant aussi révolutionnaire sans doute, que le parut,
quelque temps après, la musique de Wagner. Mais Henri Blaze
défend énergiquement le musicien mort, et sa chronique est
curieuse. Que reprochait-on à Meyerbeer en 1805 ? d'être bruyant
et obscur; et Blaze répond : « Vous ne comprenez pas, c'est
possible ; en ce cas, ouvrez vos oreilles, ouvrez surtout vos
intelligences, et apprenez à comprendre... Ce serait en effet
(1) Meyerbeer mourut en 1864.
(2) Tout le monde ignore que l'idée première de l'Africaine appartient à Castil-
Blaze. 11 avait intitulé sa pièce : l'Arbre de Mort. Scribe en eut vent, et fit la pièce
aveo Meyerbeer (II. Blaze, Met Souvenirs).
FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS. 135
trop magnifique d'entrer ainsi de plain-pied dans tous les sanc-
tuaires de la pensée... C'est le temps, ne l'oublions pas, qui fait
le chef-d'œuvre. Il faut qu'à leur esprit, se mêle l'esprit d'une
génération qui, les fréquentant, les expliquant, s'imprègne de
leur vie, et leur communique la sienne propre. On s'étonnera
sans doute dans quinze ans, que la partition de l'Africaine ait
pu paraître obscure à bien des critiques... Au reste plus
l'œuvre est magistrale, moins elle échappe à cette destinée... La
science du rythme et des combinaisons enharmoniques, Spohr
et Mendelssohn l'ont eue à l'égal de Meyerbeer; l'instinct
suprême des sonorités de l'orchestre, assure à l'auteur de
Tannhaùser son meilleur titre à la renommée... » Il terminait
ainsi: « Si c'est la décadence, les musiciens de l'avenir réagi-
ront contre ce prétendu vacarme symphonique, en revenant à
la musette des aïeux, et je souhaite à leur auditoire bien du
plaisir. Si c'est au contraire le progrès, comme j'aime à le
croire, -il est permis de se faire dès aujourd'hui une assez belle
idée des générations qui nous succéderont, car ce ne seront point
assurément des hommes ordinaires, mais de fiers titans ceux qui,
ayant pris comme point de départ en musique soit la neuvième
symphonie de Beethoven, soit la partition de l'Africaine, trou-
veront moyen de mettre entre ce point de départ et le but, l'espace
parcouru par Beethoven et Meyerbeer dans leur carrière (1). »
Cet article, Henri Blaz3 de Bury le signa Lagenevais comme
il faisait quelquefois et il écrivit à sa femme peu de temps
après : « Ce travail sur l'Africaine, tout signé qu'il soit de Lage-
nevais, a remué tout Paris. Tu rirais bien si tu savais quelle
origine on prête à ce pseudonyme I On raconte que ce nom cache
une insolence à l'endroit de tous les griiïonnements, et que ce
Lagenevais signifie tout simplement « là je ne vais, » c'est-
à-dire : « Allez-y vous autres, tas de pleutres et d'imbéciles,
mais moi je me trouve trop grand seigneur pour me mêler à
la cohue, et je signe : Là je ne vais! » Du diable si j'avais pensé
à celte interprétation, mais puisque d'autres l'ont trouvée, je
l'estime fort drôle, et m'en amuse (2). »
Cette année 18G5, on l'a vu, Mme Blaze de Bury la passa
encore en partie à Vienne ; tous les salons lui étaient ouverts, et
à côté de sa vie de plénipotentiaire et d'écrivain, elle menait une
(!) Revue des Deux Mondes, 15 mai 1865.
(2) Inédite.
I 36 REVUE DES DEUX MONDES.
fort agréable vie mondaine. Cependant elle s'attristait souvent
de sentir loin d'elle tous ceux qu'elle aimait. L'année suivante,
à Vienne encore, elle assista chez les Schwarzenberg à une
soirée. Elle vit jouer des charades. L'un des mots choisis par
Mme de Mensdorff fut : Revue des Deux Mondes. Ceci l'amusa, et
elle décrivit minutieusement chaque lableau à son mari.
« ttaconte cela à Buloz et aussi à Forcade. »
Le premier tableau représentait une Revue de dames
habillées en soldats. Le deuxième, une partie de dès. Du troi-
sième, elle ne se souvient pas. Le quatrième tableau, c'est une
leçon de géographie. Enfin voici comment est résumée la cha-
rade :
« Mme Mensdorff et la Princesse Furstemberg, causent ensemble
à la campagne. Un visiteur leur apporte un livre, l'une de ces
dames le prend, et lit les nouvelles qu'il contient, les nouvelles
politiques bien entendu. Elle lit un passage très fort sur Bis-
marck. On l'interrompt : « Quel est ce livre? » et la réponse :
« Quoil Vous ne savez pas que c'est la Revue des Deux Mondes?
— Applaudissements frénétiques. — Sensation prolongée. —
Rideau. »
Cette petite attention aimable à l'adresse de la Revue, divertit
Mme Blaze de Bury; elle y prit aussi sa part.
Marie-Louise Pailleron.
(A suivre*)
L'ÉGLISE FRANÇAISE
APRÈS QUINZE ANS DE SÉPARATION
ii «
LES FIDÈLES
Combien y a-t-il de catholiques en France? Et d'abord,
qu'appellerons-nous « catholiques? »
Au temps où les annuaires officiels contenaient an « État
de la population suivant les cultes, » ils englobaient d'office,
en France, sous la domination de « catholiques, » tous les indi-
vidus qui, n'étant ni protestants ni israélites, s'abstenaient de
déclarer formellement ne professer aucune religion. La statis-
tique française n'a rien perdu, il y a une quarantaine d'années,
à la suppression de ce classement qui donnait, en d'autres pays
où il avait subsisté, des aperçus assez trompeurs, pour ne pas
dire fantaisistes : c'est ainsi qu'en Autriche-Hongrie, quarante-
deux mille habitants sur 50 millions, et en Allemagne dix-sr/it
mille cinq cents seulement, sur 68 millions, figuraient comme
« n'appartenant à aucune confession religieuse. »
Si nous appliquions cette méthode à la France de 1921,
nous estimerions qu'il n'y a, dans le diocèse de Paris, qui:
5 pour 100 de « non catholiques; » si nous l'appliquions aux
1275 000 habitants qui peuplaient les communes suburbaines
du département de la Seine lors du recensement de 1912, du
fait que l'on comptait seulement parmi eux 15 700 protestants
(1) Voyez la Revue du 15 août.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
et 3 200 juifs, nous en conclurions que 1rs « catholiques » for-
maient plus des 98 centièmes du total. Affirmation passablement
absurde, puisque nous savons que, dans nombre de paroisses
populeuses de la banlieue, aussi bien que dans celles de certains
arrondissements excentriques de la capitale, la proportion
actuelle des non baptisés varie du tiers à la moitié de la popu-
lation.
Mais suffit-il qu'un adulte ait reçu, entre les bras de sa nour-
rice, le sacrement du baptême, pour être compte au nombre des
calboliques effectifs, c'est-à-dire des croyants ou des « fidèles? »
N'avons-nous pas sous les yeux des exemplaires notables de
Français baptisés qui sont des zélateurs d'athéisme, à tout le
moins des antiebrétiens passionnés? Cela n'est pas le propre de
notre pays, ni de notre temps; il en a été de même dans tous
les siècles, et le contraire se voit également : le christianisme
prôné ou soutenu par des gens qui n'étaient pas baptisés. Pour
n'être pas suspect de faire des personnalités parmi les contem-
porains, je me contenterai de citer les illustres exemples de
l'empereur Julien l'Apostat, baptisé de très bonne heure, et
celui tout contraire de son prédécesseur Constantin qui, lui,
bien que favorable aux chrétiens, ne voulut recevoir le baptême
qu'à l'article de la mort, quelques jours avant de rendre le
dernier soupir.
Il existe encore parmi nous, suivant la vieille formule impé-
riale, des « protecteurs de la Religion, » qui prétendent l'im-
poser, mais n'ont point de goût à la pratiquer. Nous nous gar-
derons de classer parmi les fidèles l'engeance de ces cléricaux
non catholiques qui, séparant le Culte de la Foi et l'Eglise de
l'Evangile, se tlattent de ressusciter ce qui, précisément, était
odieux au peuple autant que funeste au clergé : le « bras sécu-
lier » du dogme, la superstructure vieillie d'un catholicisme
temporel qui devrait payer de soi-disant « privilèges, » au prix
de la « liberté » chèrement achetée.
A l'autre bout de l'échelle, échelle dont les degrés supérieurs
ne sont atteints que par très peu d'occupants, on aperçoit les
chrétiens parfaits : ceux-là observent intégralement le précepte
évangélique de l'amour, qui, obéi à la lettre par l'humanité,
changerait la face du monde. Il est clair en effet qu'une société
dont tous les membres auraient un tel oubli de soi, une telle
honte, une telle tendresse mutuelle, aurait par là même réalisé
l'église française après quinze ans de séparation. 1!V.>
un paradis volontaire, assez différent du paradis obligatoire que
maint système politique se Halte d'organiser à coups de bâton.
Entre ces disciples modèles da Christ, élite sainte qui, par
un renversement d'équilibre des motifs humains, se voue pour
l'amour des autres aux besognes ingrates, répugnantes et dan-
gereuses, soins aux malades, idiots, aliénés, inlirmes, entretien
des vieillards, des pauvres, des enfants, des abandonnés, orphe-
linats, asiles, refuges, prisons, le tout gratuitement ou pour un
morceau de pain; entre ces corvéables volontaires, bienfaiteurs
par vocation, et la foule qualifiée « chrétienne, » parce qu'elle
est baptisée, s'étageut des catégories multiples de créatures plus
ou moins attachées au culte et observatrices des commande-
ments : d'abord ceux qui veulent un prêtre et une église, bien
qu'ils n'usent ni de l'un ni de l'autre; mais pour qui l'église et
le prêtre représentent sans doute une tradition ou un idéal
inavoué.
C'est ainsi que, dans tel diocèse assez peu fervent, l'évêque,
au moment de la Séparation, ayant provoqué un référendum
et fait demander par les curés à leurs paroissiens s'ils enten-
daient garder leurs églises et leurs prêtres, aider au maintien et
à la célébration du culte, etc., sur 240 000 habitants il n'y en
eut qu'une dizaine de mille qui répondirent d'une manière
négative ou douteuse. Mais, parmi ces 230000 qui se déclarent
théoriquement catholiques et entendent demeurer tels, quelle est
la proportion de catholiques «pratiquants? » Beaucoup moindre
assurément, même si l'on se contente, pour leur appliquer cette
épithète.de l'assistance habituelle à la messe du dimanche.
On observera d'ailleurs que le degré de religion pratique
de nos concitoyens varie beaucoup, d'une région à l'autre, sur
le territoire de notre république. Dans tel diocèse règne l'indif-
férence, dans tel autre la dévotion. Dans l'Ouest, les cinq dépar-
tements de l'ancienne Bretagne; Séez et Coutances en Norman-
die, c'est-à-dire l'Orne et la Manche; Laval dans le Maine; dans
l'Est Beiley, Saint-Dié, Chambéry; dans le Midi Rodez, Mende,
Auch, Dax, Cahors, sont peuplés de catholiques exacts observa-
teurs, en majorité, des commandements de leur Eglise; et le
vote de ces départements n'est pas acquis pour cela à une poli-
tique bien réactionnaire; comme on peut s'er* rendre compte
par les noms d'hommes célèbres ou voyants qu'ils ont envoyés
à la Chambre : depuis Jules Ferry, l'élu du diocèse de Saint-
140 REVUE DES DEUX MONDES.
Die (Vosges), où le plus grand nombre des électeurs vont
à la messe et font leurs Pâques, jusqu'à M. Malvy, représentant
des campagnes du diocèse de Cahors,où 95 pour 100 des hommes
vont à la messe et où les deux tiers font leurs Pâques. Dans le
diocèse de Belley, correspondant au département de l'Ain, d'opi-
nion plutôt avancée, 2 hommes sur 3 et 8 femmes sur 10 com-
munient à Pâques ; il ne s'y fait pas chaque année plus de 4 ou
5 mariages civils et l'on n'y compte que 40 non-baptisés sur une
population de 342000 âmes, dont 1000 protestants.
En contraste formel avec ceux-là sont par exemple les diocèses
de Blois, de Langres, de Sens ou de Troyes, où domine, non
pas l'hostilité, — toujours et partout exceptionnelle, — mais
l'insouciance religieuse, dans les campagnes aussi bien que
dans les villes. Pour réconforter, — par comparaison, — le clergé
de la cathédrale de Gap (Hautes-Alpes) qui déplore de n'avoir,
sur 1 000 habitants, que 5 ou 600 hommes fidèles à la commu-
nion pascale, on lui pourrait citer le cas de l'ancienne capitale
de Champagne, Troyes, où l'on considère comme merveilleux
d'avoir ce même chiffre de 600 communions d'hommes à Pâques...
sur une population de 55000 âmes 1 Dans les campagnes de ce
département de l'Aube, bien peu de paroisses comptent un ou
deux hommes faisant leurs Pâques; il y en a 30 au chef-
lieu de la sous-préfecture réputée la moins étrangère au
culte et, dans celle qui se montre le plus éloignée de tout
sacrement, où la moitié des enfants ne sont pas même présentés
au baptême, sur quatre soldats de telle paroisse tués à l'ennemi
au cours de la dernière guerre, pas un n'était baptisé.
Fait local, à la vérité, borné ici à quelques cantons. En
effet, dans le sein du même diocèse, cohabitent à peu de distance
des citoyens de mentalités très diverses, sinon opposées; aussi
bien à Digne, en Provence, où personne en certaines paroisses
et tout le monde en d'autres accomplit les devoirs religieux,
qu'en Flandre, dans le diocèse de Cambrai, où les districts
agricoles sont en majorité pratiquants, tandis que dans les
districts miniers ou industriels la fréquentation des sacrements
est presque nulle du côté des hommes et peu suivie par les
femmes.
Dans les campagnes rouennaises, le « pays de Caux » est bien
plus religieux que le « pays de Bray; » dans le diocèse d'Autun,
(Sdône-et-Loire), dans le Charolais, presque toutes les femmes et
l'église française après quinze ans de séparation. l»-l
la plus grande partie des hommes vont à la messe et font leurs
Pâques; dans l'Autunois, c'est seulement la moitié des femmes
et un quart des hommes; dans le Ghàlonnais, et le Maçonnais,
pays de vigne, grande indifférence. Dans telle portion du
diocèse d'Aix (Bouches-du-Rhùne) la pratique de la communion
pascale est générale, les abstentions sont une petite minorité ;
dans telle autre portion, c'est tout le contraire. Dans les diocèses
de Lyon et de Saint-Etienne, les pays de montagne, Tarare et
les environs, sont des centres de traditionalisme religieux; de
même, dans les campagnes de la Loire, la grande majorité des
hommes et des femmes va à la messe et fait ses Pâques; le
Beaujolais au contraire est indifférent, comme l'agglomération
lyonnaise ; on veut seulement le prêtre avant de mourir.
Le diocèse d'Angers compte cinq arrondissements : Segré et
Gholet où les pratiques religieuses sont générales; Bauge et
Saumur où elles le sont beaucoup moins, surtout les parties qui
confinent à la Touraine et à laSarthe, Angers enfin qui tient le
milieu entre les deux états. A Moulins qui, sur 300 communes,
possède 157 écoles libres, et où pourtant l'effectif des hommes
et jeunes gens pratiquant au-dessus de seize ans n'est que de
18 à 20 pour 100, la population religieuse est groupée surtout
dans les paroisses montagneuses, confinant à 1 Auvergne et à la
Loire. Le diocèse de Pamiers (Ariège) compte aussi 300 paroisses
sur lesquelles il n'en est que 20, — dix petites et dix grandes, —
où la majorité des femmes n'assiste pas à la messe ; mais dans
un tiers du diocèse, où les hommes, en majorité, font leurs
Pâques, les préceptes de l'Église sont beaucoup plus observés
que dans les deux autres tiers. Dans le diocèse de Carcassonne
(Aude), l'un des plus indifférents qu'il y ait en France, l'arron-
dissement de Castelnaudary possède cependant une majorité
d'hommes pratiquants.
Dans la Haute-Loire : arrondissement de Brioude, peu de
monde à la messe, un maigre noyau pour les Pâques; arrondis-
sements du Puy et d'Yssingeaux, le plus grand nombre, sans dis-
tinction de sexe, assiste à la messe et fait ses Pâques. Là où le
protestantisme est le plus répandu, la ferveur des catholiques
n'en paraît nullement influencée dans un sens ou dans l'autre;
tel diocèse, comme La Rochelle, étant assez tiède et tel autre,
comme Albi, fort attaché à sa foi. Même, dans chacun de ces
diocèses, d'un arrondissement, d'un canton à l'autre, la qualité
142 REVUE DES DEUX MONDES.
des catholiques varie sensiblement : ainsi, dans le canton de
Surgères (Charente-Inférieure), sur 11200 catholiques 1550 seu-
lement, dont 13G hommes, vont a la messe, tandis que, dans le
canton de Cozes (même département), sur 8300 calholiqu
2 !>00 d'entre eux, dont 870 hommes, assistent régulièrement à
la messe dominicale. Dans le Tarn, la proportion des catholiques
hommes communiant à Pâques est des trois quarts dans les
arrondissements de Castres et de Lavaur, de moitié dans celui
d'Albi, d'un tiers seulement dans celui de Gaillac.
Et non seulement lus pratiques, et sans doute les croyances,
varient ainsi à quelques lieues de distance, mais elles varient
tantôt pour un sexe, tantôt pour l'autre : il est certain que le
nombre des femmes pratiquantes est en général plus grand que
celui des hommes, mais ce n'est pas vrai partout, et surtout les
deux sexes ne sont pas partout, à ce point de vue, dans le même
rapport vis-à-vis l'un de l'autre. Dans celte géographie reli-
gieuse, on peut admettre que lescampagnes pratiquent plus que
les villes, les pays pauvres plus que les riches, les paysans plus
que les ouvriers.
En conclura-t-on que le Dieu de l'Evangile est exclusive-
ment rural, qu'il plait mieux à la montagne qu'à la plaine et
moins aux pays de vigne qu'aux pays d'élevage; qu'il est fait
pour les individus de moindre instruction, de moindre valeur
sociale, de moindre indépendance d'esprit; qu'il ne convient
plus aux citadins? On aurait grand tort, et le mouvement
actuel du catholicisme français prouve tout le contraire. Il y a
déjà longtemps que l'incroyance ou l'indifférence règne dans
les centres urbains; elle était seulement rriasquée, au début
du xixe siècle, par une armature extérieure, une volonté du
pouvoir officiel et des anciennes classes dirigeantes de main-
tenir un christianisme légal « pour le peuple, » ce qui est pro-
prement tout le « cléricalisme. »
Mais, pour leur compte personnel, comment se comportaient
ces « amis de la religion? » Sous la Restauration, où l'on se
figure que la dévotion était effective parmi les défenseurs « du
trône et de l'autel, » la bonne compagnie en général n'avait
guère de goût pour les sacrements; à telle enseigne que,
dans un chef-lieu comme Amiens, il n'y avait pas, sous
Charles X, vingt hommes de la bourgeoisie qui fissent leurs
Pâques.!
l'église française après quinze ans de séparation. 143
Villes ou campagnes, de l'aveu do toutos les autorités com-
pe'tentes, le déclin des pratiques religieuses est très antérieur h
la République de 1870; en certains diocèses, on le fait même
remouler au jansénisme. Ce qui est récent, c'est un réveil, un
renouveau chrétien; et le plus curieux, c'est que ce renouveau
se manifeste surtout dans les villes, par des œuvres, des patro-
nages de jeunesse, par l'afllucnce croissante d'hommes qui
tiennent à assister à la messe le dimanche, môme en des localités
où régnait dès longtemps une hoslil t le connue : à la cathédrale
de Sens, 15 000 communions maintenant dans une année, au
lieu de 35000 il y a dix ans; à Auxerre, 40 000 communions par
an de plus que naguère.
Cela' prouve seulement, dira-t-on, que la foi augmente en
intensité dans une minorité agissante, mais non qu'elle gagne
en étendue dans la masse; il est bien clair que, pour le diocèse
de Paris, le chiffre de six millions d'hosties consacrées distri-
buées annuellement signifie qu'un dixième des Parisiens sans
doute pratique la communion fréquente, puisque les neuf
autres dixièmes s'en abstiennent totalement; attendu que, s'il
y a 12000 Pâques à Saint-Sulpice sur 39 000 paroissiens et
10 000 à Ghaillot sur 25 000 paroissiens, il n'y en a que 1 000 à
Saint-Ambroise-Popincourt sur 90 000 et, à Sainte-Marguerite,
6 500 sur 9G000.
Ces 9G000 « paroissiens » du faubourg Saint-Antoine ne
sont peut-être pas de très bons catholiques; mais le sont-ils
beaucoup moins que ce paysan du Berry qui, se rendant en
pèlerinage avec ses moutons à la chapelle éloignée d'un saint,
renommé protecteur de la race ovine, passe le dimanche de-
vant l'église de son village sans se soucier d'y entrer pour
entendre la messe, et comme on lui en fait le reproche : « Oh !
répond-il, avec le bon Dieu on s'arrange toujours, mais avec
ces ehtis saints-là, c'est si vengeancieuxl » Il est possible que,
dans cinquante ans, ce berger berrichon cesse de ménager des
saints qu'il ne croira plus redoutables; il est possible aussi qu'à
la môme époque le Parisien des faubourgs ait retrouvé le chemin
de l'église.
Du moins, c'est le mouvement qui se dessine un peu partout
en France : la foi, qui s'attiédit dans les champs, se réchauffe
dans les agglomérations urbaines de chaque diocèse : en Bour-
gogne comme en Normandie, en Orléanais comme en Gham-
144 REVUE DES DEUX MONDES.
pagne, en Limousin, en Roussillon ou en Lorraine; dans le
Midi aussi bien que dans le Centre ou le Nord, l'autorité reli-
gieuse est unanime à constater un mouvement, d'ailleurs anté-
rieur à la guerre de 1914, par suite duquel le nombre des
hommes pratiquants est sensiblement plus élevé qu'avant la
Séparation. Ici, l'hostilité a disparu, remplacée même quelque-
fois par une bonne volonté sympathique; ailleurs, le « respect
humain, » la honte bizarre et toute moderne qu'éprouvaient
certains croyants à s'avouer tels, non seulement a disparu,
mais la jeunesse principalement se plaît à manifester, en des
groupements et associations multiples de propagande et de cha-
rité, sa conviction et sa pratique du catholicisme.
C'est ainsi que les œuvres sont partout en croissance dans
les villes. Il s'en crée sans cesse de nouvelles et elles trouvent
toujours de l'argent en abondance. Que Paris où le denier du
culte rapporte annuellement 1500 000 francs, en donne à peu
près autant pour diverses destinations pieuses : chapelles de
secours (300 000 fr.), séminaires, écoles et Institut catholique
(ensemble 160000 fr.), Propagation de la Foi (120 000 fr.),
Denier de Saint-Pierre (70 000 fr.) et vingt autres, soit tempo-
raires comme la Basilique du Sacré-Cœur, soit permanentes
comme l'« œuvre de Saint-François de Sales; » que la plupart
des diocèses trouvent aussi, chacun en proportion, — et quel-
ques-uns au delà des proportions, — de leur richesse et de leur
population, le moyen de subvenir à des fondations charitables,
telles que fourneaux économiques, dispensaires, vestiaires,
caisses des familles, maisons des apprentis, bibliothèques, etc.,
tout cela pourrait être attribué à un noyau de bourgeois pieux,
disposés à ouvrir libéralement leur bourse.
Mais depuis quinze ans, un peu partout, se manifeste, par
les « Cheminots catholiques, » — 50 000 adhérents, — les em-
ployés de grands magasins, les midinettes, les « Associations des
chefs de famille, » les « Fédérations de Jeanne d'Arc, » les
« Jeunesses catholiques, » les conférences et congrès diocésains
d'hommes et de jeunes gens, la volonté nouvelle et résolue de
citoyens de toute condition, unis par la foi en dehors et au-
dessus de toute politique, d'affirmer publiquement leurs croyances
religieuses.
Ce mouvement est remarquable en ce que, déclenché durant
la période comprise entr.^ la Séparation et la Guerre, ses adhé-
l'église française après quinze ans de séparation. 145
rents ne pouvaient être suspects d'aucune vue intéressée : ils ne
devaient pas se flatter, en agissant ainsi, d'être admis à puiser peu
ou prou, dans le trésor des faveurs, des profits, de ces innom-
brables avantages matériels ou honorifiques, que réservait le
Pouvoir, il y a cent ans, aux membres de la Congrégation, il y
a quinze ans, aux membres de la Franc-Maçonnerie. Un illustre
chirurgien nous contait un soir s'être fait franc-maçon « pour
embêter, » disait-il, un confrère en faveur auprès des ministres
et dont il croyait avoir à se plaindre. En qualité de président
d'une Loge, il se trouva plus tard à son tour, appelé à procéder
à l'initiation des nouveaux adeptes de l'ordre : l'un de ces néo-
phytes qu'il interrogeait, suivant la formule rituelle, sur « le
motif qui le poussait à solliciter son admission dans la Franc-
Maçonnerie, » lui fit ingénument cette réponse : « C'est afin
d'obtenir les palmes d'officier d'académie! »
Quoique aucune palme ne récompense de nos jours la pro-
fession de catholicité, non seulement il se voit des centaines de
milliers de Français pour se livrer, en apôtres laïques, à la pro-
pagande de la parole et de l'exemple, mais il s'en trouve dos
millions qui témoignent, par des actes formels et répétés, de
l'attachement à leur culte. Et, quoique le fait soit de nature à
étonner, l'effectif de ces chrétiens pratiquants est beaucoup plus
grand qu'il y a trente ans. Les chiffres donnés par Taine, en
1890, dans son Régime moderne ne correspondent plus du tout
a la réalité, ni à Paris, ni en province. Les chiffrés actuels
leur sont de beaucoup supérieurs; et l'on constaterait qu'ils le
sont aussi sans aucun doute a ceux de la seconde moitié du
xixe siècle, si l'on disposait pour cette période de statistiques
comparatives un peu étendues.
En 1847, un prêtre bien connu, l'abbé Petitot, curé de Saint-
Louis d'Antin, estimait à 2 millions seulement, sur une popu-
tion de 32 millions, le nombre des Français allant h confesse.
Cette appréciation pourra passer pour pessimiste; mais l'abbé
Bougaud, — évêque lui-même plus tard, — écrivait sous le
second Empire : « Je connais un évêque qui, arrivant dans son
diocèse, eut l'idée de se demander, sur les 400000 âmes qui lui
étaient confiées, combien il yen avait qui faisaient leurs Pâques.
Il en trouva 37 000? » Et Mgr Dupanloup, dans une lettre pas-
torale de 1851, considère, dit-il, « qu'il répond à Dieu de près
de 350 000 âmes dont il y en a à peine 45 000 qui remplissent
TOME LXV. - {021 'A
140 REVUE DES DEUX MONDES.
le devoir pascal. » Or, aujourd'hui, ce même diocèse d'Orléans
en compte plus de 100000. Et, suivant l'autorité épiscopale, le
nombre des communions fréquentes ou de dévotion y est quinze
fois plus élevé qu'il n'était naguère.
Pour tel diocèse do l'ancienne Normandie, une statistique
locale, récemment faite dans 42) paroisses peuplées de
218 000 habitants, fournit un chill're de 120 000 communions
pascales, soit une proportion de 43 pour 100, très supérieure
évidemment à la moyenne de la France.
Quelle est donc la moyenne de la France? Sans disposer,
pour l'intégralité du territoire, de chiffres aussi détaillés que
celui qui précède, les renseignements suffisamment précis que
j'ai, — non compris Paris dont il a été parlé ci-dessus, —
recueillis sur Gl diocèses, m'autorisent à les classer en trois
catégories : 1° ceux que l'on "peut appeler « religieux, » au
nombre de 27, où la majorité des femmes vont à la messe et
font leurs Pâques et où les hommes, pour moitié, vont à la
messe et, pour un quart, font leurs Pâques; 2° ceux que nous
qualifions de « lièdes, » au nombre de 28, où la majorité des
femmes vont aussi à la messe, mais où seulement la moitié font
leurs Pâques, et où les hommes pour un tiers seulement vont à
la messe et ne font la communion pascale que dans la propor-
tion de 12 à 25 pour 100; 3° ceux enfin, au nombre de 18, qui
méritent de passer pour « indiiïérents, » parce qu'une minorité
seulement de femmes y vont à la messe et que l'efleclif de la
population masculine communiant à Pâques, est inférieur à
12 pour 100.
« Indifférents, » ai-je dit, sont nos concitoyens de ces dix-
huit départements, mais non point « antireligieux, » puisque
presque tous tiennent b. faire baptiser leurs enfants et se font
eux-mêmes marier et enterrer à l'église.
Ces G7 départements comprennent une population totale
d'environ 28 millions d'àmes, qui doit être considérée comme
représentant à peu près l'opinion moyenne de la France, — sauf
Paris et la Seine avec leurs 4 millions et demi d'habitants; —
attendu que, parmi les 6 millions que j'ai dû, faute de réponses
des autorités compétentes, laisser de côté, se trouvent des dio-
cèses de la première catégorie, comme Nantes ou Bayonne, et
des diocèses de la troisième comme Chartres ou Limoges.
On peut donc estimer que, pour l'ensemble du territoire, —
l'église française après quinze ans DE SÉPARATION. 147
Paris el les trois départements d'Alsace el do Lorraine misa part,
— sur les 31 millions d'individus des deux sexes qui peuplent
notre République, 10 millions environ sont des c illioliques pr iti-
quants, tG à 17 millions s'acquittent plus ou moins des devoirs
imposés par l'église, mais en remplissent cependant une partie,
comme l'assistance intermittente à la messe du dimanche; el
7 à 8 millions seulement, parmi lesquels un petit groupe nette-
ment hostile, vivent sans souci d'aucun culte et, bien que
baptisés, ne sont chrétiens que de nom.
Tel parait être, après quinze années de séparation d'avec
l'Etat, l'étiage des croyances françaises. On ne saurait soutenir
sérieusement que le pays s'est « déchristianisé. » On pourrait
plutôt affirmer le contraire, et que c'est précisément parce que
la foi catholique a gagné du terrain sous un régime dont ses
amis s'effrayaient tant et dont ses ennemis espéraient tout; c'est
précisément parce que l'opinion du pays est devenue plus favo-
rable à l'Eglise, que les pouvoirs publics viennent de renouer
aujourd'hui des rapports diplomatiques avec le Vatican.
Le plus illustre des archevêques de Paris au xixe siècle,
Mgr Affre, en délicatesse avec les ministres du roi Louis-Phi-
lippe qui, disait-il, « ne voyaient dans la religion qu'une
machine gouvernementale, » écrivait à Monlalembert : « Je
suis pour la liberté donnée au clergé comme aux autres
citoyens, parce qu'on ne peut rien lui donner d'aussi pré-
cieux. » Cette liberté, que possèdent les autres citoyens, de
s'associer et de posséder en société, le clergé ne la possède pas
dans notre démocratie, après cinquante ans de République et
quinze ans de séparation. Mais, dùt-il attendre encore son
admission au droit commun des Français, il a prouvé, durant,
ces quinze années, que, même traité en paria, il pouvait vivre,
se renouveler et multiplier ses recrues par la seule vertu de son
enseignement et de son exemple.
Et il est très important que cette preuve ait été faite et
qu'elle apparaisse à tous les yeux: h ceux des catholiques, pour
qu'ils gardent jalousement cette indépendance qui fait leur
force, comme à ceux des indifférents, hostiles au cléricalisme,
pour qu'ils ne croient pas que jamais certaines formes de « pro-
tection » de l'État puissent être à nouveau souhaitées, ni même
acceptées par l'Eglise de France.
De protecteur l'Église en a un, le Ghrisl et je pense qu'il
148 REVUE DES DEUX MONDES.
lui suffit. Mais elle peut le faire mieux connaître à ceux qui
l'ignorent ; car le Ghristest à peu près inconnu parmi notre peuple.
Combien y a-t-il d'ouvriers d'usines qui se soient entretenus
avec lui ? Un théologien trop zélé relevait, sous Pie X, comme
une erreur inhérente au « modernisme, » — on disait sous
Léon XIII « américanisme » et sous Pie IX « libéralisme, » —
celte proposition que : « il faut abandonner les procédés et la
méthode dontlescatholiquesont usé jusqu'à ce jour pour ramener
les dissidents, afin de lui en substituer une autre à l'avenir »
Or, pratiquement, l'Eglise n'a cessé de changer « ses pro-
cédés » et « sa méthode, » afin de ramener les dissidents. Son apos-
tolat, son instruction, son prosélytisme, se sont modifiés cons-
tamment, en prenant sans cesse d'autres formes, en tenant un
autre langage, pour se plier aux temps, aux lieux, aux circons-
tances, et, l'on peut en être sur, elle continuera à s'y plier pour
accomplir sa mission. La foi ne changera pas, mais les formes
contingentes de l'Eglise changeront; elles ne font pas autre
chose depuis dix-neuf cents ans. Les changements dans l'avenir
ne pourront jamais être plus grands, quelque grands qu'ils
soient, que les changements dans le passé.
Par exemple, la désignation des évêques. Lors de la première
nomination, celle qui fut faite à Jérusalem, au lendemain de
l'Ascension du Christ, les onze apôtres ne voulurent pas pro-
céder seuls au remplacement de Judas. Ils y convièrent des
disciples qui formèrent avec eux un collège électoral de cent
vingt personnes, disent les Actes, etcomme deux candidats pré-
sentés se partageaient les suffrages, on tira leurs noms au sort,
en priant Dieu de choisir le plus digne.
De là aux élections populaires des premiers siècles, puis aux
élections capitulaires du moyen âge, il y avait encore moins de
distance qu'il n'y en eut depuis que Je droit d'éleclion, dont
les chapitres furent dépossédés par le Concordat de 1516, se
trouva transféré au roi seul en échange du cadeau fait à la
cour de Rome des Annales, — un an de revenu de tous les
bénéfices français à chaque vacance. — Et depuis que ce droit
royal a disparu par la séparation de 1905, qui semblait rendre
naturellement au clergé français ses antiques prérogatives, le
Saint-Siège a cru devoir se réserver à lui seul le recrutement
des premiers pasteurs en France, comme il en use dans les pays
de missions d'Afrique ou d'Asie... sans doute jusqu'à ce qu'un
L EGLISE FRANÇAISE APRES QUINZE ANS DE SÉPARATION. 149
nouveau statut intervienne pour l'Église de France, dans un
délai plus ou moins bref
L'Eglise a donc varié dans ses ministres et leur mode de
recrutement, dans sa discipline, sa hiérarchie, ses rites, dans
la forme de ses sacrements. Et de même que ses dogmes se sont
lentement fixés, affirmés, précisés, sous le coup de fouet de
l'hérésie qui la guettait sans cesse, et que sa discipline s'est
renforcée et raidie contre la tendance perpétuelle au relâche-
ment que renferment toutes institutions humaines, son ensei-
gnement aussi a subi nombre d'évolutions et, avouons-le, connu
certaines éclipses.
Les personnes un peu au courant de l'histoire religieuse
savent que c'est à peine depuis 300 ans qu'existe en France la
formation doctrinale actuelle : le séminaire pour les clercs, le
catéchisme pour les fidèles. Il n'y avait sous Henri IV ni caté-
chisme, ni séminaire, et l'ignorance était grande aussi bien
chez les laïques que chez les prêtres. Parmi ces derniers, plusieurs
ne savaient même pas la formule de l'absolution. A Paris, dans
le quartier Saint-Sulpice, M. Olier en trouva qui, devant un
autel élevé à Beelzebulh, se livraient aux superstitions des
sorciers.
Depuis longtemps on parlait de « dresser des séminaires; »
au concile provincial de Tours en 1583, les prélats avaient
décidé qu'ils seraient établis 'partout « sous trois ans ; » mais,
cinquante ans après, il n'y en avait encore nulle part. A Tours,
justement, il n'y en eut un qu'en 1662. Un immeuble de la rue
du Chardonnet devint en 1644 le séminaire officiel de la capi-
tale ; encore le diocèse de Paris n'était-il pas propriétaire du
local; on ne songea à l'acheter qu'en 1660, cinq ans après la
mort de Bourdoise, le fondateur.
Quant au peuple, privé d'instruction, il ignorait parfois
jusqu'à l'existence de Dieu; le « catéchisme, » qui date de la
même époque, fut donc une nouveauté utile, un bienfait pour
les pasteurs et pour le troupeau. Cet abrégé populaire de théo-
logie, qui condensait le dogme catholique, s'adressait à une
masse inculte, docile, religieuse d'instinct, qui « voulait croire »
et ne savait pas au juste « ce qu'il fallait croire. » Ce petit livre
parut si commode qu'il sembla devoir suffire à tout.
Gomme le protestantisme affectait au même temps de s'ins-
pirer uniquement des Écritures, que chacun pouvait entendre à
130 REVUE DES DEUX MONDES.
sa puis1, sans intermédiaire outre soi cl l'Esprit-Saint, il fut
juge prudent, pour parer an danger de l'interprétation indivi-
duelle, (1 ■ ne poinl familiariser les catholiques avec l'Ancien
cl le Nouveau Testament, rarem ni traduits en langue vulgaire.
La lecture de la liible, sans permission, passa même pour
interdite parmi eux.
Or il esl arrive que les lomps ont marché et que les itle'es
oui évolué: par exemple, nul hérésiarque n'a de nos jours grande
chance de faire ses frais ; un Luther surgirait dem lin qu'il n'en-
trainerail pas cinq cenls personn ss. Vieillis el vus d'un certain
angle, les spécialistes qui ont la prétention de tondre les mys-
tères de trop près, paraissent un peu bouffons d'expliquer ce
qu'ils déGn Usent eux-mêmes inexplicable. Pour nos contempo-
rains, la foi est devenue un bloc, qu'ils admettent ou rejettent
sans discussion ; ils croient tout ou rien et, d'après la statistique
des consciences que nous avons tenlée ci-dessus, il semble bien'
qu'une bonne moitié des Français mâles soient dans le dernier
cas. Ils ne croient pas et, tout au contraire des masses du
xvue siècle, ils ne vrillent pas croire. Le christianisme leur est
suspect et, d'ailleurs, ils ne le connaissent pas. '
L'Église catholique française se contentera-t-elle de la mi-
norité des fidèles, plus ou moins pratiquants, qui composent sa
clientèle actuelle, où le sexe faible tient la plus grande place? Se
résoudra-t-elle à négliger et à ignorer les millions d'hommes
qui, présentement, n'ont point souci d'elle? Qui pourrait le
croire?
Comment s'y prendra-t-elle pour pénétrer ces foules, fer-
mées enapparence au spiritualisme et que toute théologie fait
sourire? Par quel levain nouveau fera-t-elle fermenter cette
pâte humaine? C'est son affaire; il serait malséant à un laïque
de soufller le prédicateur. Nous nous bornerons à une simple
remarque : en Angleterre ou aux Etals-Unis il n'y a peut-être
pas plus de foi positive qu'en France; seulement, en ces deux
pays le Christ est un personnage universellement « sympa-
thique. » Il est sympathique parce qu'il est connu et il est
connu parce que les habitants sont imbibés de l'Evangile, dont
le texte leur est familier.
C'est beaucoup; c'est, j'imagine, le meilleur point de départ
pour la propagande religieuse de nos jours. Celui qui aura
l'ait connaissance avec la personne humaine de Jésus, en s'en-
l'éclise française après quinze ans de séparation, loi
trelenant avec lui, aura vraisemblablement, comme le soldat juif
qui refusait de l'arrêter, l'impression que « jamais homme n'a
parlé comme cet homme-là. » 11 serait, en tout cas, surprenant
qu'il le put haïr.
Certes, le prêtre calholique ne peut prétendre créer la foi,
puisqu'il enseigne lui-même que la foi est une « grâce. » Mais
il peut mettre le « Fils de l'homme » en communication avec
ceux qui l'ignorent et leur inspirer ainsi la curiosité de savoir
si ce personnage est vraiment le Dieu qu'il dit é/re, ou seule-
ment quelque illuminé semi-imposteur.
Quelle que soit d'ailleurs l'Églisede demain, il est aujourd'hui
démontré que la confiscation des biens meubles et immeubles,
séculiers et réguliers, la suppression du budget des cultes et le
renvoi du clergé des logis qu'il occupait il y a quinze ans
(évêchés ou presbytères) ne lui ont pas porté le préjudice que
les uns espéraient et que redoutaient les autres.
Même son prosélytisme au dehors n'a pas souffert : élite
et force du catholicisme mondial, fidèles et clergé fran-
çais rayonnent dans l'univers: sur 8 millions de francs que
recueille annuellement l'œuvre internationale delà Propagation
de la Foi, la France en fournit 5 à elle seule; et, parmi les
missionnaires des deux sexes et de toutes nations morts l'an der-
nier sur la surface du globe à leur poste d'évangélisation, les
trois cinquièmes, — 60 sur 100, — étaient des missionnaires
français.
La France officielle pouvait, suivant qu'elle le jugeait ou non
avantageux à notre pays, rétablir ou ne pas rétablir des rela-
tions protocolaires et galonnées avec ce que les hommes d'Etat
de l'ancien régime nommaient la « Cour de Rome; » la chose
n'avait pas, au point de vue religieux, l'importance que quelques
personnes se figurent. Ces uniformes et la diplomatie tempo-
relle qu'ils représentent sont des ornements aussi accessoires
du Vatican, que peuvent l'être la garde bariolée des Suisses ou
la tiare aux trois couronnes sur la tète de celui qui, tenant la
place de l'apôtre Pierre, a comme tel, au regard des catholiques,
le pouvoirde lier et de délier dans le ciel.
Georges d'Avenel.
SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L'EMPEREUR
LA VIE A SAINTE -HÉLÈNE
XI. — LA JOURNÉE DE L'EMPEREUR
A Sainte-Hélène, pas plus qu'antérieurement, n'ayant tenu
aucun journal, je me bornerai à décrire les choses comme je l'ai
fait jusqu'alors et telles que ma mémoire me les a conservées.
N'ayant aucun ouvrage ni aucune date qui puissent me servir
de guide, je caserai les articles séparés à peu près au hasard.
Quand l'Empereur habitait les Briars, il se mettait en uni-
forme des chasseurs à cheval de la garde. 11 avait porté ce cos-
tume à bord du Bellérophon et du Northumberland, et, bien
entendu, le chapeau à cornes et la cocarde tricolore. Celte
cocarde, plus tard, il la supprima. Peu après son installation à
Longwood, il mit d'abord un habit de chasse à tir, et quand
celui-ci, après avoir été retourné, fut devenu par trop mauvais,
il le remplaça par un habit bourgeois, vert ou brun, je ne me
rappelle pas bien lequel. Le dimanche, il en mettait un bleu,
également bourgeois. Ces trois habits-ci étaient coupés sur le
même patron. Constamment, lorsqu'il s'habillait, il portait le
grand-cordon de la Légion d'honneur (ce cordon était sans
croix et sous l'habit) et la plaque sur l'habit. En militaire
comme en bourgeois, il mettait un gilet-veste de piqué ou de
(1) Voyez la Revue des 15 juin, l'r juillet, 1" août.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. J 53
Casimir blanc, petites poches figurées, culolte courte de Casimir
à petit pont avec poches. Il ne portait jamais d'autres bas que
des bas de soie, ayant une couronne au coin; des boucles d'or
sur ses souliers; celles-ci étaient rondes et ornées de petites
rosaces. Celles des jarretières de la culotte étaient également
d'or à petits dessins et un peu plus longues que larges. Toujours
il mettait une cravate de mousseline et un col de soie noire
plissé, lequel était bouclé derrière par une boucle d'or carrée
et étroite. En incognito, il mettait une redingote verte et un
chapeau rond. La redingote grise n'était mise qu'avec 1 uniforme.
Lorsque l'Empereur fit travailler dans ses jardins, il avait
une veste de chasse et un pantalon à pieds de nankin, un cha-
peau de paille à large bord, garni d'un petit ruban noir; aux
pieds des pantoufles rouges ou vertes. A la main, il avait ordi-
nairement une petite queue de billard en bois de rose, qui lui
servait en même temps de bâton et de toise. Dans sa chambre,
il avait une redingote de piqué pour robe de chambre, un pan-
talon à pieds de futaine blanche ou de molleton, ses pantoufles
aux pieds et un madras sur la tête. Excepté la circonstance des
jardins, il était vêtu ainsi une partie de la journée; il s'y trou-
vait à l'aisa. S'il allait se promener dans ses jardins pendant la
matinée, ce qui lui arrivait, à vrai dire, tous les jours, il n'avait
pas d'autre vêtement. Dans les quatre premières années, il fai-
sait sa toilette tous les jours, à moins qu'il ne se trouvât indis-
posé. C'était ordinairement vers les trois heures qu'il s'habil-
lait. Il ne faisait sa barbe que tous les deux ou trois jours.
Lorsqu'il était habillé, avant de sortir de sa chambre, il
garnissait les poches de son habit d'un mouchoir, d'une taba-
tière, d'une petite lorgnette et d'une bonbonnière en écaille,
dans laquelle il y avait du jus de réglisse, et quelquefois, s'il
était enrhumé, de la pâte de jujube, mais jamais autre chose. Il
ne mettait jamais de gants, si ce n'est quand il devait monter
à cheval, et encore les mettait-il plutôt dans sa poche qu'à ses
mains.
L'Empereur ne portait d'autre bijou qu'une montre d'or,
après laquelle était une chaîne des cheveux de l'impératrice
Marie-Louise. A celle-ci était une clé d'or et un petit cachet de
même métal, sur lequel était gravée une N couronnée. Au
centre du dessous de la montre, il y avait gravé un petit B. Dans
la dernière année de l'exil, l'Empereur a échangé cette montre-ci
154 BEVUE DES DEUX MONDES.
contre celle du Grand-Maréchal ; il dit en la lui mettant dans les
mains : « Celle-ci a marqué l'heure de mes batailles. »
L'Empereur avait plusieurs tabatières dont il se servait
habituellement; elles étaient en écaille doublée d'or, et, sur le
couvercle de chacune, des médailles antiques, grecques ou
romaines, en argent, enchâssées dans un cercle d'or. Une de ces
tabatières avait à la partie inférieure de l'ouverture une petite
médaille en or de Timoléon. La forme de ces tabatières était :
les unes ovales, les autres carrées, celles-ci plus longues que
larges, les angles coupés. Il y en avait deux autres également
en écaille doublée d'or; sur l'une était le portrait de l'Impé-
ratrice, et sur l'autre un enfant nu, qui était le Roi de Rome.
D'abord il s'était servi de ces deux tabatières comme des autres,
mais ensuite il les fit mettre de côté.
Dans une boite, que l'on nommait la boite aux tabatières,
l'Empereur avait encore d'autres tabatières ou boites avec mé-
daillons, peintures et camées. La plus belle était carrée et ornée
d'un camée antique d'Alexandre le Grand. Il y en avait une
autre ronde et d'un assez grand modèle, mais d'un travail ordi-
naire, ornée de deux grandes médailles en or; dessus était
François Ier et dessous Charles-Quint, etc.
L'Empereur était d'une sobriété exemplaire. Elevé dans la
classe ordinaire de la société, il avait conservé dans les gran-
deurs les habitudes de son jeune âge. Les mets les plus simples
étaient ceux qui lui convenaient le mieux. Par exemple, il était
délicat à l'extrême; la moindre chose contre la propreté, ou le
mauvais accommodement lui donnait de la répugnance. Il pré-
férait un bon potage, et un bon morceau de bouilli à tous les
mets composés et succulents que ses cuisiniers pouvaient lui
faire. Des œufs à la coque ou sur le plat, une omelette, un petit
gigot, une côtelette, un filet do bœuf, de la poitrine de veau
sur le gril, ou une aile do poulet, des lentilles, dus haricots en
salade étaient les mois qu'on lui servait habituellement à ses
déjeuners. Sur sa table, pour ce repas, il n'y avait jamais que
deux plats, dont un de légumes, précédés d'un potage.
Le dincr était plus composé, la table plus abondamment
servie; mais toujours il no mangeait que les choses les pi us sim-
plement arrangées, soit viandes, soit légumes. Un morceau de
fromage de parmesan ou de roquefort était la clôture de ses
repas. S'il arrivait qu'on eût quelques fruits, on les lui servait,
SOUVEMRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 1 •"<•"'
mais s'il en mangeait, ce n'était que fort peu; d'une poire ou
d'une pomme, par exemple, il n'en prenait qu'un quartier; du
raisin, qu'un petit grappillon. Ce qu'il aimait beaucoup,
c'étaient les amandes fraîches. Il en était tellement friand,
qu'il mangeait presque toute l'assiettée. Il aimait aussi les
gaufres roulées, dans lesquelles on avait mis un peu de
crème. Deux ou trois pastilles étaient tout ce qu'il prenait de la
sucrerie. Après ses repas, déjeuner ou dîner, on lui donnait un
peu de café, dont il laissait souvent une bonne partie. Jamais
de liqueurs. Etant à bord du Northumberland, h la table de
l'amiral, ebaque jour, au dîner, on lui offrait un petit verre
d'une liqueur quelconque; rarement il y portait les lèvres; il
se plaisait seulement à en aspirer le parfum.
Sa nourriture avait été à Paris ce qu'elle était h. Sainte-
Hélène; mais ici manquaient la qualité, la variété des mets et
leur recherche. Ce dont il se plaignait souvent, c'était de ne
pas trouver de viande tendre. Sa boisson a Sainte-Hélène était
du claret (Bordeaux); en France, elle avait été du chamberlin.
Il buvait rarement sa demi-bouteille et toujours niellant autant
d'eau que de vin. Presque jamais de vins fins. Quelquefois, dans
la journée, il buvait un verre de vin de Champagne, mais jamais
sans y joindre pour le moins autant d'eau ; c'était une limonade.
Le temps employé à ses repas n'était guère plus de quinze ou
vingt minutes; mais, à Sainte-Hélène, si le temps était mauvais,
il faisait durer le dessert pendant assez longtemps, en s'am usant
à lire à haute voix un acte d'une comédie, d'une tragédie ou
quelque pièce de vers ou toute autre chose.
Après le départ de M. de Las Cases et du général Gourgaud,
l'Empereur aimait assez à prendre son déjeuner en plein air
dans un de ses jardins, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, en
compagnie du général Monlholon et quelquefois aussi du Grand-
Maréchal, quand celui-ci était appelé ou venait voir l'Empereur.
Ordinairement, vers les cinq heures, cinq heures et demie,
six heures du malin, l'Empereur sonnait le valet de chambre
de service, faisait tirer les rideaux de ses fenêtres et ouvrir ses
persiennes. « Quel temps fait-il? — Sire, il fait beau. —
Donne-moi ma robe de chambre, mon pantalon. » On lui
passait l'un et l'autre et on lui chaussait ses pantoufles. « Ouvre
les portes, les fenêtres, disait-il; laisse entrer l'air que Dieu a
fait. » C'était une phrase dont il se servait quand il était de
156 REVUE DES DEUX MONDES.
bonne humeur. « Appelle Montholon. » Il passait dans le jardin
en chantant quelque air d'anciens opéras qu'il avait retenus.
Si le temps était mauvais, brumeux ou qu'il plût, il disait :
<( Maudit pays: il fait toujours mauvais 1 » Apres s'être fait
passer ses vêtements, il se mettait à son bureau et écrivait ou
bien s'allongeait sur son canapé et s'amusait à lire. Autrement,
il allait se promener dans le salon et le parloir et regardait avec
sa lunette par les petites ouvertures faites aux lames des per-
siennes. S'il avait fait appeler M. de Montholon, ils se prome-
naient ensemble jusqu'à l'heure du déjeuner. Le déjeuner fini,
l'Empereur et M. de Montholon continuaient à se promener
ensemble encore une heure à peu près, et ensuite l'Empereur
rentrait dans son intérieur, se mettait sur son canapé ou à son
bureau ou dans son lit. Assez souvent, quand il était au lit, il se
faisait faire la lecture par Marchand et cette lecture durait quel-
quefois deux ou trois heures de suite. Soit que l'Empereur se
fût reposé, soit qu'il eût travaillé, il faisait sa toilette vers les
trois heures.
L'Empereur habillé, il sortait de son intérieur et faisait de
nouveau appeler M. de Montholon, avec lequel il allait se pro-
mener dans les jardins, et, vers les quatre ou cinq heures, ils
rentraient pour le dîner. — Si le temps était humide, pluvieux,
l'Empereur entrait au salon où M. de Montholon venait le
joindre, et, la table de jeu d'échecs mise devant le canapé, ils
faisaient ensemble quelques parties avant l'heure du diner.
Quelquefois ils se promenaient dans le salon et le parloir.
L'heure du repas arrivé, on mettait le couvert sur un guéridon
qui était au milieu du salon, si l'Empereur n'en ordonnait
autrement. La première partie du diner était lestement faite ;
mais souvent, lorsque le dessert était sur table, l'Empereur
demandait tel ou tel livre, soit de vers, soit de prose, et ren-
voyait les deux personnes de service, le maître d'hôtel et le valet
de chambre, en leur disant « Vous autres, allez diner. Dans
une demi-heure, vous reviendrez me donner mon café. » La
demi-heure écoulée, on le retrouvait quelquefois à table, quelque-
fois se promenant dans le parloir, ou dans les jardins, si le temps
permettait qu'il mit les pieds dehors. Dès qu'il avait pris le café,
il faisait appeler le Grand-Maréchal, et tous les trois se prome-
naient dans la grande allée du jardin, qui était la promenade
habituelle de la soirée.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. I '">"
Pendant les deux premières années du séjour de Longwood,
c'est-à-dire jusqu'au départ successif de M. de Las Cases et du
général Gourgaud, l'Empereur dinait avec toutes les personnes
de sa suite, à l'exception cependant du Grand-Maréchal et de
Mme Bertrand; et ensuite, jusqu'au départ de Mme de Montholon,
il avait invité tantôt le Grand-Maréchal seul, tantôt avec la
comtesse, une autre fois M. et M'"e de Montholon, une autre fois
tous ensemble. Souvent aussi il lui arrivait de diner seul.
Depuis le départ de sa femme, le général de Montholon mangeait
presque constamment avec l'Empereur, à moins que celui-ci ne
fût indisposé ou ne voulût prendre que peu de chose. L'Empe-
reur sentait que l'état d'un homme abandonné à lui-même était
chose fort triste, surtout pour celui, qui, comme M. de Montho-
lon, venait de voir récemment s'éloigner sa famille. Le Grand-
Maréchal, n'étant pas dans les mêmes conditions que M. de
Montholon, n'était pas aussi fréquemment invité. Entouré d'une
nombreuse famille, le Grand-Maréchal avait maison montée, et
tout se faisait chez lui ou du moins en grande partie ; c'eût élé
une trop grande gêne pour lui et les siens, d'être astreints à
venir prendre constamment leurs repas à Longwood, particu-
lièrement dans les mauvais temps, sa maison étant éloignée de
trois ou quatre cents pas de celle de l'Empereur.
La promenade durait jusque sur les huit ou neuf heures. A
cette heure-ci, le cordon des factionnaires de l'enceinte de
Longwood se rapprochait autour de la maison. Alors l'Empe-
reur rentrait dans son intérieur et ces messieurs s'en allaient
chacun chez soi. Quelquefois cependant l'un d'eux était retenu.
L'Empereur appelait Marchand pour achever de le déshabiller,
car il n'était pas plus tôt dans sa chambre, qu'il jetait son chapeau
sur le tapis, se dépouillait de son habit, ôtait son cordon, son
gilet, son col, sa cravate, ses bretelles ; tout était ça et là autour
de lui. S'il voulait travailler, on lui passait sa robe de chambre et
son pantalon. Si, en se couchant, il n'avait pas grande envie de
dormir, il faisait rester celui de ces deux messieurs dont il s'était
fait suivre, ou Marchand. De bonne humeur, il causait; de mau-
vaise, il ne disait mot, si ce n'est une parole par ci par là. Celui
qui était auprès de lui restait jusqu'à ce qu'il l'eût congédié
ou qu'il se fût endormi. Lorsque l'Empereur se couchait tard,
le valet de chambre de service était presque toujours sûr de
passer une bonne nuit; maiss'il se mettait de bonne heure au lit,
158 REVUE DES DEUX MONDES.
on devait s'attendre que, vers les une ou deux heures, il sonne-
rail, demanderait do la lumière et se mettrait à travailler.
Parfois, à celle heure-là, il commandait un bain qu'il prenait
ou ne prenait pas ou qu'il ne prenait qu'au jour. Quand, après
avoir travaillé, il voulait se recoucher, il avait souvent la com-
plaisance d'éteindre lui-môme son (lambeau pour ne pas
déranger le valet de chambre.
Si des nuits sa passaient bien, combien d'autres, et en
grand nombre, se passaient mail Quand il rentrait un peu tard
do la promenade et qu'il y avait attrapé de l'humidité, le plus
souvent il avait le cerveau pris; on était presque assuré de
passer une nuit blanche, s'il se levait après le premier sommeil.
Alors il éternuait et, après les éternuements, venait une toux qui
s'augmentait do plus en plus et ne cessait qu'avec peine. Il prenait
comme calmant du thé do feuilles d'oranger, avec une cuillerée
de sirop de capillaire ou autre et buvait ce thé jusqu'à ce que les
quintes se fussent un peu apaisées. Il toussait tellement fort
qu'on l'entendait de toutes les parties de la maison. Pondant une
ou deux heures que durait la crise, il ne cessait do tousser. Enfin
il avait la poitrine si fatiguée dos efforts qu'il avait faits, qu'il
était contraint de se recoucher et, moitié dormant, moitié
veillant, il gagnait le jour. Si quelquefois le rhume n'était que
passager, quelquefois aussi il durait plusieurs jours; mais
dans ce cas-ci, il ne sortait plus de sa chambre, et mangeait
fort peu : une soupe à la Reine, un peu de thé, ou un ou deux
œufs lui suffisait. Quand il était dans cet état de malaise, à
peine permettait-il qu'on ouvrit la porte pour entrer chez lui
ou en sortir : il ne pouvait souffrir le moindre air.
Pendant ces nuits de toux, le valet de chambre de service
était fort gêné. Comme il n'y avait de feu nulle part, il fallait
qu'on en fit dans la chambre de l'Empereur avec du bois
presque vert, et aussi devait-on avoir la précaution d'avoir une
certaine quantité de broussailles sèches ou de copeaux, pour
favoriser la combustion ; et c'est sur ce feu qu'on mettait
chauffer l'eau nécessaire pour le thé que demandait l'Empereur.
L'Empereur aimait mieux que tout ce tripotage se fit dans sa
chambre, sous ses yeux, que d'être fait à l'office, afin qu'on ne
dérangeât personne de son service extérieur.
Combien de fois m'cst-il arrivé, la nuit, de passer de longues
heures auprès du lit de l'Empereur et dans l'obscurité la plus
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 459
complète à attendre qu'il me dit d'aller me coucher. Pour no
pas avoir à rester trop longtemps sur mes pieds, j'avais la pré-
caution d'apporter un oreiller et de me coucher sur le lapis au
pied de son lit, afin de me reposer. J'avais le soin d'avoir l'oreille
au guet, afin d'être sur mes pieds et près de lui au premier
mouvement et la moindre parole que j'entendrais.
L'Empereur savait peu soigner sa .santé. Il n'ignorait pas
qu'un rien d'humidité l'enrhumait; eh bien! il lui arrivait sou-
vent d'aller se promener dehors et de s'y laisser surprendre par
la pluie. Plutôt que de rentrer à la maison à la première goutte
d'eau, il continuait sa promenade et la conversation et se laissait
mouiller. N'ayant qu'une culotte courte, des bas de soie et des
souliers très minces, il se refroidissait facilement, et quand il
rentrait à la maison, bas et souliers étaient comme si on les eût
trempés dans l'eau. 11 était absolument comme un enfant. Mais,
quand il se sentait une fois pris, il prenait force précautions,
qu'il abandonnait bientôt, des qu'il so trouvait un peu mieux.
*
* *
L'Empereur avait le cœur réellement bon et était capable
d'un grand attachement. Dans son intérieur, à Sainte-Hélène,
c'était un excellent père de famille au milieu de ses enfants. Sa
mauvaise humeur n'était jamais de longue durée; elle disparais-
sait peu de temps après qu'elle s'était montrée. Si le tort était
de son côté, il ne tardait pas à venir tirer l'oreille ou a donner
une claque à celui sur qui elle était tombée. Après avoir dit
quelques mots relatifs à la fâcherie, il lui prodiguait les paroles
si agréables de « Mon fils... Mon garçon... Mon enfant. » Que
n'eùt-on pas fait pour un tel homme, pour un tel Mailrel
Si quelqu'un ne s'était pas conformé aux ordres qu'il avait
donnés ou s'était conduit contrairement à ses intentions, il s'em-
portait facilement; il accablait la personne des paroles les plus
dures et menaçait môme de la faire punir. Mais, le moment de
vivacité passé, il revenait peu à peu à la modération. Ce n'était
jamais dans ses mouvements d'humeur qu'il sou (Trait les obser-
vations; c'était le moyen de l'irriter au plus haut degré. Si l'on
avait raison, il savait promptement le reconnaître. Effective-
ment, il n'était pas plus tôt seul, qu'il examinait l'affaire, non
comme partie offensée ou offensante, mais comme un juge
intègre. 11 pesait les raisons de l'un et de l'auLre, et prononçait
1 00 1U- VUE DES DEUX MONDES.
la sentence comme si les deux parties étaient en présence.
Devant lui, pour peu qu'on eût quelques bonnes raisons à faire
valoir, on était sur de gagner son procès d'emblée, et, le lende-
main ou quelques jours après, il faisait venir celui qu'il avait
malmené. D'abord il le recevait avec un visage sévère; mais,
après que les premières explications étaient passées, la sévérité
disparaissait et faisait place à la bienveillance et à la bonté. Il
fallait qu'on l'eût profondément offensé pour que la mauvaise
humeur fût durable. Dans ce cas, on était, pour ainsi dire, mis
à l'écart et même oublié; encore les occasions pouvaient-elles
se présenter pour qu'on se remit sous ses yeux, et un moment
suffisait pour qu'il ne fût plus question du passé. Les fautes pré-
judiciables au bien public n'étaient jamais pardonnées, si elles
avaient été faites avec intention; mais celles qui ne l'étaient
qu'à lui, il les pardonnait volontiers, si la probité, l'honneur
du fauteur étaient restés intacts. L'indulgence pour les autres le
portait naturellement au pardon; il savait que l'homme n'est
pas d'une nature infaillible.
L'Empereur avait l'a me grande et généreuse et avait toutes
les vertus des grands hommes de l'antiquité, sans avoir leurs
défauts. Il fut grand sur le trône, au faite de la puissance
humaine, et plus grand encore dans les fers de ses mortels et
implacables ennemis. Dans la prospérité, ceux qui l'avaient
flatté, adulé, ceux qui s'étaient courbés le plus et avaient
essuyé de leur front la poussière de ses pieds, ceux qu'il avait
élevés aux plus hauts emplois, aux plus hautes dignités, ceux
qu'il avait rendus riches, ceux-là, pour la plupart, l'accablèrent
d'outrages, dès qu'ils le virent dans l'adversité. On oublia le bien
qu'il avait fait pour ne plus se souvenir que de quelques fautes
semées çà et là dans le cours de son règne, lesquelles servirent
de prétexte pour qu'on le déchirât à belles dents : c'était une bête
féroce, un tigre altéré de sang, un être vomi sur la terre par un
esprit infernal, enfin l'Empereur était tout ce que. la méchan-
ceté peut inventer de plus abominable pour salir un homme et
le rendre un objet de réprobation aux yeux de tous les peuples.
Quoi qu'on ait fait, quoi qu'on ait voulu faire, il est resté pour
la masse l'homme par excellence, le bon père de famille, l'hon-
nête homme, le grand citoyen, le grand bomme, l'homme de la
France, et l'homme dont l'Europe conservera un éternel sou-
venir.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALT. 161
*
* *
L'Empereur avait une imagination extraordinaire et une mé-
moire des plus heureuses. La mobilité de sa langue était, pour
ainsi dire, insuffisante à rendre tout ce que lui fournissait sa
pensée, et sa plume l'était encore plus. Il pouvait dicter plu-
sieurs heures de suite sans désemparer. Sa mémoire lui fournis-
sait tout à souhait. Il la comparait à un meuble composé d'un
très grand nombre de tiroirs; il tirait celui dont il avait besoin
pour y prendre les matériaux propres à son sujet. Le classement
de toutes choses se faisait comme de soi-même, et il ne lui res-
tait plus que d'articuler les mots. Il disait souvent qu'il était
capable de tuer six secrétaires. Ceux qui écrivaient sous sa dictée,
quoiqu'ils écrivissent de la manière la plusabrégée, avaient tou-
jours une ou deux phrases et même trois en arrière. Les sténo-
graphes seuls pouvaient le suivre. Aussi, dès le moment qu'il
avait eu connaissance de la méthode d'écrire aussi vite que la
parole (c'était à sa rentrée de la campagne de Russie), il ne manqua
pas d'avoir un secrétaire (M. Joanne) qui y fût fort habile, ce
qui soulagea beaucoup ses autres secrétaires. Ce fut à ce sténo-
graphe qu'il dicta le Concordat de Fontainebleau.
L'Empereur écrivait assez vite, mais il n'avait pas la patience
d'écrire. Les premières lignes étaient passablement écrites,
mais celles qui suivaient étaient illisibles. Il fallait qu'on fût
très habitué à la forme de ses lettres, de ses mots et de leurs
liaisons, pour le déchiffrer, et les plus habiles mêmes cher-
chaient longtemps avant de deviner ces espèces de signes hiéro-
glyphiques. Pour lire l'écriture de l'Empereur, il fallait qu'on
eût de bons yeux et beaucoup de mémoire, parce que d'une
part il écrivait par moments très fin et que, de l'autre, certains
mots étaient écrits diversement dans différents endroits. Ce qui
rendait la difficulté plus grande encore, c'est que l'Empereur
écrivant ordinairement d'une manière très abrégée, omettait
souvent les lettres nécessaires, ou en mettait qui ne devaient pas
y être. Enfin, presque toujours, il lui arrivait de ne pouvoir se
lire. Il savait bien ce qui devait y être ; mais il ne savait pas ce
qu'il avait mis. Maintes fois, étant allé à lui pour demander ce
qu'il avait mis là, j'en recevais pour réponse : « Comment, imbé-
cile, tu ne sais donc pas lire? — Non, Sire. — C'est cepen-
dant écrit comme si c'était imprimé! Regarde. — Sire, j'ai
TOME LXV. — 1921 . 11
402 REVUE DES DEUX MONDES.
ln-au regarder de tous mes yeux, je ne puis savoir le mot qu'a
écrit Votre Majesté. » L'Empereur, lui aussi, regardait; mais il
ne se montrait pas plus habile que moi. Après avoir vainement
cherché pendant une ou deux minutes, il me disait : « Assieds-
toi là et écris, » et il se mettait à me dicter quelques phrases
ou un paragraphe pour remplacer la partie où il y avait des
mots illisibles.
Il avait fini par rejeter l'encre et les plumes en y substi-
tuant les crayons; il en avait un bon nombre de préparés sur
son écritoire, ce qui lui procurait l'avantage d'écrire plus rapi-
dement et gagnait le temps qu'il faut pour prendre de l'encre.
S'il supposait que ce qu'il avait à écrire employât plus de
crayons qu'il n'en avait, il faisait rester quelqu'un auprès de
lui pour les lui tailler à mesure qu'ils étaient usés, et encore lui
arrivait-il fréquemment d'écrire avec le bois. Du reste, soit
qu'il écrivît avec la plume, soit avec le .crayon, il n'en traçait
pas mieux ses lettres et ses mots; aussi fort souvent, quand
j'avais quelque chose écrit de sa main, je substituais un autre
mot à celui que je n'avais pu lire, et, quand il relisait mon tra-
vail, ou il mettait un autre mot ou il laissait celui que j'avais
écrit.
Sans cesse l'Empereur corrigeait tout ce qu'il avait fait
faire ; sans cesse il faisait gratter des mots, des phrases, des
lignes entières, et même jusqu'à des quarts de page; constam-
ment il fallait ajouter, changer, retrancher; c'étaient des cor-
rections sur des corrections, même dans les mises au net qu'il
considérait comme un travail fini, terminé. Il disait à ce sujet:
« Hé! Rousseau a bien recopié sept fois sa Nouvelle Héloïse. »
Toutes les corrections qu'il voulait faire, si c'était pour
ajouter, il les écrivait au crayon entre les lignes, entre lesquelles
parfois il mettait jusqu'à deux ou trois autres lignes; et ce qu'il
écrivait était si fin que la plupart du temps, j'étais obligé d'avoir
recours à une loupe pour grossir les caractères et soulager mes
yeux. S'il supprimait, il faisait des traits obliques de gauche à
droite sur les mots et sur les phrases.
*
* *
L'Empereur aimait infiniment la lecture. Les historiens
grecs et romains lui revenaient souvent dans les mains, surtout
Plutarque. Plus que personne il pouvait apprécier cet excellent
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 163
auteur. Aussi, dans ses bibliothèques de campagne, les Vies des
hommes illustres figuraient-elles toujours dans les rayons de ses
caisses. — Il parcourait souvent Rollin. — L'histoire du moyen
âge, la moderne et les histoires particulières ne l'occupaient
que passagèrement. De livres saints, il n'avait que la Bible. Il
aimait à en relire les chapitres dont il avait entendu la lecture
sur les ruines des villes anciennes de la Syrie ; ils lui retra-
çaient les mœurs des habitants de ces contrées et la vie patriar-
cale du désert : c'était, disait-il, une peinture fidèle de ce qu'il
avait vu de ses yeux. — Toutes les fois qu'il lisait Homère,
c'était toujours avec une nouvelle admiration. Personne, à ses
yeux, mieux que cet auteur, n'avait connu le vrai beau, le vrai
grand ; aussi le reprenait-il souvent et le relisait-il depuis la
première page jusqu'à la dernière. — Le théâtre avait beau-
coup de charme pour l'Empereur. Les Corneille, les Racine, les
Voltaire avaient souvent un ou deux actes de leurs pièces lus à
haute voix. Corneille, malgré ses imperfections, était préféré
aux autres : il choisissait toujours ce qui était à la hauteur de
lui, Napoléon. Parfois il demandait une comédie de celles qu'il
avait vu jouer, et, de temps en temps, quelque pièce de poésie,
par exemple Vert-Vert. Il prenait aussi plaisir à lire quelques
morceaux de l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations de Vol-
taire, ainsi que quelques articles du Dictionnaire philosophique
du même auteur. — Les romans servaient à le délasser et à
rompre le sérieux de ses occupations habituelles; Gil Blas, Don
Quichotte et un petit nombre d'autres lui revenaient dans les
mains. Ceux de Mesdames de Staël, Genlis, Cottin, Souza, etc.,
il les revoyait quelquefois ; mais les romans qu'il ne pouvait
souffrir, c'étaient ceux de Pigault-Lebrun. Il ne pouvait sentir
cet auteur, dont il avait cependant presque tous les ouvrag
jamais il ne s'est avisé d'en demander un volume et aurait
refusé celui qu'on lui eût présenté. — Presque constamment, il
avait sous les yeux tous les ouvrages relatifs à l'art militaire et
aux campagnes des grands capitaines. Un auteur, Polybe, qu il
avait désiré longtemps, il ne le reçut que dans les derniers
temps, et alors il avait presque abandonné le travail. — Celait
par hasard s'il prenait un livre de sciences. Ce genre d'ouvrages
n'était que de circonstance.
L'Empereur avait-il dans les mains un livre qui l'inté-
ressât, il ne le quittait pas qu'il n'en eût une connaissance en-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
tière. II lisait avec le pouce, comme a dit l'abbé de Pradt, et
cependant il ne lai échappait rien du contenu, et il le possédait
si bien que, longtemps après, il pouvait en faire une analyse
très détaillée, et même citer, pour ainsi dire textuellement, les
passages qui l'avaient le plus frappé. — Entendait-il parler
d'une chose qui ne lui était pas familière, ou qu'il ignorait, sur
le champ, il se faisait apporter tous les livres de sa biblio-
thèque où il pouvait en être question. Il ne se contentait pas
d'une connaissance superficielle, il approfondissait la matière le
plus possible. C'est de cette manière qu'il procédait pour
s'éclairer et pour se meubler l'esprit.
Quand on recevait des caisses d; livres, l'Empereur ne se
donnait pas de cesse qu'elles ne fussent ouvertes. On lui passait
les volumes les uns après les autres; il les feuilletait en gros et
mettait sur une table ceux qu'il soupçonnait contenir quelque
chose. Pour les autres, il les jetait à mesure à côté de lui en
tas, se réservant de les examiner plus tard. Les livres qu'il
avait choisis, il les faisait porter dans son cabinet et mettre sur
le guéridon qui était près de son canapé. La lecture de ces nou-
veautés lui faisait passer agréablement quelques matinées.
Lorsqu'il recevait des journaux, il ne les quittait pas sans
avoir vu tout ce qui pouvait l'intéresser. Dans ces moments, ce
n'était plus le même homme qu'auparavant; son port, sa voix,
son geste, tout annonçait que le feu circulait dans ses veines;
son imagination se montait à un tel point qu'il devenait un
homme surnaturel. Il semblait encore commander à l'Europe.
Cet état de vigueur, d'animation, durait quelques jours; après
quoi, l'Empereur reprenait son allure habituelle et ses paisibles
occupations. — Cette chaleur, cette puissance dans ses organes
se manifestait également lorsqu'il dictait les événements de sa
vie, par exemple le récit d'une bataille ; c'était comme un
de, ces bulletins de la Grande Armée après avoir été vain-
queur.
Quelquefois, lorsqu'il lisait les journaux anglais, je me
tenais auprès de lui avec un dictionnaire anglais-français, et
quand il trouvait un mot dont il ne comprenait pas la signi-
fication, je le lui cherchais. Il continuait ainsi sa lecture jusqu'à
ce qu'il se trouvât arrêté de nouveau par un autre mot.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 165
*
* *
L'Empereur avait beaucoup d'ordre en toutes choses. Il ne
pouvait sentir ceux qui n'en avaient pas. En matière de finances,
il voulait que, tous les mois, les comptes fussent arrêtés et sol-
dés. Il examinait avec attention tous les articles de dépense, les
uns après les autres. Quand il s'apercevait qu'une chose avait
été payée trop cher, il le faisait observer, afin qu'à l'avenir on
y prit garde. Il mettait autant d'importance à un compte de
quelques centaines de francs, qu'il en eût mis à un de quelques
millions. Il avait bonne mémoire et connaissait trop bien les
chiffres pour qu'on l'induisit en erreur, ce qui ne plaisait
guère aux fripons. Il citait à ce sujet ces trop fameux fournis-
seurs des armées de la République, qui faisaient payer au gou-
vernement deux ou trois fois la valeur de ce qu'ils avaient
fourni, par toutes les fraudes qu'ils mettaient en usage dans
ces temps de désordre...
Il réprimandait sévèrement ceux des siens, petits ou grands,
qui faisaient des dettes. Toute dépense courante, suivant lui,
devait être payée à la fin du mois ou au commencement du
suivant. « Combien de fois, disait-il, ai-je payé les dettes de
plusieurs de mes généraux, pour ne pas entendre crier après
eux ! »
Dans ses appartements, sa chambre, son cabinet, son salon,
il voulait voir régner l'ordre. Il ne pouvait souffrir qu'une chose
dont il se servait habituellement fût changée de place ; il voulait
une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Aussi
les personnes qui le servaient étaient tellement faites à ses
habitudes, qu'il était fort rare qu'elles cherchassent n'importe
quoi, que l'Empereur leur demandait. Ce qui avait eu lieu à
Paris existait également à Sainte-Hélène.
L'ordre n'existait pas moins dans ses papiers que dans toute
autre chose. Ceux du travail fini étaient soigneusement serrés
dans une petite armoire de son bureau, et ceux du travail qui
ne l'était pas, étaient rangés à droite et à gauche de la place
qu'il occupait à ce même bureau.
Quand l'Empereur avait donné sa confiance a quelqu'un, il
la lui ôtait difficilement; mais, dès le moment qu'il s'apercevait
qu'on l'avait abusé, trompé, et qu'il en avait dans les mains
des preuves convaincantes, il ne pouvait plus souffrir le cou-
166 REVUE DES DEUX MONDES.
pable auprès de lui ; il l'éloignait pour ne plus jamais le revoir;
il l'oubliait entièrement.
Lors de la maladie intestinale qu'eut Marchand, le docteur
Werling, médecin de l'artillerie anglaise, qui était a Longwood
par ordre du gouverneur, depuis le départ de MM. O'Meara et
Stokoe, lui donna des soins. L'Empereur, sachant combien les
mansardes ou, pour mieux dire, les greniers qui étaient au-
dessus de ses appartements étaient exposés à l'ardeur du soleil,
particulièrement la chambre du malade qui était la plus
chaude, eut la bonté de faire dresser un lit dans la salle à
manger, pour que Marchand tut plus au frais et plus à l'aise.
Chaque matin, l'Empereur ne manquait jamais de demander
de ses nouvelles, ainsi que dans le courant de la journée. Lors-
qu'il allait se promener dans ses jardins, s'il venait à passer
dans la salle à manger, il s'approchait du lit du malade et lui
disait: « Eh bien ! Mamzelle Marchand, la princesse vient-elle
vous voir? envoie-t-elle savoir de vos nouvelles? Prends garde:
elle pourrait bien te faire des infidélités. » (Marchand avait
pour maîtresse une nommée Esther qui habitait Jamestown.
Elle venait habituellement à Longwood tous les huit jours avec
son petit garçon que l'on nommait Jemmi). L'Empereur, sorti
de la maison, demandait à celui qui le suivait, ce que pensait
Werling, quels étaient les médicaments qu'il ordonnait. Appre-
nant que l'on donnait du mercure à Marchand, il dit : « Ces
diables de médecins anglais traitent leurs malades comme on
traite des chevaux. Enfin! que Werling le rende à la santé, c'est
tout ce que je désire. » Marchand en eut pour une vingtaine de
jours à être cloué sur son lit et ensuite il se rétablit promptement.
C'était à bord du Northumberland que, pour la première
fois, j'ai vu M. Werling. Ce médecin, qui était un homme
distingué, parlait très facilement et très purement le français.
Il était admis chez Mm* Bertrand, à qui, je crois, il donnait ses
soins. Peu de temps après l'arrivée d'Antommarchi, il partit de
File et depuis je n'ai plus entendu parler de lui.
Le départ du docteur 0' Meara avait été précédé de celui du
général Gourgaud, et fut suivi, après un certain nombre de mois,
de celui de Mn'° de Monlholon et de ses enfants. Des personnes
de service, Cypriani était mort en février 1818 et, depuis, Lepage
et Gentilini étaient retournés, l'un en France et l'autre à l'ile
d'Elbe. Le premier fut remplacé par un cuisinier français qui,
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 1 1 *, "7
je crois, avait été attaché à la maison de Lord Amherst et était
resté à Plantation House, après le départ du Lord pour l'Europe.
De tous ceux qui avaient formé la colonie de Longwood, il ne
restait plus auprès de l'Empereur que le Grand-Maréchal et sa
famille, le général Montholon et cinq serviteurs.
Depuis le départ de Mm8 de Montholon et de ses enfants,
Longwood était devenu plus désert; il fallait s'armer de cru-
rage pour se distraire de cette augmentation de monotonie.
Qu'on se figure un petit nombre de personnes constamment en
face lesunesdes autres pour un temps illimité, et séparées du
reste des humains, l'on aura une juste idée de leur existence. Si
la vie paraissait triste à ceux qui étaient auprès de l'Empereur,
que ne devait-elle pas être, pour lui, Napoléon? Le mouvement,
l'activité était nécessaire à la colonie de Longwood. L'Empereur
donna lui-même l'exemple en opposant le travail actif à l'oisi-
veté; l'un était le remède à tous les maux, tandis que l'autre en
était la source, en laissant trop de temps aux réflexions aux-
quelles on est naturellement porté, quand aucune distraction ne
vient rompre l'uniformité de tous les jours.
L'Empereur se remit à ses Mémoires qu'il avait négligés
depuislongtemps; il y fit des corrections, desadditions, des chan-
gements. Les campagnes d'Italie et d'Egypte étaient à peu prcs
terminées, le Consulat provisoire l'était aussi. Différentes autres
parties eurent une première dictée. Ce qui arrêtait l'Empereur,
dans son travail, c'est qu'il n'avait pas encore la partie des Moni-
teurs qui lui était nécessaire. En attendant qu'elle lui fût envoyé'',
il s'occupa des précis des campagnes de César, de Turenne et du
grand Frédéric. S'il avait eu tous les livres qu'il désirait et que
sa santé l'eût permis, il se promettait défaire les précis des cam-
pagnes des grands capitaines, tant les anciens que les modernes.
Quand les trois précis qu'il avait entrepris furent termine-.
•il conçut un projet sur les fortifications de campagne. Les
modèles qu'il avait dessein d'employer dans ce nouvel ouvrage,
furent construits sur le terrain, et lorsqu'il en eut fait l'épreui
il en fit mettre les profils au net et dicta ensuite sur la manière
et le temps de les employer. Cette besogne lui plaisait. Elle lui
rappelait ses premières années dans l'état militaire. Dans le
même temps à peu près, il lit un projet sur la composition
d'une armée et sur les états-majors. Le temps lui manqua pour
rendre parfaits ces différents ouvrages.
1 CS REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'était que par bonds qu'il travaillait. Il n'aimait pas à se
sécher plusieurs mois sur le même sujet. Son imagination le
portait à en changer sans cesse, et, par cette raison, tout ce qu'il
faisait restait le plus souvent a l'état d'imperfection. Ses idées,
pour ainsi dire, n'étaient que jetées sur le papier, et, pour les
compléter et les développer, il attendait des matériaux.
Toutes les écritures que l'Empereur faisait faire n'occu-
paient que le Grand-Maréchal, M. de Montholon, Marchand et
moi, bien entendu, après le départ de M. de Las Cases et du
général Gourgaud. Les deux premiers écrivaient sous sa dictée,
et les deux autres mettaient au net.
Ce fut vers le milieu de l'année 1820 que l'Empereur mit en
ordre et fit recopier plusieurs de ses manuscrits, parmi lesquels
était celui de la campagne d'Egypte. Cette campagne, il y avait
travaillé avec assez de suite pendant les deux premières années.
Après une première dictée faite, partie au Grand-Maréchal,
partie au général Gourgaud, Marchand l'avait mise au net; mais
cette copie, ^vec le temps, se trouva si remplie de corrections,
de changements, de transpositions, que l'Empereur mêla donna
pour que je la refisse avec régularité. Mon travail était ter-
miné, excepté un ou deux chapitres concernant l'administration
de l'Egypte, lorsque parurent les premiers symptômes de sa
maladie. Il n'eut pas le temps de revoir ce ou ces chapitres-ci,
qui étaient tout entiers de la main du Grand-Maréchal.
Je fais observer que tous les manuscrits de Longwood sont
tous de ma main, excepté quelques-uns de peu d'importance ou
qui n'auraient eu qu'une première dictée.
XII. — LES JARDINS DE LONGWOOD
Si les diverses occupations de cabinet distrayaient l'esprit
de l'Empereur de l'ennui, son corps ne prenait pas assez d'exer-
cice. Ce n'était pas quelques petites promenades qu'il faisait
dans la grande allée de l'enceinte, qui étaient capables d'entre-
tenir ses forces. Depuis longtemps, il s'était abstenu de toute
excursion au delà de l'enclos de Longwood, pour ne pas donner
sujet au gouverneur de lui faire éprouver de nouvelles vexa-
tions. Pour compenser un peu ce défaut d'exercice extérieur, il
jugea que le jardinage était ce qui convenait le mieux à son état
de réclusion. Dès lors il ne fut plus question que de jardins : tout
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 169
le corps de bâtiment qu'il habitait en fut entouré. Ce furent les
modèles de fortifications qui lui donnèrent cette idée, et puis il
voulait avoir sous la main dos fruits, des légumes; il voulait
avoir quelques allées ombragées; il voulait éloigner les senti-
nelles de ses fenêtres, etc.
Du côté du camp (le Nord), la maison de Lougwood avait
un corps de bâtiment avancé et deux ailes en arrière. Devant
ces deux ailes et jusqu'à l'alignement de la façade du coq>>
avancé existaient deux carrés de verdure. Les fenêtres du
cabinet, de la chambre à coucher d'une part, celle du salon et
du parloir de l'autre, donnaient sur le carré de l'Ouest; la
portée vitrée de la salle à manger, les fenêtres de la biblio-
thèque et deux du parloir, sur celui de l'Est. Ces carr.
avaient chacun trente pieds sur quarante à peu près. Le grand
côté était la longueur du salon et du parloir.
Au centre du premier carré, celui de l'Ouest, on traça un
losange ; une petite allée de deux pieds le bordait, et une autre
de trois pieds, entourait les triangles, en ménageant une plate
bande en dehors. Les plates-bandes furent garnies d'une très
grande quantité de rosiers; des fraisiers étaient sur le devant,
et du gazon pour bordure L'intérieur du losange fut gazonné et
au point de centre, l'Empereur fit planter un petit caféier dont
on lui avait fait cadeau. Il appela ce petit jardin son parterre.
L'autre jardin, tracé au centre du carré de l'Est, devint si
touffu que, dans le temps des feuilles, le soleil n'y pénétrait que
difficilement. L'Empereur le nomma son bosquet ou le jardin
d'Ali. L'autre jardin, le parterre, était le jardin de Marchand.
Quand toutes les plantations furent terminées, l'Empereur,
pour clore ses deux petits jardins, fit faire des barrières au
pied desquelles on mit une plante grimpante, nommée la fleur
de la passion; en moins de trois mois, les barrières devinrent
des haies très épaisses. Cette plante, dans l'île, a une végétation
extraordinaire : elle pousse des jets d'un demi-pied par vingt-
quatre heures. La feuille est d'un vert foncé, et la tige garnie
de tire-bouchons; la fleur, qui est composée de différentes cou-
leurs, est large et ressemble à peu près à une plaque de grand •
décoration.
Trois ou quatre mois s'étant écoulés, sans que L'Empercui
donnât suite au projet qu'il avait d'abord conçu, on crut qu'il
voulait se borner à ses deux petits jardins; mais il n'en fut point
170 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi. Au moment qu'on s'y attendait le moins, il fit reprendre
les travaux. Pour commencer, il se plaignit que le vent Sud-Est
l'incommodait, quand il était dans son bosquet. Le gouverneur,
d'après le désir que lui avait témoigné M. de Montholon, fit
construire un mur de gazon en demi-cercle de huit à neuf pieds
de haut. A l'extrémité, six mois avant sa mort, l'Empereur a
fait faire un massif de gazon de cinq à six pieds de haut et une
plate- forme de six pieds de côté, et fait construire en charpente
légère sur ce cube un pavillon carré. La muraille et le couvert
étaient en toile à voiles. Il était éclairé par des châssis vitrés en
losanges. Ce pavillon était destiné à servir d'observatoire a l'Em-
pereur, pour qu'il put voir à son aise l'arrivée des bâtiments.
Quand il fut terminé et les soldats retirés, l'Empereur ordonna
à M. de Monlholon de lui faire un plan de jardin qui occupât
tout le terrain qui était entre le mur qu'on venait de construire
et la cabane du jardinier.
Une fois que le terrain fut clos, on le nivela dans plusieurs
de ses parties et on traça tout ce qui avait été arrêté sur le
plan. L'Empereur fit creuser un bassin près du mur de gazon,
en ménageant une allée entre l'un et l'autre. Des maçons
du génie furent appelés et le bassin fut revêtu d'une construc-
tion en pierre que l'on couvrit de ciment à l'intérieur, et ce
ciment fut recouvertde plusieurs couches de peinture à l'huile.
On crut qu'arrangé ainsi il pourrait garder l'eau. On plaça un
petit tuyau qui, du réservoir de la maison, amena l'eau jusqu'au
bassin. Le travail terminé et les ouvriers partis, l'Empereur
impatient de jouir fit mettre l'eau dans le bassin et, quand
celui-ci fut plein ou à peu près, il y fit jeter une centaine de
petits poissons rouges qu'il avait fait acheter à la ville. Le len-
demain, le bassin était à moitié vide et les cadavres de quelques
poissons étaient à la surface de l'eau et couchés sur le côté.
Probablement, ces poissons avaient été empoisonnés par la
peinture qui n'était pas encore entièrement sèche. On remplit
de nouveau le bassin; le jour suivant, il en fut comme il en
avait été le jour précédent, et il en fut ainsi pendant plusieurs
jours; chaque matin, des poissons avaient perdu la vie. L'Empe-
reur, voyant enfin que son bassin ne pouvait tenir l'eau, se
décida de le faire doubler en plomb. On ôta les poissons qui
avaient survécu et on les mit dans un tonneau, en attendant
que les nouveaux travaux fussent faits. Le plombier fut demandé
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 171
aussitôt, et aussitôt mis à l'œuvre. Après quelques jours, le
bassin fut en état de retenir l'eau; on y jeta de nouveau Les
poissons qui s'y jouèrent plus à l'aise que dans le tonneau où ils
avaient été renfermés. Malgré tous les soins que l'on eut et les
précautions que l'on prit pour conserver ces poissons, quatre ou
cinq mois après, il n'en resta pas un seul en vie.
Les travaux du nouveau jardin allaient leur train. En avant
et autour du bassin, il y avait une allée circulaire qui était
garnie de bancs de gazon. Le mur et le bassin étaient séparés
par une allée de quatre pieds de large; cette allée faisait le tour
du jardin en longeant les barrières et le berceau. Toute la partie
qui environnait le bassin fut plantée de pêchers, d'acacias, de
saules et autres arbres, parmi lesquels des arbustes, des plantes
odoriférantes et beaucoup de fraisiers. D'une extrémité à
l'autre du mur de gazon, en ligne diamétrale, on fit, tout le long,
un talus en forme de banc de gazon, qui servit à soutenir les
terres contenues dans le demi-cercle. Une allée de quatre pieds
qui le bordait était coupée par un petit canal de deux pieds de
large, sur lequel fut construit un petit pont également de deux
pieds. Ce canal était alimenté d'eau par une rigole par laquelle
s'écoulait le trop-plein du bassin.
Dès que les petits travaux hydrauliques furent terminés,
chaque jour, vers le moment du coucher du soleil, l'Empereur,
qui alors était dans ses jardins, disait à un de ses valets de
chambre : « Allons 1 fais jouer les eaux. » On allait tourner le
robinet principal, ainsi que les secondaires, et au même instant
les eaux coulaient des bassins dans les rigoles. Pour jouir de ce
spectacle, qu'on pourrait dire enfantin, l'Empereur se plaçait
entre le bassin de la barrière et la grotte, et regardait l'eau des-
cendre et arriver jusqu'à lui. Ce bruit, ce mouvement l'amu-
saient quelques instants. Il riait de s'amuser de si peu de chose.
Le jeu cessait quand il n'y avait plus d'eau dans le réser-
voir.
Quand le grand jardin fut terminé, l'Empereur voulut en
avoir un second du côté opposé, c'est-à-dire à l'Ouest, à côté du
parterre ou jardin de Marchand, comme l'autre à côté du bosquet..
En dehors des barrières Ouest et Nord, on réserva une plate-^
bande de quatre pieds et on fit un petit mur de gazon semblable
à ceux dont j'ai parlé précédemment. Dans la plate-bande circu-
laire, jusqu'à l'extrémité Ouest du mur de gazon, on planta des
172 REVUE DES DEUX MONDES.
pêchers en assez grande quantité pour former un rideau de
verdure, afin de cacher au corps de garde la vue de Long-
wood.
Lorsqu'on avait creuse le grand bassin du jardin de Nover-
raz, celui dans lequel on avait mis des poissons, on avait
:i ttaqué et môme coupé les principales racines d'un sapin;
cet arbre se sécha, étant privé des sources de la vie. Pour
occuper cette place, l'Empereur fit faire par un Chinois
une grande cage ou volière en bambou, couronnée d'une
espèce d'oiseau que le Chinois donna pour un aigle. Pour peu-
pler la cage, l'Empereur fit acheter quelques douzaines de
serins. Ces petits oiseaux demeurèrent un ou deux mois dans
leurs petites cages suspendues dans le berceau, en attendant que
la volière que l'on construisait fut terminée. Tous les jours on
donnait à ces petits volatiles tout ce qu'il leur fallait pour
vivre; mais ils furent pris par le bouton, dont peu à peu
presque tous moururent. Les quelques-uns qui restèrent de-
vinrent la proie des chats. En définitive, la volière organisée et
placée eut pour premiers habitants un faisan estropié et
quelques poules. Pour ne pas perdre celles-ci, on fut obligé de
les retirer de la cage quelques jours après. Quant au malheu-
reux faisan, il termina ses jours dans la prison. L'idée vint
alors à l'Empereur de mettre des pigeons dans la volière. Pen-
dant quelques jours on tint enfermés les nouveaux habitants;
mais, aussitôt que la porte leur fut ouverte, ils retournèrent à
leur précédent domicile. La cage resta sans oiseaux, comme le
bassin sans poissons.
Jamais Longwood n'avait été aussi animé qu'il le fut pen-
dant ces travaux de jardin ; l'activité semblait nous avoir fait
revivre. Avant, nous avions vécu dans une espèce d'engourdis-
sement. L'Empereur, depuis qu'il était à Sainte-Hélène, ne
s'était pas mieux trouvé; aussi était-il toujours de bonne hu-
meur. Il se levaitsur les cinq heures, cinq heures et demie, et
attendait très impatiemment que les factionnaires fussent retirés
pour aller au jardin. II faisait ouvrir les fenêtres de ses appar-
tements et allait se promener dans le bosquet, en causant avec
le valet de chambre de service. Aussitôt que le soleil se montrait
à l'horizon, il envoyait éveiller tout son monde. Lorsque je
je n'étais pas de service, il m'appelait en jetant quelques petites
mottes de terre dans les vitres de la fenêtre de ma chambre qui
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 173
donnait sur le bosquet : « Ali 1 Ali I tu dors 1 » et en chantant :
Tu dormiras plus à ton aise,
Quand tu seras rentré chez toi,
il continuait l'ariette. Au même moment, j'ouvrais la fenêtre.
« Allons donc, paresseux, criait-il en m'apercevant, ne vois-tu
pas le soleil? » Une autre fois, il disait plus simplement: « Ali!
Ali! ah! ah! Allah! il fait jour. » Marchand avait son tour,
mais moins souvent parce que le côté où il logeait était moins
fréquenté par l'Empereur. « Marchand! Mamzelle Marchand,
disait-il en l'appelant, il fait jour, levez-vous. » Quand Mar-
chand était arrivé, il le regardait en riant et lui disait : « Avez-
vous assez dormi cette nuit? Votre sommeil a-t-il été interrompu?
Vous allez être malade toute la journée de vous être levé si ma-
tin, » et, prenant le ton ordinaire : « Allons, prends cette
pioche, cette bêche, fais-moi un trou pour mettre tel arbre. »
Pendant que Marchand faisait le trou, l'Empereur allait plus
loin et voyant un arbre nouvellement planté : « Marchand,
apporte ici un peu d'eau, arrose-moi cet arbre, » et, un mo-
ment après : « Va me chercher mon pied, ma toise; » à un
autre, près duquel il arrivait : « Va dire à Archambault qu'il
apporte du fumier, et aux Chinois qu'ils coupent du gazon ; on
n'en a plus, etc., etc. » Puis, passant à moi qui tenais une pelle
pour charger de terre une brouette : « Comment! Tu n'as pas
encore fini d'ôter cette terre? — Non, Sire; cependant je ne
me suis pas amusé. — A propos, coquin, as-tu fait le chapitre
que je t'ai donné hier ? — Non, Sire. — Tu as mieux aimé,
dormir, n'est-ce pas? — Mais, Sire, Votre Majesté ne me
l'a donné qu'hier soir — Tâche de le finir aujourd'hui; j'en
ai un autre à te donner. » L'Empereur passant à Pierron, qui
plaçait un gazon : « Comment! Tu n'as pas encore terminé ce
mur?... As-tu assez de gazons pour le finir? — Oui, Sire. »
Puis, revenant de mon côté : « Quelle heure était-il, lorsque
je t'ai éveillé cette nuit? — Sire, il était deux heures. — |
Ah! » et peu après, il me demandait : « Montholon est-il
éveillé? — Je n'en sais rien, Sire. — Va voir. Surtout
ne le réveille pas; laisse-le dormir. » Se dirigeant ensuite vers
Noverraz qui piochait : «Allons, ferme! (en appuyant sur le
mot.) Ah! paresseux! qu'est-ce que tu as fait depuis ce matin?
— Hier, Votre Majesté m'avait dit de faire goudronner la bai-
ÎTÎ REVUE DES DEUX MONDES.
gnoire; n'ayant trouvé personne de bonne volonté, j'ai fait
moi-même la besogne... Sire, voilà M. de Monlholon. — Ah!
bonjour, Montholon. » M. de Monlholon s'inclinant respectueu-
sement : « Gomment se porte Votre Majesté? — Assez bien.
Est-ce qu'on vous a dérangé? — Non, Sire; j'étais hors du
lit quand on est venu chez moi. — Votre Excellence a-t-elle
quelque chose à m'apprendre? On dit qu'il y a un bâtiment en
vue. — Je ne sais pas, Sire; je n'ai encore vu personne.
— Prenez ma lunette; allez voir si on l'aperçoit. » M. de
Montholon revenait quelques instants après et rendait compte
à l'Empereur de ce qu'il avait vu. Enfin la conversation s'enga-
geait entre eux. L'Empereur allait çà et là en se promenant et
revenait de temps à autre voir ses travailleurs. C'est ainsi qu'il
attendait l'heure de son déjeuner. Lorsqu'il sentait la faim, il
demandait l'heure, et si on lui répondait qu'il était près de dix
heures, il ordonnait qu'on le servit. C'était assez ordinairement
dans sa chambre qu'on le servait. Alors l'Empereur laissait ses
travailleurs et allait se mettre à table. Ceux qui devaient le
servir quittaient leurs outils, allaient se laver la figure et les
mains et se rendaient auprès de lui.
Le déjeuner fini, l'Empereur retournait vers ses travailleurs,
avec lesquels il restait jusqu'à midi ou seulement jusqu'à onze
heures, si le soleil était par trop ardent, et, en les quittant, il
leur disait : « Allez déjeuner. C'est assez pour aujourd'hui : il
fait trop chaud. » L'Empereur rentré chez lui, où il était suivi
de l'un de ses valets de chambre, se débarrassait de sa robe de
chambre ou de sa veste, de son pantalon et se mettait dans son
lit. S'il restait habillé, il se mettait sur son canapé ou à son
bureau. Si, s'étant couché, il ne se sentait point l'envie de
dormir, il faisait appeler Marchand, pour que celui-ci lui fit la
lecture ; mais il recommandait de lui dire de ne venir qu'après
le déjeuner et qu'après avoir fait sa toilette. Dans le cas con-
traire, il faisait fermer les volets, tirer les rideaux, et dormait
quelques heures. Enfin il lui arrivait assez souvent de prendre
un bain quelques heures après son repas. Pendant les travaux
du jardins, il avait presque toujours un bain de préparé. Le
restant de la journée, il le passait comme je l'ai dit ailleurs.
Il y avait déjà plusieurs mois que duraient les travaux de
jardins; longtemps on avait mis une grande activité; mais peu
a peu cette activité s'atfaiblit. L'Empereur, lui aussi, se ralentit.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 175
Le résultat des jardins fut, pour l'Empereur, d'avoir occupé
son monde, de s'être distrait, d'avoir autour et près de sa
maison des promenades où il se trouvait chez lui, et d'avoir
éloigné les gardes, qui, avant, étaient sous ses fenêtres. Quant
au produit, il fut nul, si ce n'est parfois que sur sa table il
eut une petite salade, un petit plat de haricots ou de pois et un
bateau de petits radis. Pour tout fruit, il n'y avait que des pêches,
et ce n'était pas l'Empereur qui les mangeait. Quand l'Empe-
reur voyait sur sa table quelque chose qui venait du jardin, il
disait : « Enfin toutes nos peines ne bont pas perdues; nos
jardins nous nourrissent. » Nous ne pouvions nous empêcher
de sourire. « Comment, coquin, tu ris! » disait l'Empereur en
regardant un de ceux qui le servaient, et lui-même il riait.
XIII. — CINQ NOUVEAUX ARRIVANTS
Un certain nombre de mois après le départ de Mn,e de Montho-
lon (cette dame était partie de l'ile au mois de juillet 1819), on
avait appris à Longwood que plusieurs personnes étaient parties
de Rome pour se rendre en Angleterre, où elles devaient s'em-
barquer pour venir à Sainte-Hélène. L'avis en avait été reçu et,
chaque jour, depuis un mois ou deux, on s'attendait à les voir
arriver. Enfin, le 18 ou 19 septembre 1819, elles débarquèrent
à Jamestown dans la matinée, et furent dirigées sur Longwood
vers les six heures du soir. Ces personnes étaient envoyées par
la famille impériale sur la demande qui en avait été faite il y
avait environ un an. Elles étaient cinq, deux prêtres, un méde-
cin, un cuisinier, et une personne de service. Les trois pre-
miers étaient Corses et les deux autres Français.
L'Empereur reçut l'un après l'autre les deux prêtres et le
médecin. Il leur témoigna toute sa surprise qu'on ne leur eût
pas donné quelques lignes d'introduction. Il attribua cette faute
à la négligence du cardinal, et ne put concevoir que, dans la
position où lui, Napoléon, se trouvait, on eût omis une chose
qui était à ses yeux d'une très grande importance, et sur quoi
les membres de sa famille avaient glissé bien facilement e\ bien
légèrement. Malgré une irrégularité aussi inconcevable, il
accepta les nouveaux venus. Il causa très longuement avec eux
et entra dans les plus grands détails.
Ce fut un grand plaisir pour l'Empereur d'apprendre par la
17G REVUE DES DEUX MONDES.
relation qu'ils lui firent de leur voyage, que, depuis Rome
jusqu'à Londres, son nom était en vénération parmi les peuples
chez lesquels ils avaient passé; il jouit secrètement d'avoir
laisse dassez fortes impressions pour mériter l'affection et les
regrets de ces mêmes peuples, quoique ceux-ci eussent eu beau-
coup à souffrir dans les temps malheureux île 1813 et 1814. La
domination de la France leur était toujours chère, et ils
faisaient des vœux pour que celui dont ils conservaient si vive-
ment le souvenir fût rendu à la liberté. Le Saint-Père, lui
aussi, oubliant ses malheurs passés, se montrait sensible au
dur traitement qu'on faisait éprouver à l'un de ses fils. Tels
élaient les sentiments des populations, depuis les rives du
Tibre jusqu'à celles du Rhin. Et vous, Français! quels étaient
les vôtres?... Les voyageurs n'avaient pas mis le pied sur le sol
de la France.
L'abbé Buonavita était un homme d'une soixantaine d'années,
déjà très en deux, et on ne sait comment il avait pu se ré-
soudre à entreprendre un si long voyage, et comment et pour-
quoi la famille impériale avait jeté les yeux sur un homme
aussi peu robuste ; mais, soit attachement réel à la personne de
l'Empereur, soit tout autre motif, l'abbé s'était déterminé à se
mettre en route
L'abbé Vignaly pouvait avoir une trentaine d'années. Il avait
étudié quelque temps en médecine. C'était un petit homme brun
et trapu. On avait jugé convenable de l'envoyer pour remplacer
au besoin l'abbé Buonavita qui pouvait manquer, et seconder
le médecin, s'il était nécessaire.
M. Antommarchi était le médecin; il avait trente à trente-
deux ans. Il avait exercé sa profession à Florence et était élève
d'un fameux anatomiste nommé Mascagni, qui l'avait soi-disant
désigné pour son continuateur.
Le nommé Coursot avait été valet de chambre du grand-
maréchal Duroc; il était auprès du duc et lui donna des soins
lorsque celui-ci fut blessé mortellement en 1813. En 1815, il
était entré au service de Madame-Mère et l'avait suivie à
Rome. — Chandellier, employé à la bouche de l'Empereur en
1813, avait, depuis, passé au service delà princesse Pauline.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 177
XIV. — LA MESSE A SAINTE-I1ÉLÈNE
Les deux dimanches qui suivirent l'arrivée des prêtres,
l'Empereur entendit la messe dans le salon, où l'autel avait été
dressé; mais il voulut qu'à l'avenir, elle fût dite dans la salle i
manger, cet endroit convenant mieux à lui et aux prêtres. En
conséquence, il ordonna qu'on fit toutes les dépenses nécessaires
pour rendre le lieu digne du service divin. La salle à manger
fut donc convertie en chapelle, les dimanches et fêtes, pour le
moment de la messe.
Les prêtres avaient bien apporté les vases sacrés, la pierre
sacrée, leurs vêtements et ornements, mais tout le reste man.
quait. On rappropria d'abord la pièce. Du papier blanc fut collé
au plafond et du papier chinois, fond rouge à fleurs d'or avec
bordure, couvrit les murs. On acheta une assez grande quantité
de satin blanc pour tapisser le fond et les deux côtés de l'endroit
où devait être placé l'autel, et du satin vert pour la garniture
ou pente, qui fut relevée en draperie. Deux tringles de bois
doré, mises bout à bout et garnies d'une pente de soie verte a
franges de soie jaune ornée de sonnettes, partageaient le fond
de la salle en deux parties. Un tapis neuf couvrit tout le plan-
cher de la salle. De la belle table de desserte en acajou, on fit
un autel. Le devant de l'autel fut fait en satin blanc; une bor-
dure de velours vert l'encadra; aux angles inférieurs, on fit deux
N couronnées et au centre une croix en galon d'or. L'autel fut
couvert de deux nappes de percale (batiste), garnies de larges
dentelles. Un petit tabernacle en forme de temple antique, orné
de colonnes et surmonté d'une croix, fut fabriqué en carton-
nage par Pierron. Quatre flambeaux garnis de bougies et des
vases remplis de fleurs composèrent tout l'ornement du dessus
d'autel. L'Empereur, ayant appris que le Grand-Maréchal avait
un tableau (dessin d'une tête de Christ, Ecce homo, de gran-
deur naturelle), le lui fit demander et le fit placer au-dessus du
tabernacle. Les deux tables consoles du salon furent mises à
droite et à gauche de l'autel et sur chacune d'elles une giran-
dole à cinq branches en argent. Un grand tapis de velours vert
couvrit les marches de l'autel ; il était bordé d'une corde de soie
jaune et de passementeries; sur le devant, au milieu, était une
grande N couronnée et aux deux coins deux couronnes, le tout
en passement.
TOME LXV. — K»21. 1-
H8 REVUE DES DEUX MONDES.
Le fauteuil de l'Emp°reur était à quatre ou cinq pieds des
marches de l'autel, une chaise devant lui. Les chaises du Grand-
Maréchal, de Mme Bertrand et deM.de Montholon étaient placées
aux deux côtés de l'Empereur et un peu en arrière. Les per-
sonnes de la maison se tenaient debout près des paravents.
L'abbé Buonavila disait la messe, l'abbé Vignaly en petit rochet
ou petit surplis et Napoléon Bertrand remplissaient les fonc-
tions de servants. C'était Vignaly qui donnait l'évangile à baiser.
La chapelle n'était éclairée que par les bougies des candé-
labres et des chandeliers, la porte vitrée du jardin étant cachée
par la tenture.
La messe était dite tous les dimanches. L'Empereur y assis-
tait, à moins qu'il ne se trouvât indisposé et couché; mais, dans
ce cas-ci, on ouvrait la porte de sa chambre pour que les paroles
du prêtre pussent arriver jusqu'à lui.
La messe terminée et l'Empereur passé dans le jardin ou
dans le salon, la chapelle, en moins d'un quart d'heure, redeve-
nait salle à manger, où tout était rétabli dans son premier état.
Un des premiers dimanches, l'Empereur, sortant de la messe,
dit en souriant à ceux qui l'accompagnaient : « J'espère que le
Saint-Père ne nous fera aucun reproche; nous voilà redevenus
chrétiens. S'il voyait notre chapelle, il nous accorderait des
indulgences... »
L'Empereur, satisfait de la manière dont ses serviteurs
avaient décoré la chapelle, voulut de nouveau exercer leur
talent à décorer sa chambre à coucher et son cabinet. Ces deux
pièces étaient si sales qu'il était dégoûté de les habiter. C'étaient
les mêmes tentures que l'amiral Cockburn avait fait mettre
lors de notre installation à Longwood ; elles étaient de nankin
jaune avec bordures de papier à tleurs découpées. L'humidité et
la poussière avaient rendu l'étoffe affreuse.
Quand l'Empereur se fut décidé à sortir de ses chambres, il
déchira lui-même quelques morceaux de la tenture et avec aussi
peu de difficulté qu'on déchire une étoffe brûlée. On se mit au
travail. Pour commencer, nous collâmes du papier blanc sur les
plafonds et ensuite sur les murs, pour cacher leur malpropreté.
Cela fait, M. de Montholon fit acheter une grande quantité de
mousseline rayée pour la chambre à coucher et de percale pour
le cabinet. Dans ces deux pièces, au moyen de coulisses en haut
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 1T!»
et en bas, la tenture formait des rouleaux, depuis l'angle du pla-
fond jusqu'à la plinthe. Dans le cabinet, une petite poule
volante garnissait le haut et, dans la chambre à coucher, c'étail
une petite draperie de même mousseline que la tenture, sou-
tenue de dislance en distance par de petites patères en cuivre
doré d'où pendaient des cravates. Les fenêtres furent garnies de
grands et de petits rideaux. Les tapis furent renouvelés et le
mobilier quelque peu changé et augmenté. Les lits de campagne
furent réparés et les rideaux et moustiquaires remplacés par
des neufs.
Ce fut une surprise agréable pour l'Empereur de se trouver
si proprement logé; depuis qu'il était ;i Sainte-Hélène, il ne
s'était pas vu si bien. « Ceux qui verront ma chambre, disait-il,
me prendront pour une petite-maitresse. » Jadis les petites
choses n'avaient pas attiré son attention; mais, à Longwood,
les choses les plus simples, les plus ordinaires, étaient pour lui
un objet de curiosité.
XV. — HUDSON LOWT.
Pendant tout le temps que l'Empereur avait été occupé de
ses jardins, de l'arrivée des prêtres et de la décoration de 6
chambres, il avait semblé avoir oublié sa position. Effectivement,
dans cet espace de temps, l'activité avait fait disparaître cet air
soucieux et réfléchi qu'il avait eu antérieurement. Mais le
ministère anglais et le gouverneur, son agent dévoué, étaient
mécontents, on peut dire, quand ils ne secouaient pas leschainea
de leur prisonnier; c'était un besoin pour eux de les lui faire
sentir et même d'en augmenter le poids. \]n colosse, un hercule
comme le général Bonaparte devait être chargé jusqu'à ce qu'il
pliât soux le faix; aussi les vexations de toute nature, les mau-
vais traitements de toute espèce se renouvelaient-ils fréquem-
ment. La victime ne demandait que la tranquillité cl, cette
tranquillité, elle ne pouvait l'obtenir. Voici, entre plusieurs, un
des aimables procédés de l'exécuteur des hautes œuvres de L'oli-
garchie britannique.
S'il se passait deux ou trois jours sans que les espions
eussent vu l'Empereur, sir Iludson Lowe arrivait h Longwood
escorté de quelques officiers de son état-major, et donnait
l'ordre à l'officier d'ordonnance d'aller se promener «>ua les
180 REVUE DES DEUX MONDES.
fenêtres du prisonnier et d'approcher assez près pour voir dans
l'intérieur. Un ordre aussi contraire à la délicatesse, à l'hon-
neur, n'était exécuté qu'avec dégoût par l'officier ; mais il
fallait obéir sous peine de destitution. L'officier avait beau
approcher des vitres, il ne pouvait rien voir : les rideaux
étaient fermés. Il retournait vers le gouverneur rendre compte
de sa promenade. Sir Hudson, peu satisfait, ordonnait à ce
même officier de se mettre en uniforme et de se présenter à la
porte principale des appartements, qui était celle du parloir,
et d'y frapper, à diverses reprises, si l'on ne répondait pas au
premier coup. Personne ne répondait, cette pièce n'étant pas
un endroit où se tint quelqu'un du service. Après avoir frappé
et refrappé, l'officier s'en retournait comme il était venu. Le
gouverneur, vexé et humilié, ordonnait alors à un de ses offi-
ciers d'accompagner l'officier d'ordonnance, de se présenter à
la porte de l'intérieur et d'y frapper. Au premier coup, la
porte était ouverte. On avait le mot, tout ayant été combiné
d'avance. « Que désirent ces Messieurs? demandait le valet de
chambre, qui venait d'ouvrir la porte et qui restait en dehors
avec les officiers. — Où est le général Bonaparte? — L'Empe-
reur est dans sa chambre à coucher et malade. — Quelle ma-
ladie a-t-il? — Monsieur le gouverneur doit en être instruit par
les bulletins qu'on lui remet chaque jour. — Est-ce qu'il est
bien souffrant? — Messieurs, il n'y a que son premier valet de
chambre qui puisse vous le dire; lui seul entre chez Sa Majesté.
— Dites à Marchand que nous voudrions lui parler. — En ce
moment, il est auprès de l'Empereur. — Quand il sortira de
chez le général, veuillez lui dire qu'il se rende chez l'officier
d'ordonnance. » Alors les officiers, en présentant un paquet à
l'adresse du général Bonaparte, disaient au serviteur : « Voulez-
vous remettre cette lettre au général? — Non, messieurs, je ne
puis m'en charger; il ne m'appartient pas de prendre les lettres
qui sont adressées à Sa Majesté. Si vous voulez qu'elle lui par-
vienne, remettez-la à Monsieur le général de Montholon ou à M. le
comte Bertrand. » Les officiers se retiraient et allaient rejoindre
le gouverneur, qui se tenait a peu de distance de la maison ou
chez l'officier d'ordonnance et qui se décidait enfin à prendre le
parti d'aller chez M. de Montholon ou chez le Grand-Maréchal.
Aussitôt que les officiers étaient hors de la maison, le valet de
chambre, qui avait vu de quel coté ils avaient porté leurs pas,
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 181
allait immédiatement rendre compte à l'Empereur de ce qui
s'était passé.
Dès que la lettre était parvenue a l'Empereur, soit par
M. de Montholon, soit par le Grand-Maréchal, il la renvoyait ou
la jetait toute cachetée parla fenêtre. « Qu'est-ce qu'il me veut?
disait-il; qu'il me laisse donc tranquille!... Je n'ai pas besoin
d'avoir de correspondance avec un homme qui saisit toutes les
occasions possibles de m'outrager. » Soit indisposition, soit
mauvaise humeur, soit toute autre cause, l'Empereur restait
dans ses appartements plusieurs jours de suite et ne m ittait les
pieds dehors que lorsqu'il était ennuyé, fatigué de sa réclusion.
Si d'une part le mauvais temps l'empêchait quelquefois de
sortir, quelquefois aussi il y avait intention, pour voir jusqu'à
quel degré d'audace irait le gouverneur.
Une de ces scènes l'avait tellement irrité, au mois d'août 1819,
avant l'arrivée des prêtres, qu'il avait fait fermer ses portes
avec des verroux et fait mettre des barres derrière les voir I s
de ses fenêtres; il avait près de son lit ses fusils et ses pistolets
chargés et, indépendamment, son épée, son sabre et son poi-
gnard. Il jurait d'étendre sur le seuil de la porte celui qui serait
assez hardi pour franchir cette limite. Il ajoutait qu'on ne péné-
trerait dans son intérieur que lorsque lui, Napoléon, ne serait
plus qu'un cadavre. L'Empereur, croyant le gouverneur capable
de tout, avait cru devoir prendre toutes les précautions néces-
saires pour qu'on ne violât pas impunément son dernier asile.
Sir Hudson Lowe était l'homme le plus peureux et le plus
soupçonneux qui existât parmi les Anglais. La nuit et le jour,
il ne rêvait que la fuite de son prisonnier. Il fallait être bien
simple cependant pour imaginer possible l'évasion d'un indi-
vidu renfermé le jour dans une enceinte de quelques mille toises
carrées, dominée de tous côtés par des montagnes, dont plusieurs
endroits étaient occupés par des postes, ainsi que toutes les
issues qui communiquaient à la mer, et la nuit, la maison en-
vironnée de factionnaires assez rapprochés les uns des autres,
pour qu'un chat ne pût passer sans être aperçu. Tous ces obstacle
n'étaient-ils pas assez puissants pour ôter au prisonnier l'idée
de s'évader? Indépendamment d'une surveillance très active,
Sir Hudson Lowe comptait-il pour rien les difficultés à vaincre
pour parvenir jusqu'à la mer? Le jour, les sentiers frayés, s'il
en existait, étaient déjà fort peu praticables pour un homme jeune
182 REVUE DES DEUX MONDES.
et leste. Qu'auraient-ils été la nuit, pour celui qui n'avait pas
la moindre connaissance de ces lieux où les pentes sont sillon-
nées de nombreux ravins plus profonds les uns que les autres.
L'Empereur aurait-il pu, lui qui était assez lourd et peu habi-
tué à parcourir les monlagn 'S, s'engager dans une entreprise
aussi périlleuse, dont le succès ne pouvait être qu'imaginaire?
Le gouverneur oubliait-il que toutes les côtes de l'île, excepté
quelques rares endroits, étaient très escarpées ou taillées à pic?
Oubliait-il encore que pendant le jour et la nuit des bricks
étaient constamment en croisière et que des signaux l'instrui-
saient de ce qui se passait sur la mer? Quel était donc le moyen
qui restait à Napoléon pour se sauver de l'île? Pouvait-il sur
une planche gagner un continent éloigné de quatre cents lieues?
Le gouverneur n'avait à craindre qu'une Hotte, et encore cette
flotte aurait-elle eu de la peine à se rendre maîtresse de l'ile qui
partout est inexpugnable.
Je ne doute pas que le gouverneur ne fût esclave des ordres
ou instructions qu'il recevait du ministère britannique; mais,
tout en les exécutant, même à la lettre, il devait y mettre plus
de forme et de bons procédés, et, si ces mêmes ordres ou ins-
tructions étaient exagérés et contre l'honneur, il devait donner
sa démission. Une telle conduite eût été de sa part un acte fort
honorable que, certes, la nation anglaise n'eût pas désavoué.,
XVI. — MON MARIAGE.
Dans les premiers mois de l'année 1819, il fut envoyé k
Mme Bertrand par lady Jerningham, sa tante, une jeune per-
sonne pour être gouvernante des enfants du Grand-Marécha!.
Il y avait déjà plusieurs années d'écoulées depuis que nous
étions à Longwood, et combien d'autres encore pouvaient
s'écouler! Dans celte incertitude de l'avenir et vivant, pour
ainsi dire, dans une espèce de réclusion continuelle, n'ayant
d'autre distraction que le travail qui demandait et exigeait
beaucoup d'assiduité et qui n'était coupé que par quelques mo-
ments de promenade, 'je crus devoir me marier, pour mener
une vie d'époux et de père de famille. Je fréquentai la jeune
personne, et j'appris à la connaître et à apprécier ses qualité-,
dont tout le monde faisait l'éloge. Elle avait été fort bien
élevée. Après quelques mois d'assiduité, je me décidai à réaliser
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 183
mes projets, certain que j'étais que je ne déplaisais pas a miss
Hall (c'était le nom de la jeune personne). Depuis peu de
mois, Noverraz s'était marié et il y avait peu de temps que
les prêtres étaient arrivés. M'étant déclaré, je continuai à faire
la cour à celle que mon cœur avait choisie, en attendant le
moment favorable pour en parler à l'Empereur. Craignant un
refus, j'hésitais; enfin, un jour, je me déterminai et je saisis
l'occasion. Il était de bonne humeur et passait au salon où je
le suivis. Je lui fisconnaitre l'intention où j'étais de me marier,
mais que je désirais avoir son assentiment, ou, pour mieux
dire, son consentement. Je ne me rappelle plus quelles furent
ses objections ni ce que je lui répondis. Bref, j'obtins son
agrément. Dès que j'eus un moment de liberté, j'allai chez
Mn>* Bertrand à qui je fis part de ma bonne nouvelle, et, immé-
diatement, je m'empressai de l'apprendre à ma future, qui l'ac-
cueillit avec grand plaisir.
Je crus avoir besoin de la cérémonie de l'église anglicane,
quoique ma fiancée fût catholique; mais elle était Anglaise et
nous étions dans un pays protestant : c'était pour moi un
mariage civil. A Longwood, voulant fuir toute espèce de céré-
monie, je m'arrangeai avec M. Buonavita pour que le mariage
eût lieu chez lui, ce qui n'offrit aucune difficulté.
Le lendemain ou le surlendemain, ma femme et moi, nous
allâmes à cheval à Plantation House, endroit où il y avait une
chapelle protestante. Pierron, Noverraz et sa femme, et peut-
être une autre personne, nous accompagnèrent. Arrivés à la
chapelle, nous y trouvâmes le ministre, M. Vernon, qui pro-
céda immédiatement à la cérémonie d'usage. Cette cérémonie,
qui fut des plus simples, étant terminée, nous remontâmes à
cheval et allâmes nous promener dans différentes propriétés
pour employer le temps que nous avions à nous.
Quand notre tournée fut finie, nous nous dirigeâmes vers
Longwood, où nous fûmes rendus pour l'heure du diner de
l'Empereur. Le nôtre fut une espèce de petite noce : sur la
table, il y eut quelques petits mets de plus qu'à l'ordinaire.
Dans la soirée, Mme Bertrand envoya à ma femme un carton
rempli de différents effets de toilette. Le lendemain, je repris
mon service auprès de l'Empereur, et ma femme alla faire le
sien chez la comtesse.
Avant mon mariage, j'étais logé comme les autres dan- tine
184 REVUE DES DEUX MONDES.
des mansardes qui étaient au-dessus des chambres de l'Empe-
reur. L'emplacement était bien pour loger une personne, mais
beaucoup trop petit pour en loger deux. Quand je fus avec ma
femme, l'Empereur dit à M. de Montholon : « 11 serait conve-
nable d'agrandir le logement d'Ali, pour qu'il put se retour-
ner. Donnez-lui la chambre de Cypriani, continua-t-il ; faites-la
lui arranger; il ne serait pas humain de les laisser dans un
pareil galetas. » M. de Montholon fit faire une fenêtre qui avait
vue sur le bosquet de l'Empereur et fit couper une panne pour
en permettre l'accès. Les cloisons, couvertes de papier, trans-
formèrent un vilain grenier en une pièce fort gentille et des
plus agréables. On avait sous les yeux une partie des jardins de
l'Empereur, la pelouse, le bois de Longwood, le rocher noir et
la mer à l'horizon.
XVII. — PROPOS DE L'EMPEREUR
L'Empereur avait l'habitude, quand le temps était beau,
d'aller se promener dans ses jardins immédiatement après son
lever et après et avant son dîner. S'il apercevait les enfants du
Grand-Maréchal, il les appelait. Les enfants, qui étaient accou-
tumés à recevoir toujours quelque chose de lui, se tenaient à
peu de distance et en vue et, dès qu'ils s'entendaient appeler,
l'espace qui les séparait de l'Empereur était bientôt franchi.
Son plaisir était de les questionner sur ce qu'ils faisaient et ce
qu'ils avaient à faire : « Sais-tu bien ta leçon, » disait-il à l'un;
et à l'autre : « Répète-moi donc ta table de multiplication. »
S'il était content de leurs réponses, il se faisait apporter des
bonbons et les leur distribuait. De temps à autre, il les faisait
déjeuner avec lui; il jouissait quand il trouvait l'occasion de
leur faire des niches; leurs petites querelles le divertissaient.
Il aimait beaucoup à s'en voir entouré. Il était charmé de leur
innocence, et de la franchise avec laquelle ils exprimaient
leurs pensées, leurs sentiments, leurs volontés. « Chez eux,
disait-il, aucun détour; ils disent naturellement ce qui leur
vient à la tête. Si la gourmandise les presse, sans plus attendre,
ils demandent: Ah ! le petit ventre commande toujours. Heu-
reux âge que celui de l'enfance 1 continuait-il, c'est bien l'âge
d'or de la vie de l'homme. » Ses malheurs eussent été bien
adoucis, il les eût supportés avec plus de résignation encore,
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. IX",
s'il avait eu le bonheur d'avoir son fils auprès de lui. Cette
consolation lui a été refusée; aussi a-t-il souvent répété :
« Combien un savetier est plus heureux que moi I Celui-là a
au moins auprès de lui sa femme et ses enfants. »
Malgré les traverses que l'Empereur avait eu à essuyer dans
tant de circonstances, le souvenir de sa puissance était toujours
pour lui un songe très agréable. « Je mettais toute ma gloire,
disait-il, à faire des Français le premier peuple de l'univers ;
tout mon désir, toute mon ambition était qu'ils surpassas*. Mil
les Perses, les Grecs, les Romains, tant dans les armes que
dans les sciences et les arts. La France était déjà le pays le plus
beau, le plus fertile; les mœurs y étaient parvenues à un degré
de civilisation inconnu jusqu'alors; en un mot elle était déjà
aussi digne de commander au monde que l'avait été l'ancienne
Rome... Je serais arrivé à mon but, si des brouillons, des intri-
gants, des hommes de parti, des gens immoraux, ne fussent pas
venus me susciter obstacles sur obstacles et m'arrêter dans ma
marche. Je sens bien qu'un pareil projet était gigantesque ;
mais que ne peut-on pas faire avec des Français? C'était déjà
beaucoup d'être parvenu à gouverner la partie principale de
l'Europe et de l'avoir soumise à une unité de lois. Des peuples
dirigés par un gouvernement juste, sage, éclairé, eussent, avec
le temps, entraîné d'autres peuples, et tous n'eussent fait
qu'une même famille. Une fois que tout aurait été disposé,
j'aurais établi un gouvernement où le peuple n'aurait eu rien
à redouter de l'autorité arbitraire ; tout homme eût été homme
et simplement soumis à la loi commune ; il n'y aurait eu que
le mérite de privilégié. Mais, pour faire réussir un tel projet,
il fallait être heureux et avoir une vingtaine d'années devant
soi. La religion portait un peu obstacle à mon système; mais il
y avait un moyen dont on pouvait user; c'était de fermer les
yeux et de favoriser toutes les sectes qui se fussent présentées
et eussent eu pour base la saine et vraie morale. Les hommes,
ainsi divisés pour ce qui est de la conscience, n'en eussent été
que plus soumis aux lois. Cela étant, on aurait eu l'avantage
de pouvoir diminuer les abus et d'atteindre à la perfectibilité
possible aux hommes. En religion, une juste et sage tolérance
est un bienfait des gouvernements. Une religion n'est qu'une
loi qui dirige la conscience. Dès le moment qu'elle vise à suivre
l'impulsion de la nature dans tout ce qu'il y a de bon et social,
186 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle épure les mœurs, qu'elle rejette tout ce qui peut porter
atteinte à la propagation de l'espèce humaine, à l'ordre, à la
liberté, elle doit être adoptée, protégée et soutenue. IN'avons-
nous pas vu, dans les siècles qui nous ont précédés, combien il
était dangereux d'être intolérant, exclusif? Dieu nous garde
d'avoir à supporter un tel fléau qui est la destruction des
nations I Soyons plus sages que nos ancêtres; ne voyons que le
bien et le bonheur publics. C'est beaucoup trop sans doute
d'avoir des démêlés pour les affaires politiques. Plus les choses
sont simplifiées, et moins de tourments elles nousdonnent. Hélasl
hier nous sommes entrés dans ce monde, aujourd'hui nous le
possédons, et demain nous disparaîtrons de sa surface, lâchons
donc d'être heureux sur cette terre, où nous ne restons que
quelques instants. »
Quelques mois après l'assassinat du duc de Berry, l'Empe-
reur reçut des nouvelles de l'Europe. Comme à son ordinaire, il
parcourut avec avidité tous ies livres, les brochures, et les jour-
naux qu'on lui envoyait d'Angleterre. Il lut dans ceux-ci une
relation de l'assassinat du prince. La nuit suivante, il conversa
assez longuement avec moi qui étais de service. Il me dit :
<c Quelle inconséquence de la part du duc de Berry, d'un prince
du sang, qui pouvait et devait être appelé un jour à monter sur
le trône et qui était susceptible d'avoir des enfants, d'aller
prendre son plaisir dans de grandes réunions publiques, et dans
un moment où toutes les opinions se froissent si fortement!
N'était-il pas assez grand seigneur pour avoir bal ou spectacle
chez lui, plutôt que d'aller se montrer dans une salle d'opéra?
Au moins, quand on se mêle dans la foule, faut-il prendre les
précautions nécessaires et ne pas trop se fier aux apparences
qui sont souvent trompeuses. Quel tableau déchirant pour une
famille et horrible pour les yeux d'une jeune épouse I Toutes les
circonstances de cet assassinat sont effroyables.
« Ah! si j'avais agi aussi inconsidérément, aussi imprudem-
ment, reprit-il, combien de fois je serais tombé sous le poignard
des assassins! Mais j'avais toujours soin d'être où l'on m'atten-
dait le moins. L'affaire de la rue Saint-Nicaise faillit m'èlre
fatale, parce que j'allais dans un endroit où j'étais attendu. Ce ne
fut qu'aux sollicitations de l'impératrice Joséphine que je me
décidai à monter en voiture, et, sans l'ivresse de mon cocher,
sans l'incertitude où l'on était de savoir quelle voiture me ren-
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 181
fermait, et sans le coup de botte donné par l'un de mes grena-
diers à celui qui devait mettre le feu au tonneau, j'aurais infail-
liblement péri avec toute ma suite. Depuis cette époque, tous
ceux qui m'entouraient avaient constamment l'attention de ne
pas me laisser approcher de trop près et faisaient prendre par la
police toutes les mesures convenables, particulièrement si je
devais aller en public. C'est de cette manière que je me suis
garanti des surprises de mes ennemis.
« De tous les assassins, continua-t-il, les fanatiques sont les
plus dangereux : on ne se garantit que très difficilement de la
férocité de ces hommes. Un homme qui a l'intention, la volonté
de se sacrifier, est toujours maitre de la vie d'un autre homme,
et quand il est fanatique et surtout fanatique religieux, il porte
ses coups avec plus d'assurance. L'histoire fourmille de pareilles
actions : César, Henri III, Henri IV, Gustave, Kléber, etc., etc.
furent au nombre de leurs victimes. Fanatiques religieux, fana-
tiques politiques, tous sont à craindre. Les complices de ces
tigres, si toutefois ils en ont, car ces grands criminels n'ont
souvent de complices qu'eux-mêmes, sont toujours enveloppés
d'un voile impénétrable qui les dérobe aux recherches les plus
actives, les plus exactes. Il est bon de paraître populaire, mais il
faut agir avec circonspection ; les malheurs arrivent assez tôt
sans qu'on aille les chercher. »
Quand l'Empereur apprit que le prince Eugène avait fait
mettre en vente le musée de la Malmaison, il en fut outré.
« Est-il possible qu'Eugène, mon fils adoptif, aille se salir en
faisant de l'argent des objets précieux que renferme ce château?
Ne l'ai-je pas fait assez riche pour qu'il se dispense de faire une
pareille vilenie? Malheureux intérêt I Toutes ces belles choses,
qui, pour la plupart, ont été acquises au prix du sang français,
devaient-elles avoir une pareille destination? Il eût été digne, il
eût été noble à Eugène d'en faire hommage à la France, et le
musée de Paris eût été quelque peu indemnisé des pertes qu'il a
faites en 1815. A cet acte, on eût reconnu un cœur français et
un des miens. Il ne lui reste plus maintenant que d'en faire
autant de la Malmaison. Cette habitation pour lui doit être sacrée
et doit lui être chère à plus d'un titre; il doit la transmettre à ses
descendants; mais, non! il semble que ceux qui m'appartiennent
et ceux qui m'ont entouré se donnent la main pour se confondre
dans la foule la plus abjecte. On dirait qu'ils prennent à tâche
188 REVUE DES DEUX MONDES.
de se montrer incapables de sentiments élevés. 0 homme 1
seras-tu donc toujours insensé ? »
Depuis longtemps l'Empereur avait annoncé et souvent il
répétait qu'une fin, plus prochaine qu'on ne le pensait, viendrait
mettre un terme à ses maux, et ni lui ni personne n'ajoutait
foi à cette espèce de prédiction, qui cependant devait s'accomplir
quelques années plus tard. Ce qui nous éloignait d'une telle
pensée, c'est que son physique ne portait aucune empreinte
qui put le faire soupçonner malade. Il avait conservé son embon-
point, avait bon appétit et était souvent de bonne humeur. De
toutes les indispositions qu'il avait à Sainte-Hélène, la seule
remarquable était une espèce de catarrhe et on le lui avait
connu avant 1814. Outre cette indisposition, qui, du reste,
n'était que passagère, il en avait une autre qui n'était qu'un
malaise qu'il disait ressentir dans le corps et qui lui causait
parfois des douleurs sourdes : il croyait être attaqué du mal de
foie. On pensait que son but, en se disant malade, était de
tromper le gouverneur et le ministère anglais et de décider celui-
ci à donner des ordres pour qu'il fût transféré dans un autre
pays ou remis en liberté. Mais l'Empereur avait affaire à des
hommes peu sensibles aux maux d'autrui et incapables de sen-
timents généreux. Ce ne fut que dans les derniers mois de
l'année 1820, que ceux qui l'entouraient s'aperçurent de quelque
changement dans sa santé et reconnurent, dans les premiers de
1821, qu'il était réellement malade. Il ne leur en avait point
imposé. Parfois il avait dit à ceux qui souriaient lorsqu'il leur
parlait de ses douleurs intérieures : « Eh ! Messieurs ! vous
croyez que je badine ? Il n'en est pas moins vrai que je sens là
(en mettant sa main sur le côté, au défaut des côtes) quelque
chose qui n'est pas ordinaire. »
Saint-Denis,
(A suivre. j
UNE
VISITE AU CANAL DE PANAMA
C'est au cours d'un récent voyage dans la mer des Caraïbes
qu'il m'a été donné de visiter le canal de Panama, dont l'ouver-
ture a passé bien inaperçue, car au moment où le premier na-
vire, allant d'un Océan à l'autre, le franchissait, la guerre
mondiale venait d'éclater. L'humanité avait ses pensées
ailleurs, l'heure des fêtes et des cérémonies officielles faisait
place aux jours de douleur et de deuil dans lesquels la terre
allait vivre pendant d'angoissantes années.
Lorsque le bateau venant des Antilles poursuit sa route vers
le canal, soit pour le traverser, soit simplement pour faire
escale à Colon, il franchit par une passe un grand brise-lames,
formé d'enrochements jetés à pierres perdues. Cet ouvrage,
long do plus de 11000 pieds, mesurant à sa base environ
150 pieds, protège les quais de la ville des grandes vagues du
large. A la grosse mer, à la houle presque toujours très forte
dans ces parages, succède un calme délicieux même pour ceux
qui sont de bons marins. Le pont ne fuit plus sous les pas, le
secours des rampes ou des bastingages devient inutile ; le bateau
glisse sans heurt sur l'eau apaisée, et de l'avant le voyageur
aperçoit une succession de collines, et à l'arrière-plan de mon-
tagnes boisées extrêmement vertes, noyées dans la brume
bleutée sous un ciel laiteux, assez terne, car la quantité de
vapeur d'eau en suspension dans l'air est considérable. Le ciel,
parfaitement pur, d'un bleu éclatant, ne se voit guère dans ces
régions qu'après les orages ou au début des nuits.
A gauche, les maisons de Colon forment une longue ligne
190 REVUE DES DEUX MONDES.
blanche, coupée par des cocotiers. La ville, entièrement mo-
derne, n'offre aucun intérêt : c'est le banal point d'arrêt que
l'on retrouve ii tous les carrefours des grandes routes du monde.
S is larges rues, se coupant à angle droit, sont bordées de mai-
sons à un étage qui font songer à celles de Port-Saïd. La popu-
lation, comme du reste celle de Panama, mais à un degré beau-
coup plus grand, est extrêmement mélangée; aux blancs,
Américains, Européens des diverses parties de notre continent,
aux descendants des anciens Espagnols viennent s'ajouter
des Indiens du pays et des Indes orientales, des nègres, des
Japonais, des Chinois et des métis de toutes ces races, à des
degrés de sang différents. Dans bien peu d'autres parties du
monde, il serait possible de trouver des échantillons plus variés
de l'humanité et offrant des produits plus déconcertants pour
un ethnologiste.
Néanmoins, si la ville de Colon n'est pas pittoresque, elle
est en revanche très bien équipée pour sa destination. Un vaste
d<;pôt de charbon d'une contenance de 700 000 tonnes, emmaga-
siné sous l'eau pour éviter les combustions spontanées, est prêt
à répondre à toutes les demandes. Un système de wagons circu-
lant sur des rails et mus par l'électricité déverse dans les soutes
des navires, à l'aide de manches articulés, du combustible à
raison de 100 a 150 tonnes à l'heure. Cependant il faut ajouter
que la mise en route de tout ce système compliqué a toujours
été, pour les bateaux à bord desquels je me trouvais, une opération
assez longue. Dois-je avouer aussi que ma critique se double d'un
regret : celui de ne pas avoir eu sous les yeux, comme en
Egypte par exemple, la longue file des charbonniers arabes,
semblables à un chapelet humain, montant à bord d'un pas
alerte le combustible dans des couffins, au son d'une vieille et
entraînante mélopée ?
Sur les quais sont disposés des entrepôts de mazout pouvant
contenir des centaines de mille de barils. La glace artificielle
tellement nécessaire sous les tropiques et l'eau de bonne qualité
sont en abondance. Deux bassins de carénage, dont l'un de près
de 1 000 pieds, permettent aux navires de se réparer.
Il y a soixante ou soixante-dix ans, les environs de Colon
n'étaient que de vastes marais s'étendant jusqu'aux premiers
contreforts de la région montagneuse. Quand il fut question de
construire le chemin de fer, vers 1850, le sol ferme ne fut
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMA. i!»l
trouvé, en certains endroits, qu"à plus de Ù'U mètres du profondeur.
Des légions de moustiques, tourbillonnant dans l'air, ren-
daient cette contrée extrêmement insalubre. C'était le royaume
de la tièvre jaune et de la malaria. La première de ces maladies a
totalement disparu et la seconde se trouve efficacement enrayée
grâce aux précautions prises.
11 est difficile maintenant d'imaginer ce qu'était cette terre
de cauchemar à peu près inhabitable, quand on traverse en
automobile Gristobal et Gatun. Les marécages ont été drainés
ou en partie comblés et sur les bords d'une route, dont bien
peu de rues de Paris peuvent offrir le pendant, s'élèvent de-
maisons coloniales et des casernes, respirant la fraîcheur.
Elles sont entourées de haies de crotons tigrés, de bougainvilleas
éblouissants, de bignonias dorés comme le feu. De grands arbres
tour à tour couverts de fleurs suivant la saison les ombragent;
des gazons tondus de près, verts comme des tapis d'éméràude,
des barrières blanches, achèvent de donner à ce pays, jadis
maudit, un aspect enchanteur. Dans les potagers, des Chinois
méticuleux vêtus de bleu, coiffés de larges chapeaux de paille
coniques, vont et viennent, portant sur l'épaule, au bout de
longues perches, des seaux d'eau, ou arrachent les mauvaises
herbes sans cesse renaissantes. Dans nos climats, les jardiniers
ne se doutent pas de ce que peut être, sous les tropiques, la lutte
continuelle contre la végétation envahissante.
* *
Avant de continuer notre route, il est nécessaire de rappeler
brièvement la géographie de l'isthme. Du Nord au Sud des
deux Amériques, une longue chaîne de montagnes, aux reliefs
souvent très puissants, court parallèlement au Pacifique, ayee
des noms différents. A hauteur de Panama, elle se présente sous
l'aspect de collines de faible élévation, dont la ligne de faîte,
distante d'environ 11 kilomètres du Pacifique, est séparée de
l'Atlantique par une longue étendue d'ondulations sensiblement
plus basses, se conformant ainsi, toutes proportions gardées, à
la loi générale de plissement du continent américain. Cet
ensemble de hauteurs forme le bassin d'un fleuve, le Chagres,
qui va se jeter dans la mer à l'Ouest de Colon. Son débit, variable,
est cependant considérable surtout pendant la saison des pluies,
qui dure neuf mois de l'année.
l'.'2 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant d'être capté, on l'a vu monter d'une quinzaine de
mètres en deux jours. Les ingénieurs ont donc coupé, par la
tranchée de la Culebra, l'épine dorsale, et en barrant le Chagres
et sa vallée à Gatun, ils ont créé le lac artificiel du même nom,
dont la superficie est estimée à 423 kilomètres carrés. Ce réser-
voir immense donne l'eau nécessaire à Péclusage des navires
sur les deux versants. Cette partie du canal et le lac tout entier,
le bief central, long de plus de 51 kilomètres, est à 23 ou
"26 mètres suivant la saison au-dessus du niveau de la mer. Les
navires allant d'un Océan à l'autre doivent donc être élevés et
ensuite abaissés de cette hauteur.
Sur le versant de l'Atlantique, l'opération se passe à Gatun,
à 12 kilomètres de la mer, et sur le versant du Pacifique, à
I^dro Miguel, à 16 kilomètres de l'Océan, et ensuite à Miraflores.
La longueur du canal, d'eau profonde en eau profonde sur
les deux mers et à toute heure, — car si à Colon les marées ne
sont guère que d'une soixantaine de centimètres, à Panama elles
peuvent atteindre environ 6 mètres, — est d'environ 80 kilo-
mètres dont à peu près 29 kilomètres au niveau de la mer et le
reste dans la partie des lacs et des écluses.
Lorsqu'un bateau, venant des Antilles, traverse le canal après
avoir fait son charbon ou son mazout, et renouvelé sa provision
d'eau à Colon, il arrive devant Gatun où il s'amarre à une
muraille séparant les trois écluses jumelles. C'est là qu'il est
élevé au niveau du bief central. Il y a en effet, à Gatun, un sys-
tème double de trois sas, se succédant directement les uns aux
autres, qui permettent de faire traverser en même temps des
navires marchant dans des directions opposées, ou, en cas de
réparation des écluses de droite, de pouvoir employer celles de
gauche.
Aussitôt que le bateau se sera amarré, il n'aura plus le droit,
pendant qu'il sera élevé ou abaissé, de se servir de sa vapeur
ou de gouverner. Six locomotives électriques, trois de chaque
côté, avançant avec une vitesse de 3 kilomètres à l'heure sur
des rails à crémaillères à trois ressauts pour leur permettre de
gagner la différence de niveau, s'emparent de lui en le tirant
à l'aide de câbles d'acier réglant son allure et le maintenant,
d'une façon absolument fixe, en direction, grâce à leur poids et
aussi aux crémaillères qui ne permettent aucun jeu. Chaque
chambre d'écluse a une longueur de 305 mètres, une largeur de
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMA*. 193
33 m. 53 et une profondeur sur les seuils de 12 m. 50. Les pins
grands navires actuellement à Ilot, peuvent donc traverser le
canal de Panama.
Cependant, afin d'e'conomiser l'eau, chaque chambre est
partagée en deux par des portes qui servent à écluser les bateaux
de moyen tonnage. Ces portes, essayées pour la première luis le
26 septembre 1913, sont en tôle d'acier à deux vantaux a double
face... Le poids d'un vantail varie entre 300 tonnes pour les
petites portes et 600 tonnes pour les grandes, qui ont près de
25 mètres de hauteur. Cependant, grâce à leur chambre à air et
aussi parce qu'elles plongent dans l'eau, le poids sur les gonds
se trouve notablement diminué.
Toutes les précautions imaginables ont été prises pour
qu'aucun navire ne subisse d'avarie en traversant les écluses et
aussi pour qu'il ne puisse les détériorer par accident. Les portes
sont doubles, afin que dans le cas où un bateau arrivant trop
vite briserait l'une d'elles, le sas ne se vide pas brusquement.
De plus, d'énormes chaînes protègent les portes : elles s'abai&sent
en temps utile dans des évidements pratiqués dans le fond des
sas. Ces chaînes ne sont pas rigides et peuvent céder progressi-
vement. Elles sont calculées de manière à arrêter un bateau de
ÎO'OOO tonneaux de déplacement marchant à une vitesse de
4 nœuds sur une longueur de 21 mètres. De plus, on les a pla-
cées à une distance telle des portes, qu'en cas d'un accident
imprévu, celles-ci n'auraient guère de chance d'être endomma-
gées. Les aqueducs qui donnent passage à l'eau pour remplir
les écluses ont un diamètre de 5 mètres. Leurs bouches sont
dans le fond des sas, afin d'éviter la violence d'un courant laté-
ral qui pourrait projeter les navires contre les murailles.
Maintenus d'une façon rigide par les câbles d'acier qui I
relient aux locomotives électriques et par quatre autres câbles
que des hommes amarrent sur les quais, les navires sont sim-
plement soulevés à une vitesse uniforme. La manœuvre
d'ouverture et de fermeture des portes doubles, d'abaissement
et d'élévation des chaînes de protection, de remplissage et
d'écoulement de l'eau, faite par l'électricité, est exactement la
même pour tous les systèmes : à Gatun, à Pedro Miguel et à
Miraflorès, sauf qu'à Pedro Miguel il n'y a qu'une paire de sas
et a Miraflorès deux.
Un agent placé dans une cabine dominant l'ensemble de
TOMB LXV. — 1921. *3
194 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ouvrage, procède à ces multiples opérations en tournant, et
sans presque jamais regarder au dehors, des commutateurs
électriques disposés sur une longue table. S'il se trompe dans
ses manipulations et touche un commutateur autre que celui
qu'il doit toucher, rien n'obéit, l'ordre des opérations ne pouvant,
être interverti.
J'ai assisté à Gatun, du quai et de la cabine de l'opérateur,
au passage complet d'un pétrolier américain de 14 000 tonneaux
de déplacement, allant vers le Pacifique. En quarante ou qua-
rante-cinq minutes, et c'est à peu près le temps normal, du
niveau de la mer il a été remonté dans les eaux du lac.
A côté des écluses dont nous venons de parler se trouve le
barrage, la digue, retenant les eaux du lac. Elle est longue de
plus de 2 400 mètres; sa largeur à sa base est de 800 mètres et
au niveau de l'eau de 20 mètres. Un grand déversoir a été créé
pour faciliter l'écoulement du surplus des eaux en cas de crues
exceptionnelles. Grâce à des vannes spéciales il pourrait donner
passage à 4 000 mètres cubes d'eau à la seconde, et, si cela ne
suffisait pas, 2 000 autres mètres cubes pourraient passer par
aqueducs des écluses. En temps normal, le trop plein de l'eau
sert à faire de l'électricité dont on use en abondance sur tout le
parcours de l'isthme. Les écluses sont naturellement éclairées
la nuit, ce qui permet aux bateaux de traverser à toutes les
heures. Chaque passage de navire consomme, — il n'est pas
besoin de le dire, — une énorme quantité d'eau; mais le lac
Gatun en contient une telle masse que l'on estimait pouvoir
faire face à un trafic de 88 000000 de tonnes.
Pour se rendre compte de l'énormité du travail accompli,
il faut non seulement le voir sur place, mais de plus il est
nécessaire de compulser les chiffres des matériaux employés et
des terrassements effectués. Beaucoup de personnes qui avaient
visité les chantiers pendant les travaux m'ont dit qu'ils étaient
bien plus imposants alors. Je le crois volontiers et c'est du reste
ce qui arrive généralement pour toutes les créations humaines
dans lesquelles l'impression de l'effort déployé s'évanouit avec
l'achèvement de l'œuvre pour ceux qui n'en ont pas été les
artisans.
La grande digue, à elle seule, représente un cubage de près
de 19 000 000 de mètres. La maçonnerie des écluses et du déver-
soir atteint 1600000 mètres cubes. Le sable qui est entré dans
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMA. 198
la composition du béton provenait de 50 à 60 kilomètres de
dislance. Les pierres étaient concassées mécaniquement dans
des usines pouvant produire plus de 4500 tonnes par jour. Une
fois le béton fabriqué par des bétonnières électriques, il était
transporté, également à l'aide de l'électricité, au-dessus de l'en-
droit où il devait être coulé dans des moules métalliques que
l'on relevait au fur et à mesure de l'avancement des travaux.
*
* *
Nous avons laissé tout à l'heure le pétrolier dans les eaux
du lac à sa sortie des écluses. La, reprenant sa liberté d'action,
il va le traverser par ses propres moyens en suivant seulement
les bouées, lumineuses pendant la nuit, qui indiquent le chenal
large en moyenne de 200 à 300 mètres et atteignant une pro-
fondeur qui varie entre 13 mètres 50 et plus de 25 mètres. Ce
lac, d'une étendue sensiblement égale à celle du lac de Genève,
en aucun de ses points ne peut être vu dans son ensemble.
Quand le barrage de Gatun fut terminé, les eaux du Ghagres
prirent leur niveau. Elles enserrèrent les collines et les trans-
formèrent en iles. En remontant les vallées, les rives se créèrent,
plus découpées, plus pleines d'aspects imprévus que celles d'un
lac naturel. Aussi au charme de ces perpétuelles surprises,
vient s'ajouter la magnificence de la végétation tropicale. Li
brume légère s'élevant de sa surface et du sol humide de la
forêt vierge, estompe les contours des lointains. Maigri; un
soleil ardent, aucune ligne n'est dure, aucune coloration n'est
violente dans ces paysages si lumineux cependant. Un grand
apaisement,, une sorte de torpeur pour les yeux comme pour
les oreilles, s'étend sous ces latitudes, sur toute la nature pen-
dant les heures chaudes du jour. La vie bruyante ne reprend
avec sa pleine intensité qu'après le coucher du soleil. Ceux qui
ont campé près des marais ne peuvent oublier le prodigieux
concert des nuits du Sud. Après bien des années, il me semble
l'entendre encore s'élevant des cyprières de la Floride.
En dehors du chenal dont nous avons parlé, la foret qui
devait être recouverte par les eaux du lac, fut en partie brûlée,
mais les grands arbres séculaires résistèrent ; ils ne moururent
que lentement et surtout du fait de l'inondation. Quand la pro-
fondeur n'est pas par trop grande, on les voit se dresser au-
dessus de la surface miroitante. Quelques orchidées ont poussé
196 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les fourches, des nids de guêpes gros comme d'énormes
ballons d'enfants, se sont collés aux branches. C'est un étrange
contraste que celui de ces troncs vénérables, chauves, et de leurs
voisins qui, plus heureux qu'eux, n'ont pas été touchés par le
feu ou l'inondation. Sur les îles, sur les rives du lac, la forêt
tropicale, impénétrable, mystérieuse, descend touffue, exubé-
rante, jusqu'à l'eau dans laquelle elle se mire. Les palmiers, les
acajous, les gaïacs, les ficus, les cèdres, les sabliers et les grands
bombax-céibas, l'arbre à laine, forment une voûte sous laquelle
poussent, au milieu de la mi-obscurité, aussitôt qu'un filet de
lumière parvient jusqu'à elles, les fougères et les mille variétés
de plantes aux ravissants feuillages.
Sur toute la gamme de la verdure, des grands arbres chargés
de mousses, d'orchidées innombrables, de plantes grasses,
d'autres se détachant en pleine floraison, ne sont que des masses
jaune d'or, rosées ou rouges comme celles des flamboyants qui
illuminent la forêt et dont la splendeur dépasse toute imagina-
tion. Puis, sur les bords du lac, des aigrettes d'une blancheur
immaculée, des pélicans bruns, des papillons diaprés et des
libellules d'or, passent sans cesse pendant la matinée et vers le
crépuscule, tandis que sur l'humus chaud des sous-bois et dans
les eaux croupissantes, caché par les nénuphars, les roseaux et
les larges feuilles des faux bananiers, on sent tout un peuple
d'insectes et de reptiles à l'affût d'une proie. Rien ne peut
donner une impression de vie plus intense que celle de cette
végétation produisant sans cesse sans jamais se lasser.
A Panama comme dans beaucoup d'autres parties de l'Amé-
rique tropicale et équatoriale, les fils télégraphiques, les
disques, toutes les pièces métalliques en un mot seraient recou-
vertes d'une épaisse toison de mousses et d'autres parasites si,
plusieurs fois par an, elles n'étaient passées au pétrole. Une
pièce de bois abandonnée sur le sol devient, en peu de temps,
une plate-bande de ces plantes des pays chauds qui s'accrochent
et prospèrent partout où elles en trouvent le moyen
Le lac Gatun se termine dans la direction de Panama auprès
de la vallée du Chagres, vers Bas Obispo. C'est là que commence
la tranchée de la Culebra, dont on a tant parlé et qui a donné
et donne encore un tel mal aux ingénieurs. Pendant une
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMA. 197
douzaine de kilomètres il a été nécessaire d'excaver le terrain
dans des reliefs atteignant une altitude maxima de 80 mètres.
L'importance du déblaiement n'aurait rien été avec les moyens
modernes, dynamite dont on employait dans cette partie du
canal à l'époque des travaux plus de 2500000 kilos annuelle-
ment, pelles, excavateurs et perforatrices à vapeur, a air com-
primé, à l'électricité pour forer les trous de mines. Ce qui a
procuré une série de déboires qui ne sont pas finis, c'est la
nature du sol composé de grandes épaisseurs d'argile sur de la
roche dure.
Comme nous l'avons vu, le climat de l'isthme est extrême-
ment humide; pendant neuf mois de l'année, il tombe des pluies
torrentielles, de ces pluies des tropiques dont rien ne peut
donner une idée dans les climats tempérés. Aussi les terrains
s'imbibent rapidement, acquièrent un poids considérable quand
ils sont en surface et glissent si l'on fait des travaux, entraînant
souvent avec eux la couche des roches qui leur a servi de sup-
port. Depuis que l'on a coupé la tranchée de la Culebra, l'en-
semble du cubage des éboulements représente à peu près à lui
seul 40 p. 100 des déblaiements dans cette section des travaux.
L'un de ces glissements, et ils ont été nombreux, se chiffrait
par plus de 7000000 de mètres cubes.
En octobre 1915, le canal était totalement obstrué par de
formidables masses d'argile et de roches se faisant face, un peu
au nord de Gold Hill, et ce n'est qu'au mois d'avril 1916 qu'il
fut possible de le livrer de nouveau à la navigation. En mars
1920, le même fait se reproduisit, d'une façon cependant beau-
coup moins grave, arrêtant seulement le transit pendant deux
ou trois semaines.
Il est à présumer que ces accidents se renouvelleront jusqu'à
l'épuisement des terrains qui peuvent s'ébouler et dont les
crêtes sont cependant maintenant à 900 ou 1 000 mètres l'une
de l'autre, car tout a été fait pour y porter remède. On a drainé
les talus par des fossés, on les a plantés; des murs de soutène-
ment ont été construits ; en désespoir de cause, les ingénieurs
ont essayé d'injecter les pentes de ciment très liquide qui, pro-
jeté avec une grande force à l'aide de lances spéciales, devait
modifier la composition du sol à une certaine profondeur et
former comme une croûte. Rien n'y a fait : ces éboulements
ont continué.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
Les éboulements n'ont pas été les seuls méfaits, causés par le
terrain dans la région de la Gulebra. Le plafond du canal, dont
la largeur varie, dans la tranchée, entre 92 et 184 mètres, près
des écluses de Pedro Miguel s'est exhaussé à plusieurs reprises,
formant comme un bourrelet plus ou moins considérable, obs-
truant le passage. Après avoir examiné ces phénomènes, les
ingénieurs ont trouvé qu'ils provenaient de la compression des
argiles par les roches et les terres des talus du canal placées au-
dessus d'elles et qui les forçaient à remonter là où il n'y avait
plus aucun poids pour les maintenir.
On estimait qu'au 1er janvier 1920 il avait été remué environ
100 000 000 de mètres cubes de déblaiements dans la Culebra
sur un total de 190000 000 pour le canal tout entier.
Le bateau dont nous suivons la marche depuis Colon, après
avoir traversé la grande tranchée, arrive, devant l'écluse de
Pedro Miguel, à un sas double qui le descend d'une dizaine de
mètres dans le petit lac artificiel de Miraflorès à l'extrémité
duquel les écluses du même nom à deux sas doubles, le mettent
au niveau du Pacifique qu'il atteint à Balboa, ayant pris à peu
près huit heures pour traverser l'isthme.
Le passage de ces dernières écluses donne lieu aux mêmes
opérations qu'à Gatun.
» ■
# #
Un chemin de fer relie Colon à Panama, long de 77 kilo-
mètres et suivant pendant presque tout son parcours le canal,
sauf dans la région de la Culebra. 11 a été profondément modifié,
à peu près entièrement refondu comme tracé depuis l'époque de
sa création, entre les années 1850 et 1855. De la ligne primitive
seules les sections de Colon à Mindi sur 6 kilomètres, et de
Corozal à Panama pendant 4 kilomètres et demi ont été conser-
vées. En moins de deux heures, dans d'excellents wagons où
l'air circule en abondance, on peut se rendre d'une ville à l'autre
en jouissant du spectacle du lac, de la forêt et des grandes savanes.
Malgré toute sa beauté, ce chemin de fer est infiniment moins
grandiose que celui qui, un peu plus au Nord, conduit de Port-
Limon à San José. Là, quand on pénètre dans l'intérieur après
avoir traversé le long de la mer une zone humide dans laquelle
poussent des bois de palmiers qu'aucune plume ne saurait
décrire, on s'élève au milieu de hautes montagnes atteignant
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMA. 199
jusqu'à six ou sept mille pieds, couvertes par la forêt vierge
tropicale, en suivant la vallée du Reventazon dont les eaux
écumantes se brisent sur les roches. Mille variétés d'arbres»
tantôt énormes, tantôt fins et élancés se dressent, pressés, droits,
cherchant à se dépasser les uns les autres pour gagner la lumière.
De ces arbres tombent, en cascade, leurs feuillages et ceux des
lianes qui viennent rencontrer dans leur chule les grandes
feuilles vert clair des faux bananiers, les longues palmes gra-
cieuses des palmiers de toute sorte et les infinies variétés de
plantes exquises, de fougères, depuis les grandes fougères arbo-
rescentes, magnifiques, jusqu'aux capillaires dont les tiges, sem-
blables à djs cheveux noirs, s'allongent sur le sol. Chaque arbre
est couvert de mousses, d'innombrables orchidées aux tonalités
brillantes et dont le poids fait plier les branches.
Ça et là, des colonies de loriots ont édifié leurs nids roux dont
les poches pendent et se balancent au gré du vent. C'est le pays
de l'éternel été où les fleurs se renouvellent sans cesse pour la joie
des yeux et en donnant aux oiseaux-mouches leur pâture quoti-
dienne. Qu'il fait bon, aux heures tristes et sombres de nos jour-
nées d'hiver, à la veille d'une tombée de neige, d'aller se réfu-
gier, par la pensée, dans ces admirables contrées sur lesquelles
Dieu a répandu à pleines mains ses bienfaits, régions de l'Amé-
rique tropicale à l'exubérante parure inconcevable de beauté 1
*
* *
Sur le Pacifique, près du débouché du canal sur la mer, — car
Balboa est véritablement à ce débouché, — s'élève Panama dont
la population est d'environ une cinquantaine de mille âmes.
Capitale de la République du même nom, elle fut fondée par
Fernandez de Cordova, au xvne siècle. Quoique son caractère
soit autre que celui de Colon, elle n'est cependant pas très pitto-
resque non plus. Plusieurs de ses églises, datant des xvne et
xvme siècles, sont assez pauvres au point de vue architectural.
La chose n'est du reste pas surprenante, étant donnée l'époque
de leur construction. Les maisons, de deux ou trois étages bordés
de balcons, n'ont pas ce parfum vieillot de Carthagène des
Indes, peut-être la ville la plus suggestive de l'Espagne coloniale
de jadis. A Panama, un souffle du temps présent a enlevé le
velours du passé. Parmi les réputations usurpées qui souvent
courent le monde, son renom pour les chapeaux en est certaine-
200 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment un exemple. Ces chapeaux sont confectionnés dans l'Amé-
rique du Sud, avec les feuilles d'un palmier, le Carludovica
Palmaîa, tressé sous l'eau, très voisin du Jppi Appi, servant éga-
lement, à la Jamaïque, à fabriquer des coiffures.
Pour se retremper dans le monde des souvenirs, il faut aller
à une heure environ à l'Est. Là, sur le bord de la mer infini-
ment bleue, que rendent encore plus étincclante de larges taches
errantes d'une couleur indigo profond, une de ces mers fée-
riques des pays tropicaux dépassant tous les rêves, se trouvent les
ruines de la vieille cité de Panama des Conquistadores fondée
au début du xvie siècle par Pedro Arias de Avila, de sinistre
mémoire, bourreau des Indiens et de ceux de ses compatriotes
qui n'avaient pas le don de lui plaire. Chaque ruine a une mé-
lancolique poésie qui lui est propre ; en Orient, sur les berges
des fleuves, le limon gris apporté par les eaux s'est déposé
recouvrant petit à petit, comme d'un linceul compact, les palais
et les temples. Sur le bord des déserts, c'est le sable jaune,
ténu, envahissant, chassé par le vent qui, lentement, s'est
accumulé par longues vagues, laissant seulement à découvert
des pans de murailles et des sommets de colonnes. A Panama,
où il n'y a ni fleuves, ni déserts, c'est la prodigieuse puissance
de la végétation qui s'est chargée d'apporter son action d'enve-
loppement mystérieux. La forêt, toujours prête à renaître par-
tout où l'homme cesse de lutter, a envahi depuis des siècles le
sol sur lequel s'élevait la ville prodigieusement prospère. Quand
on arrive près des premières ruines, sur le bord de la route,
c'est le pont que franchissaient jadis les convois de mules char-
gées des trésors du Pérou. — Ces trésors gagnaient, à travers
l'isthme, Nombre de Dios, puis, vers la fin du xvie siècle, Porto
Bello, moins malsain, où ils étaient embarqués pour l'Espagne. —
Son arche passe au-dessus d'un ruisseau coulant lentement sous
une voûte de palétuviers dont les feuilles sont luisantes.
Plus loin, voici peut-être des couvents, peut-être le palais
du gouverneur entouré d'arbres d'acajous et de campêches.
Enfin, près de la grève se dresse la cathédrale dont le clocher
domine l'ensemble des ruines. Sans doute Pizarre et d'autres
grands aventuriers y vinrent-ils prier avant de s'embarquer I
Toutes ces constructions disséminées dans la forêt, sont en
pierres brunies par le vent et le soleil. Des briques rosées
bordent les baies, et des plantes grasses, quelques orchidées,
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMA. 201
se sont accrochées le long des murailles, tandis que des arbustes
se balancent sur les corniches. Par-ci par-là des pavés disjoints,
débris des rues d'antan, ne servent plus maintenant qu'à quelques
Indiens vivant dans des cases ou à des lézards chassant les
insectes.
A la fin de la première moitié de 1600, Panama comptait
plus de 30 à 40 000 âmes; près de 2 000 habitations de riches
marchands, disent les historiens, construites en cèdres odorants,
dans le goût des demeures d'Andalousie, s'élevaient, entourant
des patios frais dans lesquels le soleil ne pénétrait jamais. Les
employés, les ouvriers, les pauvres gens vivaient dans 5 000
autres maisons de cèdres également. Des Génois faisant la
banque et le commerce des nègres, possédaient un comptoir.
Dès 1511, l'empereur Charles-Quint avait accordé à des
négociants de cette nationalité, le privilège d'introduire en
Amérique des nègres d'Afrique.
Deux, grandes églises, huit monastères, dont les chapelles
scintillaient sous leur parure d'argent, un hôpital, se dressaient
au milieu de cette ville, active, opulente et heureuse, quand,
en 1671, elle fut ruinée de fond en comble par Morgan.
Sous l'impulsion de ce chef remarquable, les boucaniers
avaient atteint le sommet de leur réputation. Au mois de dé-
cembre 1670, quittant les îles de la mer des Antilles, ilstinrent
un conseil de guerre au Cap Tiberon, afin de savoir s'ils iraient
piller Carthagène, La Vera Cruz ou Panama. Pour son malheur,
cette dernière ville fut choisie.
Après s'être emparé du château de Chagres, Morgan, à la
tête de 1200 hommes, et d'un peu d'artillerie, marcha de
l'avant. Avec une rare imprévoyance pour des gens qui, le plus
généralement, ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, les
boucaniers n'emportèrent aucun approvisionnement. Les Espa-
gnols firent le vide devant eux; aussi, dès le lendemain du dé-
part, n'eurent-ils d'abord, pour tromper leur faim, que la res-
source de fumer, puis de manger le cuir des guêtres et des
gibernes. C'est donc dans un état lamentable qu'ils parvinrent
devant la ville convoitée, défendue par de la cavalerie, quatre
régiments d'infanterie, du canon et des taureaux sauvages que
des nègres et des Indiens lancèrent sur eux.
Malheureusement pour les Espagnols, leur plan de défense
avait été si mal conçu que dès le premier choc ils furent défaits,
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Le découragement s'empara d'eux et Panama se rendit sans
qu'il en coûtât beaucoup aux boucaniers.
Le pillage fut complet et le feu dévora pendant quatre
semaines celte ville de bois. Aussi lorsque Morgan se retira le
24 février 107 1, il ne restait guère plus de ruines que nous
n'en voyons maintenant éparses sur le sol.
A son retour à la Jamaïque, créé « sir » et élevé au rang de
lieutenant-gouverneur de l'île, Morgan réprima impitoyable-
ment la piraterie grâce à laquelle il était parvenu aux honneurs
et à la richesse.
En dehors de Colon et de Panama, dans toute la zone de
l'isthme louée à perpétuité aux Etats-Unis, zone de protection
large d'environ 17 kilomètres, il n'y a comme agglomérations,
— et elles sont très petites, — que celles formées à proximité
des gares du chemin de fer et près du canal par les maisons des
employés, les casernes (le gouvernement de Washington entre-
tient là des troupes en permanence), et par les quelques habi-
tations des éleveurs de bestiaux qui ravitaillent la popula-
tion en viande fraîche. La plupart des prairies dans lesquelles
paissent les animaux, se trouvent dans la région Sud ou Est du
canal. Dans l'intérieur du pays, aux savanes succèdent d'im-
menses régions couvertes par la forêt vierge, très riches en
bois précieux, mais à peu près inexploitées à cause du manque
de voies de communication. Au milieu des clairières habitent
des tribus indiennes jusqu'à présent insoumises, cultivant des
bananes, un peu de maïs, du cacao et du tabac, mais vivant
surtout du produit de la chasse et de la pèche. Belliqueuses,
très éprises de leur indépendance, n'ayant eu depuis l'arrivée
des Espagnols que des rapports difficiles avec les blancs, elles se
défendent jalousement contre toute infiltration dans leur terri-
toire de la part de ces derniers. Pendant le printemps de 1920,
les San Blaz surprirent à une centaine de kilomètres à l'Est de
Colon, des chercheurs de caoutchouc. Ils en massacrèrent un
bon nombre et, au moment de mon passage, il était question
d'organiser une expédition pour aller les châtier.
L'isthme auquel s'attachait, et ajuste titre, une si mauvaise
réputation au point de vue sanitaire, est maintenant absolu-
ment sain, autant que peut l'être, pour des Européens ou des
Américains du Nord, une région tropicale extrêmement humide,
donnant la même sensation qu'on éprouve en se promenant
UNE VISITE AU CANAL DE PANAMV. 203
dans une serre d'orchidées. Il n'y a qu'une bien petite différence
de température entre la saison des pluies et la saison sèche,
époque à laquelle il pleut presque tous les jours, mais en beau-
coup moins grande quantité cependant. A Colon, grâce à la forte
brise venant de la mer des Antilles, et qui souille de neuf a.
dix heures du matin jusqu'au coucher du soleil, il fait en
moyenne de 31 à 33° pendant le jour, et la nuit de 25 à 26°. A
Panama il faut compter sur 2 ou 3° de plus, la brise ne s'y
faisant que peu sentir.
*
* *
Le 3 août 1914, le premier navire de mer, le Christobal,
passait d'un océan a l'autre. Quelques jours plus tard, le 15 du
même mois, le canal de Panama était ouvert à la navigation.
Comme nous l'avons vu, il fut bloqué à plusieurs reprises depuis
cette époque et pendant des laps de temps plus ou moins longs,
par des éboulements. Cependant, au 1er janvier 1920, on comp-
tait que 9 514 bateaux transportant 34 247 275 tonnes en avaien!
fait usage. — 8 888 étaient des navires de commerce et 626 ap-
partenaient au Gouvernement fédéral.
Le 1er janvier 1919, la totalité de la somme dépensée pour
sa construction s'élevait approximativement à 373 000 000 de
dollars, mais, dans le cas présent, la question financière n'offre
qu'un médiocre intérêt, car les Etats-Unis sont assez riches pour
pouvoir se donner une voie qui, politiquement, est d'une
absolue nécessité pour le pays. Grâce à elle, la ville de New- York
par exemple, se trouve rapprochée, pour les navires, de
7 873 milles marins de San Francisco. C'est la Hotte de l'Atlan-
tique pour ainsi dire unie à celle du Pacifique.
Ceci est tellement vrai qu'au moment où je termine cet
article, il nous revient en Europe que cette œuvre gigantesque,
et qui semblait devoir répondre à toutes les nécessités prévues,
serait bientôt insuffisante comme débit, pour les besoins mon-
diaux des prochaines années.
De plus, les écluses, elles aussi, deviendraient trop étroites
pour livrer passage aux vaisseaux projetés. Déjà les six nou-
veaux cuirassésdu type Indiana de la Marine fédérale qui vont,
dans un délai assez court, entrer en service, n'auronl que
7o centimètres de jeu de chaque côté au passage des écliiri'
espace à peine suffisant pour placer les ballons de protection
204 REVUE DES DEUX MONDER.
entre la coque et les quais. Ces navires géants, de 43 200 ton-
neaux de déplacement, ne seront-ils jamais dépassés? C'est ce
que beaucoup de bons esprits se demandent de l'autre côté de
l'Atlantique. Ne parle-t-on pas en Angleterre de construire d s
bateaux de ooOOO tonnes I Certaines personnalités préconisent
donc l'idée de mettre dès maintenant à l'étude, soit le double-
ment du canal dans l'isthme de Panama, soit le percement d'un
autre canal au Nicaragua. Ce dernier projet n'est pas nouveau,
car déjà il en avait été question avant le vote du Spooner Bill,
en 1902, quand le Gouvernement des Etats-Unis tergiversait au
sujet du rachat à la Société française des travaux du canal,
mais il avait été abandonné pour les raisons suivantes :
S'il était possible, sur la côte du Pacitique, de creuser un
port, il fallait à peu près y renoncer sur l'Atlantique, les
apports de la rivière San Carlos rendant depuis longtemps inu-
tilisable le havre de Greytown.
Le tracé du futur canal avait à traverser le lac de Nicara-
gua dont le niveau est très variable et il se trouvait dans une
région sujette à des tremblements de terre capables de boule-
verser les travaux que l'on avait l'intention d'établir. Celui de
1844 aurait non seulement détruit les ouvrages d'art, mais en-
core les navires passant d'un océan à l'autre. De plus, il y avait
dans le voisinage, deux volcans, TOmetepe en pleine activité
en 1883, et le Monotambo qui se réveilla soudain en 1905,
après une cinquantaine d'années d'accalmie.
Enfin, si le vent souffle avec violence sur toute la côte de
l'isthme de Panama, il n'atteint jamais cependant la même
puissance qu'à Nicaragua où les pluies, pendant la saison, sont
quelquefois tellement denses que toute navigation deviendrait
impossible.
Que valent toutes ces objections à ce dernier projet? C'est
ce que l'avenir dira si le canal par le Nicaragua est mis à
exécution. Mais avant tout, les Etats-Unis vont-ils se lancer, soit
à Panama, soit ailleurs, dans d'aussi grands travaux? La
réponse à cette question sera résolue par le congrès de
Washington et par le nouveau Président qui, dès son entrée
en fonctions, se trouve en face d'un délicat problème à résoudre,
s'ajoutant à tant d'autres!
Jean de KEnconr.\Y.
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES
UN JULIEN SOREL ITALIEN
G.-A. BORGESE : RUBÈ (1)
C'est à Verdun que je rencontrai M. G. -À. Borgese. Je con-
naissais déjà son rôle politique, sa critique de Y Allemagne
nouvelle, sa campagne retentissante de la Guerre des idées. Je
fus surpris de sa jeunesse. J'avais devant moi un grand jeune,
homme tout de feu, extraordinairement maigre et noir, sombre.,
et brûlé comme le Midi, avec un surprenant éclat de jais dans3
les yeux, la parole brusque et torrentueuse, et quelque chose <\%
dramatique dans la volubilité sicilienne de ses gestes, où l'on,
sentait toute une escrime redoutable de souplesse et de rapidité. (
Pour accentuer cette impression, le hasard nous avait donné un,
compagnon bien différent, qui était un colonel suisse, rédacteur
militaire d'une gazette de Zurich. Et rien n'était plaisant;
comme le contraste de ces deux êtres et comme l'agacement
réciproque qu'ils se causaient l'un à l'autre par la seule diffé-
rence de leurs natures physiques. Je pris là une piquante leçon
de géographie humaine.
M. G.-A. Borgese doit avoir aujourd'hui un peu moins de
quarante ans. Il a déjà publié une douzaine de volumes, dont,
les premiers le signalaient aux environs de 1903. Dès l'âge de
vingt ou vingt-deux ans, il se plaçait au rang des maîtres,
(i) 1 vol. in-18, Milan, Fratelli Trêves, éiiteurs, 1921.
206 BEVUE DES DEUX MONDES.
Parmi les écrivains de sa génération, il est sans contredit le
plus écouté cl le plus important. Mais il n'avait jamais tenté
encore une œuvre romanesque, lorsqu'après vingt ans de cri-
tique et de professorat, il lui est venu l'ambition de hasarder
une conclusion. Et certainement aucune de ses œuvres précé-
dentes n'avait fait autant de bruit que le roman qu'il vient
d'écrire pour son début, et dont l'apparition, au printemps der-
nier, a bien été l'événement littéraire le plus considérable qui
se soit produit en Italie depuis quinze ou vingt ans. Aucun
livre n'a été plus lu, plus discuté que ce gros volume nommé,
du nom de son héros, de ce dissyllabe tragique et inquiétant :
liuùè.
Il n'est pas facile de donner une idée de ces quatre cents
pages compactes, où l'auteur a voulu mettre l'histoire de sa
génération et incarner tout le malaise de l'Italie contempo-
raine, tout le drame de ses ambitions et de son désenchante-
ment. Le fait est que, de tous les romans que j'ai lus sur la
guerre et sur l'état des esprits qui a suivi la guerre, je n'en sais
pas un dont l'intérêt passe celui de cette composition drama-
tique et touffue. Peut-être n'y a-t-il jamais eu d'époque aussi
agitée que la nôtre. Jamais la figure de l'histoire n'a été
emportée par un flot d'événements plus rapide. Mais le trait le
plus singulier de cette ère de violences est l'état d'inquiétude
où elle laisse le monde; la guerre n'a résolu aucun des pro-
blèmes qu'elle soulevait, et la paix, au milieu des ruines, hésite
en présence de mille questions dont nul n'entrevoit la réponse.
C'est peut-être un phénomène unique que cet état de trouble
où, après la victoire, se trouvent les vainqueurs. Peut-être ne
s'est-il jamais offert de plus beau sujet au moraliste. C'est celui
que M. Borgese a entrepris de peindre sous la forme roma-
nesque. Son héros fait la guerre, s'en lasse et vient finir bête-
ment, à Bologne, dans une émeute bolchéviste. Voilà, en deux
lignes très sèches, le sens et le schéma de cette « chronique du
xxe siècle. »
Je me sers à dessein de ce mot qui est, on s'en souvient, le
sous-titre que l'auteur de Bouge et noir donne à sa fameuse
« chronique du xixe siècle, » et je crois ne pas trahir ainsi l'inten-
tion du brillant écrivain italien. Il est beaucoup trop tôt pour
dire si l'avenir placera son roman à côté du ch f-d'œuvre de
Stendhal, mais on peut déjà assurer que ce sont des ouvrages
UN JULIEN SOBEL ITALIEN. 207
de la même famille. Ce livre, qu'on l'aime ou non, ne peut
manquer de rester comme un document essentiel pour l'histoire
de l'àme italienne. Peut-être M. Borgese nous donnera-t-il un
jour des œuvres plus parfaites ; je doute qu'il lui arrive d'en
écrire une plus émouvante, et cO il ait l'occasion de mettre
davantage de lui-même.
Mais ce n'est pas seulement de cet^ manière très générale
que Rubè fait penser aux romans de Stendhal. Sans doute,
M. Borgese est un esprit trop européen pour qu'on ne trouve
pas chez lui la trace d'influences très complexes. Mais de toutes
les influences qui se reconnaissent dans Rubè, la plus décisive et
la plus continuelle est bien celle de Stendhal; son nom s'y trouve
même deux fois en toutes lettres. Et cette ressemblance avec le
plus singulier de nos écrivains est une des raisons qui ont
dérouté, dans Rubè, les lecteurs italiens, en même temps
qu'elle nous rendait ce livre plus cher et plus intelligible.
Ce serait en effet le sujet d'une curieuse étude, que celle de
la réputation de Stendhal en Italie, ou plutôt de l'extrême
froideur qui y a accueilli chacun de ses ouvrages. L'auteur des
Promenades dans Rome et de la Chartreuse de Panne n'a jamais
réussi à s'y rendre populaire. Je me suis souvent demandé
pourquoi ce maître si pénétrant, auquel nous devons tous
quelques-unes de nos idées les plus précieuses sur la Renais-
sance italienne, n'a jamais été bien compris dans son pays
d'élection. C'est que l'Italie de Stendhal est toujours aperçue à
travers cette double expérience de l'auteur : la découverte du
bonheur à Milan, en 1796, et le culte de Napoléon. Or ce culte
napoléonien, qui tourna toutes les têtes françaises il y a cent
ans, n'a rencontré en Italie que dans ces dernières années le
terrain propre où s'épanouir. C'est seulement vers 1900, dans
l'Italie unifiée/rêvant de conquêtes et d'affaires, c'est seulement
dans l'Italie de la lerza Roma que les idées de Stendhal, l'égo-
tisme ou l'impérialisme, le césarisme de l'individu, pour parler
comme M. Seillière, trouvèrent h se développer. C'est alors seu-
lement qu'il a pu se produire dans la société des phénomènes de
déclassement analogues à ceux d'où résultent le Lousteau de
Balzac ou le Julien Sorel de Rouge et noir. C'est à cette géné-
ration italienne qu'appartient le Rubè de M. Borgese.
Jusqu'à trente ans, la vie de Filippo Rubè ne s'était pas distinguée,
au moins en apparence, de celle de tant de jeunes provinciaux qui
20S REVUE DES DEUX MONDES.
arrivent à Homo avec une licence en droit, une vieille malle de sapin
et quatre ou cinq billets de recommandation pour des députés ou
hommes d'affaires. A la vérité* il avait apporté en outre quelque
chose de particulier, à savoir une habileté dialectique remarquable à
couper les cheveux en quatre, une espèce de feu oratoire qui rédui-
sait en cendres jusqu'aux derniers ossements des arguments d'un
adversaire, et une vague assurance d'être capable de grandes choses,
assurance que son père lui avait mise dans le cœur; ce père, conseiller
municipal de la commune de Calinni (Abruzzes) sachant par cœur
Y Enéide en latin et, en français, le Mémorial de Sainte- Hélène, professait
qu'il n'y a de place légitime dans le monde pour personne, sans en
excepter lui-môme, hormis pour les héros et les hommes de génie.
Mais, secrétaire dans le cabinet del'honorable Taramanna, cette situa-
lion si enviée lui avait en réalité plus nui que servi, tant Philippe se
sentait opprimé par la masse noire de ce personnage, qui le dépassait
des épaules et lui ôtait le soleil. Quoique orateur plus raffiné et
d'information plus exacte, il se sentait écrasé par cet homme sans
grammaire, qui renversait tous les obstacles sans même les aperce-
voir, du pas d'un pachyderme qui voyage dans la brousse, et qui,
pendant que son élève pérorait à la barre comme un petit Mirabeau,
fabriquait des flottilles de bateaux en papier, avec une négligence
d'ailleurs exempte d'envie. Quelquefois, le soir, Philippe s'échauffait
en lui exposant ses idées pour gagner un procès ou une campagne
politique; mais l'autre, qu'attendait sa partie de poker, l'écoutait
debout et, au plus bel endroit, lui plantait la main sur l'épaule avec
un rire de nègre, un rire ingénu, bon enfant, et l'arrêtait net en
disant : « Magnifique ! Mais la vie n'est pas faite comme ça. »
C'est en ces termes que M. Borgese, dès les premières lignes
de son roman, présente son héros, dont le reste du livre ne sera
que la monographie. On voit tout de suite par où Rubè diffère
de son modèle, le fils du charpentier de Verrières; jamais il n'a
été question de le faire passer par le séminaire, ni d'obtenir
pour lui une place de précepteur. En un mot, il s'en distingue
surtout par les circonstances; ce qu'il tient de lui, au contraire,
c'est une certaine disposition d'amour-propre blesse et de vanité
Mtuffrante, ainsi qu'une sorte d'ambition vague et démesurée,
commune à beaucoup de déracinés que l'éducation moderne
jette, sans talents bien définis, sur le pavé des villes. Par ces
traits, Filippo Rubè ne diffère pas essentiellement de tous ces
jeunes garçons passablement doués, qui composent le troupeau
vulgaire des arrivistes: un de ces dix mille avocats ou médecins
UN JULIEN SOREL ITALIEN. 200
sans clientèle, dont on dit qu'ils ont un bel avenir et qui
attendent, les dents longues, dans un garni d'étudiant, leur
première bonne affaire, ou le hasard quelconque qui les mettra
en selle et les classera subitement, par un chemin de traverse,
dans les rangs de la société. C'est cette catégorie d'ambitieux
faméliques, à deux ou trois cents francs par mois, sans idées
morales arrêtées, sans profession spéciale, que la civilisation
d 3 la fin du siècle fabriquait à la grosse pour en faire ses diri-
geants, et où se recrutait naguère, un peu par tout pays, le
monde des politiciens.
Survient la guerre : notre héros, voyant là une issue, se
jette à corps perdu dans la campagne interventiste, prononçant
des discours pour la « plus grande Italie, » remportant des succès
de réunions publiques; puis, entraîné par ses paroles et sentant
le besoin de les convertir en actes, il s'engage et rejoint son
corps comme sous-lieutenant d'artillerie. Mais il est doué pour
son malheur d'un merveilleux sens critique, qui a bientôt fait
de percer à jour toutes les situations; avec son intelligence,
habituée à dévorer ou à devancer la réalité, à peine s'est-il fait
soldat, que les mots de gloire et de patrie qui l'ont déterminé
à prendre l'uniforme, lui paraissent des mots vides. Et voilà
que tout à coup il n'est plus sûr de son courage.
Les premiers raids d'avions ennemis l'emplissent d'une
panique folle. Son imagination divague et lui présente mille
terreurs. Il y a là une peinture des chimères de l'angoisse, com-
battues par l'orgueil et démesurément agrandies par la peur
d'avoir peur, dont je doute qu'on trouvât l'équivalent dans toute
notre littérature de guerre, et devant laquelle un Français
aurait reculé. La suite est plus curieuse encore. Une nuit, Phi-
lippe se trahit : il confesse sa lâcheté à une jeune fille. Puis,
aussitôt, il se repent. Quel moyen d'empêcher Eugénie de parler?
Un seul : avoir son secret, la tenir par la honte. Et, froidement,
par précaution et comme contre-assurance contre une indis-
crétion possible, il fait de la jeune fille sa maîtresse.
Ce calcul de politique atroce est, à mon sens, le trait le plus
stendhalien du roman, le plus « italien, » au sens de l'historien
des Cenci et de Vittoria Accoramboni. On éprouve, en le lisant,
le même plaisir supérieur qu'à l'histoire de la séduction de
Mme de Rénal, au moment où Julien, brûlant de désir, de timi-
dité et de rancune, en voyant approcher cette femme si tendre,
TOME LXV. 1921. li
2J0 REVUE DES DEUX MONDES.
se dit : « Voilà l'ennemi ! » Et alors, Philippe est guéri. Délivré
de son cauchemar, ayant changé en quelque sorte la nature de
son obsession ou l'ayant remplacée par un nouvel objet (il a
d'ailleurs promis le mariage à sa victime), il devient brave; il
éprouve comme une convalescence virile. Il jouit de sa vertu
retrouvée comme d'un retour à la santé, comme de l'exercice
d'une faculté abstraite, indépendante de la cause ou du prétexte
qui la met en jeu. Il en vient à aimer la guerre en dilettante,
pour le danger, le risque, comme un défi et comme un sport.
Pour la première fois, il y goûte l'absolu, la liberté morale,
l'aristocratique exemption du souci du pain quotidien. L'aven-
turier reconnaît sa vocation, l'aventure. Il obtient son passage
dans l'infanterie et se fait trouer la poitrine dans le plus témé-
raire assaut, à la bataille du Carso.
Au total, la guerre se solde pour Rubè par une déconvenue.
Elle ne lui a rapporté que la satisfaction glacée de faire l'épreuve
de ses nerfs et de se surmonter lui-même. « Passé le sérieux du
danger, je ne vois plus le sérieux du but... Je me fais l'effet
d'un mangeur de biftek, que dégoûterait le métier de boucher. »
Ainsi il s'examine avec une clarté impitoyable, et il arrive à ce
résultat de ne plus se comprendre. Les motifs de son activité se
dissolvent sous sa critique. Il a cru à la guerre comme à une
cure d'enthousiasme, comme à un bain d'émotion qui serait le
salut ; il s'y est précipité pour se perdre dans un sentiment
commun, dans un grand élan collectif qui régénérerait son
être. Son incurable sécheresse, cette maladie de l'analyse qui
est en lui comme un vice ou une infirmité, le paralysent,
tuent la spontanéité. Toujours cette manie critique substitue à
toute réalité un échafaudage de raisonnements, on ne sait quel
délire lucide où les sentiments les plus simples se dénaturent
et se compliquent. Toujours il restera celui qui s'est défié de
la pitié, et qui ne s'est senti rassuré qu'en transformant ce
lien de la compassion en un lien criminel de complicité et
d'infamie. « Ah! cruel! lui écrit la jeune fille, pourquoi te
détruis-tu toi-même, avec cet espionnage féroce de ton âme par
ton esprit? Tu y dardes jour et nuit de grandes lueurs de pro-
jecteur, et tu l'effarouches, la pauvrette, tu l'aveugles, et per-
sonne n'y voit plus, pas même toi... A force de disséquer toute
chose, qui sait si la bonne eau de Trevi ne nous paraîtrait pas
imbuvable? » Mais il a beau faire, le pli est pris : le voilà tou-
UN JULIEN SOREL ITALIEN. 211
jours qui se remet à distiller ses raisonnements empoisonne's,
« aussi fatalement qu'un araignée tisse sa toile. » Et, comme
dit M. Borgese dans une image saisissante : « 11 se faisait l'effet
d'une tête de décapité, saignant sur l'échafaud, et dont le cer-
veau, comme un alambic monstrueux, continuerait de subtiliser,
détaché de la vie, du cœur. »
Ainsi compris, le roman s'éclaire. Il y a quelque part dans
Rubè un passage étonnant, la scène de l'hôpital des fous, où le
grand psychiatre Antonio Bisi traite les névroses de la guerre.
Dans cette collection de déchets humains se trouve un cas
bizarre, celui que Bisi appelle l'« Anonyme : » c'est un soldat
frappé d'une amnésie spéciale, en qui une commotion nerveuse
a aboli toute conscience antérieure. L'explosion a, en quelque
sorte, détruit tout son passé : il se rappelle tout ce qui suit,
mais il ne sait plus rien « avant; » sa mémoire est coupée en
deux, et avec désespoir, comme deux tronçons de ver qui
veulent, se ressouder, il s'écrie : « Maman I Maman ! Je veux
savoir comment je m'appelle! » Et Philippe, à ce spectacle, se
dit qu'il ne ressemble pas mal à ce misérable : sait-il ce qu'il
est, ce qu'il veut? A peine ce qu'il sent. Il ne sait plus s'il a
une personnalité. Il est l'homme qui a perdu son moi. Et tout
le roman n'est que l'histoire de l'intelligence excessive à la
poursuite de la passion.
Et comme, selon les beaux vers de Kipling, « il y a au
monde deux choses plus belles que les autres, — l'une est la
guerre, l'autre est l'amour, » après l'expérience de la guerre,
Philippe, guéri de sa blessure, fera celle de l'amour. Il est bien
inutile de dire comment il est envoyé en mission à Paris, pour
je ne sais quel service de ravitaillement ou de munitions. C'est
là qu'il passera les derniers mois de la guerre, et rien n'est plus
curieux, pour nous autres Français, que cet épisode parisien.
Quand on se rappelle l'inscription funéraire d'Arrigo Beyle,
Milanese, et l'idée obstinée qui lui fit prendre le bonheur pour
une plante exotique, qui ne poussait, comme l'oranger en
pleine terre, que sur le parallèle de Sorrente, il est piquant de
lire le chapitre de Rubè où l'auteur nous dépeint les impres-
sions de son héros sur les quais de la Seine, entre le Louvre et
la Madeleine.
Il lui semblait que cette civilisation française avait atteint un état
de cristallisation d'une pureté géométrique, sans ombres ni indéci-
212
REVUE DES DEUX MONDES.
sions, sans aucun résidu de doute ou de douleur. Le vrai Parisien, la
Parisienne authentique avaient réalisé un accord bienheureux de la
vie et de la volonté, et retrouvé, après un long chemin, une sorte de
félicité naturelle.
Chaque passant, en un sens, lui paraissait indépendant, souve-
rain comme un roi. Cette impression prenait une vivacité pathé-
tique, lorsqu'il passait au clair de lune, par certains soirs de neige,
sur la place Vendôme déserte et sans lumières. La France lui parais-
sait alors une construction monumentale, astrale, éternelle et incor-
ruptible, incapable de croître et de décroître. Même les Boches, s'ils
étaient entrés au pas de parade sous l'Arc de Triomphe, n'auraient
pu détruire cette beauté.
C'est à Paris que le capitaine Rubè rencontre la « géné-
rale » Lambert, jeune femme d'une gaité charmante ; il devient
assidu à ses thés de l'avenue du Trocadéro. Le mari, un des
jeunes brigadiers de la guerre, est au front, et sa femme, mère
de quatre garçons, se consacre dans son salon à l'entretien de
l'alliance. Sa grâce exerce sur Philippe un attrait irrésistible.
« Ce n'était pas une beauté parfaite... Elle se vantait d'avoir
dans les veines du sang flamand, et en effet, tout son visage e'tait
moins lignes que couleurs, avec trop de fossettes et d'ondula-
tions de plans entre la bouche et les tempes, et ses petites
lèvres pleines de pulpe, et son petit nez un peu émoussé par
le bout. Mais il fallait bien regarder pour s'apercevoir de ces
détails. L'ensemble de la physionomie riait comme un trésor. »
Hardie, vive, éclatante, cette radieuse Célestine, sous sa toison
de cheveux d'or, n'est qu'innocence, joie de vivre : la merveil-
leuse créature, toujours vêtue d'écarlate, toute blonde et pourpre
comme une flamme, si différente de la lymphatique et passive
Eugénie, semble à son inquiet ami Eve avant le péché ou, pour
mieux dire, la Nature.
Je ne sais si cette beauté sensuelle est bien le type ordi-
naire de la beauté française. Ou peut-être correspond-il à une
certaine idée que peut donner de nous notre récente littérature
féminine? On avait coutume jusqu'à présent de reprocher à la
Française d'être une créature trop artificielle, un objet de luxe,
un bibelot de salon. Quand Stendhal voulait se figurer cette
charmante liberté de l'amour, la région du bonheur, il la
situait au Sud des Alpes. Il est curieux que le beijliste M. Borgese
la place au contraire plus au Nord. J'imagine qu'il veut sur-
UN JULIEN SOREL ITALIEN. 213
tout représenter par là cet élément d'illusion, d'inconnu, de
surprise qui se mêle à l'amour, cette part d'aventure qui en
fait le charme inexpliqué, et c'est cela qu'il peint sous les traits
de l'Etrangère.
Au printemps qui suit l'armistice, Philippe et Célestine se
retrouvent par hasard à Stresa. Philippe, dans l'intervalle, a
eu le temps de se marier, d'essayer des affaires et de manger le
peu d'économies qu'il avait faites pendant la guerre. Aigri,
ulcéré, irrité contre la malheureuse qu'il a déshonorée et à qui
il reproche d'être un embarras et un devoir, incapable de
s'adapter à la vie civile, il perd son emploi, se met à jouer. Une
nuit il gagne, ils'évade : c'est alors que ^sœuvré, errant sans
volonté sur les rives du Lac Majeur, et déjà une épave flottante
de la vie, il revoit Célestine, et brusquement la possède. Et c'est
un mois d'idylle et d'absolu oubli, avec une fin tragique : un
orage sur le lac et le naufrage des amants, d'où Philippe a le
malheur de sortir seul vivant.
Le reste, la prison, l'enquête judiciaire, ce sont encore, comme
l'histoire de Philippe entre ses deux femmes, des choses dont le
dessin général n'est pas sans rappeler toujours l'immortel
Rouge et noir. Mais les cent dernières pages sont d'un accent
tout différent, qui ferait plutôt songer à du Dostoïewsky. Phi-
lippe, reconnu innocent, se sent toutefois criminel et poursuivi
par les Furies. Rien ne lui a réussi : ni la guerre, ni la paix;
et sa dernière expérience, celle de l'amour, s'est terminée par
un désastre. Dans un monologue haletant, frénétique, il s'in-
terroge sur la raison de cette vie manquée :
Qui suis-je? Un intellectuel. Un in-tel-lec-tu-el. Une chose hor-
rible, un monstre à deux pieds, à deux bras, et une cervelle qui
moud à vide. Dans la poitrine, rien... Pas de cœur. Impuissant pour le
bien et le mal. Et puis, le bien, le mal, vieillesdistinctionsapprises!...
Mais jamais une impulsion fraîche, jamais rien de pur, — voilà le
mot, — rien d'instinctif, jamais. Ah ! un acte instinctif, fût-ce un
crime, un assassinat, ce serait le salut. Avoir haï, aimé! Mais je
n'aime personne, pas même moi, pas même moi...1
Alors, furtif, fuyant, spectre nocturne, méconnaissable,
allant, venant de Rome à Florence, il va demander à un reli-
gieux, et puis à un ami, le secret de son douloureux génie, de
cette malheureuse puissance « de souffrir et de faire souffrir. »
-\'t REVUE DES DEUX MONDES.
Est-il une victime ou un assassin? Un meurtrier ou un martyr?
Mais son orgueil ne peut accepter ni la morale du prêtre ni la
bonté de l'ami. II retourne dans son pays, avec l'espoir d'y voir
clair en lui-même, et je voudrais pouvoir traduire tout entière
la scène où il se retrouve en présence de la vieille Sara, l'an-
cienne bonne de sa mère, si humble et résignée, si pleine de
délicatesse pour le pauvre cœur meurtri : et cependant elle sait
tout. Je crois que M. Borgese a voulu mettre dans la figure de
cette simple femme ce mot de l'énigme de la vie dont Philippe,
avec toute sa vaine intelligence, n'a pas trouvé la solution. A
la gare, il rencontre l'avocat Staô, qui monte dans la diligence
et qui prend tout naturellement sa place dans l'existence. Et,
brusquement, Philippe s'enfuit.
Le reste n'est plus qu'une agonie. Philippe se cache, change
de nom, signe dans les hôtels Burè ou Morello, et achève de
se perdre parmi ses pseudonymes. En même temps, il lui
semble que son corps se disloque : sa vieille neurasthénie se
réveille, il a des sensations de déséquilibre étrange, comme si
chaque membre, chaque organe se mettait à vouloir et à sentir
pour son propre compte. « Il comprenait alors le vice essentiel
de sa machine : l'absence d'idée d'ensemble, le détraquement
d'un corps qui ne veut plus obéir et préfère se dissoudre, ne
plus s'appeler Uubé, Burè ni Morello. C'était le mouvement
centrifuge qui est le châtiment de l'égocentriste. »
A ce point de décomposition, l'être n'est plus qu'un cadavre,
qu'aucune force ne dirige. Philippe aux abois a télégraphié à sa
femme; mais il suit, sans savoir pourquoi, un voyageur
inconnu, et il manque Eugénie qui l'attendait à la sortie. Il
erre, désorienté, dans la ville inconnue ; il rencontre un cor-
tège d'émeutiers qui l'entraînent. On le fait crier : « Vive
Lénine! » et il crie. On lui met dans les mains un drapeau
noir, et il le prend. Suprême naufrage! L'intellectuel a fini par
sombrer dans la foule. Il comprend que dans cette foule, il n'a
plus qu'une issue, qui est d'arriver au premier rang. Il feint
d'avoir un ordre à porter en tête de la colonne. Il débouche sur
la place, au moment où retentit le cri : « Cavalerie! »
Toute la largeur de la place était occupée par la charge. Il crut
voir les vagues du Lac Majeur pendant la tempête : c'étaient les
flots des casques gris-vert, avec l'écume de leurs crêtes... Il eut
UN JULIEN SOREL ITALIEN.
215
encore le temps de voir le premier cavalier qui le renversa. C'était
presque un enfant, tout blond, le visage sans colère. Et il avait les
yeux bleu de ciel.
Ainsi finit l'histoire tourmentée de Filippo Rubè, qui
chercha en vain une raison de vivre et de mourir, et finit par
tomber, faute d'avoir trouvé la foi, pour une cause qui n'était
pas la sienne... Il fit la guerre, il fit l'amour, et ne fut ni bon
soldat ni vrai amoureux, parce que dans la guerre et l'amour
il ne chercha que des ivresses, au lieu d'y découvrir le sens
qui les explique , c'est-à-dire le sacrifice, l'oubli de soi, le dé-
vouement. C'était un anarchiste, un jouis*~ur, un coureur de
Paradis terrestre ; jamais il ne s'occupa que de lui-même. Héros,
follement intrépide, il ne pense qu'au plaisir de se faire admi-
rer et scandalise ses camarades par son nihilisme patriotique.
A la tendresse d'une jeune fille il répond par le plus lâche ou-
trage., en abusant de sa confiance et ne songeant qu'à prendre
un gage de sûreté. Quand il aime enfin, il n'arrive qu'à perdre
sa maîtresse : c'est lui qui, par sa maladresse, cause la mort de
Célestine.
A force de tout sophistiquer, il n'a réussi qu'à gâcher sa vie
et à faire le malheur d'autrui. Il empoisonne tout ce qu'il
touche. Il devient un être contre nature, un de ces êtres de
désordre, que l'ordre de la nature élimine. A côté de lui, au
contraire, voici les êtres simples que la nature approuve: cette
canaille de Garlandi, qui brûle tranquillement la cervelle au
soldat Rambetta, qui refuse de marcher, ou la croyante Mary,
ou la paysanne Sara, ou cette Eugénie si touchante, ou le Père
Mariani, ou le noble Federigo Monti, qui rejoint par la science
la soumission des humbles et la religion des femmes, et qui
conclut par cette formule : « N'avoir aucune certitude, et agir
comme si on les avait toutes. » Et c'est lui qui, aux dernières
pages, essayant de retenir Philippe et le voyant s'éloigner,
poussé par son démon, murmure : « Le malheureux! »
Un malheureux, c'est le mot qui résume ce livre, un des
plus singuliers qu'aient vus naître ces temps troublés. II est
bien difficile de dire dans quelle mesure une œuvre d'art si par-
ticulière a un sens général, dans quelle mesure on a le droit de
prendre Filippo Rubè pour une incarnation moderne de l'Italie.
Et pourtant, l'œuvre est trop sincère pour n'être pas prise au
216
REVUE DES DEUX MONDES.
sérieux. II est clair que Julien Sorel n'est pas non plus toute la
France de 1830 : Rouqe et ?ioir ne laisse pas toutefois d'être le
document le plus profond que nous ayons sur cette époque de
notre histoire. Bien des traits de l'Italie, pendant la guerre et
depuis la guerre, s'expliqueraient par une lecture attentive de
Ruùè. Peut-être, après avoir lu ces pages cruelles et torturées,
comprendra-t-on le malaise et le mécontentement, l'état de
révolution latente où ce grand et beau pays se trouve après sa
victoire. On se rappelle tel mot de la belle Célestine : « Monpetit,
quand on ri a pas faim, il ne faut pas se forcer à manger. » On se
rappelle telle phrase sur « cette étrange indépendance d'esprit,
qui consiste à examiner toutes les hypothèses, sans en rejeter
aucune a priori, avec laquelle les Italiens, tout en faisant la
guerre, voulaient la contempler comme d'un observatoire idéa-
lement neutre et en dehors du champ de tir. » Entendez cet
aveu, il va sans dire, au sens de ce plaisir qu'on éprouve à
comprendre, à s'arracher momentanément de l'action où l'on
est engagé, pour jouir seulement, en dilettantes et en artistes,
du jeu délié de l'esprit critique et d'une liberté spéculative
illimitée. Jeu séduisant, parfois dangereux. La morale de Rnbè,
ce serait la condamnation de 1' « égoïsme sacré, » la fatale
impasse où conduisent le calcul, la sèche intelligence, cette
impossibilité de vivre à laquelle aboutit le pur machiavélisme.
Et l'épigraphe du livre ne pourrait-elle pas être cette parole de
l'Evangile qui contient toute la sagesse, après que nous avons
vu s'égarer tant de petits surhommes qui se croyaient faits pour
les grands rôles et s'y cassèrent les reins, — le vieux mot de
Jésus : « Qui cherche son âme la perdra? »
Louis Gillet.
REVUE LITTÉRAIRE
SOUS LES DEHORS DE L'IRONIE (1).
Pour la fête de La Fontaine, M. Franc-Nohain publie un livre de
Fables charmantes. C'est une gracieuse idée. Il a composé ses fables
un peu à la manière de La Fontaine, mais surtout à sa manière. Il n'a
point fait un pastiche; il a procédé plutôt comme autrefois Jules
Lemaître qui, en marge des vieux livres, écrivait de nouveaux contes
et s'amusait à montrer qu'en littérature, ailleurs aussi, l'invention
naît bien joliment de la continuité. Ce sont des étourdis, et ignorants,
qui se figurent qu'ils vont tout improviser, l'air et la chanson. Le
plus souvent, ils ressassent, et ne le savent pas, ou bien font sem-
blant de ne pas le savoir. Ils ont un goût si furieux de ce qu'ils croient
qui est ou qui serait leur liberté, qu'ils méconnaissent hardiment le
passé. Ils ne le suppriment pas; ils ne suppriment seulement pas
l'influence que le passé a sur eux. Cette influence les sauverait, s'ils
ne l'accueillaient pas si mal. Elle ne les gênerait pas et les seconde-
rait, s'ils l'utilisaient bien. Nos maîtres ne sont pas du tout les enne-
mis d'une originalité la plus imprévue. Voilà ce dont témoignent à
merveille, et opportunément, les Fables de M. Franc-Nohain, dociles
et très singulières.
Docile, M. Franc-Nohain? Docile avec discernement. Et il faut
croire que, tout bien considéré, l'occasion ne s'est pas présentée à
(i) Fables, par M. Franc-Nohain (Renaissance du livre). — Du même auteur,
les Chansons des li^ains et des gares, la Nouvelle cuisinière bourgeoise, le Pays de
l'Instar (Éditions de la Revue Blanche); le Dimanche en famille (librairie Juven),
l'Heure espagnole, Jaboune, le Gardien des muses (Fasquelle); Fiches (Lethielleux),
Serinettes et petites oies blanches, les Avis de l'oncle Bertrand (Renaissance du
livre).
218 REVUE DES DEUX MONDES.
lui la plupart du temps de suivre l'opinion commune : son œuvre se
moque de beaucoup de gens et de beaucoup de choses, son œuvre
en vers et en prose, ses romans, ses Fiches et ses Fables. Il est un de
nos railleurs les moins cléments.
L'un de ses bons livres est le Pays de l'instar. Qu'est-ce que ce
pays-là? Ce n'est pas la province. Non : la province doit à son paysage,
à son climat, doit à son histoire et à maintes circonstances particu-
lières, ses mœurs, ses coutumes, ses façons de penser, une âme que
vous ne confondiez pas avec une autre. Le pays de l'instar n'est pas
situé ici ou là; on ne saurait le dessiner sur la carte et le placer dans
l'histoire. Il n'appartient ni à l'espace ni au temps, pour ainsi dire.
Ses habitants, épars ou que les hasards les plus fols ont groupés,
n'ont qu'un rêve : vivre à l'instar de Paris. Imaginez des vagabonds
qui n'aimeraient pas le vagabondage, des exilés qui ne s'installent
pas où l'exil les a menés, des bohémiens qui ne viendraient pas de
Bohême. Mais d'où viennent-ils? De Paris? Ou d'ailleurs! A Paris ou
ailleurs, ils seraient encore des bohémiens, des exilés, des vagabonds.
Comme ils ne sont exactement nulle part, ils ne viennent de nulle
part. Ils ont une vague notion de Paris et ne vivent pas à l'instar de
Paris, comme ils le voudraient : ils vivent au gré de cette notion
vague. Ils imitent les uns les autres. Ils ne sont pas originaux.
Est-ce un grand malheur, de n'être pas original? Les gens de
l'Instar sont dépourvus de cette originalité la moindre qui fait que
l'on est tel ou tel et que l'on mérite un nom. Les gens de l'Instar
ignorent ceci : « la vérité n'est pas plus de vivre en Instar que dans
le pays d'à côté; ici ou là, pas davantage, mais bien ailleurs, c'est-à-
dire chez soi. » Être de chez soi, pour être soi! Autrement, l'on a
beau faire, on n'est personne.
M. Franc-Nohain a rédigé un « petit précis de la conversation
franco-instar, » en quinze dialogues, pour choisir un appartement,
pour donner un grand dîner, pour aller à la préfecture, pour blâmer
une certaine personne, pour aborder les questions d'art, pour agiter
les grands problèmes, etc. Pour agiter les grands problèmes, on dit :
« Je suis le premier... » Le premier?... « à reconnaître que le suffrage
universel n'est pas sans défauts; mais que mettrez-vous à la place? »
On dit : « Ce n'est pas tout de démolir, il faut pouvoir reconstruire
après. » On dit : « Je suis partisan du progrès, ennemi des révolu-
tions. » Et l'on dit : « Appelez-la comme vous voudrez ; mais il faut
bien reconnaître l'existence d'une puissance mystérieuse qui nous
dépasse et qui nous dirige. » On dit cela. Cela est-il vrai? Cela n'est
REVUE LITTÉRAIRE. 219
ni vrai ni faux : cela n'est rien. Les gens qui ont dit cela, qui n'ont
point fini de le dire et le diront sans relâche, sont-ils sincères? Ils ne
sont ni loyaux, ni fourbes : ils n'ont rien dit, n'étant eux-mêmes
absolument rien.
L'on a tort, en général, de poser à tout bout de champ la question
de sincérité. La sincérité veut au moins que l'on ait eu un peu de
méditation, veut que l'on ait examiné son opinion: si, par bonheur,
on a pu l'essayer, tant mieux ! Combien d'amis avez-vous qui don-
nent quelquefois le signe d'avoir un instant réfléchi? Combien
d'aphorismes entendez-vous, dans une journée, qui ne soient pas
tout uniment des mots à l'aventure? Ces mots forment les petites
phrases qui servent à la causerie de l'Instar.
Innocentes petites phrases? Mais non : car elles remplacent,
n'étant que néant, des convictions, des croyances qui vaudraient
mieux, étant pleines d'une substance véritable. Veuillez y songer : les
âmes qui, une fois, se sont mises à l'Instar cessent tout aussitôt
d'être des âmes.
Pour s'en être aperçu, pour l'avoir montré, M. Franc-Nohain se
range parmi nos moralistes clairvoyants.
L'un de ses volumes est intitulé le Pays de Vins tar ; mais il a con-
sacré plusieurs ouvrages à la peinture de cette .folie. Son roman le
Gardien des muses est l'histoire d'un assez bon ménage provincial et
qui vient à Paris parce que le mari, député du Plateau central, est
nommé sous-secrétaire des Beaux-Arts. Bonnes gens, les Grivot :
seulement, les voici lancés dans la politique, où ils seront, comme il
est difficile de n'y pas être, futiles et ridicules. Grivot ne sera plus un
homme du Plateau central ; Grivot ne sera plus Grivot : Grivot ne sera
plus personne. La politique est une des régions les plus comiques et
lamentables du pays de l'Instar. Et, à la politique, se rattache le
monde (pour ainsi parler) des fonctionnaires : M. Franc-Nohain les a
étudiés surtout en province, autant de menus Grivots.
Mais la maladie n'est pas bornée aux seules victimes de la poli-
tique et de l'État; les victimes sont plus nombreuses que nous
n'avons de politiciens et de commis. Elle se répand, et à Paris même,
en tous lieux et dans les différentes classes de la société, par l'effet
de l'éducation moderne, qui est absurde assez souvent. Le petit
roman des Serinettes offre la fine et juste satire de l'enseignement le
moins fait pour rendre les jeunes filles attentives à leur pensée.
Qu'est-ce qu'on leur enseigne? Un bavardage universel.
Si je présente M. Franc-Nohain comme ce moraliste, j'ai l'air d'où*
220 BEVUE DES DEUX MONDES.
blier sa gaieté. Son œuvre est gaie, comique, énormément comique
pnrfois : elle va très volontiers à la bouffonnerie. Les moralistes ont
deux tâches. L'une consiste à peindre nos défauts ; et l'autre, à nous
donner les préceptes de la sagesse. M. Franc-Nohain, d'habitude, se
tient à la première tâche ; mais on lui ferait tort en ne voyant pas
que les préceptes sont cachés sous la peinture des défauts et que sa
raillerie contient son enseignement.
Il a débuté, poète d'abord, à l'époque où florissait, où achevait de
florir, la poésie des Symbolistes. Les Symbolistes avaient adopté une
sorte de vers appelé le vers libre, et fort libre en effet, libre pourtant
d'une manière qui ne va pas ou ne doit pas aller jusqu'au désordre. Il
s'agissait alors de réagir contre certains abus de la rime et des règles
fixes, rendues excessivement difficiles pour le plaisir de la difficulté
vaincue, abus auxquels les derniers Parnassiens se livraient avec
une espèce de frénésie méticuleuse. A vrai dire, c'était un peu hardi,
imprudent peut-être : toujours est-il que les Symbolistes suppri-
maient la rime et refusaient de compter les syllabes du vers. Il leur
fallut chercher une harmonie nouvelle, un rythme nouveau : c'est
où la plupart d'entre eux échouèrent, où quelques-uns d'entre eux
réussirent avec une heureuse ingéniosité. Le vers libre n'allait pas se
substituer à l'ancien vers français, lequel a maintes valables raisons
de durer, les œuvres qui le consacrent, puis sa beauté, les preuves
qu'il a donnéesd'une souplesse non pareille : le vers libre ne prétend,
— ou ne doit prétendre, — qu'à être une autre forme de langage, vers
libre ou, si l'on veut, prose poétique, d'ailleurs extrêmement poé-
tique, belle et charmante. M. Franc-Nohain s'éprit de cette invention.
Or, il écrit, dans la préface de ses Fiches, qu'en sa jeunesse il a
« raillé la poésie symboliste. » Il ajoute: « J'étais sensible au gro-
tesque ; et rien ne m'irrite autant qu'un fat, un imbécile... » Enfin,
c'est pour cela qu'il n'aime ni une certaine poésie et ni une certaine
politique; on dirait bien qu'il réunit dans une même opinion divers
poètes et divers politiciens. « Parce que j'ai toujours tenu que l'ordre,
la clarté, le bon sens, sont les qualités profondes de la littérature
française ! » Les qualités profondes de l'esprit français qui, en littéra-
ture, en politique et en toutes choses, déteste l'absurdité. Quelques
symbolistes, en effet, — par un malheur, les plus voyants, — n'avaient
ni bon sens, ni ordre, ni clarté dans leurs ouvrages ; ils ont terrible-
ment compromis le Symbolisme.
Cependant, M. Franc-Nohain, tout en n'étant pas dupe de la
toquade symboliste, emprunta au symbolisme son vers adroitement
REVUE LITTÉRAIRE. 221
libre, son jeu subtil d'allitérations et d'assonances, une étrange
musique. Voilà ce qu'il emprunta et que, du reste, il modifia selon sa
guise. Mais, quant aux grands symboles d'une poésie aventureuse,
il les négligea : il aimait l'ordre, le bon sens et la clarté. Il n'était
point un rêveur que les idées vagues enchantent : il était le railleur
que je disais, le railleur et le moraliste, un moraliste qui feint de
plaisanter, même s'il ne plaisante pas. En vers libres et d'une allure
à peu près symboliste, il a composé une très maligne satire, souvent
rude, et parfois rèche, lyrique pourtant.
Souvenez-vous des Odes funambulesques : la splendide poésie des
romantiques aboutit à un merveilleux badinage. M. Franc-Nohain
nous apparut, à la fin du siècle dernier, comme le Théodore de Ban-
ville du symbolisme...
J'ai rêvé d'une petite gare dans un pays perdu,
Où personne, jamais personne, ne serait descendu.
Et, lorsque le train passe,
,Le chef de gare aurait des gestes pleins de grâce
Et de bons sourires engageants...
Puis, une fois, une seule fois,
0 joie !
Un gros monsieur aurait ouvert
La portière :
Ce serait une fausse joie.
— Monsieur, soyez le bienvenu !
Dirait le chef de gare, étrangement ému...
Mais le gros monsieur n'est pas descendu. Personne jamais ne
descend. Et, au bout du compte, le chef de gare s'est pendu.
C'est la Chanson des trains et des gares, drôle de chanson, qui a
maints détours de gaieté, puis des refrains de nostalgie. Elle célèbre
les voyages, puis s'attriste sur la ridicule vanité des voyages. Elle est
fougueuse et casanière. Elle nous invite à nous rappeler Jules La-
forgue et sa poésie des adieux où l'on fait semblant de sourire ;
Jules Laforgue et aussi ce passage de Y Imitation où il est dit que l'on a
tort d'aller à la promenade, ou fort loin, chercher le spectacle de l'air,
de la terre, du feu et de l'eau, les éléments qui sont partout et leurs
combinaisons peu variées. Elle a de l'analogie avec les routes, ah !
nationales ou départementales, qui s'allongent vers l'inconnu et dont
les bornes marquent les courtes étapes de notre élan.
La Nouvelle cuisinière bourgeoise ou les Plaisirs de la table, suivis
des Soucis du ménage: un essai, dit le poète, un essai d'ajouter le
222 REVUE DES DEUX MONDES.
plus de lyrisme possible au trantran de la vie. Seulement, tout de
même que si la vie quotidienne ne comportait aucun lyrisme, hélas!
il arrive que le lyrisme qu'on lui met l'endimanché : ce costume n'est
pas son costume de tous les jours, n'est pas le sien. Cette parure
montre et la disparate rend plus évidente la simplicité vraie, l'humi-
lité ou la vulgarité de l'existence qu'on habille ou qu'on déguise.
Le recueil intitulé le Dimanche en famille a une signification pa-
reille, qui prête à rire et bientôt à ne rire plus. C'est, en somme, le
combat de la petitesse et de la grandeur; le sublime et le terre à terre
luttent d'énergie ou légère ou pesante ; la poésie et la prose sont en
émulation bizarre : elles s'efforcent l'une et l'autre et leur querelle
résume toute la philosophie de nos journées. Or, la querelle que voilà
et qui est le sujet de ces poèmes, on la trouve aussi dans les vers,
dans leurs mots, dans leur rythme et dans leur façon de n'être point
assurés de leur parti.
La muse de M. Franc-Nohain, c'est l'ironie.
Qu'est-ce que l'ironie? Un sentiment, non pas une manière. Une
manière, on s'en lasse vite. Un sentiment se varie de toutes les
occasions qui lui sont offertes ; et il a une vérité qui, en toutes occa-
sions, l'autorise, le justifie, l'impose à notre amitié, du moins à notre
curiosité, puis à notre intérêt. Le sentiment de l'ironie ? Mais oui!...
Nous voici en contact vif et dangereux avec la réalité. Elle nous plait
ou bien nous déplaît, nous caresse ou bien nous offense. Et qu'im-
porte? Elle n'en sait rien; ce n'est pas notre émoi qui la dénature.
Certaines gens ont peu d'émoi ou sont maîtres de leur émoi de telle
sorte que leur esprit réfléchit l'exacte réalité : ils la peindront comme
ils l'ont vue ; ils l'auront vue comme, pour abréger, nous supposons
qu'elle est sans nous. D'autres gens cèdent à leur émoi et ne dis-
tinguent pas de leur émoi la réalité qui en fut la cause. Ils confondent
l'effet et la cause; ils ne se méfient pas du changement qui se pro-
duit de la cause à l'effet. Ce qu'ils peindront, ce n'est pas la réalité»
mais seulement leur impression de plaisir ou de peine. La réalité
disparaît. Que préférez- vous, la réalité brute et, sans l'intervention
d'une pensée, la réalité insignifiante? ou bien la vaine image d'une
réalité que l'on a méconnue?... Ces deux peintures sont mauvaises,
l'une qui nous est indifférente, et l'autre qui n'est rien. Voulez-vous
de l'émoi et de la réalité aussi ? Vous préserverez votre émoi, et aussi
la réalité, si entre elle et vous se place, comme une demi-teinte sur
de fortes lumières, un léger voile d'ironie.
C'est un sourire : on l'interprétera, si l'on veut, comme un rire ;
REVUE LITTÉRAIRE. 223
mais le sourire n'est pas toute gaieté. C'est le soin de se tenir à
quelque distance; c'est la pudeur d'être à l'écart et de regarder
l'aventure où l'on est mêlé, où Ton a son cœur engagé, comme une
étrange comédie. A quelque distance, où Ton a pris son point de
vue, l'on voit mieux et l'on peindra sans faute. La précaution que
l'on a eue de s'écarter prouve que l'émoi était véritable : ainsi l'on
peindra, si l'on est habile, la réalité alarmante.
Avant de la peindre, il faut qu'on l'ait ressentie. On l'aura ressen-
tie; et on la peindra. Mais je n'aime pas que l'ironie soit dans
l'expression seulement, une coquetterie de langage et, bref, une
manière. Je l'aime, à condition qu'elle ait été dans l'âme déjà : c'est
pour cela que je l'ai appelée un sentiment.
J'aime l'ironie de M. Franc-Nohain, sa constante ironie, et si
variée, parce qu'elle est un sentiment, parce qu'on devine qu'elle est
dans l'idée qu'il a de la réalité, avant d'être dans les mots, les tours,
le badinage de littérature et de poésie.
Son œuvre de moquerie et de raillerie, comme je disais, —
relisez-lâ, — est toute frémissante et, sous les dehors de l'ironie,
cache son frémissement. Relisez, dans la Nouvelle cuisinière bour-
geoise, le poème du petit marché de province :
Petit marché pimpant, tout gai, de ma province,
Mon estomac te salue, et mon cœur...
Sur la petite place, autour des acacias malingres, dans le frais
matin, les carrioles arrivent, des maraîchers et des laitiers, car-
rioles brimbalantes. Les femmes ont le panier au bras, le panier
plein d'œufs, ou de beurre, ou de légumes, poulets, lapins, canards,
très étonnés « d'avoir quitté la ferme et de se trouver là. » Les mena»
gères vont et viennent et « accueillent d'un rire narquois le prix des
haricots verts et des petits pois. » L'on marchande :
Écoute ces leçons de sage économie,
0 cigale, cigale ma mie !
Et voici le poème du Pain bénit :
La petite église où, touriste égaré,
La petite église où je suis entré
Était si fraîche, et sombre et calme ;
Pas de bedeau, pas de curé ;
Dans leur niche, des beaux messieurs de bois doré,
Des belles dames,
Me faisaient signe gentiment, avec leur palme...
224 REVUE DES DEUX MONDES.
Aux dossiers des chaises et sur la tablette des prie-Dieu, il y a les
noms des personnes pieuses qui, le matin, viennent à l'appel de la
cloche : saintes demoiselles...
Être un membre de leur famille!...
Elles nous recevraient joyeuses : le voici,
Le méchant cousin de Paris 1
Elles nous feraient goûter leurs confitures
Et leur cassis, i
Et prieraient tant pour nous gagner le paradis
Que nous irions tout droit bien sûr!...
Le poème continue; mais, comme effaré de s'être attendri un ins-
tant, le poème tourne à une anecdote de plaisante diversion.
L'ironie de M. Franc-Nohain cache une extrême sensibilité, la
dissimule et en est le signe. Autrement, l'ironie de M. Franc-Nohain
ne serait qu'un stratagème ou une facétie d'écrivain : ce n'est rien.
Cette ironie est ravissante.
Cette ironie veut qu'il peigne plutôt ce qu'il n'aime pas que ce
qu'il aime. Seulement, ce qu'il n'aime pas indique ce qu'il aime et
vous le désigne par un moyen détourné. Ce qu'il aime, il feint, — et
il feint à lui-même, — de ne le pas tant aimer. C'est au milieu de ces
feintises, autant d'aveux, que transparaît la sensibilité de M. Franc-
Nohain, très délicate, infiniment subtile.
Et tendre ! Elle est plus tendre qu'ailleurs dans un volume intitulé
Jaboune et qui est l'histoire d'un petit garçon de huit ou neuf ans :
l'histoire, ou plutôt les fragments de cette histoire. L'âme d'un enfant
n'a pas encore trouvé la pensée principale en vertu de laquelle se
composerait l'univers pour elle. Et puis l'âme d'un enfant ne se
révèle pas à vous si clairement que vous la puissiez voir en plein,
dans sa totalité ni dans sa continuité : vous en avez des aperçus;
vous y faites soudainement des découvertes imprévues.
Pourquoi M. Franc-Nohain donne à ce Jaboune tant d'amitié, je
n'en sais pas toutes les raisons. Il y a celle-ci, que Jaboune, à l'inverse
d'autres petits garçons, ne vous interroge pas. Un problème l'embar-
rasse, dont vous savez la solution; mais il ne vous la demande pas;
il la cherche, tout seul. Il combine des hypothèses, qui lui devien-
nent certitudes. Ses hypothèses ne valent rien, mais valent pour lui,
car elles sont de lui. Jaboune est fier; et Jaboune enfin n'est pas du
tout « à l'instar : » il est sincère et a l'âme d'un homme. Il en pâlit,
quelquefois. Cette petite âme, enfermée dans sa fierté, isolée par
REVUE LITTÉRAIRE. 22."
ses différences, voudrait de temps en temps sortir de chez elle et se
communiquer aux alentours. Elle n'y parvient pas ou, du moins, elle
y a grand'peine. Elle est un monde séparé. L'on ne comprend' qu'à
demi ses élans de passion furtive et ses amours. Et Jaboune est épris
d'une dame, qui ne sait pas qu'elle refuse d'être aimée. Jaboune est
charmant, qui endure le vrai tourment d'une âme vraie.
... « Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie... » Chacun de
nous a, je crois, son Tiberge et, sous l'étiquette de ce nom, rangerait
de nombreux déplaisirs. La sensibilité de M. Franc-Nohain se trahit,
comme j'ai tâché de le dire, en vive tendresse jalouse de soi et très,
pudique. Elle se trahit aussi, tout au rebours de la tendresse, en vive
colère, également déguisée d'ironie.
Voulez-vous voir les déplaisirs de M. Franc-Nohain? Lisez les
Fiches : ce sont des notes de politique au jour le jour, écrites court
et sec et bien. Les déplaisirs de M. Franc-Nohain, vous les avez.-
entrevus lorsqu'il se gaussait, — en riant, mais de quel rire! — des,
gens du pays de l'Instar. Il a maintenant affaire aux politiciens de
sac et de loge... Au fait, il apprend qu'il y a une « Loge Jean de La
Fontaine » qui s'est promis de « réprimer les empiétements du clergé
séculier et régulier, » de supprimer les costumes sacerdotaux, céré-
monies, sonneries de cloches, insignes et emblèmes religieux : pauvre ,
Jean de La Fontaine!... M. Franc-Nohain, quand il se fâche, dédaigne,
l'éloquence, de même qu'il a refusé de s'attendrir avec une exubé-
rance dénuée d'ironie. Mais, après avoir conté les tracasseries aux-
quelles une petite institutrice est en butte, dans le département de
Loir-et-Cher, pour n'afficher nul athéisme, il ajoute : « Voilà l'exis-
tence faite à une petite fonctionnai!^, dans un village situé pourtant
en plein jardin de la France, de la douce France!... » Il n'e6t pas
content; il est furieux : il le dit moins qu'il ne le sent. Les politiciens,
de Loir-et-Cher, d'où vient leur manie? Eh! ce sont des gens de
l'Instar : l'anticléricalisme n'est pas de Touraine ou de France, mais
du pays de l'Instar. M. Franc-Nohain retrouve son idée; il la contrôle
et la constate : et il note l'antinomie, la remarquable contrariété de
la France et de l'Instar.
Les Avis de l'oncle Bertrand continuent les Fiches, après i'inter-
ruption de la guerre, durant laquelle l'auteur accomplissait une autre
besogne... Un jour, il se plaint de la désuétude où paraît tomber une
jolie façon d'être : l'affabilité. Ce n'est pas familiarité, bonne humeur
et l'usage de taper aux gens sur l'épaule en voulant bien leur
adresser quelques mots en bras de chemise. Qu'est-ce que c'est? Ma
TOMB LXV. — 1921. 15
220 REVUE DES DEUX MONDES.
foi, si vous n'en savez rien, vous n'êtes pas de chez nous !... Un autre
jour, il se réjouit d'avoir trouvé, dans la correspondance de Rollinat,
des lignes charmantes. Rollinat demeurait à Fresselines, un village
de la Creuse; il avait une « charrette légère et solide avec jument
pourrie de sang », pour aller chercher à la gare et promener ses
amis de Paris dans les environs. Claude Monet venait le voir. Et, à
l'exposition de 1889, la peinture do Monet fut appréciée à sa juste
valeur. Rollinat écrivit à son ami et le complimenta d'un si beau
succès : « Le bruit nous en était venu jusqu'à Fresselines, où mon-
sieur le curé, monsieur de la Celle et les époux Baronnet ont été les
premiers à s'en réjouir avec nous. » Est-il, demande M. Franc-
Nohain, « plus charmante évocation que ces lignes, hommage plus
touchant et ingénu? Ce M. Monet, dont il est queslion dans les jour-
naux, oui, monsieur le curé, c'est lui que vous avez vu ici au prin-
temps dernier!... » Cela est de France et de chez nous. Je voudrais
citer une page où l'oncle Bertrand ne se tient pas d'avouer qu'on lui
fait plaisir en lui écrivant : « Mon bon oncle Bertrand... » N'aimez-
vous pas la bonté? Avec un peu de bonté, qui vous rendrait indulgent
et affable, aussitôt la vie serait agréable et facile. On n'est pas très
méchant, d'habitude; « mais c'est trop souvent une attitude que l'on
prend, un genre que l'on se donne; on ne veut pas paraître bon, par
crainte de sembler dupe; on se raidit, on se guindé, on ferme son
cœur, au lieu de l'ouvrir... » Et puis, la bonté n'est pas à la mode,
au pays de l'Instar. Notre bonté, nous l'avons au fin fond de nous ;
et le lin fond de nous, l'intimité de nos âmes, est un endroit où les
gens de l'Instar ne vont jamais; ils n'ont pas le temps et ils ne vivent
qu'à la surface d'eux-mêmes, pour ainsi parler.
La philosophie de l'Instar, — mais je crois que M. Franc-Nohain
blâmerait ce grand mot, — la doctrine ou l'idée de l'Instar est par-
faitement nette à présent. Le moraliste qui nous engage à être nous-
mêmes ne nous donne point un conseil d'orgueil, ni seulement un
conseil de farouche individualisme. Il ne compte pas nous détachr;
de nos entours : au contraire! Il sait que, réduits à nous-mêmes,
nous ne sommes pas grand chose. Nous n'inventons pas chacune de
nos opinions ni de nos croyances : nous n'y saurions suffire. Nous
n'improvisons pas nos âmes : nous les avons héritées. Nous ne
sommes pleinement nous-mêmes que par l'influence de nos proches,
pleinement nous-mêmes que chez nous, en France, ou dans notre
pays de province, ou dans notre vieux village de Paris. Loin de nous
détacher, M. Franc-Nohain nous attache et nous prie de connaître la
BEVUE LITTÉRAIRE. 227
liberté dans notre soumission volontaire à notre vérité ancienne et
durable. Si le pays de l'Instar lui l'ait horreur, c'est que l'Instar ne
mérite pas ce nom d'un pays : l'Instar n'est qu'une absurde bohème.
Tout à coup, M. Franc Nohain, qui avait développé son idée, fut
traité de fameux réactionnaire. Il accepta cette injure et songea qu'au
surplus les « actionnaires » ne manquent pas, dont le remuement
peut sans inconvénient trouver qui le contraigne. On s'était figuré
qu'il serait un apôtre de l'émancipation. Oui, mais de la seule éman-
cipation possible et vraie, non d'une folie d'esclaves en rupture de
chaînes. Il disait aux gens : « Ne vivez pas à l'instar... » A l'instar de
quoi? Il ne le disait pas encore, étant discrète et ironique personne.
Il complète sa pensée : ne vivez pas à l'instar de ce qui n'est rien;
vivez en accord avec ce qui était déjà vous avant vous et qui, près de
vous, continue à vous offrir la leçon de votre vérité substantielle!...
Maintenant le voici, — le Théodore de Banville du symbolisme, —
qui, selon Jean de La Fontaine, écrit des fables : le lézard qui vou-
lait se, mordre la queue, le chien qui portait la canne de son maître,
l'éléphant et le papillon, l'homme qui cherchait la quadrature du
cercle et celui qui crachait dans un puits :
Dessus la margelle d'un puits,
Un homme s'accoudait chaque jour, pauvre hère;
Son visage était grave et ses traits amaigris,
Ses cheveux jadis noirs étaient devenus gris.
Il s'accoudait à la margelle, et puis
Il crachait des heures entières...
Non loin du puits, dans la maison voisine...
Il y avait, dans la maison voisine, l'homme à la quadrature qui traçait
des ronds et des triangles ; il méprisait lhomme du puits :
Certains savants très convaincus
A des problèmes tels s'acharnent
Que, franchement, on ne saitplu>
S'ils ont un génie éperdu...
Ou une fêlure du crâne.
Qu'on m'accuse d'être un profane;
Mais autant vaut
Cracher dans l'eau.
Les vers ont une jolie aisance, un tour facile et gracieux. Il me
semble que, pour ces fables, M. Franc-Nohain aurait dû garder la
rime plus habituellement qu'il ne le fait : il observe le rythme de La
228 1W:\ i l DES l»l i \ MONDES.
Fontaine; la rime aussi serait de mise. Dans ses précédents ouvrages,
il employait, avec une fantaisie heureuse, les vers « tantôt longs,
tantôt courts, » — c'est à ruervedle ! — « au rythme qui se casse, à
la rime cocasse, » ou bien sans rime. Cette t'ois, j'aurais voulu la
rime, et non pas très cocasse, toute simple.
Mais que de vers délicieux! Dans la Table des moulins, la rivière
et le vent sont en querelle sur le point de savoir qui travaille mieux.
La rivière se vante de bien moudre le blé du moulin...
Un sourire, à ces mots, passe et glisse sur l'onde...
C'est le vent qui survient.
Ce paysage, en deux vers, me ravit :
Au milieu d'un verger fleuri de pommiers blancs
Comme un bouquet de mariage...
Et ceci :
Certain barbon, que la trop bonne chère
Et l'abus des vins généreux
Avaient rendu poussif et catarrheux,
N'en était pas moins amoureux.
A tout âge on part pour Cythère ;
Mais le retour est plus aventureux...
«
A chacune des fables est jointe une moralité, comme dans La Fon-
taine : moralité recommandable, gentil conseil, avertissement fùté;
puis allez vivre sans timidité ni imprudence.
D'ailleurs, il est question, dans ces fables nouvelles, de voitures
automobiles, des allumettes que l'État nous vend, de mille choses qui
ne sont pas du temps de La Fontaine. Et il y a, dans ces fables, l'es-
prit de M'. Franc-Nohain, qui est un homme d'aujourd'hui, son esprit
farceur et qui volontiers tourne en plaisanteries les opinions qu'il
aime de tout son cœur; il y a ses finesses de sentiment, ses jalousies
de sentiment, sa rudesse parfois et la douceur du badinage qui le
console. 11 a montré qu'on n'est point en servage, — et qu'on n'est
point « à l'instar, » — en suivant La Fontaine, en suivant l'exemple
de la douce France.
André Beaunier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
S'il nous arrive de ressentir quelque mauvaise humeur à certains
inots de M. Lloyd George et de nous étonner des mutilations que sa
politique a fait subir, depuis deux ans et demi, à la victoire et à la
paix, reconnaissons, à sa décharge, que la tâche d'un premier ministre
britannique devient chaque jour plus lourde et plus malaisée. L'insta-
bilité de la coalition gouvernementale, l'opposition de M. Asquith et
de ses amis, les revendications croissantes du Labour Party, les renais-
santes surprises de l'éternelle question d'Irlande, c'étaient, déjà, pour
un chef de Cabinet, d'assez graves sujets de préoccupations quoti-
diennes; mais voici que, dans la direction même des affaires exté-
rieures, s'est opéré un changement que M. Lloyd George a défini en
une phrase caractéristique : « Il fut un temps où Downing-Street
contrôlait l'Empire britannique. Aujourd'hui, c'est l'Empire quia auto-
rité sur Downing-Street. » Et M. Lloyd George a complété sa pensée,
dans son dernier discours àla Chambre des Communes, en disant que
la constitution de l'Empire avait été modifiée. Avant la guerre, en
effet, les Dominions et l'Inde, quelles que fussent les libertés dont ils
jouissaient, n'exerçaient pas grande influence sur la politique étran-
gère du Gouvernement britannique. Londres parlait et agissait au nom
de toutes les parties de l'Empire, sans avoir à redouter ni malentendus,
ni désaveux. Aujourd'hui, le Cabinet métropolitain ne se hasarderait
plus à engager une action diplomatique sans avoir .une connaissance
toute fraîche des volontés des Dominions. Les relations de l'Angle-
terre avec les autres États de la communauté britannique se sont, en
effet, trouvées profondément altérées par les événements de ces
dernières années. Le concours militaire que les Dominions ont spon-
tanément prêté à la mère-patrie, la conscience qu'ils ont des services
Copyright by Raymond Poincaré, 1921.
230
REVUE DES DEUX MONDES.
rendus par eux à l'Empire, le rôle qu'ils ont joué, pendant les hosti-
lités, dans Le Cabinet impérial de guerre et, depuis l'armistice, dans les
négociations de la paix, tout leur a donné des prétentions qu'il serait
impossible d'écarter et même des droits qu'il serait injuste de nier.
11 y avait bien autrefois, en de rares occasions, des conférences
impériales. On voyait arriver à Londres, en modeste équipage, les
représentants des Dominions; ils étaient accueillis comme des patents
de province; on leur faisait tôle, on leur offrait des réceptions et dos
banquets, mais on les trouvait un peu importuns et on ne les invi-
tait guère à prolonger leur séjour. Ils se réunissaient, ils émettaient
quelques vœux, que le Gouvernement britannique recevait avec une
apparente déférence et qu'il s'empressait, en généial, d'oublier.
C'était tout, ou presque. Mais la guerre est venue, et lorsqu'elle a
éclaté, menaçant le Royaume-Uni autant que la Belgique et la France,
il n'y avait, pour sauver l'Angleterre, que la petite armée du maré-
chal French. Que serait devenue la Grande-Bretagne, si, à ce moment,
dans un élan magnilique, les Dominions et l'Inde n'étaient accourus
à ses côtés? L'exemple de loyalisme et de fidélité qu'ils ont donné
est un des plus beaux qu'ait jamais enregistrés l'histoire. Avec une
extraordinaire rapidité, ils ont recruté et formé des contingents
qu'ils ont envoyés en Europe et qui se sont admirablement com-
portés sur les champs de bataille de France. Il m'a été donné bien
souvent de les visiter. Quels merveilleux soldats étaient ces Austra-
liens, ces Néo-Zélandais et ces Canadiens ! El comme ces derniers,
Anglais ou Français, étaient fiers de servir sur notre sol! Je me rap-
pelle encore de quel ton ils invoquaient auprès de moi leur nom de
Canadiens, comme un titre spécial à Pamilié française. Au retour de
la mission que, ces semaines dernières, le maréchal Fayolle a si heu-
reusement conduite au Canada, MM. Forlunat Strowski et Jaray
remarquaient tous deux que nous commettrions une grande faute, si
nous paraissions opposer l'une à l'autre les deux parties du Canada.
Si, disaient-ils, les Canadiens de Québec et de Montréal sont de
sang français, les Canadiens de Toronto et de Hamilton se sont battus
pour la France. J'ajouterai que les uns et les autres ont témoigné à
nos populations éprouvées d'aussi actives sympathies et c'est de
Toronto que j'ai reçu personnellement, pendant la guerre, les plus
larges libéralités en faveur de nos régions dévastées. Certes, nous ne
saurions nous défendre d'une prédilection secrète' pour une contrée
que nos ancêtres ont peuplée de souvenirs français; et, comme
Mgr Landrieux l'écrivait, ces jours-ci, en revenant, lui aussi, du
REVUE. — CnROMQUE. 231
Canada, lorsque nous entendons prononcer les vieux noms que nos
colons ont donnés jadis aux lacs, aux rivières, aux villages du pays
qu'ils découvraient, nous éprouvons une émotion qui tient de la nos-
talgie et qui n'est, comme elle, ni sans douceur ni sans tristesse. De
même, quel est celui d'entre nous qui, à la lecture du petit chef-
d'œuvre de Louis Hémon, Mario. Chapdelaine, que M. Daniel Halévy a
eu l'excellente inspiration de rééditer récemment dans les « Cahiers
verts, » ne sentira pas au fond de lui, en même temps que la divine
joie d'admirer une parfaite œuvre d'art, la volupté de se replonger
dans le passé de la France? Lac à l'eau claire, la Famine, Saint-
Cœur de Marie, Trois Pistoles, Sainte-Rose du dégel, Pointe aux
Outardes, Saint-André de l'Épouvante, Notre-Dame du Partage, les
grandes Bergeronnes, ces chères syllabes tintent à nos oreilles, avec
la mélancolie des cloches du soir. Mais dans les Flandres et en
Picardie, à l'assaut des tranchées ennemies, le Canadien anglais ne
se distinguait pas du Canadien français, et les Néo-Zélandais rivali-
saient, eux aussi, de courage avec les troupes de l'Inde et de l'Aus-
tralie.
Fournissant à l'Empire, en des heures tragiques, autant de vies
humaines, les Dominions ne pouvaient naturellement se désintéresser
de la direction de la guerre. De 1916 jusqu'à l'armistice, les premiers
ministres d'outre-mer et les représentants de l'Inde vinrent fréquem-
ment siéger à Londres, dans le Cabinet impérial de guerre, avec les
membres du Gouvernement britannique, pour arrêter les mesures
nécessaires à la continuation des hostilités. Les sacrifices que s'im-
posaient les Dominions leur suggérèrent même, en 1917, l'idée de
réclamer une réforme des institutions impériales et, à leur instiga-
tion, le cabinet de guerre émit le vœu qu'après la paix, une « confé-
rence constitutionnelle » fût convoquée, à l'effet de reviser le système
qui relie tant bien que mal entre elles les différentes parties de l'Em-
pire. Après l'armistice, les méthodes inaugurées durant la guerre
trouvèrent une application nouvelle ; chaque fois qu'il y eut à prendre
une résolution importante, les Dominions participèrent aux délibéra-
tions de la délégation britannique. Le Canada, l'Australie, l'Union sud-
africaine, la Nouvelle-Zélande, l'Inde, eurent leurs représentants, et
ils signèrent le traité de Versailles tout comme MM. Woodrow
"Wilson, David Lloyd George ou Georges Clemenceau. Lorsque la
Société des Nations fut fondée, le Canada, l'Australie, l'Afrique du
Sud, la Nouvelle-Zélande, l'Inde furent déclarés membres originaires
au même titre que la Grande-Bretagne; s'ils ne font pas, de droit,
232 1AEMJK DUS DEUX MONDE».
partie du Conseil de la Société, ils siègent à l'assemblée; ce sunt.àvrai
dire, des États indépendants, des nations libres, qui ne sont plus
guère rattachées à la vieille Angleterre que par des liens moraux et
qui vivent chacune de sa vie propre.
Les premiers ministres des Dominions, responsables devant leurs
Parlements respectifs, ont le plus grand respect pour la Couronne et
pour les Gouverneurs qui la représentent à Ottawa ou à Melbourne,
à Capetown ou à Wellington. Mais ils ne reconnaissent naturellement
à personne le droit de leur donner des ordres, et l'opinion dont ils
dépendent est, à cet égard, aussi chatouilleuse qu'ils le sont eux-
mêmes. Lorsque, le 20 juin dernier, a commencé, à Londres, la
Conférence qui vient de se terminer ce mois-ci, le bruit a couru dans
les Dominions que leurs premiers ministres étaient appelés en
Europe pour y recevoir de l'Angleterre un système tout fait de gou-
vernement central, portant atteinte à la liberté des peuples associés.
Le Canada et l'Australie se sont, tous deux, très vivement émus de
cette nouvelle, dont les événements ont démontré la fausseté, mais
que l'inquiète susceptibilité des intérêts avait vite répandue partout.
L'Angleterre se garderait bien, d'ailleurs, de chercher à imposer aux
Dominions une direction dont ils ne veulent pas. Depuis la fin du
xvme siècle, elle est hantée par la peur que l'exemple des États-Unis
ne devienne contagieux, et elle ne peut être qu'à demi rassurée sur
les destinées de l'Empire, lorsqu'elle entend le très remarquable pre-
mier ministre d'Australie, M. W. M. Hughes, s'écrier : « Je suis sûr
d'exprimer la pensée des Australiens en déclarant que l'Amérique
occupe une bonne place dans leurs cœurs ardents. Ils voient dans
l'Amérique d'aujourd'hui ce qu'ils espèrent être dans l'avenir. »
L'Angleterre a donc lâché toute la corde qu'il a fallu et les premiers
ministres ont délibéré à Londres sur un pied d'égalité avec M. Lloyd
George. C'est encore M. W. M. Hughes qui l'a dit : « Notre rôle dans
le Conseil de l'Empire doit être substantiel dans toutes les questions
de politique étrangère; ce ne doit pas être une ombre, mais une
réalité. » Aussi bien, la Conférence a-t-elle duré six semaines, tenu
trente-quatre assemblées plénières, onze réunions officieuses cl huit
séances de comités à l'Office colonial. Elle a délibéré sur tous les
problèmes internationaux, sur la Haute-Silésie, sur le Pacifique, sur
le désarmement naval, sur la Ligue des Nations, sur l'Egypte, sur la
défense impériale, sur les communications aériennes, navales, télé-
graphiques, téléphoniques, entre les diverses parties de l'Empire,
sur les réparations, sur une multitude d'autres sujets. Elle s'est, en
REVUE. — CHRONIQUE. 2311
un mot, comportée comme un Conseil suprême qui prendrait le
temps d'étudier les dossiers et qui ne mettrait pas son point d'hon-
neur à régler les affaires entre deux haleaux.
Mais la longueur même de ces délibérations n'a pas été sans
inconvénients. Pendant l'absence de M. Hughes, un trouble indes-
criptible s'est produit dans l'administration australienne; le Par-
lement du Dominion a été frappé de paralysie; personne ne vou-
Jait s'en prendre au Cabinet pendant que le chef en était retenu
au loin; mais les critiques qu'on n'exprimait pas publiquement
n'en étaient que plus vives et plus nuisibles à la bonne marche
des services. En Nouvelle-Zélande, l'impatience est devenue telle
qu'un très estimable ancien ministre, M. Myers, a suggéré que les
Dominions devraient désigner des premiers ministres intérimaires
ou adjoints pour permettre aux chefs de leurs gouvernements de
suivre désormais les conférences impériales sans entraver le tra-
vail des Parlements. A quoi sir Francis Bell, qui remplissait, en
fait,, les fonctions de premier ministre en remplacement de
M. Massey, a répondu que la nomination d'un premier ministre
adjoint ou délégué ne résoudrait pas la difficulté, le délégué
ne pouvant jamais avoir la même autorité que le véritable premier
ministre. Même au Canada, qui est sensiblement moins éloigné
de la Grande-Bretagne, on s'est plaint de l'absence prolongée de
M. Meighen. Comment cependant donner aux Dominions la parti-
cipation qu'ils réclament dans la conduite des affaires extérieures,
s'ils ne sont pas représentés dans un Conseil impérial? Pour essayer
de concilier tant d'intérêts contraires, la Conférence a décidé que les
premiers ministres des Dominions et les représentants de l'Inde se
réuniraient désormais tous les ans ou à des intervalles plus éloi-
gnés, réglés par les possibilités, et que, pour faciliter leurs voyages,
toutes les communications impériales devraient être améliorées.
Mais ce ne sont là que des expédients momentanés, qui ne permet-
tront pas indéfiniment aux nombreux cochers de cet immense atte-
lage de s'entendre entre eux et de mettre tous leurs chevaux à la
même allure.
Dès maintenant, se sont manifestées de sérieuses divergences,
soit de Dominion à Dominion, soit entre certains d'entre eux et la
métropole. C'est ainsi, par exemple, que la question du traitement
des Indiens dans l'Afrique du Sud a mis aux prises le général Smuts
et M. Montagu, secrétaire d'Etat de l'Inde. La Conférence avait voté
une résolution déclarant qu'il y avait « incompatibilité entre la posi-
234
REVUE DES DEUX MONDES.
tion de l'Inde comme membre de l'Empire britannique et l'existence
d'incapacités infligées à des Indiens britanniques dans d'autres par-
ties de l'Empire. » Le général Smuls protesta contre ce vote en allé-
guant que des motifs exceptionnels interdisaient à l'Afrique du
Sud de traiter les Indiens immigrés comme les habitants. Les repré-
sentan s de l'Inde répliquèrent qu'ils ne pouvaient accepter cette
inégalité. On n'a pas songé, pour régler le différend, à consulter la
Société des Nations; mais il a été entendu que les deux Dominions,
intéressés pourraient engager, en dehors de la Grande-Bretagne, des
négociations directes pour arriver à un arrangement. Innovation des
plus graves, car le droit pour les Dominions de traiter les uns avec
les autres, en arrière de la mère-patrie, est une étape de plus sur la
voie de l'émancipation. N'oublions pas qu'au même moment, le
Canada s'apprête à se faire représenter aWashington, pour y dé-
fendre, à sa manière, des intérêts proprement américains, dont
chaque jour augmente l'importance. Dès maintenant, l'Empire bri-
tannique est donc, en réalité, un vaste groupe de nations, éparses
sur toute la surface du globe et séparées, autant que par la distance,
par le développement naturel de leurs forces politiques. Il est à
craindre que le Conseil impérial ne trouve tôt ou tard sur son chemin
des cailloux aussi désagréables que ceux contre lesquels vient de
buter le Conseil suprême.
Cette fois, tout a fini à Londres par des embrassements, mais
l'accord ne s'est fait que par de larges sacrifices réciproques. Dans
l'affaire du Pacifique, c'est l'esprit des Dominions qui l'a emporté.
Pour ménager l'Amérique, ils ont obtenu que l'alliance avec le
Japon, au lieu d'être d'ores et déjà renouvelée, fût simplement consi-
dérée comme prorogée jusqu'à dénonciation. Leur désir eût même
été qu'à l'accord anglo-japonais se substituât un arrangement entre
la Grande-Bretagne, les États-Unis et l'Empire du Mikado ; et dans la
pensée de favoriser cette Cordiale entente d'Extrême-Orient, ils
auraient voulu qu'avant la conférence convoquée par M. Harding à
"Washington, il se tînt à Londres ou, au pis-aller, à Washington, une
réunion préparatoire des Puissances qui se disputent sourdement le
Pacifique. J'ajoute, d'ailleurs, que M. Hughes, qui est un très sincère
ami de la France et qui m'a donné à moi-même, pendant la guerre,
des gages inoubliables de ses sentiments, avait pris soin de déclarer
que le problème du désarmement naval ne pouvait pas être étudié en
l'absence de notre pays. Mais les États-Unis n'ont pas adhéré à l'idée
de deux conférences successives et, dans le rapport final qu'ils ont
BEVUE. CHRONIQUE. 2li">
publié, les premiers ministres de l'Empire n'ont pas caché leur
déception. Dans l'affaire de Haute- Sijésie, c'est, au contraire, l'esprit
de M. Lloyd George qui a prévalu. Non certes ^ue le chef du Gouver-
nement britannique n'ait rencontré, avant de faire triompher sa thèse,
une grande résistance chez ses collègues. Le général Smnts s'est, au
contraire, empressé de recommander à l'Angleterre d'en revenir à la
tradition du splendide isolement et, si le premier ministre néo-
zélandais, l'honorable M. W.-F. Massey, a, en reVanche, fermement
répondu que l'Empire britannique ne pouvait se désintéresser de la
sécurité de la France et avait l'obligation, au moins morale, de
l'assister en cas d'agression nouvelle, il n'en reste pas mi ins que
Bcuthen, Gleiwitz et Kattowilz sont un peu loin de Wellington et que
nous ne saurions attendre de jeunes républiques, nées et grandies
aux antipodes, une vue toujours exacte des dilïicullés européennes.
M. Lloyd George est donc venu à Pans, après s'être fait donner carte
blanche par les Dominions dans l'affaire de Haute-Silésie, et alors esl
arrivé ce qui, depuis de longs mois, était devenu inévitable: la faillite
du Conseil suprême. La faillite, ce n'est pas assez dire : le Conseil est
mort, et il est mort comme il a vécu :
M aviva Argante e tal moria quai visse.
Dans un remarquable article, qui eût mérité d'être intégralement
reproduit par la presse française, le Times a résumé la longue série
des fautes qui ont rendu fatal ce douloureux échec de la dernière
conférence de Paris, et il s'est rencontré avec moi dans les apprécia-
tions que je n'ai cessé de porter ici, depuis un an et demi, sur les
nouvelles méthodes diplomatiques. Les événements n'ont, hélas !
que trop justifié l'opinion dont je me suis obstinément fait l'inter-
prète.
De tous les problèmes qu'avait à résoudre le Conseil suprême,
l'un des plus importants pour l'avenir était assurément celui des
sanctions, l'un des plus urgents et des plus redoutables était celui de
la Haute-Silésie. Les sanctions militaires ont été provisoirement
maintenues; les sanctions économiques ont été, en principe, suppri-
mées pour le 1er septembre. Premier recul. Quant à la question de
Haute-Silésie, le Conseil ne l'a pas résolue ; il a pris une tangente
pour ne pas accuser trop brutalement, devant le monde, les pro-
fondes divergences qui persistaient entre la France et l'Angleterre.
Le renvoi au Conseil de la Société des Nations a eu l'avantage d'épar-
gner aux « principales Puissances alliées » l'humiliation et le péril
23(5 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une rupture. Mais cette procédure a toutes Jes apparences d'un de
ces gestes désespérés auxquels recourent les Assemblées parlemen-
taires, lorsque, ne sachant comment sortir d'embarras, elles ren-
voient les projets aux commissions. La question de Haute-Silésie
reste ouverte, et le Conseil suprême a fait la démonstration publique
de son impuissance à la régler. Comme le Times l'a excellemment
remarqué dans l'article dont je viens de parler, cette banqueroute du
Conseil suprême ne signifie nullement la rupture de l'Entente; elle
marque beaucoup plutôt la fin et la condamnation « de la futile pro-
cédure suivant laquelle ont été conduites jusqu'ici les affaires de
l'Entente. » C'est l'aveu du complet avortementde cette étrange insti-
tution dont je ne me suis pas lassé de dénoncer la dangereuse ano-
malie et à laquelle on avait attribué, avec un incroyable mépris des
Parlements et des peuples, je ne sais quelle olympienne souveraineté.
Que j'ai plaisir à trouver aujourd'hui, dans le grand journal anglais,
un jugement encore plus sévère que le mien ! « Par l'inaptitude de
ses méthodes et le caractère irréfléchi de ses décisions hâtives et
improvisées, le Conseil suprême a fait plus de tort à l'Entente et à la
cause des Alliés victorieux que toutes les intrigues de nos pires enne-
mis. Ces réunions fugitives des premiers ministres, subitement assem-
blés aux heures de crise internationale, avec leurs breakfasts et leurs
lunches à demi publics, avec leurs discours qu'ils prononcent, un
œil fixé sur les courants variables de leur opinion nationale; ces
annonces dramatiques de quelque crise aiguë que les protagonistes
du Conseil suprême sont appelés, espère-t-on, à dénouer par une
brillante inspiration ou par la découverte d'une formule magique,
tout cela crée l'atmosphère la plus défavorable qu'on puisse imaginer
pour une délibération féconde sur des questions internationales très
compliquées. <> Impossible de mieux dire, et l'auteur de cet admi-
rable article a également eu raison d'ajouter que, dans les assemblées
périodiques du Haut Conseil exécutif des Puissances alliées, les qua-
lités qui ont déterminé le succès ne sont malheureusement pas la
connaissance ou l'expérience des affaires diplomatiques, mais les
ressources oratoires, la vivacité des reparties, en un mot, les talents
qui réussissent à la tribune et produisent effet sur des électeurs. Oui,
c'est vrai. Rien n'a été plus pénible que cette reprise à Paris d'une
théâtrale discussion sur la Haute-Silésie, qui a commencé par un
magnifique concours d'éloquence, qui s'est poursuivie par d'élégants
échanges de traits d'esprit et dans laquelle les exports n'ont même
pas été libres de jouer le rôle du soul'lleur.
REVUE. — CHRONIQUE. 231
M. Lloyd George, fort de la pensée commune de l'Empire britan-
nique, mais, tout de même, un peu fatigué, sinon même un peu
agacé, des lungues discussions qu'il avait soutenues dans la confé-
rence impériale, est arrivé a Paris avec une idée très arrêtée sur le
partage de la Haute-Silésie. Il n'en a pas voulu démordre; il l'a dé-
fendue avec une âpreté inaccoutumée, sans rien retenir des proposi-
tions que présentaient les experts. M. Briand se montrait cependant
disposé à la conciliation ; il se rabattait, de guerre lasse, sur la ligne
qu'avait tracée le comte Sforza dans le précédent cabinet italien et
qui, malgré son caractère transactionnel, était encore beaucoup plus
avantageuse pour le Reich que pour la Pologne. Mais M. Lloyd
George est resté intraitable. Il a persisté à réclamer l'attribution â
l'Allemagne de presque toute la riche région qu'on a appelée le
triangle industriel et, dans l'espoir de faire accepter son point de
vue, il a joué la scène classique de la fausse sortie; il a prétexté
qu'il était rappelé à Londres par les affaires d'Irlande et il a fiévreu-
sement bouclé sa valise. Les ministres français ont tenu conseil et
ont refusé de céder. La pièce a aussitôt trouvé, dans une péripétie
savamment préparée, un dénouement provisoire. M. Lloyd George a
donné à entendre que le sort de l'Entente était en jeu, que c'en était
fait, qu'elle allait périr, et au dernier moment, cette malheureuse
Entente, qu'on croyait menacée de mort, a échappé à l'écartèlement,
par un renvoi propice de l'affaire à la Ligue des Nations. M. Lloyd
George a couru à la gare du Nord et les agences se sont bâtées de
calmer l'univers anxieux, en annonçant que l'Entente était sauvée.
Sauvée, c'est entendu. Mais comme le dit toujours le Times, dont
on ne saurait trop méditer, au lendemain de ces tristes incidents, les
observations si fines et si raisonnables, n'est-il pas fâcheux qu'on ait
pris légèrement l'habitude de faire de l'Entente la toile de fond des
représentations données par les hommes politiques ? L'Entente est,
Dieu merci ! autre chose qu'un décor de théâtre; c'est un monument
solide qu'ont édifié deux grands peuples, conscients de leurs intérêts
permanents, et qu'Us ne laisseront pas détruire. Enterrons donc, j'y
consens volontiers, le Conseil suprême ; mais ne laissons pas croire
qu'il a sacrifié sa pauvre vie débile et agitée à l'avenir de l'Entente.
C'est lui, au contraire, c'est sa procédure néfaste et ostentatoire, ce
sont les perpétuelles luttes d'amour-propre et de vanité dont il a été
la cause, ce sont les secrètes rivalités entre des « moi » qui veulent
occuper plus d'espace, c'est la précipitation tapageuse, le goût de la
publicité, le dédain affiché de l'expérience diplomatique, qui ont
238 REVUE DES DEUX MONDES.
risqué de compromettre et de briser l'Entente. Souhaitons, du moins,
que cette douloureuse leçon ne soit pas perdue. Faussée par ces
longues et malencontreuses pratiques, l'Entente elle-même a mainte-
nant besoin d'être redressée. Il faut que la France y reprenne la place
à laquelle elle a droit et qu'elle n'y apparaisse plus comme un « bril-
lant second ; » il faut qu'un traité dont l'Angleterre a été l'une des
principales inspiratrices soit aussi scrupuleusement respecté dans les
parties qui nous intéressent que dans les clauses qui lui profitent ; il
faut que les concessions que la peur maladive de voir nos amis
rentrer dans leur île nous a entraînés à leur faire ne leur donnent pas
l'illusion que nous sommes prêts à des concessions indéfinies.
Mais aujourd'hui que la session du Conseil suprême a été clôturée
par ce que la Nation belge a très justement appelé un procès-verbal
de carence, que va-t-il advenir de la Haute-Silésie? M. Lloyd George
et M. Briand ont déclaré qu'ils accepteraient sans réserve la décision
que prendrait la Société des Nations; et M. Lloyd George a même été
jusqu'à parler, devant la Chambre des Communes, d'un jugement
que prononcerait cette Société. Il va sans dire que les Gouverne-
ments auront à s'approprier cette décision, quelle qu'elle soit, et à
en prendre la responsabilité. Autrement, il ne resterait rien ni de
l'article 88 du traité de Versailles, ni de l'annexe, car ce sont Ips
« principales Puissances alliées et associées, » et non la Société des
Nations, que le traité charge de fixer la ligne frontière. Mais, n'étant
pas parvenus à se mettre d'accord, les membres du Conseil suprême
avaient évidemment le droit de demander une consultation à la
Société des Nations, môme en s'engageant, les uns vis-à-vis des
autres, à respecter l'avis qui leur serait donné. Ils sont obligés
par le traité de déterminer la frontière, mais ils ne doivent compte,
ni à l'Allemagne, ni à la Pologne, des moyens qu'ils emploient pour
former leur conviction. Aux termes de l'article 11 du Covenant,
« tout membre de la Société des Nations a le droit, à titre amical,
d'appeler l'attention de l'Assemblée ou du Conseil sur toute circon-
stance de nature à affecter les relations internationales et qui menace
par suite de troubler la paix ou la bonne entente entre nations, dont
la paix dépend. » C'est à cet article que s'est référé le Conseil
suprême pour saisir, non pas l'assemblée plénière de la Société,
mais son conseil, qui, d'ailleurs, aux termes de l'article 4, « connaît
de toute question rentrant dans la spbère d'activité de la Société ou
affectant la paix du monde. »
Bien entendu, il ne s'agit pas d'un arbitrage et le mot de juge-
REVUE. — CHRONIQUE. 239
mentdontse sert M. Lloyd George est tout à fait inexact. L'article 12
a soin de distinguer l'arbitrage et le simple examen du Conseil.
Qui dit arbitrage dit compromis et sentence. Il ne saurait y avoir
de compromis entre les Puissances alliées sur une question qui
intéresse l'Allemagne et la Pologne, et il ne saurait y avoir de sen-
tence de la Société dans une affaire qui relève des Puissances
alliées. La Société ne peut donc procéder aujourd'hui en la même
qualité que dans l'affaire des îles d'Aland, dans laquelle la Suède
et la Finlande s'en sont rapportées à son arbitrage, ni non plus au
même titre que si elle était investie par le traité d'un droit propre,
comme, par exemple, dans les décisions à prendre sur le plébiscite
d'Eupen et de Malmédy (article 34), ou sur l'administration de la
Sarre (article 49), ou pour la garantie de la liberté de Dantzig
(article 103). Elle n'a, cette fois, à intervenir que comme une sorte
de comité consultatif, et si MM. Lloyd George et Briand se sont
personnellement obligés à suivre ses indications, c'est là un enga-
gement d'honneur, qui est évidemment sacré pour chacun d'eux,
mais qui n'a rien à voir avec le traité.
La Société est maîtresse de recueillir, pour éclairer son avis,
toutes les informations qu'elle jugera nécessaires. Elle peut procéder
à des enquêtes, entendre des témoins, interroger l'Allemagne et la
Pologne, envoyer des délégués sur place. Il est donc malheureuse-
ment très vraisemblable que le sort de la Haute-Silésie ne sera pas
réglé demain et il reste à craindre que, malgré les platoniques aver-
tissements du Conseil suprême à l'Allemagne et à la Pologne, nos
troupes d'occupation ne soient encore exposées à de périlleuses sur-
prises. On s'est demandé avec quelque inquiétude si une nouvelle
cause de retard ne proviendrait pas de l'article 5 du Covenant, qui
dispose : « Sauf disposition expressément contraire du présent pacte
et des clauses du présent traité, les décisions de l'Assemblée ou du
Conseil sont prises à l'unanimité des membres de la Société repré-
sentés à la réunion. » S'il fallait attendre cette unanimité, il passe-
rait quelques cubes d'eau sous les ponts de l'Oder avant la solution
définitive. Rien ne permet, en effet, de supposer que les thèses de
l'Angleterre et de la France se rapprocheront plus aisément devant
la Société des Nations, que devant le Conseil suprême. Mais, une fois
encore, la Société ne peut pas avoir à prendre une décision propre-
ment dite. Si elle en prenait une, l'Allemagne ou la Pologne serait en
droit de prétendre que le traité de Versailles est violé et de refuser de
s'incliner. Les différends qui sont portés devant le Conseil el qui ne
240 BEVUE DES DEUX MONDES.
sont pas soumis à l'arbitrage, peuvent toujours eux-mêmes, d'après
l'article 15, donner lieu à un rapport rédigé à la majorité ; il paraît, à
plus forte raison, en être de même d'un simple avis. Nous n'avons
donc pas à craindre d'être poussés dans l'impasse où nous eût enfer-
més l'obligation de l'unanimité. Nous ne devons pas, en revanche,
nous dissimuler qu'une question qui intéresse au plus haut degré,
non seulement l'avenir d'une nation amie, la Pologne, mais notre
propre sécurité nationale, va se trouver, en fait, réglée par des pays
qui ont tout à en apprendre d'alpha à oméga.
Le Conseil suprême comprenait la Grande-Bretagne, la France,
l'Italie, le Japon et un représentant officieux des États-Unis, Mr. Har-
vey; le Conseil de la Société des Nations ne comprend plus, ce que
nous ne saurions trop regretter, aucun délégué des États-Unis; il est
composé de huit membres, qui sont, outre les quatre autres Puis-
sances du Conseil suprême, la Belgique, le Brésil, le Chine et l'Es-
pagne. Pour que la France, qui, grâce à l'habileté de M. Lloyd
George, avait fini par se trouver à peu près seule dans le Conseil
suprême, obtint la majorité dans la Société des Nations, il faudrait
donc qu'elle recueillît les suffrages réunis de l'Espagne, de la Chine,
du Brésil et de la Belgique. La défaillance d'un seul de ces États
aurait pour effet de couper le Conseil en deux, et il n'y aurait pas de
majorité. C'est assez dire que la procédure adoptée rend de plus en
plus problématique le succès de la thèse française, si conforme
qu'elle soit aux résultats du plébiscite, à la justice et à l'intérêt de la
paix. Si elle échoue, nous aurons assurément la ressource de mau-
dire les juges que" M. Lloyd George prétend que nous nous sommes
donnés. Mais quel singulier spectacle que de voir des nations victo-
rieuses, sinon se donner volontairement des juges, du moins se
soumettre aveuglément à un avis qu'elles ignorent! et quelle misère
de les entendre avouer qu'elles se sentent incapables de tirer elles-
mêmes parti de leur victoire 1 Lorsque, l'autre jour, dans un bel
article de la Revue hebdomadaire, un jeune député de grand talent,
M. Paul Reynaud, parlait de la vraie paix, « de celle qui était si belle
pendant la guerre », était-il trop sévère pour la paix que se font au-
jourd'hui les Alliés? « Ce qui me dégoûte de l'histoire, disait, je crois,
Mme du Deffand, c'est de penser que ce que je vois aujourd'hui sera
de l'histoire un jour. »
Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant :
René Doumic.
L'APPEL DE LA ROUTE
PREMIERE PARTIE
TROIS AMIS
La vie courante est parsemée d'extraordinaires rencontres.
Toutefois il est rare qu'on s'en étonne. Pris entre l'alter-
native d'un hasard inexplicable ou d'une volonté mysté-
rieuse qui guide les hommes, on détourne les yeux d'un pro-
blème devenu indifférent à force de se présenter, et l'on se croit
quitte de solution en décrétant que le monde est très petit!
Qu'un soir de 1918, au retour de la guerre, nous nous
soyons ainsi retrouvés, trois camarades d'enfance, à la terrasse
du café de la Paix, et que, pris du désir de mieux nous informer
les uns des autres, nous ayons décidé de diner ensemble au
cabaret, ceci, j'y consens, n'a rien que de naturel. Mais qu'ayant
suivi, à partir du collège, des carrières parfaitement divergentes,
qu'ayant vécu l'un à Versailles, l'autre à Paris, le dernier dans
une ville retirée de Bourgogne, nous ayons été chacun témoin
d'une des faces d'un drame unique; que de plus, sans nou-
donner le mot ni d'ailleurs soupçonner où nous allions, nous
ayons eu l'idée, ce soir-là, de raconter ce que nous en avions
vu, et découvert de cette manière qu'au total nous avions
assisté à wie même aventure; qu'enfin nous soyons aujour-
d'hui encore les seuls à le savoir, tandis que les acteurs eua:.
mêmes l'ignorent, voilà en revanche de quoi provoquer chez
Copyright by Edouard Estaunié, 1921.
tome lxv. — 1921. Ift
242 REVUE DES DEUX MONDES.
luut être qui réfléchit un « pourquoi » d'autant plus anxieux
que nulle réponse n'y peut être donnée.
Quoi qu'il en soit, telle fut l'impression produite alors sur
chacun de nous que je me sens en mesure de rapporter ici non
seulement les récits dont s'illustra une soirée si singulière, mais
les propos beaucoup plus vagues qui leur servirent de prétexte
ou de préface, comme on voudra.
Ils commencèrent, si j'ai bonne mémoire, le repas terminé,
à ce moment où, les coudes sur la table, la cigarette allumée, et
humant l'odeur d'une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant
le mot d'un humoriste, de souscrire à l'immortalité de l'àmc.
En réalité, nous ne nous étions guère entretenus auparavant
que de choses indifférentes. Comme ceux qui ont vraiment fait
la guerre, nous avions surtout le besoin de n'en plus parler
Donc, en réponse aux questions sur nos destins divers, chacun
s'était contenté d'esquisser à larges traits sa vied1 avant. J'appris
ainsi que mon ami Tinant, devenu professeur libre et passable-
mentvagabond, enseignait en dernier lieu au collège R** a Paris;
que Pierre Duclos, a'u contraire, avait sagement chaussé les
souliers de son père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de
l'hôpital de Semur; enfin aucun de nous n'était encore marié.
Que le rude effort d'une existence parait peu de chose quand on
le résume de la sorte pour l'édification d'un labadensl
Mais, à peine ces renseignements fournis, il avait semblé que
l'intérêt de la réunion fût épuisé et notre curiosité à bout de
souffle. Très rapidement la conversation prit un ton neutre, ce
je ne sais quoi d'un peu gêné, propre aux entretiens où l'on
désire marquer n'être pas entre indifférents, et où l'on ne
saurait cependant livrer ses pensées intimes. A l'élan des pre-
mières effusions succédait une fatigue intérieure, peut-être la
désillusion de nous retrouver en somme aussi étrangers qu'avant
nos confidences, si bien, je le répèle, qu'une fois le café servi,
nous étions mûrs pour une parfaite mélancolie, ou, ce qui
revient au même, pour un débat métaphysique.
Et ce fut alors, précisément pour couper court à un silence
qui menaçait, que Pierre Duclos, le premier et sans le vouloir,
entra dans le chemin où nous attendait la surprise des récils que
je souhaite rapporter.
— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a traversé
quatre années assez rudes; quels enseignements en avez-vous
l'appel de la boute. 243
tirés? Pour ma part, aucun... A peine une ou deux lumières
sur des choses que je savais. Par exemple, il est clair que la
guerre n'est que souffrance, un grand torrent de souffrance rou-
lant à la même heure dans son Ilot imbécile une portion d'hu-
manité ; mais c'est de la souffrance collective, de la souffrance
dans le bruit. lié bienl je comprends maintenant très bien pour-
quoi les charlatans opèrent au milieu de la foule et au son de la
caisse : ce n'est pas pour étouffer les cris du patient, c'est que
la sensibilité de chacun en devient beaucoup moindre. A parler
franc, une guerre nouvelle m'effrayerait moins que la paix qui
guette chacun de nous, car la paix est silencieuse et l'on y est
solitaire. i. Autre indication encore : je soupçonnais, j'étais même
convaincu que la souffrance tire son origine le plus souvent de
sources irresponsables, inconscientes de l'œuvre qu'elles font.
Dans la vie normale, on va, on vient, on parle, on n'a aucune
intention mauvaise, et parce qu'on a passé à droite plutôt qu'à
gauche, prononcé un mot au lieu d'un autre, à distance, quel-
qu'un est frappe, auquel on ne songeait pas, dont on ignorait
même parfois l'existence. Toutefois, ce jeu de la bête humaine,
fabriquant le mal à la manière d'une sécrétion, ne m'était apparu
que par éclairs et dans des cas que je croyais exceptionnels. La
guerre, au contraire, l'a illuminé. Un homme épaule, vise dans
une direction donnée, parce que telle est la consigne. Le coup
part; un corps tombe; et le meurtrier ne connaît pas la victime,
il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même parfois s'il a
tué. Simplement, il a fait son métier d'homme... Et voilà...
Nous aussi allons continuer de le faire, plus ou moins... Seule-
ment, plus de coups de feu pour avertir, plus d'abris pour se
prologer, les balles viendront on ne sait d'où. La guerre encore,
mais celte fois contre l'insoupçonnable et où l'on tombe sans
témoin... tout à. fait seul...
Je me rappelle qu'en parlant, Pierre Duclos avait pris une
cuiller et scandait chaque début de phrase d'un heurt sur sa
soucoupe, comme pour donner plus de force à ce qu'il disait. Il
s'exprimait cependant avec une certaine hésitation, h la manière
d'un homme qui, après avoir longtemps médité des pensées fami-
lières, s'efforce, sans y parvenir, de leur trouver une traduction
satisfaisante.
Je répliquai avec un peu d'ironie :
— Si c'est là toute la joie que te procure la vue des dra-
244 REVUE DES DEUX MONDES.
peaux aux fenêtres, je la trouve mince. Pour fâcheuse que nous
apparaisse l'obligation de recommencer une carrière, la paix
n'en a pas moins un visage plaisant. Je ne me sens point non
plus si féroce que tu dis : surtout, j'ai garde de dédaigner une
existence que tu es, autant que moi, ravi de posséder encore.
Tinant dit à son tour :
— Sans dédaigner la vie, il est loisible d'en examiner le
mécanisme. Quant à en tirer une conclusion, autant rêver de
la suppression des catastrophes, une fois monté dans le train
qui vous emporte vers elles 1
La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :
— Ai-je prétendu autre chose qu'établir un constat? Je
répète que la paix institue l'état de guerre individuel. Qu'il le
veuille ou non, l'homme crée de la souffrance pour quoi que ce
soit qui l'approche.
Je ripostai :
— Et tout l'effort de l'homme n'a d'autre objet que de sup-
primer cette souffrance : accorde cela qui pourra!
— Accorder entre elles des contradictoires, souffla Tinant,
est également le propre des humains : témoin la Croix-Rouge et
la bataille...
Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait déjà :
— L'effort de l'homme est aussi tout entier dirigé vers le
bonheur : en sommes-nous moins malheureux ? Entre nos
vœux ou nos tentatives et la réalité, se dresse toujours,
infranchissable, l'obstacle des lois physiologiques. De même
qu'abandonné, un champ se couvre d'orties et de chardons sans
que jamais du blé s'y mêle, pareillement, livré à lui-même, le
monde ne produit que souffrance et ne supporte qu'elle. Oh! je
ne demande même pas pour quelles raisons on est frappé! Les
faits immédiats me suffisent. L'universalité de la souffrance et
sa nécessité, voilà au fond le mystère qui n'a cessé de me hanter
durant la campagne, et ce ne seront ni l'armistice, ni la vic-
toire, ni la paix qui l'empêcheront de nous guetter encore au
tournant de l'heure!
— D'où vient le mal? à quoi peut-il servir? soupira de
nouveau Tinant. Problèmes très anciens et dont aucune méta-
physique ne s'avisa sans trébucher. S'il y a un Dieu, comment
tirer le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci tourne-
\-'ù toujours du mauvais côté? A ces questions, jamais de
l'appel de la route. 245
réponse. Toutefois, l'humanité, résignée, a cessé d'en gémir:
Duclos, tu retardes...
Je le regardai. Bien qu'un sourire sceptique animât sa
lèvre, l'expression de son visage était devenue très grave. Après
tout, peut-être avait-il comme Duclos l'appréhension des temps
qui allaient venir.
— Bahl m'écriai-je, que nous importent les métaphysiques
et ce qu'inventèrent les philosophes? Je n'ai, pour ma part,
jamais constaté qu'une loi de nature fût sans bénéfice pour les
vivants. Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne peut être
qu'une nécessité bienfaisante I
Ils s'exclamèrent. Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté
par la contradiction, j'insistai :
— N'est-il pas reconnu que la souffrance transforme les
êtres en les améliorant? Au physique, elle sert de garde-fou
contre les excès possibles. Au moral, elle martèle les âmes, en
tire des 'accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie ceux
qu'elle dévore 1
— Entendu, coupa Tinant, il parait qu'elle aide les incroyants
à se convertir !
— A moins qu'elle ne jette les croyants dans la révolte!
poursuivit Pierre Duclos en haussant les épaules.
Et il conclut :
— Car cela seul est évident que la souffrance est injustel
— Ou incompréhensible, précisa Tinant.
— Incomprise plutôt 1 inlerrompis-je
— C'est pirel
Dans l'ardeur de la discussion, nous nous étions levés. La
passion que nous apportions soudain était vraiment curieuse.
Aucun de nous toutefois ne songeait à s'en apercevoir.
Et c'est alors que, poussé par je ne sais quelle obscure intui-
tion, je déclarai :
— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple concret vau-
drait mieux qu'une heure de théorie. Donnez-le moi, et je me
fais fort d'y découvrir la justification de cette souffrance que
vous nommez une injustice et qui n'est peut-être que le ressort
le plus efficace de la vie!
— Des exemples ! s'écria Pierre Duclos. En veux-tu un ?
— Certes!
— Quels que soient les faits apportés par Duclos et la
246 REVUE DES DEUX MONDES.
conclusion qu'on en tirera d'avance, je m'engage a en apporter
d'autres, montrant des résultats inverses, s'exclama Tinant.
— Soit, toi aussi, tu parleras 1 Et après... après, parions
que nous conclurons comme j'ai dit, ou, si l'on n'y parvient
pas, c'est que, ainsi qu'il arrive trop souvent, nous n'aurons eu
devant nous que des apparences, l'essentiel nous ayant échappe'.
— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, lu demandes?...
— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, toutefois...
— Laquelle ?
— Pas de récit de guerre.
— Hé! mon cher, n'ai-je pas dit tout à, l'heure que le vrai
tragique se rencontre surtout en temps de paix, \h où personne
ne le soupçonne?
D'un commun accord, chacun retournait déjà vers sa place.
\'n instant, le bruit du boulevard déferla seul dans la pièce,
différent de jadis, plus vulgaire et moins varié. Pierre Duclos,
ayant avalé d'un trait son café et repoussé la tasse, commença
ensuite le récit annoncé. Tinant et moi, nous nous attendions
à une brève anecdote : mais de môme que tous * ignoraient
pourquoi la conversation avait pris ce tour inattendu, nous ne
pouvions prévoir quels sentiers nous allions suivre, ni la lumière
qui nous attendait au bout.
L'UN D'EUX COMMENCE
I
Il est superflu d'affirmer que je ne cacherai rien, sauf les
noms. Qu'importent ceux-ci? le fond seul est en cause. Je n'ai
pas non plus été témoin de tout : j'ai vu certaines choses, j'en
ai deviné d'autres... Qu'importe encore? on n'est jamais en
somme le témoin complet d'une pensée : cela empêche-t-il d'en
inférer des conclusions que nous jugeons certaines? En revanche,
je ne ferai point mystère du lieu où l'aventure se déroula. Une
maison, une rue, une ville sont des éléments essentiels à défaut
desquels on n'explique pas des actes parfaitement clairs : et tel
dénouement, impossible à Paris, avenue de Messine, devient au
contraire seul acceptable h Semur.
Mais j'oublie qu'en bons Dijonnais vous no connaissez pas
Semur ou ne l'avez parcouru qu'en passant...
L'APPEL DE LA ROUTE. 247
Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, cernée par
une rivière de toutes parts, sauf en un point qui est un isthme
étroit par où la falaise se rattache au plateau. Le plateau, lui-
même, pris entre les pinces de la rivière, a peine à s'approcher
et n'y parvient qu'en s'efh'lant en pointe.
11 va de soi que, dans les temps anciens, une forteressse cou-
ronnait la falaise, tandis que la ville, collée de son mieux au
réduit tutélaire, tassait pêle-môle à l'extrémité du plateau son
beffroi, sa cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une époque
vint où la forteresse parut moins redoutable. Déjà, sous
Louis XI, elle comptait peu. Henri IV lit mieux et, pour se ven-
ger de quelques ligueurs retardataires, la démantela. Aujour-
d'hui, seules, une ligne de murailles et quatre tours colossales
demeurent encore, témoignant de la vengeance du roi, aux
yeux d'un peuple qui ne s'en soucie plus.
Ne jugez pas inutile ma digression... Sans elle, vous
n'auriez pas compris la séparation de Semur en deux parties
distinctes et même encore rivales : celle du plateau ou vieille
ville, fleurie de maisons du xive et du xve siècle : celle du châ-
teau, bâtie à la fin du grand siècle, et composée de demeures
solennelles à son image. Gomme sous le bon duc Philippe, la
première uniquement s'obstine à vivre. L'autre qui a nom le
Rempart dort dans sa grandeur sans témoins, et son pavé, quand
on le foule, rend le son d'une dalle de cloître.
Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour est déli-
cieux, les terres parmi les plus riches, mais le rucher se vide,
insecte par insecte, au fil des jours. Pourquoi? on ne sait pas..."
Dans les rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons.
Ni passants, ni voilures. On s'étonne qu'il y ait encore des
marchandises aux étalages. Un chat dort à la vitre du libraire,
entre des cartes de visite jaunies par le soleil, une photographie
de l'hôpital et d'anliques porte-monnaies. Tel quel, cependant,
je trouve adorable mon coin natal. Pas une pierre qui n'y parle
d'histoire, une église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe
à l'issue desquelles se découvre chaque fois un horizon surpre-
nant, enfin partout un air de discrétion, une manière distin-
guée de vous envelopper dans du silence, sans que vous vous
sentiez tout à fait solitaire. Ce n'est que chez nous que se ren-
contrent pareille ardeur à ne jamais paraître, et tant d'ingé-
niosité à tout savoir, quitte ensuite à tirer de l'humble fait
248 REVUE DES DEUX MONDES.
divers journalier une leçon générale, voire des lois à appli-
quer à l'univers.
Et maintenant, venons au fait.
En 1907, de retour chez mon père, à Semur, je commen-
çais à prendre sa clientèle. Or, un soir, vers onze heures, un
coup de marteau frappé à la porte avec une vigueur inaccou-
tumée, nous fit tressaillir l'un et l'autre. Les domestiques
étaient couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :
— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu'on nous veut.
J'obéis. A peine avais-je penché la tète au dehors qu'une
voix de femme s'éleva :
— C'est pour avoir le docteur tout de suite. Mrae Lormier
s'est trouvée mal; on croit qu'elle va passer.
Je me retournai vers mon père :
— Tu as entendu ?
Il répliqua :
— Naturellement, il faut y aller. Je n'ai jamais soigné les
Lormier, mais puisqu'on vient à pareille heure, le cas doit être
sérieux.
En hâte, j'allai donc passer un vêtement convenable et, trois
minutes après, je trouvais en bas une servante qui, redevenue
paisible une fois sa commission faite, allait et venait sur le
trottoir. On partit.
Tout en marchant, je m'informai et démêlai, à travers des
réponses assez embrouillées, qu'il s'agissait probablement d'une
attaque, — un de ces cas, en effet, où la présence immédiate
du médecin peut être utile, mais où, hélas! la médecine est par-
fois, quoi qu'on tente, d'un bien pauvre secours.
Je ne connaissais pas de nom les Lormier : encore moins
savais-je où ils gîtaient. Très vite, je compris que ce devait
être au Rempart. En effet, quelques minutes plus tard, nous
passions devant l'hôpital, et cinquante mètres au delà, nous
nous arrêtions devant une porte. La servante prit une clé dans
son trousseau, la serrure grinça, le battant s'ouvrit : nous
étions au but.
Pour vous représenter ce qu'était la maison Lormier et
l'étonnement qu'elle me donna, rappelez-vous qu'au Rempart,
la moindre bâtisse fait figure de palais. Celle-ci était au contraire
étroite, et haut sur pattes. Elle n'avait que deux fenêtres de
façade; en revanche, trois étages, dont le dernier mansardé, lui
L APPEL DE LA ROUTE.
249
donnaient un air de gratte-ciel, exagéré par la pénombre de la
nuit. Pareillement on voit des plantes privées de soleil allonger
le cou démesurément, sans que les feuilles, le long de la tige,
parviennent à s'étaler.
A l'intérieur, l'impression était pire : un corridor étroit qui
tenait lieu d'antichambre, un escalier juste large pour laisser
passer une personne, des plafonds bas à les toucher de la main,
bref un arrangement tel que, dans tout le Rempart, on n'en
devait point trouver de pareil.
— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.
Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par une bougie,
dont on se demandait si elle était atelier ou salon. A côté de
meubles anciens y voisinaient en effet un tour, une table à
dessin et nombre d'outils de mécanicien, le tout dans un par-
fait désordre et dans la poussière.
Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un ouvrier arrivé
ou un bourgeois avare? » Je n'eus d'ailleurs pas le loisir de
décider. Déjà, une femme venait de paraître.
— Ah! c'est vous qui venez? fit-elle d'une voix sourde. —
Elle s'attendait sans doute à voir mon père. — Je crains que
vous n'arriviez bien lard... allons...
Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante de la
bougie qu'elle avait prise aussitôt. Nos pas firent crier les
marches de l'escalier. En vain avançais-je avec précaution, on
aurait pu croire qu'une troupe de gens montait. Puis, au pre-
mier, j'aperçus une chambre ouverte, un corps étendu sur un
lit défait... La malade était là : je cessai d'observer l'extérieur,
pour ne plus m'occuper que de la sauver, si l'on pouvait..
Je ne m'étais pas trompé : au premier coup d'œil, je reconnus
une attaque qui, sans doute, ne pardonnerait pas. Toutefois
j'avais besoin de détails, et c'est à ce moment qu'il faut placer
ma première vision des acteurs du drame, vision à ce point
inoubliable que le temps n'en a rien effacé.
Imaginez, je vous en prie, le décor où nous sommes, une
pièce vaste, très basse de plafond, où la nuit règne. Les meubles
sont à peine distincts, à peine la cheminée : sur une paroi seu-
lement l'alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci, le lit,
car à la tête de ce dernier, la servante tient une lampe levée
juste au-dessus de la malade qui, de son regard fixe, semble
vouloir dévorer la clarté hallucinante... Moi, je n'interroge
250 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord que ce visage : figure sèche et longue, cheveux gris
épars, regard terne et bleu. Mais voici qu'avant de rien décider,
je lève la tète pour demander comment la chose est venue, et
tout à coup je les vois... Ils sont, tous deux, à l'autre bout du
lit. Ce n'est pas la mourante, c'est moi qu'ils surveillent avec une
telle acuité d'attenlion que je crois sentir une morsure. Légè-
rement inclinés, eux aussi reçoivent en pleine face le choc de
la lumière, cependant qu'en arrière le noir reprend, les murs
s'effacent.
L'homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante ans. Il est
en chemise de nuit et gros veston de laine. Autant qu'on en
peut juger encore, il a dû jadis être assez beau, mais on ne s'en
aperçoit pas, lanl il n'y a place sur ses traits que pour une dis-
cordance frappant jusqu'au malaise. D'une part, le front, la
courbe du nez, les contours de la bouche, tout le modelé des
chairs expriment la timidité ou peut-être la peur, et d'autre
part, les yeux ont un éclat insupportable. L'iris et la pupille
y étant rigoureusement du même noir, on dirait des yeux
vernis; ce sont à la fois des yeux où on ne lit rien, et des yeux
volontaires : exactement le contraire du reste du visage.
A côté, la fille... Sans âge visible, et laide. Il est très difficile
d'expliquer à quoi tient la laideur d'une femme. Maintes fois
depuis lors, j'ai revu Mlle Lormier : pas plus aujourd'hui
qu'hier je ne saurais définir d'où venait sa disgrâce. Je répète
qu'elle était laide absolument... eî pourtant, là encore comme
pour le père, une discordance éclatait entre l'àme et l'étui ;
derrière cet écran de muscles tirés comme une chevelure de
pensionnaire, jaunes comme des feuillets d'incunable, on pres-
sentait la (lamme, je ne sais quoi de hardi, peut-être des pas-
sions sans frein, de toutes manières une vie ardente qui cache
ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.
Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante déposa la
lampe sur la table de nuit : la vision disparut.
— Qu'augurez-vous? dit en même temps M. Lormier.
Je me contentai de hocher la tète. Aucun mot nouveau, aucun
geste n'accueillit ma réponse décourageante. Bien mieux,
je- crus sen'ir qu'un autre verdict aurait déçu. La malade
intéressait moins, peut-être, que sa disparition. Que de drames
muets j'aurai ainsi côtoyés, et qu'il faut ignorer, après les avoir
entrevus 1
l'appel de la route. 251
Je passe sur la suite qui n'eut rien de particulier. Vainement
je pratiquai la saigndo d'usage et le reste. A trois heures du
matin, Mme Lormier expirait. Aucun de nous, cela va de soi,
n'avait quitté la chambre.
A l'annonce de la fin, Ml,e Lormier vint s'agenouiller aux
pieds de sa mère, mais ne l'embrassa point. M. Lormier aban-
donna la fenêtre où il surveillait le juur naissant, contempla
gravement les yeux qui ne verraient plus jamais et s'inclina en
murmurant :
— Que la paix soit avec elle 1
Après quoi, je m'éloignai. Le spectacle de la mort laisse
toujours un malaise. Mais cette nuit-là, avouerai-je que j'eus
plus de peine que d'ordinaire à le dissiper? C'est qu'aussi, en
dépit des apparences, j'avais assisté rarement à une fin plus
solitaire...
Le lendemain, j'interrogeai autour de moi. Qu'étaient ces
Lormier? D'où venaient-ils? Pourquoi ne les rencontrait-on
jamais?
En réalité, on en connaissait peu de chose. Etablis depuis
quelques années à Semur, ils n'y avaient pas noué de relations.
Madame, très pieuse, passait pour conduire sa maison avec
maîtrise, mais sans douceur. On tenait au contraire Monsieur
pour un original sans conséquence. Il s'occupait, parait-il, de
travaux scientifiques et eût certainement fait partie de la Société
des Arts et des Sciences, si l'on n'avait craint de se heurter à un
refus imposé par sa femme. Mademoiselle, enfin, ne comptait pas.
On se bornait à la plaindre d'être laide.
— Quelle fortune?
— Aucune, probablement, ou fort mince.
Ce que je vis au service funèbre de Mme Lormier ne put que
confirmer ces dires sans y ajouter rien. Dans le cortège ne
figuraient que des ecclésiastiques et quelques voisins. On s'y
contenta d'une messe basse. A )a minute des serrements de
main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me remercia en termes
mesurés. Sa fille ne parut pas me reconnaître. Ni l'un ni l'autre
ne paraissaient souhaiter me revoir. Je n'avais aucune raison
non plus pour m'y intéresser. Si bien que je les laissai, convaincu
d'avoir eu affaire à une clientèle de hasard, celle que nous
nommons sans grâce les profils et pertes de profession.
J'avais mal compté puisque, deux mois plus lard, un matin
252 BEVUE DES DEUX MONDES.
cette fois, la même servante vint de nouveau frapper à ma
porte et me réclamer d'urgence pour Mademoiselle : désormais
les Lormier étaient devenus mes clients.
En arrivant devant leur maison, je ne sais si je ressentis plus
la satisfaction d'être ainsi rappelé, malgré les tristes souvenirs
attachés à ma première venue, ou celle de contenter une
curiosité demeurée entière, malgré les apparences. Toujours
est-il que la servante n'eut pas à me prier de presser le pas. Il
n'y eut pas besoin non plus de tirer des clés devant la porte :
au bruit de notre approche, celle-ci s'ouvrit d'elle-même et
M. Lormier parut.
Tout de suite, à son air tendu, au timbre de sa voix, à cette
attente même dès le seuil, je compris que l'impassibilité d'an-
tan n'était plus de saison. J'en fus même effrayé : allais-je me
heurter à un nouveau désastre?
— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, murmura-t-il.
Et m'entrainant aussitôt vers l'escalier, il m'expliqua briève-
ment comment sa fille avait été prise une demi-heure aupa-
ravant d'une crise de suffocations et de douleurs telles qu'il
redoutait une angine de poitrine. Par bonheur, depuis un
instant, le mal venait de s'apaiser... Tout cela exprimé en
termes concis. J'admirais la netteté de l'analyse. Mais en même
temps, je sentais, derrière la façade des explications spécula-
tives, la houle d'un immense émoi. Ah I nous étions loin du
premier soirl
Heureusement pour tous, la supposition de M. Lormier était
absurde. Je trouvai sa fille étendue sur une chaise-longue, dans
la chambre du dernier étage. Bien qu'assez lasse, elle m'expliqua
à son tour ce qu'elle avait éprouvé. Elle aussi s'exprimait claire-
ment, comme son père, et d'une manière encore plus nette.
Après avoir écouté, j'eus plaisir à rassurer tout le monde-
Rien de sérieux, des névralgies passagères, il paraissait même
inutile que je revinsse. Je joignis à mon avis quelques propos
d'usage, tout en considérant la pièce, — juste le temps de dé-
couvrir que des fenêtres on découvrait l'hôpital et les deux rues
du Rempart, — et je m'empressai de partir, d'autant plus décidé
à me montrer discret que je me sentais moins disposé aie rester.
J'étais déjà dans le corridor d'entrée quand la voix de
M. Lormier me rappela.
— Docteur I encore un mot...
l'appel de la route. 253
Etonné de le trouver derrière moi, je répondis :
— De quoi s'agit-il ?
— Entrons d'abord dans mon cabinetque voici...
Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la porte de la
pièce bizarre où j'avais attendu le premier soir, entre des outils
de serrurier et des sièges Louis XVI authentiques et m'obligea
à passer le premier.
De plus en plus surpris, je me laissai faire, acceptai le siège
qu'il m'offrait et attendis qu'il s'expliquât.
Cependant, après avoir soigneusement vérifié que personne
ne nous avait suivis, il revenait devant moi et, silencieux, me
considérait. J'ai déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce mo-
ment, je me sentis fouillé par eux jusqu'à l'âme.
— Qu'y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez dit? mur-
mura-t-il enfin.
Si calme qu'il s'efforçât de paraître, un imperceptible trem-
blement agitait sa voix. De même, ses mains qu'il tenait
cachées dans les poches du veston, devaient se crisper pour
résister à l'assaut nerveux que subissait son corps.
— Ce qu'il y a de vrai ?... répétai-je. Mais... tout... natu-
rellement.
Encore ses yeux s'appesantirent sur moi, mesurant la capa-
cité de mensonge professionnel dont j'étais capable. Il approcha
ensuite d'un pas.
— Etes-vous seulement capable de la sauver? Les médecins
peuvent si rarement quelque chose !
Je haussai les épaules.
— Si c'est là votre inquiétude, fis-je assez rudement, il
était fort inutile de me retenir et de perdre votre temps. Je
répète qu'avant quinze jours ce sera une affaire oubliée.
Du coup, ses yeux m'abandonnèrent.
— Quinze jours!... quel délai 1...
Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. Il semblait
avoir oublié ma présence, absorbé tout entier par je ne sais
quelle préoccupation qui le dévorait. Quand il revint en face
de moi, je m'aperçus avec étonnement qu'il pleurait.
— -Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous? je n'ai plus que
ma fille...
— En effet, murmurai-je, je comprends qu'après le mal-
heur qui vous a déjà frappé...
254 REVUE DES DEUX MONDES.
II m'interrompit :
— Vous n'y ètos pas... pas du tout...
Et s'asscyant brusquement:
— Quand j'affirme n'avoir plus que mafille, j'entends par là
que je n'ai jamais eu qu'elle. Le reste...
D'un geste nerveux, il sembla vouloir bnlayer h travers l'es-
pace le reste dont il parlait; sa main ensuite s'arrêta, dési-
gnant la table à dessin :
— Même cela ne compte plus !
Il vit à mon air incertain que je comprenais de moins en
moins.
— Vous vous demandez ce qu'est cela?... Ma vie depuis
vingt ans, simplement... Oui, monsieur, pendant vingt ans,
je n'ai pas quille celle table, choisie d'abord comme un refuge,
et devenue peu à peu la confidente de mes espoirs. Quand
je m'y installai, je ne songeais vraiment qu'à m'effaccr.
J'étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait que j'avais
rêvé d'un certain mariage, d'une certaine tendresse, enfin de
choses qui n'existent pas, puisque précisément on en rêve. Par
bonheur, la réalité est là qui vous redresse sans tarder, et com-
prenant mon tort, j'avais décidé de me faire oublier et d'ou-
blier moi-même... Un homme qui s'enferme toute la journée
dans une pièce, qui n'ouvre la bouche que pour répondre :
« Comme il vous plairai » ou bien : « Faites à votre gré, » cet
homme, vous l'avouerez, peut bien passer pour absent de chez
lui? On finit même par ne plus s'apercevoir qu'il est en vie.
Donc, au début, je ne prétendais que m'eff&cer. Je perdais le
temps, sans but. Je ne travaillais pas, je flânais... J'ai flâné
jusqu'à l'heure où une pensée vint transformer le flâneur que
j'étais en chercheur obstiné. Celle pensée, — n'en souriez
pas, vous auriez tort, — celte pensée était la suivante : Si l'on
m'interdisait d'élever à mon gré ma fille, si je passais à ses
yeux pour un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire,
du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la fortune. Com-
ment?... Mais avec cela, Monsieur I... Avec cela, vous dis-je,
soulevé par la chimère, dans ia fièvre, dans le désespoir, dans
l'ivresse, je n'ai plus cessé de poursuivre la découverte qui
devait doter ma fille I Et le plus extraordinaire n'est pas encore
dit : cetle découverte, je l'ai réalisée I... Tenez, c'était quelques
jours à peine avant la nuit où vous fûtes appelé... Subitement,
i/ArrEL de la iioute. 255
la lumière s'est faile. On UUonno, on erre, on doute pendant un
quart de vie : puis, tout à coup, l'idée, — une toute petite idée
qui semble insignifiante, — passe, et c'est fini, on lient le miracle
au bout du doigt; Je voûtais la fortune pour Geneviève : elle est
là, sur la table!... Hé bien 1 monsieur, croyez-m'en, si vous
pouvez, depuis trois mois qu'elle y est, je l'y laisse et je ne m'en
soucie plus ! Ah ! c'est qu'aussi depuis trois mois, j'ai repris pos-
session de ma fille 1 Trois mois d'un rapprochement... inelTable...
Vous ne connaissez pas Geneviève, cela va de soi : une àme de
feu, un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un cœur de
cristal... enfin elle m'aime! Elle m'avait plaint! Ah! trouver
cela est autre chose, je pense, qu'inventer une mécanique quel-
conque, dùt-elle rapporter des millions! Je vous demande un
peu à quoi ils serviraient aujourd'hui? On nous offrirait l'uni-
vers, qu'en ferions-nous, puisque désormais nous sommes là,
tous les deux, tout près?... Autant proposer de traîner la
jambe dans la plaine, à qui respire l'air sur un sommet! Un
sommet, voilà le mot qui rend exactement où nous en sommes
Seulement, il est de règle que le sommet attire la foudre. Ce
malin, elle est tombée. Comment rendre ce que j'ai senti? J'ai
vu le sol s'effondrer, j'ai roulé dans le vide, j'en tremble encore,
et c'est pourquoi je vous demande, je vous conjure en grâce de
ne pas me leurrer : est-il vrai, absolument vrai, que j'aie le droit
de me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours, mais en
toule certitude, nous nous retrouverons comme avant?
Il s'arrêta enfin. Il avait joint les mains à la manière d'un
suppliant. Il ne se rendait probablement pas compte d'avoir
parlé aussi longuement. Et moi, je l'dcoutais, abasourdi par ces
confidences imprévues où transparaissaient à la fois l'aveu d'une
vie de ménage invraisemblable et celui d'une passion pater-
nelle telle que je n'en avais pas encore rencontrée. Divaguait-
il? D'un inventeur tout est possible, surtout quand il prétend
tenir des millions au bout de son compas ; mais le reste eùt-il été
un rêve que son angoisse, elle, demeurait certaine et poignante.
Touché de compassion, je répondis donc :
— Je vous jure que vous n'avez rien à craindre. Si cela
peut d'ailleurs aider à vous rassurer, je reviendrai.
Il eut un cri :
— Oui, souvent... tous les jours... ne fût-ce que pour me
le répéter!
256 REVUE DES DEUX MONDES.
Puis je le vis rougir. La conscience du présent lui revenait.
— Je vous demande pardon, poursuivit-il d'un air gêné,
j'en ai peut-être trop dit.
— Bah! répliquai-je, un médecin peut tout entendre, puis-
qu'il se tait.
Nous nous levâmes ensuite avec uno hâte involontaire. Il
me reconduisit jusqu'à l'entrée.
Sur le seuil, pris d'un doute, je demandai encore :
— Ya-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte la découverte?
Il haussa les épaules :
— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle qui, à prix
égal, donne le double de lumière. A demain, peut-être?
— A demain, puisque vous y tenez.
II
Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre ou cinq
jours, chaque matin. S'il faut l'avouer, un si beau zèle n'avait
pas pour objet unique de calmer des inquiétudes reconnues
illusoires dès le début, mais, après avoir entrevu le père, j'étais
devenu curieux de la fille.
Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas! s'attachait à
mes pas dès l'arrivée, pour ne me lâcher qu'à la sortie. Quant
à Mlle Lormier, aussi calme que son père l'était peu, elle se
montrait avare de paroles et toujours désireuse de couper au
plus court. A ce régime, je pouvais revenir indéfiniment sans
découvrir en elle autre chose qu'une intelligence évidente et
une froideur qui ne l'était guère moins.
Tant de réserve, loin de me décourager, m'excita au jeu.
Sans me tenir pour battu, quand le jour vint de signifier à ma
malade que je lui rendais sa liberté, je n'hésitai donc pas à
annoncer que je reviendrais encore m'assurer de la parfaite
convalescence, mais je n'eus garde de fixer une date.
— Je profiterai, dis-je, de la première occasion qui me
ramènera dans le quartier.
On acquiesça, et je laissai passer une semaine environ,
jusqu'au jour où, apercevant depuis ma fenêtre M. Lormier,
canne en main et l'allure preste, en train de se diriger vers la
rue Bourg-Voisin qui est à l'opposé du Rempart, je songeai :
« Voici l'occasion de trouver la fille seule. » Aussitôt je partis
L APPEL DE LA ROUTE. 2")7
à mon tour. A supposer que M!le Lormier fût demeurée chez
elle, j'étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance et
d'éclairer la nuit qui m'intriguait.
Non seulement, M119 Lormier n'était pas sortie, mais je fus
accueilli par un : « Je comptais vous voir paraître, » qui, à
défaut de sourire, me donna tout de suite à penser.
Je répliquai, de l'air le plus naturel du monde :
— J'avais promis de profiter de la première course au Rem-
part pour vérifier que votre guérison est complète. Me voici
fidèle à la parole donnée. Comment vous trouvez-vous?
— Tout à fait bien.
— Rien de particulier à signaler?
— Absolument rien.
— Allons! voilà de quoi enchanter votre père!
Et parfaitement décidé à ne point lâcher la place, toutefois
avec un air de complète bonhomie, je pris le siège qu'on ne
m'offrait pas.
— Mais, repris-je, je n'entends pas M. Lormier; aurais-je la
malchance de ne pas le rencontrer?
M,le Lormier me regarda fixement :
— Ne le saviez-vous pas?
Je fus surpris en même temps de constater combien son
regard à ce moment rappelait celui de la morte.
— Comment l'aurais-je appris ?
— Je pensais que demeurant sur la place, vous l'aviez vu
passer.
Une telle clairvoyance ne parvint pas à me déconcerter.
— Tant pis, expliquai-je en afTectant un entier détache-
ment : il en sera quitte pour se contenter du rapport que vous
lui rendrez d'ailleurs avec votre précision coutumière.
Puis, achevant de m'installer sur ma chaise, paisiblement je
commençai de regarder autour de nous.
Au fait, je n'ai pas encore dit où nous étions. Il s'agit tou-
jours de la chambre du troisième étage où je n'avais cessé de
soigner Mlle Lormier. Ayant cette fois le loisir de l'inspecter, je
tentai d'analyser les raisons de l'impression revêche qu'elle
produisait. Ceci frappait à première vue qu'on n'y apercevait,
en guise d'ornements, aucune des niaiseries chères aux jeunes
personnes. Pas de vide-poches: point de photographies encadrées
avec des rubans, encore moins de filet brodé : mais des meubles
TOME LXV. 1921. H
2o8 REVUE DES DEUX MONDES.
nus, qui manquaient de style; sur la cheminée, un Christ entre
deux torchères de bronze coulé; sur le sol, une simple sparte-
rie. Urcf l'ensemble d'un garni de couvent, et sur toutes choses
l'air glacé de celle qui vivait là.
Autre remarque : lorsque j'étais entré, M"e Lormicr ne tra-
vaillait pas des doigts ainsi qu'il sied, en province, chaque fois
qu'une demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme h un
observatoire, elle tenait un livre à la main, et quand elle l'eut
déposé sur le guéridon qui nous séparait, ma surprise fut
grande à déchiffrer son litre. C'était le Discours sur les passions
de l'amour, c'est-à-dire de beaucoup l'œuvre la plus inattendue
chez une fille laide et vivant sans relations à Semur, tout au
fond du Rempart.
Je note ces détails au passage. Ils aideront, je pense, à vous
orienter à travers les sinuosités de l'entretien qui va suivre. Si
décousu que celui-ci paraisse, croyez aussi que j'en ai gardé un
souvenir très fidèle, tant il me parut révélateur.
Quand M"e Lormicr eut reconnu que non seulement je
m'installais, mais prétendais en outre me taire et laisser venir,
elle haussa les épaules et reprit :
— J'imagine, puisque vous ne dites rien, que vous avez une
communication à me faire. N'hésitez plus. J'aime aller au but
sans détours inutiles.
Il m'apparut, en l'écoutant, qu'elle savait prêcher d'exemple :
mais il y a des façons qui coupent court aux meilleures volontés
d'entretien.
— Oui et non, répliquai-je.
— Puisque j'ai deviné l'essentiel, rassurez-vous et parlez.
— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous ne paraissiez
pas beaucoup m'y encourager, que j'avais résolu de profiter de
cette visite du médecin, — la dernière d'ici longtemps, espé-
rons-le, — pour vous faire part de sentiments amicaux proba-
blement déjà devinés. Au cours d'épreuves récentes, je n'ai pas
été sans m'atlachcr vraiment à votre père. Ce que j'ai vu de lui
me prouve qu'il vous aime... au delà des mesures habituelles.
J'imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments sont rares :
ils peuvent, suivant les circonstances, devenir une source de
joies exceptionnelles ou de douleurs sans égales. De toutes
manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si donc vous
avez jamais à utiliser mon dévouement, pour votre père ou pour
L APPEL DE LA ROUTE. 259
vous-même, je vous serai obligé de n'y pas apporter de scrupules.,
Il va de soi que j'avançais assez péniblement dans mes
phrases. Je n'ai pas coutume d'improviser De plus, je me sen-
tais suivi sans indulgence. Tournée vers moi, iM"e Lormier
avait moins l'air d'écouler ce que je disais, que de chercher
quelle arrière-pensée me guidait.
— Qu'entendez-vous par là? dit-elle enfin.
— Mais... rien que ce que j'exprime : n'en ôtez rien, n'y
ajoutez rien.
Puis j'alTeclai de regarder, moi aussi, par la fenêtre et pour
changer de sujet :
— Vous commandez ici, je le vois, toutes les rues d'accès. On
ne saurait approcher, sans être signalé du haut de votre lourl
Mlle Lormier redemanda, paisible :
— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et ces offres
vagues auxquelles, je l'avoue, le passé ne m'a pas préparée?
Je m'efforçai de sourire.
— Mon Dieu I mademoiselle, n'allons pas supposer plus
qu'il n'y a : je répète qu'un jour ou l'autre, vous pouvez avoir
besoin soit d'une aide amicale, soit d'une démarche, enfin d'un
de ces riens, fréquemment à la portée d'un habitant du pays, et
au contraire, délicats si c'est une jeune fille seule qui s'en
occupe. Dans ce cas, rappelez-vous que j'existe, usez de moi,
vous et votre père... c'est tout.
Un pli d'ironie tendit les lèvres de Mlle Lormier.
— En cas de mariage, par exemple, vous vous chargeriez
des enquêtes?
Je répétai, sans relever la raillerie :
— En cas de mariage ou en tout autre.
Subitement, je vis les yeux traversés par une lueur :
— Voyons, cher monsieur, n'èles-vous plus sérieux? Je
sais lire dans ma glace.
Et comme j'esquissais un geste de protestation :
— Parfait; vous demeurez poli, mais n'en pensez pas moins.
Qui songerait à épouser le laideron que je suis?
— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce que vous
dites, ne puis-je rappeler qu'on n'épouse pas qu'un visage?
— Alors une dot? La mienne est mince.
— Qu'en savez-vous?
— Vous croyez aux inventions de mon père?
-(>0 REVUE DES DEUX .MONDES.
— Je vois que vous êtes au courant.
— Mon père ne me cache riep, pas même ses illusions...
Pauvre père I il s'en fera jusqu'à la mort.
— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous de
craindre que vous ne vous en fassiez pas assez?
Elle eut un mouvement de têle singulier.
— Vous vous trompez. Les miennes sont assez grandes pour
diriger ma vie.
Et elle conclut :
— Enfin, merci pour vos bonnes intentions : soyez certain
qu'il vous en sera tenu compte.
Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît qu'elle
n'était plus pressée de me renvoyer.
— Pourquoi n'attendez-vous pas? Mon père sera ici dans
cinq minutes et vous seul parvenez à le rassurer.
Je répliquai sans conviction :
— C'est que... j'ai encore beaucoup à faire.
— Tant que cela? Je ne m'en doutais pas...
■ — Soit, encore un instant.
Je revins à ma chaise. J'étais à la fois retenu et déconcerté
par l'attitude de cette étrange fille, tour à tour accueillante et
hostile.
— Vous avez dû très mai me juger, fit-elle, voyant que
j'hésitais à renouer l'entretien.
— Quand?
— A la mort de ma mère.
— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop convaincu
qu'il y a toutes les formes de chagrin. Celles qui se taisent ne
sont pas les moins vives.
Ses yeux semblèrent soudain se perdre au loin.
— Ma mère avait une manière à elle de nous aimer. On
ne choisit pas toujours celle que les autres souhaitent : cela
n'empêche pas d'aimer vraiment...
— Il y a même des bonnes volontés qui font beaucoup souf-
'frir, murmurai-je.
Mlle Lormier haussa les épaules.
— Elles valent mieux que rien. En somme, j'adore mon
père, mais je comprends aussi très bien ma mère.
Pour le coup, c'est moi qui ne suivais plus. Elle dut le sen-
tir, car elle poursuivit :
l'appel de la route. 2G1
— Si jamais je m'avisais d'aimer, je crois que, moi non
plus, je ne regarderais pas aux moyens.
— Le bonheur de l'autre vient ensuite, s'il peut, continuai-
je, un peu railleur. Votre père, par exemple...
— Oh! je ne prétends juger personne, mais j'imagine que
mon père, s'il s'y était prêté, aurait pu être heureux.
Je m'abstins de répondre. Elle-même, sans doute, ne tenait
pas à insister, car elle était revenue à sa croisée.
Il se fît un silence. M. Lormier décidément ne rentrait pas.
— Quoil reprit M119 Lormier, déjà quatre heures? Voici
l'abbé Valfour qui sort de l'hôpital.
— Je vois que vous connaissez les habitudes de chacun.
— C'est vous-même qui l'avez dit : j'observe, du haut de
ma tour.
— L'abbé Valfour était, je crois, aux obsèques de votre mère?
— Nous le connaissons un peu et il la confessait.
— Votre mère était très pieuse, n'est-ce pas?
— Oui, plus que moi.
— Ne le seriez-vous pas?
— Vous avez envie d'être scandalisé?
— En aucune manière.
— Avant de répondre, qu'entendez-vous par être pieuse?
Je ne pus retenir un sourire.
— C'est difficile à préciser, en effet. J'imagine qu'être
pieuse consiste principalement à suivre avec conscience les
prescriptions de l'Église.
— Et à faire maigre le vendredi?
— Par exemple.
M1U Lormier eut un nouveau coup d'œil ironique de mon
côté.
— Là encore, nous ne parlons pas de même. Si j'étais vrai-
ment pieuse, j'aimerais Dieu à la folie, c'est-à-dire jusqu'à
l'extrême et sans réserve.
— Ce qui signifie que vous en mettez une pour le moment?
— Il est possible.
Mais en même temps, elle examinait le Christ qui décorait la
cheminée. Curieuse fille, décidément, tenant tour à tour des
propos de vieillard désabusé et d'amoureuse exaltée I
— Qu'est-ce qu'aimer jusqu'à l'extrême et sans réserve?
continuai-je, songeur.
2G2
REVUE DES DEUX MONDES.
Mais coite fois, elle m'arrêta vivement :
— Vous n'êtes pas l'abbé Val four; ne comptez pas le rem-
placer. Je déleste d'ailleurs me confesser.
— Vous avez raison : ce sont la matières secrètes. On en
disserte, tant qu'elles sont loin : on se tait, dèsqu'elles paraissent.
— Alors, soyez rassuré : vous èles témoin que j'ose en parler.
— Nous serons même deux à pouvoir témoigner, acheva
Al. Lormier derrière moi.
Je me retournai vivement : il avait poussé la porte sans
bruit et nous écoutait déjà depuis un instant.
Il y a des choses qu'on ne dit point et qui s'entendent plus
clairement que si on les prononçait. L'accent de M. Lormier,
son visage, son maintien n'exprimaient rien de particulier : et
cependant, avant qu'il eût achevé sa phrase, j'avais déjà com-
pris que, se méprenant au sens de nos paroles, et convaincu d'in-
terrompre une tentative de déclaration, il avait envie de me
jeter par la fenêtre.
Résolu de faire tête à cette situation absurde, je montrai le
livre déposé sur le guéridon :
— Votre fille, Monsieur, me parait s'adonner à des lectures
bien dangereuses, lui dis-je gaiement. Pascal a mal fini : prenez
garde qu'elle ne l'imitel
M. Lormier tenta en vain d'esquisser un rire qui répondit
au mien.
— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui monte à la
tète ?
— Pis que cela : l'amour de Dieu! c'est elle qui vient de
l'affirmer. Soyons justes toutefois : il n'est plus question d'autre
danger. J'ai ainsi le plaisir de vous promettre que je ne repa-
raîtrai que sur convocation spéciale.
Soit pour couper court à l'incident, soit qu'elle n'eût point
remarqué que j'étais déjà levé, Mlle Lormier, de son côté,
demanda sans transition :
— Hé bien 1 père, quelles nouvelles du notaire? Tu n'as pas
l'air content.
AI. Lormier se détourna vivement.
— Si... si... absolument.
Et je sentis encore qu'il aurait souhaité que la question ne
fût pas posée en ma présence. 11 était écrit que nous manque-
rions tous d'à-propos.
l'appel de la route. 263
— Adieu, dis-jo, il s'agit d'afluires. Je no veux pas être
indiscret.
Les serrements de main d'usage s'échangèrent; je m'esqui-
vai. Contrairement à son habitude, M. Lonnier n'avait pas
tente' de m 'accompagner...
Dehors, la promenade du Uempart s'offrait toute proche; je
ne sus pas résister à son appel et, installé sur un banc, laissai
courir ma rêverie.
Devant moi ne s'élevaient que des collines riantes3 Deux
enfants demi-nus s'ébatlaient à l'extrémité de la pelouse. En
ce lieu plein de silence, leurs rires éclataient comme une fleur
rouge au centre d'un parterre sombre. Partout ailleurs un
calme doux et la sérénité poignante des ombrages qui ont vu les
générations disparaître l'une après l'autre, sans cesser de rever-
dir. Devant cette magnifique indifférence de la nature,
qu'étaient les Lormier, les petites curiosités qui m'avaient
tourmenté a leur égard, et même l'imperceptible désillusion
que je ramenais de ma visite? Cependant je n'aurais pu songer
à autre chose.
11 est rare que se découvre tout de suite le mobile profond
qui a guidé nos actes. En voulant connaître mieux M"e Lor-
mier, j'avais cru d'abord n'obéir qu'à un goût d'indiscrétion
désintéressée que je confesse, et qui s'irrite d'autant plus qu'on
alîecte de le délier. La vérité, autrement complexe, était, je le
reconnaissais maintenant, que j'espérais découvrir beaucoup
plus que des précisions sur un caractère, la nature môme du
lien unissant entre eux des êtres aussi dissemblables que le
père et la fille. Inconsciemment, j'avais pressenti que, diffé-
rents à ce degré, ils devaient vivre sous la perpétuelle menace
de conflits irrémédiables. Mlle Lormier m'intéressait moins en-
core que le drame souterrain minant peut-être deux vies, en
apparence si parfaitement unies.
Vous souriez : je parle de drame, alors qu'il n'y a eu de-
vant nous jusqu'à présent qu'une maison, des personna:.
quelconques et l'extérieur le plus paisible qui soit. Mais, en
province, plus l'extérieur est dépourvu de rides, plus les gens
s'efforcent d'être pareils à tout le monde, et moins on doit y
croire. Ici d'ailleurs, n'avais-je pas eu pour aiguiller mes soup-
çons l'aveu d'un passé déjà singulièrement troublé, auquel la
mort seule avait mis fin?
I
~2l\\ REVUE DES DEUX MONDES.
Bref, quels qu'aient pu être mes désirs secrets, un seul point
apparaissait désormais évident, et c'était, qu'ayant entrevu
un instant chacun des deux Lormier, j'avais de fortes chances
pour ne plus jamais les approcher. On voit de môme une barque
se détacher de la rive où elle semblait amarrée, et fuir sans vous
laisser le loisir de reconnaître qui la monte. Après tout, si
c'est une déception, il en existe de plus cruelles. Résigné, je
m'efforçai donc d'accueillir celle-ci avec bonne humeur, et
las de philosopher, je m'apprêtais à regagner la ville, quand
soudain j'aperçus de nouveau M. Lormier. Au rebours de mon
attente, la barque restait en vue : je devais encore longtemps
suivre ses passagers.
Il approcha de moi, rapidement, l'air gêné.
— Hé quoi ! m'écriai-je, aurais-je par hasard oublié de faire
une ordonnance ?
Je m'étais efforcé de prendre un accent jovial : par contraste,
son expression soucieuse n'en devint que plus visible.
— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et sachant que
la promenade n'a qu'une issue, j'espérais bien vous joindre.
Au cas où vous ne seriez pas trop pressé, j'aurais voulu aussi...
enfin je tiendrais à vous entretenir de choses... particulières...
— Rien de plus simple : voici une place qui nous attend.
En même temps, je montrai le banc sur lequel j'étais assis
auparavant.
— Merci, je préfère marcher.
— A votre gré... De quoi s'agit-il encore?
Et prenant son bras, je l'entraînai vers la terrasse. Il hésita,
puis avec un peu d'effort :
— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et tiens d'abord
a m'excuser.
— De quoi, grand Dieu?
— Oh! vous le savez aussi bien que moi. En ne m'obligeant
pas à préciser, vous me prouverez que vous ne m'en voulez
plus... A peine éliez-vous parti que ma fille me contait votre
entretien : — elle ne me cache jamais rien, cela va de soi.
Mis au courant des sentiments que vous veniez de témoigner
pour tous les deux, il m'a semblé désirable de ne pas remettre
mon remerciement. Elle et moi, croyez-le, sommes touchés...
extrêmement.
Je me contentai d'acquiescer d'un signe de tète. Excuses et
L'APPEL DE LA ROUTE. 26Î)
remerciements ne me paraissaient ni si urgents ni même utiles.
— ... Le plus délicat enfin reste à dire... acheva-t-il avec
un embarras croissant. Consentiriez-vous à me laisser mettre à
l'épreuve sur l'heure le dévouement que vous nous offrez et
dont je ne doutais pas, quoi qu'il y parût?...
Celte fois, du .moins, le but véritable de son retour appa-
raissait. Je répondis, intrigué :
— Mais... certainement!... Que désirez-vous que je fasse?
— Rien que répondre à ma question : qu'avez-vous appris
chez le notaire?
Je l'abandonnai stupéfait :
— Quel notaire?
— Le mien... cela va de soi.
— En vérité, cher monsieur, vous me voyez tout à fait dé-
routé. J'ignore qui est votre notaire. Personne ne m'a jamais
parlé de vous. Si donc vous désirez que je sache quelque chose,
c'est à vous de me l'apprendre.
Il parut réfléchir.
— Soit... je vous crois...
Son visage parut ensuite se détendre. A coup sûr, sans savoir
de quelle manière, je venais de dissiper en lui une prévention
dernière, demeurée en dépit des protestations qui avaient
précédé.
— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui vous mettrai
au courant, reprit-il d'un ton plus libre. Je vous ai avoué,
l'autre jour, que j'avais jadis rêvé la fortune pour ma fille.
Admirez l'ironie de la vie : je viens d'apprendre que cette for-
tune existe et qu'il est inutile de la conquérir. Grâce à ma
femme, qui s'occupait de tout sans me rien dire, nous sommes
riches, trop riches, et non seulement je n'en éprouve aucune
satisfaction, mais je tremble... au point de vous supplier, si
le bruit en courait, de vouloir bien le démentir. Pour tout le
monde, Geneviève doit rester pauvre.
Il n'exagérait pas : il tremblait, en effet.
— Et pourquoi ce mensonge? murmurai-je interdit.
— Pourquoi?... parce que si Geneviève se marie un jour, —
ce qui est possible et je n'aurai garde de m'y opposer, — je ne
veux pas ajouter, aux risques courus normalement, celui d'un
calcul intéressé chez l'homme qui me la prendrai
Il tremblait toujours, mais à travers les derniers mots avait
2GG REVUE DES DEUX MONDES.
passé je ne sais quelle vibration de colère ; j'eus la sensation
que de toutes les forces de son être il se dressait à l'avance
contre le ravisseur inconnu, qu'il évoquait.
— N'y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, à donner
à votre fille figure de parti sans dot? répondis-je froidement.
Il haussa les épaules :
— La préserver de la plus basse des duperies, d'abord I
— Sans la consulter?
— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas 1 une expé-
rience qu'elle n'a pas? Le notaire, bien entendu, a juré qu'il se
tairait : mais, dans une étude où tout le monde passe, quel
secret voulez-vous qu'on garde?
Il s'interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :
— Et tenez, l'avouerai-je? si tout à 1 heure j'ai paru troublé
en vous découvrant en tôte à tête avec Geneviève, vous qui
auparavant n'aviez jamais cherché seulement à la mieux
connaître, c'est que tout de suite j'ai pensé : « Voilà ! il sait et
il commence 1 » Absurde, n'est-ce pas? Oui, je m'en rends
compte, et je vous demande encore pardon... Mais demain I un
autre paraîtra, et ce sera vrai! Que dis-je, demain?... Suis-je
assuré qu'il n'a pas pris les devants, qu'il n'est pas dès ce soir
installé dans l'àrne de ma fille?... Pour me rendre un peu de
sécurité, il faut, je le répète, qu'aux propos qui vont courir,
un homme comme vous, autorisé, reconnu pour être au fait de
la situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier? Evi-
demment ils ont hérité, mais de dettes 1 Le père est un vieux
fou qui avait tout mangé d'avance ; ils n'ont rien... absolument
rien! » Cet homme, voulez-vous l'être? Y consentirez-vous?
J'écoutais, moins attentif à ce qu'il demandait qu'au spec-
tacle d'une telle passion désordonnée et aux lumières qu'elle
me livrait. N'y avait-il pas déjà une contradiction tragique
entre le cri qui venait de lui échapper : « Sais-je s'il n'est pas
dès ce soir installé dans l'àme de ma lillo? » et la certitude dont
il se targuait, cinq minutes avant : « Elle ne me cache rien,
cela va de soi 1 »
Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, il reprit :
— Qu'y a-t-il? vous vous taisez... Serait-ce donc là ce dévoue*
ment...
Je l'arrêtai :
— Rassurez-vous, j'accepte le mandat, à condition tou-
l'appel de la route. 2G7
tefois de n'être, ni de près, ni de loin, responsable de l'issue.
— Ah! s'écria-t-il, vous êles donc bien l'ami que j'espérais!
Je hochai la tète et poursuivis :
— Je voudrais aussi vous poser une simple question :
qu'arrivera-t-il le jour où se trouvera sur votre chemin le pré-
tendant, officiel ou caché, choisi par la destinée pour prendre
votre place dans le cœur de votre fille?
Il recula, commue au reçu d'un choc :
— On ne prend pas la place d'un pèrel
— On ne prend pas la même, c'est entendu, mais vous
croirez qu'elle l'est.
Je vis un llux de sang colorer ses joues.
— Vous ne craignez pas, j'espère, que je devienne jaloux de
ma fille?
■ — Vous ne le deviendrez pas : vous l'êtes.
— C'est foui
— Ce ne sont jamais les choses raisonnables qui arrivent.
Il parut se recueillir.
— Non, vraiment, assura-t-il d'une voix pesante, si j'étais
sûr qu'un être existât, capable de rendre ma fille heureuse,
j'aurais le courage... il me semble que je n'hésiterais pas à lui
ouvrir notre porte.
— Alors, tout va bien, répliquai-je.
Et en môme temps, une phrase de M,le Lormier me revint en
mémoire : « Si je m'avisais d'aimer, je crois que je ne regarde-
rais pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l'heure, quand,
sur mon banc, j'envisageais la possibilité d'un drame? J'étais
sur désormais qu'un jour viendrait où, dressés passionnément
l'un contre l'autre, le père et la fille se porteraient des coups
mortels.
Cependant, côte à côte, nous cheminions le long de la ter-
rasse, devant le beau paysage indifférent; invisible et chucho-
tant, l'Armançon faisait monter vers nous sa chanson paisible
qui se mariait au bruit des feuilles. Soudain, j'eus l'impression
d'une solitude plus grande. Ayant probablement tout dit, M. Lor-
mier venait de me quitter.
Je le regardai s'éloigner et murmurai :
— Le malheureux I que deviendra-l-il plus tard?...
Pauvre chose que l'imagination humaine I Je pensais à un
avenir éloigné, et le ver était dans le fruit 1 J'appréhendais un
268 REVUE DES DEUX MONDES.
éclat terrifiant : pour se torturer, ces deux êtres déjà avaient
commencé de se taire I
III
Il faut ici faire un détour et en venir a des gens qui, en
apparence, sembleront étrangers à l'histoire. Qu'ils aient été au
cœur de celle-ci, c'est possible, et même probable : mais qu'ils
y aient tenu au moins d'une certaine manière et par des fils
ténus, j'en suis certain. Au surplus, puisqu'il s'agit de comparses
dont les silhouettes seules se profilèrent à l'horizon, je me con-
tenterai de l'essentiel. Admettez aussi que pour eux, plus encore
que pour les Lormier, je laisse dans l'ombre les noms véri-
tables.
A quelques pas de la maison Lormier, en bordure de la
falaise et dominant l'Armançon, s'élevait l'hôtel de Thil.
Les touristes les moins avertis le remarquent au passage.
C'est un spécimen magnifique du style parlementaire bourgui-
gnon. Il comprend un corps central, flanqué d'ailes en saillies,
et reculé au fond d'une cour d'honneur qu'achèvent de dessiner
le porche monumental et des communs reliés aux ailes. Du
côté de la rivière, une longue façade, dans le goût de Versailles,
domine des terrasses en étages dont chacune tend, comme une
guirlande au-dessus du ravin, son parterre à la française. L'en-
semble est d'ordonnance sobre, grandiose, et un peu nu.
Au temps dont je parle, l'hôtel de Thil était en propre aux
Traversot qui, en dépit du nom roturier, l'avaient recueilli par
voie de cousinage. Il faut aller au fond de la province française
pour trouver ainsi des propriétés maintenues dans une même
tradition, à travers deux siècles de convulsions sociales. Chez
nous, on change de régime, mais il est rare qu'on touche au
fond.
De mémoire d'homme, les Traversot ont toujours occupé à
Semur une situation considérable. Non du fait de leur fortune,
— celle-ci, médiocre et composée de biens fonciers, ne cesse de
s'amoindrir, — mais parce qu'étrangers aux dissensions locales,
et gardant avec jalousie le culte de leur passé, ils ornent la ville
au même titre que la tour Lourdeau. Et cela, également, est
bien un phénomène de chez nous : on y clame l'égalité, on ne
vénère que ce qui s'en éloigne...
l'appel de la route. 269
Les Traversot étaient au nombre de quatre : Monsieur,
Madame et deux enfants dont un fils, officier de cavalerie, vivant
on ne sait dans quelle garnison, et. une fille, Annette, alors âgée
de dix-neuf ans ou à peu près.
Il va de soi qu'aucun rapport n'existait entre le train des
Traversot et le cadre où ils vivaient. Comme ils prétendaient
garder intact leur palais et y ajouter au besoin des embellisse-
ments nouveaux, on peut dire qu'à la lettre, la demeure dévo-
rait ses habitants. D'où la nécessité impérieuse de rechercher
pour Annette un établissement avantageux. Il était à craindre,
hélas I que l'occasion ne s'en présentât jamais. Réduits au cercle
étroit du Semurois, les Traversot avaient inutilement fait le
tour des partis acceptables. De plus, très entichés de noblesse,
ils désiraient un titre : avantage qui va rarement avec la for-
tune quand il s'agit d'une fille pauvre. Jeune et assez jolie pour
ne passer nulle part inaperçue, Annette Traversot semblait
donc destinée à vieillir solitairement sous les lambris du palais
auquel on la sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de finir
aussi grande que bien d'autres.
Jugez maintenant de l'émoi dans Semur quand le bruit se
répandit tout à coup des fiançailles probables de M"e Tra-
versot avec un jeune homme, nouveau venu dans la ville et
répondant au nom de La Gilardière.
Émoi est un terme qui rend mal ma pensée...
Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, quelque chose
de plus étonnant que l'apparence morne et l'indifférence affectée
pour toute forme de vie sociale : c'est le besoin exaspéré de
connaître la vie privée de chacun. Non content d'atteindre les
faits et gestes quotidiens et comme si le présent ne suffisait pas,
il remonte aux origines, fouille dans la famille, et de proche en
proche, finit par joindre les grands-oncles et les arrière-cou-
sins. Comment des êtres qui ne se rencontrent presque jamais,
ne se communiquent rien, n'écrivent pas, lisent encore moin-,
comment, dis-je, parviennent-ils à découvrir ce que des fami-
liers ou des parents ne soupçonnent pas? La est le mystère.
Impossible pourtant de nier l'existence et le pouvoir de celle
police officieuse, qu'on ne saisit nulle part, que chacun ignore
et que tout le monde suit. Si loin qu'on prétende s'en tenir, si
hostile qu'on lui soit, à l'heure propice, elle surgit, soufile à
l'oreille la nouvelle importante ou niaise, tantôt éclaire une
270
BEVUE DES DEUX MONDES.
aventure inexpliquée, tantôt d'une chiquenaude démolit l'œuvre
de longues patiences, enfin toujours affirme son droit de
conlrùle et de justice sans appel.
Qui l'incarne? Où découvrc-t-elle ses documents? Quels
agents la servent? Ne cherchez pas : c'est vous, moi, tout le
monde... Il m'est arrive d'apprendre le même fait, et le môme
jour, par l'entremise d'un cordonnier, du vicaire, de l'adjoint
radical et d'une dame royaliste. Elle est partout et elle s'occupe
de tout, sans indulgence, avec férocité. Mais s'agit-il de
l'étranger, de celui-là surtout qui tente de forcer la confiance
de la communauté ou de prendre place parmi les habitants,
elle devient sans pitié. Pour un mot l'homme est compromis;
une démarche, le plus souvent innocente, l'achève; pris à la
gorge par l'opinion, il n'a plus qu'à partir, laissant derrière lui
la ville indemne, et délivrée!
Que les fiançailles d'Annette Traversot eussent suffi par
elles-mêmes à émouvoir Semur, vous n'en doutez pas : mais la
qualité du fiancé, l'ombre dont il avait réussi à s'envelopper
allaient faire bien autrement bouillonner les cervelles.
Qu'était, en somme, ce La Gilardière?
Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de suite introduit
dans la banque Chasseloup, il y figurait en qualité d'associé
libre, c'est-à-dire que, sans être rien en titre, il passait déjà
pour futur successeur. Ses références étaient diverses. Au
mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour lui le clergé de
Notre-Dame et recevait à dîner l'abbé Valfour. Elégant, il
menait un train qui, modeste à Paris, offusquait à Semur la
parcimonie générale. On assurait qu'il avait une mère, mais
celle-ci n'avait jamais paru. Son nom enfin était sonore. Toute-
fois, nul dans le pays ne connaissait des La Gilardière, si bien
que le titre, la famille et la fortune demeuraient sans garants : un
aventurier en quête d'héritière n'eût pas semblé très différent.
Chose curieuse, on n'en savait littéralement rien de plus.
Interrogé, le clergé se bornait à louer un jeune homme si bien
élevé. Les Chasseloup restaient muets. Quant au sous-préfet, les
recommandations venues de Paris lui paraissant des ordres, il
se moquait du reste.
L'annonce qu'un tel homme osait prétendre à la main
d'une Traversot provoqua un déchaînement. Personne qui, à
propos de rien et de n'importe quoi, ne vous en entretint. Les
l'appel de la route. 271
gamins dans la rue, l'épicier à son comptoir, les dames en
visite, tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné p;ir la
contagion, mais désireux de remonter aux sources, je décidai
de faire visite aux Traversot.
Quinze jours environ s'étaient écoulés depuis mon entrelien
avec les Lormier, quand je me rendis ainsi à l'hôtel de Thil.
Reçu fort aimablement par Mme Traversot, et après un cer-
tain nombre de détours préalables, je réussis à aborder le sujet
délicat. N'ayant nourri de son côté aucune illusion sur la raison
de ma politesse, M",e Traversot s'empressa aussitôt de me déco-
cher en plein visage un éloge de M. de La Gilardière, où je fus
libre d'admirer à volonté comme il était fait avec ardeur et
combien cette ardeur manquait de conviction. J'en conclus sans
effort que la situation de La Gilardière était moins solide que le
bruit n'en courait, mais qu'à défaut des parents, il avait du
conquérir la fille. L'aventure est fréquente.
En manière de péroraison, Mme Traversot termina d'un air
moitié figue, moitié raisin :
— Annelte a la candeur des personnes de son âge : j'ai
confiance toutefois dans sa raison. Et puis... de tels projets
ne sauraient se préciser qu'avec l'aide d'une mère : Mme de La
Gilardière n'est pas encore venue chez son fils, que je sache?...
— Quel que soit l'heureux élu, répliquai-je poliment, le
choix de M11' Annette sera toujours accueilli avec sympathie.
Elle est de celles à qui chacun souhaite le bonheur.
Mme Traversot, qui m'avait accompagné jusqu'au perron,
mit le doigt sur sa bouche pour m'inviter une dernière fois à
une discrétion qu'elle estimait illusoire :
— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. Annette
non plus... Elle est si jeune encore!
Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la diplomatie
résumait assez bien le mélange d'espoirs et de craintes à travers
lequel les Traversot devaient s'égarer pour le moment.
Je m'apprêtais à quitter le Rempart quand, machinalement,
je levai les yeux vers l'observatoire de MIU Lormier. Je ne pou-
vais penser à elle sans me la figurer là : il ne me venait pas à
l'esprit qu'elle fût libre de se trouver ailleurs, comme tout le
monde. J'eus la déception de n'apercevoir personne.
Bien entendu, je ne m'y arrêtai pas autrement, et j'allais
dépasser la porte Lormier, quand celle-ci s'ouvrit pour livrer
272
REVUE DES DEUX MONDES.
passage à une dame en noir que j'hésitai un instant à recon-
naître, tant son visage était caché par une voilette épaisse.
Tandis que je cherchais en haut Mlle Lormier, c'était elle en
personne qui paraissait au bas.
Amusé par la coïncidence, je n'hésitai pas à m'approcher.
— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse de nos
désirs secrets : je songeais à vous !
Elle fit un geste de surprise et, négligeant de tirer la porte
derrière elle :
— Singulière occupation 1 Quel prétexte vous y incitait?
— La vue de votre tour... Mais vous sortiez; moi-même, je
rentrais ; me permeltrez-vous de faire route avec vous?
Elle se mit à rire :
— Vous souhaitez donc bien me compromettre?
Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible ainsi de
savoir si elle acceptait. Elle poursuivit, toujours riant :
— Et... qui est malade chez les Traversot?
Je haussai les épaules.
— A quel propos pareille demande?
— Parce que je vous vois revenir de l'hôtel de Thil.
— Allons, répondis-je, égayé par ce contrôle, que vous
soyez au pied de la tour ou au sommet, je vois que rien ne
vous échappe. Rassurez-vous, les Traversot sont tous en bon
état.
— Même la fille?
Ceci était parti si net, que j'en fus d'abord interloqué.
— Mlle Annette, comme les autres.
Mais déjà un nouveau sourire éclairait Mlle Lormier.
— Alors, plus de mariage à l'horizon?
— Quoil vous vous intéressez aussi?...
— J'en ai entendu parler, probablement moins que vous :
et d'ailleurs, cela m'est indifférent.
— Vous êtes une sagel
— Ce qui signifie que, ne l'étant pas au même degré, vous
venez de vous informer à la source.
Je la regardai avec inquiétude.
— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai pas d'admirer
votre perspicacité. S'y mêlerait-il de la rancune?
— Non, fit-elle d'une voix un peu moins claire, je ne suis que
désœuvrée et m'amuse quelquefois à plaider le faux pour décou-
l'appel de la route. 273
vrir le vrai. Voici d'ailleurs qui vous donnera la mesure de mes
ignorances : qu'est-ce au juste que Mllc Traversot?
— Ne lavez-vous jamais aperçue?
— Si.
— Hé bien! vous en savez autant que moi. C'est une jeune
fille, et elle parait charmante.
■ — Dans ce cas, une girouette au vent?
— N'en avez-vous jamais vu qui, une fois orientées, restaient
calées?
— Vous croyez que celle-ci?...
— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas même que le
vent soufile !
Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s'était mise à sur-
veiller la rue : encore le faisait-elle distraitement.
Je repris :
— Vous ne me demandez pas qui est l'autre?
— QhcI autre?
— Le futur... conditionnel.
— Un temps dont je n'use pas.
— Sérieusement, que pensez-vous de ce La Gilardière, qui
doit passer à vos pieds chaque jour? Au surplus...
Je n'achevai pas; celui dont nous parlions venait de paraître.
II arrivait, une badine à la main, l'allure allègre. Je m:
vous le décrirai pas. Il me suffira de vous dire qu'il était beau,
d'une beauté peut-être un peu efféminée, peut-être pas régu-
lière, mais telle qu'elle provoquait l'envie. 11 était beau comme
Mlle Lormier était laide. Ni pour l'un, ni pour l'autre, on ne
pouvait ignorer cela.
Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, bien obligés
d'entendre son pas. C'était, on n'en pouvait douter, le pas d'un
homme qui aime et qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la
sorte l'amour autour d'un être ? Parce que les talons de LaGilar-
dière frappaient avec une certaine cadence les pavés du Rem-
part, je compris tout à coup que Mme Traversot se leurrait d'illu-
sions et que sa fille ne lui appartenait plus.
Quand il passa, il nous jeta un bref regard; mais nous
aperçut-il? Il était clair qu'à ses yeux, nous comptions autant
que deux cailloux sur la route. Il remarquait l'obstacle matériel
que nous pouvions être : rien de plus, rien de moins.
Et puis, arrivé à l'hôtel de Thil, il poussa la porte sans
TOME LXV. — 1921. 18
2"4 BEVUE DES DEUX MONDES.
même sonner. Il rentrait vraiment chez lui; on devinait que
rien n'aurait pu s'opposer à sa venue, et qu'une hâte pareille
répondait à la sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on
ne le vit plus.
Je me tournai vers MIle Lormier. Elle continuait de contem-
pler la rue redevenue déserte.
— Qu'augurez-vous de cette marche en fanfare? demandai-je.
Mlle Lormier tressaillit, rappelée à elle-même.
— Ah! fit-elle, excusez-moi; j'étais en train de songer à
mon père qui m'inquiète depuis quelque temps. Je le sens
nerveux et il a cessé tout travail.
Je répliquai distraitement :
— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir pourquoi ses
inventions ne l'intéressent plus.
Et revenant à mon idée :
— Si j'en crois les apparences, avant huit jours, vous verrez
passer aussi la mère du beau fiancé.
Au même instant, Mlle Lormier qui s'appuyait, sans y penser,
à la porte demeurée entrebâillée, faillit tomber en arrière.
Quand elle eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis
brusquement :
— Vous appréciez beaucoup la jeune fille?
— J'ai déjà répondu qu'elle me parait charmante.
— Tant pisl à sa place, j'aurais moins de confiance dans un
inconnu.
Frappé du ton qu'elle y avait mis, j'attendis qu'elle com-
plétât sa phrase ; mais elle n'ajouta rien.
— Si vous avez appris quelque chose de sérieux, repris-je
enfin, peut-être serait-il bon d'éclairer mieux la lanterne.
— Non, dit-elle, je formulais une opinion que je croyais
répandue à Semur. Au surplus, cher docteur, j'aperçois mon
père : fermons le feuilleton.
Et tout en répondant aux signes de reconnaissance que nous
adressait M. Lormier :
— Aidez-moi à obtenir qu'il vous consulte : je vous assure
que sa santé me préoccupe.
Puis s'adressant à celui qui nous rejoignait :
— Cette fois, père, j'ai retenu le docteur : tu ne peux plus
lui échapper.
M. Lormier balbutia :
l'appel de la route. 275
— Elle veut, en effet... je comptais...
Je ne sais pourquoi, j'eus tout de suite l'impression qu'il
n'irait pas plus loin.
— N'est-ce pas demain jour de consultation? reprit Mlle Lor-
mier.
— Certainement.
— Hé bien! comptez que mon père ira vous voir.
r- Entendu, je l'attends. D'ailleurs, il n'a pas l'air souffrant.
■ — Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.
— Alors, visite d'ami : ce n'en sera que plus agréable.
Je regardais en même temps M. Lormier avec plus d'atten-
tion. Qui avait raison? sa fille, ou lui? Point changé évidem-
ment : la même mine que l'autre jour, au Rempart... Mais
quand approchent les grandes crises de l'organisme, n'est-ce
pas à d'autres signes indéfinissables qu'on les dépiste : une modu-
lation nouvelle dans la voix, des modes de penser inaccoutumés,
parfois un changement de caractère? La fêlure commence tou-
jours par l'âme. Et je m'avisai soudain d'un symptôme grave :
ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. Me retrouvant en
tête à tête avec sa fille, il n'en manifestait aucun souci. Résolu
de vérifier si je ne me trompais pas, et sous couleur de changer
de conversation, je poursuivis :
— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions en train,
mademoiselle et moi, de parler encore d'amour?
Il ne broncha pas :
— L'amour de Dieu ne m'inquiète pas.
— Il s'agit bien de cela ! M. de La Gilardière venait de passer.
— Tant mieux pour MUo Traversot !
— Ah! m'écriai-je, je vous prends aussi à en parler, comme
tout le monde!
Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :
— Non, dit-il, je n'en parle pas comme tout le monde et
même, à ce propos, peut-être demain vous demanderai-je...
— Rentrons-nous? interrompit M1Ie Lormier. Tu parais
fatigué.
Nous échangeâmes de rapides serrements de main.
— Demain donc, vers deux heures...
— Oui, répondit Mlle Lormier pour son père.
Je me retrouvai seul. Je m'expliquais mal les dernières
paroles de M. Lormier. Y avait-il donc un lien entre La Gilar-
276 REVUE DES DEUX MONDES.
dière et lui? et encore, de quelle manière, sous quel prétexte,
prétendait-il me mêler à l'histoire?
— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu'il en re-
tourne!
Ensuite, à grands pas, je m'éloignai du Rempart. Cependant,
parvenu à la hauteur de l'isthme qui rejoint la ville, je me
retournai de nouveau, peut-être pour chercher une réponse
anticipée aux questions que j'agitais, et voici le spectacle que
j'aperçus.
Sur la chaussée passaient un monsieur, la badine à la main,
et les dames Traversot. En arrière, Mlle Lormier, oubliant qu'elle
devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert ses fenêtres
toutes grandes; accoudée à l'une d'elles, elle regardait les pro-
meneurs...
IV
M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré sa pro
messe. Une semaine s'écoula. J'avais cessé de l'attendre et ne
songeais plus à sa visite, quand j'eus la surprise de l'entendre
annoncer. En l'apercevant, je me rappelle avoir éprouvé même
un peu d'humeur, ayant, je ne sais pour quelle raison, besoin
de ma fin d'après-midi. Je ne me doutais guère en revanche
que, grâce à lui, j'allais découvrir un aspect de la vie, et me
heurter pour la première fois à des idées qui, depuis lors, n'ont
plus cessé de me hanter.
Il entra, l'air résolu, et sans montrer l'hésitation habituelle.
— Me voici, dit-il; me portant à merveille, je ne viens pas
consulter, mais remercier l'ami que vous avez été pour nous. Il
y a longtemps déjà que j'avais déridé de le faire. Si ma
démarche est tardive, cela tient à ce que personne n'est jamais
tout à fait maître d'agir comme il le voudrait.
Je répondis :
— J'espère que vous ne vous êtes pas dérangé pour si peu,
et je compte bien que vous satisferez, par-dessus le marché, ma
curiosité.
— Votre curiosité?
— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot?
J'allais ainsi droit au but. J'ai toujours trouvé que la
méthode est bonne. Il prit, au contraire, un air évasif :
L'APPEL DE LA ROUTE. 2~i~
— Ah! oui, j'oubliais... seulement cela n'a plus d'importan
— Que comptiez-vous m'en dire ?
— Rien en ve'rité. Je croyais l'autre jour avoir besoin
d'un conseil. Il se trouve qu'il arriverait trop tard, la décision
étant prise et... exécutée.
— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles!
m'écriai-je.
— J'hésitais précisément à les porter à qui de droit. Par-
tagé entre le scrupule de me mêler de choses qui ne me
concernent pas, et le désir de ne pas laisser duper des gens
honorables, je comptais vous soumettre mon embarras. Mais
hier, conversant avec mon notaire, j'eus l'idée de lui sortir mou
cas. Jugez de ma chance : il gère aussi les intérêts des Traver-
sot, chose que j'ignorais. Sans que je l'aie voulu, ma conscience
s'est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait a cessé
d'exister.
Je répliquai, désireux d'en tirer au moins le peu que je
pourrais :
— Tant pis : cela prouve du moins que vous connaissez
M. de la Gilardière.
— Moi?... pas du tout.
— Alors comment étiez-vous renseigné sur lui... car il
s'agissait de lui, n'est-ce pas?
— Oh! un hasard trop long à expliquer... Une compagne
de couvent de ma femme qui, devenue dame de compagnie
chez la mère du jeune homme, a voulu s'informer près de nous
des Traversot et qui, du même coup... bref des histoires; fort
heureusement, elles ne m'intéressent plus.
— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez songé à moi
pour vous éclairer dans une circonstance délicate : je vous en
remercie.
Tout ceci, échangé sans qu'il prît seulement la peine de
choisir un siège. Je crus qu'il allait repartir aussitôt; mais
non, après avoir regardé l'heure, il reprenait :
— Si je ne dérange pas, puis-je m'asseoir? Depuis quelque
temps, je me sens vite las.
Sans attendre la réponse, il s'affala ensuite sur un fauteuil.
Du même coup, l'air du début fit place à un autre, accablé.
Ainsi qu'il arrive fréquemment aux nerveux, après avoir paru
prêt à tout renverser sur son passage, il ne semblait plus
278
BEVUE DES DEUX MONDES.
capable que de crier grâce, comme un coureur à bout d'étape.
— Est-il bien sur, demandai-je, que votre fille ait tort quand
elle vous pousse à vous soigner ?
— Oh! murmura-t-il, ma fille ne s'inquicte pas de moi
autant que vous le croyez...
Et sa main, qui avait tenté de se soulever, retomba lourde-
ment sur l'accoudoir.
— Je suis témoin pourtant du souci que lui donne votre état I
— On parle, les mots s'envolent, l'àme est ailleurs...
— Vous n'allez pas prétendre que votre fille soit indiffé-
rente à ce qui vous concerne?
11 releva la tète, me considéra un instant :
— Non, soupira-t-il, je crois qu'elle m'aime encore.
— Vous n'en êtes pas sûr?
Il ne répondit pas. Je n'osai insister : j'attendais qu'il lui
plût de reprendre la conversation, là où il voudrait. Et ce fut
alors un silence d'autant plus pesant qu'à Semur, et sur la
place que j'habite, il n'y a jamais de bruits au dehors : les
seuls que je connaisse sont au moment des offices ou quand
l'heure sonne à Notre-Dame.
En même temps que j'attendais, j'eus aussi l'étonnement
de m'apercevoir que le visage de M. Lormier avait repris exac-
tement l'expression de la première nuit, au chevet de la mou-
rante. Même aspect de relâchement total, souligné par la
torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits humains
disposent de bien peu d'éléments pour extérioriser l'àme : ils
ne diffèrent pas, qu'il s'agisse d'escompter la fin d'une catas-
trophe ou d'en appréhender la venue !
Soudain, il parut prendre une résolution définitive. Le
regard redevint net, se fixant sur le mien. Je compris que le
sujet véritable de la visite, encore inexpliqué, allait paraître.
— Docteur, recommença-t-il d'une voix qui s'efforçait
d'être posée, y a-t-il des cas où Ton soit fou, tout en gardant la
conscience nette de sa folie ?
— Ouais ! m'écriai- je, à quel propos ces balivernes?
— Parce qu'obsédé par une pensée que la raison des autres
jugerait démente et qui doit l'être par conséquent, je ne la dis-
cute plus et l'accepte.
— Et peut-on connnitre de laquelle il s'agit?
— Entre ma fille et moi, il y a quelqu'un.
l'appel de la route. 279
— Qui?
— J*ai dit quelqu'un : si je savais qui, je ne serais pas ici.
De nouveau, son visage changeait. J'y déchiffrai une telle
angoisse que brusquement une pensée m'étreignit. Le drame, —
que, l'autre jour, candide, j'attendais seulement pour des
temps à venir, — aurait-il déjà paru?
Ne sachant plus très bien si je voulais le confesser ou le
consoler, je pris ses mains dans les deux miennes, et
m'efforçantde ne rien laisser voir de mes appréhensions :
— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais d'une folie
sans fièvre et dont je vous ai donné le nom, quand nous étions
au Rempart : la jalousie.
Il secoua les épaules.
— Je vous affirme que je ne me trompe pas.
— Je vous affirme aussi que la jalousie est un état dans
lequel on s'épuise à interpréter le réel à la lueur d'une chimère.
Qu'on écarte celle-ci : tout redevient clair. Dès qu'on se sait
jaloux, d'ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la seule
difficulté est de le reconnaître. Essayez.
Il avait paru m'écouter attentivement : cependant, à peine
eus-je achevé qu'arrachant ses mains prisonnières, il répéta :
— Non, je ne me trompe pas...
Puis martelant les mots, comme s'il prétendait les graver
mieux dans mon cerveau :
— Aucune chimère ne me trouble : j'ai des yeux et ils
voient. Ma fille n'est plus à moi : quelqu'un me l'a prise. Nous
avons l'air encore de vivre en tète à tête : ce n'est pas vrai,
entre elle et moi, il y a lui!
Convaincu que plus je garderais de ménagements et plus il
s'entêterait dans ses affirmations sans les éclairer d'aucune
manière, je ripostai alors rudement :
— Pour prendre votre tille, il faudrait d'abord pouvoir en
approcher! Vous ne vous quittez pas. Elle sort si vous sortez, et
rentre quand vous rentrez. Et qui connaissez-vous ici? Quelques
prêtres, des voisins, personne... Nulle maison plus fermée que
la vôtre! Songez que, lorsque vous m'avez appelé, j'avais à
peine entendu prononcer votre nom! Ma venue a été un fait
tellement extraordinaire que vous en avez conçu, un instant, les
pires craintes : celles-ci se sont dissipées, soit, mais jugez des
autres! Le voilà, le réel! Y ajouter quoi que ce soit est indue-
280 REVUE DES DEUX MONDES.
tions et sottises. Quant au traitement, il dépend de vous seul.
La jalousie n'est pas une maladie : elle est un vice. On ne s'en
guérit pas avec des drogues : on s'en corrige. A vous de la
dompter, comme on y arrive pour la morphine ou le vin.
Il s'était remis à m'écouter avec l'avidité de l'enfant qui
tente de se rassurer auprès d'une grande personne. Peut-être
aurait-il été déçu si je ne lui avais pas dit ces choses qu'il s'était
déjà dites, et précisément de cette manière; mais, comme aupa-
ravant, je sentais aussi que mes paroles glissaient sur lui sans
l'atteindre, telle une averse sur des ardoises. Quand il comprit
que j'avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne qu'il reprit :
— Vous avez raison, le réel est cela : deux êtres qui maté-
riellement ne se quittent pas, que jamais ou très rarement un
tiers visible ne distrait; deux êtres encore qui mangent à la
même table, sont abrités par le même toit, échangent des appa-
rences de confidences avec une apparence d'abandon... Seule-
ment, est-ce tout?... Quand ma fille ne croit pas que je la sur-
veille, avez-vous vu ses yeux?... des yeux d'absente I... Quand,
après un long silence, je m'avise de lui parler, avez-vous vu
l'effort de son visage pour revenir au présent? Quand nous
sommes à table, avez-vous vu avec quelle attention elle sur-
veille le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu'un
passe, avec quel art elle invente un prétexte pour approcher de
la fenêtre et vérifier si par bonheur ce serait lui? Pas de tiers
visible, c'est exact : mais à quel moment celui dont je parle
consent-il à nous quitter? A lui, les seuls vrais sourires de ma
ii lie ! Essaye-t-elle de livrer un peu d'elle-même, comme elle
s'adresse à lui! Pas une phrase qui ne passe alors par-dessus
moi, pour l'aller retrouver, je ne sais oui 11 est là, vous dis-je,
sans répit, dans nos silences douloureux, nos causeries impor-
tunes; non seulement il a violé la demeure, mais il s'étonne
de m'y trouver : avant longtemps, il tentera de m'en chasser!
Il conclut :
— Et puis, qu'ai-je besoin de voir? Si par hasard vous avez
jamais aimé, ce dont je vous plaindrais, fallait-il que vous vis-
siez pour apprendre quand on était las de votre présence? Vous
le sentiez! Ce que l'on sent est autrement certain que ce que
l'on voit. Sentir, c'est happer l'impondérable, tâter l'invisible,
atteindre là où le regard ne pénètre pas! Dans un doute poi-
gnant, je vous le demande, est-ce vos yeux que vous consultez
l'appel de la route. 281
ou la perception intime, continue, que la raison méprise et qui,
heureusement, veille à sa place pour notre garde?
Tandis qu'il parlait ainsi, j'avoue qu'une partie de son dis-
cours m'échappait; j'étais trop à la découverte de l'homme nou-
veau qui se révélait. Je ne savais pas encore que l'àme s'abrite
toujours derrière de fausses apparences, comme l'amande der-
rière une coque et qu'il faut le marteau de la souffrance pour
les briser. J'avais connu jusqu'alors un Lormier un peu falot,
un peu rêveur, et dont l'unique originalité consistait dans une
tendresse paternelle qui confinait à l'état maladif : c'était un
autre que j'écoutais, certainement le seul vrai, un autre, maître
de sa pensée et de sa parole, soulevé par la passion et l'analy-
sant comme si elle lui demeurait étrangère, tour à tour s'ex-
primant avec la monotonie d'un greffier et plongeant brusque-
ment dans le détail subtil de sentiments inexprimés, mais
toujours avec une telle force logique que je commençais à
subir l'entraînement de ses raisons. Se trompait-il d'ailleurs?
Sans aller jusqu'à le croire tout à fait, je me sentais ébranlé.
Déjà, je ne criais plus à l'impossible. Après tout, qu'il fit erreur
ou non, le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l'un près de
l'autre, en simulant une confiance qui n'existe plus, n'était-il
pas déjà par lui-même un drame certain?
— Admettons, répondis-je enfin après une courte réflexion.
Il est entendu que le cœur de votre fille ne vous appartient
plus, ou plutôt qu'il se partage entre vous et un autre. Il existe,
semble-t-il, un moyen assuré d'obliger Vautre à découvrir son
visage et, — très probablement, — de le chasser. Votre fille a
l'audace de la vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage
d'aller droit à l'ennemi, demandez le nom, et après..., apr
suivant ce qu'il sera, vous chasserez l'homme, ou, s'il est digne
d'elle, donnez-le-lui!
— Inutile. J'ai posé la question : GenevièA^e s'est tue
— Ah! murmurai-jc, voilà qui est plus grave; il y aurait
donc un obstacle qui vient d'elle ou de lui. Le soupçonnez-
vous?
— Il n'y en a pas. J'ai osé aussi tout dire à ma fille, même
qu'elle était riche, même que je pardonnais à cet homme!
— Et si cet homme aimait ailleurs?
— Allons donc! Crovez-vous ma fille de taille à se content er
des restes d'une autre?
282 REVUE DES DEUX MONDES.
— Dans ce cas, j'en suis fâché pour votre clairvoyance : le
sentiment vous trompe, votre fille n'aime pas, et je reviens au
premier diagnostic : des chimères!
— Chimères étrangement réelles, puisque nous en serons
bientôt à ne plus nous connaître sous un même toit!
— De grâce, pas de grands mots : vous n'en êtes pas là.
— Croyez-vous?
Il me considérait avec un air de défi. Je pensai qu'il allait
entrer dans de nouveaux détails, mais non : ses paupières
s'abaissèrent, et comme, pressentant la discussion sans issue, je
ne répliquai rien, nous eûmes la sensation que tout s'arrêterait
à ce point.
Quelques secondes s'écoulèrent dans une indécision pénible.
Je m'attendais à la voir tranchée par un départ. De fait,M.Lor-
vier se leva : seulement, ce fut pour se promener à travers mon
cabinet. Nous imaginions n'avoir plus rien à nous dire, et ce
qui allait suivre devait nous plonger au contraire au cœur
même des questions que je vous ai ^posées tout à l'heure...
Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce moment, était
en effet en train de se replier sur sa propre vie, pour découvrir
quelles lois la conduisaient.
L'homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. Parce
qu'il place en lui-même le centre de l'univers, il prétend ne
subir que des lois universelles, et s'indigne de ne pouvoir con-
clure de son aventure misérable à la destinée de tous.
Quand il eut marché un assez long temps, M. Lormier s'ar-
rêta brusquement devant moi :
— Si je savais au moins pourquoi je souffre! s'écria-t-il. Il
y a des gens pour croire en Dieu : sérieusement, que penseriez-
vous d'un homme apportant à ses rigueurs la dixième partie
de l'incohérence qui préside à nos vies et que ces gens taxent
de providentielle?
J'allais tenter de répondre; il m'arrêta d'un geste rude.
— De grâce, ne m'interrompez pas! J'ai besoin de crier. Je
ne suis même venu que pour cela. Dans une heure d'abandon,
j'ai commencé l'autre jour de me livrer à vous : autant continuer
jusqu'au bout. De cette façon, il n'y en aura jamais qu'un à être
informé!... Oui, qui décide du lot de bonheur ou de malheur
attribué à chacun? Au nom de quelle justice y a-t-il des êtres
comblés, et d'autres toujours broyés? Tenez, moi, par exemple...
l'appel de la route. 283
Il jeta autour de nous un coup d'œil circulaire, comme s'il
dominait une foule suspendue a son récit :
— Voulez-vous le compte de ce qui me fut octroyé? Dès
mon enfance, gène, misère et maladie. Mes parents étaient
de pauvres vanniers qui allaient de village en village, gagnant
au jour le jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle,
pareille origine pouvait-eHe rester honorable? Point : mon père
faussement accusé de grivèlerie, est mort en prison. Quant à
ma mère, j'ignore comment elle a fini : personne, cela va de
soi, n'a paru autour de moi pour entretenir son souvenir. Ainsi,
un début de gueux, et l'aurore d'une vie que je n'avais point
sollicitée, tarée avant même que j'aie pu m'en rendre compte.
Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette suis-je déjà
recherché par le sort?... Mais continuons... Donc, on me
recueille dans une ferme pour garder les bêtes; je vais à l'école;
le curé fait de moi un enfant de chœur; finalement, je suis
expédié au petit séminaire, tant on me trouve intelligent. L'in-
telligence ! Ah! cette fois, vais-je me plaindre? Je pouvais n'être
qu'un berger idiot, et grâce à une cervelle que je n'ai pas plus
choisie que je n'avais désiré l'existence, je vais devenir un
apprenti curé! Je suis honnête aussi, — le sort, vous le voyez,
me prodigue les dons de qualité supérieure, — et ne pouvant
me résoudre à vivre d'une vocation que je n'ai pas, je m'enfuis
à Paris, honni de mes bienfaiteurs, sans autre désir que de
satisfaire une soif d'apprendre qui m'a été injectée comme un
venin, que je croyais exceptionnelle, et qui était celle de tout
le monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez vite, nous
arrivons au bout. Aussi bien, peu importe comment je devins,
non pas un savant, non pas même un ingénieur de talent,
simplement un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu
grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être il ferait
fortune. C'est à ce moment que j'ai rencontré ma femme et que
l'amour a paru dans ma vie...
11 eut une sorte de hoquet convulsif.
— L'amour... Regardez-moi : ce mot, dans ma bouche, a
l'air d'une gageure. Cependant toute l'humanité, belle ou laide,
grande ou vulgaire, tout ce qui pense et tout ce qui sent sur
notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de même et avec
un égal frémissement? Si j'avouais qu'en découvrant l'amour,
j'ai trouvé l'existence un bienfait et cru qu'elle a de quoi se faire
2S4 REVUE DES DEUX MONDES.
pardonner le reste? Il était donc possible de mettre contre son
cœur un autre cœur battant à l'unisson, et, côte à côte, des
pensées qui, pareilles à une fonte en fusion, ne seraient plus
qu'un grand jet lumineux! Entrevoir une telle ivresse, soup-
çonner seulement qu'on en approche, n'est-ce pas assez, je vous
le demande, pour rendre le présent ineffable, et le passé incon-
stant? En revanche, que j'aie attendu ce miracle, que j'aie cru
le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous cette cruauté, vous
qui savez que cela n'a pas été? Paix à la morte! j'ai trouvé
dans mon mariage les rations de confort que beaucoup auraient
souhaitées et je ne souhaite à personne la misère et la soif qui
m'y ont consumé... Paix à la morte, encore un coup! Mais
pourquoi la passion d'aimer qui m'a dévoré, et ce don fatal
attaché à l'être, comme une robe de Nessus, sinon pour mieux
l'aire souffrir? Souffrir I... enfin, voici le mot lâché; il n'explique
rien, mais commence et conclut tout. La souffrance est injuste,
bête, incompréhensible ; elle ne conduit nulle part, elle est
inutile; et pareille à une bête de proie, elle ne guette que cer-
tains, s'en repait, s'en amuse et va pour prolonger son plaisir
jusqu'à négliger tous autres gibiers à sa portée... Ma femme
n'est plus là pour me séparer de ma fille : Dieu merci I c'en est
fait des heures cruelles, je vais être libre d'adorer mon enfant?
Sottise ! La bête m'ayant pris au début sous sa griffe ne me lâchera
point : non seulement ma fille m'échappe, mais j'en suis à
redouter qu'un inconnu ne la torture. Cependant, ailleurs,
d'autres s'obstinent à être heureux! vous, ce La Gilardière dont
nous parlions, ce boutiquier peut-être que j'aperçois là, au seuil
de sa boutique... Je connais des voleurs triomphants, des cœurs
que l'amour comble, bien qu'ils soient à soulever de dégoût...
Alors je demande : au nom de quoi, ceux-ci plutôt que ceux-
là? Quelle est la règle qui protège? On parle d'un Dieu : où
est-il? d'une justice : où la trouve-t-on?
Je me suis efforcé de reproduire ce long discours tel que je
l'entendis. Ce que je ne puis rendre, c'est l'impression extraor-
dinaire que donnaient la mimique de cet homme, la variété du
ton, les alternances d'une voix tantôt basse comme pour confier
un secret, tantôt éclatant sous la révolte ou brisée par un san-
glot mal contenu. Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux
arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus le récit appro-
chait de l'intime de sa douleur, moins il parvenait à s'exprimer.
l'appel de la route. 28o
A peine quelques mots sur le naufrage de son amour, rien sur
le drame actuel.
Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son front, de
l'air d'un homme qui s'éveille. Peut-être ne se rendait-il p
compte de tout ce qu'il avait dit. Puis, s'interrompant sou-
dain :
— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je crois que je me
suis e'garé...
Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.
Que répondre en effet aux questions qu'il posait? Quelle jus-
tification lui donner de la souffrance imméritée qui l'avait
amené, pantelant, dans mon cabinet habitué jusqu'alors à
n'entendre que le cri de la chair douloureuse? Cependant, si
impuissant que je fusse à l'éclairer, pouvais-je aussi continuer
de me taire? A de certains moments, et quoi qu'elle prononce,
la parole humaine est source d'apaisement. Après avoir hésité,
j'approchai de lui, et prenant ses mains comme au début :
— Cher monsieur, combien je vous plains! Les problèmes
que vous soulevez sont, hélas! sans solutions. D'ailleurs, à quoi
bon les chercher? Nous vivons dans l'inexpliqué. Que la souf-
france soit un don divin ou l'œuvre d'un destin malfaisant,
qu'elle perde ou non son mystère, elle pèse du même poids. En
revanche, je doute qu'un bilan, tel que vous tentiez tout à
l'heure de l'établir, puisse être exact : il y manque toujours
quelque chose, et parfois l'essentiel. On ne néglige aucune
douleur, on ne compte pas les joies. S'efforce-t-on de le faire, il
n'est pas de corrîmune mesure entre les unes et les autres.
J'ajoute que, s'il en existait...
Il m'interrompit :
— Je devine que vous allez dire : tout se compense. Ce n'est
pas vrai.
— J'entends bien, repris-jeà mon tour, vous croyez au voleur
triomphant : accepteriez-vous pourtant de prendre sa place?
Pour changer de sort, changeriez-vous d'àme avec lui ?
Il haussa les épaules.
— Vous pensez que je refuserais?... La vérité est que je ne
sais pas... on ne sait jamais rien.
— Si, on sait parfaitement qu'il existe, jusque dans le pire,
un bien qui le balance. Par exemple, imaginez une seconde que,
d'une manière ou d'une autre, votre fille cesse d'exister...
UL\ i i: DES m .1 \ Mo\Di 5.
Il eut un cri :
— Taisez-vous!
— Vous voyez bien! Même s'il n'était pas imaginaire, votre
supplice actuel se double encore de joies dont la seule pensée
qu'elles pourraient disparaître vous fait pâlir d'effroi. Alors,
cessons de discuter. Que votre cœur s'apaise ! qu'il tue la
chimère ! et...
Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement me
touchait.
— ... Et quand vous aurez encore envie de crier, comme
tout à l'heure, n'hésitez pas à revenir. Vous trouverez ici, je
vous l'affirme, une compréhension affectueuse et le secours
d'un ami.
Ayant remercié d'un signe de tète, il prit son chapeau sans
répliquer et se dirigea vers la porte.
Je compris qu'arrivé à ce point, il n'aurait pu poursuivre.
Moi-même, changeant d'attitude pour l'accompagner, m'efforçai
de reprendre un ton plaisant.
— Admirez, dis-je, tandis que nous descendions ensemble,
combien c'est toujours l'imprévu qui vient. J'avais compté
apprendre grâce à vous des merveilles sur La Gilardière, et je
ne saurai rien, pas même s'il est amoureux de votre fille !
Un pâle sourire erra sur la face désolée de M. Lormier.
— Oh! pour celui-là, je suis tranquille! Tout le fâcheux
que j'en ai su me venait par Geneviève.
Sur le seuil, il dit encore :
— Je reviendrai peut-être... probablement...
Je songeais de mon côté :
— Pauvre homme! je le reverrai avant huit jours.
Or, non seulement il ne devait plus reparaître dans ce lieu,
témoin de notre amitié naissante, mais convaincu d'avoir atteint
au sommet de son calvaire, à peine commençait-il d'en gravir
les premières marches.
Edouard Estauntk,
(La deuxième partit au preehain numéro.)
AU PAYS DE L'ÉRABLE
JOURNAL
DE LA MISSION FRANÇAISE AU CANADA
Sous, l'inspiration de M.. Hanotaux et avec l'agrément du
Gouvernement, le Comité France-Amérique vient d'envoyer au
Canada une mission chargée de remercier ce grand pays de son
intervention militaire dans la guerre et de l'aide secourable
qu'il a apportée à nos blessés, ainsi qu'aux populations des
régions dévastées, sous les formes les plus diverses, création
d'hôpitaux et d'ambulances, secours en argent, dons en nature.
Cette mission comprenait un maréchal de France, un amiral,
un évêque, des membres du Parlement, de l'Institut, de l'Uni-
versité, etc., au demeurant des représentants de toutes les forces
françaises, de toutes les formes d'activité de notre génie national.
Elle comprenait en outre un certain nombre de dames que leur
grand cœur et les services rendus par elles au cours de la guerre,
désignaient plus particulièrement pour exprimer aux mères et
aux épouses canadiennes nos sentiments de reconnaissance.
Elle n'est restée au Canada qu'une dizaine de jours et de cet
immense pays n'a pu parcourir qu'un petit coin, celui qui
s'étend le long des rives du Saint-Laurent et aux bords du lac
Ontario; elle a cependant rempli sa mission. A Montréal et à
Québec, elle a retrouvé l'àme française; à. Ottawa, elle a adressé
ses remerciements officiels au Gouvernement canadien et remis
au Parlement fédéral, en témoignage de gratitude, un buste de
Rodin, représentant la France; à Toronto et à Hamilton, elle a
pris contact avec une province presque entièrement anglais
288 BEVUE DES DEUX MONDES.
et resserré les liens d'amitié qui nous unissent à nos allies (1).
Y a-t-il lieu de garder trace de cette mission en relatant ce
qu'elle a vu, entendu, remarqué?
Oui, certainement, quelque restreint qu'ait été son champ
d'observation. Rien en effet de ce qui intéresse nos frères du
Canada en peut nous laisser indifférents; d'autre part, le Domi-
nion est en plein développement; le plus grand avenir lui est
réservé, et il n'est pas inutile de le rappeler.
Bien entendu, il ne saurait être question ici d'une étude
d'ensemble que rien ne justifierait. Le Canada est plus grand
que l'Europe entière; il s'étend sur des milliers de kilomètres,
de l'Est à l'Ouest, du Sud au Nord; la seule province de Québec
est à elle seule plus grande que la France. De cette immensité
nous n'avons vu qu'un bord. Dans ces conditions, le plus prudent
et aussi le plus simple est de se borner à noter ce que la mission
a vu sur son passage, de donner, pour ainsi dire, son « journal
de marche, » en relevant tous les détails caractéristiques.
*
* *
A peine étions-nous arrivés à New-York que deux hommes
éminents, amis passionnés de la France, les sénateurs Dandu-
rand et Beaubien, venaient nous y rejoindre pour nous conduire
eux-mêmes dans leur patrie et nous en faire les honneurs.
Dès le premier contact, la conversation s'engage sur la situa-
tion politique du Canada. Ont-ils dessein d'enlever de nos esprits
toute idée fausse, de nous « mettre au point? » Il semble bien.
— Nous avons, disent-ils, deux mères patries, aïeules véné-
rables, que nous respectons, admirons et aimons l'une et l'autre.
« Ces deux mères patries sont la France et l'Angleterre.
« La première a fait de nous ce que nous sommes, des Fran-
(1) Composition de la mission : Maréchal Fayolle, président; — Amiral Charlier;
— M. Gaston Ménier, sénateur; — M. Fournier-Sarlovèze, député de l'Oise; —
Comte de Warren, député de Meurthe-et-Moselle ; — Mgr Landrieux, évêque de
Dijon; — M.Alb. Besnard, de l'Académie des Beaux-Arts ; — Professeur Lippmann.
de l'Académie des Sciences; — M. Dal Piaz, président de la Compagnie Générale
Transatlantique; — M. Fortunat Strowski, professeur à la Sorhonne; — M. Cor-
réard, inspecteur des Finances; — M. de Loynes, ministre plénipotentiaire ; —
M. Louis Blériot, aviateur, industriel; — M. Delmas, représentant de la Presse
française; — Colonel Requin, adjoint au maréchal; — M. Louis Jaray, maître des
requêtes au Conseil d'État; — Marquis Le Créqui-Montfort. secrétaire général; —
M. Quénard, professeur de l'Université, secrétaire général adjoint; — M°" Albert
Besnard : — Coinlesse de Warren; — Vicomtesse de Salignac-Fénelon; — M"' Lipp-
mann; — Comtesse de Bryas; — Mn' Blériot.
au pays de l'érable. 289
çais de pure race, aussi Français que vous-mêmes, ayant la
même langue, les mêmes mœurs, les mêmes traditions. Nous
n'avons pas connu vos révolutions; nous avons continué notre
évolution propre dans l'esprit de l'ancienne France, mais nous
sommes vos frères, frères de sang et frères de cœur. La deuxième
nous a permis de nous développer; elle nous a laissé le bien
suprême, la liberté. Nous sommes libres dans notre province
de Québec; nous y sommes libres de toutes façons, à tous les
points de vue : politique, religieux, économique, et de cela nous
sommes à notre seconde patrie profondément reconnaissants.
(( Et cependant nous ne sommes ni Français, ni Anglais.
« Xous sommes ce que nous sommes devenus : des Canadiens.
<c Vous comprenez bien? ajoutent-ils en insistant. Quand
vous nous avez quittés, nous étions 65 000; nous sommes
devenus depuis plus de 4 millions, dont 3 millions habitent le
Canada. Nous avons aujourd'hui l'âge d'homme. Notre patrie,
c'est la terre que nous avons défrichée et peuplée, celle où
nous avons pris racine, c'est le Canadal »
Ces idées seront affirmées publiquement, dès le soir même,
à la fête qui sera donnée, à bord du Paris, à la haute société
new-yorkaise.
Il y a quelque chose qu'ils ne disent pas, mais que nous
reconnaîtrons bientôt : cette situation est également celle des
Canadiens anglais, eux aussi Anglais de cœur, c'est entendu,
mais devenus Canadiens avant tout. Il est certain que le Canada
marche à l'indépendance totale. Le pouvoir de l'Angleterre sur
ce pays est purement nominal; il se gouverne lui-même et son
Conseil des ministres est souverain. Le gouverneur général est
anglais; les gouverneurs de provinces sont soit d'origine cana-
dienne, soit d'origine anglaise, et il serait impossible aux uns
comme aux autres d'agir autrement que dans l'intérêt direct et
immédiat du Canada.
A noter que les forces anglaises qui occupent cette énorme
étendue de territoires, plus grande que l'Europe, no dépassent
pas cinq régiments! tout juste de quoi fournir des gardes d'hon-
neur aux gouverneurs.
Chose curieuse, les races anglaise et française qui forment
le peuple canadien ne se mélangent pas; elles se développent
parallèlement en restant distinctes, chacune gardant sa langue,
ses mœurs et ses usages.
TOME T.W. — 1921. 19
2(J0 REVUE DES DEUX MONDES.
— Regardez, nous dira bientôt le sénateur Beaubien, quand
nous descendrons en bateau le Saint- Laurent, de Montréal à
Québec, admirez notre grand fleuve ! Dans ses eaux sont venues
se jeter, h Montréal, celles de l'Ottawa; elles coulent ensemble
sans se confondre, celles du Saint-Laurent limpides et bleues,
celles de l'Ottawa plus foncées; elles portent avec la même
docilité les bateaux qui nous appartiennent; c'est l'image de
notre Canada, terre commune à nos deux races.
Mais il y a un fait nouveau dont nos amis n'aiment pas
beaucoup «à parler et qui visiblement les laisse soucieux. Depuis
quelques années, les Américains se portent en foule vers les
provinces de l'Ouest : Sackatchevan, Alberta, Columbia, et il en
résulte qu'au Canada se forment en réalité trois groupements :
français à l'Est, anglais au Centre, américain à l'Ouest.
Sur les 7 millions d'habitants qui forment la population du
Canada, combien y a-t-il au juste d'Américains? Le prochain
recensement le dira, mais il demeure certain que le nombre
des Américains va sans cesse en croissant et qu'ils restent, eux,
américains. Or, les Etats-Unis comptent 110 millions d'habi-
tants ; ces deux pays sont en contact, de l'Atlantique au Paci-
fique, sur une frontière ouverte de plus de 5 000 kilomètres
d'étendue. Dans ces conditions, le Canada pourra-t-il résister,
sinon à la pression, du moins à l'attraction des Etats-Unis qui
considèrent comme de droit naturel que toute l'Amérique du
Nord soit leur domaine de libre expansion?
Voilà sans doute le gros danger qui menacera l'indépendance
du Canada, dans un avenir plus ou moins éloigné. Toutefois, on
peut affirmer que les groupements anglais et français n'en
resteront pas moins puissants et libres dans leur développement.
*
* *
Nous arrivons à Montréal, à neuf heures du matin, par un
temps magnifique, et aussitôt commence une série de réceptions,
de visites et de banquets qui sera très fatigante parce qu'inin-
terrompue, d'autant plus qu'une lourde vague de chaleur passe
sur l'Amérique et que la température ne descendra guère au-
dessous de 30°.
A la gare nous attendent un représentant du gouvernement
canadien, le ministre de la Justice, Doherty, et les autorités de
la ville. Le cérémonial sera le même à peu près partout : sur le
au pays de l'érable. 201
quai ou à la sortie, une demi-compagnie de troupes anglaises
ou de milice canadienne rend les honneurs, tandis qu'une
musique joue la Marseillaise et que la foule acclame la Mission.
A peine sommes-nous arrivés à L'hôtel qu'il faut repartir pour
aller à l'Hôtel de ville, dont nous montons les degrés en traver-
sant une foule compacte qui applaudit en criant : « Vive la
France ! » visiblement curieuse de voir « des Français de France. »
La première sensation est un peu troublante. Sommes-nous
en France ou au Canada? sur les bords du Saint-Laurent ou
sur ceux de la Seine ? à Montréal ou dans quelque ville de Nor-
mandie? L'illusion est complète, car les souhaits de bienvenue
qu'on nous adresse sont exprimés dans le français le plus pur ;
toutes les mains se tendent et tous les visages sourient. Ce sont
bien les membres d'une même famille qui se retrouvent, se
reconnaissent, se félicitent et demandent des nouvelles, parlant
à la fois du passé et du présent.
En sortant de l'Hôtel de ville, nous visitons l'ancien « Gou-
vernement français, » modeste édifice aujourd'hui transformé en
musée de souvenirs. Partout sont gardés religieusement les
témoins du passé et de ce qu'on appelle ici à juste titre l'épopée
canadienne, les temps héroïques de Montcalm et deLévis. Api
toute une série de visites, parmi lesquelles celle de l'Ecole com-
merciale, qui constitue une annexe de l'Université française, ou
Université Laval, nous arrivons au banquet. 11 commence à une
heure et ne se terminera qu'à quatre heures et demie. Discours
et discours.
Mais avant les discours, il y a les « santés, » et il fautnoin-
ici une scène qui ne manque pas de grandeur. Le président se
lève et dit en tenant haut son verre : « le Roi! » Aussitôt toute
la salle est debout et l'orchestre entame le God save the King
que tout le monde chante à pleine voix. On se rassied. Le prési-
dent se relève une minute après et dit : « la France! » Alors
éclate la Marseillaise, que les assistants clament avec le môme
entrain que le God save the King de tout à l'heure. Souvent il
y a une troisième santé, « le Canada, » et cette fois on entend
comme une sorte de vieille chanson française, lente et grave,
douce et berceuse, pleine d'amour.
A l'heure des discours, et tant" que nous serons en terre
« française, » nous entendrons souvent de belles harangues que
la Sorbonne applaudirait. Aujourd'hui, c'est d'abord le ministre
292 BEVUE DES DEUX MONDES.
Doherty qui prend la parole ; son allocution est pleine de finesse
et d'une aimable bonhomie. Vient ensuite le sénateur Dandu-
rand avec un discours d'une admirable tenue littéraire. Si on
parle cette langue au Parlement canadien, les débats ne
doivent pas manquer d'agrément 1
Nous sommes tous frappés de l'éloquence des orateurs cana-
diens. Ils parlent... comment dire? Ce n'est pas de la pompe
et de la grandiloquence, mais de la solennité, mêlée de respect.
C'est la langue du xvne siècle, aux belles périodes cadencées.
Les orateurs sacrés du grand siècle devaient parler ainsi du
haut de la chaire. « Vous savez le français mieux que nous, »
leur dira tout à l'heure l'un des nôtres.
A propos des vieux mots et des formes archaïques que le lan-
gage canadien a gardés, le sénateur Dandurand explique que
leur conservation est la conséquence du soin jaloux avec lequel
les Français de Montréal et de Québec n'ont cessé de défendre
leur langue maternelle contre la langue anglaise.
— Le Grand Roi, — ou plutôt le Grand Roué, — dit-il, n'a
pas proclamé : l'Etat, c'est moi ; il a dit : l'Etat, c'est moue, et
c'est pourquoi nos paysans canadiens disent encore aujourd'hui :
le Roué, moue, la parouesse, etc.
Il exagère un peu. La langue française est restée vivante
au Canada comme ailleurs et elle a évolué; il suffit d'entrer
dans une boutique de marchand pour s'en apercevoir. Un con-
vive ne nous a-t-il pas dit tout à l'heure, en parlant de dames
canadiennes fort distinguées qui prennent part au banquet :
« Ce sont des femmes dépareillées? » ce qui signifiait dans sa
pensée : sans pareilles, non pareilles, autrement dit d'admirables
femmes I II n'en reste pas moins que dans la haute société cana-
dienne on parle un français exquis, limpide et clair, avec un par-
fum de vétusté qui en augmente l'agrément et en relève la saveur.
Au cours de ce banquet, le sénateur G. Ménier et le prési-
dent de la Compagnie transatlantique, M. Dai Piaz, annoncent
pour l'automne prochain l'ouverture d'une sorte d'exposition rou-
lante, constituée par des échantillons des produits français réunis
dans un grand train de chemin de fer, d'où le nom de « Train-
Exposition, » et qui ira, avec des conférenciers, de ville en ville.
Après le banquet, on nous conduit à « la Montagne, » c'esl-
à-dire au Mont Royal, autour duquel la ville de Montréal s'est
développée. De la terrasse qui la domine, le spectacle est de
AU P\YS DE L ÉRABT.E. 293
toute beauté. Au bord du magnifique Saint-Laurent, s'étend,
blanche dans des massifs de verdure, la ville. Elle compte
1)00 000 habitants, dont les trois quarts sont Français; elle a
doublé en dix ans. Son commerce est mondial et sa prétention
de devenir la rivale de New- York ne parait pas déplacée. Les
steamers remontent jusqu'à elle et le fleuve est sillonné de
bateaux. Les quais s'étendent sur 30 kilomètres de longueur.
Qu'est-ce au loin que ces gigantesques constructions qui
s'élèvent au bord des eaux? Ce sont des « elevators » où
viennent s'entasser les grains de ce qui fut autrefois « la grande
prairie » des Indiens, devenue aujourd'hui la plaine indéfinie,
couverte de moissons, la terre à blé des États du Centre. On y dé-
charge des wagons en quelques minutes ; on y charge des bateaux
en quelques heures. « Dès maintenant, nous dit-on, le Canada
peut suffire à fournir à l'Europe entière son pain quotidien. »
Notre interlocuteur ajoute : « Quel malheur qu'en hiver
notre fleuve s'endorme ! » Il se recouvre en effet de glaces à
partir de novembre et la navigation est suspendue pendant cinq
à six mois. L'hiver est loin de notre pensée ; il fait en effet une
chaleur extrême et tout autour de nous brillent des massifs de
roses. Cependant, voilà bien le Canada, couvert de verdure et
de fleurs en été, riche de toutes les cultures, revêtu d'un man-
teau de neige de novembre à avril !
Sur la terrasse, nous avons rencontré M. Taft, l'ancien pré-
sident des Etats-Unis, venu comme nous pour admirer la vue.
Il est seul et cause familièrement avec le maréchal.
Le soir, la mission se disloque et nous dînons dans les
familles. Quelle délicieuse trouvaille ! plus de discours, mais
des entretiens pleins d'abandon et de cordialité, comme dans les
meilleures familles françaises.
La journée n'est pas finie, car c'est aujourd'hui la Saint-Jean,
fête nationale des Canadiens français, et on la célèbre ici comme
chez nous en allumant, à la nuit tombante, de grands feux
clairs et joyeux.
Bien entendu, on nous attend et nous nous retrouvons, vers
neuf heures, au milieu d'une foule qu'on évalue à plus de
20 000 personnes ; elle entoure un kiosque à musique, transformé
en tribune, sur lequel on nous fait monter, et une fois de plus
nous reparlons de la France, de la guerre, du passé et de l'avenir.
Après ces discours, un courant se forme qui nous emporte
l2!>i REVUE DES DEUX MONDES.
vers un énorme bûcher. L'honneur d'y mettre le feu est réservé
au maréchal; il en fait le tour, une torche à la main, et en un
instant cette masse de bois et de fagots est couverte de tlammes
qui montent droites au ciel, comme une épée, dans une gerbe
d'étincelles. Ce ù'esi pas sans émotion que nous pensons qu'en
ce même jour s'allument sur les collines de la vieille France et
les places de nos villages les mêmes feux symboliques. C'est la
même âme qui palpite des deux côtés de l'Atlantique.
Au retour, vers minuit, beaucoup d'entre nous sont silen-
cieux, plongés dans une méditation profonde; ils rapprochent
cette fête de la Saint-Jean, fête nationale des Canadiens français,
de notre deuxième fête nationale qui vient d'être instituée en
l'honneur de Jeanne d'Arc.
— Vous dormez? dit l'un en poussant le coude de son voisin.
— Moi! non, je rêve. Ce bûcher m'a rappelé celui de Jeanne
d'Arc. Sans doute, couvert de poix et de résine, il s'est lui
aussi embrasé d'un bloc. J'espère que notre Sainte n'a pas trop
longtemps souffert.
— On peut croire au contraire qu'elle est morte lentement,
comme le Christ, en priant pour la France, et en s'oiîrant en
holocauste pour elle.
— Quelle prodigieuse histoire que la nôtre! Et qui sait si,
dans la dernière guerre, nous n'avons pas encore bénéficié du
sacrifice de cette petite Lorraine de dix-neuf ans?
— N'en douiez pas. Les lueurs de 6on bûcher illumineront
toujours dans la suite des temps les visages de nos soldats, des-
cendants de ses compagnons d'armes.
Le lendemain est un dimanche, et nous allons à la messe à
la cathédrale. Là aussi la foule nous attend, et quand nous
entrons, les orgues jettent à grand fracas sous les voûtes les
appels de la Marseillaise!
Belles allocutions de Mgr Gauthier, recteur de l'Université
Laval, et de Mgr Landrieux,où s'échangent, en se mêlant dans
une commune prière, le salut du Canada à la France et celui de
la France au Canada.
*
* *
A onze heures, départ en bateau pour Québec, où nous arri-
verons à neuf heures et demie du soir.
Le temps est superbe et le spectacle d'une incomparable
au pays de l'érable. 20o
beauté. Le Saint-Laurent apparaît moins comme un fleuve que
comme un lac allongé entre des terres fertiles. Des deux côtes,
des paysages de France, des villages aux jolis noms français,
avec de minces clochers tout pareils aux nôtres. C'est sur les
bords du Saint-Laurent que se sont établis les premiers colons;
ils se sont partagé le terrain perpendiculairement aux rives, et
nous voyons, encore resserrées par les héritages, ces limites de
champs toutes parallèles entre elles.
La soirée se passe à faire revivre le passé, à retracer l'œuvre
de Jacques Cartier et de Champlain, à raconter les exploits de
Montcalm et de Lévis. C'est ici que s'est déroulée l'épopée cana-
dienne ; elle appartient à l'histoire de France et à celle du
Canada; elle est notre bien commun et le lien qui nous unit.
Regardez cette statue qui s'élève, à droite, sur la rive. C'est celle
de M"e de Verchère, qui défendit sa ferme contre les Iroquois,
à quatorze ans, seule avec ses deux frères, moins âgés qu'elle.
Voici l'embouchure de la rivière Richelieu, qui vient du lac
Champlain, sur les bords duquel les Français remportèrent
contre les Anglais la victoire de Carillon. Quand nous arriverons
à Québec, on nous montrera, à gauche, au-dessus de la falaise, la
plaine d'Abraham, où, le 13 septembre 1759, se livra la bataille
qui amena la chute de Québec et dans laquelle périrent ensemble
Je général anglais Wolfe et notre grand Montcalm.
Le lendemain, toute la matinée, jusqu'à une heure, se passe
en visites. Visite à la vieille citadelle où le lieutenant-gouver-
neur nous dit : « La voici, telle que vous nous l'avez laissée. »
On y voit encore, en effet, les vieux canons rongés par la
rouille qui défendirent la ville. — Visite du Parlement provin-
cial. La salle des députés est d'un côté, celle des sénateurs de
l'autre; elles sont l'une et l'autre très belles. — Visite au
couvent des Ursulines. Bien que leur ordre soit cloîtré, les
Sœurs ont voulu ouvrir à la Mission française leurs portes
fermées au monde. Faveur insigne qui n'est accordre qu'il
des personnages royaux ou à des légats du Pape ; mais ne
s'agit-il pas aujourd'hui de la France? Les Sœurs sont là, à
l'entrée, en ordre de bataille, les très vieilles en tête, les jeunes
à la gauche; la supérieure nous reçoit avec l'aisance d'une
grande dame qui fait les honneurs de sa maison. Nous la par-
courons à sa suite, vieille demeure vaste, simple, sans lu
aucun; seule la chapelle est richement décorée Non. loin d'elle,
290 REVUE DES DEUX MONDES.
les Sœurs conservent comme une relique sainte, dans une
châsse dorée, le crâne verni de Montcalm!
Après le couvent, réception à l'Hôtel de ville. « Son Hon-
neur » le maire est revêtu d'une longue robe noire, qui rappelle
relie de nos avocats; il porte un tricorne. Quand il a fini la lec-
lure de son adresse, une fillette s'avance et offre au maréchal
une gerbe de roses : « Embrassez-la, dit le maire, c'est le der-
nier de mes enfants, le dix-septième. »
Il faut ici s'arrêter un instant sur l'extraordinaire fécondité
des familles canadiennes. Les familles de quinze à vingt en-
fants ne sont pas exceptionnelles; celles d'une douzaine se ren-
contrent partout; la moyenne est d'au moins six enfants par
foyer. Le maire nous racontera tout à l'heure que les familles
avec lesquelles il est le plus lié ont toutes de quinze à dix-huit
enfants. Dernièrement, il assistait à une fête de famille où
vingt-six enfants célébraient les noces d'or de leurs parents;
ceux-ci n'en avaient perdu aucun. Ils sont nombreux, les
villages où cent familles portent le même nom ! Le général
Tremblay qui nous accompagnait sur le bateau appartient à
l'une d'elles.
Comment expliquer cela?
Il y a bien des raisons : l'espace disponible, la vie large et
facile à la campagne, les enfants qui ne sont pas une charge,
mais un rapport, la liberté de tester laissée au père de famille,
ce qui sauve le domaine, etc. Toutefois la raison principale se
trouve dans le respect des lois morales. Les Canadiens français
obéissent à l'ordre « Croissez et multipliez; » ils observent le
Décalogue. Le lieutenant-gouverneur ne nous a-t-il pas dit
lui-même publiquement, ce matin : « C'est votre clergé qui
a fait ce peuple. »
Il est à remarquer qu'il n'en est pas de même des Anglais.
Eux aussi ont l'espace et la liberté, et cependant, la natalité est
dans leurs familles beaucoup moindre. La conséquence est que
les Français refoulent les Anglais ; ils débordent de la province
de Québec dans l'Ontario, le Manitoba et aussi dans les pro-
vinces du Nord-Est des États-Unis. Ils étaient 65 000, lorsque, il
y a cent soixante ans, la France les a abandonnés a l'Angle-
terre; ils sont aujourd'hui plus de 4 millions. Combien seront-
ils dans cent ans? Plusieurs d'entre nous s'amusent à faire des
calculs et trouvent des chiffres fantastiques dont le quart suffi-
\U PAYS DE I.'ÉRVBLE. 297
rait à constituer là-bas une nouvelle France plus peuplée que l;i
vieille mère-patrie.
Après le banquet où les « santés » ont été portées avec une
solennité particulière, celle du Roi au commencement et à la
lin, nous allons au camp d'Abraham remettre au 22e régiment
canadien le drapeau que lui envoie le maréchal Foch, son colo-
nel honoraire. Ce 22e canadien (en réalité, un bataillon) était
pendant la guerre uniquement composé de Canadiens français ;
il s'est illustré à Ypres, à Vimy, etc., et son effectif a été plu-
sieurs fois renouvelé. A la gauche du régiment se trouvent les
anciens combattants et les blessés.
De toutes parts la foule nous entoure et l'on sent que les
cœurs sont agités par des sentiments qui remontent comme dis
lames de fond. C'est que la scène se passe sur le terrain de la
défaite de 1759. C'est ici même que la France a perdu le Canada.
Son àme et son génie y sont restés !
Après la revue du 22% visite au cardinal Bégin, vénérable
vieillard de quatre-vingt-deux ans, qui nous reçoit avec une
bonne grâce charmante. Il revient d'une tournée pastorale et se
félicite du bon esprit de son peuple ; il en parle comme un père
de ses enfants. Il nous dit son amour pour la France et raconte
son dernier séjour à Paris :
— J'étais descendu à l' Hôtel du bon La Fontaine...
Tout le monde rit.
— Vous le connaissez donc! reprend-il en souriant; c'est un
logis tranquille, honnête et fort respectable; j'y étais très bien.
Et la conversation continue sur ce ton.
Au Canada, la situation du clergé n'est pas la même que
chez nous; il est mêlé à la vie publique et familiale, il fait
partie intégrante de la société, il vit au milieu du peuple. Par-
tout, à l'arrivée à la gare ou à la descente du bateau, aux ban-
quets, nous trouvons les évêques, archevêques, et aussi les pi
teurs protestants, quand il y en a. Ils sont entourés du resprct
général. Ce matin nous avons tous remarqué que lorsque
Mgr Landrieux a été présenté au lieutenant-gouverneur, ce
dernier a mis genou en terre et lui a baisé la main. Même
attitude de la part du maire, à l'Hôtel de ville. La liberté
d'action du clergé est entière. Les écoles sont confessionnelles
et le budget de l'Instruction publique est réparti entre elles au
prorata du nombre des élèves. Catholiques et protestant- vivent
298 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ailleurs dans la plus parfaite harmonie et en pleine indépen-
dance respective.
Après avoir quitté l'archevêché, thé chez le lieutenant-gou-
verneur, dans une superbe résidence, entourée d'un grand
parc, comme en ont partout, dans toutes les parties du monde,
les gouverneurs anglais ; puis la liberté nous est rendue et
nous pouvons parcourir à notre gré la ville de Québec. Ville
entièrement française, non seulement de langue, mais d'aspect,
avec de vieilles rues étroites, tortueuses, montantes, tandis
qu'en bas s'étalent à l'aise les quartiers industriels et le port.
Aux enseignes des boutiques un certain nombre de noms
retiennent notre attention. Des libraires, des pharmaciens,
des artisans s'appellent La Chance, La Flamme, La Jeunesse, La
Flèche... Ce sont les descendants des anciens soldats devenus
colons. Ce matin, on nous a présentés à une femme charmante,
qui porte à ravir le nom délicieux de Jolicœur.
Quelle douce sensation que de retrouver ici, intacte, con-
tinue, la liaison avec l'ancienne France!
La superbe promenade de Frontenac domine la ville; elle
rappelle la terrasse de Saint-Germain, plus belle encore, car à
ses pieds coule le majestueux Saint-Laurent. C'est là qu'est
notre hôtel, avec des chambres bretonnes où l'on trouve sur de
vieux bahuts des statues de saints aux couleurs passées et
d'antiques madones, graves ou souriantes. Quand, chez nous,
tout se sera uniformisé dans la note grise d'une banalité com-
mune, on pourra encore revoir au Canada des coins de vieille
France.
Après dîner, l'Université étant en vacances, conférence au
grand Séminaire, l'ancien, avec ses vieux bâtiments, sa vieille
cour, ses vieux tilleuls. Nous y retrouvons toute la haute société
de Québec avec le cardinal, le lieutenant-gouverneur, le
maire, etc. Mgr Landrieux soulève l'enthousiasme en parlant de
Verdun.
*
* *
Le lendemain nous allons en chemin de fer de Québec à
Trois-Rivières. Remarqué au passage des stations qui s'appellent
Bclair, Bellefontaine, etc.
Pour la première fois, nous traversons de jour la campagne
canadienne; elle est belle, mais moins bien cultivée que chez
al i'ays de l'érable. 209
nous. C'est extraordinaire ce qu'il y a de « marguerites » dans
les prés et d'herbe folle dans les blés 1 On voit que les labou-
reurs ont ici trop d'espace à mettre en valeur. Toutes les mai-
sons sont en bois; le bois abonde au Canada où la forêt primi-
tive s'étend à l'infini fout autour des régions où le sol a été
défriché. On nous raconte que les choses se passent à peu près
partout de la même façon : le premier colon qui arrive construit
une hutte; quelques années après, la hutte est devenue le pou-
lailler d'une maison de bois très confortable bâtie tout auprès;
encore un peu de temps et de ci de là les villages se formeront.
Mais dans la région que nous traversons, terre déjà ancienne,
les paysages sont ceux de chez nous; on pourrait se croire en
Normandie ou dans l'Ile de France. Cependant nulle part des
haies ou des murs; les champs sont séparés par de petits fossés,
sillons plus larges que les autres ; par endroits les pâturages sont
entourés de fils de fer ou de barrières de bois pour enclore le
bétail. -
Quand nous arrivons à Trois-Rivières, il est midi passé.
La population et le maire nous attendent à la gare et il faul
tout d'abord se rendre à l'Hôtel de ville. Une heure de dis-
cours... L'accueil qui nous est fait est d'une cordialité telle-
ment simple et franche que ce temps passe très vite.
Quand la réception est terminée, le maire s'excuse :
— Je ne pourrai pas vous accompagner à déjeuner; je suis
retenu chez moi, mais le promaire me remplacera et les éche-
vins seront là.
— Vous dites?
Il devine que plusieurs ne comprennent pas et explique que
le « promaire, » c'est l'adjoint et que les « échevins » sont les
conseillers municipaux.
Après déjeuner, visite rapide de la ville qui, de simple
village agricole, est en train de devenir une ville industrielle
florissante, rivale future de Québec et de Montréal. Déjà il y a
dans le port .d'importants chantiers où on construit en ce
moment un « pétrolier » pour notre Compagnie transatlan-
tique. Il est facile de prévoir que, dans l'avenir, dételles trans-
formations seront nombreuses le long du Saint-Laurent, qui
deviendra un des principaux centres de l'industrie et du com-
merce du monde. Remarquons en passant que la ville de Trois-
Rivières se développe suivant un plan arrêté dans tous les détails.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
Les services publics y sont largement installés. Le promaire nous
montre au passage, simplement, sans fierté', comme s'il s'agissait
d'une chose tout à fait normale, les écoles, les hôpitaux, les
salles de conférences, les jardins, etc.
Nous avons demandé à voir un village de Canadiens fran*
rais. On nous conduit à Yamachiche (un des rares noms indiens
conservés dans le pays).
Chemin faisant, nous rencontrons une école de petits gar-
çons qui forment la haie sur notre passage, en agitant de petits
drapeaux tricolores ; ils sont encadrés par des Frères. Nous nous
arrêtons pour rendre le salut ; le maréchal et l'amiral les passent
en revue à leur grande joie et, après quelques mots d'entretien
et la demande d'un jour de congé, nous remontons en voiture.
A Yamachiche, la population s'est réunie sur la place de
l'Eglise avec, au milieu d'elle, le curé et ses vicaires. Dès que
nous paraissons, la Marseillaise éclate, chantée en chœur.
— Vous voyez qu'on la sait partout, murmure l'un de nos
guides.
— Parfait 1 répond le maréchal, mais c'est un village que
nous voulons voir, et vous nous montrez une petite ville !...
— C'est bien un village, mais qui grandit au milieu des champs.
Nous insistons pour voir une ferme, une vraie ferme. On
nous mène alors dans une maison d'apparence modeste; mais à
l'intérieur, salon, salle a manger; en haut, des chambres
coquettes avec lits de cuivre et draps brodés.
Plusieurs se récrient et soupçonnent qu'on les « bluffe. »
— Mais non, répond le sénateur Beaubien qui nous accom-
pagne ; c'est ici l'histoire commune. En même temps que le
village se transforme en bourg, en petite ville, ces familles
s'élèvent dans l'aisance et la culture générale de l'esprit. Chez
nous l'école se bâtit en même temps que l'église ; l'instruction
des garçons est poussée très loin, dans l'étude du français en
particulier; les filles vont au couvent et il n'est pas rare de
trouver des fermes, de véritables fermes, comme vous dites,
où les femmes sont des dames et les hommes des seigneurs de
la terre,... comme chez vous d'ailleurs, autrefois.
Et il ajoute :
— Ne pensez-vous pas que l'ancienne France se soit formée
ainsi? Nous suivons l'exemple des aïeux, tout simplement.
De fait, c'est bien en raccourci toute l'histoire de la forma-
au pays de l'érable. 301
tion de la société canadienne; seulement, les choses y vont plus
vite que chez nous, aux siècles passés.
* *
Le lendemain, nous avons changé de province et nous nous
trouvons dans celle d'Ontario, à Ottawa, capitale du Dominion.
L'organisation politique du Canada est simple. Chaque pro-
vince est indépendante, dans les limites très larges fixées par la
constitution ; elle a son Parlement particulier, composé d'un
Sénat et d'une Chambre, et ses ministres. A sa tête est un lieu-
tenant-gouverneur, représentant l'Angleterre. Le Parlement
fédéral, qui siège à Ottawa, comprend également un Sénat et
une Chambre des communes, formés de délégués des Parlements
provinciaux. La langue française et la langue anglaise y sont
admises sur le pied d'égalité. Le pouvoir exécutif appartient au
Conseil des ministres. A la tête du gouvernement est le gou-
verneur général. Le général Byng, l'ancien commandant des
trouDes canadiennes dans la dernière guerre, vient d'être nommé
à ce poste, en remplacement du duc de Devonshire.
Comme nous l'avons déjà dit, gouverneur général et lieute-
nant-gouverneur n'ont qu'un pouvoir nominal. En fait, l'auto-
nomie du Canada est complète : il ne dépend de l'Angleterre
que pour les relations diplomatiques. Il est d'ailleurs représenté
directement à l'étranger par des commissaires généraux, — à
Paris, le très aimable et très actif M. Philippe Roy, — et peut
conclure des traités de commerce particuliers. L'indépendance
du Canada est telle que, s'il a pris part à la guerre, c'est de son
plein gré et en vertu de son libre consentement.
L'accueil que nous avons reçu dans la province française de
Québec a été partout, non seulement cordial, mais enthou-
siaste ; il ne le sera pas moins dans la province anglaise
d'Ontario. Il est juste de remarquer que c'est bien au Canada
tout entier que doit aller notre reconnaissance, car les pro-
vinces anglaises ont fait pour la France au moins autant, — pro-
portionnellement,— que la province de Québec, au double point
de vue militaire ou charitable.
Nous sommes arrivés vers midi et à la gare une très belle
réception nous a été faite, tant par les membres du gouverne-
ment que par les autorités locales. Le « chef de l'opposition »
s'y trouvait aussi.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
On nous conduit sans tarder au Château-Laurier où un
déjeuner est offert par les ministres.
Dès l'arrivée, nous avons senti que l'échange des idées serait
désormais moins facile, car autour de nous bien peu de per-
sonnes parlent le français. Les Anglais défendent leur langue
comme les Français la leur, et nous apprendrons plus tard qu'au
Parlement provincial, la lutte se poursuit entre les deux langues.
A ce point de vue, la législation scolaire est moins libérale dans
l'Ontario que dans la province de Québec.
Après déjeuner, nous allons en grand apparat au palais <lu
Gouvernement fédéral. C'est qu'en effet nous touchons au but
même de notre voyage, qui est d'apporter au Canada les remer-
ciements de la France et de remettre au Parlement, en témoi-
gnage de reconnaissance, le buste de Rodin.
Un peloton de lanciers rouges canadiens, montés sur de
superbes chevaux, escorte les voitures et devant le Palais est une
compagnie d'Ecossais d'une tenue impeccable.
Le palais, — il est plus juste de dire les palais du Gouver-
nement, car les ministères sont groupés autour du Parlement,
de part et d'autre d'une vaste place ornée de jardins, — ces
palais sont construits dans le style anglais et très beaux, bien
que d'aspect un peu neuf. Une telle réunion, en un même lieu,
du pouvoir et de ses organes d'exécution, doit singulièrement
faciliter les travaux parlementaires et hâter la solution des
affaires. Ce pays bénéficie de sa jeunesse; il se développe en
pleine liberté d'action et d'espace. Ce n'est plus la lente accu-
mulation, au cours des temps, des progrès successifs ; le Canada
entre de plain pied dans la vie du xxe siècle. Il est facile, dans
ces conditions, d'établir des plans d'ensemble; mais encore faut-
il les réaliser; or on retrouve partout au Canada cet esprit, ces
vues larges et hardies, plongeant dans l'avenir.
La cérémonie qui va se dérouler, sera à la fois simple et
d'une très belle tenue.
Quand nous entrons, toute la salle se lève et acclame la
mission. Le calme rétabli, le ministre Doherty prononce un très
beau discours en nous souhaitant la bienvenue.
Le maréchal répond et fait remise du busttj de Rodin.
Le chef de l'opposition prend à son tour la parole, marquant
ainsi que c'est tout le peuple canadien qui est en union de
sympathie et d'amitié avec le peuple français.
au pays de l'érable. 303
Après ces discours, hachés d'applaudissements, nous visitons
l'intérieur du Parlement, puis nous allons parcourir la ville.
Elle est d'aspect américain, à part la place du Gouvernement.
Québec est une ville française, Montréal une ville anglo-fran-
çaise; Ottawa, comme toutes les villes que nous traverserons
désormais, est construite à l'américaine, en damier, avec de
larges et longues avenues, plantées d'arbres.
Le soir, dîner au Country Club. Ce délicieux endroit a été
choisi parce qu'on y aura l'agréable liberté de nous offrir des
vins de France.
La ville d'Ottawa est en effet bâtie au bord de la rivière du
même nom, qui sépare les deux provinces de Québec et d'On-
tario. Or, la province d'Ontario est au régime sec, — cela veut
dire, qu'on n'y boit que de l'eau, — tandis que celle de Québec
a gardé le droit de boire du Saint-Julien, du Chàteau-Lai'iitt<\
du Rœderer, etc. Heureux habitants d'Ottawa! Ils peuvent à
volonté se, mettre par hygiène au régime de l'eau pure et quand
il devient trop plat et monotone, que la tentation est trop forte,
il suffit de passer les ponts 1 Cures d'eau et de vin alternées I Ne
semble-t-il pas qu'il y ait là une situation éminemment favo-
rable à l'entretien d'une bonne santé?
La soirée que nous passons au Country Club est extrême-
ment agréable. Elle est marquée par une lutte qui s'établit à
la fin du diner entre les orateurs locaux et ceux de la mission.
Tout le monde sait combien les Américains sont sensibles à
la musique des mots; c'est au point que les banquets ne sont
souvent que prétexte à discours dont la succession est soigneu-
sement réglée soit par le Président, soit par un personnage
spécial appelé « toastmaster. » Comment expliquer que des gens
d'esprit positif et pratique, réalisateurs, allant toujours au fond
des choses, crevant le décor pour regarder ce qu'il y a derrière,
comment expliquer que ces gens s'abandonnent ainsi au mirage
de la parole? Peut-être est-ce par simple réaction, pour le plaisir
de sortir du domaine des faits, en s'envolant un instant dans le
monde des idées. Il ne faut pas oublier non plus que les Améri-
cains se distinguent des Anglo-Saxons par un idéalisme et une
générosité qui les rapprochent beaucoup des Latins. Quoi qu'il
en soit, les Canadiens, aussi bien Français qu'Anglais, ont poul-
ies manifestations oratoires le même goût que les Américains.
Fort heureusement, nous avions prévu ce débordement de
304 REVUE DES DEUX MONDES.
discours, de toasts et de speechs ; il avait été convenu, dès le
départ, que chacun des membres de la mission, y compris les
femmes, devait être prêta parler sur un terrain déterminé, le
sien. Dès qu'on était sur l'eau, la parole revenait de droit à
l'amiral; le terrain religieux était, comme il convient, réservé à
l'évêque; les Beaux-Arts ressortissaient au grand artiste
Besnard ; la science, à notre pauvre Lippmann, dont rien ne
faisait soupçonner à ce moment la tin prochaine; la littérature
à Slrowski ; l'économie politique à Corréard ; l'industrie à
Blériot ; les relations commerciales à Dal Piaz et à de Loynes ; le
rôle du Comité France-Amérique à Créqui-Montforl, à Jaray.à
(Juénard; la Presse à Delmas; les œuvres de charité et de
dévouement appartenaient à Mmes de Warren et de Bryas. Tout
le reste incombait aux parlementaires. C'était la Garde. Quand
nous étions embarrassés ou pris de court, elle « entrait dans la
fournaise » et donnait, tête baissée. C'est ainsi que le sénateur
Ménier, les députés de Warren et Fournier-Sarlovèze, — ce
dernier surtout en raison de sa facilité à parler avec une égale
élégance l'anglais et le français, — • ont toujours sauvé la
situation. Et ce n'était pas une petite affaire ! Il y a bien eu ce
soir-là une dizaine de discours.
Quand Mme de Bryas parla, en anglais, du rôle des femmes
pendant la guerre, femmes françaises et femmes canadiennes,
on put croire que la salle allait crouler sous les applaudisse-
ments. « De ma vie, dit l'un des convives, je n'ai passé plus
agréable soirée, ni entendu d'aussi admirables paroles. »
*
Après Ottawa, Toronto.
Toronto est une très grande ville industrielle de plus de
500 000 habitants, bâtie sur le bord du lac Ontario.
Nous y arrivons à la nuit close. Cette fois, la musique qui
nous attendait à la gare avec la compagnie d'honneur prend la
tête des voitures et nous escorte à travers les rues de la ville
jusqu'à l'hôtel; elle pénètre dans le « hall, » s'y installe et y
donne un concert guerrier, pendant que, fatigués par la cha-
leur du jour, nous allons nous coucher.
Le lendemain, visite du port et de la rade, en bateau. Le
port, devenu trop petit, est en voie d'agrandissement. De grands
travaux sont en cours : il s'agit de gagner un millier d'hectares
au pays de l'érable. 305
sur la mer; une dépense de 26 millions de dollars est prévue, à
répartir sur une durée de quatre années. Au large, en face de la
ville, s'étend en longueur une grande île et le port est en réa-
lité une immense rade fermée de toutes parts.
A une heure, déjeuner au Yacht Club, précisément dans
l'ile. Santés et discours. L'archevêque s'y trouve. Quelqu'un lui
fait remarquer que c'est vendredi et qu'on nous a servi un
repas comportant bien du poisson et des légumes, mais en plus
quelques viandes succulentes dont il a pris sa part.
— Oh I Gomment ai-je pu l'oublier? fait-il simplement; c'est
la joie de vous voir qui en est cause. Je me rattraperai
demain.
Après déjeuner, réception au Gouvernement et à l'Hôtel de
ville où le maréchal remet quelques médailles de la reconnais-
sance française à des dames canadiennes, parmi lesquelles se
trouve Mrs L., qui a été la cheville ouvrière des œuvres de
charité fondées pendant la guerre à Toronto. Elle est « con-
seiller municipal. » Encore une nouveauté pour nous. On nous
dit que son action personnelle est considérable et très appréciée;
c'est elle en effet qui s'occupe de tout ce qui intéresse les enfants
et les femmes (crèches, dispensaires, soins médicaux à domicile,
hospitalisation, etc.). Serait-on plus avancé au Canada que dans
notre vieille France?
Nous avons tout juste le temps de visiter la ville, avant
d'aller diner dans un autre club, le Club des Sports, admirable-
ment situé sur la falaise qui domine le lac. Elle est complètement
américaine. Les quartiers riches sont composés de maisons
isolées qui apparaissent comme bâties au bord d'un parc. Entre
elles ni murs, ni grilles; les pelouses s'étendent sans barrières
de l'une à l'autre et ne sont pas davantage séparées des trottoirs
qui bordent la rue; c'est inutile, car personne ne s'aviserait
de marcher sur le tapis vert de ces gazons soigneusement entre-
tenus.
Ainsi la campagne se trouve associée à la vie urbaine. Cette
heureuse disposition se retrouve dans la plupart des villes
américaines et souvent il arrive qu'en réalité derrière ces
demeures luxueuses commence la campagne ou s'étend la
forêt.:
TOME LXV. — 1921. 20
306 BEVUE DES DEUX MONDES.
*
* *
De Toronto à Ilamilton en bateau, en longeant la côte. Le
spectacle est splcndido. Ces grands lacs sont autant de mers
intérieures; celui d'Ontario est h lui seul aussi grand que l'An-
gleterre et l'Lcossc réunies. Partout sur les bords s'élèvent des
cités nouvelles. Deux canaux à écluses réunissent les lacs Ontario
et Érié en contournant les chutes du Niagara et mettent ainsi
toute la région des lacs en communicalion directe avec la mer
par le Saint-Laurent; l'un est sur le territoire canadien, l'autre
sur celui des Etats-Unis. En outre, un grand canal maritime
doit réunir en terre canadienne le lac Iluron a Montréal et per-
mettra aux cargos de passer directement de l'Océan jusque dans
les lacs les plus éloignés. Ce canal s'étendra sur un parcours de
700 kilomètres. Vraiment, l'avenir qui attend ce merveilleux
pays dépasse tout ce que l'imagination peut rêver.
Ilamilton est la rivale de Toronto : on l'appelle la « cité
ambitieuse ; » mais comme elle ne compte encore que 150 000 ha-
bitants, elle a du chemin à faire pour rattraper son ainée.
Nous y arrivons à midi et demi; la chaleur est extrême.
Cependant la population, le maire et le clergé nous attendent à
la g^.re et on nous mène tout d'abord à l'Hôtel de ville. Après
la lecture de l'adresse du maire et la réponse du maréchal, une
demi-douzaine de gracieuses fillettes nous offrent dos gerbes de
roses nouées de rubans tricolores et la réception se termine
par un défilé des personnes présentes qui veulent serrer la main
des « Français de France. » — C'est encore le nom qu'on nous
donne ici. — Très peu parlent notre langue, assez cependant
pour dire : « Vive la France 1 »
L'après-midi est heureusement consacré à parcourir la cam-
pagne environnante; elle est couverte d'arbres fruitiers, en par-
ticulier de cerisiers et de pommiers. Autour de la ville sont des
champs de légumes, de tomates, de framboises; au delà s'éten-
dent h perte de vue des cultures de blé et de maïs.
Arrêt et rafraîchissements au Counlry Club sur le lac; puis
thé chez l'ancien gouverneur. Nous rentrons pour le dîner; com-
mencé à huit heures, il se termine à onze heures et demie : les
discours sont celte fois entremêlés de chants. Il y est beaucoup
question de l'avenir économique du Canada, car c'est la Chambre
de commerce qui nous reçoit.
au pays de l'érable. 307
Le maréchal résume notre opinion à tous, en racontant une
curieuse anecdote :
— Quand j'étais colonel, dit-il, j'avais comme stagiaire dans
mon régiment un officier de l'armée mexicaine.
« Un jour que je me promenais à cheval avec lui dans la cam-
pagne, l'idée me vint de lui demander :
« — Que pensez-vous de notre pays de France?
« — La France, répondit-il, n'est pas un pays; c'est un jardin !
« — Eh bienl ajoute le maréchal, si vous me demandiez ce
que je pense du Canada, je pourrais à mon tour répondre : « Le
Canada! ce n'est pas un pays, c'est une immensité! »
« Immensité de territoire; immensité de ressources et de
richesses; immensité d'avenir.!
« Il s'étend sur des milliers de kilomètres, de l'Atlantique au
Pacifique, des Etals-Unis aux régions polaires. Le Saint-Laurent
et les grands lacs sont comme un port gigantesque qui prolon-
gerait la „ mer jusqu'à 2000 kilomètres dans l'intérieur des
terres, sur la partie la plus riche de son territoire. La moitié
de cette prodigieuse étendue est utilisable pour la culture des
céréales, et actuellement c'est à peine si le huitième est mis en
valeur. Au delà, la forêt indéfinie avec ses milliers de lacs, tra-
versés par des fleuves aux immenses parcours portant leurs
eaux jusque dans la baie d'IIudson ou l'Océan glacial arctique.
Il n'y a pas au monde de plus riche territoire de chasse ou de
pèche. Partout, que ce soit dans les Montagnes Rocheuses ou à
l'intérieur du pays, des minerais des métaux les plus divers ont
été reconnus. Ni le charbon, ni le pétrole ne font défaut.
« Quant a l'immensité d'avenir, elle découle naturellement de
celte double immensité de territoires et de richesses naturelles. »
En fait, la population s'accroit avec une rapidité surpre-
nante; elle était de cinq millions au commencern-mt du siècle;
elle est actuellement de plus de sept millions. Que sera-t-ell.:
dans cent ans? C'est la question qui revient sans cesse. Elle
pourra, prétendent les Canadiens, atteindre le chiffre desoixante-
dix millions au moins, même si on réduit de moitié les calculs
fondés sur la statistique comparée.
Le lendemain nous partons pour Niagara Falls, toujours en
bateau. Le maire dliamilton et celui de Toronto nous accom-
308 REVUE DES DEUX MONDES.
pagnent jusqu'à Quecnstown où nous prendrons le tramway
qui nous mènera jusqu'aux chutes. Dès l'arrivée, nous nous
précipitons pour les voir et entendre « le Tonnerre des eaux. »
Tout le monde sait que la cataracte du Niagara est divisée
en deux parties par la petite île de la Chèvre ; d'un côté, la chute
américaine, nappe large, régulière, tendue sur la falaise comme
un tapis d'argent vif; de l'autre, la chute canadienne qui s'in-
curve en forme de fer à cheval et où se précipite par torrents,
avec des reflets bleus et verts, la masse principale des eaux.
Cette dernière n'est visible que dans sa partie supérieure, mas-
quée qu'elle est dans son ensemble par un nuage de poussière
d'eau qui s'élève du fond de l'abîme et où s'allument parfois de
prodigieux arcs-en-ciel. La hauteur des chutes ,est de 50 mètres
environ; elles se développent sur plusieurs centaines de mètres.
Il est amusant de remarquer l'impression produite sur les dif-
férents membres de la mission. Beaucoup ne disent rien; quelques-
uns poussent des exclamations : « Colossal! Fantastique! »
— Je la reconnais, dit l'un de nous, elle ressemble à ses
photographies!
— J'ai lu, dit un autre, la description de Chateaubriand, et
je ne m'y retrouve pas. Où sont donc les aigles qui tournoient
au-dessus du gouffre, luttant contre les tourbillons de l'air que
les eaux entraînent avec elles?
— Que voulez-vous que fasse cette eau ? murmure un scep-
tique, comme se parlant a lui-même, il faut bien qu'elle tombe!
Il est vrai, ajoute-t-il en riant, qu'elle s'écroule avec une majesté
où on ne sait ce qu'il faut admirer le plus, de la grâce ou de la
violence ; en haut, elle est calme, en bas son mugissement est
terrible. C'est tout de même un beau spectacle !
— Combien de chevaux? demande un esprit pratique.
— 40 millions!
— Fichtre! et qui ne s'usent pas et sont toujours disponibles!
Voici certes un des plus puissants gisements de houille blanche
du monde.
Et aussitôt les regards se portent vers de lourdes bâtisses
accroupies en amont et en aval au bord des eaux. Qu'est-ce
que tout cela? Ce sont les usines électriques qui emmagasinent
et distribuent, à des centaines de kilomètres, sur les deux rives,
la force et la lumière. Nous nous retournons : des ponts métal-
liques, jetés d'un bord à l'autre des murailles de rocher, en
au pays de l'érable. 309
aval dos chutes, barrent l'horizon. Au delà, toute proche, la
ville de Niagara Falls, avec ses constructions noirâtres et des
cheminées semblables à des hauts fourneaux.
— Huml gémit un artiste, quand les premiers Français
arrivèrent ici, conduits par les Indiens, et découvrirent cette
merveille, vierge dans la forêt vierge, le spectacle devait être
autrement pur et noble.
On raconte qu'un religieux, qui se trouvait au milieu d'eux,
se jeta à genoux et se mit à chanter le Magnificat. Depuis, des
monastères se sont élevés dans les environs; il en reste encore,
et demain c'est dans l'un d'eux que Mgr Landrieux ira célébrer
sa messe.
A la nuit, après diner, — les fenêtres de la salle à manger
de notre hôtel s'ouvraient sur la vue des chutes, — nous y
revenons. Et voici que des projecteurs les éclairent; on peut les
colorer à volonté : en bleu, en rouge, en vert! Non vraiment!
Est-ce qu'on ne pourrait pas les laisser tranquilles, chastes et
blanches sous les rayons argentés de la lune? Hélas! l'homme
les a Violées et les tortiwe de mille façons. On peut prévoir
l'époque où, emprisonnées, les eaux des grands lacs ne s'écou-
leront plus au bas des falaises que par des tunnels d'échappe-
ment, sales et déshonorées...
Le lendemain, — le grondement des eaux n'a empêché per-
sonne de dormir, — nous allons voir les rapides, au long de
l'étroit couloir, cassure profonde dans la roche, par où s'écou-
lent les eaux du Niagara. D'énormes masses liquides, se brisant
de toutes parts aux arêtes des blocs gigantesques qui encom-
brent le fond de la crevasse, s'entassent furieusement les unes
sur les autres pour s'y disputer le passage. Ce spectacle des eaux
déchaînées luttant contre les forces inertes de la terre, les débor-
dant, les dominant, se déchirant ici en gerbes jaillissantes pour
se reformer plus loin en vagues profondes prêtes à de i ouveaux
assauts, ce spectacle est grandiose et plusieurs le préfèrent à la
vue des chutes elles-mêmes. Mais ici encore l'homme a gâté le
paysage. Où un sentier aurait été convenable, court un tramway
électrique. Levons les yeux au ciel. Qu'est-ce là-haut que cette
sorte de wagon affreux suspendu par des roulettes à un cable
d'acier et qui s'en va d'un bord à l'autre avec des gens qui
agitent des mouchoirs? Quelle misère de foire dans la splendeur
de ce décor I
310 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous remontons ot nous avons encore le temps avant déjeuner
d'aller visiter la principale usine électrique de la rive cana-
dienne. Sa façade rappelle le vestibule d'un temple grecl A
l'intérieur, mosaïques et tapis. Dans la vaste salle sont alignées
douze dynamos énormes actionnées par autant de turbines et qui
tournent sans bruit. Chacune donne 14 000 chevaux; au total
168000. En aval de la chute, le Canada construit actuellement
une nouvelle grande usine de 400 000 chevaux, au prix de
40 millions de dollars. Dans l'ensemble, on n'a pas encore pris
un million de chevaux sur les 10 millions disponibles.
A déjeuner, le sénateur Bcaubien,qui nous a partout accom-
pagnés et guidés au cours de notre voyage avec un dévouement
inlassable, nous fait ses adieux.
On sent dans ses paroles une fierté mêlée de tristesse.
— Je vous ai montré ma patrie, dit-il, ma patrie, fille de la
France. N'est-ce pas qu'elle est belle et digne de sa mère?
Puis, après un silence :
— Il y avait tout de même au Canada autre chose que des
arpents de neige 1
Ce n'est pas la première fois qu'on nous sort les arpents de
neige de Voltaire. Déjà, sur les bords du Saint-Laurent, on
nous a finement rappelé que si « à Paris on pouvait vivre sans
Québec, » ce n'était qu'à regret que Québec avait vécu et pros-
péré sans Paris.
*
r
Le soir, nous rentrons aux Etats-Unis et deux jours après
nous reprenons à New-York le bateau pour la France.
Comme il était venu à notre arrivée, le sénateur Dandurand
est revenu de Montréal pour saluer la mission avant son départ.
Tous nous serrons avec émotion la main de ce grand Canadien
français, dont le cœur est aussi chaud que l'intelligence est
droite et ferme. Merveilleux type d'homme politique, amou-
reux de beauté, de justice et de liberté!
Pendant la traversée, le soir, tandis que notre paquebot
s'en va doucement vers la mère patrie sur une mer tranquille
et que l'on danse dans le grand salon, plusieurs d'entre nous
s'isolent sur le pont et pensent à ce qu'ils ont vu.
Ainsi, il y a dans cette seule province de Québec, un grou-
pement de trois millions de Français, compact, vivant de sa vie
au pays de l'érable. 311
propre, conservant religieusement notre langue, nos mœurs,
nos traditions. Ils sont fiers de leur origine comme d'un titre
de noblesse et ne demandent qu'à entretenir avec nous d'étroites
relations, intellectuelles, commerciales, industrielles. Leur
avenir est certain, parce que leur puissance d'expansion est
incoercible. Rien n'arrêtera le développement de leur popula-
tion; elle <?era de dix millions dans quelques années, — et
toujours la même question : dans cent ans combien seront-ils?
La vérité est qu'une nouvelle France grandit de l'autre cùté
de l'Atlantique, qui fera rayonner sur le Nouveau-Monde le
génie de notre race.
Ainsi apparaît l'importance du rôle que joue le Comité
France-Amérique, dont nous avons été les missionnaires, et
l'intérêt qu'il y a pour nous à rester unis avec les Canadiens
français, en particulier en maintenant entre nos universités et
celles de Québec et de Montréal les rapports les plus intimes.
Qui peut dire ce que nous réserve l'avenir? Un monde nou-
veau est en formation. Le Canada n'est rien auprès des Etats-
Unis qui comptent plus de 100 millions d'habitants. Si dans cent
ans le Canada a la prétention de voir sa population décuplée,
que sera-ce de ce peuple américain jeune, ardent, audacieux,
riche et entreprenant, plein de confiance en lui-même, capable
d'absorber des représentants de toutes les races de l'Europe et
de les fondre comme dans un creuset pour en tirer une race
nouvelle bien définie, homogène, ayant ses traits distincts et
son caractère particulier.
L'axe d'influence du monde serait-il en train de se déplacer
et de franchir l'Atlantique? Notre vieille Europe s'achemine-
t-elle vers l'automne de ses destinées? Au point de vue écono-
mique, cela parait certain et cette prédominance en entraînera
bien d'autres. Certes, « l'esprit souflle où il veut, » et l'éclat du
Génie Latin n'est pas près de pâlir; il continuera pour le plus
grand bien de l'humanité à rayonner sur le monde. Toutefois
il ne sera pas inutile qu'un nouveau foyer s'allume et grandisse
là-bas dans ce lointain et noble pays que nous venons de visiter,
où nos soldats et nos paysans ont apporté et conservé ce qu'il y a
de meilleur en nous, nos qualités maitresses, la clarté de
l'esprit, la générosité du cœur et la passion de l'idéal.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
*
* *
Toute la fin de notre traversée est attristée par la maladie
de M. Lippmann. Un jour on nous fait espérer qu'on le sau-
vera, le lendemain le mal a pris le dessus et il expire douce-
ment, après une lente agonie, en vue des côtes de France. Sa
femme est admirable de résignation et de fermeté stoïque.
Encore une femme de chez nous !
Nous rentrons du Havre à Paris, le 14 juillet, et tout de
suite nous sommes tous ressaisis par le charme qui se dégage
de la terre de France.
Au Canada, tout est grand, presque démesuré; ici tout est
beauté et harmonie. D'un côté, l'immensité des territoires, des
plaines et des forêts qui s'en vont à l'infini, des fleuves qui s'al-
longent sur des milliers de kilomètres en traversant des lacs
qui sont des mers; de l'autre, des paysages qui s'encadrent dans
un décor sans cesse changeant, toujours d'un fini exquis dans
une incomparable variété. Là bas, d'énormes richesses latentes;
ici, d'admirables joyaux sertis au cours des siècles. Là bas,
l'avenir avec ses vastes espoirs ; ici, le passé avec les trésors d'une
merveilleuse histoire qui n'est point close et dont le dernier
chapitre écrit dans le sang, illustré de victoires, est le plus
glorieux de tous. Des deux côtés, l'équilibre des facultés et le
rayonnement de l'àme dans la confiance en l'avenir.
0 Canada français, comme nous comprenons ta devise : « Je
me souviens ! »
Cette devise, nous la faisons nôtre: nous aussi, nous nous
souviendrons.
C'est dans cette union de pensées que nous murmurons
amoureusement, tandis que le train nous emporte vers Paris :
« Salut, terre des aïeux, que tes enfants séparés et ceux qui
vivent de toi aiment d'un amour égal; salut, ô douce France,
reine des patries 1 »
Maréchal Fayollb.
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS
SELON EINSTEIN
Ce serait folie de prétendre pe'nétrer dans les moindres
recoins des nouvelles théories d'Einstein, sans le secours de la
tarière mathématique. Je crois pourtant qu'on peut tâcher de
donner au moyen du langage ordinaire, c'est-à-dire par des
images et des raisonnements verbaux, une idée assez appro-
chée de ces choses dont la complexité se modèle d'habitude
sur le jeu infiniment subtil et souple des formules et des
équations mathématiques. Après tout, la mathématique n'est
pas, n'a jamais été et ne sera jamais autre chose qu'un lan-
gage particulier, une sorte de sténographie de la pensée et
du raisonnement, qui a pour but et pour résultat de franchir
les méandres compliqués des raisonnements superposés, avec
une rapide hardiesse que ne connaissent pas la lourdeur et la
lenteur mérovingiennes des syllogismes exprimés par des mot-.
Si paradoxal que cela puisse paraître à ceux qui considèrent
les mathématiques comme étant par elles-mêmes une source de
découverte, on ne sortira jamais d'un développement mathéma-
tique autre chose que ce qui était implicitement inhérent aux
données jetées dans la double mâchoire des équations. Pour
employer une image triviale qu'on me pardonnera, j'espère, les
raisonnements mathématiques sont tout à fait analogues à ces
machines qu'on voit à Chicago — à ce que disent les hardis
explorateurs de l'Amérique, — à l'entrée desquelles on met des
bestiaux vivants et qui restituent à la sortie d'odorantes charcu-
teries. Nul parmi les spectateurs n'eût pu ou du moins n'eût
Copyright Ly Charles Nordmann, 1921.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
voulu tenter d'absorber l'animal vivant, tandis que, sous la
forme où il se présente à la sortie, il est immédiatement assimi-
lable et digéré, bien que ceci ne soit que cela convenablement
trituré. Ce n'est pas autre chose que font les mathématiques.
Elles extraient des données toute leur subslanlifiquo moelle
par le moyen d'une machinerie merveilleuse et qui est efficace,
là où les rouages du raisonnement verbal, là où l'imbrication
des syllogismes seraient bientôt arrêtés et coincés. Faut-il en
conclure que les mathématiques ne sont pas, à proprement parler,
des sciences, ou faut-il du moins en conclure qu'elles ne sont
sciences qu'autant qu'elles se modèlent sur la réalité et se
nourrissent de données expérimentales, puisque « l'expérience
est la. source unique de la vérité, » et puisque la science est
la recherche de la vérité? Je me garderai bien de répondre
à cela, étant de ceux qui pensent que tout est matière de
science. Celte question n'en méritait pas moins d'être posée,
étant donné qu'on a peut-être un peu trop tendance chez nous
à considérer une éducation purement mathématique comme
constituant une éducation scientifique. Rien n'est plus faux. La
mathématique pure n'est par elle-même qu'une forme abrévia-
tive donnée au langage et à la pensée logique. Elle ne peut rien
nous apprendre intrinsèquement sur le monde extérieur; elle
ne peut nous renseigner sur lui qu'autant qu'elle s'y lie docile-
ment. C'est de la mathématique surtout qu'on pourrait dire :
naturse non imperatur nisi parendo.
Les théories d'Einstein ne sont-elles, comme certaines per-
sonnes mal informées l'ont prétendu, qu'un jeu de formules
transcendantes (et j'entends ce mot à la fois au sens des mathé-
maticiens et dans celui des philosophes)? Si elles n'étaient qu'un
vertigineux édifice mathématique où les x enroulent leurs
volutes en arabesques étourdissantes, où les intégrales au col
de cygne dessinent des motifs Louis XV, elles ne seraient pas,
elles ne seraient guère intéressantes pour le physicien, pour
celui qui regarde et examine la nature des choses avant d'en
disserter. Elles ne seraient, comme toutes les métaphysiques
cohérentes, qu'un système plus ou moins plaisant, mais dont on
ne peut démontrer l'exactitude ou la fausseté.
La théorie d'Einstein est bien autre chose, bien plus que
cela. C'est sur les faits qu'elle se fonde. C'est aussi à des faits,
à des faits nouveaux qu'elle aboutit. Jamais une doctrine philo-
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 315
sophique, jamais non plus une construction malliémaliquo pure-
ment formelle n'a fait découvrir des phénomènes nouveaux.
C'est parce qu'elle en a fait découvrir que la théorie d'Einstein
n'est ni l'une ni l'autre. C'est cela qui différencie la théorie
scientifique de la spéculation pure et qui fait, j'ose le dire, la
supériorité de celle-là. Ainsi qu'un audacieux pont suspendu jeté
à travers l'abîme, la synthèse d'Einstein s'appuie, d'un côté, sur
des phénomènes expérimentaux pour aboutir, par son côté
opposé, à d'autres phénomènes jusque-là insoupçonnés, et que
grâce à elle on découvre. Entre ces deux solides piliers phéno-
ménaux, le raisonnement mathématique est l'enchevêtrement
merveilleux des milliers de croisillons d'acier qui dessinent
l'architecture élégante et translucide du pont. 11 est cela, il n'est
que cela. Mais l'agencement des poutrelles et des croisillons
pourrait être différent et le pont réunir quand môme, — avec
moins de gracieuse légèreté peut-être, — les faits où il s'areboute
des deux parts.
En un mot, le raisonnement mathémathique n'est qu'un
raisonnement déduit dans un langage particulier entre des
prémisses expérimentales et des conclusions justiciables de
l'expérience et vérifiables par elle. Or il n'est point de langage
qui, — tant bien que mal, — ne puisse être traduit dans un autre
langage. Les hiéroglyphes eux-mêmes ont du céder devant
Champollion. C'est pourquoi finalement je suis persuadé que les
difficultés mathématiques des théories d'Einstein seront un jour
remplacées par un jeu de formules plus simples et plus acces-
sibles. C'est pourquoi je crois aussi qu'il doit être dès mainte,
nant possible de donner, au moyen du langage ordinaire, une
idée, peut-être un peu superficielle, mais pourtant exacte et, dans
les grandes lignes, complète, de ce merveilleux monument
einsteinien où toutes les conquêtes de la science viennent
aujourd'hui se classer, ainsi qu'en un admirable musée, dans
un ordre nouveau et d'une splendide unité. Essayons.
On peut récapituler très brièvement de la manière suivante
ce qui a été l'origine, la tranchée de départ du système d'Eins-
tein : 1° l'observation des astres prouve que l'espace interplané-
taire n'est pas vide, mais est occupé par un milieu particulier,
l'éther, dans lequel se propagent les ondes lumineuses; 2° l'exis-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
tence de l'aberration et d'autres phénomènes semble prouver
que l'éther n'est pas entraîné par la terre dans son mouvement
circomsolaire ; 3° l'expérience de Michelson semble prouver au
contraire que l'éther est entrainé par la terre dans ce mouve-
ment.
Cette contradiction entre des faits également bien établis a
fait pendant des années le désespoir et l'étonnement des physi-
ciens. Elle fut le nœud gordien de la science. On chercha long-
temps et en vain à le dénouer, jusqu'à ce qu'Einstein, d'un
seul coup deson esprit merveilleusement aiguisé, le tranche net.
Pour comprendre comment cela se fit, — et là est le point
vital de tout le système, — il nous faut revenir un peu sur les
conditions exactes de la fameuse expérience de Michelson.
J'ai récemment indiqué ici môme (1) que Michelson s'esl
proposé d'étudier la vitesse de propagation d'un rayon lumineux
que l'on produit au laboratoire et qui est dirigé de l'Est à
l'Ouest ou de l'Ouest à l'Est, c'est-à-dire suivant la direction
même où la terre se meut, à la vitesse de 30 kilomètres environ
par seconde, dans son mouvement autour du soleil. Soit donnée
la vitesse de la lumière dans l'éther qui est à peu de chose près
de 300 000 kilomètres par seconde. Si le rayon lumineux étudié
se propage dans le même sens que la terre, l'observateur qui le
reçoit à l'autre extrémité du laboratoire et qui fuit devant lui
à la vitesse de 30 kilomètres par seconde (puisque la lumière
progresse dans l'éther immobile) devra constater que ce rayon
lumineux lui parvient avec une vitesse égale à 300 000 — 30 kilo-
mètres. Si au contraire ce rayon était dirigé en sens inverse,
l'observateur placé à l'opposé de sa position précédente, et
allant à la rencontre du rayon avec une vitesse de 30 kilo-
mètres à la seconde, devrait trouver qu'il lui arrive avec une
vitesse, par rapport à lui, de 300 000 + 30 kilomètres. Or on
ne trouve aucune différence quand on fait l'expérience. Pour
éviter une confusion qui se produit quelquefois, il convient de
rappeler que la translation de la terre autour du soleil l'entraîne
à une vitesse de 30 kilomètres par seconde, tandis que la rota-
tion de la terre sur elle-même ne déplace sa surface qu'avec une
vitesse négligeable par rapport à celle-là et qui est toujours infé-
rieure à un demi-kilomètre par seconde.
(1, Voyez la Revue du 15 août 1921, p. 944-946
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 317
Mais en réalité l'expérience de Michelson est un peu plus com-
pliquée que je ne viens de l'expliquer schématiquement et il
importe d'y revenir. En fait, elle revient à disposer dans le labo-
ratoire quatre miroirs équidistants et se faisant face deux à deux.
Deux des miroirs opposés sont placés suivant la direction Est-
Ouest, direction du mouvement de translation de la terre au-
tour du soleil; les deux autres sont placés suivant la direction
perpendiculaire à la précédente, la direction Nord-Sud. On
produit deux rayons lumineux se propageant respectivement
'suivant les directions des deux couples de miroirs. Les rayons
provenant du miroir Est vont au miroir Ouest, sont réfléchis
par lui et reviennent au miroir Est. Ce rayon est amené à
coïncider avec le rayon qui a fait le trajet aller et retour entre
les miroirs Nord-Sud; il interfère avec lui en produisant des>
franges d'interférences, qui, ainsi que je l'ai expliqué, per-
mettent de connaître exactement la différence des trajets par-
courus par 'les deux rayons entre les miroirs. S'il se produisait
une variation de la différence entre ces deux distances, on ver-
rait immédiatement se déplacer un certain nombre des franges
d'interférences, ce qui fournirait la grandeur de cette variation.
Et maintenant une analogie va nous faire comprendre ce
qui se passe : supposons qu'un vent violent et régulier Est-Ouest
souffle au-dessus de Paris et qu'un avion se propose de faire
le trajet d'Auteuil à Gharenton et retour sans escale, c'est-à-dire
contre le vent à l'aller et avec le vent en poupe au retour.
12 kilomètres séparent Auteuil de Charenton. Supposons qu'en
même temps un autre avion identique au premier se propose
de franchir, en partant également d'Auteuil, un trajet aller et
retour entre Auteuil et un point situé à 12 kilomètres au Nord.
De la sorte, ce deuxième avion aura, à l'aller comme au retour,
un trajet perpendiculaire à la direction du vent. Ces deux
avions étant supposés partir en même temps et faire demi-tour
instantanément, seront-ils de retour en même temps à Auteuil,
et sinon, quel est celui qui aura fini son double parcours le
premier?
S'il n'y avait pas de vent, il est clair que les deux avions
seraient de retour en même temps puisqu'ils parcourent tous
deux 24 kilomètres à la même vitesse, que je suppose, pour fixer
les idées, de 200 mètres à la seconde.
Mais il n'en sera plus de même s'il y a du vent souftlant
318 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la direction Est-Ouest, ainsi que je l'ai supposé. Il est
facile de voir, dans ces conditions, que l'avion qui va d'Auteuil
;i Charenton et retour aura fini son parcours plus tard que
l'autre avion. En eiïet, admettons, pour fixer les idées, que le
vent ait la même vitesse que l'avion (200 mètres par seconde).
L'avion, qui va perpendiculairement au vent, sera déporté vers
l'Ouest de 12 kilomètres, pendant qu'il franchit lui-même
12 kilomètres. Il aura donc franchi duns le vent une distance
réelle égale à la diagonale d'un carré de 12 kilomètres de côté.
Au lieu de franchir 24 kilomètres, il en aura franchi réellement
34 dans le vent, qui est le milieu par rapport auquel il possède
sa vitesse.
En revanche, l'avion qui part d'Auteuil vers l'Est n'arrivera
jamais à Charenton, puisqu'il est déporté vers l'Ouest, chaque
seconde, d'une quantité égale à celle dont il progresse vers
l'Est; il restera sur place; il lui faudrait donc franchir dam
le vent une dislance infinie pour effectuer son voyage.
Si, au lieu de supposer au vent une vitesse égale à celle de
l'avion (ce qui est un cas limite choisi- pour la clarté de ma
démonstration), je lui avais attribué une vitesse plus faible, on
trouverait pareillement, et par un calcul très simple, que,
pour effectuer son trajet aller et retour, l'avion Nord-Sud par-
court dans le vent un espace moins grand que l'avion Est-
Ouest.
Remplaçons nos avions par des rayons lumineux, le vent
par l'éther, et nous aurons presque exactement les conditions
de l'expérience de Michelson. Un courant d'éther, un vent
d'éther (puisque celui-ci a été antérieurement reconnu immo-
bile par rapport a la translation terrestre), va de l'un à l'autre
de nos deux miroirs Est-Ouest. Donc le rayon lumineux qui
fait le trajet aller et retour^entre ces deux miroirs doit par-
courir dans l'éther un trajet plus long que le rayon qui fait le
trajet aller et retour entre les miroirs Nord-Sud. Comment
mettre en évidence cette différence, assurément très faible,
puisque la terre a une vitesse infime par rapport à celle de la
lumière, 10000 fois plus petite?
Il y a pour cela un moyen 1res simple, un de ces artifices
ingénieux chers à la malice <1 >s physiciens, un de ces procédés
différentiels dont l'élégance et la netteté donnent toute sécurité.
Supposons que mes quatre miroirs soient collés, plac
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 319
rigidement sur un plateau, un peu semblable aux tourniquets
numérotes des loteries foraines. Supposons qu'on puisse faire
tourner à volonté, sans choc et sans le déformer, ce plateau, ce
qui est aisé si on le fait flotter sur un bain de mercure. J'ob-
serve à la loupe les franges d^nterférences immobiles qui défi-
nissent la diil'érence des trajets parcourus par mes rayons
Jumineux Nord-Sud et Est-Ouest. Puis, sans perdre de l'œil ces
franges," je fais tourner mon plateau d'un quart de cercle; cette
rotation fait que les miroirs qui étaient Est-Ouest deviennent
Nord-Sud et réciproquement. Le double trajet parcouru par le
rayon lumineux Nord-Sud est devenu Est-Ouest, s'est donc
soudain allongé; au contraire, le double trajet du rayon Est-
Ouest est devenu Nord-Sud, s'est donc soudain raccourci. Les
franges d'interférences, qui indiquent la différence de longueur
de ces deux trajets, laquelle a soudain beaucoup varié, doivent
nécessairement s'être déplacées, et d'une grande quantité, ainsi
que le montre le calcul.
Eh bienl pas du tout. On constate une immobilité complète
des franges. Elles n'ont pas plus bougé que souches. C'est ren-
versant, révoltant même, car enfin la précision de l'appareil est
telle que, si la terre n'avançait dans l'éther qu'à la vitesse de
3 kilomètres par seconde (dix fois moins que sa vitesse réelle!),
le déplacement des franges serait suffisant pour manifester cette
vitesse.
*
* *
Lorsque fut connu le résultat négatif de cette expérience, ce
fut presque de la consternation parmi les physiciens. Puisque
l'éther, — cela avait été prouvé par l'observation, — n'était
pas entraîné par la terre, comment était-il possible qu'il se
comportât tout de même que s'il avait participé à son mouve-
ment? Gasse-lète chinois, qui ébranla mainte tète chenue et
vénérable. Il fallait à toute force sortir de cette inexplicable
contradiction, venger ce paradoxal pied de nez que les faits
décochaient aux prévisions les plus sures du calcul. C'est ce
qu'on fit. Comment? Mais par la méthode habituelle en pareil
cas, par des hypothèses supplémentaires. Les hypothèses sont
dans la science une sorte de mortier souple, et rapidement
durci à l'air libre, qui permet d'une part de joindre les blocs
disparates d'un édifice, d'autre part de remplir par du faux,
320 REVUE DES DEUX MONDES.
que le passant superficiel prendra demain pour de la pierre de
taille, les brèches creusées dans la muraille par les projectiles
adventices. Et c'est parce que les hypothèses sont dans la science
quelque chose qui ressemble à cela, que les meilleures théories
scientifiques sont celles dont l'assemblage comporte le moins
d'hypothèses.
Mais j'ai tort d'écrire, à propos de tout ceci, ce mot au plu-
riel, car il se trouva finalement qu'une seule et unique hypo-
thèse permettait, à l'exclusion de toute autre, d'expliquer con-
venablement le résultat négatif de l'expérience de Michelson.
Ceci d'ailleurs est rare et remarquable, car en général les hypo-
thèses poussent comme des champignons dans chaque coin un
peu sombre de la science, et on en trouve tout de suite vingt
différentes pour expliquer la moindre incertitude.
Cette hypothèse unique qui semblait pouvoir tirer les physi-
ciens de l'embarras où les avait plongés Michelson fut imaginée
d'abord parle savant irlandais Fitzgerald, puis reprise et fécondée
par l'illustre Hollandais Lorentz, le Poincaré néerlandais, qui est
un des plus merveilleux cerveaux de ce temps, et sans qui
Einstein n'aurait pas plus existé que Kepler n'eût existé sans
Copernic et Tycho-Brahé.
Voici maintenant en quoi consiste l'hypothèse aussi simple
qu'étrange de Fitzgerald-Lorentz...
Mais auparavant, une remarque importante s'impose Beau-
coup de bons esprits ont, — d'ailleurs après coup, — prétendu
que le résultat de l'expérience de Michelson ne pouvait être que
négatif a priori. En effet, — ont-ils raisonné, ou à peu près, — le
principe de relativité classique, celui que Galilée et Newton
connaissaient déjà, veut qu'il soit impossible à un observateur
participant a la translation uniforme d'un véhicule, de mettre
en évidence, par des faits observés sur le véhicule, les mouve-
ments de celui-ci. Cela fait que quand deux navires ou deux
trains se croisent (1), il est impossible aux passagers de con-
naître lequel est en mouvement, lequel va plus vite : tout ce
qu'ils peuvent connaître, c'est la vitesse de l'un des trains ou des
navires, par rapport à l'autre. On ne peut connaître que des vi-
tesses relatives. Or, ont dit les bons esprits auxquels jj fais allu-
sion, si l'expérience Michelson avait donné un résultat positif,
(i) On suppose, bien entendu, qu'il n'y a ni roulis ni tangage dans le navire
ni trépidation dans le train.
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 321
elle nous aurait fait connaître la vitesse absolue de la terre dans
l'espace. Ce résultat aurait élé contraire au principe de relati-
vité de la philosophie et de la mécanique classiques qui est
une vérité d'évidence. Donc, il ne pouvait être que négatif.
Il y a là, ainsi qu'on va voir, une ambiguïté et, — si j'ose
ainsi m'exprimer, — une erreur de raisonnement, à laquelle il
semble que n'aient pas échappé certains physiciens remarqua-
bles et notamment le professeur Eddington.qui est pourtant le
plus averti des einsteiniens anglais. Par lui furent organisées
les observations de l'éclipsé du 29 mai 1919 qui ont fourni,
comme nous verrons, la vérification la plus frappante des induc-
tions d'Einstein.
Tout d'abord, si l'expérience de Michelson avait donné un
résultat positif, ce qu'elle aurait mis en évidence, c'est la vitesse
de la terre par rapport à l'éther. Mais, pour que celte vitesse fût
une vitesse absolue, il faudrait que l'éther fût identique à l'es-
pace. Itien n'est moins certain que celte identité, et la preuve,
c'est que nous pouvons très bien concevoir entre deux astres un
espace, ou, pour mieux dire, une discontinuité, vide d'élher
même, et à travers laquelle ne se propagerait ni la lumière, ni
aucune des formes d'énergie connues.
Lorsque Eddington dit qu' « il est légitime et rationnel, »
qu'il esta inhérent aux lois fondamentales de la nature, » qu'on
ne puisse déceler un mouvement desobjels par rapport h l'éther,
que cela est certain, « même si les preuves expérimentales sont
insuffisantes, » il affirme une chose qui ne serait évidente que
si l'identité de l'espace et de l'éther était elle-même évidente. Or,
il n'en est rien. Si l'expérience de Mileholson avait donné un
résultat positif, si on avait décelé une vitesse de la terre, aurait-
on décelé une vitesse par rapport à un point de repère absolu?
Nullement. 11 se peut, il se pourrait très bien que l'Univers
stellaire que nous connaissons, avec ses centaines de milliers de
Voies Lactées que la lumière ne franchitqu'en des millions d'an-
nées, il se peut que tout cela soil le contenu d'une bulle d'élher
qui roule dans un abime vide d'élher et semé ça et là d'autres
univers, d'autres gouttes d'élher gigantesques dont rien, dont
aucun rayon lumineux ne nous viendra jamais. Oci n'est en
tout cas pas inconcevable. Mais alors, l'éther ayant les propriétés
que lui attribue la physique classique, si le mouvement de la
terre par rapport à lui avait pu être décelé, ce n'est pas un
TOME LXV. — "1921. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
mouvement absolu qu'on aurait connu, c'est tout au plus un
mouvement par rapport au centre de gravité de notre univers
à nous, point de repère lui-même irréductible à un autre abso-
lument immobile. Le principe do relativité classique n'aurait
été eu rien rhoqué.
Le résultat de l'expérience de Michelson pouvait donc, dans
ces hypothèses, être aussi bien positif que négatif sans heurter,
— quoi qu'on en ait dit, — le relativisme classique. En fait, il
s'est trouvé négatif, et voila tout : l'expérience a prononcé, mais
elle seule pouvait prononcer.
Ces nuances n'ont pas échappé à Poincaré (1), qui disait
notamment : « Par véritable vitesse de la terre, j'entends, non
sa vitesse absolue, ce qui n'a aucun sens, mais sa vitesse par
rapport à l'éther... » L'existence possible d'une vitesse décelable
par rapport a l'éther n'apparaissait donc nullement comme une
absurdité à celui qui a écrit : « Quiconque parle de l'espace
absolu emploie un mot vide de sens. »
L'expérience, seule, a prouvé et était capable de prouver
qu'on ne peut mesurer la vitesse d'un objet par rapporta l'éther.
Mais enfin, elle l'a bien prouvé. Et après tout, puisqu'il est évi-
demment dans la nature des choses que nous ne puissions
déceler de mouvement absolu, n'est-ce pas parce que la vitesse
de la terre par rapport à l'éther constitue une vitesse absolue,
que nous n'avons pu la déceler? Peut-être, mais c'est indémon-
trable. Si oui, — mais il n'est pas sûr que ce soit oui, — c'est
finalement l'expérience, seule source de la vérité, qui tend à
nous montrer ainsi, indirectement, que l'éther est réellement
identique à l'espace. Mais alors un espace vide d'éther, ou dans
(1) Il est assez digne de remarque que, dans tout ceci, Ja démarche de la
pensée de Poincaré a marqué quelque hésitation. A propos d'expériences ana-
logues à celles de MicheIson.il s'écriait : « Je sais ce qu'on va dire, ce n'est pas sa
vitesse absolue qu'on mesure, c'est sa vitesse par rapport à l'éther. Que cela est
peu satisfaisant! Ne voit-on pas que du principe ainsi compris on ne pourra plus
rien tirer. » Par où l'on voit que Poincaré, bon gre mal gré, et tout en s'en
défendant, avait une tendance à trouver « peu satisfaisante » la discrimination
de l'espace et de l'éther. J'avoue que l'argument de Poincaré ne me parait pas,
lui non plus, tout à fait satisfaisant, ou du moins convaincant. « La nature, a
dit Fresnel, ne se soucie pas des difficultés analytiques. » Je pense qu'elle ne se
soucie pas non plus des difficultés philosophiques ou purement physiques. Pen-
ser qu'une conception des phénomènes est d'autant plus adéquate au réel qu'elle
est plus - satisfaisante, » qu'elle s'adapte mieux aux infirmités de notre esprit
n'est peut être pas un critérium inattaquable. Sinon, il faudrait bon gré mal gré
en arriver à penser que l'Univers est nécessairement adapté aux catégories de
notre esprit, qu'il est constitué de manière. a nous causer le moins de perplexités
SUR l'espace ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 323
lequel rouleraient des bulles d'élher, cesse d'être concevable, cl il
n'existe rien qu'une masse unique d'élher où baignent les astn
En un mot, le résultat négatif de l'expérience de Michelson ne
pouvait être déduit a priori de l'identité problématique de
l'espace absolu et de l'élbcr. Mais ce résultat négatif ne permet
pas d'exclure a posteriori celte identité.
Il importe que nous revenions maintenant à nos moutons, je
veux dire a l'hypothèse de Filzgerald-Lorentz qui explique le
résultat de l'expérience de Michelson, cl qui fui en quelque sorte
le tremplin d'où Einslein prit son essor. Voici celle hypothèse.
Le résultat de l'expérience est celui-ci: quand le parcours
aller et retour d'un rayon lumineux enlre deux miroirs est
transversal au mouvement de la terre à travers l'élher, et
qu'on le rend parallèle à ce mouvement, on devrait constaler
que ce parcours a clé allongé. Or, on conslale qu'il n'en est
rien. Cela provient, d'après Fitzgerald et Lorentz, de ce que les
deux miroirs se so?it rapprochés dans le second cas, autrement
dit de ce que le support sur lequel ils sont fixés s'est contracté
dans le sens du mouvement de la Terre, et s'est contracté d'une
quantité qui compense exactement rallongement, qu'on aurait
dû observer, du parcours des rayons lumineux.
Or, en refaisant l'expérience avec les appareils les plus
variés, on constate que le résultat est toujours le même (aucun
déplacement des franges). Donc, la nature de la matière formant
l'instrument (métal, verre, pierre, bois, etc.) n'a aucune
influence sur le résultat observé. Donc, tous les corps subissent,
dans le sens de leur vitesse par rapport à l'élher, un raccour-
cissement, une conlraclion. Cette contraction est telle qu'elle
compense exactement l'allongement du trajet des rayons lu mi-
possibles. Ce serait, par un chemin détourné, un étrange retour au fînalisme et à
l'orgueil anthropocentriques. Le fait que les voitures n'y passent pas, et que les
passants y doivent rehrousser chemin ne prouve pas qu'il n'y ait pas des
impasses dans nos villes. 11 y a peut-être et même probablement aussi des
impasses dans l'Univers considéré comme objet de science. As-urétnent on peut
me répondre : ce n'est pas l'Univers qui est a lapté à noire esprit, mais au
contraire celui ci à celui-là par l'évolution nécessaire due au frottement réciproque
de l'un sur l'autre. Notre esprit doit évoluer en s'adaptant au rrweux à l'Univers,
c'est-à-dire de sorte que le principe de moindre action de Fermât, — q»' est peut-
être le plus profond principe du monde physique, biologique et moral, —
réalisé. Et alors les conceptions les plus économiques, 1rs plus simples sont bien
les plus adéquates à la réalité. Oui, mais qu'est-ce qui prouve que notre évolution
conceptuelle est achevée et parfaite, surtout quand il s'agit de phénomènes aux-
quels notre organisme est insensible ?
324 REVUE DES DEUX MONDES.
neux entre deux points de cette matière. Cette contraction est
donc d'autant plus grande que la vitesse des corps par rapport
à l'élher est plus grande.
Telle est l'explication proposée par Fitzgerald. Elle paraît au
premier abord tout a fait étrange et arbitraire, et pourtant il
n'y a pas d'autre moyen plausible d'expliquer le résultat de
l'expérience de Michelson. D'ailleurs, si on y réfléchit, celte
contraction parait bientôt une chose moins extraordinaire, moins
choquante pour le sens commun qu'il ne semblait d'abord. Si
on jette très vite, contre un obstacle, un objet déformable, tel
qu'un de ces petits ballons de baudruche que les enfants tiennent
en laisse, on constate qu'il est légèrement déformé par l'obs-
tacle, et précisément dans le sens de la contraction Fitzgerald-
Lorenlz. Le ballon cesse d'être sphérique, il s'aplatit un peu
et de telle sorte que son diamètre dans la direction de l'obstacle
devient plus petit. C'est après tout, avec plus de violence, le
même phénomène qui se produit lorsqu'un grain de plomb ou
une balle vient s'aplatir sur un blindage. Si donc les corps
solides sont déformables, — et ils le sont, puisque le froid suffit
à resserrer leurs molécules, — il n'y a après tout rien d'absurde,
rien d'impossible à ce qu'un violent vent d'élher les déforme.
Mais ce qui est beaucoup moins admissible, c'est que cette défor-
mation soit identiquement la même, dans des conditions don-
nées, pour tous les corps, quelle que soit la matière dont ils
sont formés. Notre petit ballon de tout à l'heure ne serait pas
du tout déformé autant, s'il était en acier au lieu d'être en
baudruche.
Enfin, il y a dans celte explication quelque chose de tout à
fait invraisemblable, quelque chose qui choque à la fois le bon
sens et sa caricature, le sens commun. Est-il admissible que la
contraction des corps, quelles que soient les circonstances des
expériences (et on les a beaucoup variées), compense toujours
exactement l'effet optique qu'on cherche à déceler? Est-il admis-
sible que la nature agisse comme si elle jouait à cache-cache
avec nous? Par quel mystérieux hasard se Irouverait-il pour
chaque phénomène une circonstance spéciale, providentielle-
ment et exactement compensatrice? Evidemment, il doit y avoir
quelque affinité, quelque liaison, d'abord inaperçue, qui lie
étroitement la mystérieuse contraction matérielle de Fitzgerald
et l'allongement, compensé par elle, des trajets lumineux. Nous
SUR l'espace et le TEMPS SELON EINSTEIN. 32a
verrons tout à l'heure comment Einstein a élucidé le mys-
tère, démonté le mécanisme jumelé qui lie les deux phéno-
mènes, et projeté sur tout cela un faisceau de brillante
lumière. Mais n'anticipons pas...
Elle est d'ailleurs extrêmement faible, la contraction de
l'appareil dans l'expérience de Michelson. Elle l'est tellement que
si l'appareil avait une longueur égale au diamètre de la terre,
c'est-à-dire 12 000 kilomètres, il ne serait raccourci dans le sens
de la translation terrestre que de 6 centimètres et demi 1 C'est
dire que ce raccourcissement de l'appareil ne pourrait, étant
donné son extrême petitesse, en aucun cas, être mesurable au
laboratoire. Mais il y a une autre raison à cela : même si l'ap-
pareil de Michelson était raccourci de plusieurs centimètres
(c'est-à-dire même si la terre avait une translation des milliers
de fois plus rapide), cela ne pourrait être ni mesuré ni constaté.
En effet, les mètres dont nous nous servirions pour faire celte
mesure seraient raccourcis proportionnellement d'autant. La
déformation d'un objet terrestre par la contraction de Fitzgerald-
Lorentz ne peut être en aucun cas mise en évidence par un
observateur terrestre. Seul pourrait la constater un observateur
ne participant pas à la translation terrestre et placé par exemple
sur le soleil, ou sur une planète lente, comme Jupiter ou
Saturne.
Autrement dit, Micromégas, avant que de quitter, pour nous
faire visite, sa planète d'origine, aurait pu, par des moyens
optiques, constater [que la sphère terrestre est raccourcie de
quelques centimètres dans la direction de son orbite, supposé
que l'aimable héros voltairien fût muni d'appareils de triangu-
lation infiniment plus précis que ceux de nos géodésiens et de
nos astronomes. Arrivé sur la terre, Micromégas, muni des
mêmes appareils précis, eût été dans l'impossibilité de cons-
tater à nouveau ce raccourcissement. Il en eût éprouvé assuré-
ment une grande surprise jusqu'à ce que, rencontrant Einstein,
celui-ci lui eût expliqué, — comme il fera pour nous, — et
élucidé le mystère. M;iis je n'ai hélas I pas le loisir ni l'espace,
— car c'est ici surtout que l'espace est relatif, et sans cesse rac-
courci par le mouvement même de la plume, — pour décrire
aujourd'hui ce qu'aurait pu être le dialogue de Micromégas et
d'Einstein. Peut-être d'ailleurs, pour rester dans la vraisem-
blance du pastiche, ce dialogue eùt-il été fort superficiel, car —
320
REVUE DES DEUX MONDES.
ceci dit confidentiellement, — je crois bien que Voltaire, encore
qu'il en ait fort discutd, n'a jamais trop bien compris Newton,
lequel était moins difficile qu'Einstein. Mme du Chalelot non
plus, dont on a fort vanté à tort la traduction dos Principes...
des immortels Principes... Celle traduction fourmille de non-
sens prouvant que, si elle savait bien le latin, l'Égdrie du phi-
losophe n'entendait guère le Newton. Mais tout ceci est une
autre affaire, comme dit Marc Twain, et sur laquelle je revien-
drai peut-être quelque jour.
* *
e nous
Selon l'heure et la saison où l'on fait l'expérience de
Michelson ou les expériences analogues, la translation de l'appa-
reil dans I'élher a des vitesses variables. Comme la compen-
sation se produit toujours exactement, on peut se proposer de
calculer la loi exacte qui règle la contraction en fonction de
la vitesse, et rend celle-là, ainsi qu'on le constate, exacte-
ment compensatrice pour toutes les vitesses. C'est ce qu'a fait
Lorentz. Si nous désignons par V la vitesse de la lumière, par
v la vitesse du mobile dans l'éther, Lorentz a trouvé que, pour
qu'il y ait compensation dans tous les cas, il faut que la lon-
gueur du corps mobile soit raccourcie, dans le sens de sa marche,
dans la proportion de 1 à Jl — «j. Si à titre d'exempl
prenons le casde la translation terrestre où v= 30 km., on voit
que la terre est raccourcie suivant son orbite dans la proportion
de 1 à » /l — ion non nniy ^a différence entre ces deux nombres
est de 1/200 000 000, et la deux-cent-millionième partie du
diamètre terrestre est égale à 6 centimètres et demi. C'est le
nombre déjà trouvé.
Cette formule, qui donne la valeur de la contraction dans
tous les cas, est élémentaire, et il n'est pas un élève de troisième
qui n'en comprenne la signification. Elle nous permet de cal-
culer la valeur du raccourcissement pour toute valeur de la
vitesse. On en déduit facilement que si la terre avait une vitesse
non plus de 30 kilomètres, mais de 2G0 000 kilomètres par
seconde, elle serait raccourcie de moitié dans le sens de son
déplacement (sans avoir ses dimensions altérées dans le sens
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 321
perpendiculaire). Ainsi, à celle vilesse, une sphère devient un
ellipsoïde aplali donl le pelit axe égale la moilié du grand; à
celle vilesse un carré devient un rectangle dont le coté parallèle
au mouvement est deux fois plus polit que l'autre. Ces de for-
mations doivent apparaître à un observateur immobile; mais
elles sont inappréciables à un observateur participant au mou-
, vement, pour la raison que nous avons dite : les mètres et ins-
truments de mesure et l'œil lui-même de cet observateur sont
eux-mêmes également et pareillement déformés. Mellez-vous
devant une de ces glaces étrangement bombées et déformantes
qu'on voit dans certaines salles de spectacle ; les unes vous
montreront de vous-même une image extraordinairement
allongée sans que votre corpulence ait varié; d'autres au con-
traire vous montreront une image où vous aurez votre ha
teur habituelle mais où votre largeur sera grolesquemcnt mul-
tipliée. Essayez pourtant, avec un mètre gradué, de mesurer dans
la glace et sur ces images déformées, voire hauteur et votre lar-
geur. Si votre taille réelle est de lm,70 et votre largeur réelle de
60 centimètres, le mètre juxtaposé à votre étrange image dans
la glace vous indiquera toujours que ces images ont lm,70 de
haut et 60 centimètres de large. C'est que le mètre vu dans la
glace a subi les mêmes déformations que l'image.
Cela fait que, même si le globe terrestre avait la vitesse
fantastique dont nous avons parlé plus haut, les habitants de
la terre n'auraient aucun moyen de constater que la terre et
qu'eux-mêmes sont raccourcis de moitié dans le sens Est-
Ouest. Un homme de lm,10, couché et orienté du Nord au Sud
dans un vaste lit carré, et à qui il prendrait fantaisie de
coucher ensuite en travers, orienté de l'Est à l'Ouest, n'aurait
soudain plus que 0ra,85 de taille; en revanche sa corpulence
aurait doublé dans le même temps, puisque tout à l'heure c'est
elle qui était orientée de l'Est à l'Ouest. Mais la terre ne se déplace
que de 30 kilomètres par seconde, et sa déformation totale
n'est dans ces conditions que de quelques centimètres. Or a
côté de cette vitesse de la terre, celle de nos véhicules les pin-
rapides n'est que d'une faible fraction de kilomètre par second''
Pour un avion faisant 360 kilomètres à l'heure, la vitesse n'est
que de 100 mètres par seconde. La contraction Fitzgerald-
Lorentz maxima de nos véhicules les plus rapides ne peut donc
être que d'une fraction si infime de milliaidième de millimèl
328 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle nous est complètement inappréciable. C'est pour cela,
mais pour cela seulement, que la forme des objets solides qui
nous sont familiers semble être invariable et constante, quelle
que soit la vitesse à laquelle ils passent devant nos yeux. Il en
serait tout autrement si cette vitesse était des centaines de
milliers de fois plus grande.
Tout cela est bien étrange, bien étonnant, bien fantastique,
bien difficile à admettre. Et pourtant cela est, si la contraction
Fitzgerald-Lorentz, seule explication possible de l'expérience de
Michelson, existe réellement. Mais nous avons déjà vu quelques-
unes des difficultés qu'il y a à concevoir l'existence de cette
contraction. Il y en a d'autres : si tout ce que nous venons de
dire est vrai, les objets immobiles dans l'éther conserveraient
donc seuls leur forme vraie; celle-ci serait déformée dès qu'il
y a mouvement dans l'éther. Parmi les objets que nous voyons
sphériques dans le monde exléricur(planètes, étoiles, projectiles,
gouttes d'eau, que sais-je), il y en aurait donc qui sont réel-
lement des sphères, tandis que d'autres, parce que leur mou-
vement est plus rapide ou plus lent, ne seraient que des ellip-
soïde!; allongés ou aplalis que la vitesse a déformés? Ainsi
parmi les divers objets carrés il y en aurait qui seraient de
vrais carres, d'autres qui, animés de vitesses différentes par
rapport à l'éther, ne seraient que des rectangles réels dont la
vitesse a raccourci en apparence le plus long côté? Et nous n'au-
rions aucun moyen de savoir jamais quels sont, parmi ces objets
animés de vitesses différentes, ceux dont nous voyons la vraie
forme, ceux dont la forme n'est qu'apparente, puisque nous ne
pouvons en aucun cas, l'expérience de Michelson le prouve,
déceler une vitesse par rapporta l'éther?
Non, non, et cent fois non. H y a dans tout cela trop de dif-
ficultés. Pourquoi parler sans cesse, comme fait Lorentz, de vi-
tesses par rapport à l'éther puisqu'aucune expérience ne peut
mettre en évidence une pareille vitesse et que l'expérience est
la source unique de la vérité scientifique? Pourquoi d'autre
part admettre que, parmi les objets sensibles, il en est de privi-
légiés qui, a l'exclusion des autres, se montrent sous leur aspect
réel, sans déformation? Pourquoi admettre une chose pareille
qui, en soi, répugne à l'esprit scientifique toujours ennemi des
exceptions dans la nature, — il n'est de science que du général,
— surtout quand ces exceptions sont indiscernables?
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN 329
Les choses en étaient là, — fort avancées, au point do vue de
l'expression mathématique des phénomènes, niais fort em-
brouillées, décevantes, contradictoires el choquantes même, au
point de vue physique — lorsque « enfin Malherbe vint »... je
veux dire Einstein.
*
* *
Première audace intelligente : Einstein, sans mettre l'éther
au rang de ces fluides périmés qui comme le phlogistique ou
les esprits animaux obstruaient les avenues de la science avant
Lavoisier ; sans, dis-je, dénier à l'éther toute réalité, — car enfin
quelque chose sert de support aux rayons qui nous viennent
du soleil, — Einstein a remarqué d'abord que, dans tout ce
qui précède, on parle sans cesse de vitesse par rapport à l'éther.
On ne peut aucunement mettre en évidence de telles vitesses,
et il serait peut-être plus simple de ne plus faire intervenir
dans tous les raisonnements cette chose, réelle ou non, mais
inaccessible et qui, dans la montée cahotante des physiciens à
travers les ornières de toutes ces difficultés, joue seulement le
rôle inefficace et gênant de la cinquième roue du carrosse élec-
tromagnétique. Premier point donc : Einstein provisoirement
commence par laisser l'éther à l'écart de ses raisonnements; il
ne nie, ni n'affirme sa réalité ; il l'ignore d'abord. C'est ce que
nous allons maintenant faire à son exemple. Nous ne parlerons
plus, dans notre démonstration, du milieu dans lequel se pro-
page la lumière. Nous ne considérerons celle-ci que par rapport
aux êtres ou objets matériels qui l'envoient ou la reçoivent. Du
coup notre marche va se trouver singulièrement allégée. Pour
l'éther des physiciens, nous le reléguerons un moment au
magasin des accessoires inutiles, à côté de l'éther suave,
amorphe et vague... mais si précieux prosodiquement, des
poètes.
Que montre en somme l'expérience de Michelson ? Qu'un
rayon lumineux se propage à la surface de la terre exactement
avec la même vitesse de l'Ouest à l'Est que de l'Est à l'Ouest.
Imaginons au milieu d'une plaine deux canons identiques tirant,
au même instant, par temps calme et sans vent, à la même
vitesse initiale, deux projectiles semblables, l'un vers l'Ouest»
l'autre vers l'Est. Il est clair que les deux projectiles mettront
le même temps pour franchir des espaces égaux l'un vers l'Ouest,
330 REVUE DES DEUX MONDES.
L'autre vers l'Est. Les rayons lumineux que nous pouvons pro-
duire sur la terre se comportent à cet égard, dans leur propaga-
tion, exactement comme ces obus. Il n'y aurait donc rien
d'étonnant au résultat de l'expérience de Michelson si nous ne
connaissions, des rayons lumineux, que ce que nous enseigne
cette expérience. Mais poursuivons notre comparaison : considé-
rons l'obus tiré par un de ces canons, et supposons qu'il tombe
sur un blindage, sur une cible, en un certain point du champ
de tir, et qu'en arrivant en ce point la vitesse restante de
l'obus soit par exemple 50 mètres par seconde. Supposons
cette cible montée sur un tracteur automobile. Si celui-ci est
arrêté, la vitesse de l'obus par rapport à la cible sera, nous
venons de le dire, de 50 mètres par seconde au point d'impact.
Mais je suppose que le tracteur et la cible qu'il porte soient
lancés, par exemple, h. la vitesse de 10 mètres à la seconde (cela
fait du 36 kilomètres h l'heure) dans la direction du canon, de
telle sorte que la cible passe à sa position précédente exactemenl
à l'instant où l'obus lui arrive. Il est clair que la vitesse de
l'obus par rapport à la cible au moment où il l'atteint, ne sera
plus 50 mètres, mais 50 + 10 = G0 mètres par seconde. Il est
évident au contraire que cette vitesse ne serait plus, toute*
choses égales d'ailleurs, que 50 — 10 = 40 mètres par seconde,
si au lieu d'être lancée vers le canon la cible était lancée en
sens inverse. Si la vitesse de la cible dans ce dernier cas étail
égale à celle de l'obus, il est clair que celui-ci ne la toucherait
plus qu'avec une vitesse nulle. Tout cela va de soi-même,
saute aux yeux. C'est pour cela que dans les music-halls les
jongleurs peuvent recevoir, sur une assiette, des œufs frais
tombant de très haut sans les casser : il leur suffit de donner à
l'assiette, au moment du contact, une légère vitesse descendante
qui amoindrit d'autant la vitesse du choc. C'est pour cela aussi,
que les boxeurs habiles savent, par un léger mouvement,- fuir
devant le coup de poing, ce qui diminue sa vitesse efficace, tan-
dis qu'au contraire, s'ils vont à sa rencontre, le coup est bien
plus dur.
Si les rayons lumineux se comportaient en tout, — comme
ils font dans l'expérience de Michelson, — de même que nos
projectiles, qu'arriverait-il? C'est que, lorsqu'on va très vite à
la rencontre d'un rayon lumineux, on devrait trouver que ce
rayon a, par rapport à l'observateur, une vitesse accrue, et qu'il
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 331
a au contraire une vitesse diminuée lorsque l'observateur fuit
devant lui. S'il en était ainsi, tout serait simple ; les lois de l'op-
tique seraient les mêmes que celles de la mécanique, aucune
contradiction entre elles n'aurait jeté l'émoi dans l'année
paisible des physiciens, et Einstein aurait dû employer h autre
chose les ressources de son génie. Malheureusement, — ou
peut-être heureusement, car, après tout, l'imprévu et le mystère
seuls donnent du charme à la marche de ce monde, — il n'en
est rien.
Les observations physiques, comme les astronomiques,
montrent qu'en toutes circonstances, qu'on coure très vite
au-devant de la lumière ou qu'on fuie devant elle, toujours
elle a par rapporta l'observateur exactement la même vitesse.
Il y a, en particulier, dans le ciel des étoiles qui s'éloignent
ou se rapprochent de nous, c'est-à-dire dont nous nous éloi-
gnons ou nous rapprochons avec des vitesses de plusieurs
dizaines et même de centaines de kilomètres par seconde. Eh
bien I l'astronome de Silter a montré que la vitesse de la lumière
qui nous en arrive est pour nous et toujours exactement la même.
Ainsi, on ne peut jamais, par aucun artifice, par aucun
mouvement ajouter ou retrancher quelque chose à la vitesse
avec laquelle nous parvient un rayon lumineux. L'observateur
constate que la vitesse de la lumière est, par rapport ; i lui, tou-
jours exactement la même, que cette lumière provienne d'une
source qui s'éloigne ou qui se rapproche très vite, qu'il coure
à la rencontre de celte lumière ou qu'il fuie devant elle. L'obser-
vateur peut toujours augmenter ou diminuer la vitesse par rap-
port à lui d'un obus, d'une onde sonore, d'un mobile quelconque,
en s'élançant vers ce mobile ou en fuyant devant lui. Quand le
mobile est un rayon lumineux, on ne peut rien faire de pareil.
Ainsi, la vitesse d'un véhicule ne peut en aucun cas s'ajouter a
celle de la lumière qu'il reçoit ou qu'il émet, ni s'en retrancher.
Cette vitesse, limite de près de 300 000 kilomètres par seconde,
qu'on observe toujours pour la lumière, est, à divers égards, ana-
logue à la température de 273° au-dessous de zéro qu'on appelle
le « zéro absolu » et qui est, elle aussi, dans la nature, une limite
infranchissable.
Tout cela prouve que les lois qui règlent les phénomènes
optiques ne sont pas les mômes que les lois classiques des phéno-
mènes mécaniques. C'est à concilier, à réconcilier ces lois appa-
332 IXEVUE DES DEUX MONDES.
reminent contradictoires que s'est attaché Lorentz, après Fitzge-
rald, par l'hypothèse étrange de la contraction.
Mais voici que, lumineusement, Einstein va nous montrer que
cette contraction est une chose parfaitement naturelle lorsqu'on
abandonne certaines conceptions erronées... encore que clas-
sique, qui présidaient a notre manière, habituelle, ancestrale,
d'apprécier les longueurs et les temps.
Considérons un objet quelconque, une règle par exemple.
Qu'est-ce qui définit pour nous la longueur apparente de celte
règle? C'est l'image délimitée sur notre rétine par les deux
rayons provenant des deux extrémités de la règle, et qui par-
viennent à notre pupille simultanément. J'ai souligné à dessein
ce mot, car il est ici la clef de tout. Si notre règle est immobile
devant nous, cela est tout simple. Mais si on la déplace pen-
dant que nous la regardons, ce l'est moins. Ce l'est même si
peu, qu'avant Einstein, la plupart des plus grands savants
et toute la science classique ont pensé que l'image instan-
tanée d'un objet indéformable était nécessairement et toujours
identique et indépendante des vitesses de l'objet et de l'obser-
vateur. C'est que toute la science classique raisonnait comme si
la propagation de la lumière avait été elle-même instantanée,
avait eu une vitesse infinie, ce qui n'est pas.
Je suis sur le talus, au bord d'une ligne de chemin de fer; sur
la voie il y a un de ces beaux wagons allongés de la Compagnie
des wagons-lits, où il est si agréable de penser que l'espace est
relatif, au sens galiléen du mot. Je fais planter tout au bord de
la voie deux piquets l'un bleu, l'autre rouge, qui marquent exac-
tement les extrémités de ce wagon et qui encadrent tout juste
sa longueur. Puis, sans quitter mon poste d'observation qui est
sur le talus, face au milieu du wagon, j'ordonne que celui-ci soit
ramené en arrière et attelé à une locomotive d'une puissance
inouïe qui va le faire passer devant moi à une vitesse fantas-
tique, des millions de fois supérieure à toutes celles qu'ont pu
réaliser les ingénieurs... tant est grande la supériorité poten-
tielle de l'imagination sur la médiocre réalité. Je suppose aussi
que ma rétine est parfaite et constituée de telle sorte que les
impressions visuelles n'y durent qu'autant que la lumière qui
les provoque. Ces hypothèses un peu arbitraires n'entrent pour
rien dans le fond de la démonstration; elles la rendent seule-
ment plus commode,
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 333
Et maintenant voici la question. Quand le wagon-lit, que je
suppose fait, d'ailleurs, d'un acier indéformable, passera à toute
vitesse devant moi, aura-t-il pour moi exactement la même
longueur apparente que lorsqu'il était au repos? Autrement dit,
à l'instant où je verrai son extrémité avant coïncider en passant
avec le piquet bleu que j'ai fait planter, verrai-je son extrémité
arrière coïncider en même temps avec le piquet rouge? A cette
question Galilée, Newton et tous les tenants de la science clas-
sique auraient répondu oui. Et pourtant la réponse est non: les
faits, arbitres souverains de toutes nos controverses, vont
nous le prouver.
Je suis, rappelons-le, placé au bord de la voie, a égale distance
des deux piquets. Lorsque l'extrémité antérieure du wagon coïn-
cide avec le piquet bleu, elle envoie vers mon œil un certain
rayon lumineux (que j'appelle pour simplifier rayon-avant) qui
coïncide avec le rayon que m'envoie le piquet bleu. Ce rayon-
avant atteint mon o&'\Yen même temps qu'un certain rayon venu
de l'extrémité arrière du wagon (et que j'appelle pour simplifier
rayon-arrière). Le rayon-arrière coïncide-t-il avec le rayon que
m'envoie le piquet rouge? Evidemment non : en effet le rayon-
avant s'éloigne de l'extrémité avant du wagon avec la même
vitesse que le rayon-arrière de l'extrémité arrière (comme le
constaterait un voyageur qui, dans le wagon, ferait sur ces rayons
l'expérience de Michelson). Mais l'extrémité avant du wagon
s'éloigne de mon œil tandis que l'extrémité arrière s'en approche.
Par conséquent le rayon-avant se propage vers mon œil plus
lentement que le rayon-arrière, sans que je puisse d'ailleurs m'en
apercevoir, puisque à leur arrivée je trouve la même vitesse aux
deux rayons. Par conséquent, le rayon-arrière qui arrive à mon
œil en même temps que ledit rayon-avant, a dû quitter l'extré-
mité arrière du wagon plus tard que le rayon-avant n'a quitté son
extrémité avant. Donc lorsque je vois le bord antérieur du wagon
coïncider avec le piquet Meu, je vois simultanément le bord
arrière du wagon qui a déjà dépassé depuis un certain temps le
piquet rouge. Donc la longueur du wagon lancé à toute vitesse,
et telle qu'elle m'apparait, est plus petite que la distance des
deux piquets, laquelle marquait la longueur du wagon au repos.
J'ose espérer qu'avec un peu d'attention, tout le monde
comprendra cette démonstration dont la simplicité élémentaire
n'a point été obtenue sans peine.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
Il en résulte que le wagon ou, d'une manière générale, un
objet quelconque est raccourci par sa vitesse et dans le sens de
sa vitesse par rapport à l'observateur. La même chose a lieu
évidemment si c'est l'observateur qui se déplace devant l'objet,
puisqu'on ne peut connaître que des vitesses relatives, en vertu
du principe de relativité classique de Newton et de Galilée.
Sous cet aspect nouveau, on voit que la contraction de
Lorenlz-Filzgerald devient une chose intelligible ou du moins
admissible. CeLte contraction n'est plus la cause du résultat
négatif de l'expérience de Michelson; elle en est la conséquence.
Tout s'en trouve clarifié, et on comprend maintenant qu'il y
avait, dans la façon classique d'évaluer la dimension des objets,
quelque chose d'incorrect.
Certes, le fait que des rayons lumineux, animés de vitesses
différentes à leur départ de leurs sources, aient toujours en
arrivant à notre œil des vitesses identiques et indiscernables,
est étrange et heurte quelque peu nos vieilles habitudes d'es-
prit. Si j'ose employer une comparaison qui est seulement des-
tinée à faire penser, mais nullementà expliquer, ilyalàpeut-
être quelque chose d'analogue à ce qui se passe avec les
bombes d'avions. Des bombes d'un modèle donné, qu'elles
soient lâchées par l'avion d'une hauteur de 5000 mètres ou
d'une hauteur de 10 000, et qui, par conséquent, ont à
5000 mètres du sol des vitesses de chute fort dissemblables, ont
toujours en arrivant au sol la môme vitesse restante. C'est l'effet
modérateur, égalisateur, de la résistance de l'air qui empêche la
vitesse de s'accroître indéliniment et la rend constante lorsqu'elle
aatteint une certaine valeur. Faut-il admettre qu'autour de noire
œil, autour des objets, il y a une sorte de champ de résistance
qui impose à la lumière survenante une limite semblable? Qui
le sait? D'ailleurs ces questions n'ont peut-être pas de sens pour
un physicien. Celui-ci ne peut connaître et ne connaîtra le
comportement de la lumière qu'à son départ de la source maté-
rielle et à son arrivée à l'œil armé ou non d'instruments. 11 ne
peut savoir comment se comporte sa propagation dans l'espace
intermédiaire dénué de matière. Plus d'ailleurs nous approfon-
dirons la nouvelle physique, plus nous constaterons qu'elle
puise presque toute sa force dans son dédain systématique de
ce qui n'est pas phénoménal, de ce qui n'est pas expérimenta*
lement observable. C'est parce qu'elle est basée uniquement
sur l'espace ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 335
sur les faits (si contradictoires soient-ils) que notre démonstra-
tion du raccourcissement nécessaire des objets par leur vitesse
relative à l'observateur, estforl*
*
* *
Nous comprenons maintenant le sens profond de la contrac-
tion de Fitzgerald-Lorentz. Cette contraction apparente n'est
nullement due au mouvement des objets par '•apport à l'éther;
elle est essentiellement l'effet des mouvements des objets et des
observateurs les uns par rapport aux autres, des mouvements
relatifs, au sens de la vieille mécanique.
Les plus grandes vitesses relatives auxquelles nous soyons
habitués dans la pratique de l'existence sont inférieures à
quelques kilomètres par seconde (la vitesse initiale de l'obus de
la Bertha n'était que d'environ 1 300 mètres par seconde).
Pour de si petites différences de vitesse, la contraction relati-
viste est complètement négligeable, et c'est pourquoi, ne l'ayant
jamais Constatée, la mécanique classique a considéré la forme
et la dimension des objets rigides comme indépendante des sys-
tèmes de référence.
C'était à peu près vrai. C'est là toute la différence qu'il
y a entre le vrai et le faux. Dire que 999 990 + 9 = 1 million,
c'est dire quelque chose d'à peu près vrai, donc de faux.
Quand la rotondité de la terre fut démontrée, cela ne changea
assurément rien aux procédés des architectes, qui construisent
encore leurs bâtisses comme si la direction marquée par le fil à
plomb était toujours parallèle à elle-même. Pareillement nos
fabricants de locomotives et d'avions n'auront pas de longtemps
à considérer les formes de leurs machines comme dépendant de
leurs vitesses. Qu'importe! Le point de vue de la pratique n'est
et ne doit être celui de la science que par ricochet. Tant pis
s'il n'y a pas de ricochet, ou s'il est tardif.
D'ailleurs, on a découvert depuis quelques années, ici-bas, des
mobiles dont les vitesses, relatives à nous, atteignent des dizaines,
des centaines de milliers de kilomètres : ce sont les projectiles
des rayons cathodiques et des rayons du radium. A ces vitesses,
la contraction relaliviste est très notable. Nous verrons com-
ment, effectivement, elle a été notée.
Récapitulons ce qui est maintenant acquis :
Les objets apparaissent déformés par la vitesse, dans le sens
33G REVUE DES DEUX MONDES.
de celle-ci et non dans le sens perpendiculaire. Donc leur forme,
fussent-ils d'une matière idéale et parfaitement indéformable,
dépend de leur vitesse rapportée à l'observateur. Ceci est le
point de vue essentiellement nouveau que la « relativité spé-
ciale » d'Einstein a surajouté à la relativité des mécaniciens
classiques, et à la relativité des philosophes. Pour eux, les
dimensions absolues d'un objet rigide ou d'une figure géomé-
trique n'avaient rien d'absolu, et seuls les rapports de ces
dimensions avaient une réalité. Le point de vue nouveau est
que ces rapports eux-mêmes sont relatifs, puisqu'ils sont fonc-
tion de la vitesse de l'observateur. C'est une sorte de relativité
au second degré, à laquelle ni les philosophes, ni les physiciens
classiques n'avaient songé.
Les relations spatiales elles-mêmes sont relatives, dans un
espace déjà relatif.
Dans le cas de notre wagon de tout à l'heure et des deux
piquets qui définissent sa longueur au repos, un observateur
placé dans le wagon trouverait que la dislance des deux piquets
s'est raccourcie lorsqu'il les passe en vitesse. Son wagon lui
semble plus long que l'intervalle des piquets. Moi qui reste
entre ceux-ci, je constate le contraire. Et pourtant je n'ai aucun
moyen de démontrer au voyageur qu'il s'est trompé. Je vois très
bien que le rayon lumineux venu du piquet arrière court der-
rière le wagon et par conséquent a, par rapporta lui, une vitesse
inférieure à 300 000 kilomètres par seconde; je sais que de là
provient l'erreur du voyageur, mais je n'ai aucun moyen de le
convaincre de celte erreur, car il me répondra toujours et avec
raison : « J'ai mesuré la vitesse avec laquelle ce rayon m'arrive
et je l'ai trouvée égale à 300000 kilomètres. » Chacun de nous en
réalité a raison.
En mouvement très rapide, un carré paraîtrait un rec-
tangle à l'observateur; un cercle paraîtrait elliptique. Si la
terre tournait quelques milliers de fois plus vite autour du
soleil, celui-ci nous paraîtrait allongé et pareil à un gigan-
tesque citron suspendu dans le ciel. Si un aviateur pouvait
survoler à une vitesse fantastique la place Vendôme, suivant
la direction de la rue de la Paix, — et si ses impressions
rétiniennes étaient instantanées, — il verrait la place ayant la
forme d'un rectangle très aplati ; s'il la survolait suivant une.
diagonale, il la verrait, de carrée qu'elle était, devenir un losange.
SUR l'espace et LE TEMPS SELON EINSTEIN. 337
Si le même aviateur survolait, en la coupant, une route où che-
mine du bétail bien engraissé conduit vers l'abattoir, il s'éton-
nerait, car les animaux lui sembleraient étonnamment minces
et maigres sans que leur longueur ait varié.
Le fait que les déformations dues à la vitesse sont réci-
proques est une des conséquences les plus curieuses de tout cela.
Un homme qui serait capable de circuler en tous sens parmi
les autres hommes avec la vitesse fantastique des follets shaks-
peariens (mettons à environ 260 000 kilomètres à la seconde...
mais que ne peut un follet shakspearienl) trouverait que ses
semblables sont devenus des nains deux fois plus petits que lui.
C'est donc que lui-même serait devenu un géant, une sorte de
Gulliver parmi ces Lilliputiens? Eh bien! pas du tout : par un
juste retour des choses d'ici-bas, il apparaîtrait lui aussi comme
un nain à ceux qu'il croit bien plus petits que lui, et qui sont
sûrs du contraire. Qui a raison, qui a tort? Les uns et les
autres ; tous les points de vue sont exacts, mais il n'y a que des
points de vue personnels. Autre chose encore : un observateur,
quel qu'il soit, ne peut voir les êtres et les objets non liés à lui
que plus petits, — jamais plus grands! — que ceux liés à son
mouvement. Si j'osais alléger ce grave exposé par quelque
réflexion moins austère qu'il n'est d'usage parmi les physiciens,
je remarquerais que le système nouveau nous apporte ainsi une
justification suprême de l'égoïsme ou plutôt de l'égocentrisme.
Après l'espace, le temps. Par un raisonnement analogue à
celui qui nous a montré la distance des choses dans l'espace
liée à leur vitesse relative à l'observateur, on peut établir
que leur distance dans le temps en dépend également. Je ne
juge pas utile de refaire ici, par le menu, le raisonnement
pour les durées; il serait analogue à celui qui nous a servi pour
les longueurs, et encore plus simple. Ce résultat est le suivant :
le temps exprimé en secondes (1) que met un train à pass -v
d'une station à une autre est plus court pour les voyageurs du
train que pour nous qui les regardons passer, et qui sommes
munis d'ailleurs de chronomètres identiques aux leurs. Pareil-
(1) La meilleure définition qu'on puisse donner de la seconde est la suivant ■
c'est le temps qu'il faut à la lumière pour parcourir 300 000 kilomètres dans le
vide et loin de tout champ intense de gravitation. Cette définition, la seule rigou-
reuse, est d'ailleurs justifiée par le fait qu'on n'a pas de meilleur moyen que les
signaux lumineux ou hertziens (qui ont même vitesse) pour régler les horloges.
tome lxv. — 1921. 22
338 BEVUE DES DEUX MONDES.
k'inont tous les gestes faits par des hommes, sur un véhicule en
mouvement, apparaîtront ralentis et par conséquent prolonges
à un observateur immobile, et réciproquement. Pour que ces
variations des durées fussont sensibles, il faudrait, comme pour
les variations concomitantes des longueurs, que les vitesses
fussent fantastiques.
Naguère, avant l'hégire einsteinienne, avant le début de
l'ère relativiste, on croyait assez communément que Ye<pace
réellement occupé par un objet était suffisamment et explici-
tement défini par ses dimensions dans le sens de la longueur,
de la largeur, de la hauteur. Ces données sont ce qu'on appelle
les trois dimensions d'un objet; comme encore, si on préfère
employer d'autres points de repères, la longitude, la latitude
et l'altitude de chacun de ses points, ou bien, en astronomie,
l'ascension droite, la déclinaison et la distance. Il était bien
entendu et bien connu qu'en outre il fallait préciser l'époque,
l'instant auquel correspondaient ces données. Si je définis la
position d'un aéronef par sa longitude, sa latitude et son alti-
tude, ces indications ne sont exactes que pour l'instant con-
sidéré, puisque l'aéronef se déplace par rapport au repère, — et
cet instant doit être lui aussi donné. En ce sens, on sentait depuis
longtemps que l'espace dépend du temps.
Mais la théorie relativiste montre qu'il en dépend d'une
manière bien plus intime encore et bien plus profonde, et que
le temps et l'espace sont aussi liés et solidaires que ces monstres
xiphopages que les chirurgiens ne peuvent séparer sans tuer
l'un et l'autre.
Les dimensions d'un objet, sa forme, Yespace apparent occupé
:par lui dépendent de sa vitesse, c'est-a-dire du temps que met
l'observateur à parcourir une certaine distance par rapport h cet
objet. A cet égard déjà Vespace dépend du temps; mais en outre,
l'observateur mesure ce temps avec un chronomètre dont les
secondes sont plus ou moins précipitées selon cette vitesse.
Donc définir l'espace sans le temps est impossible. C'est
pourquoi on dit maintenant que le temps est la quatrième
dimension de l'espace, et que l'espace où nous vivons a quatre
dimensions.
Il est curieux que certains bons esprits dans le passé en
avaient eu l'intuition plus ou moins obscure. C'est ainsi qu'en
4117 Diderot écrivait dans l'Encyclopédie à l'article « Dimension : »
sur l'espace ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 339
«... .J'ai dit plus haut qu'il était impossible de concevoir
plus de trois dimensions. Un homme d'esprit de ma connais-
sance croit qu'on pourrait cependant regarder la durée comme
une quatrième dimension et que le produit du temps par la
solidité serait, en quelque manière, un produit de quatre dimen-
sions. Cette idée peut être contestée, mais elle a, il me semble,
quelque mérite, quand ce ne serait que celui de la nouveauté. »
C'est d'ailleurs certainement Descartes qui, par sa découverte
de la géométrie analytique, a fait jaillir le premier l'idée d'un
espace à plus de trois dimensions. Puisqu'en effet, en coordonnées
cartésiennes, les lignes ou espaces à une dimension sont repré-
sentes par les équations du premier degré, les surfaces ou espaces
à deux dimensions par les équations du second, les volumes ou
espaces à trois dimensions par celles du troisième, il était indi-
qué de se demander si les équations du quatrième degré et
au delà n'étaient pas, elles aussi, la représentation algébrique
de quelque forme d'espace à quatre dimensions ou davantage.
L'espace a quatre dimensions des relativistes n'est, au sur-
plus, pas tout à fai,tce qu'imaginait Diderot. Il n'est pas le produit
du temps par l'espace, car une diminution du temps n'y est pas
compensée par un accroissement de l'espace, bien au contraire.
Considérons deux événements : par exemple les passages
successifs, et en vitesse, de notre wagon-lit à deux stations.
Pour un voyageur du wagon la distance des deux stations,
mesurée par la longueur du chemin parcouru, est, comme nous
l'avons montré, plus courte que pour un observateur immobile
au bord de la voie. Le temps qui sépare les deux passages est
également plus court pour le premier observateur que pour
celui-ci, puisque le nombre des secondes écoulées aux chrono-
mètres identiques dont ils sont munis est plus petit pour le pre-
mier.
En un mot, la distance dans le temps et la distance dans
l'espace dimirment toutes deux en même temps lorsque la vitesse
de l'observateur augmente et augmentent toutes deux quand la
vitesse de l'observateur diminue.
Ainsi la vitesse (et il ne s'agit jamais, rappelons-le, que
de la vitesse relativement aux choses observées), opère en
quelque sorte comme un double frein qui ralentit les durées et
raccourcit les longueurs. Si l'on préfère une autre image, la
vitesse nous fait voir à la fois les espaces et les temps plus obli-
340 BEVUE DES DEUX MONDES.
quement, sous un angle de plus en plus aigu. L'espace et le
temps ne sont donc que des effets de perspective.
Pouvons-nous concevoir l'espace à quatre dimensions, c'est-
à-dire pouvons-nous en imaginer une représentation sensible?
Si non, cela ne prouvera rien contre la réalité de cet espace.
Pendant des siècles on n'a pas conçu les ondes hertziennes et
aujourd'hui encore elles ne nous sont pas directement sensibles.
En existent-elles moins ? En vérité, nous ne concevons déjà
que difficilement l'espace à trois dimensions. Sans nos déplace-
ments musculaires nous l'ignorerions. Un homme paralysé et
borgne, c'est-à-dire n'ayant pas la sensation du relief que donne
la vision binoculaire, — qui est, elle aussi, avant tout un tâton-
nement musculaire, — verrait de son œil unique et immobile
tous les objets projetés dans un même plan, comme sur une
toile de fond au théâtre. L'espace à trois dimensions lui serait
inaccessible.
Mais je crois que certaines personnes peuvent se repré-
senter l'espace à quatre dimensions. Les divers aspects successifs
d'une fleur aux différents âges de sa croissance, du jour où elle
n'est qu'un fragile bourgeon vert jusqu'à celui où ses pétales
épuisés tombent dolents, et les divers déplacements successifs
de sa corolle sous l'influence du vent constituent une image
globale de la fleur dans l'espace à quatre dimensions. Est-il des
hommes pouvant d'un seul coup voir tout cet ensemble? Oui,
et notamment, je crois, les bons joueurs d'échecs. Si un grand
joueur d'échec joue bien, c'est parce que, d'un seul regard de son
œil mental, il voit simultanément toute la suite chronologique
des coups successifs possibles dérivés d'un seul coup initial,
avec toutes leurs répercussions sur l'échiquier. Les mots souli-
gnés dans la phrase précédente jurent un peu d'être accouplés.
C'est que nous sommes dans un domaine où c'est une gageure
de prétendre exprimer vocabulairement les nuances des choses.
Autant vaudrait, après tout, vouloir exprimer avec des mots ce
qu'il y a dans une symphonie de Beethoven. « Traduttore tra-
ditore : » si cet adage est vrai, c'est surtout parce que le mot
est l'organe de la traduction.
*
Arrivés à ce point, dans notre lente ascension delà physique
relativiste, nous n'avons plus devant les yeux qu'un champ de
SUR L'ESPACE ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 341
bataille où gisent des cadavres et des débris. Le temps et
l'espace, ces crochets que nous croyions solidement rivés au
mur derrière lequel se cache la réalité, et où nous attachions nos
flottantes notions du monde extérieur, ainsi que des vêtements
à des porte-manteaux, sont maintenant arrachés et tombés dans
le plâtras des anciennes théories, sous les coups de marteau de
la physique nouvelle.
Nous savions bien, certes, que l'âme des êtres nous était
carhée, mais nous pensions du moins voir leur visage. Voilà
qu'en nous approchant, celui-ci n'est plus qu'un masque. Le
monde extérieur n'est rien qu'un bal travesti, et, chose ironique
et décevante, c'est nous-mêmes qui avons fabriqué les masques
de velours aux reflets changeants, les costumes papillotants. En
définissant les choses par l'espace et par le temps, nous avons
projeté sur elles deux faisceaux de lumière qui nous montrent en
elles des formes et des couleurs. Et voilà que nous découvrons
que ces couleurs ne sont que celles, monochromatiques, de la
lumière projetée. Et voilà que nous découvrons que les formes
mêmes que nous leur voyons leur sont imposées par notre pro-
jecteur : le faisceau lumineux est arbitrairement découpé et
délimité par un diaphragme dont l'ouverture dépend de sa
vitesse! Le temps et l'espace ne sont-ils donc que des halluci-
nations? Et alors, que reste-t-il?
Eh bien 1 non. Car voici qu'après avoir détruit des ruines
branlantes, la doctrine relativiste va soudain reconstruire, mieux
construire; voici que, derrière les voilés déchirés et foulés aux
pieds, va nous apparaître une réalité plus neuve, plus profonde.
Si nous décrivons l'univers à la manière habituelle, séparé-
ment dans les catégories du temps et de l'espace, nous voyons
que son aspect dépend de l'observateur. Mais le calcul montre
qu'il n'en est heureusement pas de même lorsqu'on le décrit
dans la catégorie unique de ce continuum à quatre dimensions
dont il a été question et que nous appellerons pour simplifier
l'espace-temps. Si j'ose employer cette image, le temps et l'es-
pace sont comme deux miroirs, l'un convexe, l'autre concave,
— dont les courbures sont d'autant plus accusées que la vitesse
de l'observateur est plus grande. Chacun de ces deux miroirs
donne séparément une image déformée de la succession des
choses. Mais, par une heureuse compensation, il se trouve qu'en
combinant les deux miroirs de telle sorte que l'un réfléchisse
342 REVUE DES DEUX MONDES.
les rayons reçus par l'autre, l'image de cette succession est
rétablie dans sa réalité non déformée.
La distance dans le temps et la distance dans l'espace de
deux événements donnés très voisins augmentent toutes deux ou
diminuent toutes deux quand la vitesse de l'observateur dimi-
nue ou augmente. Nous l'avons établi. Mais le calcul qui est
facile, grâce à la formule donnée ci-dessus pour exprimer la
contraction de Lorenlz-Filzgerald, montre qu'il existe uno rela-
tion constante entre ces variations concomitantes du temps et
de l'espace. Très exactement, la distance dans le temps et la dis-
tance dans l'espace de deux événements voisins sont numé-
riquement entre elles comme l'hypoténuse et un autre côté
d'un triangle rectangle sont au troisième côté lequel resterait
invariable (1).
Ce troisième côté étant pris pour base, les deux autres côtés
dessineront, au-dessus de cette base fixe, un triangle plus ou
moins haut, selon que la vitesse de l'observateur sera plus ou
moins réduite. Cette base fixe du triangle dont les deux autres
côtés, — la distance spatiale et la distance chronologique, —
varient simultanément avec la vitesse de l'observateur, est
donc une quantité indépendante de cette vitesse.
C'est cette quantité, qu'Einstein a appelée X intervalle des
événements. Cet « intervalle » des choses dans l'cspace-tcmps
est une sorte de conglomérat de l'espace et du temps, un amal-
game de l'un et de l'autre dont les composants peuvent varier,
mais qui, lui, reste invariable. Il est la résultante constante de
deux vecteurs changeants. L' « intervalle » des événements,
ainsi défini, nous fournit pour la première fois, depuis que la
science péniblement se crée, une représentation impersonnelle
de l'Univers.
Suivant la saisissante image de Minkowski, « l'espace et le
temps ne sont que des fantômes. Seul existe dans la réalité une
sorte d'union intime de ces deux entités. »
Cette unique réalité saisissable à l'homme dans le monde
extérieur, celte donnée, la seule vraiment objective et imper-
sonnelle qui nous soit accessible, c'est donc Y Intervalle einstei-
nien, tel qu'il vient d'être défini. L' Intervalle des événements est
(1) Dans le calcul ou la représentation géométrique que nous lui substituons,
i'hjpoténuse du triangle est la distance dans le temps, chaque seconde étant
.figurée par 300 000 kilomètres.
sur l'espace ET LE TEMPS SELON EINSTEIN. 343
la seule réalité sensible. Hors de là, il y a peut-être quelque
chose, mais rien que nous puissions connaître.
Étrange destinée des choses humaines! Le principe de rela-
tivité, par les découvertes do la physiquo moderne, a étendu son
aile vaporeuse bien plus loin qu'autrefois et jusqu'à des sommets
qu'on croyait inaccessibles à son vol aquilin. Et c'est à lui pour-
tant que nous devons la première emprise véritable de la fai-
blesse humaine sur le monde sensible, sur la réalité. Le système
d'Einstein, dont il nous reste avoir maintenant la partie cons-
truclive, disparaîtra un jour comme les autres, car il n'existe
dans la science que des théories « à titre temporaire, » jamais
de théories « à titre définitif: » et c'est peut-être ce qui a mul-
tiplié ses victoires. La notion do {[Intervalle des choses survivra
à tous les écroulements. Sur elle devra être bâtie la science de
l'avenir; sur elle s'élève chaque jour l'édifice hardi de la
science d'aujourd'hui.
Encore, ceci doit-il être formellement entendu : l 'Intervalle
einsteinien ne nous apprend rien sur l'absolu, sur les choses en
soi. Il ne nous indique, lui aussi, que des relations entre ces
choses. Mais les relations qu'il manifeste sont, pour la première
fois, véritables et indépendantes du regardant. Elles participent
de ce degré de vérité objective que la science classique attri-
buait fallacieusement aux relations chronologiques et aux rela-
tions spatiales des phénomènes. Mais celles-ci n'étaient que des
balances fausses, et seul l'Intervalle einsteinien nous livre ce
qui peut être connu du Réel.
Nous avons levé à jamais un léger coin du voile décevant
qui dérobait à notre avidité la nudité sacrée de la Nature.
Charles Norlmann.
LES PLAGIATS DE STENDHAL
D'APRÈS DE RÉGENTES PUBLICATIONS (1)
I
Ce fut d'abord une histoire assez divertissante, et Stendhal
mit les rieurs de son côté. Quand il eut publié ses Vies de Haydn,
Mozart et Métastase, sous le nom de Louis-César-AIexandn;
Bombet, il se trouva au moins un homme pour acheter l'ouvrage
avec empressement. Carpani, Milanais installé à Vienne, auteur
lui-même de Lettres sur Haydn qui avaient été accueillies
avec faveur, se hâta de voir ce que M. Bombet avait pu écrire
au sujet de son musicien préféré. Il crut rêver : il reconnaissait sa
Vie de Haydn, telle qu'il l'avait conçue et exprimée; Bombet
l'avait pillée tout entière, faits, jugements, anecdotes, souvenirs.
Il avait connu Haydn, il avait gagné son amitié, reçu ses confi-
dences : et Bombet se targuait de cette intimité 1 Un jour, ayant
la fièvre, il avait été miraculeusement guéri par la musique de
Haydn : et Bombet lui prenait sa fièvre! Il protesta, fit appel
au public : « Vous dites que vous avez eu nui fièvre à Vienne en
1799, et que vous avez été guéri par une messe de Haydn : je
vous cite le docteur Frank, qui m'assista dans cette circonstance
et admira en moi, non en vous, l'effet salutaire de la musique de
Haydn... » Bombet ne se troubla pas pour si peu et se contenta de
renvoyer à son adversaire l'accusation de plagiat. L'honnête
Carpani, suffoqué de Colère, riposta violemment : alors Louis-
César- Alexandre suscita un autre Bombet, un Bombet junior,
(i) Paul Arbelet, L'Histoire de la Peinture en Italie et les plagiats de Stendkal,
Paris, Calmann-Lévy, 1913; Stendhal, Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase,
Paris, Champion, 1914 (Œuvres complètes de Stendhal); F. Gohin, Stendhal, pla-
giaire de Mérimée [Minerve française, 1" janvier 1920),- M. Barber, Encore un
plagiat de Stendhal, les Mémoires d'un Touriste (Mercure de France, i" février 1920).
L'étude de Benedetto, Ermes Visconli e Stendhal, a paru depuis que cet article
était écrit.
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 345
qui prit fait et cause pour son aîné. Puis la presse parisienne
se lassa de cette dispute entre gens de lettres; elle cessa d'in-
sérer les lettres de Carpani, qui pendant des années chercha
quel pouvait être ce mystérieux Bombet, qui l'avait bafoué
après l'avoir volé. L'affaire n'avait jamais été oubliée complète-
ment; mais la critique contemporaine, fureteuse, et qui n'aime
rien tant que les petites histoires au sujet des grands auteurs, a
repris en mains les pièces du débat. Pas de doute possible;
Stendhal a outrageusement pillé Carpani; il lui a pris plus des
trois quarts de son livre ; et pour le dire avec les plus récents édi-
teurs de l'ouvrage, « ce qui est bien plus grave, et ce qui l'atteint,
lui et ses défenseurs, jusque dans leurs derniers retranchements,
c'est qu'il n'a pas beaucoup moins emprunté à la partie esthétique
qu'à la partie historique des Haydine... » En sorte que beau-
coup d'idées, qui semblent, suivant la formule, « bien stendha-
liennes, » ont pour caractère essentiel de n'être pas de Stendhal.
Bien stendhalienne aussi paraissait Y Histoire de la peinture
en Italie, qui devait forcer l'admiration de la postérité, ayant
« cent cinquante ans dans le ventre : » elle devait, en tout cas,
plaire aux happy few, à l'élite qui seule est capable de goûter
les œuvres véritablement belles et délicates. Or l'homme de
France qui connaît le mieux Stendhal, M. Paul Arbelet, s'est
plu à regarder de près ce monument, et il n'a pas perdu sa
peine. Quelle surprise ! Des paragraphes, des pages, et presque
des chapitres, retournent à leur légitime propriétaire, l'abbé
Lanzi, auteur d'une Histoire de la peinture un peu verbeuse,
mais solide et bien informée. Quelques-uns des meilleurs pas-
sages sur Léonard de Vinci reviennent aux Mémoires historiques
d'Amoretti ou à la Cène de Bossi. Pignotti reprend les dévelop-
pements qui concernent la Toscane. Ceci sans préjudice d'une
foule d'emprunts de détail. Stendhal, sauf exception, ne décri-
vait pas les tableaux sur la vue des tableaux; il aimait mieux
picorer parmi les auteurs les plus divers; il poussait l'applica-
tion jusqu'à recopier les notes en même temps qu'il traduisait
le texte : d'où une apparence d'érudition qui donnait, comme on
voit, du sérieux à l'ouvrage. Il a raconté à plusieurs reprises, et,
j'imagine, avec de secrètes délices, que les Italiens avaient un
moyen fort spirituel de prendre sur le fait les plagiaires, en
matière de musique. Si le compositeur dont on exécute l'ouvrage,
nous dit-il textuellement, a dérobé à un autre un aria ou seule-
346 REVUE DES DEUX MONDES.
ment quelques passages, quelques mesures, dès que le morceau
volé commence à se faire entendre, il s'élève de tous côtés des
bravos auxquels est joint le nom du véritable propriétaire. Si
c'est Piccini qui a pillé Sacchini, on lui criera sans rémission :
Bravo, Saccliini 1 Si l'on reconnaît, pendant son opéra, qu'il ait
pris un peu de tout le monde, on criera fort bien : Bravo, Galuppil
bravo, Traelta I Bravo, Guglielm.il... De même, nous croyons
entendre quantité de petites voix grêles et chevrotantes, qui se
joignent à la voix vigoureuse de Carpani : et c'est un étrange
concert. Encore ne les connaissons-nous pas toutes; M. Paul
Arbelet est sur le point de nous donner, après son étude, une
édition de Y Histoire de la Peinture : la liste des plagiats s'est
encore allongée. Pour un éditeur consciencieux, le plus trou-
blant est qu'on n'est jamais sur qu'elle soit tout à fait close;
on craint toujours de laisser derrière soi quelque bon plagiat
oublié. Que reslera-t-il de l'ouvrage, ace compte? Un petit
nombre de pages précieuses, où apparaîtra l'autre Stendhal, celui
qui ne copiait pas; des digressions, dont quelques-unes ont leur
charme; un style capable de transformer parfois en or une
malièregénéralemenl lourdeet terne. Mais bien peu d'idées ori-
ginales demeureront a l'avoirdc Stendhal, quand tout le compte
sera dressé. Dès maintenant les conclusions sont nettes; le plus
grand mérite de l'Histoire delà Peinture réside dans la virtuosité
del'emprunleur. «Ne méprisonsdonc pasles plagiatsde Stendhal.
Il faut savoir reconnaître toutes les supériorités. Le brigandage
a ses hommes de génie, infiniment curieux à étudier. Stendhal
se révèle dans ['Histoire de la Peinture comme un type tout à
fait intéressant de pirate littéraire. » Ainsi parle M. Paul Arbelet.
Il faut être très courageux pour oser s'exprimer de la sorte
sur le compte de Stendhal ; car ce curieux homme offre le pri-
vilège unique dans notre littérature d'avoir non seulement
des partisans, mais des sectateurs; et malheur à qui touche au
dieu I La troupe des initiés est nombreuse et passionnée. Elle
comprend de très fins esprits, qu'il amuse, qu'il séduit, et qui,
par reconnaissance, lui ont voué celte admiration exclusive, cette
tendresse jalouse, qui sont la marque du véritable amour. Elle
comprend les gens qui aiment leurs habitudes. On leur a dit
que Stendhal était original, et l'affaire est entendue pour la vie ;
on ne revient pas sur de telles affirmations ; vouloir apporter
des nuances dans cette originalité même, c'est trop demand3r.
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 347
Ceux-là continueront obstinément à reconnaître le plus pur
esprit stendlialien dans des pensées de Robertson, ou du docteur
Johnson, ou de vingt autres ; ils continueront môme à admirer
l'extrême nouveauté de la théorie dos milieux appliquée aux arts
ou aux lettres; quand même on leur montrerait à l'évidence
qu'elle se trouve chez tous les bons auteurs du xviii" siècle, à
commencer par l'abbé Dubos, ils ne se déjugeront pas. Ajoutons
ceux qui n'ont pas pratiqué leur auteur de très près, mais qui
se hâtent de l'admirer tandis qu'il est à la mode. Il y a enfin les
derviches de Stendhal. Pour eux, la valeur absolue de son texte
intangible est une vérité sacrée. Le dogme s'est réfugié là. Leur
façon d'être fidèles à celui qui, toute sa vie, s'est vanté de penser
librement sur toutes matières, est d'interdire l'examen critique.
Si on prétend découvrir dans les livres de la loi stendhalienne
quelques interpolations, on devient hérétique et blasphémateur.
Comment oser parler, dès lors, de plagiats? Que Chateaubriand
ait arrêté son voyage en Amérique aux environs du Niagara, et
qu'il ait suppléé à l'insuffisance de son information personnelle
par une multitude d'emprunts à différents auteurs, voilà qui est
plaisant. Qu'en Orient, il ait pris à peine le temps de regarder
les grandes lignes du paysage; et que cette foisencore.il ait
raconté ce qu'avaient vu les yeux d'autrui, on s'en doulail
bien, la chose était sûre, c'est un procédé habituel chez lui.
Si quelque jour on démontre qu'il a composé de même les
aventures du dernier Ab.încérage, il y aura pour la critique une
heure de joie toute pure. On a le droit d'examiner ses ouvrages,
de les comparer à leurs sources, de les juger. Mais comment
appliquer relie méthode à Stendhal, sans injustice? Hugo,
Vigny, ou Musset, oui ; Stendhal, non. Que si, parune exception
singulière et à peine avouable, il y a néanmoins et malgré tout
quelques traces de Carpani dans les Vies de Haydn, Mozart et
Métastase, rappelons-nous qu'il a signé son ouvrage Louis-César-
Alexandre Bombet; chacun sait qu'un vol commis sous un
pseudonyme n'est pas un vol ; il n'y a vol que quand on affiche
son vrai nom. Au reste, on se demande pourquoi ce Carpani
s'est plaint ; il fallait qu'il eût bien mauvais caractère ; Stendhal
lui a fait, en le pillant, beaucoup d'honneur. Chacun sait, ici
encore, que les écrivains ne désirent qu'une chose: c'est qu'un
plus grand qu'eux leur dérobe leur prose, sans le dire.
Mais voici qu'au hasard de leurs lectures, des lettrés sont,
348 REVUE DES DEUX MONDES.
frappes par de curieuses ressemblances, et qu'en dépit de l'in-
terdit, ils procèdent à des vérifications. M. Fernand Gohin a
l'occasion de parcourir les Notes d'un voyage dans l'Ouest de la
France, de Prosper Mérimée ; et peu après, le second tome des
Mémoires d'un touriste, de Stendhal. Certaines pages se ressem-
blent étrangement ; et en effet, comparaison faite, les emprunts
apparaissent, indéniables. Dans l'ouvrage de son ami, publié
deux ans avant le sien, Stendhal a fait de larges coupures. Il a
trouvé plus commode de décrire la Bretagne d'après Mérimée
que d'après nature. Il n'est pas jusqu'à des phrases entières, des
métaphores, des traits, qu'il ne fasse passer tranquillement
dans sa prose. Il s'attribue des jugements personnels, qu'il
prend tout faits. Mérimée, dont la science archéologique est
sûre et étendue, compare la cathédrale de Dol aux églises
gothiques d'Angleterre, en particulier à celle de Salisbury.
« Suivant moi, dit Stendhal, l'église de Dol ressemble tout à
fait à la fameuse cathédrale de Salisbury. » Ce suivant ?noi
manque de pudeur. — Du coup, M. Gohin continue son enquête ;
il constate que d'autres ouvrages de Mérimée, les Notes d'un
Voyage dans te Midi de la Finance, et même un mince Essai sur
l' architecture religieuse au moyen âge, contribuent à l'ornement
des Mémoires d'un Touriste. « Ce n'est plus un critique étran-
ger qu'il copie ou plagie ; c'est un écrivain français illustre, son
compagnon de voyage et son ami, Mérimée. »
Vers le même temps, autre découverte. Encore un plagiat
de Stendhal ! s'écriait M. Maurice Barber, en signalant « une
preuve nouvelle de ces intincts de pillerie et de menterie. »
Cette fois, c'est Millin, auteur d'un copieux Voyage dans le Midi,
qu'il a bien voulu traiter avec une faveur particulière. II l'a dis-
tinguéentretous, en lui dérobant la description d'Avignon, celle
de Saint-Esprit, celle de la foire de Beaucaire,qui passe pour un
de ses bons morceaux. Voyez pour Avignon ; Millin avait écrit :
Les murs sont bâtis de pierres carrées et unies parfaitement
jointes ; les créneaux qui les couronnent sont d'une grande régularité ;
les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d'un
charmant profil, et le tout est flanqué de tours carrées, placées à des
distances égales, et dont la disposition symétrique est du plus bel
effet. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes et si
bien polies une teinte brunâtre qui augmente encore l'effet de l'en-
semble.
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 340
Et Stendhal :
Ces jolis murs sont bâtis de petites pierres carrées admirable-
ment jointes; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites
consoles d'un charmant profil; les créneaux sont d'une régularité
parfaite. Toute cette construction annonce la richesse et la sécurité;
l'homme qui bâtit est si peu dominé par le sentiment de l'utile et de
la peur qu'il se permet les ornements. Ces murs sont flanqués de
tours carrées, placées à distances égales et du plus bel effet. On se
promène sur leur épaisseur; jolie vue. Le temps a donné à ces
pierres si égales, si bien jointes, d'un si beau poli, une teinte uni-
forme de feuille sèche qui en augmente encore la beauté.
Millin ne lui doit-il pas mille grâces? Stendhal n'a-t-il pas
coupé sa description par une pensée profonde, laquelle revient
à dire que les édifices bien construits et paisiblement ornés
prouvent la sécurité de leurs constructeurs? Il a substitué, à
cette teinte brunâtre, qui était banale, cette teinte uniforme de
feuille sèche, qui révèle un instinct de coloriste d'autant plus
sur que l'expression avait été mise à l'épreuve par Chateau-
briand, au premier livre des Martyrs : « Les murs de l'édifice
avaient reçu du temps cette couleur de feuilles séchées que le
voyageur observe encore aujourd'hui dans les ruines de Rome
et d'Athènes... » — A Mérimée, Stendhal a pris une partie de
la Bretagne; à Millin, une partie de la Provence : quelle autre
province revendiquera-t-on bientôt?
Qu'on le veuille ou non, la question des plagiats de
Stendhal est désormais posée: il peut même sembler qu'elle soit
résolue. Mais puisque la réponse est encore contestée, puisque
les défenseurs obstinés de son texte ne se déclarent pas convain-
cus, et puisqu'enfin les discussions sur les plagiats sont celles
qui passionnent le plus la république des lettres, essayons de
fixer ici quelques règles simples à propos d'exemples nouveaux.
II
On dit : c'est une manie que de voir partout des plagiats; et
c'est jouer sur les mots que de donner ce vilain nom à des opé-
rations de l'esprit parfaitement innocentes et légitimes. Il y a
des faits qu'on est bien obligé de reprendre et de répéter ; ils
sont tombés dans le domaine public. Il y a des idées connues à
330 RENLE DES DEUX MONDES.
satiété qu'il est pourtant nécessaire do l'aire revivre quelque-
fois, parce qu'elles n'ont pas cessé d'être vraies : on a bien le
droit de les utiliser. Il y a des sentiments qui ne varient pas;
parce qu'ils ont été depuis longtemps éprouvés et traduits,
peut-on faire qu'ils ne se reproduisent plus dans les âme»? Et
s'ils se reproduisent, ne doit-il pas arriver fatalement qu'on les
répète? Au théâtre, le nombre des conllits dramatiques n'est
pas illimité; et comment éviter, dans le roman, certaines ana-
logies de situations, certaines ressemblances de caractères?
• — D'accord. On ne parlera pas de plagiat, quand il s'agira
d'une matière banale, commune à tous, et qu'il est malheu-
reusement impossible de ne pas reprendre. Mais, en vertu de la
logique même de ce raisonnement, il y aura plagiat dans tous
les cas contraires. Quand un auteur aura découvert un fait mal
connu, corrigé un fait erroné, établi un fait douteux; quand il
aura saisi, dans la pénombre du cœur, un sentiment si vague,
ou si trouble, ou si fugitif, qu'il semblait défier nos prises;
quand il aura vu entre les idées un rapport qui avait échappé à
nos yeux, personne n'aura le droit de s'approprier sans le dire
ces fruits de sa patience ou de son génie. Celui-là est plagiaire,
qui fait tort à la personnalité d'un écrivain, quel qu'il soit, en
lui dérobant ses inventions originales.
Considérons, en second lieu, la forme. — Si l'idée que me
suggère une de mes lectures provoque le jeu de mon esprit; si
elle était obscure, et que je la clarifie; si elle était trop res-
treinte, et que je la complète; si j'en dissocie les cléments,
pour rejeter ceux qui ne me plaisent pa*s, et en ajouter d'autres;
si je la repense, en un mot, de façon qu'à la fin elle perde sa
physionomie première et porte ma marque propre : je n'ai point
plagié. Mais si je fais passer dans ma prose une idée que j'ai
distinguée, en lui conservant son caractère; si, étant pressé, ou
paresseux, ou faible, je me laisse dominer par elle au point que
je me contente de la transcrire : c'est une autre affaire. Il peut
être délicat de voir au juste où naît la différence, où la ressem«
blance finit, de déterminer l'apport personnel que j'ai ajouté à
la pensée d'autrui. Or il existe, à défaut d'autres, au moins un
moyen de contrôle certain. Si j'ai pris les phrases, les expres-
sions, les effets de style; si je me suis approprié ce qu'il y a de
plus intime dans la création esthétique, — la forme, — alors pas
de doute : j'ai plagié.
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 354}
Entre la franche citation, qui rend à César ce qui appartient
à César, les honnêtes guillemets, qui indiquent avec précision
les limites d'une dette, les déclarations reconnaissantes, qui
sont un juste hommage à l'originalité vraie, et le plagiat pur
et simple, il y a des nuances subtiles. On peut citer son auteur,
mais dans un autre passage que celui qu'on copie, beaucoup
plus loin, voire en le critiquant, et en lui reprochant son
manque de fantaisie. On peut citer son auteur, tout en laissant
croire au public qu'on lui doit vraiment peu de chose, et qu'on
agit par excès de scrupule en le nommant. Mais ces ruses va-
riées ne doivent pas tromper. Il y a plagiat, chaque fois qu'on
dissimule, par quelque procédé que ce soit, tout ou partie de
ses emprunts.
Ceci posé, retournons à Stendhal, et voyons deux cas nou-
veaux. Le premier peut être discuté ; le second est indiscutable.)
Il s'agit d'abord de Racine et Shakspeare. On se disputait
fort, vers le temps où Stendhal quitta Milan pour rentrer à
Paris, eh 1821 ; en attendant les grandes œuvres, qui ne se
décidaient pas à. venir, on menait l'assaut contre les théories
classiques; on attaquait la règle des trois unités comme si c'eût
été pour la première fois. Mais elles tenaient bon; et même,
ses partisans la défendaient par un argument qui ne laissait pas
d'embarrasser ses fougueux adversaire's. Si les classiques ont.
voulu que chaque tragédie se limitât à une seule action, en un,
seul jour, en un seul lieu, ce n'était pas pour le plaisir de tor-
turer les auteurs : ils entendaient respecter la vraisemblance.
Étant donné qu'une représentation dure environ trois heures,
une pièce de théâtre dont l'intrigue se noue et se dénoue en
vingt-quatre heures est plus vraisemblable qu'une autre pièce,
dont la durée embrasse deux ou trois ans. Etant donné que les
acteurs n'ont à leur disposition que les quelques pieds carrés
de la scène, une pièce de théâtre qui se déroule en un seul lieu
est plus vraisemblable qu'une autre, qui promène les spectateurs
de l'Afrique au Japon. Que répondre à cela?
A Milan, on avait déjà répondu. Dès 1814, Mme de Staël avait
posé devant les Italiens le problème romantique, qui était
devenu le problème vital. Réveillée désormais, après la grande
secousse napoléonienne, voulant vivre de sa vie propre,
l'Italie comprenait qu'elle devait réaliser d'abord son unité*:
morale et intellectuelle, si elle voulait constituer son unité poli--.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
tique; elle avait besoin d'une littérature qui traduisît ses
•oirs et ses droits, d'une littérature qui fût grande et belle,
cannble de montrer au monde que la nation était digne de res-
susciter. 11 importait de savoir si les théories nouvelles étaient
aptes à faire naitre cette littérature ardemment souhaitée.
Ajoutons que Milan, la grande ville, largement ouverte a toutes
les influences, fertile elle-même en nobles et vigoureux esprits,
offrait un champ d'expériences unique. Toutes les idées concer-
nant le renouvellement des lettres furent examinées, critiquées,
mises à l'épreuve. Et Stendhal profila de tout. Ce qui l'intéres-
sait le plus, après la chasse au bonheur, c'était la chasse aux
idées. A la Scala, dans la loge de son ami de Brème, partisan
déclaré du romanticisme, dans les cafés, dans les salons, par-
tout où le menaient sa curiosité et ses loisirs, il écoutait Son
parti était pris; il était pour Shakspeare contre Racine; il
avait plaisir à fortifier sa conviction par tous les beaux argu-
ments qu'on émettait autour de lui, et qu'il saisissait au vol.
'Ceci jusqu'au jour où, désespérant de se faire aimer de cette
Métilde qu'il adorait, et tracassé par la police qui suspectait ses
allures, il dut quitter la vue du Dôme et regagner cet affreux
Paris.
Il s'aperçut bientôt que les Parisiens étaient en retard, —
quoi d'étonnant, puisque les Milanais étaient supérieurs en
tout? — sur les Milanais. Ils n'avaient pas lu les substantielles
brochures, les journaux de combat publiés en Lombardie : ils
ne lisaient rien. Les attaques lancées par les romantiques étaient
faibles; il en connaissait de plus vigoureuses, et de décisives.
Les défenses opposées par les classiques étaient vieillottes,
étaient périmées. Il voulut faire profiter les Parisiens, vaniteux
et attardés, de son expérience; il leur montrerait, par exemple,
qu'une action dramatique était toujours invraisemblable, qu'on
la limitât à vingt-quatre heures ou qu'on l'étendit à plusieurs
années: l'essentiel était de procurer aux spectateurs des moments
d'illusion, qui leur fissent oublier le lieu, l'heure et toutes les
réalités. Toute pièce capable de susciter dans les âmes ces courts
moments d'illusion est bonne, — l'observation des règles ne fait
rien à l'affaire. Stendhal, fort de sa sagesse milanaise, se jeta donc
dans la mêlée, et lança sa brochure sur Racine et Shakspeare,
dont le premier chapitre contient l'amusant dialogue que l'on
connaît, entre un Académicien et un romantique :
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 3o3
Pourquoi exigerez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que
l'action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-
quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change
pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de
lieu ne s'étendent qu'aux divers appartements d'un palais?
l'académicien.
Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une action représentée en
deux heures de temps comprenne la durée d'une semaine ou d'un
mois, ni que, dans l'espace de peu de moments, les acteurs aillent de
Venise en Chypre, comme dans ['Othello de Shakspare ; ou d'Ecosse
à la cour d'Angleterre, comme dans Macbeth.
LE ROMANTIQUE.
Non seulement cela est invraisemblable et impossible; mais
il est impossible également que l'action comprenne vingt-quatre ou
trente-six heures.
l'académicien.
A Dieu ne plaise que nous ayons l'absurdité de prétendre que la
durée fictive de l'action doive correspondre exactement avec le temps
matériel employé pour la représentation! C'est alors que les règles
seraient de véritables entraves pour le génie. Dans les arts d'imita-
tion, il faut être sévère, mais non pas rigoureux. Le spectateur peut
fort bien se figurer que, dans l'intervalle des entr'actes, il se passe
quelques heures, d'autant mieux qu'il est distrait par les symphonies
que joue l'orchestre.
le romantique.
Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, vous me donnez un
avantage immense ; vous convenez donc que le spectateur peut se
figurer qu'il se passe un temps plus considérable que celui pendant
lequel il est assis au théâtre. Mais, dites-moi, pourra-t-il se figurer
qu'il se passe un temps double du temps réel, triple, quadruple,
cent fois plus considérable ? Où nous arrêterons-nous ?
La discussion continue sur le même ton. A vrai dire, à peu
près toutes les idées de Stendhal en la matière, et jusqu'au
mot qu'il employa d'abord, le romanlicisme, viennent d'Italie.
Sa définition fameuse : « Le romanticisme est l'art de présenter
aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs
habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner
le plus de plaisir possible; le classicisme, au contraire, leur
présente la civilisation qui donnait le plus de plaisir possible à
leurs arrière-grands-pères, » — résume les idées que Berchet
TOME LXV. — 1921. ~3
354 REVUE DES DEUX MONDES.
exprimait avec force dès 1816, dans sa Lettera semiscria di Cri-
sostomo. Mais bornons-nous au cas où Stendhal, en même lemps
qu'il emprunte l'idée, copie la forme même. Nous ouvrons le
Concilintore, le bon journal milanais qui mena le combat
romantique de septembre 1818 à octobre 1819, et qui mourut
victime de la persécution autrichienne; nous y lisons un article
écrit par un des champions de la cause, Ermes Visconli, sur les
unités dramatiques de temps et do lieu ; et voici ce que nous y
trouvons :
ROMAGNOSI.
Dites-moi : pour quelle raison voulez-vous que l'action représentée
dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou tout au plus
de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, sinon à
de faibles distances?
LAMBERTI.
Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une action représentée en
trois ou quatre heures comprenne la durée d'une semaine ou d'un
mois ; ni que dans l'espace de peu d'heures, les acteurs aillent de
Naples à Paris, de Milan à Florence.
ROMAGNOSI.
Non seulement cela est invraisemblable et impossible ; mais il est
impossible également que l'action comprenne vingt-quatre ou trente-
six heures.
LAMBERTI.
On ne peut prétendre que la durée fictive de l'action corresponde
exactement au temps matériel delà représentation. C'est alors que les
règles seraient de véritables entraves aux belles œuvres. Dans les
arts d'imitation, il faut être sévère, mais non pas rigoureux. Le spec-
tateur peut se figuier que dans l'intervalle des enlr'actes, il se passe
quelques heures, d'autant plus qu'il est distrait par la musique; le
spectateur n'a pas sa montre à la main pour compter les minutes.
ROMAGNOSI.
Très bien, mon cher professeur , nous voilà déjà à moitié route.
Vous convenez donc que le spectateur peut se figurer qu'il se passe
un temps plus considérable que celui pendant lequel il est assis au
théâtre. Mais, dites-moi, pourr;i-f-il se figurer qu'il se passeun temps
double du temps ré^-l, triple, centuple, mille fois, dix mille fois
plus considérable? Où nousairèlerons-nous?
Ainsi de suite : il est pour ainsi dire trop facile de
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 3oi)
continuer la comparaison. On ne saurait discuter sur le
premier ni sur le second des points que nous avons établis :
Stendhal a pris tout entière une idée originale, une démonstra-
tion à la fois subtile et vigoureuse; il en a reproduit la forme a
peu près textuellement. Mais j'entends ici les avocats de la
partie contraire. N'y a-t-il pas une note qui sauve l'honneur?
Stendhal n'a-t-il pas écrit, au bas d'une page : Dialogue d' Hermès
Visconti dans le Conciliatore, Milan, 18181 Et comment parler
de plagiat, du moment où il cite son auteur? La question est de
savoir si la note suffit à indiquer toute l'étendue de la dette; et
si son astucieux auteur ne retire pas d'une main ce qu'il donne
de l'autre. Voyons.
Remarquons d'abord qu'ello ne laisse supposer à aucun
degré qu'il ait pris à Ermes Visconti son style, ses phrases, ses
expressions, toute sa forme littéraire, et cela pendant plusieurs
pngos. Remarquons ensuite qu'elle n'est placée ni tout à fait au
début,- ni tout à fait à la fin du développement; elle s'accroche
à la phrase : « il est impossible également que l'action comprenne
vingt-qualre ou trente-six heures, » et elle a l'air de ne porter
que sur l'idée qui s'y trouve exprimée. Remarquons surtout que
Stendhal, — c'est ici le plus grave, — donne le dialogue entier
non point comme revenant h Ermes Visconti, mais comme
étant le fruit de «a propre expérience. Lorsque le romantique
et l'académicien ont fiai leur discussion, il écrit, en effet :
« Ici finit le dialogue des deux adversaires, dialogue dont j'ai
réellement élé témoin au parterre de la rue Chanlcreine, et
dont il ne tiendrait qu'à moi de nommer les interlocuteurs. Le
romantique était poli; il ne voulait pas pousser l'aimable aca-
démicien, beaucoup plus âgé que lui... » L'aveu loyal porte
sur un détail, tandis que le mensonge porte sur l'ensemble. En
fait, on a cru que la dette de Stendhal à l'égard d'Ermes
Visconti se limitait à une vague et lointaine analogie d'idées,
pendant cent ans.
III
Encore faudrait-il un exemple qui ne prêtât même pas à
discussion : le voici.
Dans les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, fa seconde des
lettres sur Métastase commence par un passage exquis. Stendhal
356 REVUE DES DEUX MONDES.
aime son auteur d'un amour tout particulier; il le connaît
bien; il connaît à fond la littérature italienne. Pour caractéri-
ser au juste le génie de Métastase, il évoque les grands noms
de Dante, de Pétrarque, de Boiardo, de l'Arioste, du Tasse; et
il trouve pour chacun d'eux l'adjectif précis, l'adjectif oppor-
tun. Il sait que Dante, Pétrarque, l'Arioste, le Tasse, ont pu
être imités; il cite quelques-uns de ces imitateurs, qui ne sont
pas tous illustres, tant s'en faut : qui a lu, en France un Agos-
tini, lequel écrivit à la manière de Boiardo? qui a vu son
nom? Stendhal l'a lu, et le donne en exemple. Son érudition
n'est pas seulement étendue et profonde ; elle est délicate. Le
style est aisé, « bien slendhalien : » on ne saurait s'y tromper.
Point de ces phrases longues et pompeuses qu'il détestait; au
contraire, une série de phrases simples, faciles, et cependant
point vulgaires, donnent à l'ensemble un mouvement fort
agréable à suivre. Une formule heureuse résume tout le déve-
loppement : les autres écrivains ont laissé quelque petite possi-
bilité à ceux qui sont venus après eux d'imiter quelquefois leur
manière : Métastase est le seul de ces poètes qui, littéralement
parlant, soit inimitable.il faut avouer que pour la vie de Haydn,
Stendhal a copié Garpani ; pour la vie de Mozart, la chose est
indubitable, il s'est « purement et simplement approprié une
notice de Winckler. » Mais les lettres sur Métastase lui appar-
tiennent en propre. On reconnaît la manière et l'accent.
D'ailleurs, il affirme sa personnalité : je pourrais citer, dit-il,
des octaves qui rappellent l'Arioste ; j'en connais un plus grand
nombre dont l'harmonie et la majesté auraient peut-être trompé
le Tasse lui-même...
Encore sous l'empire d'une affirmation aussi nette, j'ouvre,
dans l'œuvre du critique italien Baretti, cette Frusta letteraria
qui commença de paraître en 1163, et qui reste un des livres
les plus vivants du xvme siècle. Baretti était loin d'être un
écrivain banal : on ne s'ennuie pas, même aujourd'hui, en sa
compagnie. Il fonce sur les mauvais auteurs avec une sorte de
rage; il est tout nerfs et toute passion; il prétend réformer
la république des lettres, et donne à droite et à gauche de
grands coups de sa « frusta, » de son fouet qu'il fait claquer
tant qu'il peut. Il ne frappe peut-être pas toujours juste, mais
toujours fort. Il eut un plaisir extrême a s'attaquer h Voltaire,
et à prouver qu'il ne connaissait ni l'italien, ni l'anglais, ni
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 3o7
Dante, ni Shnkspeare. Longtemps fixé à Londres, il est un de
ceux qui ont fait passer un souflle européen sur l'Italie trop
classique. Il n'était pas neutre; il avait des sympathies et des
antipathies vigoureuses, qu'il manifestait le plus souvent qu'il
pouvait, violemment. Il détestait Goldoni, qu'en toute occasion
il poursuivit de sa haine. Il adorait, au contraire, Métastase,
qu'il tenait pour le plus grand des écrivains passés, présents,
et futurs. Rien ne l'arrête quand il fait son éloge; il part, il
s'anime, les idées se pressent, le mouvement de son style s'ac-
célère ; il est ingénieux, il est éloquent, il nous conquiert bon
gré mal gré.
...Dante reçut de la nature une manière de penser profonde;
Pétrarque, une manière de penser agréable; Boiardo et l'Ariosle,
une manière de penser pleine d'ampleur et d'imagination : mais
aucun d'eux n'eut une pensée aussi claire et aussi précise que Métas-
tase ; aucun d'eux n'est parvenu en son genre au point de perfec-
tion que Métastase atteignit dans le sien. Dante, et Pétrarque, et
Boiardo, et l'Arioste, et le Tasse, ont laissé quelque possibilité à
d'autres bons esprits de copier quelquefois leur manière, ou de
remplir quelque lacune par eux laissée, ou insuffisamment remplie;
quelques hommes de talent, prenant pour objet d'émulation qui
l'un, qui l'autre de ces poètes, ont eu parfois la chance d'écrire
quelques vers qu'ils n'auraient peut-être pas rougi d'avouer. Frezzi,
par exemple, dans son Quadriregio, a quelques tercets qui sont du
Dante tout craché. Beauooup de sonnets et de canzoni de Bembo, et
d'autres, se rapprochent fort des sonnets et des canzoni de Pétrarque.
Boiardo a trouvé un Agostini qui a imité de fort près son style,
encore qu'il soit resté très loin de sa belle imagination créatrice.
Nous avons beaucoup d'octaves, et de beaucoup d'auteurs, qui, par
le tour des phrases et l'éclat des rimes, rappellent d'abord l'Arioste;
et nous en avons plus encore de majestueuses et d'harmonieuses,
qui auraient presque trompé le Tasse lui-même. Mais encore qu'une
foule de gens aient fait de grands efforts pour saisir la manière de
Métastase, pas un seul n'a pu s'approcher de lui, fût-ce d'un million
deMieues. En sorte que Métastase, parmi nos poètes, est le seul qui
mérite littéralement le rare qualificatif d'inimitable.
Dans la lettre que Bombet junior écrivit pour couvrir de
ridicule l'infortuné Carpani, le ton ne laisse pas d'être, pnr
endroits, agressif et insolent. Carpani, écrivait ce frère si dévoué
à la cause de son cadet, revendique la paternité des Haydine;
oserait-il revendiquer aussi « l'excellente digression littéraire
358 REVUE DES DEUX MONDES.
sur Métasfase?» — Nous pouvons répondre qu'elle n'est point
d Carpani,en effet, puisqu'elle est volde tout entière h Biretti.
Uelisons, dans le texte de Stendhal, celle excellente digression
littéraire; et faisons la comparaison avec le passage que nous
venons do citer :
Le Dante reçut de la nature une manière de penser profonde,
Pétrarque un penser agréable ; Boiardo et l'Arioste une tête à imagi-
nation ; le Tasse, un penser plein de noblesse ; mais aucun d'eux n'eut
une pensée aussi claire et aussi précise que Méiastase ; aucun d'eux
n'est encore parvenu en son genre au point de perfection que
Métastase atleignil dans le sien.
Le Dante, Pétrarque, l'Arioste, le Tasse, ont laissé quelque petite
possibilité à ceux qui sont venus après eux d'imiter quelquefois leur
manière. Il est arrivé à un petit nombre d'hommes d'un rare talent
d'écrire quelques vers que ces grands hommes n'auraient peut-être pas
désavoués.
Plusieurs sonnets du cardinal Bembo se rapprochent de ceux de
Pétrarque; Monti, dans sa Basvigliana, a quelques ierzine dignes de
Dante; Boiardo a trouvé, dans Agostiui, un heureux imitateur de son
style si ce n'est une imagination digne d'être comparée à la sienne.
Je pourrais vous citer quelques octaves qui, par la richesse et le bon-
heur des rimes, rappellent d'abord l'Arioste. J'en connais un plus
grand nombre dont l'harmonie et la majesté auraient peut-être
trompé le Tasse lui-même; tandis que, malgré des milliers d'essais
tentés depuis près d'un siècle pour produire une seule aria dans le
génie de Métastase, l'Italie n'a pas encore eu deux vers qui pussent
lui faire l'illusion d'un moment.
Méta-lasc est le seul de ces poètes qui, littéralement, soit resté
jusqu'ici inimitable.
Celte excellente digression littéraire, ce morceau où l'on
reconnaît si bien l'accent du maître que de bons connaisseurs
se sont porlcs garants de son authenticité, est donc le résultat
d'un plagiat flagrant. Stendhal a pris les faits et les idées,
Stendhal a calqué la forme, Stendhal n'a nommé, ni de près, ni
de loin, le légitime propriétaire, Barclli. Les œuvres du critique
italien avaient élé rééditées à Milan, de 1813 à 1818: est-ce à
celle occasion qu'Henri Beyle, Milanais, les lui et les distingua?
Le fait est que le développement sur Métastase lui parut d'une
si bonne venue, qu'il en prit toutes les idées, tous les sentiments,
tous les effets. Barelli fait observer que la clarté, la précision,
qui caractérisent les pièces de Métastase, permettent d'en retenir
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 359
des scènes entières par cœur, sans difficulté ; Stendhal observe
que la clarté, la précision, la facilité sublime qui caractérisent
le style de ce grand poète, produisent le singulier effet de rendre
ses ouvrages extrêmement faciles à apprendre par cœur.
Barelli ne peut retenir ses larmes quand il assiste aux repréV-
sentalions de la Clémence de Titus, ou de Joseph ; Stendhal
remarque qu'il est difficile do lire, sans répandre des larmes, la
Clémence de Titus, ou Joseph. Baretli admire tout spécialement
certaines tirades des rôles deCléonicc, de Démétrius, de Thémis-
tocle, de Titus, de Rcgulus; Stendhal affirme que l'Italie a peu
de morceaux plus sublimes que certains passages des rôles de
Ciéonice, de Démétrius, de Thémistocle, de Régulus. N'oublions
pas ses cantates, dit Baretli ; et Stendhal ne voit pas ce qu'on
peut comparer, en aucune langue, aux cantates de Métastase*
Baretli insiste sur les difficultés techniques qu'imposaient a
Métastase les règles absurdes des livrets d'opéra: Stendhal
aussi. .Baretli, qui recherche tous les arguments capables
d'exalter le mérite de son favori, s'étonne de ce qu'il ait réussi
à rendre parfaitement toutes les nuances du cœur humain avec
un nombre de mots très restreints : car la langue de l'opéra
n'admet guère que six ou sept mille mots, sur les quarante-
quatre mille, bien comptés, que possède la langue italienne.
L'étonnement de Stendhal n'est pas moins spontané.
IV
Le curieux homme en vérité ! Que de surprises il nous a
déjà causées ; et que de surprises il nous réserve encore ! Comme
il sera divertissant de continuer la chasse aux plagiats, puis-
qu'elle est décidément ouverte ! Peut-être nous amènera-t-elle
à réviser nos jugements sur toute son œuvre.
Cette œuvre, nous la lirons toujours avec plaisir, mais
avec plus de prudence. Avant toutes choses, il importera de
reconnaître la part qui revient à autrui dans ce qu'il nous
donne comme sien: ce ne sera pas l'affaire d'un jour; la
mosaïque est habilement faite, et toutes les pierres ne portent
pas la marque de leur origine. Il faudra, pour faire régner dans
ses ouvrages le règne de la justice dislribulivc, une longue
patience, une attention éveillée, le hasard des rencontres, et de
multiples bonnes volontés.
REVUE DES DEl X MOMIES.
11 faudra le concours des auteurs étrangers, puisque ce cos-
mopolite empruntait de toutes mains, et changeait sans façons
la monnaie de ions les pays. Nous soupçonnons seulement
L'étendue de sa dette. Nous savons qu'il professait une admira-
lion profonde pour YEdinburgh Review : il est peu probable
qu'elle fût désintéressée; nous ne savons pas encore à quel
point. Les Italiens, dont on ne lisait guère les œuvres en France
et dont on ignorait profondément les journaux, semblent avoir
été pour lui une véritable mine : nous demanderons aux Ita-
liens eux-mêmes de vouloir bien continuer à la creuser avec
nous. Il lisait, il lisait éperdument; le nombre des volumes dont
il parle dans ses mémoires et surtout dans sa correspondance
est singulièrement élevé : encore puisait-il dans ceux qu'il ne
cite pas, comme les œuvres de Baretti le prouvent. Ce ne sera
pas une tâche aisée que de se retrouver dans tout cela. A qui
appartiennent les morceaux du livre de l'Amour, lequel ne
devait comprendre d'abord que soixante-dix pages, et révéler à
des amis choisis ses plus subtiles pensées, ses plus intimes dou-
leurs, et qu'ensuite il remplit de bourre jusqu'à en quadrupler
le volume? A qui appartiennent les digressions dont les Pro-
menades dans Home sont si manifestement pleines? Ainsi de
suite. Si l'édition de ses œuvres complètes, commencée avec
tant de diligence et de soin, n'est pas résolument critique et
passe trop vite sur la recherche des sources, elle sera à refaire
dans quelques années. Qu'on ne voie point dans ce souci la
préoccupation vétilleuse de pédants qui, incapables de com-
prendre la beauté d'un auteur, s'amusent à dénombrer ses peti-
tesses; encore moins la vengeance de lecteurs souvent mystifiés,
souvent bernés pour avoir eu trop de confiance en lui, et qui
veulent prendre au moins quelque petite revanche. Tout au
contraire; c'est question de vérité, scrupule de conscience, né-
cessité morale de connaître avant de juger. Cette impression de
disparate que nous éprouvions souvent à la lecture de Stendhal,
nous voyons désormais d'où elle vient : nous avons besoin de
savoir au juste quelles doivent être ses limites. Nous sommes
dans une galerie de tableaux qui contient quelques chefs-
d'œuvre authentiques, mais aussi des copies : nous ne pouvons
apprécier l'ensemble avant d'avoir recommencé l'examen, et
séparé le vrai du f;iux. Le doute est né, nous n'en sommes plus
maîtres : nous nous devons à nous-mêmes d'apaiser notre
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 361
inquiétude; à nous-mêmes, et à Stendhal : les chefs-d'œuvre
ont besoin de ce jugement d'appil, pour être authentifiés et
garantis. L'intérêt passionné qu'on apporte aux questions de
plagiai, je le comprends; j'y vois un aspect particulier de la
lutte éternelle entre les puissances de vérité et celles de men-
songe. Dans le présent débat, dont le principe importe plus
encore que l'objet, attendons que d'autres pièces aient été réu-
nies avant de nous prononcer définitivement sur la valeur de
l'œuvre de Stendhal.
. Dès maintenant, la façon dont nous voyons que les Vies de
Haydn, Mozart et Métastase, Y Histoire de la peinture en Italie,
les Mémoires d'un touriste ont été composés, nous permettent
de mieux comprendre la physionomie littéraire de l'homme. En
matière de création esthétique comme en toutes choses, ce dilet-
tante, cet épicurien (dont on s'obstine, je ne sais pourquoi, à
faire un modèle d'énergie, voire d'énergie française), obéissait
doucement à la loi du moindre effort, suivant laquelle il gou-
verna sa vie. Il trouvait plus aisé de prendre des passages tout
écrits, que de les composer péniblement; et donc, il les prenait,
sans s'embarrasser autrement de scrupules : nous ne voyons
pas que les scrupules moraux l'aient jamais torturé. Mais il n'en
allait pas toujours ainsi. Cette intelligence supérieure dont
Taine lui a reconnu le mérite, cette sensibilité d'autant plus
vive qu'il la tenait cachée, et comme en réserve, se manifes-
taient par poussées. Il ne se donnait pas souvent, mais il se
donnait tout entier. Alors venaient des pages dignes d'un très
grand maitre, riches de contenu, simples d'allures, montrant
sans pompe les idées les plus vigoureuses et les sentiments les
plus nuancés. Sa veine épuisée, il reprenait sa flânerie à travers
les livres, et le travail d'autrui venait favoriser sa paresse.
Ajoutons cette hâte d'en finir, et cette manie d'entier ses
volumes, qui le saisissaient au bout d'un temps. Le livre est
promis, l'éditeur demande la copie ; la bourse est vide, il faut
que les quelques écus promis par Delaunay ou par Ambroise
Dupont viennent la remplir : sinon, il devra quitter l'Ita-
lie, regagner Paris, prendre une occupation servile. Hàtons-
nous, remplissons cette page et puis cette autre; demandons le
concours d'amis complaisants, le baron de Mareste ou Romain
Colomb, qui nous aideront bien à bâtir un chapitre. De tous les
amis complaisants, les plus sûrs et les plus discrets, ce sont les
3G2 REVUE DES DEUX MONDES.
livres, comme chacun sait. L'œuvre est finie; h l'origine, elle
élait l on l plaisir; ello so transformait en corvée, chemin fai-
sant. EIlo est finie, bon débarras; recommençons a penser, à
étudier les hommes, et à nous faire aimor des fouîmes, si nous
pouvons.
11 reste toujours original; mais non plus par la fécondité
de l'invention, puisque nous commençons à voir qui! pense
souvent avec les idées des autres. Son originalité vient d'abord,
semble-l-il, de celle surprenante alternative d'e(Tort créateur et
de paresse assimilalrice : comme il était lorsqu'il fréquentait le
cénacle du romantisme libéral, chez Delécluze : capable d'éblouir
les assistants, tout un après-midi, par le feu d'artifice de ses
paradoxes; capable aussi de ne souffler mot, tout occupé de
sa pèche aux idées. Son originalité vient ensuite de l'opportu-
nité de ses choix. Car il choisissait le meilleur, et n'aurait pas
facilement pris le change. Il distinguait, parmi ces livres
innombrables qui lui passaient par les mains, justement la page
efficace. Sa fantaisie et son caprice, outre la vivacité de son
intelligence, lui permettaient d'aller de sommet en sommet,
sans suivre les routes trop faciles qui descendent, sans s'attarder
aux roules pénibles qui montent. De môme qu'il n'avait pas
besoin des opérations intermédiaires, quand il raisonnait, tant
il voyait vite et tant il voyait clair : de même, lorsqu'il pillait
autrui, supprimant les préparations, les transitions, et quelque-
fois les liaisons les plus nécessaires, il gardait cet air désinvolte
et rapide qui lui donne une exceptionnelle allure. II perd le
mérite de l'originalité, pour bien des découvertes qu'il a l'air
de faire, et qui ne sont plus en réalité que de vieilles trou-
vailles, et des dépouilles; mais la sûreté de son choix est sans
égale. Il cueille si dextrement des fleurs les plus vivaecs, dans
les jardins où il opère, qu'il semble créer quand il prend. Et
dans ses bons moments, son butin l'alourdit si peu, qu'il a l'air
de précéder les autres, quand il les suit.
N'élait-il pas entendu qu'il méprisait le style? N'a-t-il pas
raconté, — tant mieux pour qui veut l'en croire, — qu'il lisait
tous les malins quelques pages du Gode civil, afin de se donner
le ton? Quelquefois, nous l'avons vu, il se contente de traduire
le texte d'aulrui, sans se donner la peine de le modifier aucu-
nement. Mais quelquefois aussi, il apporte à sa matière d'em~
prunl des relouches si légères et si subtiles, qu'on reconnaît la
LES PLAGIATS DE STENDHAL. 363
main experte du plus habile artisan. Ne croyons pas que Sten-
dhal ignore la façon dont ou modifie le rythme d'une phrase,
en y changeant une virgule, une virgule seulement. Il n'ignore
pas davantage la façon dont on rehausso la couleur d'un adjectif,
de manière que le reflet en avive tous les mois voisins. Il connaît
les dissonances secrètes qui font que les mots se détestent entre
eux, et prennent un air de gène ou d'aigreur ; il sait les harmo-
nies qui transforment leur ass9mblage en accord. Stendhal
styliste : ce serait un nouvel aspect du personnage. Et le dernier
chapitre de l'élude nouvelle qu'on écrirait alors sur lui serait
le plus beau et presque tragique. Il le montrerait recevant à
Cività Vecchia l'article de Balzac qui le sacre le plus grand
romancier du siècle, mais qui mêle à ses éloges hyberboliques
un conseil : celui de modifier son style, de le rendre plus faci-
lement accessible au vulgaire, d'ajouter des explications. Alors,
Stendhal inquiet, doutant des principes qu'il a toujours pro-
fessés, n'étant plus sûr de cet instinct d'ouvrier do lettres
auquel il a spontanément obéi, s'apprête à alourdir le stylo de
la Chartreuse de Farine. 11 a eu, dans sa vie, beaucoup de néga-
tions, peu de croyances; parmi ses croyances, la plus ferme
sans doule était qu'il devait s'en tenir à son art d'écrire. Main-
tenant, vieilli, et près de la mort, il ne sait plus. Il fait inter-
folier son roman; et de son écriture fatiguée, il « ajoute quel-
ques phrases pour éclairer, expliquer, aider l'imagination du
lecteur à se figurer les choses. »
Surtout, nous nous débarrasserons de ce Stendhal hiératique
que nous présentent encore ses pontifes; immuable sur l'autel
des dieux; éternellement semblable à lui-même depuis ses
débuts, qui furent parfaits, jusqu'à sa mort, qui fut une apo-
théose. Au contraire, nous introduirons dans son œuvre, — ne
fût-ce qu'à litre d'hypothèse à vérifier, — l'idée d'une évolution.
Lâchasse aux plagiats découvrira-t-elle des emprunts caracté-
risés jusque dans ses grands romans ? On ne peut jurer de rien
quand on parle d'un tel homme. Il semble peu probable toute-
fois que la quête devienne jamais très fructueuse dans ces hauts
parages. La facture y parait trop personnelle, la conception
même de la vie trop particulière, pour qu'on puisse attribuer
le mérite essentiel de ces œuvres à d'autres qu'à lui-même.
Pour le Bouge et le Noir, pour la Chartreuse de Parme, on a
indiqué déjà des sources probables, voire certaines; on en indi-
.1(1 i BEVUE DES DEUX MONDES.
quera peut-être d'autres : elles sont, jusqu'ici, à l'abri de l'accu-
sation de plagiat. Nous aurions ainsi un point d'arrivée, au
ternie de son art. Le point de départ est constitué par ces Vies
de Haydn, Mozart et Métastase, par cette Histoire de la pein-
ture en Italie, dont on peut dire dès maintenant qu'elles ne sont
guère autre chose qu'un long plagiat, saupoudré de quelques
ornements personnels. Longtemps Stendhal a poursuivi l'idée
d'une comédie géniale, qui lui donnerait tout d'un coup la
gloire avec la richesse et ferait voler son nom sur les lèvres des
hommes en même temps qu'elle remplirait sa bourse. Cette
comédie, malgré des efforts obstinément répétés, il se trouve
incapable de l'écrire. Il ne peut produire et devenir auteur
qu'en s'aidant subrepticement du labeur d'autrui. Il ne dédaigne
pas cette aide dans les œuvres qui suivent; mais elle lui est
moins nécessaire. Sa personnalité s'affirme davantage. Rome,
Naples et Florence est la manifestation d'un génie autrement
original. Certes, la courbe qu'il suit n'est pas harmonieuse, et
son mouvement n'a rien de régulier; avec les Chroniques ita-
liennes, il reviendra même au gonre commode des traductions
embellies. Mais enfin, d'une œuvre à l'autre, il n'est pas iden-
tique à lui-même; sa personnalité va s'affirmant. Le moment
arrive enfin où il verse dans deux œuvres maîtresses tous ses
souvenirs de jeunesse, tous ses rêves de conquérant, toutes ses
constructions d'idéologue, et ses désirs d'énergie surhumaine,
et ses visions de femmes fières, mélancoliques et tendres : sa
vie, telle qu'elle a été, et mieux encore telle qu'il eût souhaité
qu'elle fût. La raison qui explique la supériorité de ses deux
grands romans sur toutes ses autres œuvres, c'est qu'il a
évolué, c'est qu'aux mosaïques paresseuses et disparates, il a
substitué la peinture fidèle de son propre cœur, à la fin.
A moins, — qui sait? — qu'on ne découvre un jour des
plagiats même dans le Rouge et le Noir, même dans la Char-
treuse de Parme. Alors il faudrait revenir à la conception d'un
Stendhal toujours identique à lui-même : mais non pas, à vrai
dire, tel qu'on se le figurait jusqu'ici.
Paul IIazard.
LE DRAME IRLANDAIS
I
LES ORIGINES (1914-1918)
La grande guerre a partout changé la face du monde : nulle
part plus qu'en Irlande. L'Irlande, à la veille de la catastrophe,
avait un parti puissant à la Chambre des Communes, et venait
de voir enfin voter par le Parlement britannique le home rule,
objet de ses revendications traditionnelles; or dès 1918 elle avait
renoncé à l'action parlementaire et constitutionnelle, ses maîtres
étaient les « extrémistes, » et ce n'est plus le home rule, l'au-
tonomie relative et octroyée qu'elle réclamait, c'est l'indépen-
dance, la République... L'Irlande, autrefois, avait horreur du
sang versé; en nul pays le crime n'était plus rare, et une fois
sur deux, aux Assises, on voyait le juge recevoir du shériff la
symbolique paire de gants blancs, signe qu'il n'avait personne
à condamner de ses blanches mains; or hier encore, comme
depuis deux ans, la terre d'Erin était a feu et à sang: attentats
et représailles faisaient loi; c'était le règne de la terreur... Le
3 août 1914, au Parlement, sir Edward Grey a déclaré que
l'Irlande était « le seul point lumineux à l'horizon de l'Empire
et du monde. » Pourquoi s'est-il obscurci? L'Irlande a fourni,
pendant la première partie de la guerre, un bel effort militaire,
et son cœur n'a jamais cessé, sauf chez une infime minorité, de
vibrer pour la cause des Alliés et de la liberté. Pourquoi faut-
il qu'elle se soit peu à peu détournée de l'œuvre commune,
repliée égoïslement sur elle-même, et qu'on ait pu voir accoler
à son nom l'épithète de « neutre » ou d'« ennemie, » et con-
vaincre certains de ses fils dévoyés de menées germanophiles?
366 REVUE DES DEUX MONDES.
Pourquoi? Essayons de comprendre. Ce n'est pus facile, car
si, comme disait lady Glanricarde, fille de Canning, l'Angleterre
est le mur trop haut qui cache à l'Irlande son soleil, ce haut
mur cache aussi l'Irlande à nos regards continentaux. Etouffée
ou déformée par la censure, les préjuges, les passions, les pro-
pagandes, la vraie voix d'Erin a peino à se faire entendre au
dehors. Le gouvernement de Londres considère la question
d'Irlande comme une question intérieure, « domestique. » Cela
ne veut pas dire interdite. Par ses répercussions, elle déborde
en effet de beaucoup son cadre géographique. Il importe à la
paix du monde qu'elle cesse de troubler la politique anglaise,
d'agiter l'Empire britannique, d'envenimer les rapports entre
l'Angleterre et les Etats-Unis. Comment d'ailleurs ne serait-il
pas loisible aux Français de garder au fond du cœur une vieille
sympathie pour celle Irlande à qui les unissent tant de liens
historiques et tant d'affinités ethniques, et pourquoi ne serait-il
pas permis aux amis mêmes de l'Angleterre, à ses admirateurs
très loyaux, ce qui ne veut pas dire aveugles, de s'intéresser en
toute indépendance de jugement à l'Ile sœur dans le drame où
se joue son destin ?
I
Pour comprendre comment s'est noué le drame, il nous faut
remonter un peu dans le passé et nous remettre devant les
yeux l'état des choses irlandaises dans les temps qui ont précédé
la guerre.
Après six siècles d'invasions et de guerres, de plantations,
de massacres et de persécutions, l'Irlande, liée malgré elle à la
Grande-Bretagne par l'Acte d'Union de 1800, s'est vue pendant
presque tout le cours du xixe siècle maintenue sous un joug
d'oppression civile et politique, d'exploitation économique et
financière. Jamais elle n'a renoncé à ses droits nationaux,
jamais elle n'a cessé d'en poursuivre la reconnaissance. Pour
rompre le joug, pour gagner sa liberté, elle a fait tour à tour
usage de djux forces, de deux méthodes d'action : l'une est
l'action constitutionnelle et parlementaire, qui, par les voies
de droit, a recherche avec Q'Connell le Repeal ou l'abrogation
de l'Acte d'Union, et depuis Dutt et Parnell le home ride, c'est-
à-dire la liberté ou certaines libertés de gouvernement dans
LE DRAME IRLANDAIS. 3G7
l'entente avec l'Angleterre et dans le cadre de l'Empire ; l'autre
est la « Force physique, » l'extrémisme intransigeant, qui, par
la résistance passive et la reconstruction intérieure (c'est l'idée
de la Jeune-Irlande en 1818 et do nos jours celle du Sinn Eeitl
à ses débuts), ou par la violence et h>s moyens révolutionnaires
(comme autrefois les Fenians et aujourd'hui les « républi-
cains »), veut la séparation d'avec la Grande-Bretagne et
l'Empire, l'affranchissement et l'indépondance d'Erin. Entre ces
deux facteurs l'alternance, l'oscillation a été régulière dans
l'histoire; quand l'un déclinait, l'autre progressait; chaque fois
que l'action légilo a été paralysée ou détruite, on a vu comme
hier éclater l'action illégale : l'histoire politique do l'Irlande
pendant la guerre pourrait presque se résumer dans la substi-
tution de celle-ci à celle-là.
Celle-là était souveraine reconnue avant la guerre. Elle
l'était de fait depuis une quarantaine d'années, depuis l'avène-
ment ,du parti parlementaire national. Sans doute l'esprit
extrémiste n'est pas mort, il survit dans certains groupes révo-
lutionnaires ou fenians, il reste l'idéal d'un petit nombre
d'intransigeants qui représentent moins un parti qu'une doc-
trine et vivent moins d'action que de pensée. Mais pratique-
ment lo constitutionnalisme a pour lui la masse du pays,
l'autorité morale, et le parti parlementaire, s'il fait souvent
l'objet de critiques assez vives, a derrière lui le gros des forces
nationales. Dressé par la rude main de Parnell, ce parti parle-
mentaire, sous la présidence d'un homme de talent et de grand
sens politique, John Redmond, jouit à Westminster d'une
situation exceptionnelle depuis l'avènement du gouvernement
libéral en 1906. Il soutient le gouvernement libéral dans sa
lutte contre les lords et pour la suppression du veto de la
Chambre haute : cet obstacle écarté, ne sera-ce pas la victoire
assurée pour le home ride dont M. Asquilh « introduit » le
projet aux Communes en mai 1912? Les perspectives sont favo-
rables. L'opinion anglaise n'oppose plus au home ride la môme
hostilité qu'autrefois; hors le camp des Tories, elle l'accepte
avec plus ou moins de résignation, comprenant que la justice
ne peut être différée plus longtemps, éclairée aussi par l'exemple
de ce qui s'est passé dans l'Afrique du Sud, où, après la guerre
récente, la concession de l'autonomie a fondé et assuré le loya-
lisme boer.
REVUE DES DEUX MONDES.
En Irlande même, l'Ulster excepté, l'u.nionisme est prêt à
baisser pavillon. Centre et symbole du gouvernement britan-
nique, le «< château » reste sans doute le maitre du pays :
instrument de classe et de combat, à la fois tyrannique et
faible, irresponsable en tout cas, facteur de corruption et de
division. Mais la minorité unioniste, l'oligarchie anglicane,
Y.i^cendency comme on dit là-bas, a peu à peu perdu ses privi-
lèges de caste gouvernante, elle rentre dans le rang et tend à
s'adapter au nouvel ordre de choses. Le landlordisme lui-même
est en voie de disparition, grâce au rachat des terres organisé
par la loi Wyndham de 1903; la petite propriété paysanne
s'organise et s'étend. Remarquable est le progrès agricole de
l'Ile Verte, qui est devenue, après les Etats-Unis, le principal
fournisseur de la Grande-Bretagne en fait de denrées alimen-
taires ; émigration et paupérisme sont en décroissance. Rappe-
lons d'ailleurs que pendant les années de recueillement qui ont
suivi la mort de Parnell, l'Irlande a consciencieusement tra-
vaillé à sa régénération intellectuelle et morale, et, par la lutte
contre l'anglicisation, à la restauration de sa mentalité comme
de sa nationalité propre : nous avons dit en son temps, ici
même (1), ce qu'a été le « mouvement gaélique. » Quant à
l'antibritannisme, à ce sentiment national si ancien, si pro-
fond en Irlande, il est toujours là, latent et prés3nt, plus
ou moins marqué selon les individus et les milieux, produit
fatal du passé, legs de tant de siècles de détresse et de tyrannie.
Mais il est, dans les années qui précèdent la guerre, à son
minimum de tension, et on peut croire que chez la plupart il
céderait tout à fait le jour où l'Angleterre aurait donné défini-
tivement satisfaction aux revendications nationales. Déjà en
1885, au temps de Gladstone, on avait vu se dessiner en Irlande
une tendance à l'Union cordiale, trop tôt rompue. En 1914,
l'Angleterre a cette fois avec l'établissement du home rule un
moyen décisif, une occasion unique de concilier l'inconciliable
Erin. Par exemple, que l'attente de l'Irlande soit trompée, que
ses revendications viennent encore à être déçues, on verrait
l'antibritannisme surgir tout d'un coup plus violent, plus tra-
gique que jamais. On connaît le mot de Grattan : « Leurs égaux,
nous serons leurs meilleurs amis; à moins que cela, leurs pires
'1 Le recueillement de l'Irlande, dans la Revue du 15 avril 1902.
LE DRAME IRLANDAIS. 369
ennemis. » Mais qui pourrait croire à cette néfaste hypothèse à
l'heure où le home rule semble en vue et tout proche, où les
esprits tendus escomptent son avènement ef où, pour la pre-
mière fois dans son histoire, l'Irlande semble toucher à son but?
II
Entre ce but et elle, entre l'espoir de l'Irlande et la bonne
volonté de l'Angleterre, un obstacle malheureusement s'est
dressé : l'Ulster. On sait que l'UIster, province septentrionale
do l'Irlande, a été « planté » d'Écossais protestants, par Jac-
ques Ier, après la « fuite des comtes, » puis pendant tout le cours
du xviie siècle, grâce à un fort courant d'immigration. Tandis
que dans le reste de l'Irlande les envahisseurs successifs, mêlés
à la population celtique ou normande, étaient pour la plupart
rapidement assimilés par elle et devenaient, selon le mot con-
sacré, hibemis ipsis hiberniores, les immigrés de l'Ulster, malgré
un fort exode vers l'Amérique au xvin8 siècle, font masse et
résistent mieux à la fusion. Ils s'hibernisent pourtant, eux
aussi, à la longue, ils prennent beaucoup du caractère irlandais;
de tous les habitants d'Erin, s'ils sont de par leur sang écossais
les plus énergiques et entreprenants, ils passent aussi pour les
plus nerveux et les plus inflammables. A la lin du xvme siècle
ils sont les premiers à se lever pour la liberté, à s'enrôler sous
le drapeau des « Irlandais-Unis; » Belfast, rempart aujourd'hui
de la réaction, est alors un foyer de rébellion. Cependant, à
partir de 180 J, l'Ulster protestant se rallie à l'Angleterre qui se
l'attache par une politique de faveurs et de privilèges destinée
à fomenter la division en Erin et à faire de l'Ulstérien, de
1' « Orangiste, » (1) son soldat en Irlande.
Fidèle à l'Union, jusqu'à nouvel ordre, il s'oppose dès lors
à toutes les revendications nationales de l'Irlande. De libéral
qu'il était en politique, il passe aux Tories en 1885 quand
Gladstone convertit au home rule le parti libéral. Qu'y a-t-il, au
fond, dans cet anti-nationalisme, dans cet « Orangisme » du
l'Ulster? Il y a d'abord de l'anlicatholicisme, accentué par les
rivalités d'intérêts : ces Presbytériens méprisent « l'erreur de
(1) Du nom de Guillaume III d'Orange, du vainqueur de la Goyne. L'Orange
Society a été fondé à la un du xvm* siècle par les contre-révolutionnaires anti-
irlandais eu Lister.
tome lxv. — 1921. 24
370 BEVUE DES DEUX MONDES.
Home, » ils détestent ce « Papisme » qui a survécu aux mas-
sacres, aux déportations, aux Lois pénales, qui redresse la tête
et revendique ses droits, et en face duquel ils se considèrent
comme les défenseurs de la liberté de conscience dans l'Ile
Verte. Il y a de l'appréhension, — bien vaine pour qui connaît
les sentiments vrais des nationalistes du Sud pour leurs frères
du Nord, — à l'égard des mesures d'oppression qu'un Parlement
irlandais à Dublin pourrait, si liberté lui en était laissée, prendre
contre l'Ulster, contre ses intérêts matériels ou ses droits
moraux. II y a enfin et surtout un âpre attachement aux béné-
fices que l'Ulster reçoit de l'Angleterre pour prix de son « loya-
lisme » et de sa lutte contre le nationalisme; ce qu'il craint de
perdre le jour où il ne sera plus en Irlande qu'une province
comme une autre, ce n'est ni sa liberté, ni sa prospérité, mais
son pouvoir de domination. Voilà l'esprit « orangiste » tel que
l'a créé ou excité l'Angleterre comme moyen de lutte contre
l'Irlande nationaliste. Notez d'ailleurs qu'à côté subsiste en
Ulster l'esprit démocratique ou plutôt radical, trait de race de
l'Ecossais et du presbytérien, et souvenir historique chez ces
descendants des insurgés de 1792, et que le radicalisme ulsté-
rien, loin d'épouser la cause de l'hégémonie politique ou reli-
gieuse, n'est pas au fond bien éloigné de marcher avec les
nationalistes comme au temps des « Irlandais Unis. » Notez
enfin que l'Ulster n'a rien d'un bloc homogène, et que le
nationalisme y a ses positions en face du radicalisme et de
Torangisme. Sur 1.580.000 habitants la province comptait, en
1916, 690.000 catholiques, et qui dit catholique dit nationaliste
en Ulster; aux élections de 1918, sur 17 sièges, l'Irlande natio-
nale en avait 15 pour elle. Trois comtés, sur neuf que compte
la province, sont presque exclusivement catholiques ; dans deux
autres, catholiques et protestants s'équilibrent; il n'en reste
que quatre, Down, Armagh, Antrim et Derry, où la majorité
soit protestante. L'Ulster n'est donc qu'une minorité en Irlande,
et une minorité divisée.
Cette minorité, l'Irlande nationale ne la considère pas comme
drangère et réfractaire, elle n'a jamais désespéré de la rallier.
L'opposition orangiste, puisqu'elle est liée à l'opposition anglaise,
ne doit-elle pas tomber avec elle? Du fait, c'est tout le contraire
■qui s'est passé dès avant la guerre. L'orangisme s'est surexcité;
et cela pour deux raisons. La première est le contre-coup de la
LE DRAME IRLANDAIS.
371
déchéance progressive, dans l'Irlande du Sud, de la « garnison »
anglaise, de 1' « Oligarchie » anglo-saxonne, laquelle était il n'y a
pas bien longtemps encore souveraine maîtresse, maîtresse du
« château, » de la terre, de l'église, de la justice, et qui, s'étant
vue dépouiller, peu à peu depuis un demi-siècle, de tous ses
pouvoirs féodaux, de caste devenue classe, tend de plus en plus,
par la force des choses, à se rapprocher des autres classes irlan-
landaises : l'esprit dominateur s'échauffe chez l'orangiste à la
pensée que dorénavant c'est à lui seul à mener le combat contre
le nationalisme et à défendre ce qui reste de pouvoir anglais en
Irlande, l'hégémonie de l'Ulster. En second lieu, il y a les exci-
tations extérieures, celles des Tories anglais. Adversaires
acharnés du home rule, les unionistes intransigeants, les Tories,
ne se firent pas faute de s'agiter en Angleterre lorsqu'ils virent
ce home rule, qu'ils croyaient mort, « mort comme la reine
Anne, » avait dit Joseph Chamberlain, renaissant de ses cendres,
accepté-par le gros de l'opinion, proposé, « introduit » par le
gouvernement libéral, tandis que la Chambre des Lords, réduit
central de la résistance, allait voir par l'abrogation du veto son
opposition annihilée d'avance. Qui appeler à l'aide? L'Ulster,
qui servira de drapeau à l'Unionisme, et dont ils sauront, par
une intense propagande, exploiter les préjugés et flatter les pas-
sions; l'Ulster est le meilleur atout dans leur jeu. Donc pendant
trois ans, de 1911 à 1914, les Tories « travaillent » l'Ulster, le
secouent (il est un peu apathique au début), l'excitent et l'en-
flamment. Dès le mois de janvier 1911, M. Bonar Law, leader du
parti conservateur et futur leader de la coalition aux Communes,
presse l'Ulster à la lutte armée contre le home rule. « L'Ulster
aura raison de résister, et nous le soutiendrons jusqu'au bout
dans sa résistance. » Et encore : « Quelque voie que vous ayez à
prendre, constitutionnelle ou non, vous aurez tout le parti
unioniste derrière vous. » Et M. Duke, depuis lors secrétaire en
chef pour l'Irlande : « Les Ulstériens ont le droit moral de
résister, et tuer ceux qui usent de ce droit ne serait pas oppres-
sion, mais meurtre. » Les plus hauts personnages du Toryisme
paient de leur personne, et à leur exemple M. Walter Long,
naguère encore ministre, lord Curzon, sir F. E. Smith, aujour-
d'hui lord Birkenhead et chancelier d'Angleterre. D'énormes
fonds de propagande sont fournis par l'aristocratie anglaise.
Pour diriger le mouvement, en Ulster, on choisit un Irlandais
3"2 REVUE DES DEUX MONDES.
non Ulstérien, audacieux et organisateur, sir Edward Carson.
Ainsi le mouvement orangiste s'organise, et l'Ulsler
(( rebelle » dresse la tète. Après une année de manifeslalions
préparatoires, sir E. Carson proclame, le 28 septembre 1912, le
Covenant qui bientôt se couvre de signatures et par où l'Ulsler
s'engage à se défendre « par tous les moyens » contre le home
ruie. On crée un gouvernement provisoire, prêt à fonctionner
au jour du danger. Et on recrute, on arme, on exerce une
armée de volontaires pour sauver la cause — et la mise — de
l'Unionisme en Ulster. Une armée, ce n'est pas un vain mot :
on importe les armes et munitions, on encadre et on entraine
la troupe, on fait des manœuvres, on se prépare à la guerre. Le
24 avril 1914, on débarque à Lame et à Bangor 50 000 fusils et
un million de cartouebes provenant de la deutsche Mwiilionen
und Waffenfabrik: dix mille orangistes participent à l'opéra-
tion qui s'opère sous l'œil de la police avec la complicité de
tous les fonctionnaires, depuis les amiraux jusqu'aux télégra-
phistes. L'Ulster avait à ce moment, dit-on, cent mille volon-
taires bien armés et prêts à marcher, avec cavalerie, seclions
cyclistes, automobiles, ambulances et ambulancières (1). —
Bluff et mise en scène, disent alors de bonnes gens. Oui sans
doute, vis-à-vis de l'opinion anglaise, que l'Orangisme se pro-
pose d'impressionner, du gouvernement, qu'il veut intimider :
il est clair que l'armée ulslcrienne ne se baltra pas contre les
troupes anglaises; celles-ci d'ailleurs refuseraient de marcher,
ainsi que le montre alors l'incident du camp de Curragh où
cent officiers, à la suite du général Gough, offrirent leur démis-
sion le jour où ils se crurent appelés à intervenir en Ulster.
Mais vis-à-vis de l'Irlande elle-même, il en va tout autrement.
Quand, dans un pays civilisé, un parti, qui d'ailleurs s'est tou-
jours dit le parti de l'ordre, déclare solennellement vouloir
résister « par tous les moyens » à certaine loi qui lui déplaît
d'avance, et, avec la tolérance du gouvernement, se crée à cette
fin une armée et s'cntiaine à la guerre, c'est l'anarchie, c'est la
rébellion ou la révolution qui s'ouvre. Or nul n'ignore combien
(1) L'Allemagne s'intéressait rort au mouvement. M. de Kûhlmann, depuis lors
ministre de Guillaume II, vint en Ulster ce printemps-là. On vit des arcs de
triomphe avec ces mots - Bienvenue au Kaiser » Des journaux, des hommes poli-
tiques déclaraient à l'envi qu'ils préféreraient l'Allemagne et l'Empereur allemand
au gouvernement de John Hedmond et des Fenians. Un Allemand était instructeu»
militaire des volontaires ulstériens.
LE DRAME IRLANDAIS. 313
le virus révolutionnaire est prolifique et contagieux : la suite
de l'histoire allait le prouver une fois de plus.
Voilà donc la « Force physique » qui reparait en Erin, après
un long sommeil, et c'est chez les Ulslériens qu'elle ressuscite,
chez ceux qui se disent les « loyalistes. » Le premier ministre,
M. Asquilh, ne fut pas aveugle au danger : « Un coup plus
mortel, dil-il alors, n'a jamais été porté de notre temps, par un
groupe d'hommes politiques conscients de leur responsabilité,
aux fondations mômes sur lesquelles repose le gouvernement
démocratique. » C'eût été le premier devoir du gouvernement
d'agir: il n'osa pas. Il préféra croire ou faire croire à un bluff.
Il se contenta de protester en paroles, n'osant pas rompre en
visière aux Tories qui avaient monté contre lui celte machine
de guerre politique, confiant d'autre part dans ces mêmes
Tories pour empêcher qu'il ne fût fait de cette machine un
emploi dangereux : faiblesse désolante, faute capitale, dont les
répercussions désastreuses allaient bientôt se faire sentir et se
font sentir aujourd'hui encore, tragiquement. L'Ulster s'arme
pour résister aux lois, et le gouvernement laisse faire 1 Félix
culpa! heureuse faute, se dirent alors ceux qui, dans l'Irlande
nationale, 'représentaient l'Extrémisme, parce qu'elle réveillera
chez nous, contre l'Angleterre, l'esprit de révolte et de violence :
c'est l'Orangisme qui ressuscitera le Fenianisme, ce sont les
loyalistes qui ouvriront la carrière aux révolutionnaires! — C'est
bien, hélas 1 ce qui allait se pa-ser. — Cette faute funeste, les
modérés, de leur côté, jugèrent qu'elle les autorisait, voire
qu'elle les obligeait à créer chez eux, en réponse, des volon-
taires «nationaux, » non pour combattre leurs frères, mais pour
« défjndre et soutenir les droits et libertés de tout le peuple
irlandais, sans distinction de croyance, de classe ou de parti. »
C'est dans cet esprit de vigilance, mais de tolérance, que, le
2G novembre 1913, alors que l'armée ulslcrienne est déjà en
formation depuis un an, la création des volontaires nationaux
est décidée à Dublin, sous l'impulsion d'un groupe de promo-
teurs pour la plupart d'opinion modérée, et pour une petite
fraction de tendances avancées. Redmond, qui au débutse tient à
l'écart du mouvement, vient après quelques mois à en prendre
le contrôle, ce qui amène la sécession de la minorité extrémiste.
L'organisation se développe rapidement : au mois de juin 11)16,
elle compte autant d'hommes que l'armée ulstérienne, ou un
374 REVUE DES DEUX MONDES.!
peu plus, mais les armes, dont les ulstériens étaient bien pour-
vus, manquent aux nationalistes. Sans les combattre ouverte-
ment, le « Château, » si complaisant pour l'Orangisme, fait tout
pour entraver leurs eiïorts : partialité dont les autorités gou-
vernementales en Irlande ne se sont jamais fait faute, mais qui,
dans le cas présent, irrite plus que jamais le sentiment irlan-
dais. Par exemple, dix jours après l'annonce de la création des
volontaires nationaux, une « proclamation » vient comme par
hasard interdire l'importation des armes; une fois, à llowth,
près de Dublin, les nationalistes réussissent à débarquer en
contrebande une cargaison d'armes, comme avaient fait peu
auparavant et sans encombre les Orangisles à Lame; or au
retour il y a collision avec la troupe, trois civils tués et trente
blessés : c'était juste une semaine avant la guerre...
Au printemps de 1914, si l'Irlande est en apparence au
calme et en paix, il y a donc une armée ulstérienne prête à jouer
la rébellion contre le home rule, et une armée de volontaires
nationaux qui s'organise en riposte ; et comme le gouvernement
n'a pas eu l'énergie d'agir en temps utile pour mettre les
premiers à la raison, il se trouve bien empêché d'intervenir pour
dissoudre les seconds. Au Parlement, sir E. Carson et les Oran-
gistes font leurs derniers efforts pour ruiner le bill du homerule.
M. Asquilh cherche à les apaiser en leur offrant d'exclure de la
loi pour six années ceux des comtés de l'Ulster qui, consultés en
référendum, voteraient à la majorité des électeurs pour l'exclu-
sion; Redmond accepte la transaction, poussant ainsi l'esprit de
conciliation à un point qui lui est vivement reproché par ses
compatriotes : Carson refuse, exigeant que l'exclusion soit défi-
nitive et s'applique d'office à tout l'Ulster (inclus les trois
comtés à majorité catholique), ce qui fait dire à M. Churchill
que décidément les Ulstériens préfèrent les voies de fait aux
voies de droit et les balles aux votes. En vain le roi George
convie en Conférence au palais de Buckingham les représentants
des Orangistes et ceux des Nationalistes : encore une fois
l'Orangisme se montre irréductible. Bref, à la veille de la guerre,
le Parlement vote le home rule, un home rule très insuffisant
d'ailleurs, surtout au point de vue financier, et que les nationa-
listes n'acceptent que pour aboutir ; mais M. Asquilh a promis
aux Ulstériens qu'avant d'être appliquée. la loi ferait l'objet
d'un amendement par bill spécial, de sorte que l'Ulster tient
LE DRAME IRLANDAIS. 375
encore ainsi, à la fin de juillet 1914, le sort de l'Irlande entre
ses mains : la crise est indénouabie, scmble-t-il, si ce n'est par
la guerre civile, et de cette guerre civile, préparée par l'Ulster
à l'incitation des Tories et avec la tolérance du gouvernement,
l'Irlande n'est sauvée que par la guerre étrangère.
III
Celle-ci éclate, et dès le soir du 3 août, le soir même où
sir Edward Grey annonce aux Communes l'invasion de la
Belgique et prépare l'opinion à l'entrée en guerre de la Grande-
Bretagne, John Redmond se lève, — heure dramatique et solen-
nelle, — et en quelques mots émus et simples, d'une immense
portée, il offre à l'Angleterre le loyalisme de l'Irlande. Le Par-
lement applaudit, mais au milieu de l'émotion générale ni le
Parlement ni l'opinion ne semblent alors comprendre la vraie
signification, mesurer toute la valeur politique de la décla-
ration du leader irlandais. L'Irlande, pendant sept cents ans, a
été la victime de son ennemie l'Angleterre : aujourd'hui,
confiante dans la parole donnée, dans le vote acquis du home
ride, sans renoncer à ses droits nationaux, elle propose à l'An-
gleterre la concorde et la conciliation. L'Allemagne escomptait,
avec la guerre civile en Ulster, des troubles en Irlande qui
eussent paralysé l'Angleterre (1) : l'Irlande nationale rend à
l'Angleterre sa liberté d'action. L'Angleterre va participer à la
croisade pour la libération des peuples et la défense des petites
nationalités : l'Irlande, si longtemps opprimée par elle, se
range à ses côtés. Ainsi non seulement, en entrant en guerre,
l'Angleterre peut avoir l'esprit en paix quant à l'Ile sœur, mais
la voix de l'Ile sœur appuie et « justifie » devant l'opinion du
monde l'entrée en guerre de l'Angleterre : voilà ce qu'il y avait
dans les graves et fortes paroles de Redmond. — Redmond
aurait pu, en ces jours critiques, « traiter » avec le gouverne-
ment, poser ses conditions (on lui a beaucoup reproché par la
suite en Irlande de ne pas l'avoir fait) ; notez que le home rule
(!) Les préparatifs de rébellion faits par les Orangistes d'Ulster contre les
« liberlés » de l'Irlande, la probabilité qui en découlait d'une guerre civile dans
l'Ile verte, furent, selon les dires de M. Gérard, ambassadeur des Élats-Unis à
Berlin, parmi les raisons qui portèrent l'Empire allemand à déclarer la guerre,
dans la conviction que l'Angleterre serait empêchée d intervenir.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
est voté, mais non promulgue, quo l'opposition ulstérienne est
puissante, que l'Irlande n'a encore obtenu de l'Angleterre qu'un
papier, et un papier non signé : eh bienl non, avec autant de
Courage que de sens politique, Redmond apporte gratuitement,
gracieusement à l'Angleterre la sympathie et le concours de
l'Irlande. Devant la menace de l'impérialisme teuton, il range
sans hésiter son pays dans le camp du droit. En un instant,
pour la défense de la civilisation contre la barbarie, il renverse
toute la politique traditionnelle de l'Irlande vis-à-vis de l'Angle-
terre. Ou plutôt il l'adapte : fort des engagements de l'Angle-
terre, comptant sur la liberté promise et prochaine, il veut que
le premier acte de l'Irlande nouvelle, de l'Irlande libre, soit
pour épouser la cause de la liberté du monde.
A la parole de Redmond répondit l'Irlande, ou du moins la
grande majorité du pays, qui comprend et approuve son leader.
L'antibritannisme est pour un temps comme submergé sous une
vague d'enthousiasme ; l'émotion est pour ainsi dire partout,
et l'élan pour les Alliés; une fois de plus, dans un esprit d'union
sacrée, l'Irlande nationale offre son bon vouloir à l'Ulster qui,
une fois de plus, le repousse et reprend de plus belle la lutte
contre le iill du home rulc, contre ce « chiffon de papier, »
selon le mol malheureux que dit alors un chef unioniste. —
En même temps que la campagne pour le recrutement s'organise
en Angleterre, elle s'organise en Irlande, à l'appel qu'adresse
aux Irlandais le premier ministre, M. Asquith, pour « le don
libre d'un peuple libre. » Redmond s'adonne et se dépense sans
compter à celle propagande qui rencontre, il faut le savoir,
certaines difficultés spéciales tenant aux circonstances et au
milieu. D'abord, c'est la première fois dans l'histoire que
l'Irlande est appelée à prendre les armes aux côtés de l'Angle-
terre, en alliée et non en ennemie. Puis il y a, dans la masse du
peuple, un fond traditionnel de méfiance contre les promesses
britanniques. Il y a, chez les paysans des campagnes et surtout
du lointain Ouest, une apathie due à l'ignorance complète des
choses du continent. Il y a celte sorte de répulsion, de mépris,
que suscite en bien des classes l'engagement militaire, non
par anlimilitarisme, mais parce que l'Irlande n'a jamais
connu d'uniforme que celui du soldat anglais, d'armée que
l'armée anglaise d'occupation. Ajoutez que la petite minorité
extrémiste, qui ne voit d'ennemi à l'Irlande que le gouverne-
LE DRAME IRLANDAIS.
377
ment anglais et ne veut de guerre que contre l'Angleterre,
s'oppose au recrutement, et sépare ses adhérents du gros des
volontaires nationaux qui perdent ainsi une fraction de leurs
troupes au profit du clan révolutionnaire. Néanmoins, la propa-
gande do Redmond sait convaincre l'Irlande qu'elle se doit de
prendre part à la lulte pour la justice et la liberté ; son succès,
dans les derniers mois de 1914 et en 1915, est incontestable.
Une statistique officielle, en 1916, fixe à 130000 le nombre des
recrues levées jusqu'alors en Irlande, ce qui, avec les 57000
Irlandais se trouvant déjà sous les drapeaux lors de la guerre,
et avec les marins de la Hotte, ferait ressortir à plus de 200 000
le nombre des hommes que l'Irlande a alors donnés à la guerre,
sans compter toutes les dizaines de milliers d'Irlandais résidant
et engagés en Angleterre, ou qui, ayant émigré, se sont battus
sous les couleurs australiennes, canadiennes ou américaines:
chiffres d'autant plus notables qu'on sait que, sur une population
dû 4 millions d'àmcs, l'Irlande n'a qu'une proportion mâle
adulte très inférieure à la normale, du fait de l'émigration qui
lui enlève chaque année la Heur de sa jeunesse. De cet effort
militaire du début de la guerre, l'honneur ne lui a pas toujours
été compté. Les voix anglaises les moins suspectes lui ont pour-
tant rendu justice. Dès le mois d'août 1915, le Times déclarait
qu'elle avait fourni sa part proportionnelle d'hommes à l'armée.
Et quelques mois après, Lord Kilchener, ministre de la guerre,
félicitait lui-même l'Irlande de la « magnifique réponse >»,
qu'elle avait faite à l'appel pour les hommes.
IV
L'Irlande peut donc revendiquer le mérite d'avoir fait son
devoir pendant les premiers temps de la guerre. Elle l'a fait
sans calcul ni ambition, sur la foi de la seule promesse de la
liberté. Maintenant c'était à l'Angleterre à faire le sien vis-à-
vis de l'Irlande. Elle doit à l'Irlande la liberté promise, elle lui
doit la justice et la bienveillance: comme il lui eût été facile
alors de faire pour jamais sa paix avec elle 1 Mais l'Angleterre,
absorbée par la guerre, rassurée d'ailleurs sur sa sécurité en
Erin, ne s'inquiète plus de l'Irlande. Elle avait besoin, pour
l'opinion du monde, d'avoir l'Irlande à ses côtés: elle l'a, et,
l'ayant, ne se soucie plus de l'Ile sœur. C'est, de 1914 a 1916,
378 REVUE DES DEUX MONDES.
une lamentable histoire : une politique négative, du wait and
see, selon la formule chère à M. Asquilh, puis de la défiance et
de l'obstruction, des coups d'épingle et des coups de caveçon,
sous le couvert de quoi les Orangislcs et les Tories font leur jeu
néfaste, avec ce résultat qu'on lue l'enthousiasme et laconfiance,
qu'on les remplace par de l'irritation, de la suspicion et du
cynisme, qu'on laisse ainsi l'Irlande, de déception en déception,
s'aliéner et se rebuter, qu'on mine peu a peu la position des
leaders modérés et qu'on favorise les germes de rébellion.
Le home rule d'abord. II était voté : coûte que coûte, il
fallait trouver moyen de l'appliquer. 11 fallait au moins un
commencement d'exécution. L'Angleterre fait la guerre au des-
potisme germanique pour la défense des droits des petites
nations : son premier geste ne doit-il pas être d'assurer effecti-
vement les droits de l'Irlande? Peut-elle se battre pour la liberté
en Europe en refusant cette liberté à l'Ile sœur? Sir Edward
Grey, le 3 août 1914, a juré au Parlement que l'Angleterre sera
fidèle à ses engagements d'honneur envers ses amis. Et envers
l'Irlande? Si l'Angleterre avait mis tout de suite le home ride
en application, il y aurait eu bien des chances pour que la
minorité même des extrémistes acceptât de prendre sa place
dans le régime nouveau. Au lieu de cela, le gouvernement
britannique cède à la pression des Orangistes qui, avec les
Tories, s'agitent plus que jamais contre le home rule : Carson
l'emporte sur Redmond, l'Ulster sur l'Irlande. La loi du home
ride est bien promulguée le 18 septembre 1914, ■ — ce que lord
Londonderry déclare « un scandale, » — mais l'application en
est remise à la fin de la guerre, et M. Asquilh s'engage à ce que
FUlster ne soit pas soumis à contrainte dans le Mil d'amende-
ment à inlervenir : c'est un triomphe pour l'Orangisme, et
pour les Irlandais nationalistes, c'est le choc douloureux d'une
injustice et d'une insulte, c'est l'ébranlement de la confiance
dans la parole anglaise, et l'amère, décourageante sensation
qu'alors qu'on leur demande de se battre comme une nation
libre, ils restent en fait un peuple de serfs et de suspects.
Suspects même quand il s'agit pour eux de prendre part à
la guerre. Dès le début, Redmond a demandé et le premier
ministre, M. Asquilh, a solennellement promis deux choses :
d'.-'bord que les volontaires seraient reconnus, organisés, utilisés
par le War Office, puis que les Irlandais combattants seraient
LE DRAME IRLANDAIS. 879
formés en corps distincts, conservant leur caractère national. Or
il arriva que, tandis que l'Ulsler avait satisfaction dès le début
sur ces deux points, l'Irlande nationale n'obtint jamais du War
Office l'exécution de la promesse de M. Asquilh. Elle tient à ses
volontaires nationaux, en qui elle voit comme le symbole de sa
nationalité; elle est profondément blessée de ce que le War
Office refuse d'en prendre charge, refus d'autant plus inexpli-
cable que, si la grosse masse des volontaires devait s'enrôler dans
les corps combattants, il allait rester la petite minorité des
volontaires extrémistes, et que laisser hors de contrôle un tel
noyau, oisif et armé, c'était préparer, solliciter un mouvement
révolutionnaire. D'autre part, le War Office semble s'ingénier,
par un mélange inconcevable de maladresse et de froide hosti-
lité, à décourager le recrutement. La propagande pour les enrô-
lements est confiée, dans l'Irlande catholique et nationaliste, h
des protestants unionistes. Aux troupes catholiques, on donne.
des officiers protestants. On refuse a l'Université nationale d(^
Dublin la formation des officiers, telle qu'elle fonctionne à
Trinihj Collège si h l'Université de Belfast. On refuseaux troupes
irlandaises leurs badges distinclifs, on leur refuse le drapeau
vert traditionnel, on leur refuse l'autorisation d'accepter les
fanions brodés pour elles par les dames d'Irlande. On refuse da
créer un corps d'armée irlandais. Dref, l'Irlandais doit se battre
anonymement, sous les couleurs britanniques. Toute la contri-
bution d'Erin à la guerre passera à l'actif de la Grande-Bre-
tagne; ses hauts faits militaires, tels les exploits des Dublins et
des Munsters aux Dardanelles, seront passés sous silence. En
appelant les Irlandais à la guerre, on fait ainsi tout pour lea
rebuter. « A l'époque décisive du recrutement, a dit un jour
aux Communes M. Lloyd George lui-même, on a perpétré en
Irlande une série do stupidités (sic), louchant de près à la mali-
gnité, et qui sont à peine croyables. Rien n'est difficile comme,
de recouvrer l'occasion perdue quand une fois les susceptibi-
lités nationales ont été offensées et l'enthousiasme initial tué. »
Contre un pareil mauvais vouloir, Redmond, qui a les res-
ponsabilités du leader sans les pouvoirs effectifs d'un chef de
gouvernement, est impuissant et désarmé. A Londres, on écoute.
les Orangistes, on ménage et on soigne l'Ulster : Redmond et
l'Irlande ne comptent pas. Et lorsqu'on mai l'Jlo se constitue,
le ministère de coalition, on appelle au gouvernement sir
IlEVUE DÉS DEUX MONDES.
Edward Carson, le leader de l'Ulster, ainsi qu'un Ulstérion do
marque, sir J .-II . Campbell, el avec eux sir F.-E. Smith,
M. Bonar Law, M. Waller Long, sir John Gordon, ces hauts
Tories qui ont joué la carte orangistc conlrc le nationalisme
irlandais (1). Voilà tous les puissants ennemis de l'Irlande au
pouvoir et à l'honneur, voilà l'Orangismc et le Toryisme maîtres
de la place. N'est-ce pas ainsi la cause irlandaise livrée aux
anti-Irlandais, aux « rebelles » virtuels do 1013-1914, et n'est-ce
pas le home ride abandonné pour jamais? Voilà ce que se dit
l'Irlande nationale.
Elle ressent profondément tous ces coups portés non seule-
ment à sa fierté, mais à son bon droit et à sa bonne volonté.
L'enthousiasme du début se refroidit. Elle est entrée en guerre
pour la cause de la liberté : la liberté, on la lui dénie. Les
beaux principes pour lesquels l'Angleterre a pris les armes, elle
voit qu'ils ne sont pas faits pour elle. En se ballant pour les
nationalités, elle croyait se ballre pour la sienne propre, mettre
le sceau à sa charte d'affranchissement et se faire enfin recon-
naître en tant que nation : elle est loin de compte 1 Alors, elle
se détourne peu à peu de la guerre. Elle se relâche de son
effort militaire; le recrutement baisse, puis il s'arrêtera. L'anti-
britannisme reparait et s'agite. Vis-à-vis de l'Angleterre, elle se
lasse de faire toute seule tout le chemin de la conciliation. Elle
a donné et n'a rien reçu Dans la lutte pour le home rule, elle
est vaincue, tandis que l'Orangisme triomphe. Elle se sent
méconnue, dupée, trahie. — De ces déceptions, elle se prend à
accuser ses leaders, les parlementaires, les constilulionalisles.
Déjà avant la guerre, le parti parlementaire était critiqué en
Irlande. On lui reprochait de s'être fait le serviteur du parti
libéral anglais, au lieu de se tenir, entre les libéraux et les
Tories, dans la position indépendante dont Parncll avait su tirer
si bien profit. On lui reprochait d'avoir aliéné sa liberté par
l'acceptation de l'indemnité parlementaire et de s'être laisse
contaminer par les faveurs du pouvoir. Aux chefs, on reprochait
particulièrement de ne savoir accepter ni blâme ni conseil.
Maintenant, toutes ces critiques se font plus aiguës. Le vieux
(1) M. Asqnilh fit offrir à John Redmond un poste dans le ministère, mais
non pas le seul poste que pouvait accepter le leader nationaliste, celui de Chief
Secrelary pour l'Irlande : lledmond refusa. — Sir E. Carson est aujourd'hui
Lord Chief Justice d'Angleterre.
LE DRVME AlRLNDAÎS. 38 1
parti est, il faut le dire, un peu hors de contact avec ce qu'il y
i dans le pays de jeune et d'ardent, son inlluence sur les nou-
velles générations est en baisse. Et puis, comme en Angleterre,
il y a alors en Irlande un mouvement d'agacement, d'hostilité
contre les organisations de parti, les politiciens de métier, les
« machines » politiques, le patronage et la corruption qui en
découlent. En août 1914, l'Irlande a répondu généreusement
aux généreuses paroles de son leader : mais quand elle voit ce
qu'il advient de sa bonne volonté et de ses droits, elle s'en
prend aux chefs constilutionaiisles en même temps qu'au gou-
vernement anglais, sa désillusion se tourne contre Redmond et
les parlementaires. Le clergé catholique, jusqu'alors le plus
ferme soutien du parti, commence à lui faire grise mine ou à
lui tourner le dos.
Et ce qui est grave, c'est que cette poussée d'antibritannisme
et d'antiparlementarisme, qui trouve naturellement chez les
extrémistes ses plus chauds agents, profite à l'extrémisme, dont
le virus, sans gagner encore de nouveaux terrains, vas'exacerber
sur place à la faveur des circonstances. Il existait, nous l'avons
dit, avant la guerre, latent et dilTus, sans force, il ne représen-
tait qu'une petite minorité et dans cette minorité se rencon-
traient bien des opinions divergentes, sur l'emploi de la vio-
lence, sur l'idée républicaine, etc. Le mouvement révolution-
naire de I'Ulslcr en 1913-1914 excite dans tous ces groupes les
appétits de combat, puis l'entrée de l'Irlande en guerre les isola
du gros de la nation; bientôt on vit en Irlande des volontaires
extrémistes, séparés des volontaires nationaux, et à Dublin une
petite « armée citoyenne » ou Citizen Armij , émanée du prolé-
tariat très misérable de la capitale. Le Gouvernement, ayant
commis l'irréparable faute initiale de laisser s'armer les volon-
taires de l'Ulster, se trouva moralement désarmé contre ces
troupes séparatistes ou révolutionnaires. Des chefs extrémistes
en profitèrent pour les entraîner et pour préparer plus ou moins
secrètement un soulèvement contre l'Angleterre. Le mouve-
ment est provoqué et stimulé par les Irlandais d'Amérique, les
plus violents de tous, — ils n'ont rien à perdre, — qui, par
l'intermédiaire de leurs amis politiques les Germano-américains,
nouent des conversations avec le gouvernement allemand,
envoient à Berlin un soi-disant délégué irlandais, un cerveau
brûlé (ulslérien d'ailleurs), sir Roger Caserne at, et qui obtien-
BEN i. E DJ S D I \ MONDES.
iifiit enfin de L'Allemagne un envoi d'armes en Irlande. Lesou-
lèvement éclate en avril 1916, le lundi de Pâques, a Dublin,
deux jours après que la police a arrêté Cascment, débarque d'un
sous-marin allemand et venu en Irlande, — ù ironie, — afin d'em-
pêcher un mouvement révolutionnaire, et après qu'un bateau
allemand chargé d'armes a été canonné et coulé par la ilotte
anglaise sur la côte de Kerry.
Ce fut en somme peu de chose que ce soulèvement de
Pâques 1 91 & : de fait, — un projet de rébellion plus vaste
ayant été contremandé, — il n'y eut pas un millier d'hommes à
y prendre part, venant principalement de la Citizen Army, du
prolétariat et des slums de Dublin, avec un contingent de
volontaires républicains et d'intellectuels néo-fénians. Ce ne fut
pas la révolte de l'Irlande, mais une révolte en Irlande. Et qui
prit tout le monde par surprise, le gouvernement, l'opinion,
les parlementaires. Ceux-ci n'hésitèrent pas, non plus que la
masse nationaliste, h condamner sévèrement cet acte anti-
patriotrique; à Dublin même, les rebelles n'avaient trouvé que
de l'hostilité dans le peuple. L'impression produite au dehors
fut énorme. L'Irlande perdit tout d'un coup la majeure part de
la sympathie qu'elle pouvait avoir dans l'opinion des Alliés.
En Angleterre, on s'indigna légitimement de se voir frappé
dans le dos, tandis que la guerre sollicitait toutes les énergies :
on ne se demanda d'ailleurs pas si le gouvernement n'avait pas
quelque responsabilité dans l'origine de l'affaire, on ne se dit
pas que, pour un millier de rebelles qu'il y a eu à Dublin, il y
a alors plus de deux cent mille loyaux sujets irlandais qui se
battent pour l'Angleterre sous l'uniforme anglais...
Frappée par l'événement, l'opinion irlandaise était troublée,
déconcertée; la masse n'était pas encore passée à l'extrémisme.
Le soulèvement réprimé, c'était le moment de lui faire con-
fiance, et par une politique généreuse de conciliation, d'apaiser
l'antibritannisme et de rendre au parti de l'ordre, encore en
grosse majorité, son assiette et son influence : l'Angleterre
aurait pu, encore à ce moment, reprendre en douceur l'Ile
nr. M. Asquilh le comprit, lors d'un voyage qu'il fit à
Dublin en mai 191G. Il eut des velléités de bien faire, mais lu
LE DRAME IRLANDAIS. 383?
courage manqua au gouvernement, peut-être aussi le loisir et
la liberté d'esprit qu'il fallait pour donner une orientation nou-
velle à la politique irlandaise de l'Angleterre; il recommença
à se plier aux volontés des Orangistes et des Tories, des parti-
sans de la manière forte, plus que jamais puissants dans la
Coalition : le cours des choses allait reprendre comme aupara-
vant, et on allait voir s'achever l'évolution qui, d'une Irlande
en majeuro part encore saine, devait faire une Irlande décid<;
ment hostile, rebelle, et séparatiste.
La rébellion appelait une répression. Sévère? Sans doute,
on était en pleine guerre. Mais la rigueur n'est pas toujours la
sagesse; entre la clémence et la justice le dosage est délicat
lorsqu'il s'agit d'un pays sujet malgré lui, d'une race différente,
d'un peuple nerveux et sensible. Bien des voix en Angleterre,
dont celle de Lord Bryce, conseillaient l'indulgence : elle avait
bien réussi en 1914, lors de l'insurrection sud-africaine, au
général Botha qui, ayant mis à la raison Maritz et Christian De
Wet, avait su, sans une exécution capitale, rallier l'opinion à
la cause anglaise. De fait, après les opérations militaires qui
furent sanglantes et au cours desquelles tout un quartier de
Dublin fut détruit, il y eut, tardivement, sur jugement secret
en cour martiale, seize mises à mort; il y eut plus de 3000 arres-
tations, près de 200 condamnations, et 1G00 à 1800 personnes
déportées et internées en Grande-Bretagne par simple mesure
administrative, le tout sous la loi sans appel de l'autorité mili-
taire. La masse irlandaise, qui ne se sentait ni coupable ni res-
ponsable, n'accepta pas le châtiment comme légitime. Chose
étrange : le fait de la rébellion, l'exemple de la révolution,
aurait dû la faire réfléchir et, si elle se sentait sollicitée par les
idées avancées, la ramener dans la voie de l'ordre. Au lieu de
cela, la répression remplit son cœur d'amertume, et réveilla,
« polarisa » tous ses vieux griefs et son hostilité traditionnelli;
contre l'Angleterre. Peu à peu, on apprit les choses. On apprit
les « erreurs » ou les abus de l'autorité militaire, tel le meurt re
du paisible journaliste Sheehy-Skeffington. Ignorés la veille, on
sut qui étaient les chefs, aujourd'hui célèbres, de la rébellion,
des professeurs et des poètes comme Pearse, MacDonagh, Joseph
Plunkett; Connolly, le travailliste ulstérien ; the O'Rahilly,
chef de clan de Kerry. On se répéta le mot du colonel Brep
ton, qui fut leur prisonnier : « ils ont combattu en gentlemen. »
384 11EVUE DES DEUX MONDES.
On se raconta dos faits dramatiques ou touchants : celui de the
O'RaliilIy qui, après avoir tout fait pour empêcher la rébellion,
s'y jette et se fait tuer; celui de G race G i (Tord, dont le portrait par
William Orpcn, sous le titre de Young Ireland, avait excité
naguère l'admiration des Londoniens, et qui, fiancée a Joseph
Plunkelt, l'épousa une heure avant son exécution, pour avoir
Le droit de porter son nom; celui de Connolly, fusillé sur une
chaise, — blessé, il ne pouvait se tenir debout, — et qui, dans
son dernier entretien avec sa femme et sa fille, « brave, presque
joyeux, » leur dit : « Je remercie Dieu de m'avoir permis de
vivre assez longtemps pour voir lever l'aurore. » Ainsi
l'horreur qu'on avait d'abord ressentie pour le crime, on com-
mence à l'éprouver pour la répression britannique. Peu à peu
retournée, l'opinion irlandaise, sans approuver la rébellion, se
prend de compassion, de sympathie pour les rebelles dont elle fait
des martyrs et des héros. Hostile jusqu'alors aux idées extré-
mistes, le gros de la population allait tendre à s'y rallier, si rien
n'était fait pour l'en détourner, pour réconcilier l'Irlande.
Par deux fois, à un an d'intervalle, le gouvernement tenta
de faire quelque chose, mais sans conviction ni volonté d'aboutir,
soucieux surtout de faire tenir l'Irlande tranquille. Au mois de
juin 1916, il remet le home rule sur le tapis et offre aux Irlan-
dais la mise en vigueur de l'Acte de 1914 sous réserve de
l'exclusion temporaire de six comtés de l'Ulster jusqu'à la fin de
la guerre, une conférence impériale devant alors régler celte
difficile question ulstérienne ainsi que la question non moins
délicate des finances de l'Irlande. Redmond, muni de ces offres
écrites, acceptées par lui, acceptées bientôt aussi par le Conseil
d'Ulster, les fait non sans peine d'ailleurs approuver par un
congrès nationaliste. Il semble qu'on ait enfin abouti et que
le gouvernement n'ait plus qu'à légaliser l'accord : mais on
comptait sans les Tories et sans les Orangistes, qui déchirent
l'accord en exigeant pour l'Ulster l'exclusion définitive et non
plus seulement temporaire. Une fois de plus le gouvernement
cède et s'incline, et Redmond reste avec un nouvel échec, et la
responsabilité de s'être encore laissé jouer. Une fois de plus le
ressentiment de l'Irlande s'accentue et se monte contre l'An-
gleterre, comme contre les parlementaires nationalistes dont
l'Angleterre se sert contre leur patrie môme. Comme toujours,
.< • dit-on, l'Angleterre nous trompe et se moque de nous. Du
LE DRAME IRLANDAIS. 385
front môme viennent ces plaintes, tristes et touchantes : Nous
croyions nous ballre pour la liberté, liélasl nous savons bien
maintenant que l'Angleterre nous trahirai...
L'année d'après, en 11)17, c'est la même histoire, avec une
autre mise en scène. M. Lloyd George, qui depuis décembre 1916
est chef du gouvernement, et enlouré dans son ministère des
principaux chefs de lacoalilion /ory-orangiste, propose, sur une
suggestion officieuse de Redmond, de réunir une grande assem-
blée ou Convention, composée d'Irlandais représentatifs de tous
les partis, qui s'efforcerait d'établir un projet de constitution
autonome dans le cadre de l'Empire; il s'engage, si la Conven-
tion aboutit a un « accord de fond, » à présenter au Parlement
un projet de loi conçu suivant les bases de cet accord. De part et
d'autre, la proposition fut acceptée, les extrémistes restant soûls
en dehors, et la Convention, composée pour une part de membres
nommés par le gouvernement, et pour le surplus de membres
choisia par les partis politiques et les autorités constituées, se
réunit pour la première fois le 25 juillet 1917 à Dublin. Il y
avait là des hommes de toutes les opinions et de toutes les
croyances : il y avait John Redmond, quatre évoques catholi-
ques, le savant Mahaffy, prévôt de Trinity Colle</e, le docteur
Bernard, archevêque protestant de Dublin, Lord Midleton, chef
des unionistes du Sud, l'économiste et poète George Russell,
plus connu dans les lettres sous les initiales de A. E., Lord
Londonderry et M. Barry, chefs do la délégation ulstérienne,sir
Horace Plunkctt, le créateur du mouvement coopératif, le grand
distillateurAndrew Jameson.dont le nom, suivant le mot connu,
est « dans toutes les bouches irlandaises. » Les délibérations, sous
la présidence de sir Horace Plunkctt, se prolongèrent, portes
closes, pendant huit mois. Tout de suite on se rendit compte qu'à
l'exception des Ulstériens, qui n'étaient là quW référendum,
simple porte-paroles des autorités occultes de l'Orangisme, sans
pouvoir ni responsabililé, tous les Irlandais rapprochés dans ces
réunions, comme les soldats dans la tranchée, subissaient l'in-
fluence de la solidarité nationale qui les unissait et développait
en eux, par-dessus les divergences politiques, un heureux esprit de
tolérance et du transaction. Après bien des vicissitudes, et après
une intervention personnelle de M. Lloyd tîeorgo.une majorité
relative, composée des nationalistes modérés, des unionistes du
Sud, qui firent àla patrie commune le sacrifice de leur unionisme,
TOME LXV. — J92I. *"»
386 REVUE DES DEUX MONDES.
et des travaillistes, s'accorda sur un projet de large autonomie
analogue a celle dont jouissent les Dominions, avec Parlement
unique, des garanties politiques étant prévues en faveur de la
minorité*, et les pouvoirs militaires étant réservés au gouverne-
ment impérial. La question litigieuse des impôts et notamment
des douanes était laissée en suspens jusqu'après la guerre; sur
ce pointée séparent les nationalistes intransigeants, notamment
les représentants de l'Église catholique, qui refusent de
renoncer môme provisoirement au droit de taxation douanière.
Quant aux Orangislcs, qui se sentent soutenus par la coalition
en Angleterre, ils disent non à tout, et rien ne peut les rallier au
principe de l'unité constitutionnelle de l'Irlande. Au total, c'était
moins un échec qu'un demi-succès. Cependant M. Lloyd George
refusa de prendre les conclusions de la Convention pour valables
et de les faire loi : l'Ulster n'élait-il pas dans la minorité?
Encore une fois, c'est donc l'Ulster qui barre la route h l'Ir-
lande, et l'Irlande se voit refuser l'autonomie parce que la mi-
norité ulstérienne s'y oppose. C'est ainsi la thèse tory qui
triomphe depuis 1914 : le salut de l'Ulster est la suprême loi, car
l'Ulster est le gage de l'Angleterre en Irlande, son instrument
de domination, il est le « coin » enfoncé dans l'Ile Verte pour y
assurer à la fois l'autorité britannique et la discorde irlandaise.
C'est l'Ulster qu'il faut satisfaire en Irlande, en même temps
qu'il faut empêcher la formation d'une Irlande unie contre la
Grande-Bretagne. Cela est si vrai que c'est tout le but (nous
anticipons un peu ici sur les événements) de la récente « loi
sur le gouvernement de l'Irlande, » promulguée en décembre
dernier. Par cette loi, qu'aucun représentant de l'Irlande natio-
nale n'a votée, l'Irlande est coupée en deux : d'une part, l'Ulster,
ses six comtés (dont deux, notons-le, à moitié nationalistes), et
de l'autre, ce qu'on appelle négligemment le « reste » de
l'Irlande; deux Parlements, ou plutôt deux semblants de Parle-
ments, car leurs attributions sont réduites quasiment à rien,
notamment au point de vue fiscal, l'Irlande restant financièrement
sous la dépendance de l'Angleterre; entre les deux Parlements,
un trait d'union, le Conseil commun, où ils seraient repré-
spntés à égalité, et qu'ils ne pourraient transformer en Parlement
LE DRVME IRLANDAIS. 381
commun qu'à des conditions parfaitement impossibles à réaliser.
Le « reste » de l'Irlande ne veut rien savoir do celte caricature
de home rule, de cette loi de « démembrement » et d' « exploi-
tation financière : » unionistes et nationalistes sont d'accord
là-dessus. L'Orangisme au contraire accepte le Parlement ulsté-
rien pour six comtés, parce qu'il y voit sa séparation d'avec
l'Irlande sanctionnée parla loi, ses garanties assurées ainsi que
son privilège de veto quant à l'avenir du développement consti-
tutionnel de l'Irlande nationale. Et voila comment celte loi
donne le home rule à l'UIster qui l'a toujours combattu, tandis
que le « reste » de l'Irlande, qui a toujours demandé le home rule,
mais un home rule vrai, devait se trouver légalement, à défaut de
ce vrai home rule, réduite au régime d'une colonie de la cou-
ronne. N'insistons pas davantage sur cette loi de circonstance,
étape passagère, et d'ores et déjà dépassée, mais qui montre
bien ce qu'a été jusqu'à présent le fond de la politique de l'An-
gleterre vis-à-vis de l'Irlande et de l'UIster.
Est-ce à dire qu'il n'y a pas de solution à cette question de
l'UIster, qui domine toute la question d'Irlande? El si la Conven-
tion de 1917-1918 n'a pu aboutir à l'accord « fondamental »
exigé par M. Lloyd George, est-on en droit d'en tirer argument en
faveur de la théorie, très répandue chez les Anglais, d'après
laquelle l'obstacle à la solution de la question irlandaise, c'est
justement l'Irlande, c'est celte maison divisée contre elle-même,
ce sont les dissensions des Irlandais et leur inaptitude foncière
à s'accorder, ce qui expliquerait et justifieraitdans le passé toute
la politique irlandaise de l'Angleterre ? Mais ces divisions irlan-
daises, n'est-ce pas l'Angleterre elle-même qui, l'histoire nous
l'enseigne, lésa engendrées et entretenues, par application delà
maxime politique du divide ut imperes? Que l'Irlande ait élé et
soit encore divisée, cela n'empêche pas qu'elle ne représente à la
vérité autre chose qu'une expression géographique : de par l'his-
toire elle est une « nation, » bien que cela ait toujours élé
l'objet de la politique anglaise de réduire cette « nation » à
l'état de « question. »
De celte nalion irlandaise, l'UIster est pour heur ou malheur
partie intégrante. Séparer l'UIster ou une partie de l'UIster de
l'Irlande, c'est diviser l'indivisible, c'est mutiler un corps
vivant. L'UIster, d'ailleurs, n'est pas et n'a jamais prétendu
être une nation à part; sa population n'est, nous l'avons dit,
3i>8 BEVUE DES DEUX MONDES.
rien moins qu'homogène, il n'a pas une histoire propre
comme a l'Irlande, il n'est après tout en Irlande qu'une mino-
rité qui veut faire la loi a la majorité. Refuser l'autonomie à
l'Irlande parce que l'Ulsler n'en veut pas, c'est donc un étrange
abus de la théorie du droit des minorités, et une violation mani-
feste du principe constitutionnel du gouvernement par la majo-
rité. A-l-on refusé la liberté à la Bohème, a la Pologne, parce
qu'il y a en Pologne et en Bohème des minorités allogènes et
opposantes? N'oublions pas que la population unioniste de
l'Ulsler n'est que de vingt pour cent de la population totale de
l'Irlande, alors que dans les quatre comtés ulslériens a majorité
protestante il y a une minorité catholique et nationaliste qui
s'élève à trente pour cent : autrement dit, la minorité nationaliste
au cœur de l'Ulsler est plus forte que la minorité ulslérienne
en Irlande. Et on aurait égard à collc-ci et non pas à celle-là I
Mais, dira-t-on, si la justice est pour l'Irlande nationale,
l'Ulsler étant en fait récalcitrant, il faudrait, pour le faire ren-
trer dans le giron d'Erin, user de coercition : l'Angleterre s'y
refuse... — Et avec raison, bien qu'à dire vrai ce soit précisé-
ment de cette même coercition qu'elle use vis-à-vis de l'Irlande
nationale. Mais il ne s'agit pas d'employer la force à l'égard de
l'Ulsler. Que l'Angleterre abandonne simplement l'Ulsler à lui-
môme, et on verra le problème tendre à trouver tout naturelle-
ment sa solution. Car c'est, nous le savons, une création artifi-
cielle de l'Anglelcrre que celle question de l'Ulsler. L'Ulsler
politique est made in London. S'il est anti-nalionalisle, c'est
que la collusion des Tories avec les Orangistcs l'a rendu tel, et,
s'il ferme la voie à l'Irlande, c'est qu'un grand parti politique
anglais l'y pousse et en profile. Qu'on le laisse tranquille, et il
réfléchira. 11 sait fort bien que, séparé de son hintei land, il
souffrira dans sa vie économique et s'appauvrira. II n'ignore
pas qu'un jour viendra où, comme le Landlordisme, l'Oran-
gisme, dernière citadelle de l'hégémonie anglaise en Irlande,
disparaîtra par la force des choses. Il comprendra peu à peu
qu'il ne saurait toujours se contenter de celle politique de
splendide isolement, de ce rôle de geôlier de l'Irlande et de
celle altitude d'éternelle opposition en face des aspirations
nationales d'Erin. Le jour où l'Angleterre aura cessé de se servir
de l'Ulsler comme d'une arme de guerre contre le nationa-
lisme irlandais, où elle l'aura rendu à lui-même el laissé sans
LE DRAME IRLANDAIS. 389
arrière-pensée à ses responsabilités, libre de s'entendre avec
l'Irlande nationale qui ne demanda qu'à y mellre du sien, ce
jour-là une solution amiable sera possible à la question de
mister. Si la Convention de 1917-1918 n'a pas mieux réussi,
c'est d'abord que l'Angleterre refusait d'accorder à l'Irlande la
clef de l'autonomie, c'est-à-dire la liberté fiscale et notamment
douanière, mais c'est surtout que les Ulslériens, « mandatés »
par la coalition lory-orangiste, ne se trouvaient dans leurs rap-
ports avec les nationalistes ni libres ni responsables : ils étaient là
non pour négocier, mais pour faire opposition. Si, au lieu d'une
Convention artificiellement composée et délibérant en secret,
le gouvernement avait fait appel à une assemblée de représen-
tants élus directement par le pays, et élus dans ce dessein défini
d'édifier l'unité constitutionnelle de l'Irlande, représentants
qui, ayant tous les pouvoirs, se seraient senti toute la responsa-
bilité, autrement dit une Constituante, et si en môme temps
l'Angleterre avait définitivement retiré sa main de mister, il
n'y a guère à douter qu'on aurait vu, après des négociations sans
doute laborieuses, mais libres et fécondes, se former alors les
éléments d'une entente entre les deux Irlande : le demi-succès
rencontré, dans des circonstances difficiles, par la Convention
de 1917-1918 en est garant.
VII
Malgré ce demi-succès, le gouvernement britannique refusa,
nous l'avons dit, d'adopter les bases du rapport de la Conven-
tion et de les sanctionner légalement. Au lieu de rallier 1 is
modérés de tous les partis autour des centres d'entente trouvés,
il rejette le tout. Dès lors, le sort en est jeté. C'en est fini, à
Londres, de ce qu'on poovait encore espérer de conciliation, de
justice à rendre à l'Irlande; et en Irlande, c'en est fini aussi de
la politique de modération, d'arrangement avec l'Angleterre.
De part et d'autre, on va à la rupture. Tout de suite le gouver-
nement veut appliquer la conscription à l'Irlande, contre l'avis
du iord-lieutenant, lord Wimborne, qui se voit alors remplacé
par le maréclial Frcnch : la conscription, que l'Irlande, pays
libre, eût depuis longtemps fait voler par un Parlement natio-
nal, mais que, sujette, elle se refuse à recevoir, comme un joug
imposé, comme une marque d'esclavage, des mains d'une auto-
REVUE DES DEUX MONDES.
rite qu'elle lient pour étrangère. La politique du «Château »
B'organise selon la manière forte; c'est le régime de la rigueur,
d'aucuns disent de la provocation, c'esl la politique du pire, qui
ne va pas tarder à porter ses fruils. Inversement, chez les Irlan-
dais, l'antibritannisme est passé au premier plan et devenu
maître de la situation. Dans l'attitude passée et présente de
l'Angleterre, on ne voit que mauvaise volonté et mauvaise foi,
oppression et trahison : donc plus de ménagements à garder.
On n'espère plus le home rule. Viendrait-il même un jour, on
se demande si ce serait la peine; on veut plus et mieux main-
tenant : l'indépendance. On a cessé de croire à l'efficacité des
moyens constitutionnels pour gagner les fins nationales. L'ère
de l'action légale est finie, celle de l'intransigeance, de l'extré-
misme commence. Déjà en 1917, à plusieurs élections par-
tielles, ce sont des extrémistes qui sont sortis vainqueurs du
scrutin : dans le comté de Roscommon, on a élu le comte Plun-
kelt, père d'un des insurgés de Pâques 1916; dans le comté de
Clare, le chef du Sinn Fein, E. de Valera, a été élu en rempla-
cement du frère du leader, Willie Redmond, qui venait d'être
tué à la guerre. Enfin, en décembre 1918, voici les élections
générales, qui montrent combien les voies de l'Angleterre et de
l'Irlande ont divergé : tandis qu'en Angleterre elles apportent
au gouvernement une masse compacte de 400 « coalitionnistes »
à tendances réactionnaires et chauvines, en Irlande, c'est la
débâcle du parti parlementaire qui, de 80 membres, tombe à 6;
c'est le triomphe de l'extrémisme, qui enlève 73 sièges. Les
modérés, les constitutionnels sont balayés et disparaissent de la
scène : le pays ne croit plus en eux, ne veut plus d'eux.
Trisle fin d'un parti qui, pendant plus de quarante ans, dans
des circonstances souvent difficiles, a présidé honorablement
aux destinées du pays, et l'a mené bien près du but. 11 y avait
eu, avant lui, des nationalistes isolés au Parlement, mais le
parti ne datait en réalité que des élections de 1874 où, pour la
première fois, le secret du vote avait permis a la vraie Irlande
de se faire représenter à Westminster. On vit son apogée sous
Parnell, en ces temps où, par l'obstruction d'abord, puis par le
jeu de bascule entre les deux grands partis anglais, il exerçait
aux Communes un pouvoir redoutable, faisant et défaisant les
ministères, convertissant Gladstone au liomerulo. Puis, Parnell
disparu, ce fut la trisle période des dissensions, jusqu'au jour où
LE DRAME IRLANDAIS.
391
sa force et son unité se restaurèrent, vers 1900, pour de nou-
veaux combats, sous l'autorité de John Redmond. L'opinion
anglaise a souvent été sévère pour ces politiciens de métier,
qu'elle juge bavards, parfois excentriques, sans tenue ni culture,
n'aimant que scènes et tapage. Sans: doute ils ont eu leurs
défauts. Ils ont manqué d'idéal dans leur politique, et parfois
de courage vis-à-vis de leurs commettants. Ils ont abusé des
vaines violences au Parlement, et du plaisir qu'ils avaient à
exaspérer un auditoire qui refusait do se laisser convaincre.
Reconnaissons cependant qu'ils ont loyalement rempli leur rôle
de protestataires, et fidèlement servi, selon leurs moyens, la
cause d'Erin. Ils ont obtenu pour l'Irlande les lois agraires, le
rachat des terres, avec sa conséquence, la disparition du land-
lordisme; ils ont obtenu l'administration locale, l'université
nationale, la législation spéciale pour les con g csled districts, etc.;
ils ont démontré aux plus aveugles l'impossibilité qu'il y a à
maintenir l'unionisme en Irlande. Leur règne n'a donc pas été
infécond. Ces résultats dureront après eux. Et de tous ces résul-
tats, le moindre n'est pas d'avoir longtemps, par leur action
constitutionnelle, éliminé du pays le parti révolutionnaire,
lequel n'allait reparaître que quand eux-mêmos ils disparaî-
traient; d'avoir maintenu l'unité de l'Irlande sous l'égide de
la légalité, tout en s'efforçant d'associer le patriotisme irlandais
avec le loyalisme envers l'Empire britannique, et de gagner
pour l'Irlande l'autonomie nationale dans le cade impérial. Ce
but de leurs efforts, ils ont été plusieurs fois bien près de
l'atteindre : en 1893 avec Gladstone, en 1914 à la veille de la
guerre, en 1918 enfin avec la Convention.
Mais ils ne l'ont pas atteint, et c'est ce que l'Irlande ne leur
pardonne pas, c'est surtout ce qu'elle ne pardonne pas à leur
chef, à John Redmond, qui meurt tristement au mois de mars
1918, au cours même des travaux de la Convention dont il ne
vit pas la fin. Irlandais pur sang, bien qu'il ne fût pas de race
celtique, mais d'origine anglo-normande, — il descendait d'un
certain Raymond Le Gros qui avait été au xne siècle un des
premiers Normands a s'établir en Irlande, — il avait trop vécu
au Parlement britannique pour n'avoir pas été un peu conta-
miné par l'esprit parlementaire. Les qualités du chef, qu'avait
eues dans le temps Parnell, les forces du lutteur, qu'avait alors
l'orangiste sir Edward Carson, étaient un peu étrangères à son
392 BEVUE DES DEUX MONDES.
tempérament modéré, temporisateur, volontiers porté aux com-
promis parce qu'il voyait mieux, en même temps que les pos-
sibilités, les obstacles et les limites. 11 s'est, par exemple, aliène
bion des appuis en Irlande, entre autres celui d'une bonne partie
du clergé et da l'épiscopit, par sa cond 'scend ince envers les
Historiens, par sou désir de trouver avec eux un terrain de
conciliation, — duperie, lui disait-on, — par l'assentiment qu'il
crut devoir donner à l'idée d'une sécession temporaire et pro-
visoire de l'Ulstcr, — le provisoire n'esl-il pas ce qui dure le
plus? — 11 voulait aboutir, môme au prix de compromis dou-
loureux : l'essentiel à ses yeux c'était d'obtenir enfin le home
rit/c, même selon une formule insuffisante que l'avenir, pensait-
il, se chargerait d'améliorer. C'était un homme essentiellement
loyal et généreux, voyant loin et pensant juste. Ce qui lui
restera comme un litre d'honneur, c'est d'avoir, le 3 août 1914,
quand certains Irlandais, la mémoire toute pleine de leur
pissé, pouvaient hésiter entre la lutte nationale contre l'An-
gleterre et la lutte du monde contre le germanisme, résolu-
ment jeté son pays dans le camp des Alliés, et fait passer la
cause de la civilisation avant la cause personnelle d'Erin, au
risque de sacrifier celle-ci à celle-là... Quelle tristesse de penser
que cet acte si noble et courageux, ce bel acte d'homme d'État,
est l'un de ceux pour lesquels Uedmond et ses collègues du parti
parlementaire, ont été après 1916, en Irlande même, le plus
violemment attaqués! Et avec la plus cruelle injustice. « Vous
avez engagé l'Irlande, leur disait-on, comme si elle était libre,
— elle ne l'était pas, — et sur la promesse de la liberté, pro-
messe qui n'a pas été tenue; vous auriez dû poser vos conditions :
vous avez été trompés. » — « Ou bien vous nous avez trompés,
déclaraient les plus avancés. Vous n'aviez pas le pouvoir d'en-
giger le pays, et vous l'avez engagé sans garantie. Vous avez
juré le loyalisme d'Erin comme si vous aviez Erin dans votre
poche. Vous avez pris la cause de l'Irlande, lourde du poids de
sept siècles d'histoire et de tradition, et vous l'avez jetée par la
fenêtre (1). » Aveuglée, exaspérée parles rebuffades de l'Angle-
terre, l'Irlande témoigne ainsi à ses serviteurs fidèles la plus
choquante ingratitude. A Dublin, où il avait été si souvent
acclamé* Itcdinond se vit parfois, pendant la Convention, hué
(1) Textuel : TUe insurrection in Dublin, par James Stephens, Dublin, 1916.
LE DRAME IRLANDAIS. 3t>3
dans la rue par des groupes d'exlrémisles. Des évoques écri-
vaient : « Le pays a éle vendu, » ou bien : « Nos Icnhrs ont
mené la cause nationale au désastre. » Pauvre John Redmond,
mourant sans gloire ni récompense, après trente ans de loyaux
services et de noble dévouement a sa patrie : renié pur les
hommes d'État anglais qui, après avoir usé de lui, no se firent
pas faute d'en abuser, et de l'abuser, il eut l'amère tristesse de
se voir ensuite renié et honni par les siens. Sa vie finit dans le
naufrage de ses espérances. Du moins est-ce le destin qui lui
manqua, et non l'honneur : l'histoire lui rendra justice 1
VIII
Et maintenant, Redmond mort, le parti légal et parlemen-
taire écarté de la scène, voici donc, en décembre 1918, l'Extré-
misme seul maitre en Irlande, seul responsable de la cause et
du renom d'Erin devant le monde. Qu'en fcra-t-il? C'est ce que
nous verrons prochainement. Ce qu'on voit déjà, c'est qu'au
moment où, sur le continent, vient de finir la Grande Guerre, la
guerre va reprendre en Irlande contre l'Angleterre. Le drame est
noué : il va, fatalement, évoluer, avant de trouver un dénouement.
Quelle « tragédie des erreurs » que cette histoire des origines
du drame irlandais! De part et d'autre, les événements dé-
passent et aveuglent les hommes. En refusant concession et con-
ciliation aux modérés, en déniant à l'ile-sœur le home rule,
la liberté qui, après tout, aurait été la justification de l'entrée
en guerre de l'Irlande, en appelant l'Oiangisme à primer et
à brimer le nationalisme irlandais, l'Angleterre a sapé l'auto-
rité des chefs modérés et fait le jeu de l'Extrémisme : elle
récollera parla suite ce qu'elle a semé. Elle a cru que la guerre
la dispensait de tenir parole à l'Irlande et lui était une excuse
pour en rester au statu qao, alors qu'au contraire éclatait aux
yeux irlandais l'antinomie entre le gouvernement de l'Irlande,
tel qu'il fonctionne depuis plus de cent ans, et les grands prin-
cipes pour lesquels se battent les Alliés. Dans le môme temps
où elle prêchait au monde l'affranchissement des petites nalio-
nalilés, elle n'a su que traiter toujours nie-sœur en sujette,
sans lui accorder môme un commencement de satisfaction dans
l'ordre de l'autonomie : elle a ainsi contribué à jeter l'Irlande
dans les voies de la violence et dans le rêve de l'indépendance.
REVUE DES DEUX MONDES.
L'Irlande, d'autre part, si elle n'est pas sans excuse, n'est pas,
tant s'en faut, sans reproche. Elle a cru que la guerre fonderait
et scellerait sa liberté : en quoi elle a été trompée. Elle a com-
mencé par répondre, en un louable mouvement de conscience,
et de confiance, à l'appel que lui adressaient, par la bouche de
Redmond, l'Angleterre et les Alliés. Mais ce bel elïort, elle n'eut
pas le courage et la patience de le maintenir lorsqu'elle vit que
la guerre ne lui apportait pas, à, elle, la justice. Ulcérée par
les refus et les duretés anglaises, par l'échec lamentable de ses
aspirations nationales, par le triomphe de l'Orangisme, l'Irlande,
sous la pression des circonstances, isolée, loin de tout, laisse
ses griefs et son antibritannisme prendre le pas sur la cause de
la civilisation, elle désavoue son leader, elle se retire de la
guerre, elle ne sait pas réagir devant l'exemple et les tentations
de l'extrémisme : et on voit alors se changer en désastre ce qui
aurait dû être son succès et sa gloire. Elle perd devant le monde le
mérite de son sacrifice initial, et sort de la guerre en vaincue.
Combien le cours de l'histoire n'eùt-il pas été changé, si
l'Irlande avait suivi jusqu'au bout le chef qui lui montrait la
voie, et si elle avait mis dans l'acceptation de l'épreuve la
même générosité, la même persévérance que lui I N'est-il pas
permis de penser quo si elle s'était donnée jusqu'au bout à la
cause du droit et de la liberté dans la grande guerre, elle eût
été ensuite en mesure de forcer moralement l'Angleterre à lui
faire droit, à lui donner la liberté? N'est-il pas à croire qu'elle
eût en fin de compte obtenu, par l'action constitutionnelle,
sans violence ni compromission, tout ce que l'extrémisme se
fait fort de lui gagner un jour, mais à quel prix? En tout cas, elle
aurait eu clairement pour elle l'opinion du monde. Et si, à la
Conférence de Paris, les Puissances n'ont pas voulu écouler les
délégués d'une Irlande soi-disant indépendante, si elles n'ont
depuis lors jamais osé plaider la cause d'Erin auprès du gou-
vernement britannique, il n'est guère douteux qu'il en eût été
autrement, si l'Irlande, après avoir été jusqu'au bout à la peine,
avait été aussi à l'honneur*
L. Paul-Dubois.
[A suivre.)
JEAN DE LA FONTAINE
COURS LIBRE PROFESSÉ A L'UNIVERSITÉ DF STRASBOURG
SIXIÈME LEÇON (ij
IV. — LA VIEILLESSE ET LA CONVERSION
I. — LA FONTAINE ET LE ROI
En contant la vie de l'abbé de Chaulieu (2), Sainte-Beuve a
ouvert sur l'histoire du Grand Siècle celte large perspective :
« 11 y a deux siècles de Louis XIV : l'un noble, majestueux,
magnifique, sage et réglé jusqu'à la rigueur, décent jusqu'à la
solennité, représenté par le Roi en personne, par ses orateurs
et ses poètes en titre,* par Bossuet, Racine, Despréaux; il y a
un siècle qui coule dessous, pour ainsi dire, comme un fleuve
coulerait sous un large pont, et qui va de l'une à l'autre
Régence, de celle de la Reine-mère à celle de Philippe d'Orléans.
Lesbelles et spirituelles nièces de Mazarin furent pour beaucoup
dans celte transmission d'esprit d'une Régence à l'autre, les
duchesses de Mazarin, de Bouillon et tout leur monde; Saint-
Évremond et les voluptueux de son école; Ninon et ceux Qu'elle
formait autour d'elle, les mécontents, les moqueurs de tout
bord. » A travers ce siècle-là, nous avons, en suivant La Fon-
taine, fait quelques excursions. Sainte-Beuve ajoute : « J'ai dit
qu'il y a deux aspects du siècle ou règne de Louis XIV, l'aspect
apparent imposant et noble, et le revers, le fond plus naturel,
trop naturel, et où il ne faut pas trop regarder; ajoutons seule-
ment qu'à une certaine heure, et au plus beau moment du
(i) Voyez la Revue des '"et 15 juillet et 15 août.
(2) Causeries du Lundi, t. I.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
règne, deux hommes monlrèrent, en plus d'une œuvre, ce que
pouvait le génie en unissant les deux tons, en rompant en
visière au solennel, et en faisant parler hautement et dignement
la naluro : ces deux hommes sont Molière et La Fontaine. »
Jamais on n'a mieux marqué la place que La Fontaine a
occupée dans son siècle, ni mieux montré comment son
humeur, ses goûts, sa poétique, l'ont rendu rebelle à la disci-
pline que Louis XIV entendait imposer à la littérature, comme
à la Cour et à la nation tout entière.
Voilà pourquoi le Roi refusa toujours à La Fontaine les
faveurs dont il combla Racine et Doileau.
Voltaire a donne celte explication : « Louis XIV traitait les
fables de La Fontaine comme les tableaux de Teniers dont il ne
voulait voir aucun dans ses appartements. 11 n'aimait le petit en
aucun genre, quoiqu'il eût dans l'esprit aulant de délicatesse
que de grandeur. » Assurément, Teniers eût fait une singulière
ligure dans un palais décoré par Le Brun. Mais les person-
nages de La Fontaine ne ressemblent nullement à des Teniers :
dans les Fables, rien ne saurait blesser le goût le plus pur, le
plus scrupuleux. D'ailleurs, le Uoi permit que le fabuliste
dédiât son premier recueil au Dauphin, et il ne trouva pas
mauvais que Fénelon fit servir les Fables à l'éducation du duc
de Bourgogne. La Fontaine, cependant, n'eut aucune part aux
bienfaits de Louis XIV, et, quand il se présenta à l'Académie,
son élection fut différée sur l'ordre du Protecteur. Il faut donc
chercher une autre raison. Les Contes? Ils paraissaient alors
bien moins scandaleux qu'ils ne le semblent aujourd'hui. La vie
privée du poète? Les mœurs n'étaient pas si rigoureuses, sur-
tout à la cour, qu'on pût faire grief à La Fontaine d'avoir quitté
sa femme. Les relations du poète avec Fouquetct ['Elégie aux
Nymphes de Vaux? Peut-être; mais le ressentiment du Roi eût-
il persisté après la mort de Colbcrt? Il faut en revenir à la
remarque de Sainte-Beuve. La Fontaine appartenait à une
société qui, toujours, vécut en marge du règne, hors de Ver-
sailles; il lui appartenait par ses amitiés et ses mœurs, étant
des familiers, de l'hôtel de Bouillon et plus lard du Temple, où
les libertins s'assemblaient; il lui appartenait aussi par son
esprit libre et frondeur : dans les Animaux malades de la peste,
les Obsèques de la Lionne, le Tribut envoyé par les Animaux à
Alexandre, et dans bien d'autres fables, la majesté royale est
JEAN DE LA FONTAINE. 397
mal respectée. No dites pas que n'ayant point tiré ces récits de
son propre fonds, il n'y a pas vu malice. Un jour, discutant
avec La Fontaine sur l'autorité absolue des rois, Racine allégua
les pouvoirs donnés par Dieu à Saùl. « Si les rois, répondit
La Fontaine, sont maîtres de nos bien», de nos vies et de tout,
il faut qu'ils aient le droit de nous regarder comme des fourmis
à leur égard, et je me rends si vous me faites voir que cela
soit autorisé par l'Ecriture. » Il est vrai que Itacine, inventant
imperturbablement un texte sacré, répliqua : « L'Écriture a
dit : Tanquam formicx deambulabilis coram rege veslro. » Et
La Fontaine fut convaincu. Enfin, par sa poésie imprégnée de
tradition gauloise, par sa langue où abondent les mots «lu
siècle précédent, La Fontaine était suspect à Louis XIV qui,
dans tous ces archaïsmes, voyait une offense à la gloire de son
règne. Ces accointances avec les libertins, autant que cet atta-
chement au vieux langage, alarmaient l'orgueil du monarque.
Il est- probable que La Fontaine ne s'avisa point des raisons
de sa disgrâce. Plus d'une fois il dut s'étonner que, pour
d'autres si abondante, la manne ne tombât jamais pour lui.
Mais cet irrégulier n'avait rien d'un révolté. Il n'était pas
mauvais courtisan, et ne perdit jamais une occasion de louer
le Roi en prose ou en vers. 11 a maudit les ennemis du
royaume, célébré les exploits et la sagesse de Louis XIV, décrit
les beautés de Versailles ; il a accepté avec bonne grâce sa
mésaventure académique ; et toujours il a mis dans l'éloge une
pointe de familière bonhomie qui relevait la fadeur de la ilatte-
rie. Rien n'y a fait; le Roi est resté insensible.
n. — l'olympe et le parnasse
Le voici en pleine renommée. De grands esprits, comme
Fénelonet La Bruyère, reconnaissent son génie. Ses vieux amis,
Racine et Boileau, qui cependant appartiennent à l'ordre nou-
veau, demeurent ses admirateurs. Dans les salons et les ruelles
où l'invitent les femmes les plus renommées pour leur esprit,
il est obligé de se faire accompagner d un ami qui récite ses
fables, voire ses contes, car il n'ose se fier à sa mémoire. Le
public s'amuse des singularités de sa vie : c'est un thème iné-
puisable de bons mots et d'anecdotes. Enfin l'Académie l'a
accueilli par un vote unanime,.
338 REVUE DES DEUX MONDES.
De sa gloire, il supporte sans chagrin les ennuis, mais il
voudrait bien en retirer les avantages, et le premier de tous, un
peu d'argent, de cet argent qu'il méprise, mais sans lequel lea
loisirs de sa vieillesse lui paraîtraient insipides.
Peu h peu il a vendu presque tous ses biens de Champagne ;
il s'est même défait de la maison patrimoniale de Cbàteau-
Thierry. Sans doute, il jouit toujours du logis que lui a gardé
Mme de La Sablière; il ne le quittera qu'après la mort de son
amie. La il s'est fait un intérieur à son goût. Les bustes des
grands philosophes de l'antiquité décorent la chambre où il a cou-
tume de recevoir ses amis, Vergier, Saint-Dié, Ilervart et pour
donner à ceux-ci le plaisir d'un peu de musique, il a fait appor-
ter un clavecin ; une « Ghloris » vient y chanter des chansons.
La Chloris est jolie, et jeune, et sa personne
Pourroilbicn ramoner l'amour
Au philosophique séjour.
Je l'en avois banni ; si Chloris le ramène,
Elle aura chansons pour chansons (1).
Mais il est peu probable que M'"8 La Sablière ait consenti a
faire les frais des philosophes en terre cuite, du clavecin, et je
n'ose ajouter, de la Ghloris.
Pour sortir d'embarras, à défaut des bienfaits du Roi, un
seul moyen lui restait, celui dont alors tous les poètes usaient
sans vergogne.
On ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les Dieux, sa maltresse et son roi,
dit La Fontaine. La-dessus il raconte comment, pour recon-
naître les louanges dont Simonide les avait comblés, Castor et
Pollux donnèrent à leur poète un avis opportun et lui épar-
gnèrent de recevoir un plafond sur la tête; puis il conclut :
Je reviens à mon texte, et dis premièrement
Qu'on ne saurait manquer de louer largement
Les Dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène,
Souvent, sans déroger, trafique de sa peine;
Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix.
Les grands se font honneurdès lors qu'ils nous font ^râce :
(i) Lettre à M. de Bonrepaus, 31 août 1687.
JEAN DE LA FONTAINE. 399
Jadis l'Olympe et le Parnasse
Etoient frères et bons amis (1).
A restaurer celte fraternité de l'Olympe et du Parnasse,
La Fontaine travailla de son mieux. Il loua son roi, — gratuite-
ment. Il loua les dieux, mais avec plus de profit.
Il avait commencé par les déesses, et il avait dédié à Mm* de
Montespan le second recueil de ses fables.
C'est de vous que mes vers attendent tout leur prix :
Il n'est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connoissiez jusques aux moindres traces (2).
Puis ce fut le tour de celle qui supplanta Mme de Montespan,
MUe de Fontange, dont l'abbé de Choisy disait qu'elle était « belle
comme un ange et sotte comme un panier. » La Fontaine, il
est vrai, assurait que toutes les déesses de l'Olympe l'avaient
faite à leur image :
Pallas y mit son esprit si vanté,
Junon son port, et Vénus sa beauté,
Flore son teint, et les Grâces leurs grâces (3).
Maintenant, les dieux de sa vieillesse, c'étaient les Conti et
les Vendôme.
Pour les Conti, les neveux du grand Condé, il a composé des
dédicaces, des épitres, des épithalames. A l'aîné, Louis-Armand
de Conti, il a envoyé un opuscule, intitulé : Comparaison
d'Alexandre, de César et de Monsieur le Prince, qui est de sa
prose la plus belle et la plus solide. De la veuve de Louis-
Armand, fille de Louis XIV et de Mlle de la Vallière, il a tracé
ce ravissant portrait :
Conti me parut lors mille fois plus légère
Que ne dansent au bois la nymphe et la bergère ;
L'herbe l'auroit portée; une fleur n'auroit pas
Reçu l'empreinte de ses pas (4).
Quant au plus jeune, le prince de la Roche-sur-Yon, qui
devint prince de Conli après la mort de son frère, La Fontaine
(1) Simonide préservé par les dieux.
(2) A M-' de Montespan, dédicace du livre Vil des Fables.
(3) Épilre à M— de Fontanges, v. 112 et suivants.
(4) Le Songe.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
lui a avilie le Milan, le Roi et le Chasseur, et lui a adressé des
letlres rimées, alerles et spirituelles.
Les Vendôme, arrière-pelits-fils de Henri IV et de Gabrielle
d'Estrées, étaient, par leur mère, Laure Mancini, neveux de la
duchesse de Bouillon, qui elle-même était cousine des Conli. La
Fontaine était donc en pays de connaissance au château d'Anet
où le duc tenait sa cour. Il retrouvera la même société à Taris
dans riiùlel du Temple, que le chevalier de Vendôme occupe en
sa qualité de grand-prieur. Les mœurs des Vendôme, les fêtes
d'Anet, les débauches du Temple forment un des chapitres les
plus connus de la chronique scandaleuse, pendant la dernière-
partie du règne de Louis XIV : je vous renvoie a Saint-Simon.
Lorsque La Fontaine publia Pki'émon et Danois, où il dépei-
gnait d'une manière aussi louchante qu'inattendue la félicité de
deux vieux époux dont
Ni le temps ni l'hymen n'éteignirent la flamme,
il eut la singulière pensée de dédier celle idylle innocente au
duc de Vendôme, et, ce jour-là, il loua sans mesure.
Je voudrois pouvoir dire en un style assez haut
Qu'ayant mille vertus vous n'avez nul défaut.
Vendôme dut sourire à la pensée qu'on ne lui trouvait « nul
défaut. » Il y en avait un du moins qui lui manquait, c'était
l'ingratitude. Dien que Philémon et Baucis commençât par ce
vers imprudent :
Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux,
il chargea l'abbé de Chaulieu, intendant de ses munificences,
de faire quelques largesses à La Fontaine, et bientôt les rela-
tions entre le poète et le duc devinrent moins cérémonieuses.
On en verra la preuve dans les letlres et les épilres de La Fon-
ainc à Vendôme.
Citons quelques fragments d'une de ces lettres versifiées (1).
Cette poésie familière n'est pas un chef-d'œuvre. C'est une de ces
gazettes rimées, comme La Fontaine avait coutume d'en adresser
à ses amis et à ses protecteurs. En outre, elle jette une lumière
a-sez crue sur une vieillesse dont on ne peut dire, comme de celle
de Philémon et de Baucis, qu'elle fut « le soir d'un beau jour. »
(i) Lettre à Sou Altesse Mgr le Duc de Vendôme, septembre 1G89.
JEAN DE LA FONTAINE. 401
La gazette d'abord. On est dans l'été de 1689 : les troupes
françaises sont entrées dans le Palatinal et y font de grands
ravages; Spire, Worms, Oppenheim sont en flammes; Vendôme
vient de prendre un commandement dans l'armée du Rhin.
Rarement voit-on, ce me semble,
Guerre et pitié loger ensemble.
Aurions-nous des botes plus doux,
Si l'Allemagne enlroit cbez nous?
J'aime mieux les Turcs en campagne
Que de voir nos vins de Champagne
Profanés par des Allemands :
Ces gens ont des banaps trop grands;
Noire nectar veut d'autres verres.
En un mot, gardez qu'en nos terres
Le chemin ne leur soit ouvert :
Us nous pourroient prendre sans verd.
Quelques plaisanteries à l'adresse du pape Innocent XI, qui
était alors fort mal vu de la cour de France. Et voici l'opinion
de La Fontaine sur la Révocation de l'Ldit de Nantes. Il a
approuvé cette mesure avec une énergie qui nous surprend un
peu, car les La Sablière étaient protestants : Mme de La Sablière
s'était convertie avant la Révocation, mais sa fille M",e Muisson
et son fils, Nicolas de La Sablière, avaient été forcés de se sépare r
de leurs enfants et de s'exiler en Angleterre. Il est vrai que
La Fontaine parait trouver que le zèle du Roi dépasse un peu la
mesure.
Louis a banni de la France
L'hérétique et très sotte engeance.
Il tenta sans beaucoup d'effort
Un si grand dessein dans l'abord :
Les esprits étoient plus dociles.
Notre Roi voyant quelques villes
Sans peine à la foi se rangeant,
L'appélit lui vint en mangeant.
C'est la vérité même : les premières conversions en masse
aveuglèrent Louis XIV sur les difficultés et les iniquités de son
entreprise.
Abandonnant les choses de la guerre et de la politique, La
Fontaine aborde, sans transition, un sujet qui le touche de
TOME LXY. — 1921. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup plus près. L'abbé de Chaulieu lui a promis quelque
argent do la pur! du duc.
Il veut accroître ma chevance :
Sur cet espoir, j'ai par avance
Quelques louis au vent jetés,
Dont je rends grâce à vos bontés.
Le reste ira, ne vous déplaise,
En vins, en joie, et cxtera.
Ce mot-ci s'interprétera
Des Jeannetons, car les Clymènes
Aux vieilles gens sont inhumaines.
Je ne vous reponds pas qu'encor
Je n'emploie un peu de votre or
A payer la brune et la blonde;
Car tout peut aimer en ce monde.
Non que j'assemble tous les jours
Barbe fleurie et les Amours.
Ensuite il donne au Duc les dernières nouvelles de la société
du Temple :
Nous faisons au Temple merveilles.
L'autre jour on but vingt bouteilles;
Renier (t) en fut l'archi tri clin,
La nuit étant sur son déclin,
Lorsque j'eus vidé mainte coupe,
Lanjamet, aussi de la troupe,
Me ramena dans mon manoir.
Je lui donnai, non le bonsoir,
Mais le bonjour : la blonde Aurore,
En quittant le rivage maure,
Nous avoit à table trouvés,
Nos verres nets et bien lavés,
Mais nos yeux étant un peu troubles,
Sans pourtant voir les objets doubles.
Jusqu'au point du jour on chanta,
On but, on rit, on disputa.
Ces diverses confidences en disent assez sur les divertisse-
ments de la vieillesse de La Fontaine. Il est superflu d'insister
sur ses lettres à Mme Ulrich, personne belle, spirituelle et d'une
(1) Elève de Lulli.
JEAN DE LA FONTAINE. 403
galanterie sans mesure, qui tenait une sorte de tripot dans la
rue de l'Université. On ignore combien de temps il demeura
chez elle, mais on sait qu'il laissa entre ses mains nombre de
manuscrits, car ce fut elle qui édita les œuvres posthumes. On
sait aussi par ses lettres qu'il ne refusait pas « les perdrix, le
vin de Champagne, les poulardes avec une chambre chez le
marquis de Sablé (1), » un des amants de M"K Ulrich.
III. — DANS LE PARC DE BOIS-LE- VICOMTE
La Fontaine trouva sur son chemin une seconde La Sablière.
Françoise le Rogois de Bretonvilliers avait épousé le financier
d'IIervart. Elle était d'une rare beauté. Le mutuel amour des
deux époux émerveillait La Fontaine. « Comment, écrivait-il,
M. d'IIervart cesserait-il d'aimer une femme souverainement
jolie, complaisante, d'humeur égale, d'un esprit doux et qui
l'aime de tout son cœur? (2) » Mme d'IIervart entoura le vieux
poète de soins et d'affection. Elle le chapitrait sans sévérité, car
la société des Ilervart n'était pas bégueule, et un des familiers
de la maison, l'abbé Vergier, composait des contes auprès des-
quels ceux de La Fontaine peuvent passer pour édifiants. La
morale que la jeune femme prêchait h son ami élait donc
indulgente. Elle eût seulement voulu mettre un peu de décence
dans celle existence désordonnée, obliger La Fontaine à porter
un habit moins troué, le décourager d'aller chez les « Jeanne-
Ions, » le retenir auprès d'elle à la campagne, dans son château
de Bois-le-Vicomte. C'était peine perdue : noire homme aimait
tendrement son amie, la payait en vers charmants de ses atten-
tions et de ses conseils, mais il s'évadait, a la première occa-
sion, pour retourner chez le grand prieur, chez Mme Ulrich, ou
ailleurs.
C'est sous les ombrages de Bois-le-Vicomte qu'il nous plaît
de nous représenter La Fontaine septuagénaire, tel que nous lo
montre l'admirable portrait aujourd'hui conservé au musée de
Versailles : dans un visage dont la sécheresse et les rides
laissent voir le ravage des années et la fatigue de la vie, des
yeux brillant d'une juvénile, d'une enfantine clarté, un long
nf7. qui flaire toutes les voluptés, des lèvres fines et malicieuse-
(1) Lettre à M— Ulrich, octobre 1688.
(2) Lettre à M. de Bonrepaus, 34 août 1687.
404 REVUE DES DEUX MONDES.
ment serrées, un fort menton dont la rondeur intacte trahit toutes
I - sensualités. Voilà bien le héros de la mésaventure, que Iui-
même a, un jour, si joliment contée dans une lettre à Vergier :
Qu'avoit affaire M. d'Hervart de s'attirer la visite qu'il eut
dimanche? Que ne m'avertissoit-il ? Je lui aurois représenté la
loiblesse du personnage, et lui aurois dit que son très humble servi-
teur étoit incapable de résister à une fille de quinze ans qui a les
yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d'un
agrément infini, une bouche et des regards... Je vous en fais juge;
sans parler de quelques autres merveilles, sur lesquelles M. d'Hervart
m'obligea de jeter la vue. Que ne me fit-il la description tout entière
de Mlle de Beaulieu? Je serois parti avant le dîner; je ne me serois
pas détourné de trois lieues comme je fis, ni n'aurois été, comme un
idiot, me jeter dans Louvres, c'est-à-dire dans un village qui n'en est
écarté que d'un quart de lieue, plusloin de Paris que n'en est Bois-le-
Vicomte. La pluie me fit arrêter près de deux heures à Auney. J'étois
encore à cheval qu'il étoit près de dix heures. Un laquais, le seul
homme que je rencontrai, m'apprit de combien j'avois quitté la vraie
route, et me remit dans la voie en dépit de MUe de Beaulieu, qui
m'occupoit tellement que je ne songeois ni à l'heure ni au chemin.
Mais cela ne servit de rien : il fallut gîter au village. Vous voyez, mon-
sieur, que, sans la visite qu'elle nous fit, je n'aurois pas eu un gîte
dont il plaise à Dieu vous préserver. J'eus beau dire l'oraison de saint
Julien, Mlle de Beaulieu fut cause que je couchai dans un malheureux
hameau... (1) »
Et pendant trois jours La Fontaine rêve de MIle de Beaulieu;
puis il écrit à Vergier pour le charger de remettre à la jeune
fille une jolie déclaration :
Amarante est jeune et belle;
Je suis vieux sans être beau,
Et vais pour quelque rebelle
M'einbarquer tout de nouveau.
Il s'embarque et, dans ses petits vers, le Printemps, l'Aurore,
les lis, les roses, toutes les antiques fanfreluches de la muse
galante, reprennent soudain grâce et fraîcheur, rajeunies par
l'immortelle jeunesse du vieil amoureux. Et tant pis si Mlle de
Beaulieu s'en divertit! « A quoi, dit-il, servent les radoteurs
qu'à faire rire les jeunes filles? »
(i) Lettre à M. l'abbé Vergier, 4 juin J,688.
JEAN DE LA FONTAINE. 405
Et c'est encore dans ces mêmes jardins de Bois-le- Vicomte
qu'il faut évoquer une dernière image de La Fontaine : ce n'est
pas la moins charmante, et c'est peut-être la plus vraie. On la
trouve dans une lettre de Vergier à Mme d'IIervart.
Je voudrois bien le voir aussi
Dans ces charmants détours que votre parc enserre
Parler de paix, parler de guerre,
Parler de vers, de vin, et d'amoureux souci;
Former d'un vain projet le plan imaginaire,
Changer en cent façons l'ordre de l'Univers;
Sans douter, proposer mille doutes divers;
Puis tout seul s'écarter comme il fait d'ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,
Non pour rêver à quelque affaire,
Mais pour varier son ennui.
Et Vergier ajoutait : « Car vous savez, madame, qu'il s'en-
nuie partout, et même (ne vous en déplaise) quand il est auprès
de vous, surtout quand vous vous avisez de vouloir régler ses
mœurs ou sa dépense (1). »
On peut se demander si La Fontaine s'ennuyait autant que
Vergier l'a pensé. Gomme lui-même ne nous en a jamais rien
dit, Vergier a du se tromper.
IV. — LA CONVERSION
Au milieu du mois de décembre 4692, La Fontaine, qui avait
déjà passé par des crises de rhumatisme, tomba très gravement
malade. Il était alors dans sa soixante-douzième année et demeu-
rait encore chez Mme de La Sablière, rue Saint-IIonoré. Ayant su
la maladie de son paroissien, le curé de Saint-Roch chargea un
de ses vicaires de l'aller visiter. Ce vicaire, l'abbé Pouget, était
un jeune prêtre de vingt-six ans, docteur en Sorbonne et qui,
trois ans plus tard, devait entrer à l'Oratoire. Il était d'esprit
janséniste, car il figure au Nécrologe de Port-Royal comme un
« Ami de la vérité, » et il devait être dans la suite un des
premiers « appelants » de la Bulle. Il avait du coup d'œil, de la
finesse, et, pour le salut des âmes, un zèle un peu brusque, un
peu rude : on en jugera.
(1) Lettre de Vergier à M" d'IIervart
406 REVUE DES DEUX MONDES.
Il commença par décliner la mission qu'on lui voulait
confier, alléguant sa jeunesse, son inexpérience. Mais le curé
insista, et le vicaire obéit.
Il prit avec lui un ami commun, « homme, dit-il, de beau-
coup d'esprit et qui était intime de M. de La Fontaine, » (peut-
être Maucroix; plus probablement Racine) et se présenta chez
le malade pour savoir de ses nouvelles. Insensiblement il mit
la conversation sur les vérités de la religion. La Fontaine
n'éluda pas l'entretien, mais avoua combien il lui répugnait
d'admettre l'éternité des peines : « Je me suis mis depuis
quelque temps, dit-il, à lire le Nouveau Testament; je vous
issure que c'est un fort bon livre, oui, par ma foi, c'est un
bon livre. Mais il y a un article sur lequel je ne me suis
pas rendu, c'est celui de l'éternité des peines; je ne comprends
pas comment celte éternité peut s'accorder avec la bonté de
Dieu. » A quoi l'ecclésiastique répondit qu'il n'était point néee^
saire de comprendre, qu'il suffisait de croire à la révélation,
que, du reste, l'éternité des peines était fondée en raison, et,
comme il était tout frais émoulu de la Sorbonne, il cita abon-
damment saint Augustin, les Pères, les théologiens, si bien
que sous ce déluge de preuves La Fontaine se rendit et pria le
vicaire de revenir le voir. Quelques heures plus tard, le vicaire
était là prêt à reprendre la controverse. Pendant dix ou douze
jours, le tête-à-tête se renouvela.
L'abbé Pouget a dit l'impression que lui laissèrent ces
longues conversations :
M. de La Fontaine n'avait jamais été absolument mécréant, mais
aussi c'était un homme qui, comme tout le monde sait, n'avait jamais
fait de la religion son capital. C'était un homme abstrait qui ne
pensait guère de suite, qui avait quelquefois de très agréables saillies,
qui d'autres fois paraissait avoir peu d'esprit, qui ne s'embarrassait
de rien et qui ne prenait rien fort à cœur. La maladie le mit en état
de faire des réflexions sérieuses. Je lui ai connu, pendant ce temps-
là, un £rand fond de bon sens. Il saisissait, le vrai, et il s'y rendait;
il ne cherchait point à chicaner. Il me parut agir avec droiture et
bonne foi, et il me dit que s'il prenait le parti de se confesser, je
verrais qu'il le ferait tout de son mieux et qu'il ne jouerait pas la
comédie...
Il finit par se décider à une confession générale, et certes il
ne joua pas la comédie. D'ailleurs, cette confession générale,
JEAN DE LA FONTAINE. 407
no l'avait-il pas déjà faite à tout vonant, sans réticence connut
sans forfanterie? Son confesseur lui avait promis de venir à sun
secours « par les différentes questions qu'il lui ferait, par rap-
port à chaque âge de sa vie, sur les commandements de Dieu et
de l'Eglise. » Nous n'avons pas fait autre chose, quand, feuil-
*elanl ses ouvrages, nous y avons relevé presque à chaque page
l'aveu de ses faiblesses.
L'abbé Pouget avait raison : jamais La Fontaine n'avait été
« absolument un mécréant, » mais toute religion avait été
absente de sa vie. Il croyait en Dieu. L'ordre qui règne dans
l'univers est, d'ailleurs, la seule raison qu'il ait jamais donnée
de sa croyance. « Dieu fait bien ce qu'il fait, » et la preuve, c'est
que les citrouilles ne poussent pas sur les chênes 1 Puis, avant
donné ce satisfecit à la Providence, il se jugeait quitte avec elle-
Les dieux de l'Olympe lui étaient plus familiers que les saints
du Paradis. Son imagination était à tel point hantée de mytho-
logie quo,,nous qui sommes devenus assez ignorants de la fable
antique, nous nous trouvons parfois embarrassés pour com-
prendre du premier coup tels ou tels vers de La Fontaine. Vis-
à-vis du paganisme, son sentiment ressemblait à celui de tant
de nos contemporains vis-à-vis du christianisme : il avait la
piété sans la foi, mais de cette piété, de cette tendre piété su
poésie était pénétrée. Quant à sa morale, tout épicurienne, il
ne se fût jamais avisé de la réduire en maximes philosophiques,
mais elle était la fidèle servante de ses goûts et de ses passions,
L'ellet bon ou mauvais de son tempérament.
A vingt ans, il avait passé par l'Oratoire où ses maîtres
avaient, sans doute, cherché à lui enseigner la théologie et la
vertu : qu'en avait-il retenu?
Il s'était bien gardé de prendre parti dans les grandes disputes
religieuses qui passionnaient son siècle. La lecture des Provin-
ciales l'avait diverti et lui avait inspiré une épigramme et une
amusante ballade : Escobar suit un chemin de velours, où d'ail-
leurs il approuvait la condamnation de Jansenius, « auteur de
vains débats. » Un moment, on eut, il est vrai, la surprise de
le trouver en relationsavec les messieurs de Port-Royal. En 1671,
un personnage équivoque, l'oratorien Loménie de Urienne, avait
persuadé aux jansénistes de publier un choix de « poésies chré-
tiennes » sous la caution de La Fontaine, et de dédier le tout
408 REVUE DES DEUX MONDES.
au jeune prince de Conti : La Fontaine avait donné son nom,
écrit la dédicace et une traduction du psaume Diligam te,
Domine. Bien plus, deux ans après, sur le conseil d'on ne sait
qui, il fit d'un récit de saint Jérôme, traduit par Arnauld
d'Andilly, le pieux et détestable poème de la Captivité de Saint
Malc. Il serait téméraire d'en conclure qu'il sentit alors une
velléité, même fugitive, d'amender ses mœurs. La fastidieuse
médiocrité de Saint-Malc montre quel ennui accablait La Fon-
taine tandis qu'il bâclait l'éloge de la chasteté, car de ces 550 vers
on n'en peut guère sauver que quatre, mais il faut les sauver :
le saint obligé de vivre auprès d'
Une dame encor jeune et sage en sa conduite,
supplie le Seigneur de le défendre contre la tentation :
Tu m'as donné pour aide au fort de la tourmente
Une compagne sainte, il est vrai, mais charmante;
Son exemple est puissant, ses yeux le sont aussi.
De conduire les miens, Seigneur, prends le souci (1).
D'ailleurs il venait tout justement de publier la troisième
partie de ses contes qui finit par le Petit Chien, et allait publier
la quatrième qui commence par Comment l'esprit vient aux
filles. Il tenait les jansénistes pour des personnages un peu
tristes, « gens d'esprit et bons disputeurs. » N'avait-il pas eu un
jour l'étrange pensée de dédier un de ses contes à Arnauld
d'Andilly? Et Boileau, dit-on, avait eu peine à lui faire entendre
que le vieux solitaire ne lui en témoignerait aucune gratitude.
Jamais lui qui tant rêvait, n'a rêvé de 1' « affreux vallon » de
Port-Royal.
Il avait beaucoup raillé le clergé, les moines et les nonnes :
ses contes les plus licencieux se passent au couvent. Il se mo-
quait un peu de nous, quand il alléguait, pour son excuse, le
dérèglement des religieux et des religieuses :
Si vous teniez toujours votre bréviaire,
Vous n'auriez rien à démêler ici (2).
En réalité, il ne faisait que suivre l'exemple de ses maîtres
Boccace, Marot, Rabelais et tous les vieux conteurs; il les sui-
vait sans scrupule et sans remords.
(1) La captivité de Saint Malc, v. 205 et suivants.
(2) Le psautier, v. 19 et suivants.
JEAN DE LA FONTAINE. 409
Il avait eu sous les yeux bien des spectacles qui eussent pu
troubler sa philosophie anacréontique : Racine avait quitté le
théâtre et la Champmeslé, pour se réconcilier avec Port-Royal
et épouser Catherine de Romanet ; Mme de La Sablière s'était
retirée aux Incurables, et expiait dans une vie pénitente les
péchés de la chair et de l'esprit; Gondé avait fait ses Pâques
après dix-sept ans d'irréligion et mouraitpieusement; Louis XIV
épousait Mra* de Maintenon; enfin les courtisans,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
donnaient dans la dévotion ou l'hypocrisie. Tous ces change-
ments l'avaient surpris; mais il était aussi incapable de dévo-
tion que d'hypocrisie. Tout ce qu'il demandait au Ciel était de
rester « amoureux et bon poète » jusqu'à quatre-vingt-deux ans.
« C'est du Ciel, disait-il, dont il est fait mention au pays des
Fables que je veux parler : car celui que l'on prêche à présent
en France; veut que je renonce aux Chloris, à Bacchus et à
Apollon... Je concilierai tout cela le moins mal et le plus long-
temps qu'il me sera possible. » Et il se promettait de continuer
à servir les trois divinités « et ce qui s'ensuit; avec la mo-
dération requise, cela s'entend (1). »
Jusqu'à l'heure de la grâce, il avait été tel que lui-même
s'est dépeint dans une jolie lettre à Saint-Evremond :
« Je ne suis pas moins ennemi que vous du faux air d'esprit
que prend un libertin. Quiconque l'affectera, je lui donnerai la
palme du ridicule.
Rien ne m'engage à faire un livre;
Mais la raison m'oblige à vivre
En sage citoyen de ce vaste univers ;
Citoyen qui, voyant un monde si divers,
Rend à son auteur les hommages
Que méritent de tels ouvrages.
Ce devoir acquitté, les beaux vers, les doux sons,
Il est vrai, sont peu nécessaires :
Mais qui dira qu'ils soient contraires
A ces éternelles leçons?
On peut goûter la joie en diverses façons :
Au sein de ses amis répandre mille choses,
Et recherchant de tout les effets et les causes,
(!) Lettre à M. de Bonrepaus, 31 août 1687.
410 REVUE DES DEUX MONDES.
A table, au bord d'un bois, le long d'un clair ruisseau.
Raisonner avec eux sur le bon, sur le beau,
Pourvu que ce dernier se traite à la légère.
Et que la nymphe ou la bergère
N'occupe notre esprit et nos yeux qu'en passant :
Le chemin du cœur est glissant (1).
Voilà quel était le pénitent de l'abbé" Pouget : une âme
droite, naïve, franche et qui devait offrir peu de résistance à
l'appel de la grâce, puisqu'elle n'avait jamais contesté le pre-
mier article du Credo. La Fontaine avait violé sans relâche le
sixième et le neuvième des commandements de Dieu ; mais il
y a des repentirs et des engagements qui ne coûtent pas beau-
coup à un vieillard de soixante-treize ans qui se sait malade à
en mourir. Seulement, La Fontaine était poète, et il fallait
obtenir de lui qu'il condamnât non seulement sa vie, qui était
bien près de finir, mais aussi ses ouvrages qu'il jugeait inno-
cents. Avant de l'admettre à la participation des sacrements,
l'abbé Pouget exigeait de lui le désaveu public des Contes en pré-
sence de l'Académie française, puis la promesse « de ne jamais
plus contribuer à l'impression ou au débit du livre et de con-
sacrer désormais son talent à des ouvrages de piété, jamais à des
ouvrages qui y fussent contraires. »
La Fontaine eut peine à accepter les conditions de son con-
fesseur. « Il ne pouvait pas, dit l'abbé Pouget, s'imaginer que
le livre des Contes fût un ouvrage si pernicieux, quoiqu'il ne le
regardât pas comme un ouvrage irrépréhensible et qu'il ne le
justifiât pas. Il protestait que ce livre n'avait jamais fait de
mauvaise impression sur lui en l'écrivant, et il ne pouvait pas
comprendre qu'il pût être si fort nuisible aux personnes qui le
lisaient. Ceux qui ont connu plus particulièrement M. de La Fon-
taine, n'auront point de peine à convenir qu'il ne faisait point
de mensonge en parlant ainsi, quelque difficile qu'il paraisse
de croire cela d'un homme d'esprit et qui connaissait le monde. »
L'abbé Pouget tint bon; La Fontaine céda. II céda encore
quand l'abbé Pouget lui imposa de détruire une comédie qu'il
devait bientôt remettre aux comédiens. Le manuscrit fut jeté au
feu. El La Fontaine reçut l'absolution.
I." 13 janvier 1693", accompagné d'une délégation de l'Aca-
(!) I fUrr h M de Saint-Évremond. is Héoemhre 168".
JEAN DE LA FONTAINE. 411
demie française, l'abbé Pouget porta lu Saint-Sacrement au ma-
lade qui était sur un fauteuil. « La chambre, écrit l'abbé, fut
aussitôt remplie de monde, et d'un monde choisi, carie bruit de
l'action que M. de La Fontaine allait faire s'était répandu, et
un grand nombre du personnes de qualité et de gens d'esprit se
joignirent à Messieurs les Académiciens et voulurent être les
témoins du spectacle. »
Peut-être eut-on pu épargner au pénitent cette mise en
scène et ce concours de badauds. Peut-être aussi eùt-on pu
adoucir la déclaration humiliante qu'il dut alors adresser u.
l'assistance et dont les termes lui avaient été certainement dic-
tés. Il se soumettait sans réserve a toutes les conditions exigées
de lui, et dans quels termes 1
Il est d'une notoriété qui n'est que trop publique, que j'ai eu le
malheur de composer un livre de contes infâmes. En le composant,
je n'ai pas cru que ce fût un ouvrage aussi pernicieux qu'il l'est. On
m'a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c'est un livre abomi-
nable. Je suis très fâché de l'avoir écrit... Je voudrois que cet ouvrage
ne fût jamais sorti de ma plume, eter..
L'abbé prit acte des promesses, durement, impitoyablement,
et La Fontaine reçut le Saint-Vialique«avecun extérieur qui mar-
quait une profonde humiliation et de grands sentiments de piété. »
Le même jour, un gentilhomme envoyé par le duc de Bour-
gogne remit à La Fontaine une bourse de cinquante louis
pour le dédommager du profit qu'il eût tiré d'une nouvelle édi-
tion des Coules prête à paraître en Ilollande. C'est l'abbé Pou-
get qui mentionne cette « belle action » du prince alors âge
de douze ans. Cinquante louis! s'il se fût agi de payer la dédi-
cace d'un poème, rien de plus naturel : c'était l'usage. Mais
cette libéralité accordée à un converti, quelques heures après
sa conversion I II n'a pas tort, le biographe de La Fontaine qui
observe à ce propos : « L'intention était excellente, mais il
nous semble que le moment fut mal choisi. »
Lorsqu'il fut rétabli et put se rendre à l'Académie, La Fon-
taine y renouvela sa déclaration devant toute la compagnie.
V. — LES DEUX DERNIÈRES ANNÉES
Tandis qu'il était malade, M,ne de la Sablière était morte. Il
fut alors recueilli par ses amis d'IIervart dans leur hôtel de
412 REVUE DES DEUX MO.NDES.
la rue Plàtrière. Il passa les deux dernières années de sa vie
dans cette somptueuse maison dont les plafonds décorés par
Mignard représentaient l'apothéose de Psyché et l'histoire
d'Apollon. Plus d'une fois le vieux poêle dut contempler, avec
un plaisir mêlé de remords, les gracieuses figures qui avaient
enchanté ses trop païennes rêveries, et plus d'une fois chasser
d'un signe de croix le malin qui lui chuchotait à l'oreille :
« Toutes ces divinités, tu les a chantées ; regarde l'aventure de
Daphné dont tu fis un opéra; vois le Parnasse où, parmi le
chœur des Muses, tu contais à Apollon la froideur, puis le sou-
dain baiser de Clymène ; et voici Psyché, mère de cette « Vo-
lupté divine » que tu célébrais dans les bosquets de Versailles. »
Mais il s'agissait bien de Daphné, d'Apollon et de Psyché;
maintenant il fallait tenir ses promesses et penser à son salut.
La Fontaine y pensa avec une constance qui émerveilla ceux
qui connaissaient sa naturelle fragilité, « vrai dans sa péni-
tence, dit l'abbé d'Olivet, comme il l'avait été dans tout le reste
de sa conduite et n'ayant jamais songé à tromper ni Dieu, ni
les hommes. »
Il se mit donc à paraphraser des psaumes. Il s'en acquitta
de son mieux. Son Dies irae n'est pas un des chefs-d'œuvre
de la poésie sacrée; mais il est plus facile à un vieil homme
de changer sa vie, qu'à un vieux poète de renouveler sa poésie.
On fit courir le bruit qu'il était sorti de sa maladie, la rai-
son atteinte, presque en enfance. « Sa tête est très affaiblie, »
écrivait Ninon de Lenclos à Saint-Evremond, qui, à son tour,
écrivait à la duchesse de Mazarin : « A son âge et au mien, on
ne doit pas s'étonner qu'on perde la raison, mais qu'on la con-
serve... Le mal n'est pas d'être fou, mais d'avoir si peu de
temps à l'être. » En vérité, Saint-Evremond, Ninon et les autres
étaient vexés d'une conversion qui réjouissait les dévots, et, de
dépit, ils allaient répétant que le bonhomme était gâteux. Or
jamais La Fontaine ne fut plus actif, plus dispos au travail
que dans les mois qui suivirent sa convalescence.
Il retourna à Château-Thierry ; jamais il n'avait cessé d'y
faire de plus ou moins longs séjours. Cette fois sera la dernière
qu'il reviendra au pays natal. Revit-il sa femme? Lui deman-
da-t-il pardon de ses torts? Les deux vieux époux se réconci-
lièrent-ils? Jusqu'au bout l'on est condamné à ne pas savoir
grand'chose de la vie conjugale de La Fontaine.
JEAN DE LA FONTAINE.
413
Une lettre qu'il écrivit à Maucroix le 26 octobre 161)3 et dont
le texte complet n'a été mis au jour qu'en 1911, va nous
faire entrer de plain pied dans l'existence quotidienne du vieil-
lard, nous montrer ses travaux, ses occupations, ses soucis. On
jugera si tout cela révèle une « tête affaiblie. »
Il envoie à son ami une copie de son Dies irœ et lui donne
quelques nouvelles des récents événements d'Italie : la défaite
du duc de Savoie, l'altitude du pape, etc. On a déjà noté, à
plusieurs reprises, combien il s'intéressait aux affaires de la
politique et de la guerre: il y avait en lui l'étoffe d'un bon
gazelior. Puis il annonce à Maucroix qu'il lui adressera toutes
ses hymnes, « quand il les aura mises un peu plus au net, » et
le prie de les comparer à celles de Messieurs de Port-Royal. Il
lui prodigue les conseils pour ses traductions.
Je te conseille de traduire l'action des « Fourches Caudines » qui
est dans Tite Live avec les harangues de part et d'autre. Jamais les
Romains'ne m'ont semblé si grands et si pleins de cœur qu'en ceste
rencontre; je ne m'étonne pas que ce peuple se soit rendu maître de
l'univers. La dissertation de cet historien sur ce qui regarde
Alexandre est bonne aussi à traduire. Mande-moy où je pourray trouver
ton /lalionariujn Temporum (c'était un abrégé chronologique de
l'histoire de l'univers) et ton Sanderus (c'était une histoire du
schisme de l'Angleterre). Envoye-moi incessamment ton « Dialogue
de Causis, » et le reste que tu as traduit de Tite-Live et que tu m'as
desjà envoyé et que je t'ay renvoyé avec quelque peu de notes ;
tu y joindras pareillement VAslerius et tes dialogues de Conlemnenda
Morte, de Amicitia et de Seneclute; il te faudra traduire aussi les
Offices. Voilà bien de la besogne, mais qu'y faire? Je mourrois
d'ennui si je ne composois plus.
C'est le cri de tous les vieux hommes de lettres, surtout de
ceux qui furent autrefois les plus nonchalants. Aux approches
de la mort, la paresse leur devient intolérable : c'est l'heure du
« long espoir » et des « vastes pensées. » — « J'ay un grand
dessein, poursuit La Fontaine, où tu pourras m'ayder, je ne te
diray pas ce que c'est, que je ne l'aye avancé un peu davantage. »
El il ajoute, comme s'il devinait le sourire de Maucroix : « Je
continue toujours à me bien porter, et ay un appétit et une
vigueur enragée. Il y a cinq ou six jours que j'allay à Bois-le-
Vicomte à pied, et sans avoir presque mangé; il y a d'icy cinq
lieues assez raisonnables. »
41» REVUE I<L> DEUX MONDES.
Et la causerie continue à bâtons rompus, mêlant la politique,
la récolte, les affaires de l'Académie, ies anecdotes, les correc-
tions de style, etc..
La Gazette de Hollande de vendredi n'est point encore venue, ny
celle d'aujourd'hui, que je sache; je m'imagine qu'il y a quelque
chose dans ce pays-là et en Angleterre qui ne va pas bien pour nos
ennemis, et j'ay desjà vu la même chose plus d'une fois.
Je crois t'avoir mandé qu'un de mes amis avoit acheté du vin de
Surêne nouveau assez bon, et qui ne luy revenoit qu'à huit sols la
pinte rendu dans sa cave ; mande-moy quelles ont esté vos vendanges,
et si vos seigles et vos bleds sont bien levez ; ils le sont fort bien
autour deChasleau-Tbierry et en ce pays, mais les clameurs du peuple
à Paris sont infinies, il menace le pauvre M. du Pile de l'assassiner...
Hier, un des aumôniers de M. l'arehevesque de Reims me ren-
contra ; c'est un blond, homme de musique, el qui a, ce me semble,
la voix fort belle, il me dit que tu te plaignois de ma paresse, je pense
pourtant t'avoir écrit depuis le voyage de Chasleau-Thierry ; il me dit
aussi que tu te portes à merveille, j'en suis ravi, j'espère que nous
attraperons, tous deux, les quatre-vingts ans.
Décidément, la dévotion n'a pas fait passer à La Fontaine le
goût de la vie. Elle ne lui a pas non plus enlevé la liberté de
son jugement et la conscience de son mérite.
J'avois peur que ce ne fût à moy de répondre à M. du Bois, nostre
nouvel académicien, et cela m'eust embarrassé, car il eust fallu le
louer sur ses ouvrages, je ne les tiens pas si bons qu'on s'imagine
que je le dois... Le mal est que je trouve peu de gens de fort bon
goût, je n'en trouve presque point... Quand un homme a une fois la
vogue en ce pays-cy, tout le monde court à l'appuy de la boule, et les
gens comme nous ne sont nullement écoutez. Je vois tous les jours
cela à l'Académie, mais je m'en console à merveille. Propria virtute
«ne involvo, su uni cui^ue decus postevilas rependet...
Et cette lettre se termine par un mot amer sur Pellisson
qui venait de mourir sans confession et criblé de dettes. Sur le
point de la religion, Dossuet ayant justifie Pellisson dans une
lettre publique à Mllc de Scudéri, La Fontaine est forcé de
s'incliner. Pour le reste, malgré sa vieille amilié, il est impi-
toyable. Il faut payer ses debtes, dit-il, et il ne m'a point paru
que nostre ami s'en soit assez tourmenté. » Pour comprendre la
sévérité de La Fontaine, il faut su rappeler que lui-même s'était
JEAN DE LA FONTAINE. 415
dépouillé afin de désintéresser ses créanciers et ceux de son
père.
Dans le même temps, il reçoit les épreuves d'un nouveau
recueil qu'il dédiera au duc de Bourgogne, et c'est alors qu'il
compose sa dernière fable : le Juge arbitre, ï Hospitalier et le
Solitaire. Comme le ton a changé I Ce solitaire chrétien, presque
un solitaire de Port-Royal, ne ressemble guère aux ermites
paillards et dévergondés des contes. Sa retraite n'est point non
plus celle d'un épicurien qui fuit les fâcheux et modère ses
désirs afin de pouvoir mieuxsuivre la nature. Il estvenu au désert
pour obéir à la volonté divine et apprendre à se connaître....
Mais, par le bon sens, la grâce, la malice, l'ingéniosité de la
versification, l'agrément de la forme, cette fable est l'égale des
plus parfaites. Rien ne trahit le déclin de l'esprit.
VI. — LA MORT DE LA FONTAINE
Dès lors, La Fontaine vécut dans la retraite tout entier au
soin do son âme. En décembre 1G94, il se sentit plus faible et
demeura dans sa chambre. Le 16 février 1695, il écrivait à
Maucroix :
Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur
quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n'est
pour aller un peu â l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier, comme
j'en revenois, il me prit, au milieu de la rue du Chantre, une si
grando foiblesse que je crus véritablement mourir. 0 mon cher!
mourir n'est rien; mais songes-tu que je vais comparoltre devant
Dieu? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les
portes de l'Éternité seront peut-être ouvertes pour moi.
Elle est bien touchante, la réponse de Maucroix. Chrétienne-
ment, il exhorte son ami à se confier à la miséricorde de Dieu,
et il ajoute :
... Si Dieu te fait la grâce de te renvoyer la santé, j'espère que tu
viendras passer avec moi les restes de ta vie, et que souvent nous
parlerons ensemble des miséricordes de Dieu. Cependant, si tu n'as
pas la force de m'écrire, prie M. Racine de me rendre cet ofOce de
charité, le plus grand qu'il me puisse jamais rendre. Adieu, mon
bon, mon ancien et véritable ami. Que Dieu, par sa très grande
bonté, prennp soin oV la santé de ton corps pt de celle de ton âme
416 REVUE DES DEUX MONDES.
La Fontaine ne devait jamais retourner à Reims ni causer
avec son ami des choses divines dans le joli jardin canonial qui
jadis avait entendu de bien autres propos. Deux mois après, le
13 avril 1G!)5, il mourut à l'hôtel d'IIervart « avec une cons-
tance admirable et toute chrétienne, » dit Charles Perrault.
Lorsqu'on le déshabilla pour l'ensevelir, on trouva un cilice sur
son corps.
Quand il apprit la mort de La Fontaine, Maucroix écrivit
cette note dans ses Mémoires :
Le 13... mourut à Paris mon très cher et très fidèle ami M. de
La Fontaine. Nous avons été amis plus de cinquante ans, et je
remercie Dieu d'avoir conduit l'amitié extrême que je lui portais
jusqu'à une assez grande vieillesse, sans aucune interruption ni
refroidissement, pouvant dire que je l'ai tendrement aimé, et autant
le dernier jour que le premier... C'était l'âme la plus sincère et la
plus candide que j'aie jamais connue : jamais de déguisement : je ne
sais s'il a menti en sa vie. Celait au reste un très bel esprit, capable
de tout ce qu'il voulait entreprendre. Ses fables, au sentiment des
plus habiles, ne mourront jamais et lui feront honneur dans toute la
postérité.
On ne peut rien ajouter à ces simples et belles paroles. Celui
qui les prononça fut le témoin de toute la vie de La Fontaine,
son camarade de plaisir, son compagnon d'étude, le confident de
ses disgrâces et de ses bonnes fortunes. La Fontaine lui a
soumis ses projets et ses ouvrages, ayant égale confiance
dans son goût, son savoir et son amitié. La candeur, la sin-
cérité d'un homme qui n'a jamais menti, voilà la grande
vertu de La Fontaine, et, à cause d'elle, ses amis, même les
plus sévères, l'ont, bien avant l'abbé Pougct, absous de tous ses
péchés. Quant au poète, Maucroix l'a aussi bien jugé. Un génie
prodigieusement souple et divers, l'invention d'un genre, et,
dans ce genre nouveau, d'inimitables chefs-d'œuvre, c'est toute
la gloire de La Fontaine. Elle est immortelle : là-dessus non
plus Maucroix ne s'est pas trompé.
André Hallays.
USE CAMPAGNE TYPE DE PROPAGANDE ALLEMANDE
i i
LA HONTE NOIRE"
Je ne suis pas de ces voyageurs que rien n'e'meut parce que
tout les déçoit. En atteignant les rives du Rhin, je tressaillis de
toute mon àme devant le tragique symbole de ce grand lleuve.
Et c'est avec un sentiment inexprimable qu'un jour, à Ems, je
déchiffrai la pierre qui commémore l'humiliation inlligée à
M. de Benedetli en la fatale matinée du 13 juillet 1870.
Lors de ce dernier pèlerinage, j'accompagnais Charles Le
Goffic. Nous n'avions pas mieux choisi notre heure que notre
saison. C'était en décembre et nous venions de passer l'après-
midi dans la vallée de la Lahn, attardés à la magie de cet âpre
paysage, dont les brumes qui se levaient de l'eau estompaient
la double ligne de hauteurs barbelées de futaies, couronnées de
ruines et ravinées, déchiquetées par les pluies jusqu'au vif de
leurs grès roses. Aussi le soir nous surprit-il au Kurhaus de la
petite ville, encore figés dans une posture de recueillement,
près de cette dalle quasi funéraire que l'orgueil germanique
pensait avoir scellée là, à tout jamais, sur la gloire militaire de
la France. Mais, pour une telle méditation, sans doute fallait-il
la complicité du brusque crépuscule d'hiver, faisant le vide et
le silence autour de nos ombres pensives.
Bref, nous ne reprimes le chemin de la gare qu'à la nuit
close. Et nous allions par des rues enténébrées, sans rencontrer
tomr lxv. — J92I. 27
ilS REVUE DES DEUX MONDES.
âme qui vivo, quand un jet de lumière, en travers du trot-
toir, nous montra la silhouette d'un tirailleur arrête devant une
de ces vitrines où scintille tout le clinquant des bijouteries de
pacotille. Survinrent deux jeunes Allemandes, deux fillettes
d'une quinzaine d'années, qui s'arrêtèrent aussi, peut-être pour
admirer quelque joyau, peut-être dans une pensée moins inno-
cente, avec leur tranquille audace de vierges du Rhin. L'homme
s'y méprit-il? Ou bien l'image toujours présente a son esprit de
quelque fille du soleil exorcisa-t-elle le charme de ces précoces
Lorclei? Sagement, il s'éloigna...
Quiconque a séjourné en pays occupé, dans ces jolies villes
rhénanes garnisonnées par nos troupes africaines, ne serait pas
en peine de rapporter telle ou telle anecdote du même genre.
Et les témoignages surabondent qui prouvent que, si les mœurs
n'y sont pas irréprochables, nôtre prétendu « sadisme » n'y est
pour rien. C'est à lui pourtant que la propagande allemande
impute tout le mal. Ne fallait-il pas une excuse, une raison plus
ou moins plausible à sa furieuse campagne contre nos auxi-
liaires indigènes?
Campagne absurde 1 C'est bientôt dit. L'Allemand n'a sans
doute pas le sens de la mesure. II a le don do l'observation. Ses
méthodes politiques et diplomatiques procèdent d'un machia-
vélisme un peu lourd. Elles n'en sont pas moins efficaces. Au
lieu de les dénigrer, nous ferions mieux de les déjouer avant
qu'elles n'aient produit trop de ravages. Talleyrand a dicté leur
politique aux gouvernants du Reich. Or, pour diviser les Alliés,
était-ce si mal raisonner que de spéculer sur le préjugé des
races, tel qu'il persiste un peu partout et notamment en Amé-
rique? Le prodigieux succès de la Case de l'Oncle Tom et
l'heureux épilogue de la guerre de Sécession n'ont pas suffi à
réhabiliter les fils de Cham dans la patrie de Lincoln. La propa-
gande allemande comprit d'emblée tout le parti qu'elle pouvait
tirer de celte négrophobie transatlantique. Un bon cheval de
bataille s'oiïrail à elle. Elle l'enfourcha résolument, avec un
plan en poche.
Ce plan était simple et génial : jeter l'opprobre sur nos
méthodes d'occupation, afin de nous aliéner les sympathies
américaines et d'obtenir le retrait du petit corps confié au
général Allen. Cela fait, les auteurs du scénario eussent eu
hr>au jou. Tant qu'il v aura un Yank ici. - j'écris cps li^n^s
« LA HONTE NOIRE. » 419
sur place, à Coblence même, — le Rcich, paralysé diplomati-
quement, se gardera do provocations trop manifestes. Il nous
opposera mauvaise volonté, force d'inertie, résistance passive
Il reculera devant un casas balli. Mais les Yanks partis, gare
aux vilaines querelles et aux fausses dépêches!
A celle idée mailresso, — rompre notre entente avec l'Amé-
rique,— s'en ajoutait une autre, non moins heureuse au sens
d'un ennemi retors qui ne serait pas fâché d'affaiblir son vain-
queur avantde le provoquer derechef: nous obliger de pourvoir
avec nos seuls régiments métropolitains aux charges de l'occu-
pation; partant, nous enfermer dans ce dilemme : ou bien
étendre la durée de notre service militaire, mesuro ruineuse
et anli-démocratique, susceptible des pires répercussions inté-
rieures; ou bien réduire nos garnisons de France pour tenir
celles du Rhin, en livrant l'arrière au bolchévisme.
Troisième aspiration enfin et corollaire du précédent pos-
tulat : n'ayant plus affaire en Rhénanie qu'à des soldats fran-
çais moins immunisés que l'indigène contre certaines pratiques
subversives, les infecter de ce même virus bolchevique dont les
plus zélés agents de propagation ne se recrutent pas toujours
dans la Russie des Soviets (1).
Ainsi procèdent les bons stratèges. Leur plan est à double
ou triple effet. Si l'objectif essentiel n'est pas atteint, ils se
rabattent sur de moindres avantages. Et sans doute est-ce aux
résultats qu'on peut juger une campagne. Que celle de « la
Honte Noire » n'ait pas obtenu le succès qu'en escomptaient
ses promoteurs, s'ensuit-il qu'on soit en droit de nier la mal
qu'elle a fait et qu'elle peut_ faire encore?
*
Quand la propagande allemande s'embarque dans ces sortes
de campagnes, tous les moyens dont elle dispose entrent auto-
matiquement en jeu. Et ils sont formidables. Aux services spé-
ciaux de la Wilhelmstrasse ne se rattachent pas seulement des
bureaux d'information comme ceux de la Reichswehr, mais aussi
(1) La manœuvre eut un commencement d'exécution, comme le prouvent les
mesures auxquelles dut recourir, à diverses reprises, la liante Commission inter
alliée des territoires rhénans. Par ailleurs, prétendre, comme la FrankfUrter
Zeiluug du 7 juillet 1921, que le maintien des troupes américaines en Rhénanie
arrange mieux le Reich que ne le ferait leur départ, n'est qu'une grosse malice
cousue de fil blanc.
420 REVUE DES DEUX MONDES.
des offices sui generis comme ceux du Heimatdienst. Et puisque
on en parle beaucoup, de ce mystérieux Heimatdienst, parlons-
en un peu. Tel vous dira que c'est un habile avatar du ci-devant
Kriegspresseamt ou « Office de presse de la guerre. » Tel autre
y verra une redoutable société secrète, dont les ténébreuses
ramifications vont se perdre dans les pays séparés de l'Alle-
magne depuis la paix. La vérité tient dans l'ensemble, car celte
vaste entreprise d'impérialisme intégral, marquée de l'estam-
pille officielle (1), recrute partout des prosélytes, afin d'étendre
son action à l'extérieur comme à l'intérieur du Reich. Outre
son état-major, — écrivains adonnés à une littérature spéciale
de pamphlets et de tracts nationalistes; peintres et dessinateurs,
spécialisés dans un genre d'illustrations ou d'affiches qui vulga-
risent les mêmes idées; conférenciers et orateurs, ad hoc, —
elle possède d'innombrables filiales et une armée d'agents qui
ne craignent pas d'opérer à notre barbe, comme cet impudent
député Olmert que nous pinçâmes dans la Sarre en flagrant délit
d'intrigues anti-françaises.
Ce n'est pas tout. Pour les besoins de la cause, la Wilhelm-
strasse peut encore compter sur de puissantes organisations pri-
vées, comme celle de Hugo Slinnes,dont le trust embrasse quan-
tité d'imprimeries et de gazettes. Ainsi couverte d'un immense
réseau de propagande, avouée ou occulte, l'Allemagne n'en-
tend et ne voit que ce que ses meneurs veulent bien lui dire
et lui montrer. Les pays occupés n'échappent pas à cette
espèce d'envoûtement pangermaniste (2). Au surplus, en ce qui
concerne le mouvement anti-nègre, une ligue spéciale, la
(1) Le 31 janvier dernier, la Badische Presse annonçait que l'Office central du
Heimatdienst à Berlin allait, « après avis conforme du Gouvernement et de la
Sous-Commission compétente du Reichstag, » être réorganisé de manière à aug-
menter l'efficacité de sa propagande.
(2) L'organisation de la propagande allemande y ressort non point à la Wil-
helmstrasse, mais à une section spéciale du ministère de l'Intérieur dirigée par le
docteur Fleischer. Tout récemment, pour plus d'efficacité, celte section créait à
Mannheim 10. N. B. {Ober/teimischer Sachrïchten-Bùro), agence de presse financée
par Berlin, Munich et les grands industriels du Reich pour combattre l'in-
fluence des Alliés et spécialement celle des Français en Rhénanie. Car Mannheim,
Francfort et Munich, les trois grands centres du Wesldeutschen Ileimaldienst ou
■ Heimatdienst de l'Ouest, » ont toujours été chargés de celte mission sur la rive
gauche du Rhin. Comme le Ileimaldienst se rattache lui-même à i'Orgesch, qui de
la Bavière a étendu ses intrigues sur toute l'Allemagne, on voit à la fois l'enche-
vêtrement de ces divers organismes et leur cohésion quand il leur faut agir dans
un sens déterminé.
« LA HONTE NOIRE. » 421
« Ligue contre l'Infamie noire (1) » allait singulièrement faci-
liter les choses.
Cette ligue, de qui relève le soin de coordonner les efforts
des agents qui opèrent en Allemagne et à l'étranger, s'adjoint le
concours d'autres ligues, comme la Ligue de la Société démo-
cratique, la Ligue de Détresse (président munichois Dislier), la
Ligue populaire, la Ligue « Sauvez l'honneur! » (2), la Ligue
des femmes de Wetsphalie et des Pays Rhénans, — j'en passe,
et non des moindres, — lesquelles couvriront les murs d'affi-
ches, multiplieront les réunions de protestation, organiseront des
cortèges et des manifestations publiques, feront vendre jusqu'en
Rhénanie, avec la complicité secrète du fonctionnaire prussien,
d'immondes lithographies mettant en scène le « bourreau »
sénégalais et ses « infortunées victimes, » monteront au théâtre
et au cinéma des pièces et des films où nègres et Français pren-
nent également figure de tortionnaires; bref, renforceront de
mille manières, y compris la chanson de brasserie si populaire
dans le Reich, l'action déjà formidable de la presse chauvine,
toujours disposée à paraphraser ce thème du Iioler Tag : « Le
marquis de Sade est le vrai héros national des Français. 11 est
la plus parfaite incarnation de l'àme française. »
Comme bien on pense, revues grandes et petites et journaux
satiriques, genre Simplicissimus, Kladderadatsch, Rote H and
ou Musketier Ulk, se mettront de la partie. Et tandis que les
premières, par A + B, démontreront que le nègre, s'il n'est
pas une régression sur l'anthropoïde, en a du moins toutes les
tares et tous les vices; tandis que les seconds représenteront le
lion germanique entravé par un Sénégalais et cruellement
édenté par un soldat français qui ne lui laisse qu'un croc, — pro-
bablement symbolique, — les éditeurs de musique lanceront des
compositions à succès comme le Deutsch Hymne de Gustave
Moritz.
Voilà, pour l'édification des compatriotes. Mais, comme ou
sait, il importe surtout de provoquer un irrésistible courant de
sympathie à l'étranger. A cet effet, et pour y annoncer avec
(1) Deutscher Notbund gegen die Scfncarze Schmach, siège principal, Munich,
11 Rlarstrasse, et nombreuses filiales, dont celle de Berlin, 1 Kônigin Augusta-
strasse, recueille les pétitions et reçoit les étrangers.
(2) Rellel die Etire! siège à Brème. Affiliée à TOrgesch, de même que la Dent
scher Notbund, reçoit de larges subventions de la grande industrie et de la haute
finance et agit surtout dans ie Nord-Ouest de l'Allemagne.
\'±2 REVUE DES DEUX MONDES.
éclat la nouvelle de nos « crimes, » on utilisera les tapageur*
services des agences télégraphiques ou radio-télégraphiques. Ou
bien, insidieusement, on glissera dans les périodiques les plus
inoflensifs, et jusque dans les revues philatélistes, de dange-
reux pamphlets comme Wir iveisse Sklaven (Nous esclaves
blancs), Die Beslie im Weltkricg (recueil de prétendues atrocités
françaises) et « Français de couleur sur le liliin. Un cri de de-
tresse des femmes allemandes » (Engelmann, cdit. Berlin), libelle
qui peut passer pour le modèle du genre. On aura en outre un
peu partout des partisans d'autant plus écoulés qu'ils ne seront
pas allemands, mais neutres, voire anglais comme Morel, ou
umékïcains comme Miss Ray Beveridge.
*
* *
An surplus, la campagne ne s'ouvrit pas à la légère. Dès
novembre 1919, la presse allemande soulevait bien la question
do l'emploi des troupes noires en Rhénanie. Simple coup de
sonde, qui, jusqu'en mars 1920, ne fut suivi que d'escar-
mouches insignifiantes ou d'attaques partielles, comme celle à
laquelle se livra le ministre Koch, à l'Assemblée Nationale,
dans sa diatribe de fin janvier contre les ordonnances de la
Haute-Commission interalliée.
Ce n'est qu'en avril, après un an et demi d'occupation, que
se déclenche la grande offensive. Alors, les hostilités éclatent
sur toute la ligne, avec une simultanéité qui montre qu'il y a
mot d'ordre. La presse rhénane ne reçoit-elle pas de Berlin
des articles tout rédigés, comme en fait foi une morasse trans-
mise le 21 mai, par l'agence Der Derliner Dienst du consortium
Wolf-Stinnes, à un journal de Kreuznach, et interceptée par
l'autorité militaire?
A partir de ce moment, et en dépit de quelques échecs dus
aux conlre-mcsures de la Haute-Commission dont la longani-
mité est mise à rude épreuve, la campagne se fait de plus en
plus violente. Et si les journaux rhénans se voient obligés, les
uns après sanction, les aulres avec une louable spontanéité, de
se rétracler plus ou moins formellement, les meneurs s'ingé-
nient a réparer l'effet de ces défections en les imputant à un
chantage des Alliés.
Outre-Rhin, la presse n'a pas a se gêner et donne à fond,
ivant ce conseil du général von Libert : « Il faut que chaque
« LA IIONTE NOIRE. » 423
crime do ces noirs soit rapporté et enregistre". La presse alle-
mande a le devoir de rendre publics et surtout de faire connaître
à l'étranger tous les méfaits des troupes indigènes, tous les
désagréments qui résultent de leur présence dans le pays... (Et.
montrant le coin de l'oreille, le général précise :) Depuis
qu'Anglais et Français n'ont plus conscience do leurs devoir?
de race, c'est chez les Américains que nous trouverons le plu?
de compréhension pour notre cause. C'est donc dans leur direc-
tion que cet appel doit être lancé. » Le 20 novembre, adjuration
non moins hypocrite du Frânkischer Kurier, l'une des plus
acharnées des feuilles négrophobes, avec les Mùnchner
Neuesle Nachrichten et la Frankfurter Zeitung : « Nous prions
les Américains d'écouter nos plaintes en pensant a leurs mères,
à leurs femmes et à leursenfanls, et de raffermir par leur sens
moral si droit la morale du monde, afin que la France mette
un terme a ses menées abjectes contre la race allemande. »
Le's meetings cependant succèdent aux meetings et les
conférences des ligues féminines ne sont pas les moins véhé-
mentes. Le 20 novembre, h Ilcildelberg, Mlle Marthe Dornhoff,
présidente de la Ligue rh&fto-westphalicnne, flétrit la « barbarie
française » et fait adopter à. l'unanimité de son auditoire cette
résolution ampoulée : « Nous protestons comme femmes contre
la honte et les souffrances auxquelles sont exposées femmes
et enfants dans les territoires occupés par les nègres français.
Comme Allemandes, nous protestons contre la profanation de
notre honneur national qui souffre d'une surveillance exercée
par les noirs. Comme Européennes, nous protestons contre la
honte qui résulte pour des Européens de celte mesure que ne
justifie aucune nécessité. » Le 17 janvier 1921, à Bambcrg, c'est
l'« Union démocratique des Femmes » qui s'assemble aux
mômes fins, sous la présidence de Mme M. Slruiber. Et nous ne
parlons pas des innombrables manifestations d'autres agita-
teurs notoires, comme lleinrich Distler, chef du mouvement
négrophobe de l'Allemagne du Sud.
Notons toutefois que, d'après Y Écho da Rhin, c'est d'un
roman de ce propagandiste munichois qu'aurait été tiré de
toutes pièces l'immonde film : Die Sclncarze Schmach (litté-
ralement la « Honte Noire ») qui, sous l'équivoque signa-
ture de John Freden, ramassait toutes les inepties débitées
contre nos troupes indigènes, et que le gouvernement Wirlh.
424 REVUE DES DEUX MONDES.
à la pressante requête de notre ambassadeur, finit par interdire
après en avoir laissé promener les horreurs dans toutes les
grandes villes allemandes. Si, comme l'assurent contradictoi-
remont certaines revues d'oulre-Uhin, ce film s'appuyait sur
les faits contenus, dans une brochure de la Ligue des Femmes
rhénanes, on peut se demander, avec \eJagebuch du 1 mai 1921,
sur quelles exécrables fictions cette ligue tablait elle-même en
l'espèce (1). Est-il donc vrai que l'Allemand ne puisse vivre
sans légendes? Qu'il s'en nourrisse, qu'il s'en imprègne au
point de finir par être sincère dans le mensonge? Et qu'ainsi
s'explique la persistance de ces monstrueuses calomnies qui, à
yeux, prendraient figure de vérités?
Quoi qu'il en soit, les promoteurs du mouvement n'avaient
pas tant attendu pour lui donner plus d'ampleur. Déjà maints
syndicats s'étaient ébranlés. On avait mobilisé jusqu'aux méde-
cins, dont la Deutsche Zeilung du 20 novembre 1920 publiait
un manifeste outrancicr, qui prétendait montrer la noble race
allemande frappée, menacée jusque dans la descendance de sa
descendance, et proclamait la nécessité d'agir sur les peuples
étrangers, « afin d'obliger leurs gouvernements respectifs de
s'en prendre aux Français. »
Tant qu'il fut ministre des Affaires étrangères du Reich, le
docteur Kôster n'eut cure de pratiquer d'autre politique. Le
20 mai 1920, sur une interpellation de la citoyenne Rohl,
député social-démocrate de Cologne, ne s'était-il pas félicité de
l'occasion qui s'offrait à lui d'exposer publiquement sa façon de
penser?
« Le transport de 50 000 hommes de troupes de couleur au
cœur de l'Europe est un crime envers le monde entier, assurait-
il aux applaudissements du centre et de la droite. C'est la con-
tinuation des hostilités en pleine paix. »
Désormais, le Parlement ne se désintéressera plus de la
(1) Même dans la presse allemande de vives protestations se sont élevées
contre l'exhibition de ce film. « C'est un film truqué depuis le commencement
jusqu'à la fin, écrivait le il mai dernier la Cologne l'ost, journal du corps
d'occupation britannique. Il est si outrageusement mensonger qu'une feuille
wurlembergeoise l'a qualifié de bas, infâme et faux. » D'autre part, le Darmslàd-
ter Tayeblutl, du 1" mai, publiait une déclaration du Comité de secours aux Hhé-
nans (Uerlin-Ouest-7. Sigismundstrasse) et de l'association « Rheinland » (Berlin-
Ouest 30 et "Î6 Motzstrasse) blâmant énergiquement Distler et sa propagande. Il
n'est pas jusqu'il la Frankfurter Zeilung qui ne dût le désavouer pour excès de
zèle.
« LA HONTE NOIRE. » 42")
question. Le 11 octobre 1920, les députés nationaux Mumni,
Paula Muller, Marg. Behun provoquent un incident au sujet
du pamphlet Français de couleur sur le Rhin, et demandent
au gouvernement ce qu'il a fait « pour éveiller la conscience
mondiale sur celle ignominie. » Le 28, Mumm revient a la
charge. Un représentant du gouvernement doit lui confirmer
que celui-ci s'efforce, « par tous les moyens » (Gazette de Co-
logne du 30), d'obtenir le retrait des troupes de couleur. Herr
von Starck, commissaire d'Empire dans les pays rhénans, n'a-
t-il pas soumis à la Haute Commission interalliée une ample
documentation au sujet des excès imputables à ces troupes et le
gouvernement, qui a pris soin d'adresser des protestations
solennelles à toutes les ambassades de l'univers, n'espère-t-il
pas obtenir satisfaction du gouvernement français?
Cette « ample documentation » du Reichkommissar von
Starck, voyons un peu en quoi elle consistait. Et d'abord les
50000 noirs « lâchés sauvagement sur les femmes et les enfants
d'Allemagne » n'ont jamais existé que dans les romans nègres
de Morel et de Miss Beveridge ou dans l'imagination non moins
extravagante du ministre d'empire Kôster. En juin 1920, il n'y
avait en Rhénanie et dans la Sarre que 25 000 hommes de
troupes indigènes. Encore fallait-il en défalquer 7 000 blancs
appartenant aux cadres métropolitains et 14 000 Malgaches,
Annamites ou Africains du Nord, de sorte que l'élément pure-
ment noir se réduisait à une simple brigade de 4000 hommes,
la brigade sénégalaise du général Bordeaux, qui, ce mois-ià,
allait quitter ses cantonnements de Worms et de Mayence à
destination de la Syrie. Môme, elle s'en fut dans des conditions
assez mortifiantes pour l'amour-propre germanique. Car, pour
la première fois peut-être dans l'histoire des peuples, on vit les
femmes et les filles du vaincu lamenter bruyamment le départ
du vainqueur et le couvrir de fleurs en versant des larmes qui
devaient inspirer à Maximilien Ilarden une bien cruelle
satire sur les mœurs de ses compatriotes (Zukunft, n° 38, 1920).
Prenons date. Depuis juin 1920 donc, aucune troupe noire
n'est demeurée sur place. Ce sont des régiments algériens,
tunisiens ou marocains qui, désormais, montent la garde au
Rhin. Mais, de crainte que l'opinion ne se retourne contre elle,
426 REVUE DES DEUX MONDES.
la propagande allemande) jugo bon do les métamorphoser eu
Sénégalais ou de chicaner à la manière de l'agence Wolf, dont
le communiqué du 20 mai expliquait que, par troupes noires,
il fallait entendre toutes espèces de troupes de couleur. Et, il
n'y a là rien de surprenant pour qui connaît la mentalité de nos
adversaires. Les procédés de von Starck lui-même ne compor-
tent guère plus d'honnêteté. Notre Reichkommissar ne se donne
même pas la peine d'ouvrir une enquête préalable sur les faits
qu'il dénonce à la Haute Commission interalliée. Il accueille
et rapporte d'invraisemblables romans, comme la plainte de
cetlo imaginalive jeune fille de Mellbach qui cherchait tout
bonnement à donner le change sur les conséquences de sa
liaison avec un Allemand. Et il en transmettra d'autres que ses
propres agents auront forgés de toutes pièces. C'est d'ailleurs
ce que constate M. Tirard dans sa ferme réponse du 30 août
relative à un mémorandum de 41G plaintes qui lui a été sou-
mis le 8 juillet : « Les faits, dit-il, sont présentés sans ordre
et, semble-t-il, sans aucune discrimination, sans qu'aucun ren-
seignement soit donné sur la moralité des plaignants. Un grand
nombre d'accusations sont imprécises et aucune preuve, de
quelque nature qu'elle soit, ne vient les élayer. » Or du propre
aveu de leurs auteurs, les plus venimeux libelles sur la Honte
Noire se bornent à reproduire ou à enjoliver ces fantaisies des
mémoires officiels (1), dont fait justice la statistique suivante
établie par l'autorité militaire française et afférente à la période
d'avril 1919 à fin juin 1920, date du départ des derniers Séné-
galais :
Troupes noires. — Effectif moyen : 5000 hommes. — Une
plainte suivie d'acquittement. — Troupes de couleur (Afrique
du Njrd et Malcacues). — Effectif moyen : 15000 hommes,
15 allaires suivies de condamnation, 5 affaires suivies d'acquit-
tement. Soit, au total et en quinze mois, 15 condamnations
pour un effectif permanent do 20 000 hommes 1 (2).
(1) Sur les 61 accusations contenues dans la célèbre brochure, Farbige
Franzozen am flhein, éditée en 1920 et répandue dans le monde entier par la
ligue « Sauvez l'honneur, » 51 proviennent de ces mémoires. Elles y sont repro-
duites sans au< un soin, si bien qu'on y relève des pièces qui font double emploi,
comme le n" 11, tentative de viol déjà enregistrée sous le n» 9, et comme la
déclaration de la page 44 qui est, sous un autre numéro, une redite à peine
camouflée du n* 4 de la page 32.
(2) Des statistiques plus récentes confirment l'insignifiance du pourcentage des
« LA HONTE NOIRE. » 421
D'autre part, .si on veut savoir avec quel soin ces sort -
d'affaires sont instruites de notre côté, il suffit de se référer au
rapport du général Brissaut-Desmaillct, commandant les troupes
du territoire de la Sarre et la 127e division d'infanterie, sur 1rs
accusations portées dans le journal anglais Daily Herald par le
polémiste Morel et roprises par Miss Ray Bevcrulge dans
retentissante tournée de conférences en Allemagne non occupée.
Ce rapport, daté de Sarrebruck, 21 mai 1020, résume une
enquête prescrite par le ministre de la Guerre en date du
30 avril, visant les 10e et 11e tirailleurs algériens. Il établit
formellement l'inanité des fables imaginées par la presse alle-
mande pour perdre nos tirailleurs dans l'esprit des Sarrois. Ce
qui permet au général de conclure :
« Mensonge, mauvaise foi, haine, voilà les dessous de cette
campagne scélérate. »
*
L'entreprise, d'ailleurs, n'ira point sans pertes et il en
résultera de sérieux dommages pour les populations locales. En
accréditant la monstrueuse légende d'une Rhénanie livrée à la
soldatesque, ne risque-t-on pas d'en éloigner le touriste et le
baigneur, dont l'or coulait comme un Pactole dans ses villes
d'eaux? Wiesbaden, notamment, en souffrira au point de ne-
plus enrngistrer pendant l'année 1920 que 60 pour 100 des
affaires suivies de condamnations. En avril dernier, la Haute Commission inter-
alliée constate que, sur 138 accusations portées contre les troupes de couleur.
5 affaires concernent des militaires français des troupes métropolitaines ;
3 affaires concernent des sentinelles ayant agi conformément à leurs consignes;
49 affaires ont été reconnues comme sans fondement; 51 ont été considérées
comme insuffisamment établies pour pouvoir être poursuivies; 30 ont été rete-
nues comme pouvant donner lieu à des poursuites. Elles ont abouti à 13 con-
damnations, dont 4 à des peines de réclusion supérieures à trois ans; 2 acquitte-
ments, 7 sanctions disciplinaires; S non-lieu.
Si ces chiffres montrent avec quelle sévérité l'autorité militaire a sévi lorsque
les plaintes étaient justifiées, ils montrent aussi l'incroyable « légèreté » avec
laquelle a été réunie la « documentation » de ces mémoires.
Un tout récent exemple de cette sévérité nous a encore été fourni le 19 juillet
dernier, où le tirailleur marocain Mohamed ben Ahmed du 63° R. T. M., reconnu
coupable du meurtre de l'ingénieur allemand Burgmann, fut exécuté au camp
d'aviation de Gonsenheim devant des détachements de toute la garnison.
« Messieurs, dit le général Sehmidt aux journalisles allemands qui étaient là,
vous venez de voir passer la justice française ! » Justice autrement rigoureuse que
celle de Leipzig et qui, peut-être, aurait gagné à s'étendre au cabarclier M.ner, de
Ilœchst, lequel, en violation Ilagrante du règlement militaire, avait servi une
bouteille de cognac à Mohamed, qui était en état d'ivresse au moment du crime.
428 REVUE DES DEUX MONDES.
visiteurs Qu'elle recevait avant la guerre (1). Il n'en faut pas
plus pour que les commerçants se désolent et que les journaux
du cru poussent un cri de détresse : « Cette excitation conti-
nuelle contre les troupes noires finira par nous conduire à une
situation sans issue, » géimlV Oe/fentlicher Ânzciger deKreuznach
[20 juillet 11)20). Un mois plus tôt, le premier bourgmestre de
Worms s'était rendu à Berlin pour y dépeindre les funestes
effets de la campagne. Et, comme les municipalités des villes
lésées supplient les journalistes d'outre-Rhin de venir vérifier
sur place l'état réel des choses, elles reçoivent la visite d'un
certain nombre d'entre eux qui se laissent gagner à la cause
de l'honnêteté. L'envoyé spécial de la Be.rimer Montagpost, entre
autres, dénonce carrément la manœuvre :
« Il y a en particulier une Américaine du nom de Miss Beve-
ridge qui semble considérer comme de son devoir essentiel de
répandre en Allemagne non occupée des contes sanguinaires
sur les atrocités imputées aux troupes d'occupation. C'est ainsi
qu'une nouvelle fit récemment le tour des journaux intéressés
à reproduire ces sortes de contes et aux termes de laquelle des
centaines de cadavres de femmes seraient évacués chaque
semaine de certaines rues de Mayence et de Wiesbaden. Il est
clair que pas un mot de tout ceci n'est vrai. Mais, pour retrouver
l'origine de la rumeur, je me suis mis en rapport avec les chefs
de service de l'administration municipale et de l'établissement
thermal de Wiesbaden et les ai priés de me faire connaître leur
opinion. Ces messieurs, qui recueillent soigneusement toutes
les informations de ce genre, m'ont déclaré que celle-ci et bien
d'autres qui lui ressemblent, étaient fausses de tous points. »
En revanche, le même publiciste s'est convaincu que « pas-
sablement de femmes et de jeunes filles allemandes, oublieuses
de leur honneur, assiègent le soir, en bandes bruyantes, les
casernes des Français et des Marocains. » Le Christliche Pilger
de Spire n'avait pas dit autre chose, dans son fameux article
du 9 mai 1920 où, réfutant Morel, il expliquait que, si l'on
entendait des plaintes en Rhénanie, elles visaient beaucoup
moins les troupes d'occupation que « celte catégorie de jeunes
(1) Cette année, la 6aison y eût été pire encore sans la féconde initiative de
M. Tirard qui sut y ramener l'aniuence des bons jours en y organisant, avec un
plein succès, l'exposition d'art français dont M. Henry Bidou a rendu com.pt»
dans la Revue.
« LA HONTE NOIRE. » 429
Allemandes sans vergogne qui, loin de craindre d'ôtre séduites
s'efforcent de séduire autrui. » Même constatation du Mannhcime
Tugeblalt : « La gendarmerie locale, la police et les patrouiller
doivent entreprendre des rafles aux abords des camps pour
réprimer les provocations scandaleuses des femmes de mauvaise
vie, » note-l-il le 15 juin. Mieux : à un meeting de la « Société
Pacifique » tenu en décembre à Cologne, le pasteur Bleier, de
Berlin, dénonce la propagande anti-nègre du Lleimatdienst et
en expose toute l'infamie, montrant qu'il y a invention dans
la plupart des cas, exagération grossière dans les autres. Et
Mme Lida Gustava Heymann, rédactrice en chef de la revue
mensuelle la Femme dans l'État, après avoir visité différentes
stations thermales, assure n'y avoir jamais entendu prononcer
de jugement plus sévère contre les noirs que contre les Belges,
les Anglais, ou les Américains.
*
Venant à l'appui des vives protestations que la Haute-Com-
mission interalliée adressera coup sur coup les 3, 10 et
26 juillet, puis le 30 août 1920, au Reichskommissar, de tels
témoignages, que nous pourrions multiplier à l'infini (1), au-
raient dû suffire pour dessiller les yeux des neutres et des alliés.
Malheureusement, on constate une regrettable carence de
notre contre-propagande, en face de l'extraordinaire acharne-
ment des agents allemands ou germanophiles. Cela explique les
succès que ceux-ci ont remportés ici ou là, à nos dépens (2).
(1) Voir notamment Der Kampf du 25 avril 1921 et le Berliner Tageblatt du
20 mai dernier.
(2) Dans le numéro du 19 octobre 1920, du Frànkischer Kurier, le directeur
de ce journal, Heinrich Distler, déjà cité, énumérait complaisamment les résultats
qu'il avait obtenus de sa propre initiative. On serait fier à moins. Qu'on en juge :
« L'appel que j'ai lancé avec l'aide de la presse allemande, et tout particuliè-
rement de la presse bavaroise, en faveur de la créalion d une ligue contre la Honte
Noire ne m'a pas apporté qu'une centaine d'adhésions de la part de mes confrères,
mais encore d'innombrables offres de concours émanant de toutes les classes des
différents pays du continent, Hollande, Danemark, Suède, Suisse, voire môme
d'Angleterre et de Fiance. Mais comment ces gens ont-ils connu cette honte noire
que l'on pourrait aussi bien appeler « peste noire •> ou « misère noire? » Com-
ment ont-ils connu cette horreur que le Français Jean Finot appelle « une tache
horrible surl'écusson de France, » Henri Barbusse « la chimère monstrueuse de la
folie du vainqueur » {sic}, le général anglais Thomson « la politique de suicide
d'une clique de réactionnaires et de militaristes » et que l'homme d'État italien
Fabricio Maffi qualifie tout bonnement de vulgaire impudence? La plupart de mes
correspondants ne connaissent même pas les honorables écrivains que je viens
430 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous les avons laissés monter impudemment une formidable
machine, une pièce à grand spectacle, un colossal « mélo » qui,
tôt ou lard, devait trouver son public, comme il a trouvé son
affiche, ses metteurs en scène, ses comparses et ses premiers
rôles. La Honte Noire! Beau litre, ma foi, rocambolesque à
souhait et évocalcur do ces scènes à la Fantômas, où l'ombre
d'un gorille se profile diaboliquement sur d'efi'royables décors
d'oubliettes. A nous autres Français, ce « numéro » paraissait
franchement burlesque. Mais, par ailleurs, i\ faisait recette.
Tel quel, il indisposait les neutres et inquiétait les Alliés.
Même leur pitié s'éveillait pour les prétendues victimes de notre
« sadisme, » quand un Morel ou une Miss Beveridge, zélées
recrues du Barnum pangermain, se chargeaient de sa réclame.
Devant le succès croissant de celte exécrable campagne, l'opi-
nion française finit par s'émouvoir. C'est que de sérieux avertis-
sements lui venaient de toutes parts, particulièrement d'Amé-
rique, où les meetings succédaient aux attaques de presse,
comme aux pires jours de l'agitation locale contre l'entrée en
guerre des Etats-Unis. « Prenons-y garde, déclarait le général
Nivelle, a son retour do mission. Comme tout ce que font les
Allemands, cette propagande est méthodique. Elle tient compte
fie la psychologie des Américains qu'elle connaît parfaitement. »
Déjà, les écailles nous étaient tombées des yeux. Le danger
n'élait-il pas devenu indéniable vers l'époque où M. Ilarding se
préparait à remplacer M. Wilson; où l'on parlait, à mi-voix
d'abord, puis ouvertement, du retrait immédiat des troupes
américaines de Rhénanie; où l'on voulait nous faire croire
que le nouveau président de la grande démocratie allait désa-
vouer solennellement notre politique; où la renommée germa-
nique, par ses mille trompettes, recommençait à fanfaronner,
à nous défier, à nous menacer?
Heureusement, il nous restait là-bas, de l'autre côté de
l'Océan, d'excellents amis, les meilleurs qui soient, ces braves
compagnons d'armes dont nous pouvons dire à notre honneur
que nous leur gardons une reconnaissance infinie. Et. ici
de cilcr et n'ont jamais rien lu d'eux. Les lettres que je reçois commencent
presque tontes par ces mots : « J'ai souvent vu dans les journaux de Muni'h, dans
le Frûnkitc/ier Kurier ou dans les journaux de Berlin, de Leipzig, de Francfort... »
Et le bon apôtre de conclure, avec Morel : « La France se cassera la tête contre
la Honte Noire. »
« LA HONTE NOIRE. » 431
même, sur ces rives fatidiques du Rhin où «enchaîne l'histoire
des peuples, nous avions pour noua aider à mouler la garde
l'un d'entre eux, loyal soldat autant qu'habile diplomate, animé
des meilleures intentions à l'égard do l'ennemi vaincu, mais
non au point de lui sacrifier les droits sacres du camarade vain-
queur, à la modération duquel il lui a plu tant de fois de
rendre hommage. Ce chef, ce fidèle ami de la France, le géné-
ral Allen, n'hésita pas a ouvrir l'enquête qui s'imposait. Il le
fit en toute impartialité. Et son rapport transmis à Washington,
publié, commenté, asséna de rudes coups aux misérables au-
teurs du scénario berlinois. M. Dresel, commissaire américain
à Berlin, que son gouvernement avait chargé d'une mission
analogue, ne se montra pas moins catégorique dans ses conclu-
sions, comme il résulte du rapport transmis au sénateur Lodge
par M. Mormann II. Davis, secrétaire d'Etat par intérim (1).
D'autre part, le général Pershing, — qui nous a vus à l'œuvre,
qui nous connaît et nous estime, — Pershing, l'entraîneur de
ces quinze cent mille Yanks débarqués chez nous avec quelque
chose de la foi des Croisés; Pershing, dont le premier geste sur
la terre de France fut do saluer l'ombre glorieuse de La Fayette;
Pershing, le noble guerrier de la seconde Marne, ralliait à lui
les héros de sa Légion et leur demandait de faire échec à nos
diffamateurs...
Tout est bien qui finit bien. Mais tout est-il bien fini? Ce
serait mal connaître nos adversaires, leur ténacité, leur perpé-
tuel besoin de chicane que de les supposer battus sans esprit de
revanche. L'évidence est là. Pour nous en tenir aux faits les
plus récents, c'est la Chambre bavaroise qui, le 23 juin der-
nier, déclare qu'elle considère « comme un devoir moral dee
plus impérieux d'ajouter un éclatant témoignage de son indi-
gnation aux nombreuses protestations inspirées par la dou-
(1) Si l'on veut être fixé sur le compte des Morel et des Beveridge, ce sont
les conclusions de M. Dresel qu'il faut consulter. Il écrit textuellement : «Miss Ray
Beveridge fut naguère employée par l'ambassade allemande à Washington et
c'est elle qui organisa en 1915 les réunions de la « conférence pour l'embargo. »
En parlant de l'ex-empereur d'Allemagne, elle l'appelle « mon Kaiser. »
Quant à Morel, il était avant la guerre anti-français et anti-belge. Au moment
de la crise marocaine, il soutint l'Allemagne et, pendant la guerre, il fut
inculpé aux termes du Defence of Ihe liealm Act pour avoir envoyé en Suisse
des lettres non censurées. Ses articles sur la « Teneur noire » furent publiés
dans le Daily Herald, de Londres, journal d'un radicalisme extrême, qui passe
pour être à la solde du gouvernement russe des Soviets. •
432 REVUE DES DEUX MONDES.
t
leur et la colère contre la Honte Noire. » C'est, en juillet sui-
vant, une nouvelle interpellation au lleichslag d'un groupe de
députés populistes. C'est la Deutsche Tageszeilung du 10 de ce
même mois, qui parle d'une terreur sans fin. Ce sont tous les
journaux de Francfort, la Frankfurter Zeitung, les Frankfurter
Nachric/iten, le Frankfurter General Anzeiger, qui font cliorus.
Munich ne demeure pas en reste et les Milnchner Ncueste
Nachrichten, après avoir frénétiquement protesté (10 juin)
contre l'interdiction du film « la Honte Noire, » enregistrent
sans sourciller cette folle nouvelle :
On nous annonce de Trêves :
Des jeunes filles ayant perdu connaissance furent conduites chez
un médecin qui constata que leurs artères étaient presque complè-
tement vides de sang. Les noirs coupent ou mordent les artères de
leurs victimes et en sucent ensuite le sang. Ce sont de vraies bêtes
féroces.
Cependant les associations féminines redoublent d'activité
et, au Eidelsledter Hof, pour la fête du printemps, entre une
gavotte et un chœur wagnérien, on conspue furieusement le
préfet de police Hense de Hambourg qui a interdit une réunion
de protestation contre la « Schwarze Schmach » (Frankfurter
Volkstimme du 6 mai). La Ligue allemande de défense contre la
Honte Noire (Munich) fait paraître une revue mensuelle en
trois langues, allemande, anglaise et espagnole, où se retrouvent
toutes les fausses accusations déjà portées contre nos troupes.
La Pfalzzentrale de Heidelberg, sous la signature du profes-
seur Ritter von Eberlein, publie à grand tirage une brochure
intitulée : Les Noirs sur le Rhin. Et la Ligue allemande Fichte,
dont le siège est a Hambourg, édite plusieurs appels en diffé-
rentes langues qu'elle offre gratuitement « a tous ceux qui
veulent éclairer l'étranger » (Tâglische Rundschau du 6 juillet).
La campagne s'étend même aux colonies françaises. D'après la
Cologne Post, « il y a une école spéciale à Hambourg où le
sénégalais et le malgache sont enseignés à d'anciens nègres
allemands. On leur ressasse tous les griefs imaginaires de
l'Allemagne ; puis on les envoie aux colonies propager ces
infâmes mensonges. » Et, confirmant la chose, le Karlsruher
Tageblatt confesse : « Les détails de ce plan destiné à apprendre
aux noirs à penser et à raisonner (sic) doivent naturellement
« LA HONTE NOIRE. » 433
demeurer secrets. Mais bientôt ses résultats se feront profondé-
ment sentir. »
La menace est claire. Et, pour ce qui est de l'Amérique, où
l'agent allemand, nouvel Antée, semble reprendre des forces
chaque fois qu'on le terrasse, ce n'est pas faute d'intrigues si
M. Ilarding, sollicité, adjuré, pressé d'intervenir, s'y refuse
obstinément. Ce n'est pas faute d'efforts si, de New- York a San
Franciscoet de Chicago à laNouvelIe-Orléans, le cri d'un Dr Held,
— un médecin de là-bas, mais à la dévotion des comités ber-
linois pour le compte desquels il le proférait naguère à Berlin
même (Der Tag, du 18 juin), — ne devient pas le cri de rallie-
ment de cent millions d'hommes et si le libre citoyen trans-
atlantique n'en arrive pas à considérer la Honte Noire « comme
sa propre honte, comme un danger national. »
Insistons-y donc, nous aussi, après le général Nivelle : !a
loi du moindre effort ne doit plus être notre loi. Arme dange-
reuse, la propagande tudesque peut faire « boomerang » et se
retourner contre ceux qui la manient. Elle ne demeure pas
sur ses échecs. Soitl L'essentiel est d'opposer la vérité à ses
mensonges, partout, en toutes circonstances, avec toute l'énergie,
toute la méthode, tout l'esprit de suite nécessaires.
Qu'on n'objecte pas que nos troupes indigènes sont au-dessus
de tels outrages et que leur éloge n'est plus à faire. Jamais
nous ne dirons assez en quelle estime les tiennent des chefs
comme Dégoutte, Gouraud et Mangin. Et, puisqu'il n'en est
pas de plus braves au monde, ni de plus attachées à leur dra-
peau, sachez ceci, germanophiles. Pour les conduire au l'eu, où
leur élan fit si souvent plier la fleur des divisions impériales, la
France n'avait nullement besoin de leur promettre les « blondes
filles » de Rhénanie : leur loyalisme y suffisait.
Norbert Sevestre.
v
TOME LXV. — 1921. 23
UN MÉFAIT DU DEBOISEMENT
Les forêts françaises ont subi depuis un siècle à peine
deux terribles saignées. Elles ont clé saccagées de 1791 à 1803,
puis considérablement appauvries pendant la guerre 1014-
1918. Avant de chercher les moyens de remédier à ces dévas-
tations, il convient d'examiner un des contre-coups qu'a fait
rejaillir sur notre génération la première saignée.
I. — LES DESTRUCTIONS FORESTIÈRES DU XVIIIe SIÈCLE
L'armure végétale de la France a été saccagée pendant les
dernières années du xvin8 siècle, principalement pendant la
période 1791-1803, où nulle loi n'interdisait le défrichement.
« Les uns, a dit Michelet, défrichèrent pour avoir des terrains
à cultiver; d'autres pratiquèrent des coupes inconsidérées où les
troupeaux vinrent pâturer; enfin, les plus pauvres brûlaient
les arbres pour en lessiver les cendres, afin d'en extraire les
sels de potasse impérieusement réclamés pour la fabrication do
la poudre destinée aux armées défendant les frontières de la
France. » Breynat estimait, dans les Annales fores/ivres de 1851,
qu'un tiers des forcis françaises avait alors disparu, et cette
indication concorde avec celle de l'inspecteur des Forôls, Anto-
nin Rousset, évaluant la diminution de l'aire forestièro à cinq
millions d'hectares.
D'après ces données, le taux général de boisement est des-
cendu, pendant les huit années 1191-1803, de vingt-sept à dix-
sept et demi pour cent. Il ne différait guère auparavant du taux
normal de boisement, que les écrivains forestiers s'accordent à
fixer au tiers de la superficie totale, ni du taux oplimum poui
l'élevage, auquel M. de Roquette-Buisson assigne le chiffre de
UN MÉFAIT DU DEBOISEMENT. 435
trente pour cent, après avoir constate, dans sa Statistique de la
propriété communa'e dans la zone montagneuse des Pyrénées, que
les vallées contenant une proportion moindre de forêt nour-
rissent par kilomètre carré d'autant plus de bétail qu'elles sont
plus boisées.
L'effort forestier du xixe siècle n'a réparé qu'un dixième
de ce désastre. Malgré les reboisements d'utilité publique effec-
tues sur plus d'un million d'hectares dans les dunes, les landes
de Gascogne, la Sologne, les Dombes et les montagnes, l'augmen-
tation de l'aire forestière, dont M. Daubrée a fait part en 1910
à la Commission des inondations, étaitsculemont de G00000 hec-
tares. Dans les montagnes, il n'y avait encore en 1900 que
1G0O00 hectares rendus à la végétation forestière. « C'est bien
peu, dit M. Cardot, vis-à-vis des deux ou trois millions d'hec-
tares qui forment les bassins supérieurs de nos rivières torren-
tielles et des six à sept millions d'hectares de terres incultes
qui, dans toutes nos régions de montagnes, concourent par
leurs dénudalions à leur donner un régime irrégulier. Et celte
immense surface continue visiblement à se dégrader. Chaque
jour les dénudations s'étendent, des forets disparaissent, des
ravinements se produisent, de nouveaux torrents se forment ou
prennent une allure dangereuse et ainsi compromettent l'œuvre
de régénération entreprise I Au résumé, le mal grandit au lieu
de se restreindre (1). »
On n'avait pas fait en quarante ans le septième des reboise-
ments prévus en 1860 par le ministre des Finances. Mais on ne
se figurait pas alors l'énormité du dommage que les destructions
forestières, remontant à plus d'un siècle, occasionneraient pen-
dant la guerre en amenant la crise du charbon et la crise des
transports, ralentissant la fabrication des munitions et prolon-
geant les hostilités. C'est un méfait du déboisement qui vient
de coûter à la France plus de cinquante milliards et de trois
cent mille vies humaines.
II. — LA CRISE DU CHARBON ET DES TRANSPORT*
Sans doute ce n'est pas au déboisement qu'on peut imputer
le ralentissement de l'extraction dans nos houillères, ni do l'im-
portation do charbons étrangers, dont la mobilisation générale
(1) E. Cardot, Manuel de l'arbre, p. 60, Paris, 1907. Au Touring-Club de France.
436 REVUE DES DEUX MONDES.
et la piraterie sous-marine ont été les causes visibles; mais il
faut regarder de plus haut.
La France avait, pendant l'année 1913, consommé 63 310000
tonnes de charbon, dont l'emploi de l'électricité pouvait éco-
nomiser plus des deux tiers (45500 000) pour les chemins de fer,
les forces motrices, la métallurgie, les usines à gaz, l'électricité.
Elle n'a pu s'en procurer en 11)16 que 40 955211 tonnes
(20000 000 par extraction, 20 955 211 par importation), et les
22 354 789 qui lui ont fait défaut ne représentent pas la moitié
du combustible remplaçable par la houille blanche; elle n'aurait
donc pas manqué de charbon, si la moitié seulement des ser-
vices susceptibles de fonctionner électriquement avaient été
préalablement équipés pour l'emploi de la houille blanche.
Les cours d'eau dont la France est superbement dotée pour-
raient lui fournir toutes les forces motrices dont elle a besoin
s'ils avaient un débit plus régulier. Mais l'arbre, ce grand régu-
lateur des eaux qui en est de plus un pourvoyeur incomparable,
est devenu trop rare dans nos montagnes dont il devrait
revêtir toutes les pentes abruptes où l'herbe ne suffit pas a
maintenir la terre. S'il grimpait partout à l'assaut des rochers,
son feuillage condenserait des rosées ou des gelées blanches,
fixerait à sa surface les vésicules flottantes des brouillards, et
soutirerait de la sorte à l'atmosphère des eaux dont l'abondance
est bien supérieure à celle des pluies, ainsi qu'une communi-
cation du 8 décembre 1919 sur « le concours des arbres pour
soutirer de l'eau à l'atmosphère» l'a fait connaître à l'Académie
des sciences. D'après des expériences récentes, l'arbre reçoit en
effet autant d'eau des rosées que des pluies; et il en reçoit bien
plus encore des brouillards, car le docteur Marloth a recueilli
sur un petit arbre artificiel de trente centimètres quinze fois
autant d'eau que dans un pluviomètre voisin. D'autre part, le
docteur George V. Percz a publié de précieuses données sur le
Gctroë, l'arbre saint de l'Ile-de-Fcr, dont le feuillage condensait
assez d'eau pour abreuver les habitants et le bétail de cette ile
dépourvue de sources.
La plupart des bassins montagneux dont la houille blanche
utilise les eaux étant malheureusement déboisés ou peu boisés,
cette industrie rencontre pour son installation des conditions
défavorables; dans des montagnes suffisamment boisées, elle
aurait, avec la même dépense, capté des eaux bien plus abon-
UN MÉFAIT DU DÉBOISEMENT. i37
dantes, mis en action des forces motrices bien plus considérables
et obtenu le kilowatt à un prix de revient bien moins élevé.
D'après ces considérations et celles publiées par X Annuaire
de la Société Météorologique de France, un inspecteur général
des lignes télégraphiques auquel avait été confié pendant plus de
dix ans le contrôle des installations électro-motrices dans vingt-
six départements, a montré dans le Journal de la Houille blanche
(mars 1910) combien l'insuffisance du revêtement végétal avait
retardé les installations électriques : « Le prix de revient est
Vultima ratio de l'industrie, dit M. Durègne, et la Houille
blanche avait avant la guerre équipé 750 000 chevaux-vapeur
sans attendre ni sa loi organique, ni des armes contre les bar-
reurs de chutes. Si des montagnes mieux boisées avaient donné
deux fois autant d'eau à ses installations et des prix de revient
trois fois moindres au kilowatt, c'est 2 250 000 II P qu'elle eût
équipés avec le même capital ; et en produisant une énergie
trois fois moins chère, elle y eût affecté certainement un capital
au moins triple. La France aurait équipé pendant l'avant-
guerre au moins 6750 000 II P, plus des deux tiers de ses forces
motrices. La Houille blanche se serait ainsi substituée aux
deux tiers de la Houille noire qu'elle peut remplacer, et notre
Pays n'aurait pas manqué de charbon. »
Il n'eût pas non plus manqué de transports, car le déve-
loppement des installations aurait permis, dès avant la guerre,
d'actionner la plupart des voies ferrées par la traction élec-
trique, employée seulement alors sur quelques embranche-
ments du Midi et pour laquelle on fait aujourd'hui sur les
autres réseaux des devis de plusieurs milliards; les entraves
apportées à la défense nationale par la pénurie du charbon et
des transports en eussent été considérablement atténuées.
ni. — ce qu'ont coûté les hécatombes forestières
On ne saura jamais le nombre de milliards qu'ont coûté à
la France les deux saignées forestières du xvme siècle et de la
guerre 1914-1918. Il est incalculable, mais on peut cependant
déterminer pour la première un chiffre qui, tout en étant nota-
blement au-dessous de la réalité, renseignera sur son énormité.
Si la France avait conservé son boisement de 27 pour 100
et les forêts dont ses montagnes étaient revêtues avant la pre-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
mière Révolution, les premières installations de houille blanche
eussent été trois fois moins chères, elle aurait, dès avant la
guerre, équipé les deux tiers de ses forces motrices et n'aurait
pas manqué de charbon pendant les hostilités. Mais quand, dès
le début de l'agression allemande, il lui fallut tout sacrifier aux
fabrications de guerre, la houille noire lit immédiatement
défaut pour les intensifier, et la production des munitions fut
ainsi lamentablement retardée. Sans l'insuffisance du ravitail-
lement et des transports, la victoire aurait pu couronner l'elîort
de nos héroïques soldats pendant que la Russie leur donnait
encore son concours, et la guerre aurait peut-être été raccourcie
de moitié. La prolongation de la guerre peut être considérée
comme un méfait du déboisement. Nous n'essaierons cependant
pas de calculer ici ce qu'a coûté la seconde moitié de la guerre
et ne ferons pas à nos vaillants poilus l'injure de convertir
en or le sang qu'ils ont versé. Il faudrait d'ailleurs y ajouter,
pour mesurer exactement ce méfait du déboisement, les
répercussions économiques de cette prolongation sur la recons-
titution industrielle et sur la cherté de la vie. Le ministre des
Financesayant fait connaître que la dernière année de guerre
routait à son budget plus de cinquante milliards, nous nous
contenterons d'adopter plus de cinquante milliards comme
limite inférieure de ce qu'ont déjà coûté les déboisements
commis h la fin du xvm* siècle. On est ainsi bien certain que
celte mesure est au-dessous de la réalité.
L'hécatombe forestière de la guerre doit faire redouter des
conséquences du même ordre, s'il n'y est promptement remédié.
La France, où la production des bois d'œuvre n'atteignait
déjà pas la moitié de leur consommation, a sacrifié les réserves
des forêts qui lui restaient et jusqu'aux arbres des roules pour
repousser l'agression de la barbarie. La guerre, qui suspendait
l'importation du bois, en a fait accroître l'emploi dans des
proportions formidables pour édifier nos lignes de défense, nos
abris, nos tranchées et des baraquements de toute espèce. Il est
indispensable, dans ces conditions, de conjurer au plus vite
l'extension des surfaces dénudées, qui diminuerait les ressource»
hydrauliques et aggraverait encore une situation dont nous
avons vu les déplorables effets.
Le Directeur général des Eaux et Forêts a, dès 1918, exposé
devant l'Académie d'Agriculture la nécessité d'y remédier. « Dès
UN MÉFAIT DU DÉBOISEMENT. 439
que les hostilités auront pris fin, disait M. Dabat, il conviendra
non seulement do procéder a la reconstitution des forêts dévas-
tées et à la rostauration de celles qui auraient été appauvries,
mais encore de donner à notre domaine forestier national une
large extonsion par le boisement des landes et des terrains
abandonnés. » Le problème est ainsi mis au point, mais l'Admi-
nistration forestière ne peut opérer que dans les limites des
crédits inscrits à son budget, dont la désignation archaïque :
« Frais de régie, de perception et d'exploitation des impôts et
revenus publics, » dissimule à bien des yeux l'absolue nécessité
du reboisement. Si depuis la fin de la guerre notre situation
financière oblige à compri mer sérieusement les dépenses, c'est pré-
cisément parce que l'insuffisance de l'armure végétale a fait sortir
du Trésor plus de cinquante milliards. Il serait par suite complè-
tement illogique de rogner aux Finances les crédits demandés pou-
les Forets. En ne dépensant pas assez pour le reboisement, parce
que son ajournement a coûté trop cher, on tournerait indéfini-
ment dans un cercle vicieux. La faute serait impardonnable.
IV. — UN PROGRAMME DE RÉGÉNÉRATION FORESTIÈRE
Les programmes généraux de régénération forestière sont
assez rares. Celui de l'ingénieur Monestier-Savignat prévoyait
en 1856 une dépense d'environ deux milliards. Son chiffre
diffère peu de celui qu'on obtiendrait en multipliant par cinq
les 422 millions calculés par M. Daubrée pour le reboisement
du seul bassin de la Seine, le moins déboisé de France, qui
n'en forme pas la cinquième partie; il est aussi du môme ordre
que celui de 1730 millions esquissé en 1907 par l'Association
centrale pour l'aménagement des montagnes (1).
Ce programme se décompose ainsi qu'il suit :
millions de francs.
Le reboisement de 4 000 000 d'hectares 800
20 annuités d'un million pour encouragement. . 20
Des achats conservatoires ou améliorations. . . . 480
L'achèvement des travaux prévus dans les péri-
mètres de montagne 115
L'aménagement inlensifdelazone non péri métrée. 300
L'arrêt de la dégradation en montagne !•
Total . . . 1730
;i) Voir l'Économiste fiançai* du 16 uwveuil>re 1907.
440 REVUE DES DEUX MONDES.
II est encore suffisant, malgré la saignée de la guerre, en
modifiant seulement le nombre de francs d'après le changement
de leur puissance libératoire, s'il s'applique à temps pour pré-
venir la disparition des massifs coupés à blanc. Sa réalisation
dans un délai de vingt ans permettrait à la France de produire
avant trois quarts de siècle tous les bois d'œuvre nécessaires à
sa consommation, car les bois expédiés aux mines anglaises com-
pensent approximativement les variétés étrangères dont l'im-
portation pouvait être supprimée. L'achèvement en vingt ans
de ce programme est d'ailleurs parfaitement réalisable, car il
ne représente même pas 2500 hectares reboisés par an et par
département, tandis que le reboisement des landes de Gascogne a
dépassé dans chacun des départements participants l'allure de
plus de 10 000 hectares par an.
S'il estencourageant de savoir qu'un énergique effort suffit
à la France pour mettre au pair sa production ligneuse en
soixante-dix ans (temps nécessaire pour que les dernières plan-
tations à faire dans vingt ans aient leur cinquantième feuille),
il l'est plus encore d'être assuré qu'elle peut en quinze ans aug-
menter presque de moitié le rendement de toutes ses forces
hydro-électriques installées ou en voie d'installation, et cette
assurance ressort d'une communication faite le 8 décembre 1919
à l'Académie des Sciences. La Note sur le concours de l 'arbre
pour soutirer de l'eau à l'atmosphère indique en effet que l'ap-
port des eaux atmosphériques au sol dénudé serait augmenté
de 156 pour cent par le boisement normal, ou de 40 pour cent
par l'embroussaillement d'une moitié de sa surface, et il suffit
d'évincer pendant cinq ans les chèvres et les moutons étrangers,
avec une dépense totale de cinq francs par hectare, pour faire
reparaître des bois insoupçonnés comme pour embroussailler
jusqu'aux rochers, sans privation ni gène pour les habitants et
leurs troupeaux. Si donc cet embroussaillement est achevé dans
dix ans, toutes les forces hydrauliques de la France seront ren-
forcées de 40 pour 100 quand arrivera la quinzième année, fixée
par le traité de Versailles pour évacuer la rive gauche du Rhin.
Le délai de dix ans, pour l'embroussaillement imposé par le
principe si vis pacem para belhnn et par la date à laquelle la
France doit être prête à repousser une nouvelle agression, pour-
rait paraître bien court si des expériences concluantes n'étaient
déjà faites sur plusieurs milliers d'hectares dans les Alpes et les
UN MÉFAIT DU DEBOISEMENT. 441
Pyrénées. Cette expérimentation sans précédent est l'œuvre de
« l'Association Centrale pour l'Aménagement des montagnes. »
Ses opérations et ses enseignements ont si pleinement réussi que
l'Administration des eaux et forêts vient d'inviter par une cir-
culaire du 3 avril 1920 tous les conservateurs des régions monta-
gneuses à commencer dès cette année des améliorations pasto-
rales du même genre, puisqu'une autre circulaire du 9 juin 1920
élargit les attributions du personnel forestier en lui donnant la
mission de faire pénétrer dans le public et dans les écoles les
notions trop peu connues de la sylviculture.
Tout en tenant compte de ces circonstances favorables, il
faut un gros effort pour reboiser en vingt ans 400 000 hectares,
pour ramener en dix ans la végétation sur les 3 221 3G0 hectares,
dont Demontzy signalait en 4889 la dégradation et sur toutes
les vastes étendues que la dévastation pastorale a dénudées
depuis. C'est un effort qui pourrait sembler impossible, si le
présidentRoosevelt n'en avait fait un plus gigantesque encore
aux Etats-Unis, où huit ans de présidence lui ont suffi pour
transformer la mentalité forestière. Grâce à son énergique
action, intelligemment secondé par le forester Giflbrd Pinchot,
ancien élève de l'Ecole de Nancy, et par YArbor-Day, il a
augmenté les forêts domaniales de 70 millions d'hectares, porté
de treize agents à plus de deux mille le personnel chargé de
leur administration, et la génération actuelle apporte au reboi-
sement des Etats-Unis la même énergie qu'avaient mise les
précédentes à conquérir sur la forêt vierge l'emplacement de
leurs cultures.
Il y faudra certainement affecter des sommes considérabl
qui, loin de constituer une dépense réelle, représenteront uni;
simple avance remboursée par les produits du sol en moins
d'un siècle, avance dont l'ajournement reproduirait dans quinze
ans l'angoissante situation de 1914 et toutes ses lamentables
conséquences : crise du charbon et des transports, impossibi-
lité de fabriquer les munitions assez rapidement, exagération
des achats à l'étranger, dépréciation du change et nouveau ren-
chérissement de la vie.
La mauvaise volonté mise par l'Allemagne à remplir les
conditions du traité doit ouvrir les yeux de nos alliés sur
l'absolue nécessité de mettre la France, citadelle avancée et
champ de bataille de la civilisation, en état de supporter dans
442 REVUE DES DEUX MONDES.
quinze ans un nouvel assaut, sans que l'insuffisance de la
houille blanche et noire crée de nouveau les terribles diffi-
cultés dont nous avons été témoins ou acteurs ot dont il s'e-st
bien peu fallu que nous fussions victimes.
« La France périra faute de bois, » disailSully.ellesenseigne-
ments de la guerre ont montré combien était génial cet aver-
tissement, dont la réalisation ne put être conjurée que par la
coalition des deux hémisphères. Si le ministre de Henri IV ne
pouvait prévoir à quatre siècles de distance comment le manque
de bois compromettrait l'existence de son pays, il suffisait à son
patriotisme éclairé desavoir que toulesles civilisations oublieuses
de l'arbre ont disparu, que Babylone, Suse et Persépolis sont
ensevelies sous les sables du désert, pour le mettre en garde
contre un péril dont nous connaissons tous maintenant la réalité.
En attendant que l'immense complexité des problèmes
concernant la liquidation de la guerre mette les Alliés en situa-
tion de réaliser dans leur intérêt commun la régénération
forestière de la France, il est indispensable d'en imputer les
frais à l'emprunt, ainsi que l'Angleterre l'envisage pour elle-
même et que le maréchal Lyautey en a déjà donné l'exemple au
Maroc; il est indispensable aussi d'inscrire des crédits pour le
reboisement au budget extraordinaire, section des grands tra-
vaux. Car il faut commencer tout de suite, pour avoir fait dans
dix ans la totalilé de l'embroussaillemont et la moitié des
reboisements nécessaires. Et, si l'on veut alléger les charges du
budget en développant l'essor du reboisement privé, il faut
faciliter au plus vite l'orientation des capitaux vers le reboise-
ment par l'adoption dos lois qu'a déjà préparées l'Association
Centrale pour l'aménagement des montagnes.
v. — l'celvre législative nécessaire
S'attachant à faciliter l'orientation des capitaux vers le
reboisement, l'Association a fait aboutir la loi du 2 juillet 1913
tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts
privées. Elle développe dans ses publications, ses conférences,
ses Congrès et dans son cours de sylvonomie à la Faculté des
sciences de Bordeaux, les éléments d'une politique forestière
.«'harmonisant avec les particularités déconcertantes de la pro-
priété sylvestre, pour supprimer los obstacles au reboisement.
UN MÉFAIT DU DÉBOISEMENT. 443
Tout en connaissant la tendance législative à procéder par
interdictions plutôt que par prescriptions, car il est bien plus
simple de constater des délits que do vérifier la bonne exécution
des mesures ordonnées, l'Association a préparé tout un ensemble
de lois, développées dans notre livre de La Défense forestière et
pastorale (1) pour permettre aux capitaux et aux initiatives de
collaborer au reboisement.
La loi du 2 juillet 1913, tendant à favoriser le reboisement
et la conservation des forêts privées, dont elle avait pris l'ini-
tiative dans son vœu du 4 mai 190o, autorise les propriétaires
impérissables, associations et caisses d'épargne, à posséder des
bois et des terrains à reboiser; elle donne h tous les proprié-
taires forestiers la faculté de faire gérer leurs bois par l'Admi-
nistration des Eaux et Forêts, déjà chargée de la surveillance
des bois communaux et d'établissements publics, et fait ainsi
cesser des exclusions invraisemblables. Le règlement d'adminis-
tration p'ublique, prévu dans l'article G de celte loi pour son
application, porte la date du 2G novembre 1918.
Une proposition de loi sur le crédit forestier, dont la pré-
sentation ne pouvait être faite avant que la loi du 2 juillet 1913
permit à la propriété sylvestre d'offrir des garanties comparables
à celles des autres immeubles, est déposée sur le bureau de la
Chambre depuis le 20 juillet 1916. Son adoption doit permettre
aux communes montagnardes de se procurer les ressources
nécessaires pour participer aux travaux facultatifs de reboise-
ment en contractant auprès du Crédit forestier des emprunts a
intérêts différés.
Les acquéreurs de terrains à reboiser étant souvent empê-
chés de réaliser leurs projets par l'existenco de servitudes occultes,
dépaissance, affouage, parcours, etc., qu'ils n'ont actuellement
aucun moyen de connaître à l'avance, l'Association a fait déposer
le 30 novembre 1920 une proposition de loi sur la déclaration
des servitudes opposables au reboisement et au captage des eaux.
Une proposition de loi pour favoriser la création des Sociétés
de reboisement prévoit, pour celles de ces Sociétés qui donne-
ront les garanties de conservalion prévues par la loi du 2 juillet
1913, les immunités de timbre et d'enregistrement concédées aux
associations de construction par les lois du 30 novembre 18'.H et
du 30 septembre 190G.
\i) Paul Descombes, la Défense forestière et pastorale, chez Gauthier-Villars.
444 REVUE DES DEUX MONDES.
L'enregistrement donnant involontairement une prime au
déboisement en faisant payer par l'acheteur qui veut conserver
les bois, des droits dont le spéculateur qui les coupe réussit géné-
ralement à s'exonérer, une autre proposition prévoit l'immunité
d'enregistrement pour tes acquisitions forestières donnant des
garanties de conservation.
L'adoption de ces deux dernières propositions réaliserait
l'exonération d'impôts indirects demandée par la Société fores-
tière du Rouergue dans son vœu du 11 avril 1918, sur lequel
l'Académie d'agriculture, consultée par le directeur général des
Eaux et Forêts, a émis dans sa séance du 28 mai 1919 l'avis :
« Que les Sociétés de reboisementeonstiluées en vue de concourir
à la rapide reconstitution de nos forêts soient exemptes pendant
trente ans de tout impôt direct ou indirect. »
La régénération des forêts incendiées est l'objet d'une autre
proposition interdisant pendant huit ans au moins le parcours
du bétail dans les quartiers sinistrés, qui doit faire accourir les
populations pastorales pour éteindre les incendies forestiers.
Une proposition distincte vise l'assurance des forêts contre
l'incendie.
La fixation équitable de l'impôt forestier est indispensable à
l'essor du reboisement. Le ministre des Finances a signalé son
urgence à la Chambre, dans la séance du 16 mars 1908 : « Les
bois, a dit le ministre, sont écrasés aujourd'hui par l'impôt. Il
y a des propriétaires et des communes qui paient à l'Etat, du
chef de l'impôt foncier, une taxe supérieure au revenu des bois. »
Puton, Broilliard, M. Arnould, M. Guton, M. Roulleau de la
Roussière ont publié sur celte question de remarquables études
et l'Association lui a consacré de nombreux mémoires.
Enfin, l'Association a contribué à faire voter la loi du
19 juin 1918, relative à l'interdiction de l'abatage des oliviers,
loi proposée à la suite d'un pélitionnement organisé par ses
membres, et celle du 30 octobre 1919 ayant pour objet la doma-
nialisation des préposés forestiers communaux.
Toutes les propositions formulées par l'Association sont
conformes au programme de la politique forestière adopté par
la Société nationale d'encouragement à l'agriculture, par la
Société des agriculteurs de France et par le IXe Congrès inter-
national d'agriculture dans son vœu du 3 mai 1911 : « Que les
Etats favorisent énergiquement, par leurs exemples, par leurs
UN MÉFAIT DU DEBOISEMENT. 445
enseignements, par leurs appuis matériels et moraux, par leurs
immunités fiscales et par l'adaptation de leur législation au4
concours des capitaux collectifs et particuliers, le maintien et
l'amélioration des forêts existantes, l'aménagement sylvo-pas-
toral des montagnes et le reboisement des surfaces dénudées. »
VI. — CONCLUSION
Le devis de la Régénération forestière s'élève, comme nous
l'avons vu, à 1 130 millions d'avant-guorre et l'application de
la politique forestière libérale développée par M. le sénateur
Chauveau, par M. Guton, ancien directeur de l'Ecole forestière
et par l'Association centrale pour l'aménagement des montagnes,
ferait participer les capitaux privés à la majeure partie de la
dépense, ce qui réduirait aux environs d'un milliard l'avance
à faire par l'Etat.
Nous savons aujourd'hui comment, pour avoir ajourné le
reboisement, nous avons subi un allongement de la guerre qui
coûte à l'Etat plus de cinquante milliards, de sorte que l'Etat a
dû dépenser ainsi plus de cinquante fois ce qu'il avait cru éco-
nomiser. Cet enseignement de la guerre ne saurait être perdu
de vue, et un pareil genre d'économies à rebours ne peut pas
être renouvelé.
La régénération forestière, indispensable pour conjurer
l'inondation, pour alimenter les voies navigables, pour suppléer
à l'insuffisance de nos gisements houillers, pour empêcher la
dépopulation et pour produire les bois nécessaires à l'industrie,
est indispensable aussi pour la Défense nationale; et tout ajour-
nement de l'énergique effort qu'il faut accomplir pour le réa-
liser serait le comble de l'imprévoyance.
Paul Descombes.
■i ■ a
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES
DANTE A RAYENNE
CORKADO 1UCCI : LULTIMO 1UFUGIO DI DANTE (1)
« Ea ce temps-là, le seigneur de Ravenne, laineuse et antique
capitale de la Romagne, était un gentilhomme appelé Guy le Jeune,
de la maison de Polenla, lequel, nourri aux études libérales, estimait
par-dessus toute chose les hommes de mérite, et principalement les
savants. Ayant appris que Dante, désormais privé d'espérance, se
trouvait en Romagne (et ayant eu depuis longtemps connaissance de
son mérite), ce prince, ému d'une telle détresse, résolut d'accueillir
le poète et de lui faire honneur. Il n'attendit môme pas d'en recevoir
la demande, mais, d'une âme généreuse, considérant la pudeur qui
arrête l'homme de cœur, il lui fit le premier des offres et des
avances, demandant au poète comme une grâce spéciale ce qu'il
savait que celui-ci voulait lui demander : à savoir, qu'il lui plût de
demeurer chez lui...
« Dante se fixa donc à Ravenne, ayant perdu toute espérance
(mais non pas tout désir) de retourner jamais à Florence, et il vécut
là plusieurs années sous la protection de ce gracieux seigneur, y
faisant par ses leçons plusieurs élèves en poésie... Mais, comme
(i) i vol. in-4° illustré, Milan, Hoepli édit., 1S91 ; nouv. édit., 1921. Du même
auteur, Ore ed ombre dantesche, Florence, Le Monnier, in-16, 1921. — Passerini,
Danle, in-12, .Milan, Rinaldo Caddeo; Il ritrallo di Danie, Florence, Alinari,
in-12 illustré, 1921. — E.-G. Parodi, Poesia e storia nella Divina Comiwdia, in-18,
N'aples, Perrella, 1921. — Societa dantesca ilaliana, Le opère di Dante, in-12,
Florence, Cemporad. — Robert-André Michel, Avignon, le p>o es des Visconli,
Paris, 1920, etc.
DANTE A RAVENNE. 447
à chacun vient son heure, environ la moitié de sa cinquante-sixième
année, il tomba malade et, ayant reçu chrétiennement les sacre-
ments et demande pardon à Dieu de tout ce qui pouvait lui déplaire
et qu'avait fait en lui la naturelle faiblesse, réconcilié de ses péchés,
au mois de septembre de l'an 13:21, en la fêle de l'exallalion de la
sainte Croix, à l'immense deuil du susdit prince et de toute la ville
de Ravenne, il rendit à son Créateur son esprit tourmenté; et. je ne
doute pas que son âme n'ait été reçue dans les bras de sa très noble
Béatrice, avec laquelle, dans la présence de Celui qui est le souve-
rain bien, délivré enfin des misères de ce monde, il jouit de la béati-
tude qui n'aura pas de fin. »
Je n'ai pu résister au plaisir de traduire cette page de Boccace,
dont j'aurais voulu conserver le charme original. En ces jours où
l'Italie, par la voix de ses savants et de ses hommes d'État, comme,
more le plus illustre de ses enfants et célèbre le prophète de son
unité nationale, nous ne pouvions être absents de l'hommage du
monde à, la tombe sacrée. Y a-l-il parmi nous « une âme née
latine » et qui demeure étrangère à la religion de l'Italie? Y a-t-il un
homme simplement homme qui refuse sa gratitude à l'aîné des
poètes modernes, le premier qui ait fait rendre à la muse du moyen
âge les accents d'une humanité qui nous émeut encore, et qui soit
pour le monde chrétien quelque chose comme un autre Virgile ou
un second Homère?
Il faut un guide pour le voyage : je me servirai du beau livre que
M. Corrado Ricci, l'éminont directeur du Mitseo nazionale, a consacré
jadis, avec une piété louchante, au séjour de Dante à Ravenne. Le
livre date déjà de trente ans; je n'ai pas vu encore la nouvelle édition
qui nous en est promise. J'ignore ce que l'auteur y aura corrigé de
ses premières conjectures; j'ajouterai çà et là les retouches qu'ont
apportées les plus récentes découvertes.
C'est sans doute en 1317 que Dante devint l'hôte de Guy de
Polenta. Boccace, — bien informé des choses, puisqu'il se renseigna
sur place et put connaître encore quelques survivants de la société
de Dante, comme le notaire Pierre Dujardin, et surtout le fils du
poète, Pielro Alighieri, — nous apprend que le séjour de Dante
dura « plusieurs années. »
On ne retrouverait guère dans la Ravenne d'aujourd'hui la
Ravenne que Dante a connue. La sous-préfecture endormie avec ses
palais vénitiens, son air d'aristocratie provinciale, ressemble peu.
excepté par l'abandon et le délabrement, à la ville du moyen âge,
448 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette ville alors amphibie, à demi aquatique, flottante comme une
autre Venise au milieu du delta du Pô, qui l'enlaçait dans un
de ses coudes, la traversait par un de ses bras, le Padenna, a
perdu aujourd'hui jusqu'à cette lente vie que lui versaient des
eaux languissantes. Beaucoup de monuments, débris des anciens
âges, la Porte d'Or, la basilique de Sainte-Ourse, Saint-André des
Golhs, Sainte-Croix, existaient encore, qui ont disparu dans la suite.
Des constructions élevées par Guy de Polenta, il reste aujourd'hui
peu de chose. Son palais, visible encore à l'angle de la via Mazzini,
demeuré à peu près intact il y a soixante ans, a été défiguré au
milieu du siècle dernier. La maison, qu'une plaque signale comme
celle de Dante, est une maison de la Renaissance qui ne présente
aucun titre à celte antiquité.
Quant aux fresques de Santa Maria in Porto, qui représentent la
vie de Pierre degli Onesti, on n'a pas manqué d'y reconnaître, dans
un des groupes d'assistants, la figure de Dante et celle de son
patron et aussi, pendant qu'on y était, celle de Françoise de Rimini.
De semblables découvertes, qui viennent de se multiplier, — d'une
façon vraiment miraculeuse, — à l'approche du centenaire, doivent
être regardées comme des effets de la foi. Je ne puis entrer ici dans
la question très délicate de ce qu'on appelle le « portrait » de Dante,
ou plutôt de la manière dont s'est précisé peu à peu le masque
légendaire, tel qu'il se fixe au xvie siècle dans la fresque de Raphaël
et dans le bronze de Naples, avec son visage creux, d'un relief im-
périal, et sa moue d'un sublime dégoût. Il est certain qu'une telle
image représente une tradition d'artistes, un chef-d'œuvre de cise-
lure, longuement travaillé par des générations de médailleurs et de
stylistes, et où l'on ne sait plus bien ce qui reste de la physionomie
réelle et du document primitif. Le masque de Dante, à tout prendre,
n'a peut-être rien d'un portrait, mais c'est une des plus belles créa-
tions du génie de l'Italie.
Chose curieuse ! Tandis que la figure de Dante, sous la main des
artistes, prenait de plus en plus un caractère sérieux, tragique, la
légende populaire, orale, se développait en sens inverse, et lui prê-
tait au contraire un aspect d'irrévérence et d'ironie. L'espritde saillie,
de repartie, le diseur caustique de mots piquants, qu'on ne prend
jamais sans vert et qui trouve réponse à tout, voilà l'image que nous
présente ce folk-lore dantesque. Le poète y devient un bouffon
pénial, une sorte de gracioso que ne démonte nulle avanie de la cour,
et qui toujours triomphe et a le dernier mot : telle est la traduction
•JANTE A RAVENNE. 4 19
populaire de la supériorité d'esprit. Il n'est pas jusqu'à la fameuse
anecdote, rapportée par Boccace, des deux femmes de Vérone, dont
l'une dit à l'autre : « Tu vois? Cet homme-là, il va en enfer quand il
veut. — Je le crois bien, fait la seconde, il est si noir et si brûlé! »
il n'est pas jusqu'à cette historiette (d'autres placent la scène à
Ravenne), qui ne doive se lire avec un sourire : on y surprend cette
malice ingénue et demi-naïve, ce côté de farce et de burlesque qui
est si frappant à observer dans les Enfers du moyen âge. Il ne
manque môme pas de traits où Dante fait une figure assez inatten-
due. L'amant idéal de Béatrice apparaît par moments comme un bon
vivant, presque comme un pendant de Rabelais. Sans doute faut-il se
garder de prendre à la lettre ces bavardages. Le peuple a de singu-
lières façons d'honorer ses héros; n'oublions pas que l'Italie est le
pays de Roland furieux. Mais peut-être la figure hiératique de Dante,
l'idée du poète vengeur, le fanlôme figé dans son attitude d'Isaïe ou
de Savonarole, sont-ils encore plus faux et plus éloignés de la réalité
que ces fables vulgaires. A travers les voiles savants de ses allégories,
Dante laisse fort bien entrevoir qu'il a aimé plus d'une fois. Boccace
trouve à reprendre en lui le goût des femmes, et le poète lui-même,
qui côtoie seulement les tortures de l'autre monde, traverse dans le
Purgatoire les flammes où se purifie le péché de luxure (1). On a
souvent observé l'étonnante indulgence, l'accent d'immense pitié
avec lesquels, dans son Enfer, il traite les fautes de la ebair. Tendre,
touebantaveu de fragilité humaine, à laquelle nous devons le chant
divin de Francesca!
Cette poussière de faits douteux, d'anecdotes suspectes, est-ce là
tout le souvenir que Ravenne a conservé de son hôte immortel? N'est-
ce pas encore une fois dans les vers du poète qu'on a chance de
trouver l'histoire de son âme et l'image de ses impressions dans son
dernier asile? M. Corrado Ricci croit reconnaître en plusieurs
endroits du poème des reflets de Ravenne. On voyait flans l'église
de Saint-Jean l'Évangéliste une feuille d'albâtre, derrière laquelle
on entretenait une lumière. Dante compare à cette flamme l'âme
d'un de ses élus,
Che parve fuoeo dietro Valabastro.
Peut-être un souvenir de la mosaïque de Saint-Vital, ce grand
(1) Voir sur ce sujet R. de Labusquette, les Ttéatrices, Paris, A. Picard, in-4,
1920; Henry Cochin. la « Vila \uova, » 2' édit., in-8, Paris, Champion, 1914.—
S. Levi, Piccarda e Genlucca, Milan, in-12, 1921 ;etc.
TOMli lxv. — 1021. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
labloau d'histoire où l'époux de Théodora nous apparaît dans tout.
le faste des pompes de Byzance, peut-il se discerner dans ces vers
Cesare fui e son Giustiniano...
Et je me demande encore si certaines images de la dernière Canlica,
la vision du fleuve de feu, ces ruissellements de topazes d'où jaillis-
sent des étincelles, comme autant de lucioles qui retombent bientôt
dans la nappe embrasée, si ces éblouissements d'émeraudes et
de saphirs, si ces torrents de pierres précieuses qui illuminent le
Paradis, ne tiennent pas quelque chose de ces prodigieuses mosaïques
qui dorent ouazurent les absides de Ravenne,. où toutes les figures
revotent l'éclat des gemmes et où la lumière, glissant sur les cubes
d'émail inégaux, y répand ses vibrations et ses frémissements.
Avec moins do peine encore retrouverait-on en cent endroits
le paysage et le passé de Ravenne : le tableau du delta du Pô, ou la
vision solitaire
Di nostra Donna in su'l rivo adriano.
Dans ce poème qu'il faudrait lire comme un guide de voyage,
dans cette Odyssée où l'Italie, de la Sicile au Frioul, de Gènes aux
bouches du Quarnaro, est décrite tout entière, où chaquo ville se
dessine avec son site, son aspect, ses saints et sa légende, ses familles
et son histoire, la Ilomagne, dit M. Ricci, est, après la Toscane, le pays
qui occupe la première place. Mais entre les beautés qui égalent en
mélancolio à la campagne de Rome la campagne de Ravenne, se
trouve ce débris de forêt, chanté par les poètes, semblable sur ses
dunesà une noire colonnadeàdemiécroulée, etqu'on appelle laPinède.
E.-M.de Vogué lui a consacré naguère ici même une page éloquente.
Chateaubriand la peint au passage dans une image rapide : « L'an-
tique forêtquejo traversais était composée de pins esseulés; ils res-
semblaient à des mâts de galères engravées dans le sable. » C'est là
que Dante a placé l'entrée du Paradis terrestre : c'est elle qu'il dépeint,
« la divine, l'épaisse, la vivante forôt, qui tempérait aux yeux l'éclat
naissant de l'aurore, et dont le sol de toutes parts exhalait ses par-
fums. Un souffle égal et d'une invariable douceur me pressait le front,
comme la caresse d'un vent suave... Les oiseaux pleins de joie rece-
vaient les jeunes haleines du jour entre les feuilles qui formaient la
basse do leurs concerts : tel ce murmure qui se propage de branche
en branche dans la Pinède sur la grève de Chiassi, lorsqu'Éole délie
le tiède Sirocco. »
Celte page admirable, ce prélude pastoral et d'une musique sur-
DANTE A RAVENNB. 431
naturelle, qni précède, dans les derniers chants du Purgatoire,
l'apparition de Mathilde, pose une question très délicate : celle de la
date où Dante composa la dernière partio de son poème. On va voir
que ce problème n'est pas si facile à résoudre qu'on le ponse. Pour
M. Corrado Ricci, le doute n'est pas permis : tout le poème, a partir
du chant XXVII du Purgatoire, fut écrit à Ravenne et en porte la
marque. C'est afin d'achever son ouvrage dans la paix d'un séjour
tranquille, que Dante quitta Vérone pour la petite cour fort modeste
de Guy de Polenta. On peut aller plus loin, et M. Ricci pense avec
plusieurs auteurs que les deux dernières Cantiehe tout entières sont
le fruit de la retraite de Dante dans l'ancienne capitale des Exarques.
Les deux tiers de la Divine Comédie seraient donc postérieurs à
l'année 1317. Seul l'Enfer eût été achevé quelque temps auparavant.
On sait que Doccace, en effet, raconte que les treize derniers chants
du Paradis ne furent pas publiés du vivant du poète; le manuscrit
fut retrouvé par miracle, huit mois seulement après sa mort. Une
autre circonstance appuie cette conjecture. Dans une épltre latine
adressée au poète, au printemps de 1319, par un clerc de Bologne,
Giovanni del Virgilio, ce jeune fanatique des éludes cla*si mes
reproche tendrement à Dante de perdre son génie à écrire dans la
langue du peuple. « Pourquoi jeter des perles aux pourceaux? Pour-
quoi prêter aux sœurs divines un vêlement indigne d'elles ? Les
grandes actions de notre temps demeureront elles sans poète?...
N'entends-tu pas le bruit des armes qui retentit dans l'Apennin,
les tempêtes qui dissipent les flottes sur la mer Tyrrhénicnne ?
Prends ta lyre, éternise ces grands événements. » Danle répond à
cette invitation par une charmante idylle. « Que faire, dit Mélibée,
pour répondre à Mopsus? — Tu connais, repart Tilyre, tu connais
cette brebis que je préfère à toutes, aux mamelles opulentes et si
gonflées de lait; elle rumine à part sous un vaste rocher les hcibes
parfumées, sauvage, vagabonde, pourtant obéissante et douce :
elle fuit la gaule et vient d'elle-même m'offrir ses pis féconds. C'est
elle que je veux traire. J'enverrai à Mopsus dix jarres de son
lait. » On reconnaît, dans ce langage subtil, la Muse du porte : la
chèvre indépendante, sauvage, c'est le génie de Danle; la montagne,
c'est le Purgatoire; les dix écuelles, ce sont dix chants que Dante vient
nouvellement de terminer. Et l'on arrive ainsi à se persuader que le
poète, dans l'été de 1319, travaillait encore à l'achèvement de la
deuxième Canlica.
A ce système très ingénieux on peut en opposer un second. Il est
4,'ii REVUE DES DEUX MONDES.
malheureusement impossible, de résumer ici les pénétrants articles
de M. Parodi sur la composition du Poema sacro. 11 suflit d'en indi-
quer brièvement les résultats et ce que le regretté professeur Mus-
saflia n'avait pas craint d'apprler une véritable découverte. M. Parodi
fait ressortir, entre l'Enfer et le Purgatoire, une nuance considé-
rable, presque une révolution dans les conceptions politiques de
Dante. Dans l'Enfer, l'auteur est encore le Guelfe modéré, qui regarde
l'Église comme l'aboutissement de l'histoire et l'Empire des Césars
comme la préparation de l'institution divine. Dans le Purgatoire, au
contraire, l'Empire apparaît, à côté de l'Église, comme une création
également actuelle, également nécessaire : ce sont les deux Soleils
qui montrent, l'un les voies du monde, l'autre les voies du ciel. En
même temps, le caractère prophétique se précise : le vague symbole
du Vellro, de l'énigmalique lévrier qui doit chasser les vices de la
terre et mettre en fuite la louve, devient quelque chose de beaucoup
plus positif sous ses formes encore sibyllines; c'est le mystérieux
DVX dont le visage, comme sous un heaume, se dissimule sous un
chiffre, qui apparaît comme une date et comme une menace. C'est
l'étonnante apocalypse des derniers chants du Purgatoire, la vision
du char fracassé que doit relever un inconnu dont on ne nous dit pas
le nom, mais dont l'attente soulève le poète d'un immense mouve-
ment d'espoir. Il est clair qu'entre les deux premières parlies du
poème, il s'est passé un événement qui a bouleversé de fond en
comble les convictions de Dante : c'est l'avènement de cet Henri VII,
qui fait partager au poète toutes les espérances du parti gibelin.
Pour la première fois depuis des siècles, on voyait un Empereur
qui voulait être empereur. Il allait descendre en Italie et se faire cou-
ronner à Rome. Dans le chaos du monde, dans cette Europe sans
télé, où la Papauté émigrait, abdiquait la Ville Éternelle, «se prosti-
tuait «aux bords duIthône,où seul grandissait le pouvoir monstrueux
du Roi de France, ce jeune homme, ce jeune dieu allait refaire
l'ordre. Ces idées se formulent en système dans le De Monarchia. A
mesure que le salut approche, l'enthousiasme du poète grandit, sa
confiance s'exalte, éclate en apostrophes grandioses contre les enne-
mis qui l'ont proscrit, et finit par tourner, dans la fameuse lettre aux
Florentins, en accents frénétiques de haine furibonde. Ainsi la poli-
tique de Dante se complète, à mesure que se développent les événe-
ments contemporains; son poème reflète les passions successives qui
agitèrent son cœur; chacune des parties répond à une période de sa
vie. Si l'Enfer trahit la douleur, les rancunes, la bile des premières
DANTE A RAVE N NE. 453
années d'exil, le scandale et le noir chagrin qu'inspire le spectacle
du désordre universel, le Purgatoire, traversé d'un grand souflle mil-
lénaire et d'une tempôle d'espérance, exprime le transport du poète
dans l'attente du sauveur, au moment où il crut rentrer en vainqueur
à Florence et put se flatter d'y revenir en écrasant ses adversaires.
Le poème devient un grand drame en trois actes, de caractères bien
différents, dont chacun représente un âge, un épisode distinct de
l'existence du poète. Au lieu d'un théorème abstrait, théologique,
d'une construction analogue à la Somme de saint Thomas, on obtient
une sorte de journal ou de biographie, écrite à des moments divers,
répondant à des attitudes diverses d'une même pensée, agitée par
tous les orages et exprimant dans toute sa suite et ses contradictions
tragiques l'histoire morale du poète.
Si cette vue est aussi exacte qu'elle parait séduisante, il en résul-
terait, sur la composition et le sens même de la Dioine Comédie, des
conséquences toutes nouvelles. Il est bien entendu que dans ces con-
ditions le Purgatoire tout entier, y compris la vision finale, est néces-
sairement antérieur à la mort d'Henri VII (1313). La description de
la Pinède qui se Ut au xxvir* chant, supposerait donc que Dante, dans
le cours de sa vie errante, serait venu en Romagne une première
fois avant de s'y fixer pour toujours en 1317. Cette conjecture assu-
rément n'a rien d'invraisemblable. Elle pourrait se justifier par plus
d'un vers de Dante. Elle expliquerait pourquoi le poète fit choix de
ce séjour après l'écroulement de ses rêves, et serait revenu mourir
dans ce grand mausolée de Ravenne, en pleurant le dernier Empe-
reur parmi les ombres des derniers Césars.
Ce revenant qu'on voyait ainsi s'asseoir dans ce cimetière, le plus
noble du monde après Rome, était lui aussi un vaincu, une grande
épave de la vie. Une à une, il avait perdu toutes ses illusions : d'abord,
son jeune amour, le sourire féminin de son adolescence; puis, sa
foi dans la grande lumière incorruptible de l'Église s'était flétrie;
enfin, l'arrivée d'un restaurateur du monde, le salut qu'il avait espéré,
avec quelle ardeur! d'un jeune prince victorieux qui remettrait sur
pied la machine détraquée de l'univers, s'étaient trouvés encore des
espérances mensongères; toutes les grandes clartés de la terre s'étaient
éteintes. L'une après l'autre, le poète avait perdu toutes ses raisons
de vivre. Déçu maintenant, désabusé, sans foyer, sans patrie, il faisait
subir à ses idées une transformation suprême; son âme, fatiguée des
luttes et des querelles, se détourne de ce monde trop court et trop
borné ; le poète, désormais à l'écart des luttes poUtiques, se réfugie
BEVUE DES DEUX MONDES.
dans la solitude, dans celte plaine infinie « où le grand fleuve se perd
et embrasse la paix; » et il vient achever, dans ce désert solennel où
se délai t Itavenue, le songe de sa vie.
C'est bien là qu'il devait écrire Vultimo lavoro, la dernière strophe
du poème, ce chant supra-lerrestre où respire déjà le calme d'oulre-
loinbe. Chateaubriand n'a fait qu'un mot d'esprit, quand il a dit que
Danlr avait « manqué son ciel. » Sans doute, il n'avait pas bien lu le
Paradh. Cette dernière canlica ruisselle de beautés. Dante se détache
de la terre. 11 envisage notre globe comme un point infime de l'es-
pace, dont les misérables intérêts ne lui arrachent qu'un sourire.
Tout paraît désormais vu d'en haut, par immenses panoramas, comme
parun homme qui plane. L'histoire entière se résume dans la sublime
légende de l'aigle. Les violences s'apaisent. L'imagination du poète,
qu'on se figure se délectant dans les tourments et dans les gênes, se
noie avec ivresse dans les « splendeurs de Dieu. » Une bienveillance
inconnue, une détente, une soif de tendresse et d'amour, remplace
la fureur et la haine. Dans une page charmante, toute platonicienne,
de son Banquet, le poète avait décrit les âges de la vie : il avait
dépeint le bonheur du De seneclule, lorsque le vieillard « retourne à
Dieu, comme le voyageur rentre au port, en bénissant la route qu'il
vient de parcourir. » Ce regard qui approuve, qui couronne, qui rend
grâce de la vie et de la mort, le poète à présent le jette sur son passé.
Du fond de sa jeunesse, lui remontent à la mémoire des images
riantes de sa « vita nuova » ou de sa « vie en fleur : »
Donne mi parver non dal ballo sciolle...
E corne surge e va ed entra in ballo
Vergine lieta...
«On eût dit déjeunes femmes qui, au milieu du bal, s'arrêtent, atten-
tives, jusqu'à ce que l'orchestre ait repris la mesure... Et comme se
lève et va et entre dans la danse une vierge riante et belle d'innocence,
heureuse de faire honneur à la nouvello épouse... » Et ce sont encore
de merveilleuses images de l'enfance, les plus tendres « Madones »
qu'ail peintes la poésie :
Ecorne fantolin che inver la mamma
Tende le braccia, poi che il latte prese...
Uu enfin ces magiques «nocturnes, » d'une mélodie intraduisible,
ei d'un enchantement inégalé depuis le per arnica silentia lunae,
Quale nei plenilunii sereni
DANTE A RAVENNE. 453
Trivia ride tra le ninfe eterne..,
nu le vers miraculeux sur le « printemps éternel: •
Che nolturno Arietc non dispoglia.
Ainsi le poète, dans ce testament, a fait sa paix avec la vie. Il n'a
pas renoncé à toutes ses idées : seulement, il les ajourne, et n'assigne
plus à Dieu, pour L'-œuvre du salut, une échéance précise. Le poète
exprime encore sa confiance dans un revirement des choses, qui les
remettra dans iewr sens et dans leur vérité, mais de plus en plus
celle espérance se confond, dans un recul infini, avec le plan supé-
rieur des espérances religieuses, qui peut-être ne sont pas faites
pour se réaliser en ce monde. 11 a, autant que jamais, ce double sen-
timent qui fait le poète épique : le sentiment profond d'une incurable
décadence, et celui d'un réveil futur, mais dont l'époque se déplace
et se transpose désormais dans le domaine de l'élernel.
Cependant, au milieu de ces sérénités, se montre encore la force
des sentiments terrestres. On sentquele vieil homme n'est pas mort.
Il caresse une dernière chimère, et c'est un trait nouveau, — combien
émouvant! — de l'évolution du poète. Au début, et tout en déchar-
geant sa ragje contre ses ennemis, il avait pris légèrement son parti
de l'exil. 11 parlait volontiers en citoyen du monde : « Nous dont
la patrie est la terre, et qui y sommes partout chez nous, comme
le poisson dans l'oau... » Il écrivait ainsi tant qu'il avait pu croire
son exil provisoire. A présent, il venait encore, en termes magnifiques,
de repousser une olfre d'amnistie humiliante : « Ce n'est pas léte
basse qu'un Dante rentre dans sa patrie... Si je ne puis autrement,
eb bien! soit, je ne rentrerai pas. Ne puis je contempler n'im-
porte où lo ciel et les étoiles? Ne puis-je méditer en tous lieux les
douces vérités? » Il se fermait à jamais, par cette lettre admirable,
les portes de Florence : c'est dans cette obstination que le poète se
montre vraiment un « carré » invincible, un intraitable" tétragone. »
On voit cependant à quel point, sous ce superbe étalage de stoï-
cisme philosophique, le sacrifice lui coûtait. A mesure qu'en vieil-
lissant iJ voyait reculer l'espoir, s'élevait dans son ârne la nostalgie
de la patrie. De plus en plus il faut se figurer le poète, sur la plaine
de Ravenne, tel que le représente le beau tableau de MicheUno,
que l'on voit à un pilier de la cathédrale de Florence : debout dans
une sobtude peuplée de visions, mais errant comme une âme en
peine autour des murailles d'une ville où l'on reconnaît le dôme di
Sainte-Marie de la Fleur et le « beau Sau Giovanni,» et « le tendre
' i 56
BEVUE DES DEUX MONDES.
bercail où il avait dormi agneau. » Et alors, devant cette vision, le
grand proscrit se berce d'une illusion suprême : désarmer ses compa-
triotes, les attendrir (attendrir des pierres!) à force de gloire et de
génie, devenir assez grand pour faire cesser les factions et pour ren-
trer, dans le pardon d'un nouveau baptême, recevoir à Florence le
laurier des poètes. Et il confie son rêve à ce soupir sublime :
Se mai conlinga ché'l Poema sacro...
M. Corrado Ricci retrouve dans le Paradis l'image de la Romagne.
Ah! combien plus Florence, et Florence toujours! Trois chants, les
plus humains que le poète ait écrits, sont uniquement remplis d'elle.
A celte heure de sa vie, ce ne sont plus les choses présentes ni le
spectacle des réalités qui émeuvent le poète : c'est le monde du regret
et l'empire de son désir. « 0 notre chétive et mortelle noblesse de la
terre! » Avec quelle naïveté il l'exprime et s'en montre remué!
Pendant trois chants entiers, il suspend l'enchaînement des descrip-
tions célestes, pour se plonger avec délices dans les souvenirs
humains et dans les mémoires de la famille. Ces trois chants de Caccia-
guida, le trisaïeul de Danle, forment un des plus vastes épisodes du
poème : une petite épopée florentine, au milieu de la divine épopée.
Le poète se fait raconter par l'ancêtre la Florence d'autrefois, l'étroite
ville féodale dont le sang coulait pur jusque dans les veines de
l'artisan, les mœurs rudes, les ceintures de cuir bouclées par un
ardillon de corne, les familles fécondes, les femmes retenues, les dots
pauvres, les vertus viriles, la vie sobre et pudique. Il se fait dire
ensuite les hommes du temps passé, les maisons héroïques qui firent
Florence grande, « quand on n'avait pas vu encore le lys ni renversé
par la défaite, ni ensanglanté par la discorde. » Enfin il se fait dire
l'exil, et le pain amer de l'étranger, et la honte de gravir « l'esca-
lier d'aulrui. » Et l'on voit peu à peu dans le coeur du poète la terre
remplacer le ciel, et se confondre dans ses vers la nostalgie des deux
patries.
Toutes ces mélancolies n'empêchent pas çà et là de sourds gron-
dements d'orage. Quelques-unes des plus écrasantes invectives, des
plus foudroyantes diatribes contre la papauté, roulent brusquement
comme un tonnerre dans la gloire de ce couchant et de cette apo-
théose. C'était bien la manière dont devait s'achever cette vie où la
violence de l'amour est toujours prête à se changer en rugissement
de colère : c'est bien ainsi que devait finir ce poème où le ciel ne
refuse nulle passion de la terre, et dont les deux suprêmes visions
DANTE A RAVENNE. loi
Sont la glorification de deux créatures de chair, l'homme et la femme,
Adam et Marie.
11 est impossible de dire à quel moment précis Dante acheva son
œuvre, quel intervalle s'écoula entre le dernier rêve et la vérité éter-
nelle. Les dernières allusions historiques qu'on rencontre dans le
Paradis sont la mort de Philippe le-Bel (novembre 1314) et l'élection
de Jean XXII (1316). Pourtant, si Boccace a dit vrai (et il n'y a nulle
raison de douter de son témoignage), les derniers vers ne lurent écrits
que dans les derniers moments de l'existence de Dante. Le poème
et le poète finirent presque au môme jour.
Une lueur assez singulière est venue, dans ces derniers temps,
jeter un jour inattendu sur la fin de la vie de Dante : c'est un procès
d'envoûtement et de magie où. son nom se trouve môle, sans doute
calomnieusement, par un prêtre qui a toutes les apparences d'un
fourbe. On n'a pas encore éclairci les dessous de cette ténébreuse
affaire. Les curieux trouveront les faits dans une étude d'un jeune
savant français, tué pendant la guerre, Robert-André Michel, sur le
Procès des Visconti.
Cela se passait en 1320. Au mois d'août de l'année suivante,
Ravenne se trouva menacée, pour une querelle insignifiante, d'une
guerre avec Venise. Dante fut envoyé auprès du Grand Conseil pour
apaiser l'affaire. Il revint par les marécages et les lagunes de la côte,
dans la saison où ces parages exaspérés par les pluies de l'été déga-
gent leurs fièvres pestilentielles. Il revit au passage celte abbaye de
Pomposa, cadavre aujourd'hui abandonné, où le moine Guy d'Arezzo
avait inventé la gamme et créé, lui aussi, un nouveau monde de
poésie. Il revit cette Pinède, cette forêt déchirée, à travers les
troncs de laquelle on aperçoit la mer comme la corde d'une grande
lyre, et qui lui était apparue comme un lambeau du Paradis perdu.
Et puis il s'alita. Ravenne garde sa cendre. C'est là que Dante repose
dans un cercle de solitude et de mélancolie, parmi les enchante-
ments funèbres et les sépulcres des Césars, dans ces plaines vides
et muettes, où s'élevèrent les derniers et les plus beaux de ses
rêves. C'est le monument qu'il lui fallait : un désert autour d'un
tombeau.
Louis Gillet.
REVUE MUSICALE
Un opéra-comique wallon du xvm° siècle : Le Voyage de Chaud fontaine.
Opéra-comique, opérette, il y a de l'un et de l'autre dans le
Voyage de Chaud/ on laine, de Jean-Noël Ilamal, compositeur liégeois
du xviue siècle. Longtemps réputé perdu, puis retrouvé, en Belgique ;
représenté avec un médiocre succès à Paris sur le théâtre des Nou-
veautés, en 189-2 ; oublié depuis, môme de nom, ce petit ouvrage a
beaucoup d'agrément par lui-même. De plus, il est d'un musicien,
d'une époque et d'un « milieu » qui méritent qu'on s'y arrête un
moment.
Vers l'année 1750, Liège vit se former entre quelques-uns des
notables de la ville une Société littéraire et musicale, comparable,
d'un peu loin sans doute et d'un peu bas, à cette « Camerala » de
Iîardi, qui, dans un noble salon de Florence, un siècle et demi plus
tôt, avait créé l'opéra. « Nous ne craignons pas, » dit une gazelle du
temps, « nous ne craignons pas d'être démenti en assurant que, dans
celle partie des beaux-arls (la musique), Liège est l'émule de l'Italie.
Rien n'est plus commun que d'y voir des personnes nées avec des
organes sensibles à l'harmonie de la bonne musique. » Musique
d'église ou autre, toute musique alors y florissait. Les maîtrises de la
cilé wallonne, fameuses dès le ixe siècle, n'avaient, au cours des âges,
rien perdu de leur mérite et do leur renommée. La « chapelle » de
la cathédrale Saint-Lambert était répulée enlre toutes. En 1650, un
de nos compatriotes (l) écril de la métropole de Liège : « Le service
divin s'y faict avec plus grande cérémonie qu'en aucun lieu que
(l; Le colonel Duplessy.
REVUE MUSICALE. 450
j'aye veu, excepté à Rome et à Notre-Dame de Paris. Il y a une
musique excellente et très bien entretenue, remplie toujours de voix
qui donnent envie à tous ceux qui entrent dans celle église d'y
arrester avec attention pour l'entendre. » Le nombre de ces voix, les
dimanebes ordinaires, était d'une trentaine environ. Un orcbeslre de
quarante ou quarante-cinq instruments les accompagnait. Les jours
de grande fête, on doublait toutes les parties, et l'on y ajoutait
encore trompettes, timbales et grosse caisse. Ainsi composée, la
« cbapelle » de Saint-Lambert eut successivement pour directeurs,
au cours du xvhi* siècle, trois musiciens liégeois de la même
famille : Henri-Guillaume, Jean-Noél et Henri Hamal. Le premier
(1685-1752), compositeur de mérite et remarquable ebanteur, intro-
duisit à Liège la musique d'Italie. Pour Saint-Lambert et pour les
collégiales de la ville, il forma tout un répertoire de motets à grand
orebestre. 11 improvisait, dit-on, avec une étonnante facilité des
cantates italiennes, françaises ou wallonnes, qu'il aimait à chanter
en s 'accompagnant de son violoncelle. ,11 avait aussi le sens et le
goût du comique. Rien ne l'amusait tant que de mettre en musique
des textes singuliers, voire saugrenus, formés parfois de mots sans
suite et sans lien.
Le fils d'IIenri-Guillaume, Jean-Noël, naquit à Liège en 1709.
Élève, puis successeur de son père, il devait le faire oublier. Plus
jeune de trente-deux ans que Grétry,son futur et célèbre concitoyen,
beaucoup moins grand musicien que l'auteur du Tableau parlant et
de Ricliard, il est bien davantage un musicien national et môme
local. Comme Grétry, vers sa vingtième année, et plus tard une fois
encore, il visita l'Italie. A Rome il connut Jomelli, Durante à Naples;
mais, ce double voyage excepté, c'est à sa ville natale qu'il se con-
sacra tout entier. Elle était plus fiôre de lui que lui-môme. Si nous
en croyons ses contemporains, il prenait peu de soin de sa gloire et
n'éditait même pas ses ouvrages. Du moins il en dirigeait et corrigeait
l'exécution avec une certaine vivacité. Un jour qu'il conduisait l'or-
chestre et les chœurs de la cathédrale devant le Prince-Êvôque et
toute la cour, le désordre s'élant mis dans l'ensemble, Hamal inter-
rompît et frappa du pied la mesure en s'écriant : « Voss biess, vosi
biess. Bétes, vous n'êtes que des bêtes. » Mais pour la modeslie,
sinon pour la palienco, la gazette citée plus haut le comparait à ce
La Fontaine « qui méconnut ses talents et qui, pour nous servir de
l'expression de Fontenelle, se croyait, par bêtise, inférieur à Phèdre. »
On n'est pas moins surpris, ajoute le gazetier, « de retrouver dans
400 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Ilamal la mrme simplicité sur le génie vraiment original qu'il a
reçu de la nature. »
llainal a composé des messes, des motets à grand orchestre. Il
est aussi l'auteur de plusieurs oratorios : un David et Jonallias, une
Judith, un Jonas, ce dernier sur des paroles latines. Dans l'ordre de
la musique de chambre, il passe pour avoir, l'un des premiers,
importé d'Italie la forme de la sonate. L'embryon de cette forme se
rencontre-t-il d'abord dans l'op. 1 de Ilamal ou dans les sonates de
Stamilz? Vous n'êtes pas sans ignorer que la question est débattue,
et vous nous pardonnerez non seulement de ne la point résoudre,
mais de ne pas même l'aborder ici.
Musicien religieux, Ilamal fut encore un autre, et même plus
d'un autre musicien. Pour des « entrées » ou des cérémonies, il
écrivit des cantates officielles, dont une, en l'honneur du Cardinal-
Prince de Liège, mérita cet éloge : « Les vœux de la nation, le désii
de revoir le prince qu'elle chérit, sa tendresse et son respect, tout
était si bien exprimé de la part de l'auteur et du compositeur, qu'on
peut regarderie travail de l'un et de l'autre comme le triomphe du
sentiment. »
L'esprit, beaucoup plus que le sentiment, lit l'éclatant succès des
opéras-comiques de Ilamal. Non pas, il s'en faut, l'esprit de finesse,
mais bien plutôt un esprit analogue à celui dont s'inspirait chez
nous, vers le même temps, le répertoire ou le genre « poissard. »
Ce genre, a écrit M. René Doumic, succède et répond alors au
génie précieux de Favart. Vadé, « l'auteur de la Pipe cassée et des
Bouquets poissards, Vadé, « ce ïéniers de la poésie,» avait inventé de
composer, avec les scènes de la vie familière des forts à bras du Port
aux blés et des dames de la Halle, de pelits tableaux qui prétendaient
à une exactitude toute naturaliste. L'invention avait plu surtout dans
les salons; la gentillesse en consistait à attraper le ton juste et le
geste approprié pour lâcher des bordées de trivialités et d'injures
empruntées au vocabulaire des harengères et des portefaix. C'est ce
genre que Vadé transporte au théâlre avec son opéra-comique des
Racoleurs (1756), dont les personnages s'appellent Mm0 Saumon, mar-
chande de poisson; Javotle, Toupet, perruquier; la llamée, Jolibois
et Sans-Itegret. » (1)
Tel est, un peu moins monté cependant, le ton des opéras-
comiques de Ilamal. Pour le goût, c'est assez dire qu'ils n'ont rien de
(1) Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1900, les Spectacles de la foire et nos
scènes de genre, par M. René Doumic.
REVUE MUSICALE. 46 i
commua avec les Euridice et les Dafn^ florentines du xvne siècle
commençant, avec les tragédies musicales, à l'antique, des Péri, des
Caccini et des Hinuccini. Mais ils s'en rapprochent par une certaine
analogie d'origine, par le « milieu » social, ou plutôt mondain, où ils
se produisirent. Le Voyage de Chaudfontaine, la Recrue liégeoise, la
Fêle troublée par la pluie et les f/ypncondrcs, ces quatre comédies
musicales de Hamal furent données en 1757 et 1758, non pas au
théâtre, mais dans un salon, et dans le salon d'un chanoine, prévôt
de la collégiale de Saint-Denis, poète, librettiste môme, et musicien.
Il se nommait Simon de Harlez. Des réunions, ou des « académies, »
littéraires et musicales, se tenaient fréquemment chez lui sous le
patronage et parfois avec la collaboration de certains notables lié-
geois, fort distingués d'esprit et d'éducation : un Vivario, un Cartier,
un Fabry, tous trois bourgmestres de Liège et « paroliers, » avec
leur ami le chanoine, du Voyage de Chaudfontaine. Religieuses et
profanes, les œuvres de Hamal figuraient constamment au pro-
gramme de ces concerts. Ce n'est qu'après celte première exécution,
qui les consacrait en quelque sorte, qu'elles étaient jouées devant
un public plus nombreux, à l'Hôtel de Ville.
Un dilettante liégeois, auquel nous devons les détails ici rap-
portés, nous écrit : « 11 sied de regarder les pièces de Hamal d'abord
comme un divertissement, un jeu d'esprit où se plaisaient des gens
très cultivés, et puis comme une manifestation de particularisme.
Ce fut un phénomène isolé, sans attache avec le passé, mais non pas
sans effet sur l'avenir littéraire du pays wallon. Dans ces joyeuses
farces de 1757, « [le Voyage de Chaud fontaine et les autres), » se
montrent déjà les caractères du théâtre wallon d'aujourd'hui : naturel
parfait, observation peu profonde, mais fidèle, des mœurs, des gestes
même de chaque personnage. 11 se peut que les grands seigneurs
d'alors, aristocrates authentiques, aient pris plaisir, par une sorte de
dilettantisme, à forcer un peu la note et le ton. Ils ne craignirent pas
d'exagérer au besoin le langage et les façons populaires. Nos grands
bourgeois d'aujourd'hui, Lien que très francisés, ne laissent pas de
goûter encore ce côté vulgaire, fût-ce un peu grossier, de certains
types de chez nous. »
Des quatre opéras-comiques de Hamal, le Voyage de Chaudfon-
taine seul nous a été communiqué par notre érudit correspondant.
Nous ne savons rien de la Fêle troublée par la pluie. Les llypocondres
ne consistaient, parait-il, qu'en une « agréable critique de certains
malades imaginaires, amateurs de musique, habitués du salon du
402 REVUE DES DEUX MONDES.
chanoine de riarlez. Quant à la Recrue liégeoise, un journal du temps
(mai 17.17) en donne l'analyse que voici : « Le sujet est très analogue
à la circonstance où l'Europe se trouve (t). Un jeune Liégeois, voyant
passer les troupes françaises, s'arrache du sein de sa famille pour
voler à la gloire. Le désespoir de ses parents, la tristesse des voisins,
l'amour même, voudraient en vain le retenir. Mais l'honneur et le
courage, encore plus forts dans le caractère de la nation liégeoise,
l'emportent sur toute autre considération. 11 s'engage et part enfin.
Malgré l'objet qui l'a charmé,
Il sait voler à la victoire,
Et ce n'est que couvert de gloire,
Qu'il se sent digne d'être aimé.
« Ce sujet, traité en liégeois, où l'on a mêlé un peu de français,
n'est point susceptible d'un extrait raisonné. Que ne pouvons-nous
faire passer à nos lecteurs toutes les beautés mâles et hardies et les
traits de génie qui caractérisent si bien la musique de M. Ilamal,
tantôt ces sons tendres et gracieux, ce beau naturel, celte peinture
naïve du sentiment, ces expressions du cœur, si difficiles à rendre
en musique et où le talent de cet habile compositeur ne se trouve
jamais en défaut. »
Le sujet du Voyage de Chaudfontaine n'a rien d'héroïque, ou seu-
lement de militaire. Également « traité en liégeois, où l'on a mêlé
un peu de français,» il est facile d'en présenter « un extrait raisonné. »
Chaudfonlaine est une modeste, plus que modeste station ther-
male siluée aux environs de Liège et depuis longtemps abandonnée.
Il en est fait mention pour la première fois en l'an 1230. Vers la fin
du xvue siècle, un entrepreneur, du nom de Sauveur, y fit construire
une sorte de grande hutte, divisée en deux ou trois cabinets de bains
fort malpropres. A cela se réduisait tout « l'établissement. » La vogue
n'en fut pas moins fort grande au xvin* siècle. L'été, surtout le
dimanche, on y venait de Liège, en partie de plaisir. Avant que le
chemin, praticable d'abord aux piétons et aux cavaliers seulement,
devint carrossable, le voyage se faisait par bateau. C'est justement
sur un bateau que se passe le premier acte de l'opéra-comique de
Hamal. Il n'a, ce bateau, rien de commun avec les lypes variés et
connus de ce qu'on pourrait appeler la batellerie musicale : la frégate
d'IIai/dée, le vaisseau de Y Africaine, la nef de Tristan, ou le cuirassé
(1) C'était l'année de Rosbach.
REVUE MUSICALE. 4Go
qui porte au pays de M019 Chrysanthème un de nos officiers de marine
el son frère Yves, l'un el l'autre chanlants.
Imaginez encore moins une de ces « nacelles » do rêve, à la
Schubert, toutes pleines de romantiques barcarolles. Néel est le
bachot, ou la péniche, où s'embarquent ici nos gens. Petites gens,
gais lurons et commères accortcs aux façons lestes, au verbe haut et
dru. Tonton, sa cousine Adèle, et Gérard le batelier, leur cousin, plus
Marie Dada, la harengère,et le caporal Golzeau, « Liégeois francisé, »
do la paroisse Saint-Gangulphe, forment un quintette populaire
autour duquel, à la manière antique, « la compagnie du bateau »
figure le chœur. 11 est temps de partir. En termes imagés, (lo wallon
bravant lui aussi l'honnêteté), les deux cousines pressent le batelier
de pousser de l'arrière. — « Un peu de patience. Nous attendons
Marie Bada. — Qui ! Marie Bada ! s'écrient les petites, cette chienne
de soularde ! Qu'elle aille vendre ailleurs ses harengs pourris, mais
ne vienne point nous en empester. » — Elle vient pourtant, elle
accourt,, « toute en écume, » la harengère. Et déjà, sur le marinier
qui n'en peut mais, et sur les deux cousines, tombent, puis retombent
sur la Bada elle-même des mots dignes du vocabulaire shakspearien.
« Borgne-gueux, gueule de loup, chenille poilue, groin de guenon,
évier do mon corridor » sont les plus doux vocables de ces litanies
alternées. Le duo de Mm0 Barras et de la fille Angot, auprès de cet
ensemble, n'est qu'un aimable échange de civilités.
Cependant le bateau file, puis s'arrête un moment pour prendre
un nouveau passager, le caporal Golzeau. Gérard le présente aux
dames et l'invite, n'osant intervenir lui-même, à les calmer. Le
caporal s'y emploie de son mieux, vainement. Elles ont tôt fait de
s'unir contre le conciliateur. Celui-ci riposte, il entre dans la querelle,
qui s'anime d'autant, cependant que le chœur, le raisonnable chœur,
déplore ces disputes et prêche la paix. C'est le premier acte.
Au début du second, tout le monde a mis pied à terre. La « com-
pagnie du bateau » continue de philosophor sur lo danger, pour un
homme, de se mêler des querelles de femmes. Un peu plus, et la
caporal s'en fût allé, la tête en bas et « le... reste en haut, » barboter
dans la rivière. Arrive Odile, qui vient de s'entendre avec le garçon de
bains. Il n'y a de Ubre qu'une seule baignoire. On y tiendrait à dix,
mais pour l'instant elle est occupée par une grosse femme, encore
toute rouge de ventouses qu'elle s'est fait poser. En attendant, le trio
féminin commence à se déshabiller. La paix est faite. Aussi bien,
comment en vouloir à la Marie Bada! C'est une si bonne fille. (L'origi-
Ï6i REVUE DES DEUX MONDES.
nal dit : « Une bonne grosse carogne. ») « Quand elle s'y met, on
crèverait de rire avec elle, et puis tant plus qu'on est, tant plus qu'on
s'amuse. » Voilà tout notre monde à l'eau : les daines d'un côté, et,
de l'autre, « dans le bain poignant, » le caporal Golzeau, qui regarde
par le trou de la « buse » (en français : du tuyau.) Alors, entre le
voisin indiscret et les peu farouches voisines, s'engage un galant
dialogue, variante anticipée et comique de la première scène, aqua-
tique aussi, du fiheingold, entre Alberich et les trois filles du Rhin.
Mais l'heure du repas approche. Mis en appétit par le bain, baigneur
et baigneuses, à l'appel du batelier, se rhabillent et toute la société
s'en va dtner.
Le troisième acte (à l'auberge) se passe en mangeaille et beuverie,
mêlée de danses et de chansons. Le langage ne s'y épure guère. On
dirait d'un Téniers en musique. Propos de table, voire de cuisine,
et d'amour s'échangent entre garçons et filles. Golzeau le caporal en
tient décidément pour Tonton et s'empresse auprès d'elle. Chacun
vient à donner son avis sur le mariage. Odile se déclare pour, et la
Bada contre. Plus le repas s'avance, plus il apparaît, aux propos, aux
gestes de Tonton et de Golzeau, que tous les deux inclinent vers l'avis
d'Odile et la compagnie tout entière, avant de quitter la table et de
regagner Liège, consacre, par un ironique épithalame, leur mutuelle
inclination.
« A l'égard de la musique, » écrit un contemporain, « nous ne
saurions trop louer l'art du compositeur, dont le génie fait honneur
à sa patrie. Il a inventé des chants nouveaux et, qui plus est, de
beaux chants, qu'il a adaptés à un langage qui n'en paraissait pas du
tout susceptible. On y trouve les airs les plus gracieux qu'on ait
jamais entendus et des traits d'harmonie qui décèlent le vrai génie.
Ce n'est pas ce goût bizarre et capricieux qui ne sait varier la com-
position qu'à force de bruit et de dissonances. Ce sont des sympho-
nies gracieuses, des accompagnements bien travaillés et relatifs au
sujet, un chant naturel qui s'unit avec les mots sans perdre de sa
force ni de ses grâces, et dont la vérité a entraîné tous les suffrages
au Pergolèse liégeois. »
Un « Pergolèse, » môme « liégeois, » c'était beaucoup dire, et
Grétry, cet autre liégeois, disait encore trop, en disant plus tard de
Hamal : « Je tiendrais à honneur de l'égaler. » Mais il y a bien de
l'esprit, de la verve et par moments de la sensibilité, dans ce Voyage
de Chaud fontaine. La musique en ce temps-là, toute musique, fran-
çaise, italienne ou wallonne, aimait à rire. Le plaisir, la joie qu'elle
REVUE MUSICALE. 46?>
procurait et qu'on eût dit qu'elle éprouvait la première, était fort
éloignée de cette espèce de délectation morose que parfois elle
semble avoir pris pour but ou pour idéal aujourd'hui.
Si l'on veut goûter cette musique ancienne, un peu vieillotte par
places, il faut lui pardonner une certaine monotonie. La partition
de Hamal forme une longue suite de morceaux, airs, duos, trios, en-
sembles, quelquefois trop longs eux-mêmes. Le récitatif qui les relie
est presque partout le récitatif parlant, ou plutôt courant, à l'ita-
lienne, hormis, çà et là, quelques mesures de récitatif « obligé. » La
coupe des airs est uniforme : deux reprises, l'une majeure, mineure
la seconde, et, pour finir, le retour à la première {da capo.) Un autre
défaut consiste dans la répétition, qui finit par être fastidieuse, d<^
mêmes paroles. Il arrive entin que cette musique insiste trop longue-
ment sur un détail secondaire, tout extérieur, de l'action, et qu'elle
s'attarde là où elle ne devrait que passer. Mais cela n'enlève rien, ou
presque rien à la finesse et à la force, comiques l'une et l'autre, qui
font l'agrément de ce petit ouvrage. Pour l'esprit, plus que pour le
sentiment ou l'âme, on dirait parfois du Grétry ; peut-être même du
Mozart, moins la tendresse et la mélancolie. Toute la partie en
quelque sorte querelleuse, injurieuse même, du premier acte est
excellente. « Pas bégueule, Forte en gueule... Telle était Madame An-
got. » Que ce soit Tonton qu'elle « attrape, » ou que ce soit le bate-
lier, Marie Bada la harengère est telle aussi, en paroles du moins, ou
par les paroles. Mais la musique, une tout autre musique que celle
de Lecocq, la fait également fort différente. Elle donne au personnage
de la sympathique poissarde ce qu'on appelle le caractère, ou le
style, sans en affaiblir, ou en affadir la vérité, la vigueur et la vie.
Entre des pages comme celles-ci, un peu montées de ton, un peu
hautes en couleur, le musicien n'a pas manqué de ménager des
ombres. 11 demande volontiers au mode mineur, survenant à propos,
certains effets de clair-obscur. Un air du batelier, après la dispute de
ses deux passagères, emprunte au changement du mode et du
rythme à la fois une grâce indolente, à demi rêveuse, qui n'est pas
indigne, — à la poésie près, et encore ! — de telle chanson de l'En-
lèvement au sérail. Plus d'une fois cette musique se détend. Le
rythme trop souvent saccadé s'égalise; les valeurs pointées ou
piquées se lient. La voici tout de bon, la poésie désirée ; voici la grâce,
la tendresse, et même un soupçon de rêverie. Nous approchons,
sinon de Mozart, au moins de Grétry, et du Grétry de Itichard. Cer-
taine phrase de l'amoureux Golzeau ferait presque songer d'avance,
TOME LXV. — 1921. 30
460 REVU! DES DEUX MONDES.
comme une esquisse sans doute, mais d'un Irait pur, et déjà tou-
chante, à l'admirable plainte de Blondel appréhendé par les soldats :
Ayez pitié de ma misère!
Les Sarrazins furieux,
De la lumière des cieux
Ont privé mes pauvres yeux.
Le second acte est charmant d'un bout à l'autre. Il commence par
un chœur bien construit, solidement établi sur la simple et saine
tonalité dut majeur. Puis vient la scène, agréable entre toutes, du
triple déshabillage féminin. Ici plus que jamais, en trois airs qui se
succèdent, l'alternance des deux modes est heureuse, la grâce de
l'un venant toujours à propos tempérer la malice de l'autre. En dépit
de leur condition et de leur langage, on finirait par trouver aux trois
baigneuses une vague ressemblance avec les naïades de Gluck. C'est
à peine si la mélodie de leur chant a moins d'élégance, de souplesse,
et trace de moins sinueux contours. La Marie Bada, cela va sans dire,
est toujours la plus enjouée des trois commères. C'est la meneuse du
jeu. La voilà dans l'eau. « Zou, zou, zou, que c'est bon 1 Vrai de vrai,
Odile et Tonton, vrai de vrai, je me fais l'effet d'un poisson. » Elle
s'ébat, elle s'ébroue, elle rit, elle glousse de joie, et la musique de
rire avec elle. Autour d'elle, sur elle, les notes jaillissent et rejail
lissent en gouttes sonores. Tout ici, le chant et l'accompagnement,
qui l'imitent et se répondent, respire le plaisir, le bien-être, un bien-
être physique, et cet allégement que l'eau procure au corps. « Tout
corps plongé dans l'eau..., etc. » Oui, cette musique même démontre
à sa façon le principe d'Archimède, Aucune monotonie en ces trois
airs. Chacun a son style propre. Chacun décrit, «pose »un personnage.
Et c'est encore un caractère de ce petit opéra, qu'il est la représenta-
tion musicale, non pas sans doute, ainsi que Falstaffoxx le Matrimoniu
segreto, d'une. famille, mais d'un groupe, et, comme disent les gens
du peuple, ceux-là justement qu'il nous montre, d'une « société. »
Maintenant, d'un cabinet de bains à l'autre, le dialogue s'engage.
Aux trois aimables baigneuses répond l'amoureux baigneur. On ima-
gine le décor, la mise en scène, et l'on comprend que dans le salon
d'un chanoine, la pièce, — dont il était pourtant l'un des auteurs, —
ait été jouée seulement et non représentée. « Excusez-moi, » chante
le jeune et regardant caporal :
Excusez-moi si je m'amuse
A lorgner par le trou d'ia buse,
REVUE MUSICALE. 467
Je n'ai pas pu m'en empêcher,
En vous oyant si bien chinter,
J'ai cru que c'était un' sirène,
Ça s'appell' chinter comme un' reine.
Et puis vous êtes belle à voir.
Badine et rien de plus sur des paroles de ce genre, sur d'autres,
plus loin, la musique cesse de rire. Il y a là certain air de ténor qui
commence d'exquise manière et déroule, dans le style fleuri d'autre-
fois, de lentes et caressantes vocalises. Admirons, peu après, quelle
merveilleuse ouvrière est la musique et ce qu'elle peut faire, en
chantant, de cela même qui mériterait à peine d'être dit. L'heure du
repas approche. Le batelier vient en informer baigneur et baigneuses
qui s'attardent. Son appel, en paroles seulement, ne serait rien, et ne
mériterait qu'une phrase, à peine. En musique, il devient un air,
presque un grand air, et dont la grandeur absorbe, au heu de la sou-
ligner, la petitesse même et l'insignifiance du sujet. Pour la musique,
j'entends pour cette musique-là, pas de détail insignifiant. Elle se plaît,
elle s'amuse aux moindres gestes, aux plus menus propos. Comme les
trois petites femmes avaient quitté leurs vêtements tout à l'heure,
elles les reprennent, et la seconde opération, menée aussi lestement
que la première, est l'occasion d'un trio délicieux. Nous disions plus
haut qu'un contemporain de Hamal le comparait à la Fontaine, pour
la modestie. Sous un autre aspect, dans le second acte du Voyage dr
Chaud fontaine, le poète des Contes, plutôt que des Fables, se serait
peut-être assez volontiers reconnu.
Rabelais eût goûté le dernier acte, où triomphe la bonne chère.
La musique l'y célèbre par endroits avec une véritable puissance. Au
commencement, soli, duos, trios rapides, ne font que paraître et dis-
paraître, entraînés dans le tourbillon d'un chœur général qui tantôt
se partage et tantôt se rassemble en vigoureux unisson. Parmi les airs
à boire, à manger, à danser, le galant caporal ne manque pas de
glisser, à l'adresse de Tonton, un air encore, un dernier air « à
aimer. » Cet air, qui n'en est un qu'à peine, ne consistant guère qu'en
une phrase, est précédé par quelques mesures de récitatif, de recita-
tivo secco, mais qu'on hésite pour le coup à nommer ainsi, tant il a de
charme. La mélodie, une fois encore, n'est pas indigne de Gluck, du
Gluck aimable, souriant, langoureux même, que daignait être le
musicien d'Armide et surtout de Renaud. Une fois encore, ladernière,
une ombre de sentiment vient à passer. Elle enveloppe, elle adoucit
un moment le relief et le brillant de formes sonores où sans cela
5-68 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être on finirait par trouver à reprendre quelque sécheresse, avec
une certaine raideur.
Exécuté, nous l'avons dit, chez le chanoine et librettiste, (l'un des
quatre librettistes), de Harlez, l'ouvrage fut donné de nouveau la
même année, à Liège toujours, dans le grand salon de l'Hôtel de
Ville. « Il y eut, rapporte une feuille du temps, un tel concours de
monde, que le grand vestibule et toutes les salles d'alentour furent
remplies à étouffer. Tous les amateurs étaient aux anges et dans une
joie inexprimable. On ne parlait dans toutes les sociétés que du
Yoegge di Chofontaine. » On n'en parla guère, il y a quelque trente
ans, dans la société parisienne. Pourquoi n'en reparlerait-on pas
aujourd'hui? La musique légère, spirituelle, rieuse et qui fait rire,
est devenue chose si rare! Et même un peu de réalisme, voire de
trivialité populaire, n'est point ici, — je veux dire dans le genre de
la comédie musicale, qui s'en accommode aisément, — pour nous
effaroucher. Par le style et le ton, par la nature du sujet, par la con-
dition des personnages, enfin par les caractères ou les mœurs, le
Voyage de Chaud fontaine est de la famille, comme il est de leur
époque, des premiers essais de notre opéra-comique sur les théâtres
de la Foire. Ne faisons pas les renchéris et ne boudons pas, d'avance,
contre notre plaisir. Nous ne saurions trop recommander à M. Louis
Masson, le directeur intelligent et curieux du Trianon-Lyrique, le
Voyage de Chaud fontaine.
Camille Bellaigi e.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
A en croire les informations de presse, M. Clemenceau aurait
déclaré, dans son discours de Sartène, que le traité de Versailles était
l'honneur de sa vie. Qui a soufflé à l'illustre homme d'État cette
parole inattendue? Est-ce le démon de la contradiction? Est-ce le
malicieux génie qui inspirait à Ingres la fierté d'être surtout un grand
violoniste? Je ne sais. Mais ou je me trompe fort, ou c'est M. Clemen-
ceau qui s'est trompé. L'honneur de sa vie, ce n'est pas d'avoir
négocié et signé le traité de Versailles ; c'est d'avoir pris le pouvoir à
l'heure la plus sombre de la guerre, d'avoir impitoyablement réprimé
les campagnes défaitistes, et d'avoir fermement tenu le drapeau de la
France jusqu'à la victoire. S'il ne s'était trouvé là, au jour fixé par le
destin, pour fortifier les courages ébranlés et pourchasser les miasmes
pestilentiels qui commençaient à se répandre dans les couloirs des
Chambres, c'en eût été fait ; nous eussions été rapidement acculés à
une paix qui eût maintenu sous la domination étrangère l'Alsace et la
Lorraine, laissé à notre flanc une blessure ouverte, t et consacré en
Europe l'hégémonie de l'Allemagne. Le patriotisme et l'énergie de
M. Clemenceau ont empêché ce désastre. Il n'y a pas un Français qui
puisse l'oublier.
Je ne veux pas dire qu'au moment où M. Clemenceau a formé son
ministère, la situation fût désespérée. En aucune façon. L'entrée en
guerre des États-Unis compensait, et fort au delà, la défection de la
Russie. Une armée fraîche et vigoureuse commençait à traverser
l'Océan pour venir combattre à nos côtés. Quiconque gardait son sang-
froid et se donnait la peine de réfléchir devait aboutir à cette conclu-
sion que, mathématiquement, la victoire était certaine. C'était encore,
dans les deux Chambres, l'opinion de la grande majorité des repre-
Copyrigkt by Raymond Poincaré, 1921.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
sentants du pays. La population, dans son ensemble, n'était pas moins
confiante et résolue. Pour s'en rendre compte, il suffisait de parcourir,
après un raid d'avions, les quartiers les plus éprouvés de Paris et de
la banlieue, ou de visiter, près du front, les villes et les villages
dévastés. C'était partout la môme détermination, le môme stoïcisme,
la même volonté de tenir jusqu'au bout. On peut affirmer que, sans
cet admirable état d'esprit, l'avènement de M. Clemenceau n'eût pas
été possible. Son Cabinet se serait usé à remonter un courant ; il a été,
au contraire, immédiatement porté par le flot. Dès ses premières
sorties, le président du Conseil était accueilli par les acclamations de
la foule. Son âge, sa crânerie, ses allures, ses mots, n'étaient pas
sans contribuer à cette prodigieuse popularité. Mais il la devait sur-
tout à ce qu'il était alors merveilleusement à l'unisson avec l'âme delà
France.
La force immense que lui a donnée le consentement général et
qu'il était plus que tout autre à même d'exercer lui a permis de
mettre fin aux intrigues qui menaçaient la patrie et qui, si elles
avaient eu le champ libre, auraient annihilé peu à peu notre capa-
cité de résistance. Il a fait reculer la trahison; il a dispersé la meute
des ambitions impatientes qui cherchaient déjà leur pâture dans le
malheur du pays; il a dessillé les yeux des aveugles, rassuré les
inquiets, raffermi les hésitants, et montré à tous le chemin du
devoir. Grâces éternelles lui soient rendues pour l'effort accompli et
pour le succès obtenu I
Lorsqu'après un armistice un peu précipité ont commencé les
négociations de paix, M. Clemenceau les a certainement engagées et
poursuivies avec la même ardeur patriotique. Non moins certaine-
ment, les résultats n'ont pas été aussi heureux, et il serait puéril de
nier que le traité de Versailles a profondément déçu le pays. Peut-
êlre cependant quelques-uns de ceux qui le critiquent aujourd'hui
avec le plus d'âpreté devraient-ils se souvenir qu'en 1919 ils étaient
sénateurs ou députés et que, non seulement ils se sont abstenus de
le combattre, mais qu'ils l'ont voté. Vainement diraient-ils qu'il était
trop tard pour le repousser ou pour l'amender. Un traité de paix ne
vaut que par l'approbation des Chambres, et les Élats-Unis viennent
de nous rappeler que, tant que n'ont pas été remplies toutes les
formalités constitutionnelles, il ne saurait y avoir que projets révo-
cables.
En France, le Gouvernement négocie, mais avant le vote du Par-
lement, rien n'est définitif, et le Président de la République lui-même
REVUE. — CHRONIQUE. 4" 1
n'est appelé à signer la ratification que par la volonté des Chambres
exprimée dans la loi d'approbation. Vainement aussi prétendrait-on
que les défauts du traité de Versailles ne se sont révélés que plus
tard. Des députés d'opinions politiques très différentes, tels que
MM. Louis Marin et Franklin-Bouillon, les ont aisément aperçus et
clairement exposés. Logiques avec eux-mêmes, ils ont ensuite voté
contre le traité. La vérité est qu'à ce moment, des esprits très calmes
à l'ordinaire étaient enivrés par la victoire et que ceux qui récla-
maient des garanties supplémentaires, si haut placés qu'ils fussent,
passaient pour des pessimistes ou des grincheux. Je n'accuse pas
ceux qui ont cédé à l'entraînement général. Mais enfin, ils n'étaient
pas condamnés au silence et à l'irresponsabilité; ils avaient la liberté
de leur suffrage; et s'ils se sont abstenus de présenter la moindre
observation, s'ils ont voté le traité sans mot dire, ce serait à la fois,
de leur part, prudence et justice que d'apprécier aujourd'hui l'acte
de Versailles avec un peu moins de sévérité. 11 n'est pas vrai qu'au
traité, sr défectueux qu'il soit, soient dus tous les mécomptes que
nous avons éprouvés depuis la cessation des hostilités. Ils sont
dus, d'abord, à ce que nous avons persisté dans les mauvaises
méthodes diplomatiques inaugurées par la Conférence de la paix;
ils sont dus ensuite à ce qu'à chaque réunion nouvelle du Conseil
suprême, le Gouvernement de la République a renoncé, comme
de dessein délibéré, à quelques-uns des avantages du traité. Lais-
sons donc là les récriminations rétrospectives et tâchons de tirer
pour l'avenir le meilleur parti d'une situation que les circons-
tances, encore plus peut-être que les hommes, ont douloureusement
gâtée.
Les États-Unis viennent de nous donner, avec une autorité magis-
trale, une leçon que nous ferons bien de méditer. La paix séparée
qu'ils ont signée avec l'Allemagne est un magnifique exemple
d'« égoïsme sacré. » Ce n'est pas à Washington qu'on croit consoli-
der les alliances en leur sacrifiant sans cesse les intérêts nationaux.
On y fait les affaires de l'Amérique, comme on fait à Londres les
atfaires de l'Angleterre ; et. après tout, ni à Londres, on n'a tort
d'être Anglais, ni à Washington, on n'a tort d'êtm Américain. C'est à
nous d'être Français à Paris. Malheureusement, nous nous obstinons
toujours à justifier la définition qu'Alfred Fouillée donnait de notre
caractère, lorsqu'il nous reprochait de ne guère comprendre la poli-
tique objective et de nous laisser guider tantôt par des conceptions
rationnelles, tantôt par des notions subjectives, celles de reconnais-
472 REVUE DES DEUX MONDES.
sance, de sympathie, de fraternité entre les peuples, d'alliances à
perpétuité. Non, Chamforl ne nous a pas encore appris que ni sur le
damier européen, ni, hélas ! sur le damier du Nouveau Monde, on ne
joue aux échecs avec un bon cœur. Aujourd'hui, tout étonnés, nous
nous regardons les uns les autres, et nous nous disons: « Comment !
cette Amérique qui est venue prendre part à la guerre avec toute la
ferveur d'un peuple croisé, qui a fait sortir de terre une armée
innombrable, et qui a jeté sur le plateau le poids de son glaive pour
incliner enfin vers le bon droit la balance de la justice, comment!
c'est elle qui maintenant se replie sur elle-même, s'isole, se détourne
de l'Europe! C'est elle qui prend dans le traité de Versailles tout ce
qui l'intéresse et qui en écarte systématiquement tout le reste ! Elle
qui garde le grain et nou6 laisse l'ivraie ! Elle qui, après qu'un de ses
Présidents nous a promis l'assistance des États-Unis en cas d'agres-
sion future de l'Allemagne, s'abstient de reconnaître les nouvelles
frontières du Reich ! » Eh ! oui, c'est elle, et il n'y a de surprenant,
en tout cela, que notre surprise. Quand on rêve tout éveillé, on
s'expose à recevoir de la réalité des remontrances un peu dures.
L'honorable sénateur de Pensylvanie, M. Knox, ancien secrétaire
d'État, communique-t-il à notre ambassadeur, M. Jusserand, une
lettre émouvante de deux anciens officiers américains, M. James Comb
et M. David Shields, nous allons répétant une phrase où ces deux
vaillants militaires expriment leurs sentiments personnels pour la
France: « Ne vous désolez pas, ô France, de ce que l'Amérique n'ait
pas signé le pacte de la Société des Nations. Sous le gazon émaillé
des fleurs de l'arbousier traînant et du coquelicot de Bunnker's Hill,
de Valley Forge, des Flandres et de Picardie, est enfoui un pacte qui
n'a nul besoin d'être ratifié par les Parlements. Oui, nos fils sont
venus en France; ils y reviendront toujours, quand la France les
appellera pour une cause juste. » Puis, lorsque l'Amérique substitue
un traité revisé et corrigé au traité que ses anciens représentants
nous avaient amenés à signer, nous cherchons, d'une main fiévreuse,
les vieux pactes d'amour cachés dans les champs que n'ont pas
seulement rougis, hélas! les coquelicots et les arbouses, mais des
mares de sang français, et nous avons peur de ne rien trouver.
- Tâchons, s'il est possible, déjuger les chosesavec plus de sang-froid.
L'Amérique ne s'enferme point dans un splendide isolement; elle ne
< hange pas' de conduite; elle demeure fidèle à ses amitiés et plus
fidèle encore à ses idées; elle ne dédaigne pas les affaires d'Europe ;
mais elle les mesure à l'échelle du Nouveau Monde, et c'est assez
REVUE. — CHRONIQUE. 413
pour qu'elles ne lui apparaissent pas toujours aussi importantes qu'à
nous. L'amitié des États-Unis pour la France, les souvenirs de la
guerre d'Indépendance, l'analogie des institutions politiques, ont
certainement beaucoup contribué à pousser vers nos rivages les
armées américaines, et surtout à les enflammer, lorsqu'elles ont
débarqué, d'une sorte de passion mystique ; mais elles ne seraient
pas venues, si notre cause, étant celle du droit, n'avait été celle
de tous les peuples libres et si toute une série d'incidents préli-
minaires n'avait fait apparaître, dans une lumière éclatante,
cette identité d'intérêts. Rappelons-nous la longue suite d'étapes
par où, de 1914 à 1917, les États-Unis se sont lentement acheminés
vers la guerre. Les républicains reprochaient alors aux démo-
crates et à leur chef, M. Wilson, leurs hésitations et leurs faiblesses;
hier, ils trouvaient que M. Wilson avait fini par trop s'engager envers
les Alliés. Changements de point de vue qu'explique la politique inté-
rieure. Il paraît aujourd'hui bien probable qu'à la place de M. Wilson,
un Président républicain ne se serait pas pas pressé davantage. Il
aurait consulté, lui aussi, l'intérêt de son pays et, lorsqu'il aurait cru
àla nécessité d'une intervention, il aurait cherché à convaincre l'opi-
nion publique, notamment dans les États de l'Ouest, les plus indiffé-
rents aux affaires européennes, avant de demandera l'Amérique les
sacrifices d'hommes et d'argent que la guerre devait lui imposer.
C'est exactementainsi qu'a procédé le président Wilson.
Quel chemin parcouru depuis le message qu'il adressait le 6 dé-
cembre 1915, à propos des complots des Germano-Américains! A celte
date, au Congrès, il protestait contre ceux qui voulaient faire de la
lière Amérique un foyer d'intrigues européennes, mais il distribuait
impartialement le blâme à tous ceux des étrangers naturalisés
américains qui avaient « oublié ce qu'ils devaient à leur honneur
de citoyens en manifestant leur sympathie passionnée pour l'une
ou l'autre des parties engagées dans la grande lutte, sans avoir
cure de la tranquillité et de la dignité des États-Unis. » Un an plus
tard, le 19 décembre 1916, le Président Wilson proposait une
médiation aux Puissances belligérantes, il leur offrait ses bons
offices et les interrogeait sur leurs buts de guerre. L'Allemagne
et l'Autriche-Hongrie répondaient qu'elles étaient prêtes à ren-
contrer des délégués de l'Entente dans un endroit neutre, mais
elles se gardaient de rien faire connaître de leurs intentions. La
Belgique, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, le Japon, le Monté-
négro, le Portugal, la Roumanie, la Russie, la Serbie, jouaient cartes
474 REVUE DES DEUX MONDES.
sur table et, dans une note du 30 décembre, faisaient clairement
connaître leurs revendicalions. L'Allemagne et l'Autriche répliquaient
en termes hypocrites et évasifs ; et le 22 janvier 1917, dans un mes-
sage adressé au Congrès américain, le Président Wilson, après avoir
signalé le contraste que présentaient lattilude de l'Entente et celle de
ses ennemis, ajoutait qu'il ne pouvait y avoir de paix durable entre
les nations européennes, sans que les États-Unis fissent entendre
leur voix. Il énonçait les principes américains, qui devaient, d'après
lui, prévaloir dans le règlement du conflit, et c'est alors qu'il pro-
nonçait la trop fameuse parole de paix sans victoire.
Maisle31 janvierl917, l'Allemagne notifiait aux Puissances un nou-
veau blocus sous-marin, beaucoup plus étendu que celui qu'elle avait
précédemment établi. Cette notification mit naturellement le comble
au légitime mécontentement des États-Unis, qui exécutèrent aussitôt
leur menace. Us rappelèrent leur ambassadeur de Berlin et remirent
à l'ambassadeur d'Allemagne ses passeports. Mais ils patientèrent
encore, et la guerre ne fut pas déclarée. Le 23 février suivant, nou-
veau message de M. Wilson. Il rappelle que deux navires amé-
ricains ont encore été coulés, que presque tous les bâtiments sont
forcés de rester à leurs ports d'attache à cause des dangers du
blocus et que tout le commerce américain souffre de cette crise pro-
longée. Il proclame que cette situation ne peut durer; il ne propose
cependant encore que la neutralité armée, dont il y a, dit-il, de nom-
breux précédents dans l'histoire des États-Unis. Le & mars, à l'occa-
sion de sa nouvelle investiture, le Président, debout sur les degrés
du Capitule, prononce son discours inaugural et il répète que les
États-Unis resteront fermes dans la neutralité armée. « Nous ne
sommes plus, dit-il, des provinciaux. Les événements tragiques de
trente mois de guerre ont fait de nous des citoyens du monde. Est-ce
à dire que nous serons moins Américains à l'avenir? Non pas. Nous
serons, si possible, plus Américains encore... » Mais la guerre sous-
marine se poursuit de plus en plus impitoyable; et le gouverne-
ment allemand ne tolère pas la neutralité armée; il refuse expres-
^tnent aux neutres, dans les zones maritimes qu'il a déterminées, le
droit de se servir de leurs armes pour la défense de leurs nationaux
et de leurs marchandises. Les États-Unis sont décidément atteints
dans leurs œuvres vives. La coupe est pleine. Le Président convoque
le Congrès en session extraordinaire et le 2 avril, dans un message
solennel, il lui demande d'accepter enfin l'état de guerre qui lui est
imposé par l'Allemagne. Mais, à ce moment même, il se met si peu
REVUE. CHRONIQUE. 475
dans l'esprit des nations de l'Entente qu'oublieux de tout ce qu'elles
ont souffert depuis le mois d'août 1914, il croit devoir exprimer sa
sympathie et son amitié pour le peuple allemand et ne s'en prendre
qu'au gouvernement impérial. Et plus tard encore, lorsque les
soldats américains et les nôtres sont définitivement devenus compa-
gnons d'armes, il tient à distinguer, par une appellation spéciale, les
États-Unis des nations auprès desquelles ils combattent, et, tandis
que celles-ci se considèrent entre elles comme alliées, il prend soin
de préciser que l'Amérique sera simplement associée.
Les négociations de paix commencent, et la faute est commise
de les faire conduire par les chefs mêmes des gouvernements. Le
Président Wilson est, à la fois, chef de gouvernement et chef d'État.
Il vient à Paris illuminé d'un prestige extraordinaire; il y est
accueilli comme le libérateur du genre humain. C'est un prophète;
c'est Moïse qui, du haut du Sinaï, va dicter des lois, non plus à un
peuple, mais à l'univers. Malheureusement, comme l'expliquait ces
jours-ci, "dans France et Monde, un écrivain distingué qui vient de
séjourner longtemps en Amérique, M. Gaston Riou, M. Wilson, en
organisant la délégation de la paix, blesse non seulement ses adver-
saires, mais les meilleures têtes de son parti. Il s'entoure de créa-
tures, ne consulte personne, ne ménage aucun amour-propre,
n'admet aucun partage de pouvoir. Il perd de vue l'Amérique,
oublie et mécontente le Sénat, et plus il se croit tout-puissant, plus
la puissance lui échappe. Il impose à la Conférence sa conception
personnelle de la Société des Nations; d'accord avec M. Lloyd
George, il cherche à réduire le plus possible notre occupation de la
Rhénanie ; il nous refuse nos frontières de 1814 ; il s'oppose à ce que
les frais de la guerre soient entièrement supportés par l'Allemagne;
il ne veut pas entendre parler de solidarité des dettes alliées ; mais il
nous promet, en revanche, avec la conviction d'être suivi par le
Sénat américain, l'assistance militaire dès États-Unis en cas d'agres-
sion de l'Allemagne. Il rentre chez lui ; il trouve partout une hosti-
lité grandissante; il essaye de lutter; il est terrassé par la maladie
et obligé de disparaître de la scène politique. La campagne présiden-
tielle s'engage ; elle tourne tout entière autour du traité et de la
Société des nations ; les républicains s'en prennent naturellement à
tout ce qu'a fait M. Wilson, et lorsque M. Harding arrive à la Maison
Blanche, l'Europe se demande : >< Que va-t-il advenir du traité ? Et de
la Société des Nations? Et des engagements contractés, au nom de
l'Amérique, par son ancien Président? »
476 REVUE DES DEUX MONDES.
Il advient que l'Amérique, gouvernée par sa nouvelle administra-
tion, désavoue sur tous les points son Président d'hier et prétend res-
taurer, après deux ans d'aberration, la pure doctrine de Monroë. Mais
ne nous y trompons pas. Dans le message de 1825, qui a fixé cette
doctrine, Monroë entendait surtout proclamer que l'Amérique serait
désormais fermée à toutes nouvelles tentatives de colonisation par
l'Europe : l'Amérique aux Américains. Ce n'était nullement à dire que
l'Amérique dût à jamais se désintéresser elle-même des autres parties
du monde ; et, en fait, elle y a de plus en plus pénétré par la banque,
le commerce et l'industrie. Aujourd'hui elle est partout, et si nous
voulons voir, par exemple, le rôle que joue le pétrole, en Europe et
en Asie, dans la politique américaine, comme dans la politique bri-
tannique, nous n'avons qu'à relire l'intéressante brochure de M. Francis
Delaisi. A mesure que l'aviation et la télégraphie sans fil suppriment
les distances et rapetissent les dimensions du globe, l'Amérique se
mêle de plus près aux affaires de tous les continents et, si elle est sur-
tout occupée de la concurrence que lui font, sur le marché chinois,
l'Angleterre et le Japon, du sort qui sera réservé à l'île de Yap, et des
vues qu'elle prête à l'Empire du Mikado sur les Philippines, elle ne
laisse pas de surveiller, avec une attention très éveillée, tout ce qui se
passe ailleurs. Mais cette surveillance, elle l'exerce, bien entendu,
comme c'est son droit, dans son intérêt, et non dans le nôtre.
Le 24 avril dernier, le docteur Simons avait adressé à Washington
les propositions dérisoires que faisait l'Allemagne pour le paiement
des réparations. Le 2 mai, M. Hughes, secrétaire d'État, avait prié
M. Diesel, chargé d'affaires des États-Unis à Berlin, de répondre au
Reich que ces propositions n'étaient pas acceptables pour les Alliés et
que l'Amérique recommandait à l'Allemagne de soumettre immédia-
tement et directement aux gouvernements alliés « des propositions
claires, nettes et adéquates qui répondraient à ses justes obligations. »
Ainsi, par son appel .aux États-Unis, l'Allemagne avait elle-même
montré qu'elle ne considérait pas l'Amérique comme décidée à rester
indéfiniment sous sa tente, et la réponse des États-Unis, quoique fort
différente de celle qu'attendait l'Allemagne, prouvait qu'en effet ils ne
songeaient nullement à s'interdire les interventions dans les affaires
européennes. Depuis lors, le gouvernement américain a décidé de se
faire représenter au Conseil suprême et à la Conférence des Ambassa-
deurs, comme il avait déjà résolu de réinstaller son honorable délé-
gué à la Commission des réparations. Représentation officieuse et non
officielle, qui a permis aux États-Unis d'être renseignés sur tout, de
REVUE. — CHRONIQUE. 477
donner leur avis, de défendre leurs intérêts et de s'offrir, à l'occasion,
comme arbitres entre les autres intérêts. Cette politique réaliste se
concilie parfaitement avec l'idéalisme religieux du génie américain et
elle n'a rien que de très honorable et de très sensé. La France, amie
des États-Unis, n'a point à la redouter, si elle ne s'imagine pas que les
États-Unis la mettront à son service, et non d'abord à leur propre ser-
vice.
Jusqu'ici, il n'y a guère qu'à la Société des Nations que l'Amérique,
n'ait pas pris officieusement sa place; et cette absence est assurément
fort regrettable, mais elle s'explique, comme toutes les autres déci-
sions américaines, par un sentiment très vif de la grandeur et de la
souveraineté nationales. Avez-vous remarqué que le drapeau étoile
est le seul au monde qui ne s'ificline pas devant un chef d'État, Roi ou
Président de République, c'est-à-dire devant le représentant suprême
d'un peuple étranger? Petit détail, mais combien significatif! C'est
l'article 10 du Covenant qui a groupé contre l'œuvre de M. Wilson la
plus grande quantité d'opposants. Les États-Unis n'entendaient pas
être liés, d'avance, par un texte qui pouvait les contraindre à interve-
nir, un beau jour, en faveur d'un des membres de la Société, sans
qu'ils eussent eux-mêmes à cette intervention un intérêt direct.
N'allez pas croire pourtant qu'en dédaignant de siéger dans l'assem-
blée de Genève, l'Amérique regarde avec une curiosité entièrement
détachée tout ce qui s'y fait ou s'y prépare. Malgré la retraite de
l'Argentine, malgré les hésitations de quelques républiques sud-ann'-
ricaines, la Société des Nations fait meilleure figure que le Conseil
suprême ; six nouveaux États viennent d'être admis au nombre des
Amphictyqns: l'Albanie ressuscitée, l'Autriche, la Bulgarie, la Fin-
lande, le Libéria, le Luxembourg. Les États-Unis n'ignorent pas que
cet organisme naissant, si dépourvu qu'il soit encore de moyens
d'action vraiment efficaces, peut devenir, tôt ou tard, une force inter-
nationale et qu'en tout cas, il est dès aujourd'hui assez vivant pour
commencer à famihariser les peuples qui le composent avec l'idée de
solidarité humaine. Aussi bien, l'Amérique a-t-elle à Genève ses
observateurs et ses informateurs, et ses journalistes y sont plus nom-
breux et aussi attentifs que ceux de toutes les autres nations. Quant
aux problèmes que la Société a mis à l'étude, l'Amérique est si loin
d'en méconnaître l'importance, qu'elle tâche d'attraire à Washington
la Conférence qui aura à discuter le plus grave d'entre eux, celui du
désarmement
Répétons, d'ailleurs, à l'endroit de la Société des Nations, l'obser-
478 REVUE DES DEUX MONDES.
valion que nous a suggérée, l'an passé, sa première assemblée. Ce
serait folie d'en attendre des miracles; ce serait sottise de ne lapas
prendre au sérieux. M. Wellington Koo, dans son discours d'ouverture,
et après lui M. van Karnebeek, élu président pour cette session, ont
parfaitement mis en lumière l'intérêt des questions portées à l'ordre
du jour. Au premier rang, était inscrite la constitution de la Cour per-
manente de justice internationale, dont les statuts ont été votés cette
année et qui est maintenant prête à fonctionner. Il esta souhaiter que
les États contractent promptement 'l'habitude de s'adresser à elle et
de lui soumettre les petites difficultés qui s'élèvent quotidiennement
entre eux. Dans la sérénité d'une Cour permanente de justice, plus
encore même que dans l'assemblée générale de laSociélé des Nations,
il peut être fait silencieusement de bonne besogne pour le maintien
de la paix.
En attendant, ce n'est ni l'Assemblée, ni la Cour, c'est le Conseil
de la Société qui tient actuellement dans ses mains le sort de
l'Europe. M. Hymans, nommé rapporteur de l'affaire de Haute-
Silésie, s'est consacré à l'étude de cette redoutable question avec la
conscience dont il a déjà fait preuve dans l'affaire de Vilna. Dans son
exposé préliminaire, le vicomte Ishii s'était borné à indiquer, avec
une impeccable impartialité, les données essentielles du problème et
à préciser le genre de mission dont le Conseil était, en cette circons-
tance, prié de se charger. Loin de s'approprier la thèse de M. Lloyd
George, il a clairement montré, comme j'avais essayé de le faire ici,
il y a quinze jours, que le Conseil ne devait agir, ni comme Cour de
justice, ni comme tribunal arbitral, qu'il n'avait à rendre ni un juge-
ment ni une sentence, et qu'il ne pouvait donner qu'un avis. Cet avis
liera les membres du Conseil suprême, parce qu'ils ont bien voulu se
lier eux-mêmes en déclarant d'avance qu'ils le suivraient, quel qu'il
fût. mais il ne les déchargera pas de leurs responsabilités, et la vraie
décision, ce seront eux qui auront à la prendre. Autrement, le traité
de Versailles serait violé, et la Pologne ou l'Allemagne, suivant que
lune ou l'autre serait mécontente du résultat, aurait le droit de pro-
tester contre cette violation.
En réalité, c'est un service que le Conseil suprême, embarrassé
par ses divisions persistantes, a demandé, en l'occurrence, à la
Société des Nations. Aussi est-il incompréhensible que, dans la
pensée de complaire à certains membres de ce Conseil, des publi-
cistes un peu zélés aient prétendu que, si la Société ne parvenait
pas à fixer, par un vote unanime, la frontière germano-polonaise de
REVUE. — CHRONIQUE. 479
Haute-Silésie, elle confesserait par là même son impuissance congé-
nitale et signerait sa propre condamnation. La plaisanterie est un
peu forte et j'aime mieux n'en pas rechercher les inspirateurs. 11 y
a, sans doute, de grandes chances pour que l'unanimité, qui ne s'est
pas faite au Conseil suprême, ne se réalise pas davantage à la Société
des Nations. Si indépendants que soient les délégués, ils reçoivent
des instructions de leurs gouvernements respectifs et, dans quelque
mesure qu'ils puissent s'affranchir de ces directions, ils conservent,
avec leurs nationalités, leurs optiques particulières. Comme je l'ai
dit l'autre jour, rien ne prouve, heureusement, que l'unanimité soit
nécessaire à la validité des conclusions qui seront adoptées. Mais,
quelles que soient ces conclusions, M. Lloyd George ne pourra, si
elles ne le satisfont pas, s'en prendre à M. Balfour: et si c'est nous
qui trouvons la solution mauvaise, il ne sera pas juste que nous pas-
sions notre mécontentement sur MM. Léon Bourgeois, Viviani et
Hanotaux. Le Conseil de la Société des Nations n'a pas sollicité la
tâche qui lui est imposée. 11 a droit, de notre part, à un peu d'indul-
gence.
Ce qui peut, malgré tout, lui rendre celte tache moins ardue,
< 'est qu'il l'a abordée sans être gêné par aucun précédent. Il n'est
handicapé par les propositions d'aucune des Puissances alliées. La
question se présente tout entière devant lui, et il peut l'examiner
avec plus d'indépendance que des premiers ministres engagés par
leurs déclarations et travaillés par leur amour propre. 11 n'a cepen-
dant pas, comme on l'a écrit, les mains tout à fait libres. L'avis
qu'on lui a demandé n'est pas un avis doctrinal, théorique, abstrait:
ce n'est pas non plus un avis dicté par le simple bon sens ou par la
seule équité; c'est une interprétation, à la fois rationnelle et pratique-,
du traité de Versailles. S'il se tenait en dehors du traité, le Conseil
de la Société des Nations ferait œuvre vaine, car les Alliés n'auraient
pas le droit de s'approprier ensuite ses conclusions. Le Conseil n'a
donc à faire que ce que, livrés à eux-mêmes, les Alliés n'ont pas
su faire. Il doit enregistrer les résultats du plébiscite, en considérant
la majorité des votes dans chaque commune, et en tenant compte
également de la situation géographique et économique des localib
D'après l'article 88 du traité et l'annexe qui le complète, la Ilaute-
Silésie ne saurait être regardée comme un bloc indivisible; le district
industriel, le district minier, le fameux triangle de M. Lloyd George
sont autant d'entités factices, dont le Conseil suprême a bien pu
s'occuper à la demande du Premier ministre britannique, mais qui
480 REVUE DÈS DEUX MONDES.
ne tirent du traité aucun souffle vital et qui ne peuvent que s'évanouir
devant la Société des Nations. Le vœu des habitants exprimé dans
chaque commune, la situation géographique et économique des loca-
lités, voilà les seules lois qui doivent commander la solution finale.
Qu'on les respecte, la Pologne sera sauve ; qu'on les viole, la puis-
sance militaire de l'Allemagne sera implicitement reconstituée.
Laissons le Conseil de la Société des Nations méditer ce formidable
sujet ; laissons-le compulser les dossiers, interroger les statistiques,
rechercher au besoin les témoignages. Il ne manquera pas de docu-
ments pour s'éclairer. Pour avoir un aperçu de ce qui a déjà été
publié sur la Haute-Silésie en Allemagne, en Pologne, en Angleterre,
en France, en Italie, il n'est que de parcourir l'essai bibliogra-
phique inséré à la fin du numéro spécial qui vient de paraître dans les
Archives de la Grande Guerre. Cette intéressante brochure contient
une excellente étude politique de M. Noulens, sénateur, ambassadeur
de France, Président de l'Association France-Pologne, une remar-
quable analyse démographique de M. Emile Bourgeois, un savant
exposé économique de M. G. Bienaimé, un vivant récit du plébiscite
par un témoin, M. le député Regaud, et, au milieu de diverses pièces
officielles, des reproductions de tracts, d'affiches, de cartes postales
qui nous édifient sur la vivacité de la lutte dont la Haute-Silésie est
l'enjeu. C'est ainsi, par exemple, que sur une médaille allemande de
propagande, frappée à l'effigie de sainte Hedwige, nous Usons cette
inscription : « Hauts-Silésiens, souvenez-vous ! C'est d'Allemagne que
vous est venu le christianisme. » Dans l'histoire de Haute-Silésie,
telle qu'il l'avait contée aux Communes, M. Lloyd George avait oubhé
ce chapitre-là. Il est vrai que Henri le Barbu, auquel a été mariée
Hedwige, était, à la fois, duc de Silésie et de Pologne et que, par
conséquent, la médaille aurait pu être distribuée par la Pologne
mieux encore que par le Reich. Souhaitons, en tout cas, que, pour le
17 octobre, jour de la fête de sainte Hedwige, les Polonais de Haute-
Silésie aient enfin la joie de célébrer leur délivrance.
Raymond Poixcarê.
Le Directeur- Gérant :
René Doumic
la •
L'APPEL DE LA ROUTE
DEUXIEME PARTIE(l)
J'ai toujours pensé que si une intelligence humaine était en
mesure de percevoir les millions d'aventures individuelles
qui s'entrecroisent à une heure donnée, la notion du hasard
s'effacerait pour elle. L'enchevêtrement de tant de faits, dus en
apparence aux seules fantaisies du sort, est en réalité le produit
d'une logique implacable. C'est pourquoi je demande à inter-
rompre une seconde fois mon récit, au profit d'une poussière
de menus événements tous relatifs encore au mariage de La
Gilardière. Précisément parce qu'il est resté dans l'aventure
Lormier une part de mystère, je m'en voudrais de négliger
rien. A vous ensuite de juger du fond et de lier entre elles des
parties que vous jugeriez devoir l'être.
Donc, après la visite que je viens de raconter, un temps
s'écoula durant lequel je m'attendais chaque jour à voir repa-
raître M. Lormier. Attente parfaitement vaine. Il ne vint pas.
Je cessai même d'en avoir des nouvelles, n'allant pas du côté
du Rempart, et ne l'ayant plus rencontré dans Semur. En
revanche, il sembla brusquement que l'aventure Traversot-La
Gilardière remplit l'horizon visible.
Il y eut d'abord l'annonce de l'arrivée prochaine de Mme de
La Gilardière. On donnait du même coup des précisions sur
celle-ci. Elle habitait Paris, mais possédait, assurait-on, un
Copyright by Edouard Estaunié.
(1) Voir la Revue du 15 septembre.
tome lxv. — 1921. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
hôtel somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce que,
pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait jamais. Ses sen-
timents religieux ne pouvaient faire doute, car son fils aîné,
seul frère de La Gilardière, entré fort jeune dans les ordres,
desservait actuellement, en qualité de vicaire, une paroisse de
Versailles. On affirmait enfin que, si excellente chrétienne
qu'elle parût, elle aimait l'argent, et exigerait certainement
une dot des Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci
pussent la fournir, on en concluait que le projet sombrerait au
cours du voyage.
Puis, ce fut une autre histoire. Plus d'arrivée en perspec-
tive. Mme de La Gilardière ne viendrait pas. Le mariage était
rompu. La raison? Un conte à dormir debout. La Gilardière
n'était pas La Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon,
frère de l'abbé Manchon, bien connu de l'abbé Valfour, lequel,
comme on sait, avait été des premiers à patronner dans Semur
le nouvel arrivant.
Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer que l'abbé
Valfour, si honorablement connu, se fût prêté à une usurpation
d'état civil, quitte à compromettre la famille la plus notable
du pays? Ici les explications variaient. L'une d'elles, très
répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime de La
Gilardière. Faute de pouvoir le reconnaître, sa mère l'avait
fait inscrire sous un nom de fantaisie, peut-être celui du lieu
de naissance. Quant à concilier pareille aventure scandaleuse
avec ce qu'on affirmait de l'intransigeance de Mme de la Gilar-
dière, c'était affaire aux habiles, et, de plus, sans importance.
Bientôt, d'ailleurs, un fait donna tort à tout le monde. Si,
en effet, Mme de la Gilardière ne paraissait toujours pas, si même
les Traversot avaient, fait subitement une absence de quelques
jours, l'hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua d'y
fréquenter comme avant.
Ainsi groupés, de tels racontars prennent un aspect incohé-
rent, j'en conviens. Était-il assuré pourtant qu'il ne s'y trouvât
que du roman ? Plus d'une fois, les recueillant, je me rappelai
que M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire des
Traversot un renseignement « à défaut duquel des personnes
honorables risquaient d'être dupées. » Inconsciemment, il
s'établit de la sorte au fond de moi une sorte de lien mal défini
entre les deux histoires. Je m'habituai à les associer comme
l'appel de la route. 483
si véritablement l'une eût conduit l'autre. Vous verrez plus
loin quelles inductions je me risquai même à en tirer...
On en était là, c'est-à-dire qu'en dépit du tourbillon de
médisances qui emportait la ville, les intéressés suivaient paisi-
blement leur chemin, quand une aventure mystérieuse boule-
versa les cervelles et provoqua le dénouement.
Mais auparavant, que je mentionne encore une courte et
fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce devait être la dernière
d'ici longtemps, et elle eut lieu précisément la veille du jour où
le scandale éclata...
Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d'un irrésistible désir de
solitude et de flâne, je m'étais décidé à me rendre au Rempart.
Il y a des heures, où, fût-on libre d'inquiétudes et parfaitement
heureux, on éprouve ce que j'appellerais volontiers la nostalgie
de la mélancolie. N'importe qui a connu cela. Arrivé à la pro-
menade, je m'installai sur un banc et, face au paysage paisible,
savourai la tristesse qui m'accablait sans cause. Elle m'oppres-
sait comme si ma misère eût été véritable, et je n'aurais pu
dire cependant à quoi elle tenait ni pourquoi elle était venue.
Las de rêver, je m'apprêtais à repartir, quand au bout du mail
surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. Il avait l'air de
se diriger vers moi et je crus qu'il m'avait aperçu. En réalité,
il regardait bien devant lui, mais tout entier à ses pensées, ne
voyait rien.
Mon premier instinct fut de m'enfuir, tant je souhaitais
garder intacte la tranquillité que j'étais venu chercher. Je
réfléchis ensuite que je risquais de me montrer impoli et que
le mieux serait d'expédier rapidement la corvée que le hasard
m'imposait.
Allant à sa rencontre, je l'abordai, le premier.
— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il faut venir ici
pour avoir de vos nouvelles. Etes-vous mieux, au moins, et vos
soucis se sont-ils un peu dissipés?
Tiré d'une rêverie profonde, M. Lormier ne put réprimer
un léger sursaut, puis, revenant à lui, non sans peine :
— Ah! c'est vous, docteur? En effet, je suis bien... tout à
fait bien...
— Votre fille ?
— Ma fille aussi.
— Toujours à sa tour?
484 BEVUE DES DEUX MONDES.
Il eut d'abord l'air de ne pas comprendre.
— Vous voulez dire dans sa chambre?... Oui... c'est-à-dire,
non... enfin elle y est en ce moment.
— J'entends bien qu'elle n'y saurait demeurer sans cesse 1
Rappelez-lui de ma part que l'exercice est excellent pour son cas.
— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis une semaine,
elle est toujours par voies et par chemins.
— Parfait. L'accompagnez-vous?
— Moi?
Il hésita. Une ombre passa sur son visage.
— Non, je n'ai plus le temps... Imaginez-vous que je me
remets au travail.
— De mieux en mieux : rien ne peut être plus favorable.
— Gela réussit aussi à Geneviève : je l'ai rarement vue si gaie.
— Allons, m'écriai-je en guise de conclusion, j'avais donc
raison 1 vous voyez que tout s'arrange.
Il me regarda encore, mais de l'air d'un homme qui n'y
est pas.
— En effet.
Puis, comme las de l'effort d'avoir tant parlé :
— Charmé de la rencontre... A une autre fois!
Il inclina la tête et repartit.
En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à le voir, qu'il
fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé malgré moi par la pensée
de l'extraordinaire dissentiment qui torturait désormais ce père
et cette fille. J'avais en même temps l'espoir irraisonné qu'une
chose surviendrait bientôt qui me ramènerait au cœur de
l'aventure, ou bien y mettrait fin. Je ne me trompais qu'à
demi : vingt-quatre heures plus tard, on apprenait l'affaire du
vol.
Par qui fut-elle révélée? Comment en un après-midi une
ville entière s'en trouva-t-elle bouleversée? Je l'ignore, et ne
tenterai pas de l'expliquer. C'est à de pareils faits que se
découvre la puissance de la police anonyme dont je parlais tout
à l'heure.
Quoi qu'il en soit, le vol ayant eu lieu vers onze heures, dès
midi l'annonce en était donnée, heurtait une porte après
l'autre, courait, s'enflait de gloses décisives, si bien qu'à deux
heures il était clair déjà que l'étranger ne pourrait résister et
n'avait plus qu'à partir : la ville enfin avait vaincu 1
l'appel de la route. 485
Résumés, les faits constatés étaient les suivanls :
Dans la matinée, le banquier Ghasseloup avait déposé sur
la table de son cabinet de travail une liasse de dix billets de
mille francs. Quand il voulut la reprendre, elle avait disparu.
Il cherche, bouleverse ses papiers, interroge discrètement.
L'évidence s'impose : sans doute possible, il y a vol. Ma/s qui a
pu le commettre?
Ici l'inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, en effet, ne
pénétraient que Chasseloup, — cela va de soi, — La Gilardière,
éventuellement des clients notoires de la banque et enfin un
garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là, on n'avait pas
connaissance qu'aucun client se fût présenté, et la pièce
n'avait cessé d'être occupée tantôt par Chasseloup, tantôt par
La Gilardière, tantôt enfin par tous les deux. S'il y avait
eu détournement, force était donc de choisir entre trois per-
sonnes : Chasseloup lui-même, ce qui était ridicule, La Gilardière
ce qui ne l'était pas beaucoup moins, enfin Broquant, vieil
homme d'une honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû
opérer sous les yeux même des patrons, alors que tant d'autres
occasions meilleures s'étaient auparavant trouvées à sa portée.
L'opinion populaire, elle, n'hésita pas. Pour tout Semur, La
Gilardière devint le coupable. On découvre toujours des raisons
valables à l'absurde. En somme, La Gilardière passait pour
mener grand train : or, que savait-on de ses ressources? Rien.
Il y a d'ailleurs voleur et voleur. La Gilardière, gêné par une
échéance, n'aurait évidemment pas songé à détrousser un
passant : rien d'excessif en revanche à lui imputer un emprunt
momentané, auquel Chasseloup n'eût peut-être pas consenti de
plein gré, et qui, la passe difficile franchie, serait restitué de la
même manière mystérieuse. Autre chose : aucune plainte ne
partit delà banque ; sans les . recherches faites en première
heure par Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle
charge contre La Gilardière. Dès lors qu'on avait songé à lui
céder l'entreprise, pouvait-on rendre public un éclat qui eût
prouvé avec quelle légèreté Chasseloup s'apprêtait à traiter ? Je
vous fais grâce du reste. Vous avez le principal.
Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. Je n'ai
jamais senti à ce degré combien une opinion, même stupide-
ment orientée, peut devenir un impondérable irrésistible. A
Paris, où le regard ne pousse jamais au delà d'une façade, on
486 REVUE DES DEUX MONDES.
ne saurait le comprendre : on ne rencontre les grandes lames
qu'au milieu de l'océan et loin des côtes, et pareillement, il faut
la solitude de la province pour découvrir de tels remous. Ce
n'est aussi qu'en province que se trament les machinations véri-
tables, j'entends par là celles que non seulement la justice ne
peut atteindre, mais qui frappent leur homme sans que celui-ci
soupçonne d'où vient le coup.
En apprenant ces sottises, je haussai d'abord les épaules.
J'en vins ensuite à me demander si l'on ne se trouvait pas pré-
cisément devant une tentative savamment combinée pour
perdre un adversaire contre lequel les efforts précédents
avaient échoué. Je me le demande encore. Mais allez y voir!
Tout compte fait, je ne fus pas loin non plus de considérer,
avec la plupart, que La Gilardière avait au moins le tort de
beaucoup faire parler de lui. Je ne devais pas le penser long-
temps. Deux jours plus tard, en effet, on sut que les billets
avaient été retrouvés précisément dans son bureau. En
revanche, l'essentiel était obtenu : La Gilardière venait de partir
sans crier gare. Il ne revint plus. Il était écrit qu'Annette
Traversot resterait fille.
Autant la tempête avait soufflé violente, autant la victoire
fut accueillie avec calme. Subitement les langues s'arrêtèrent.
Plus de retours sur le passé. Il semblait positivement qu'aucun
La Gilardière n'eût existé, ou, si l'on veut, l'équipage l'ayant jeté
par-dessus bord, le navire continuait sa route, et rien dans le
sillage ne décelait qu'un homme eût disparu.
Ah! cela encore est bien particulier à la province, qu'elle
puisse ainsi se passionner pour ou contre un étranger et que,
celui-ci reparti, elle oublie du jour au lendemain jusqu'à son
nom ! Les Traversot eux-mêmes affectèrent d'ignorer que leurs
espoirs avaient sombré. On mit cependant un certain empres-
sement à leur rendre visite, sans doute par manière de condo-
léance, et je dus me résoudre à y aller, comme les autres, mais
j'attendis pour cela qu'une quinzaine eût passé.
Si maintenant vous me demandez quels liens rattachent ces
faits à la vie des Lormier, je vous répondrai bien entendu :
« Aucun, si l'on s'en tient aux vraisemblances. » En revanche,
peut-être serez-vous frappés comme moi de la coïncidence qui
va suivre .
En me rendant chez les Traversot, je m'étonnai tout d'un
l'appel de la route. 487
coup de n'avoir plus de nouvelles des Lormier. Passer devant
leur maison, n'était pas un détour. Mais voici qu'en approchant
j'eus l'extrême surprise de voir les volets clos, la porte barri-
cadée.
Alors, résolu d'en savoir plus, je m'informai près d'un
voisin.
— M. Lormier serait-il absent?
— M. Lormier a dû partir mardi passé.
— Savez-vous quand il sera de retour?
— Mais, Monsieur, puisque je vous dis qu'il est parti... tout
à fait parti... voire même que la maison est présentement à
louer.
— Alors sa fille ?
— Sa fille est avec lui.
— Et ils n'ont point dit où ils allaient ?
— Ah I pour cela, monsieur, nous ne savons pas.
Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux aussi s'étaient
envolés, sans dire gare I
Abasourdi, je contemplai la demeuré vide et me surpris à
murmurer :
— Il eût au moins été convenable de m'envoyer un avis de
congé 1
En réalité, j'éprouvais une violente déception. On a toujours
quelque peine à fermer un livre à mi-chemin du dénouement,
surtout si l'on se croit sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je
me douter en effet qu'une heure viendrait où j'en saurais autant
que M. Lormier, où même, allant plus loin, je me flatterais de
soupçonner la vérité inconnue de lui?...
VI
Ce jour vint quatre ans plus tard.
J'achevais a Paris mon voyage de vacances. La veille du
départ, tenté par un admirable, après-midi d'automne, j'avais
pris le train pour Versailles et me promenais dans le grand
Trianon.
Je ne sais si vous avez le goût de Versailles? Le parc m'a
toujours semblé de dimensions forcées. Quelque chose comme
un Saint-Pierre de Rome devenu forêt... Au grand Trianon, en
revanche, plus d'espaces démesurés, des proportions humaines,
488 REVUE DES DEUX MONDES.
et, parce que les passants n'y vont pas, une solitude qui en-
chante. A peine de temps à autre un bruissement d'ailes tra-
verse-t-il le silence; des écureuils fuient, les branches molles
se balancent sans murmurer, et rien n'est beau comme ce lieu
désert où la nature et l'homme unirent leurs forces, pour la
seule joie des nuages qui passent par-dessus lui.
J'arrivais à peine et commençais d'errer à ma fantaisie,
quand, non loin du buffet, un second promeneur se montra.
Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, j'eus
aussitôt le désir de voir de près l'homme rare qui partageait
mon goût. Revenant sur mes pas, je me mis en mesure de le
dévisager.
Autant que j'en pouvais juger à distance, c'était un vieillard
vêtu de noir, coiffé d'un feutre à larges bords, et dont la figure,
en partie cachée, frappait par sa pâleur extrême. La coupe des
vêtements, leur usure, les taches que la grande lumière y révé-
lait sans mystère, tout marquait sinon la pauvreté, du moins
une absence de soins, corollaire fréquent de la personnalité qui
s'abandonne.
Cependant, à mesure que je me rapprochais, la tournure,
l'ensemble de l'être me donnaient la sensation du déjà vu. Je
me demandais : « Où ai-je déjà rencontré cet homme, et quand?
ou plutôt, à qui ressemble-t-il, puisqu'à Versailles je n'ai point
de relations? »
Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire : Lormierl
Ce sont là, en "vérité, des phénomènes déconcertants. Depuis
que M. Lormier avait quitté Semur, je ne m'en étais plus
occupé. Après le premier étonnement provoqué par son départ,
et faute d'en rien apprendre, très vite, j'avais cessé de penser à
lui. Il semblait donc que j'eusse oublié jusqu'à son existence :
et simplement parce qu'une silhouette présentait avec la sienne
une vague ressemblance, voici que, sans effort, je me remémo-
rais son histoire comme d'hier, son visage comme si je venais
de le rencontrer 1... Lormier d'ailleurs avait le teint coloré, des
cheveux noirs... Si j'avais pu apercevoir les yeux?... Hélas I pour-
quoi l'ombre du feutre les cachait-elle? Il est vrai que rien non
plus n'était plus simple que de lever mon doute, si sot qu'il fût.
Arrivé à la hauteur de l'inconnu, sans hésiter, je demandai :
— Pardon, monsieur, pourriez-vous m'indiquer dans quelle
direction se trouve la sortie?
l'appel de la route. 489
Le son de ma voix dut produire aussi sur mon interlocuteur
un effet singulier, car je le vis s'arrêter net avec une expres-
sion d'effroi, puis, sans prononcer rien, tendre la main vers une
allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête. J'eus peine à
retenir un geste de stupeur. Mon instinct ne m'avait pas trompé.
— N'est-ce pas à M. Lormier que j'ai l'honneur de parler?
m'écriai-je.
Il balbutia :
— En effet.
Puis, après une courte incertitude, — peut-être balanrait-il
à passer outre, — je le vis devenir plus blafard, s'il était possible :
— Excusez-moi, docteur; moi non plus, je n'osais pas vous
reconnaître. '
— Si bien que sans l'heureuse idée de vous aborder...
— Je vous aurais probablement laissé passer...
Deux phrases qui occupèrent à peine une seconde. Mon
Dieu! que de choses dans ce qu'on dit en une seconde, et sur-
tout dans ce qu'on ne dit pas! J'avais envie de lui crier :
« Qu'est-il donc arrivé, pour que je retrouve seulement le
spectre de vous-même? » Aussi vives que si nos quatre années
de séparation venaient de s'abolir, je retrouvais toutes mes
curiosités d'antan. Allais-je éclaircir le mystère de sa dispa-
rition? Qu'avait-il fait de sa fille? Quel dénouement avait dis-
sipé leurs silences ou couronné leur rupture? J'étais surpris
enfin qu'il ne m'eût pas tendu la main. Une rencontre impor-
tune n'aurait pas reçu d'accueil plus glacial...
Et lui, probablement, devait songer : « Est-il là par hasard,
ou parce qu'il m'a cherché? Est-il la chance inattendue qui
s'offre à moi, ou vais-je inventer un prétexte pour le quitter?»
Oui, durant que s'échangeaient deux pauvres phrases,
brèves et insignifiantes, nous pensions cela, et d'autres choses
encore, certainement; mais, surtout, comme nous étions acca-
blés déjà parce que nos présences contenaient d'irrémédiable,
comme déjà nous nous sentions la proie de ce je ne sais quoi de
fatal qui, à une heure donnée, saisit l'homme malgré lui, et le
jette à l'opposite de son désir!
Pour cette raison, sans doute, je repris :
— N'est-il pas extraordinaire de nous rejoindre ici, alors
que, suivant toute vraisemblance, ni vous ni moi n'y passons
peut-être une fois l'an?
490 REVUE DES DEUX MONDES.
Il murmura, en écho :
— Extraordinaire... oui...
Il avait d'ailleurs l'air de m'écouter d'une façon machinale.
Si les mots lui parvenaient matériellement, il devait s'abstenir
de les associer pour construire une pensée.
Je poursuivis :
— Que de temps depuis votre départ de Semur !
L'écho répéta :
— Que de temps... oui...
— J'avais bien supposé d'ailleurs que Paris était votre nou-
velle résidence.
— Paris... naturellement...
Vous le voyez, c'était moi qui parlais. Je ne m'interrom-
pais que pour recevoir mes propres paroles renvoyées par un
mur. Cependant, et si étrange que cela soit, je n'en étais pas
troublé. Je m'accoutumais à vue d'œil à retrouver M. Lormier
tel qu'il était désormais, c'est-à-dire ne donnant pour réponses
que mes demandes, et encore en deuil, toujours en deuil, de la
femme qu'il n'avait pas regrettée...
Je n'avais non plus aucune intention particulière en débu-
tant par des niaiseries, au lieu de courir droit à la question
qui seule m'intéressait et par laquelle, au contraire, je ter-
minai :
— Et votre fille? Comment va-t-elle?
Six mots ajoutés au reste, tels qu'on en déballe par poli-
tesse à chaque rencontre avec une personne de connaissance...
Mais à peine eus-je entendu leur son qu'ils me firent peur.
Cette fois, en effet, l'écho ne me renvoya rien. M. Lormier ten-
tait bien d'agiter ses lèvres; seul un flot rouge parvint à envahir
ses joues qui étaient blanches jusque-là.
Je balbutiai, interdit :
— Aurais-je, sans le vouloir?...
Ma question expira avant de s'achever : M. Lormier, main-
tenant, me regardait. Se pouvait-il que je n'eusse pas vu encore
le désespoir de ses prunelles sans lueur?
— Partie peut-être..., soupirai-je d'une voix éteinte.
Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, répondant à leur
manière : « Si ce n'était que celai »
— Grand Dieu! vous ne voulez pas dire?...
Il approuva d'un signe de tête ; un commentaire suivit,
L'APPEL DE LA ROITE. 401
neutre, décoloré, du même ton, je vous le jure, que les oui
qui avaient précédé : car, lorsqu'on a dépassé certaines limites
dans la douleur, tout prend le même accent :
— N'aviez-vous pas remarqué que je suis en noir?...
Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, j'étais
incapable de prononcer une syllabe. J'avais cru jadis apercevoir
la souffrance : quelle erreur 1 A ce moment, enfin, j'en décou-
vrais le visage I
Comprenez ce que ceci veut dire.
A nos pieds, la lumière filtrée par les branches coulait en
ruisseaux d'or sur lé sol. Un souffle tiède animait l'allée illu-
minée. Tout ce que les yeux atteignaient était serein et beau...
Cependant, une telle certitude de douleur définitive émanait de
nous que la splendeur n'existait plus : le silence d'un homme
qui souffre suffit pour éteindre la beauté de l'univers et l'uni-
vers lui-même.
Quatre années auparavant, dans mon cabinet, M. Lormier
avait prononcé des plaintes, poussé des cris, clamé la révolte :
ce n'était pas non plus la souffrance. La vraie, la seule dont il
convienne de s'occuper parce que seule elle nous appartient en
propre, se reconnaît aux faces impassibles qu'elle modèle et
à ce fait qu'on la sait sans remède.
Cette fois nous touchons le fond; le privilège effroyable de
l'homme vient de paraître. Tout, dans la nature, vit, subit et
meurt, mais sans savoir. L'homme, lui, sait et parce qu'il sait,
ne peut être consolé...
La fille de M. Lormier était morte. Qu'est-ce que la mort,
sinon une absence qui ne finit pas? Des milliers de gens, par le
monde, supportent sans peine l'absence de vivants qui eux non
plus ne reviendront pas : que suffit-il pour cela? ignorer que le
vovage ne sera suivi d'aucun retour. Du coup, on se nourrit
d'espoir, on est libre d'attendre l'absent. Mais M. Lormier, lui,
savait que nulle puissance n'était capable de le ramener. Alors,
quelle consolation lui offrir? De la pitié? elle exaspère. Un
appel à la croyance? Croire n'est point tenir, et on ne se reprend
à des possibles que s'ils ne vous sont pas nécessaires.
Pour calmer M. Lormier, il n'y aurait eu qu'un moyen :
obliger la mort à rendre ce qu'elle avait pris, et justement, je
le répète, on savait que la mort ne rend jamais !
Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile : il n'y
492 REVUE DES DEUX MONDES.
avait bien qu'à no plus bouger, à se taire... et je me tus, je ne
bougeai plus : pendant un long moment, on aurait pu nous
confondre avec les arbres d'alentour...
Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour s'éponger le
front. A quoi tiennent les choses! il parut que ce mouvement
produisait une rupture dans la tension momentanée qui nous
paralysait. Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent.
Je pus enfin m'efforcer de parler, et je dis :
— Je devine ce que ma rencontre inopinée a dû éveiller en
vous de souvenirs déchirants. Je ne veux pas les aggraver pai
l'expression des sentiments qui m'oppressent : cependant,
puisque le mal est fait, ne puis-je vous être utile? De grâce,
usez de moi, sans hésiter...
Ce n'était pas là une offre vaine. J'éprouvais une telle pitié
de cet homme, que, pour l'alléger, j'étais prêt à tenter n'im-
porte quelle entreprise. Je ne m'attendais d'ailleurs à aucune
acceptation. A mon grand étonnement, M. Lormier, au con-
traire, leva la tête, et posant ses yeux sur moi, eut l'air de sup-
puter le secours que je lui proposais. La conclusion fut égale-
ment imprévue.
— Venez, dit-il, sans s'expliquer plus.
— Où souhaitez-vous me conduire?
— Chez moi...
— A merveille; le prochain train pour Paris...
Il m'interrompit :
— Inutile d'ouvrir l'indicateur : j'habite Versailles.
— Quoi ? c'est ici...
— Ici qu'elle vivait... oui.
— Et que vous-même?...
— Mais venez donc!
Je crus qu'il allait tomber. Vivement, je le pris à mon bras
et nous partîmes.
Retour à l'entrée du jardin, sur le tapis des feuilles bruis-
santes. Chaque foulée faisait voler une musique fluide qui expi-
rait derrière nous, sans que nous eussions le désir de tourner la
têle pour l'écouter.
Dans l'avenue de Trianon, généralement déserte, autre spec-
tacle. Un orphelinat prenait ses ébats sous la garde de deux
religieuses. M. Lormier eut une hésitation avant de traverser
l'essaim, puis se laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette
L APPEL DE LA ROUTE.
493
qui courait sans nous apercevoir vint le heurter. D'un bond, il
recula comme à un contact odieux. Je l'entendis murmurer :
— Elles n'ont plus de parents, et elles vivent I...
Il n'acheva pas sa pensée, mais je la lus dans le regard qu'il
jetait à l'importune : pourquoi la vie à ces déshéritées qui
n'avaient personne pour les regretter? Quelle sottise dans les
choix de la mortl
Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, pas même
le salut des religieuses qui se rangeaient pour nous laisser
le chemin libre.
Nous allions tout droit, sans hâte apparente. Nous allions,
telles des ombres, dans l'immense avenue qui, empourprée par
le soleil déclinant, semblait railler notre petitesse et notre mi-
sère. Qu'est-ce que deux pauvres hommes, devant une futaie
géante et l'embrasement d'un ciel d'automne? Cependant,
jamais, — non, jamais comme au cours de cette marche, — je
n'ai perçu de quelle hauteur infinie nous dominions l'univers.
Entre nous et lui, il y avait ce mystère, — la souffrance, —
cette grandeur, — la conscience du mal sans remède, — ce pou-
voir atroce enfin réservé aux seuls humains, — désespérer...
Vingt minutes plus tard, M. Lormier s'arrêta devant une
maison située, je crois, à l'angle de la rue d'Angiviller et de
la rue d'Angoulême. La porte cochère franchie, il fallut traver-
ser une cour au fond de laquelle d'anciens communs avaient
été aménagés en logements. Après avoir gravi un escalier de
bois ciré, M. Lormier introduisit une clé dans la serrure, poussa
la porte, et s'effaçant :
— Nous y sommes, dit-il.
Je passai le premier, comme il le désirait.
L'étroitesse et la médiocrité du lieu m'étonnèrent. Une anti-
chambre de quelques pieds carrés et deux pièces exiguës le
composaient tout entier. Je n'aperçus pas non plus les meubles
de Semur. C'était le garni médiocre, avec des voiles au crochet,
des tapis maculés et les inévitables gravures que grignotent
des champignons sous la vitre. La pensée que M. Lormier avait
abrité sa fille dans un tel campement, qu'elle y était morte
peut-être, me désorientait.
Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son chapeau sur le
lit, prenait un siège, m'en désignait un autre.
— Permettez d'abord que je me repose, dit-il.
ID I RE\ il DES Mil \ MONDES.
Et sans plus se soucier de ma présence, il parut réfléchir.
Regrettait-il déjà de m'avoir amené? Résolu en tout cas à ein-
pêcher le silence de s'installer, je demandai :
— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre ancien mo-
bilier? Vous aviez, je m'en souviens, des fauteuils Louis XVI
délicieux...
— Vendus. Je n'y tenais pas. Ils venaient de mes beaux-
parents.
— Depuis combien de temps habitez-vous ici?
— Mais depuis que j'ai vécu seul... trois ans bientôt... Le
garni a bien des avantages : point de soucis de ménage, la
possibilité de changer sans que ce soit une révolution...
Il parlait cette fois avec volubilité, et d'autant plus qu'il
s'agissait de futilités. Avez-vous remarqué quel dédoublement
se produit chez les gens, au seuil de paroles qu'ils redoutent de
prononcer ? Ils semblent absorbés par l'inutile, s'épandent en
bavardages: mais, en même temps, ils ne cessent de penser à la
chose qui seule importe, et préparent les mots qui aideront à
l'exprimer.
— Trois ans ! répétai-je surpris. J'avais cru votre malheur
de date plus récente.
Il ne répondit pas, je doutai même qu'il eût entendu. Brus-
quement, il venait d'appuyer ses coudes sur la table qui nous
séparait et, de nouveau, me regardait. Je crus encore lire en
lui l'hésitation qui m'avait frappé tout à l'heure et sans doute
mesurait-il à ce moment si l'évocation du passé dépasserait ou
non ses forces. Puis, son visage, déjà blafard, devint couleur de
cendre; la résolution était prise.
— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, je
cherche la solution d'un problème... auquel ce qui me reste de
vie est suspendu... Disposez-vous d'une demi-heure?... Oui?
C'est bien. Vous n'aurez d'abord qu'à m'écouter... Le temps
d'exposer les données... elaprès, grâce à vous...
Je n'avais garde de l'interrompre. Je me contentais de suivre
en approuvant avec des signes de tête. Il poursuivit :
— Naturellement, c'est un récit cruel : vous me ferez
plaisir en ne posant pas de questions : les éclaircissements, s'il
en est besoin, viendront après... Pour arriver au bout, j'ai
besoin d'aller d'une traite... même, faites mieux : détournez
vos yeux... Que je ne les voie pas, comme maintenant, s'in-
l'appel de la route. 495
quiéter de ce que je puis ressentir ou craindre. Admettez que
ce n'est pas moi qui parle, mais un inconnu, dans la pièce à
côté, et que vous le suivez à travers une cloison.
Il eut un sourire navrant.
— ... A travers la cloison !... Tout à fait exac. Vous serez
d'un côté, moi de l'autre. Surtout, je vous souhaite de ne
jamais me rejoindre.
Ainsi, dans un dessein que j'ignorais, il m'avait ramené
pour me livrer d'abord le mystère de sa vie douloureuse !
Avouerai-je que devant ce visage tragique qu'il me demandait
de ne plus regarder, dans ce garni désolé où régnait, en dépit
de la fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de drame,
toute curiosité vaine m'avait déjà quitté? J'eus peur seulement
de profiter d'une confiance arrachée par un émoi accidentel.
— Un dernier mot avant que vous ne commenciez, inter-
rompis-je : êtes-vous assuré de ne jamais regretter vos confi-
dences ?
M. Lermier coupa d'une voix tranchante :
— Je vous prie de penser qu'avant de vous conduire ici,
j'avais pesé mon acte.
Alors sans discuter, je lis ce qu'il souhaitait et détournai la
tête. Je n'avais désormais qu'à écouter. Quant à la cloison, dès
lors que M. Lormier décidait de parler, n'était-ce pas que
nous allions l'abattre ?
VII
Voici, rapporté autant que possible avec les couleurs
diverses qui l'animèrent, le récit de M. Lormier. Imaginez à
votre gré la mimique et l'accent. Je fus trop vite saisi par le
fond pour m'arrêtera l'accessoire. L'un a détruit l'autre dans
ma mémoire.
« Dois-je, 'commença-t-il, rappeler l'unique visite que je
vous aie rendue, et les aveux qui s'y mêlèrent?.... Non ?.. Alors,
je n'y reviens pas. A tort ou à raison, j'accusais un inconnu de
me séparer de ma fille, « Folie ou jalousie, deux choses qui
vont de pair, »prétendiez-vous. Je partis, répliquant : « Ni l'un
ni l'autre. » Vous ne m'aviez ni convaincu ni rassuré : et
pourtant de notre entretien devait sortir un résultat inattendu.
Certain de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu à ne
406 REVUE DES DEUX MONDES.
plus discuter les moyens. Après m'être contenté si longtemps
de renseignements accidentels ou d'intuitions, je rentrais de'cidé
à espionner ma fille !...
Le premier pas sur une telle route parait toujours facile. On
se dit : « Je me contenterai d'une surveillance muette » et il
semble que le fait de regarder d'une manière continue ne
changera rien au cours des choses.
Dès qu'on passe à l'acte, la réalité se venge et les ruines
commencent. Ce même soir, j'étais à peine de retour que déjà
je mentais. Il fallait donner à Geneviève l'apparence de plus
de liberté : j'annonçai qu'à partir du lendemain, je reprendrais
mes travaux. « J'ai la nostalgie de l'étau, » déclarai-je. Ma fille
aurait dû s'étonner : elle ne parut que joyeuse. « Allons, dit-
elle, tu as eu raison d'aller chez ce médecin : il t'a rendu l'équi-
libre. » Ainsi, j'en étais encore aux intentions, que déjà chacun
prenait le rôle. N'importe! je me refusai à reculer : à dater
de là, j'entrai dans l'allée sombre et j'espionnai...
Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le sortir dans
sa hideur, je me rends compte aujourd'hui qu'alors seule-
ment commençait la folie dont vous m'accusiez aupara-
vant... Folie, en effet, d'employer de la sorte des heures que je
pleure maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient les
dernières où j'aurais pu jouir de mon enfant I Quant au résultat,
rien. Je constatai que ma fille causait avec nombre de gens
dont aucun ne comptait. Elle allait à Notre-Dame se confesser
à l'abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il pu jouer? je
ne le vois pas. Ajoutez une ou deux courses de banques, car,
devenue majeure, elle avait désiré et obtenu de moi l'autorisa-
tion de gérer elle-même la fortune de sa mère... et voilà le gain
d'un mois de contraintes, de sorties à la dérobée, de trahisons
quotidiennes. En suivant comme jadis les seules nuances du
visage, j'aurais du moins vécu près de lui et, — qui sait? —
avec plus de résultats!
Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient qu'à exaspérer
mon inquiétude par leur diversité déconcertante, tellement
qu'un soir, n'y tenant plus, j'osai demander : « A qui
penses-tu ? »
Point de réponse...
Ah! ce fut une scène étrangel Tour à tour commandant et
suppliant, j'exigeais le nom, j'offrais d'aller chercher l'homme,
L APPEL DE LA ROUTE.
49T
je consentais d'avance à pardonner, à disparaître... Elle, cepen-
dant, se bornait à secouer la tête :
— Père, à quoi songes-tu? Quel délire t'a pris?
Quand je me calmai, nous n'avions rien obtenu l'un de
l'autre; toutefois, nous étions assez émus pour croire à l'avène-
ment de temps nouveaux. Puis, le lendemain, chacun reprit son
souci profond : une fois de plus, des cœurs douloureux s'étaient
heurtés, la situation restait pareille...
Ou plutôt non... Brusquement, la mélancolie de ma fille
disparut. A la tristesse accablée des jours anciens, succéda une
gaieté fiévreuse qui accrut mes appréhensions. Geneviève, main-
tenant, semblait soulevée par une ivresse intérieure, un conti-
nuel bondissement de joie, une impatience à dévorer les heures
telle qu'en peut seule donner l'attente victorieuse. Et celle-ci se
prolongea une semaine, semaine interminable durant laquelle
j'attendais, moi aussi, mais autrement... Jamais, en effet, je
n'avais plus senti la chose planer sur nous. Je discernais le bat-
tement sourd de ses ailes. J'étais sûr qu'elle venait, sûr qu'elle
nous emporterait...
Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un mot de
vous me reste, tant j'en perçus la tragique ironie : « Vous
voyez bien que tout s'arrange! » Prophétie admirable! Qua-
rante-huit heures plus tard, voici comment elle se réalisait :
J'étais dans mon laboratoire. C'était le soir. Soudain, la
porte s'ouvre, doucement, et j'aperçois ma fille, les traits dé-
composés, méconnaissable... Aussitôt, je me jette vers elle :
— Qu'as-tu ?
Elle tenta de sourire :
— Rien... je voulais simplement... enfin, je me décide à te
demander peut-être un sacrifice, en tout cas une chose à laquelle
je tiendrais... passionnément.
A ce mot, j'imaginai aussitôt qu'il s'agissait de l'autre.
L'élan coupé, j'eus à peine la force de balbutier :
— Explique-toi.
— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur?
Toujours obsédé par la pensée de Vautre, je balbutiai encore :
— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi demander
cela et que veux-tu?
Je la vis frissonner; cependant, ses yeux ne tentaient pas
de me tromper :
TOME LXV. — 1921. . 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je souhaiterais partir d'ici : j'ai un désir absurde de nous
noyer dans Paris...
L'autre était-il donc parti aussi? Voulait-elle le rejoindre?
Gertesl il m'était bien indifférent de quitter la maison, ou d'y
rester! J'ai toujours été sans racines, moi... Mais songez qu'en
acceptant, j'allais peut-être renouer la chaîne, au moment
môme où le hasard la brisait ! Et je n'eus pas le courage de dire
tout de suite : « Faisons ce qui te plait, » mais, au contraire, je
biaisai :
— Pourquoi non? On peut y réfléchir... donnons-nous le
temps.
Elle joignit les mains, suppliant :
— Justement, je voudrais qu'on ne réfléchît pas et partir...
tout de suite... après-demain, par exemple.
Grand Dieu ! Etait-ce moi qui me trompais? Une telle peur
dans sa voix!... Si, au lieu de rejoindre l'autre, elle cherchait
au contraire à lui échapper?... Du coup, je cessai d'hésiter :
— Après-demain, soit : à une seule condition.
— Laquelle?
— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai...
Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au bord de l'aveu, je
le jure ! Gela ne dura qu'un millième de seconde : déjà elle
s'était ressaisie.
— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de te le dire...
à Paris?
Je fis un geste farouche.
— Le motif! je l'exige... il me le faut... sur l'heure!
Je n'achevai pas. Les mains tendues comme pour repousser
les mots qui pourraient suivre, elle avançait vers moi :
— Je t'en conjure!... là-bas seulement... Tu as ma parole...
une parole sacrée. En revanche, aujourd'hui épargne-moi...
épargne-nous! Ne me repousse pas, surtout, quand je ne de-
mande qu'à me réfugier près de toi !
Alors, désespéré de sentir qu'elle souffrait, je ne savais pour
quoi ni pour qui, mais ivre à la pensée qu'enfin elle revenait
s'abriter dans mes bras, je l'étreignis.
Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je criais :
— Quand tu voudras ! Où tu voudras! pourvu que tu sois
heureuse !
Et je connus la minute ineffable après laquelle on devrait
l'appel de la route. 499
mourir, car la vie nu la donne qu'une ibis, car son souvenir ne
sert qu'à mesurer de quel sommet l'on tombe, quand le
desastre vient...
Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles suivraient
aussitôt l'appartement trouvé.
Premières journées de Paris... Je suis en quête de logis et
grimpe des étages. Geneviève de son côté, et soi-disant pour
aboutir plus vite, fait de même. Nous ne nous retrouvions que
le soir, harassés. La fatigue m'anesthésiait. Sans elle, n'aurais-je
pas senti que, déjà, sous des formes différentes, le supplice
recommençait?
Enfin, je crois avoir trouvé. J'amène Geneviève, lui
demande si mon choix lui convient.
— Oui, c'est parfait.
— Dans ce cas, je vais presser l'installation.
— Oui, cela vaut mieux.
— , Comment! cela vaut mieux?... N'est-ce donc plus ce que
tu souhaites ?
— Oui, sans doute.
A chaque oui, un geste vague, indifférent; mais soudain,
elle se ressaisit, m'embrasse :
— Père I que tu es bon I
Je répète de tels mots parce que, devant eux, tout s'efface...
Ce jour-là, ils suffirent encore pour m'aveugler. Mais l'emmé-
nagement terminé, nos tête-à-tête repris, quelle illusion garder?
Non seulement l'autre nous avait rejoints; à la lettre, il dévorait
ma fille !
Oui, jadis Geneviève lui souriait encore de temps à autre :
désormais devenue sa proie, muet fantôme, elle demeurait acca-
blée, immobile, toujours absente. Je me disais : « Pourra-t-elle
seulement continuer à vivre ?» A d'autres instants, soulevé
de colère, j'avais envie de crier : « Qu'attends-tu pour remplir
ta promesse et m'éclairer? » Cependant ni l'un ni l'autre
n'ouvrait la bouche. C'était une contagion de silence. En vérité,
nous ne savions déjà plus qu'attendre encore, souffrir et
craindre I Oh I la folie d'escompter toujours l'avenir en mécon-
naissant le présent ! Que ne sommes-nous restés comme nous
(lions alors? Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d'honnête
homme, a-t-elle enfin parlé?
Ici, arriverai-je à poursuivre?
500 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle parla... Depuis quatre mois bientôt, j'attendais cette
heure... Elle parla, et sa voix douloureuse m'arrivail du fond
d'un abime, disant :
— Père, le moment est venu...
Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de même :
« Père 1 que votre volonté s'accomplisse 1 »
Moi, j'écoutais sans soupçonner ce qui approchait, certain
déjà d'être au Calvaire. J'avais envie d'ouvrir les bras en croix I
Puis la massue qui s'abat :
— Père, pardonne-moi : je ne t'aurais jamais quitté pour
un homme, mais l'époux que j'ai choisi ne tolère pas de partage.
Obéissons à Dieu qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je
subis sa grâce, j'entre au Carmel...
N'insistons pas. Que j'aie vécu cela sans être anéanti sur
place me confond. Saviez-vous seulement qu'on put perdre son
enfant sans qu'il cessât, d'être vivant? qu'à partir d'un jour
donné, des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille vit dans
une maison qui touche la mienne, et je ne la reverrai jamais,
fût-ce dans son cercueil? » Moi, je l'ignorais... Je ne suis même
pas sûr de l'avoir compris tout de suite. Il faut du temps pour
s'accoutumer à l'énormité du mal. Si on le percevait en entier
dès qu'il parait, on cesserait de souffrir en cessant de vivre, et
l'on assure que la bonté de Dieu s'y oppose... Mais je m'égare...
Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon délire, le con-
flit au cours duquel, trois semaines durant, nos misères se sont
heurtées, les larmes qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais,
en ce temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n'est que
l'accessoire. Revenons à l'essentiel.
Un matin, je me réveillai dans un appartement vide. Enfin,
l'autre avait gagné la victoire. Geneviève était partie. Je n'avais
plus d'enfant...
Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir... Gene-
viève était entrée au Carmel de Versailles. Je vendis mes
meubles, mes instruments, mes livres, — pour fuir le passé,
j'aurais vendu jusqu'à mes vêtements I — et je vins ici. C'était
il y a trois ans : c'est d'hier.
Quand j'entrai dans ce garni, mon existence, ne pouvant être
pire, semblait aussi défier le sort. L'excès du désespoir a ceci de
consolant qu'on se croit à sa limite.
Ah! si ma fille s'était faite carmélite, j'étais bien devenu,
l'appel de la route. 501
moi, un religieux laïque, dépouillé, de tout, même de l'espoir
en Dieu! Nul intérêt à rien, un détachement absolu, le dégoût
du bien comme du mal, de la journée qui passe et du len-
demain qu'on souhaite ne point voir. Une seule chose vivait
encore au milieu de ces ruines : la pensée que ma fille était là,
— tenez, on aperçoit d'ici le couvent, — qu'elle était là, presque à
portée d'appel, et que, cependant, elle était morte!
Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le rite. Les
demandes s'engouffrent dans un rideau qui double les barreaux;
les réponses, surveillées par une sœur écoute, ne répondent à
rien. Pour savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien por-
tante, si votre présence lui est importune, rien d'autre qu'un
son de voix. Encore celui-ci n'est-il plus comme autrefois.,
Toutes les écritures de couvent sont identiques, toutes les voix
s'y ressemblent. A chaque visite, j'assistais ainsi à l'effacement
progressif de celle qui avait été ma fille. L'ombre du cloître,
comme celle de la nuit, dévorait par degrés insensibles son
apparence visible. Positivement, j'en arrivais à me demandei
parfois si c'était encore elle qui répondait, ou une rempla-
çante... Bientôt, découragé, je cessai de venir. Je n'assistai
même pas à la prise de voile. On m'assurait que ma fille était
heureuse ; que demander de plus, et tous les pères ne de-
vraient-ils pas renoncer à leur enfant pour lui assurer pareille
chance?
Hélas! monsieur, il parait que je n'en étais pas là, puisque,
non content de repousser d'un cœur révolté ce dénouement
bienfaisant, je me suis mis à haïr Dieu!
Songez qu'un amant m'aurait du moins permis de voir ma
fille! Tôt ou tard, d'ailleurs, les hommes se lassent; un jour ou
l'autre, ma fille abandonnée me serait revenue! Tandis que
Dieu!... un Dieu qu'on n'aperçoit pas, qui n'existe pas, peut-
être... un Dieu qui a pour festin de choix la douleur humaine...
ah! celui-là, quand làcherait-il sa proie? 11 prend et garde tout.
Que de fois, alors, me suis-je rendu, l'après-midi, à la cha-
pelle du Garmel. J'y arrivais à l'heure de l'office, avec l'espoir
que, parmi les chants, je distinguerais, qui sait! le seul qui
m'importât : mais, à peine assis, je n'étais plus frappé que par
le symbole du spectacle : derrière une toile noire, des femmes
s'obstinant à prier devant un tabernacle qu'elles ne voient pas,
et vide comme la nef! « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je
502 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ai plus de iille : un rideau l'empêche de voirl » Et pris de
rage, je repartais, puisque jamais ce rideau ne devait se relever,
puisque rien non plus ne peut suspendre l'appel à un Dieu qui
ne répond pas I...
Pardon... Je parle encore de moi. Quelque volonté qu'on en
ait, on a peine à faire abstraction de certains souvenirs. Et
pourtant que sont ceux-là, auprès du reste I...
Deux ans passèrent.
Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure m'avisait que
Geneviève était tombée malade. On me mentait d'ailleurs : j'ai
appris depuis lors que, dès son entrée, la phtisie l'avait minée.
Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu'est la situation
d'un père auquel on fait part du danger grave couru par sa
tille, et qui, en même temps, n'a ni le droit, ni la possibilité
d'approcher d'elle? Durant une quinzaine, je dus me contenter
d'aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti d'un bulletin
verbal et sommaire, la famille ainsi satisfaite, je n'avais plus
qu'à repartir, laissant à des indifférents la charge de soigner
mon enfant. Libre à moi d'ailleurs de participer à la joie
mystique des religieuses qui me renseignaient. Une fin rapide
et pieuse n'est-elle pas la récompense suprême à laquelle
toutes aspirent?
De retour ici, terré le reste du jour comme une bête touchée
à mort, libre encore à moi soit de me jeter par la fenêtre, soit
de supplier la divinité avec l'ardeur du sauvage qui conjure le
tonnerre de ne plus tonner. Ceci aurait du me rendre fou :
même cette grâce m'a été refusée 1
Enfin le 27 juillet, arrivé à l'heure habituelle, je fus accueilli
par la Supérieure en personne. Grâce à Dieul Sœur Thérèse du
Sacré-Cœur s'était heureusement endormie dans le Seigneur, au
jour levant. Une sainte de plus venait d'entrer dans le ciel.
Vous le voyez, la mort prise de la sorte n'est qu'allégresse. On
se demande môme pourquoi la Bible en fait un châtiment.
Vous croyez aussi, peut-être, que j'ai tenté de rompre les
barreaux qui me séparaient du corps de ma fille ? Je suis parti
sans répondre, sans un geste, sans une larme. Tout à coup
j'étais devenu exactement pareil à ce bois de fauteuil... insen-
sible.., je le suis encore. D'ailleurs, de quoi me plaindre?
I> puis si longtemps déjà, ma lille était morte pour moi I Alors,
n'est-ce pas, il n'y avait rien de nouveau, rien sinon que, der-
l'appel de la route. 503
rière le voile, les survivantes prieraient encore avec plus de
joie?...
Hé bien I non... Toutestchangé : avant, je ne la voyais plus,
elle était perdue pour moi, mais je la sentais vivante ! Avant,
ce n'était qu'un couvent qui me la prenait, c'est-à-dire d'autres
êtres humains capables, comme vous et moi, de changer d'idée,
et même de lâcher leur proie; tandis que cette fois, le voleur
ne rendra pas /Unvol, voilà le mot! etdans quelles conditions!...
Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions qui
le régissent. Les parents, par exemple, disparaissent avant les
enfants. L'inverse est une tricherie. Or, pour moi, la mort a
biseauté les cartes! Elle m'a volé, vous dis-je, contrairement
aux règles, volé comme on détrousse un provincial dans un
tripot ! Et il n'y a pas de police pour interdire cela, pas de
magistrat pour le punir I... Etonnez-vous, maintenant, si des
pensées atroces se lèvent dans mon cerveau ! La vue d'une
mère avec son mioche me fait serrer les poings. Quand une
jeune fille passe, je me demande : « Pourquoi n'est-ce pas elle
qui est morte ? » Je hais la jeunesse qui s'étale, les infirmes qui
prennent au soleil la place de ma fille ; la lumière, la joie des
autres me crucifient... Ce n'est rien encore : retourné vers le
passé, je prétends y traquer le misérable que j'y pressens, et
qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et moi, sur le chemin
où la mort attendait !...
Mais vous hochez la tête... Attendez! je n'ai pas achevé...
Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté l'incroyable effort de ce
récit, et que feriez-vous ici?...
Trois jours après, je revenais du cimetière. Un homme se pré-
sente ici, — un prêtre qui est, paraît-il, l'aumônier du couvent. . .
A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. Bien que je ne
le connusse pas, j'aurais juré que lui aussi arrivait de là-bas:
il portait encore dans sa soutane des relents d'encens, de terre
mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il insiste, exige
presque d'être reçu : enfin il pénètre, et le voici, là, exactement
à votre place.
Il m'adresse d'abord de vagues consolations que je n'écoute
pas, s'excuse de me déranger dès les premières heures de mon
deuil, puis soudain s'interrompt : s'il est venu, c'est qu'il est
chargé d'une mission et a promis de s'en acquitter ce jour-là
même.
.".Hi REVUE DES DEUX MONDES
— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l'ordre de Mmc la
Supérieure, et en conformité du de'sir exprimé par votre fille,
je suis chargé de vous remettre. Lisez-le. Sachant ce qu'il
contient, je compte qu'il vous aidera dans votre épreuve. Il est
le dernier acte d'humilité d'une carmélite dont je n'ai jamais
cessé d'admirer les vertus et, — je voudrais au moins l'espérer,
— la preuve éclatante qu'après Dieu, vous avez eu la part de
choix dans l'àme d'une sainte.
Il me tend l'enveloppe. Je la dépose sur cette table.
— C'est bien, monsieur l'abbé, je vous remercie.
Il attend un instant, croyant que je vais lire, mais je ne
bouge point. Après quoi, il se lève :
— Je comprends, monsieur, que vous préfériez être seul
pour en prendre connaissance. Que Dieu vous aide ! Si vous le
permettez, je reviendrai dans quelque temps.
La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple l'enve-
loppe blanche sur laquelle mon nom n'est même pas écrit, cette
enveloppe qui, parait-il, vient de ma fille, où elle a mis peut-
être sa vraie pensée, où je trouverai, m'assure-t-on, ma pre-
mière consolation.
Près de quarante-huit heures s'écoulèrent, le croiriez-vous?
durant lesquelles je n'y touchai pas, tant j'avais l'effroi de ne
trouver que des phrases pieuses, l'espoir d'y découvrir que
j'étais encore aimé, et une crainte sourde de me heurter à de
nouvelles douleurs.
Enfin, vaincu par le désir d'approcher une dernière fois ma
fille, je sortis, en tremblant, le feuillet, et je lus.
Que je dise tout de suite que je n'ai plus la possibilité de
montrer cette lettre, cette confession plutôt : je l'ai brûlée.
Elle n'était pas d'ailleurs de la main de Geneviève, trop faible
déjà pour écrire elle-même. Le contenu, cependant, en reste
gravé là... Il y a dos phrases qu'on lit une fois et qui s'impri-
ment au fer rouge. Ces phrases, non plus, je ne les répéterai
pas. Trop souvent, depuis lors, je me suis demandé s'il n'eût
pas été mieux de les ignorer !... En revanche, pour vous éclai-
rer, il est nécessaire de résumer l'essentiel...
Et d'abord, ma fille me demandait pardon! oui, — pardon
de m'avoir quitté, pardon de s'être dérobée à l'immense ten-
dresse qu'elle savait lui être donnée, pardon de n'avoir pas dit
comme elle me la rendait...
l'appel de la route. 50
■j
Je sais bien qu'à la veille de sa vêture, elle m'avait écrit les
mêmes choses : mais alors, elle obéissait à une règle, tandis
que maintenant rien ne l'obligeait à rappeler ainsi notre passé,
rien surtout ne l'obligeait à le justifier. Or, monsieur, la suite
n'avait pas d'autre objet.
Acte d'humilité, avait dit l'aumônier. Suprême élan de
contrition? possible encore... Avant tout, besoin de m'expliquer,
à moi le père, pourquoi j'avais été torturé et quelle fatalité
supérieure dicte les événements.
Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si vous me voyez
là, dépouillé, solitaire et révolté, c'est que ma fille, ayant cru
tuer une àme, n'a vu, pour la racheter devant Dieu, qu'un
sacrifice possible : le sien. Supposez une seconde qu'il n'y ait
pas eu l'autre, ma fille n'eût jamais été religieuse, je n'aurais
pas souffert, et probablement je bénirais la vie. Laissons de côté
la phraséologie pieuse, les remords de pécheresse accablée sous
le fardeau d'une faute problématique, que reste-t-il de la confes-
sion de ma fille? L'autre. Car, à Semur, mes yeux avaient bien
vu. De toutes les forces de son être, ma fille adorait l 'autre ! A la
suite de quel drame l'autre a-t-il disparu en menaçant de se tuer,
comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, cru la menace réalisée,
comment surtout en est-elle venue à se traiter en justicier? je
l'ignore ; et à quoi bon d'ailleurs ? Ah I si seulement elle m'avait
alors ouvert son cœur, ensemble, n'est-ce pas? nous aurions vu
clair, j'aurais dissipé ces folies : je lui aurais ramené l'autre, à
coup sur demeuré bien vivant I tandis que maintenant... Main-
tenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais être mort, et
c'est un autre qui a fait cela, un autre dont ma fille a probable-
ment ignoré ce qu'il est devenu, un autre dont je ne connais
toujours pas le nom... Auparavant, j'accusais Dieu : désormais,
je dois accuser, haïr dans le vide!
Ainsi, quelque part un homme existe, que ma fille a aimé,
qui a dédaigné ma fille, pour lequel ma fille a tout sacrifié, y
compris moi : et cet homme m'échapperait? Allons donc! dussé-je
y consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je prétends,
j'exige de l'atteindre!
Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, pourquoi vous
m'écoutez?
Depuis deux mois, je fouille le passé; je scrute, je tâtonne...
Ah! tous les gens que nous avons pu connaître, comme je les
.1
)0C REVUE DES DEUX MONDES.
ai déjà interrogés, soupçonnés, jaugés I... Rien encore, pas
même la pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au moins
la voiel Et voici que, soudain, vous reparaissez... vous qui avez
dû savoir... qui savez peut-être... Du coup, j'ai vu l'horizon se
rouvrir. Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait
pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle était là, me com-
mandant de ne rien omettre, assurée d'éclairer ainsi vos soup-
çons, ou mieux, de justifier votre certitude. Alors, à votre tour!
Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne d'une
ville, on n'ignore rien de ce qui s'y passe. Je sens, je suis sûr
que vous, du moins, n'hésitez pas... Donc, répondez! qui est
l'autre? A qui dois-je l'enfer où je descends? Oh 1 ne détournez
pas les yeux... Même si c'était vous, par hasard, vous ne devez
pas vous taire! parlez... j'ai tout dit... j'attends... »
VIII
Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre la scène.
Il est clair que n'importe quel auditeur eût senti son indif-
férence fondre au rayonnement de douleur qui émanait de
M. Lormier. Qu'était-ce, quand on avait mesuré, comme moi,
la passion jalouse dont ce père avait vécu?
Admirez aussi l'ingéniosité de la souffrance, une fois la
blessure faite, à se renouveler. Quelle gradation savante! Pour
une indisposition sans gravité, j'avais vu M. Lormier trembler
d'épouvante à la pensée de perdre sa fille : il l'avait maintenant
perdue deux fois. A un autre, qui eût aimé son enfant d'une
manière ordinaire, cela ne serait pas arrivé ; mais au père
exceptionnel, l'exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il
suffit qu'on soit entre tous le plus apte à goûter l'amertume du
breuvage...
Restait qu'au milieu de tant de ruines, un vague désir agi-
tait le coeur du malheureux. Que ce désir fût ou non déraison-
nable, il était. A tort ou à raison, M. Lormier voulait connaître
l'autre. Allais-je lui répondre, et m'abandonnant à mon tour à
l'intuition qui, brusquement, illuminait mon esprit, devais-
je, pour l'apaiser, lui livrer celle-ci ?
Ici, en effet, se place pour moi une série de phénomènes
mentaux que je ne tenterai pas d'expliquer et dont il me suffit
que je les aie subis. Et d'abord, à peine M. Lormier achevait-il
l'appel de la route. 501
son récit, que, brusquement, une image avait surgi devant
mes yeux : La Gilardière.
Pourquoi lui? quelles preuves en apporter? Un seul jour,
il avait passé devant nous, et M,le Lormier avait semblé ne pas
le voir. Une autre fois, M. Lormier en avait parlé et c'était
pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa fille. Enfin La
Gilardière parti, les Lormier étaient partis à leur tour : coïn-
cidence, rien de plus.
Cependant, aujourd'hui encore, j'ai la conviction de ne pas
errer : La Gilardière dut être Vautre. Si, comme l'imaginait
M. Lormier, sa fille m'avait conduit ici pour l'éclairer, elle
faisait mieux encore : elle me criait le nom! Je ne pouvais pas
ne pas l'entendre !
Mais il y a plus : à la minute même où ceci s'imposait à
moi, alors que j'allais ouvrir la bouche pour accorder à M. Lor-
mier le pauvre soulagement momentané qu'il mendiait à grands
cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom, une force
intérieure m'ordonna de me taire.
Le comprenne qui voudra! il semblait positivement que la
lumière ne m'eût été révélée que pour mieux la préserver.
Mlle Lormier serait apparue soudain pour me commander le
silence, que j'eusse senti la même impossibilité à livrer ce que
je tenais désormais pour certain. J'ignore si les morts parvien-
nent à nous parler : s'ils le font, ce ne peut être que de cette
manière invisible et secrète, sous forme d'une volonté à laquelle
on désespère d'échapper... Et c'est ainsi que, voulant de toute
mon âme satisfaire M. Lormier, je tentai au contraire de lui
brouiller la piste; quand il eut jeté : « Parlez, j'ai tout dit,
j'attends! » ce ne fut pas non plus le nom de La Gilardière que
je prononçai, mais des paroles qui m'étonnèrent moi-même,
tant elles m'étaient étrangères.
— Hélas! cher monsieur, il était écrit que je vous apporterais
une désillusion nouvelle. Après votre récit, et m'efforçant d'en
tirer des conclusions, je ne rencontre qu'une pensée, plus déses-
pérante qu'utile. Non, Vautre, comme vous le nommez, n'habi-
tait pas Semur. Vivant à Semur, pour habile qu'on l'imagine»
il n'aurait pas esquivé les curiosités d'alentour. Ouvertement ou
non, on aurait parlé de lui. Or, j'affirme que jamais je n'en-
tendis prononcer un nom en même temps que le vôtre. Bien
mieux, j'ai toujours été surpris du silence total dans lequel on
508 REVUE DES DEUX MONDES.
vous laissait. La malignité des petites villes a des instincts sûrs:
il est probable que, dès le premier jour, on vous a sentis occupés
ailleurs... Ailleurs est le terme exact : croyez-moi, l'autre vivait
ailleurs, probablement à Paris, ou plus loin encore... Ailleurs,
ce peut être la France, c'est partout... Mais qu'est-ce qu'une
recherche destinée à se perdre ainsi à travers le monde? Ne
serait-il pas plus sage d'envisager tout de suite la déception
qu'elle doit donner et de renoncer à poursuivre un mystère, que,
sauf le cas d'une chance bien improbable, on ne saurait atteindre?
J'évitais en parlant de rencontrer le regard de M. Lormier.
En revanche, je pouvais suivre sur sa poitrine le rythme de
ses impressions. Après avoir été suspendu un instant, le souffle
de M. Lormier recommença, d'abord doucement, puis, de plus
en plus rapide. Quand j'achevai, j'eus l'impression que le corps
tout entier se ramassait pour un élan. Je m'attendis à un bond.
Il ne bougea pas.
— Ainsi, vous estimez, vous, que l'autre est à Paris?
Je hochai la tête, et toujours sans regarder :
— J'ai dit Paris... ou ailleurs.
— C'est tout ce que vous trouvez?
— Tout... je le regrette...
Les épaules se levèrent; un sourire sardonique contracta la
bouche :
— Mon compliment 1 vous êtes discret.
Je ne pus maitriser un tressaillement :
— Pourquoi discret?... ignorant suffit.
Il fit quelques pas dans la pièce, l'air songeur. Revenu
ensuite vers moi, il s'arrêta. Je me sentis dépouillé par un
examen aigu.
— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux que vous gardez
quelque chose que vous ne voulez pas dire I
Effrayé par sa clairvoyance, je compris en même temps
qu'il prétendait passer outre à mes défaites. Je n'avais qu'à
faire front.
— En effet, répliquai-je résolument, il y a autre chose, mais
je m'abstiens de le formuler, crainte de vous blesser.
Il secoua les épaules ironiquement :
— En serais-je là que quoi que ce soit puisse encore me
blesser? Je ne le crois pas vraiment... Hé bien ?... reprit-il,
voyant que je tardais à m'expliquer.
L APPEL DE LA ROUTE.
509
— Supposons, dis-je, que vos recherches aient abouti, que
vous connaissiez l'autre... A quoi cela vous avancera-t-il ?
Ses joues devinrent pourpres :
— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille 1
— Mais s'il est mort lui-même, ou disparu?
— Il ne l'est pas : les gens de sa sorte ne passent jamais à
l'acte 1
— Cependant, c'est possible.
— Non.
— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous?
Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser pour un
élan et toujours sans bouger.
— Ce que je ferai? J'irai à lui, où qu'il soit. Face à face, je
le confronterai avec son œuvre, et puis...
Les mots s'arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le laissai pas
achever.
— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant que votre
fille l'aima au point de vous sacrifier à lui, vous prendrez la
fuite, avec le remords d'en avoir trop fait et la pensée que
mieux valait respecter le dernier vœu de celle qui, jusqu'au
bout, souhaita le laisser inconnu !
Il m'écoutait peut-être. Il tentait surtout de découvrir sous
mes phrases la réticence qu'il était assuré d'avoir surprise tout
d'abord. Après que j'eus achevé, il attendit encore un peu afin
de s'assurer que je n'ajouterais rien, puis d'une voix coupante :
— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne croirai pas non
plus que ma fille me désapprouve. Il faudrait pour cela que les
morts ne fussent pas morts, et ils le sont... tout à fait... Où
serait la justice, si les vivants renonçaient à l'établir eux-
mêmes ? Songez à Vautre qui ne sait rien, ou qui s'en moque,
et qui est heureux !
Et approchant de moi soudain :
— ... Car vous ne niez plus qu'il vive, n'est-ce pas?
Je me redressai avec violence :
— Je l'ignore absolument!
— Il vit, et vous savez oui
— J'affirme...
— Ah! plus de faux-fuyants; je veux le nom, le lieu...
— Faut-il jurer que je ne les soupçonne pas?
i — Allons donc! voici là, dans vos yeux, la lueur qui me
510 REVUE DES DEUX MONDES.
renseigne. Mon récit ne vous a rien appris : vous saviez tout I
— Vous rêvez.
— Je voisl
Nous parlions désormais sans mesurer les mots. Je me de-
mandais où nous allions, quand le timbre retentit dans l'anti-
chambre.
— Quelqu'un! murmurai-je, le cœur bondissant à la pens* ■■•
d'un arrêt dans le duel qui s'engageait.
M. Lormier regarda machinalement la pendule.
— Ce n'est personne : c'est la femme de service; elle passe à
cette heure-ci.
Et précisément parce qu'il s'agissait d'une chose habituelle,
il trouva naturel de s'interrompre pour aller ouvrir : tant, aux
instants les plus tragiques, nous demeurons serviteurs du geste
coutumier.
Laissé seul dans la pièce, j'aspirai l'air comme on boit un
verre d'eau. Si l'arrivée d'une femme de service n'était point la
diversion espérée, elle apportait du moins un répit. Quand, dans
quelques instants, le débat reprendrait, nous aurions eu le temps
l'un et l'autre de nous ressaisir. Les emportements soudains
risquent seuls de déchirer les voiles.
Cependant M. Lormier, ayant passé dans l'antichambre,
approchait de la porte. Je perçus le gémissement de la serrure
qui tournait sous sa main irritée. J'attendis ensuite le renvoi
de l'importune. Un dialogue bref, au contraire, me parvint :
— Vous, monsieur 1
— Au moins, ne suis-je pas indiscret?
— Si... non... enfin, peu importe. Entrez.
Puis des pas qui piétinent, s'emmêlent, semblent traîner
comme la pensée qui les dirige... Avez-vous noté avec quelle
précision des pas, s'agit-il de traverser un couloir, révèlent un
accueil, l'embarras de celui qui tombe mal, l'impatience de
celui qu'on dérange?...
— Passez, monsieur.
— Après vous.
Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.
II entra, timide, petit, les épaules effacées, son corps maigre
perdu dans une soutane trop vaste, sans autre souci visible que
celui d'éviter les meubles et de trouver un coin obscur où
s'abriter. Bien qu'il ait dû m'apercevoir dès le seuil, il ne parut
l'appel de la route. 51d
remarquer ma pre'sence qu'une fois arrivé à la place qu'il s'était
choisie, et, alors, son embarras redoubla. Tout en m'adressant
une salutation suppliante, il balbutia :
— Ah I voilà qui confirme mes craintes... je dérange...
— Point du tout, répliqua M. Lormier : monsieur est un
ami d'autrefois, notre médecin, à Semur.
Puis, me désignant le prêtre :
— Je vous présente M. l'aumônier... Aumônier du Garmel,
bien entendu...
Je repris ma chaise ; l'abbé s'installa de l'autre côté de la
table ; M. Lormier, lui, venu devant la cheminée, resta debout,
et aucun n'ayant envie de commencer, nous attendîmes...
Brusquement l'irruption de ce tiers, si humble, modifiait
tout. M. Lormier, l'air absent comme au début de notre ren-
contre, semblait avoir oublié ses projets. L'abbé souriait ingé-
nument pour se donner une contenance. Moi-même, je savou-
rais l'imprévu d'une accalmie, qui, si brève fùt-elle, nous
rendait au sang-froid. La pièce où nous étions ressemblait à
ces maisons où un malade agonise : les voix se taisent, les pas
se font discrets, et les cœurs battent affolés...
Je profitai du répit pour examiner l'abbé plus à loisir. A y
mieux regarder, il me parut un personnage singulier : des yeux
pâles, des joues couperosées, un nez volontaire qui descendait
en flèche vers une bouche morne et encadrée de lèvres sereines,
le tout faisant l'exacte contre-épreuve de M. Lormier. Au repos,
on oubliait l'incertitude du geste pour l'ascétisme du visage ;
l'expression d'anxiété peureuse se muait en immobilité réflé-
chie.
M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien dire, il fallut
bien pourtant que le troisième se décidât.
Prenant donc son parti et roulant d'un air gêné son chapeau
dans ses mains, l'aumônier débuta :
— Je tenais d'autant plus, monsieur, à vous rendre mes
devoirs que ma première visite ne comptait pas, étant unique-
ment consacrée à une fonction de fidèle commissionnaire.
Ainsi, il n'était pas revenu depuis le jour de l'enterrement.
— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, qu'aujourd'hui
votre cœur est un peu moins meurtri, sinon en voie d'apaise-
ment? Le désespoir où je vous ai trouvé, n'a pu qu'être adouci
par la certitude que votre chère fille est au ciel. Je compte
512 REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup sur l'intercession de sœur Thérèse. Priez-la souvent,
comme je le fais moi-même... et vous verrez...
Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre erraient
avec angoisse autour de la chambre, en quête d'une réponse
qui ne venait pas. On le sentait découragé de poursuivre. Il ne
parlait que par devoir.
— Qu'est-ce que je verrai? reprit enfin M. Lormier.
Lui aussi contemplait les murailles : évidemment, il posait
la question sans se soucier d'une réponse.
— Peu à peu, le fardeau s'allégera : Dieu aidant, vous vous
résignerez.
— Ohl pour cela, monsieur l'abbé, je n'ai besoin de per-
sonne. Gomment ne pas se résigner à ce que l'on sait ne pou-
voir changer? riposta M. Lormier.
Il s'était tourné vers le prêtre avec une sorte d'irritation.
J'en avais fait autant, comme pour m'associer à des paroles qui
résumaient si bien ma propre pensée : seule compte la douleur
qui se sait définitive. Sans paraître remarquer notre mouve-
ment, l'aumônier hocha la tête :
— Je me fais mal comprendre. J'ai entendu par « se rési-
gner » accepter avec reconnaissance le don divin qui nous est
accordé sous les espèces de la souffrance.
M. Lormier eut l'air de balancer entre l'étonnement d'un
pareil propos et le découragement de parvenir à être compris à
son tour :
— En ce cas, en effet, monsieur l'abbé, n'attendez pas de
moi pareil effort.
— La foi, pourtant...
— La foi est un don que je n'ai jamais eu beaucoup, mais
qui m'échappe entièrement aujourd'hui.
— Votre chère fille m'avait dit cependant... j'avais cru...
c'est un malheur, monsieur... oui... le plus grand de tous !
— J'en supporte tant d'autres que, dans le nombre, celui-là
ne compte pas, dit encore M. Lormier.
Et l'on eut la certitude qu'il n'ajouterait rien. Désormais, il
avait résolu d'ignorer cet homme qui, ayant renoncé à la
famille et ne risquant pas d'être dépouillé, affichait sans grâce
une intolérable sécurité. Je ressentais au contraire une impres-
sion inverse. Il me semblait que grâce à lui, — qui en avait
parié pourtant si peu, — le souvenir de la morte tendait à
l'appel de la route. M 3
s'installer au milieu de nous, d'une manière concrète. Sans
doute, nous nous trompions l'un et l'autre; cela suffisait pour-
tant à nous donner l'apparence absorbée de gens qui, écoutant
leurs pensées, se détachent de toute conversation.
Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne permettait
d'entrevoir la fin, l'abbé, de plus en plus gêné, et toujours rou-
lant son chapeau, se pencha cette fois de mon côté :
— Monsieur habite encore Semur?
— En effet.
— Bien agréable ville, dit-on.
— Charmante.
— Vousy étiezdéjà, naturellement, du temps de M.Lormier?
— J'étais même son médecin, comme il le rappelait tout à
l'heure.
— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse du Sacré-
Cœur, quand elle était dans le monde?
Vous suivez, n'est-ce pas? ces questions et ces réponses que
nous jetions dans le vide de la pièce. Rien de plus inoffensif,
en apparence. A moins de gémir sur le temps, quels autres pro-
pos tenir? Cependant, grâce à eux, nous courions à l'abimel
L'abbé n'avait pas terminé sa phrase que déjà M. Lormier
intervenait :
— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup plus que
vous ne le pensez : il sait même qui est l'autre!
Incertain, l'abbé releva la tête pour considérer M. Lormier.
Il cherchait à comprendre.
— C'est vrai, dis-je à mi-voix, j'oublie que vous ignorez....
M. Lormier désigne ainsi la personne à laquelle sœur Thérèse
faitallusion dans ses dernières confidences; mais, contrairement
à ce qu'il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun rensei-
gnement à ce sujet.
— Ah! répondit l'abbé, du moment que vous êtes au cou-
rant des confidences de sœur Thérèse, je me permettrai de
remarquer qu'il y faut moins voir l'expression d'une réalité
positive que celle d'une admirable humilité et de touchants
scrupules.
Il s'adressait à moi; néanmoins, il s'exprimait comme si son
conseil devait aller ailleurs, et sa voix avait pris une assurance
qui m'étonna.
— Compris, dit M. Lormier; si bien que, venus l'un et
TOMB LXV. — 192). 33
REVUE DES DEUX MONDE?.
l'autre m'oflfrir des consolations dont je n'ai que faire, vous êtes
résolus ( ne point répondre à la seule question qui m'intéresse 1
Une double exclamation suivit :
— Quoi, monsieur I vous cherchez...
— Allons-nous recommencer?
— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin la vérité,
Tous aurais-je laissés entrer chez moi? s"écriait de son côté
J\l. Lormier.
Puis, tragique, tant son ironie demeurait glacée :
— Avouez, poursuivit-il, que la situation est pour le moins
piquante. Nous sommes trois ici, dont deux étrangers. Un
drame intime a ruiné la vie de ma fille et la mienne. Qui de-
vrait être au courant, sinon moi, le père? Point! Seuls, les
étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j'en ai la convic-
tion, sait tout. Quant à vous...
— Moi? interrompit l'abbé.
— Oui, vous... osez nier que vous ayez été le confident de
ma fille I Bien mieux, du jour où elle devint votre pénitente,
ai-je rien connu d'autre que ce qu'il vous a plu de l'autoriser à
me dire?
Durant une seconde ensuite, on n'entendit plus rien, sinon
le bruit léger de nos souffles. A nous voir ainsi, muets et immo-
biles, il semblait que nous attendissions l'arrivée d'un être chargé
de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous étouffions. Et,
tout à coup, je crus en effet qu'il entrait I L'abbé enfin se
levait. Une volonté contenue redressait son corps peureux. Il
commença d'une voix sourde, bien que libérée déjà des incer-
titudes antérieures :
— Avant tout, monsieur, permettez-moi de relever une
erreur que votre ignorance de nos règles suffit à excuser, mais
qu'il importe de chasser de votre esprit. Si j'ai bien saisi le sens
de vos dernières paroles, vous supposez que j'ai demandé à ma
pénitente le nom de celui qui... avait pu jadis l'intéresser.
C'est là une assertion gratuite. C'est aussi croire qu'un confes-
seur, digne de ce nom, s'intéresse à autre chose qu'au seul
pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque de vous surprendre,
j'atteste devant Dieu que si votre fille avait été tentée de pro-
noncer un nom, je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la
pénitence, chacun s'occupe de soi : la Providence s'avise des
autres I...
l'appel de la boute. 515
Dès le début, je le répète, si les mots marquaient encore
une certaine hésitation, l'accent, tour à tour âpre et mollissant,
oscillait déjà entre la timidité qui s'efface et une ardeur pro-
fonde qui brise son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos
yeux aperçurent? Rejetant le masque, un homme nouveau, le
véritable à coup sur, venait de paraître. Plus de mièvreries,
plus de douceur : un front altier, des lèvres impérieuses, un
regard dont le poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de
maître... C'était une transformation telle qu'on hésitait ;i en
admettre la réalité, telle encore qu'il eût été impossible d'inter-
rompre ou de ne pas écouter. On se demandait : « Est-ce toujours
lui ? » On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu'on devrait
obéir.
Il poursuivit :
— Au risque de vous surprendre une seconde fois, j'atteste
aussi que si l'idée de chercher à votre tour le nom de cet
homme vous est venue, vous y renoncerez aujourd'hui, de-
main peut-être, d'ici peu à coup sur... Ceci pour une raison
bien simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt, l'emportera
quelque jour et malgré vous. Si je vous en priais au nom de
votre fille, dont je fus, c'est exact, le suprême confident, oseriez-
vousme résister? Hé bien! je vais plus loin : assuré de rem-
placer ici une morte qui ne peut se défendre, et certain de
rester l'exécutant fidèle de sa volonté, je vous intime l'ordre
de laisser intact un mystère qui doit vous être sacré, comme la
mémoire même de celle qui l'a gardé !
Entamée dans le silence, l'injonction s'éteignit de même.
Prononcées par un autre, je venais d'entendre précisément les
raisons qui, auparavant et dans l'intime de mon être, m'avaient
obligé à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient
retenti! Après cela, qu'ajouter? M. Lormier, lui-même, devait
avoir compris que la lueur à laquelle il tentait de raccrocher
sa vie, allait s'éteindre et je le vis quitter sa place pour errer
indécis, un long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent
pas sans soubresauts.
— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous parait naturel, mon-
sieur l'abbé, que je sois devenu ce que je suis et que j'ignore,
pour jamais, à qui je le dois?
Il y eut dans la réponse le même accent d'autorité :
— Peu importe, monsieur, d'où vient la souffrance. Le plus
516 BEVUE DES DEUX MONDES.
souvent, celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne
pas ce qu'il a fait. Une seule chose compte : la souffrance en
elle-même, et le mérite qu'elle nous acquiert.
Une dernière colère souleva M. Lormier contre la formule
implacable.
— Dites tout de suite que la souffrance est un bienfait I
— Une semence divine, oui, monsieur.
— Parce que vous croyez en Dieu !
— Parce que j'ai toujours vu la vie naître, grandir, et ne
subsister que par la souffrance.
— Il suffit, monsieur l'abbé : contemplez donc une fois au
moins un homme en qui la semence divine a fait germer le
goût du néant et la haine de la vie. Du sommet où je suis, on
juge la réalité à sa mesure. Ma fille s'est sacrifiée pour rien. Ma
douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre deux riens,
voilà l'histoire de tous, la mienne aujourd'hui, la vôtre demain...
L'abbé interrompit doucement :
— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.
— Tant mieux pour vous! Chimère ou mensonge sont en
effet les seuls refuges de l'homme. Au surplus, et quoi que je
décide au sujet de l'autre, je vous supplie de ne plus revenir.
Vous êtes ici... et je suis là... (il montrait les deux angles opposés
de la pièce). Alors, n'essayons pas de nous rejoindre... et quit-
tons-nous.
M. Lormier se tourna vers moi :
— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous avez préféré
mentir, ou vous taire, ou peut-être tous les deux. Je ne vous
en veux pas. Le rôle normal des bêtes humaines est de se tor-
turer, même par pitié. Je ne me plains pas non plus; simple-
ment, pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre le
dernier souffle à l'abri des regards, et solitaire...
Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un grand silence.
L'abbé, immobile, semblait redevenu le pauvre homme du dé-
but, timide et incertain. Moi, je m'étais levé, hésitant à obéir, et
percevant avec découragement l'inanité de nouvelles paroles.
Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos adieux. Il
est possible que l'abbé ait dit :
— N'importe 1 je reviendrai.
A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi T
. — Que m'apporteriez-vous?
l'appel de i.a route. 517
Puis, je me revois tenant la rampe de l'escalier. En avant
de moi, l'abbé, qui descend, balaye les marches avec sa soutane
flottante. Derrière, la porte de M. Lormier est demeurée
entr'ouverte, probablement pour permettre à la fille de service,
quand elle viendra, d'entrer sans déranger. On ne voit plus
M. Lormier; mais ce qui parait du garni devenu son refuge,
clame la détresse. J'ai l'impression de laisser derrière moi la
plus grande douleur humaine que j'aie encore connue, et je me
demande : « A quoi sert-elle? »
Oui, à quoi bon tant de souffrance? Où mène-t-elle? Vous
prétendiez en commençant qu'elle épure et perfectionne : par
elle M. Lormier n'a appris que la révolte, l'envie et l'incrédu-
lité. Singulière moisson, si la semence est divine! Pourquoi
d'ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi, ou n'importe qui?
Le dieu qui préside au choix est-il le hasard aveugle ou un roi
cruel qui s'ennuie? Maintenant que le temps est écoulé, comme
je comprends aussi qu'au naufrage d'une pareille existence
une seule pensée ait d'abord survécu : vérifier ce qu'était devenu
l'autre. Le bonheur de l'autre! voilà bien le corollaire attendu,
qui eût complété l'injustice universelle... Mais n'ai-je pas,
moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier d'une
satisfaction si dérisoire? Quand j'affirmais que tous, spontané-
ment et sans volonté de mal faire, nous fabriquons de la dou-
leur pour ce qui nous approche !
Si maintenant vous souhaitez apprendre ce qu'est devenu
M. Lormier, je dois avouer que je l'ignore. Est-il mort comme
il souhaitait « à l'abri des regards et solitaire? » Peut-être.
Vit-il toujours? Il est possible... Et ceci aussi m'est un remords:
des deux hommes qui le quittèrent ce jour-là, n'étais-je pas
celui qui devait dire : « Je reviendrai ! » plutôt que l'abbé?
Au fait, j'oublie que je n'en ai pas fini avec lui.
Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, je l'entendis
murmurer de sa voix tremblotante et gênée :
— Croyez-moi : sa fille le gardera demain comme elle le lit
aujourd'hui : le dernier mot n'en est pas dit...
— QujI dernier mot?
Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à une curiosité
absurde :
— En tout cas, M. l'abbé, très intéressé par notre rencontre,
pourrais-je apprendre à qui j'ai eu l'honneur,..
518 REVUE DES DEUX MONDES.
Il m'interrompit précipitamment :
— Abbé .Manchon... aumônier du Garmel.
Puis reprenant son idée interrompue :
— Le dernier mot, le voici : le malade crie sous le bistouri,
mais après, longtemps après parfois, le mieux commence et la
-m nson suit. Au revoir, monsieur.
Je ne tentai pas de le rappeler pour l'interroger : tout à
coup cette idée venait de me clouer au sol que le confident de
sœur Thérèse du Sacré-Cœur, le prêtre résolu à sauver M. Lor-
mier, était le frère de La Gilardière I Calcul suprême d'une
amoureuse devenue sainte? vaine coïncidence? ou jeu encore
d'un destin avide de préparer de nouvelles souffrances? A vous
de choisir : on ne saura jamais I
UN AUTRE RÉPOND
Bien que nous eussions suivi sans l'interrompre le long récit
de Pierre Duclos, je n'avais pas tardé à m'apercevoir d'un chan-
gement considérable dans la curiosité de Tinant. Condescendante
au début, elle était devenue bientôt plus attentive, puis, à
mesure qu'on avançait, véritablement passionnée, comme si les
faits racontés lui fournissaient un tribut personnel. Je ne fus
donc qu'à demi surpris, quand, Pierre ayant achevé, j'entendis
Tinant demander :
— Est-ce tout ce que tu sais? Tu en es vraiment resté là?
— Sans doute : pourquoi aurais-je caché quelque chose?
Un sourire de triomphe éclaira le visage de Tinant '.
— Hé bien! mon cher, tes curiosités ne resteront pas où
elles en sont. J'avais promis, quel que fût l'exemple que tu
donnerais, d'en apporter un second où la souffrance produirait
des résultats inverses : preuve que ce bienfait divin est pour
le moins incohérent dans ses effets. Je ne me doutais pas que
l'occasion se présenterait si belle ! C'est ton histoire que je
vais recommencer.
— Mon histoire I s'écria Pierre, stupéfait. Il faudrait pour
cela avoir connu Lormior!
— Pourquoi non ? quand je dis recommencer, j'entends
reprendre les mêmes faits, mais vus de l'autre bord. Sur la rive
où j'étais, on n'apercevait pas mieux Lormier que sur la tienne
l'appel de la route. 519
on n'a vu La Gilardière : n'empêche que, prise ainsi par les
deux faces, la tapisserie s'éclaire. Grâce à toi, bien des points
qui m'étaient restés inexplicables, viennent de devenir limpides
comme une eau de source. Parions qu'après m'avoir entendu à
mon tour, sœur Thérèse en personne n'aura plus pour vous
aucun mystère I
Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je partageais
l'incrédulité de Pierre. Celui-ci reprit, après une courte
réflexion :
— Impossible! Tu es dupe d'analogies !
— Il n'y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La Gilardière I
— Je me suis servi de noms supposés 1
— Rassure-toi, je les garderai : simples masques pour sauve-
garder un reste d'anonymat que j'ai percé I
— Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore, mais tou-
jours loin de Semur 1 Si tu avais eu un ami dans ma ville, je
l'aurais su 1
— Même s'il était La Gilardière?
Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers moi :
— Que penser d'une telle rencontre?
Je répondis, railleur, bien qu'à demi convainu :
— Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait tirer du
cas Lormier des conclusions raisonnables. Tinant sans doule
nous les apporte. Le hasard, qui semble toujours cruel, se
montre aussi parfois, bien que plus rarement, assez avisé.
— Permettez, reprit Tinant, que je remonte d'abord le
cours du temps. Je suis si étonné moi-même de me retrouver
ce soir au milieu d'êtres dont l'aventure m'a intrigué jadis et
dont l'un, au moins, m'était très cher I
— Hàte-toi, dit Pierre, car l'heure avance : et compte que
je t'arrêterai, si je m'aperçois que tu as fait fausse route.
— Je suis donc très sûr d'arriver au bout ; mais, encore une
fois, quelle étrange sensation que de se heurter à du passé que
l'on croyait mort et qui, soudain, se remet à vivre I...
Son visage venait de prendre une gravité qu'il devait garder
jusqu'à la fin. Certains d'aller par les mêmes chemins, Pierre
et moi avions aussi l'air d'attendre le retour d'être familiers,
après avoir craint leur disparition sans retour...
)20 REVUE DES DEUX MONDES.
I
Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer Duclos, appre-
nez comment j'ai connu les acteurs.
Au temps où j'achevais mon doctorat, un de mes parents
me proposa d'accompagner en Italie un jeune homme pour
lequel on cherchait un mentor. Au retour, et le voyage payé,
une somme convenable devait récompenser mon agréable labeur.
— Il faut, m'écriai-je, que la compagnie soit bien mauvaise
pour qu'elle entraine une indemnité de retour.
— Point : elle est charmante, mais il importe que la mine
revienne, et j'espère que tu plairas.
Sur quoi, le lendemain, muni de l'adresse et du nom, je me
présentai, rue Monsieur, chez Mme Manchon de La Gilardière.
Vieil hôtel d'aspect triste et cossu; mobilier dépourvu de
style, mais en bois solides; tentures cossues et fanées : au total,
une grandeur négligée, qui laissait indécis. Toutefois introduit
dans la chambre même de Mme Manchon, je ne tardai pas à
sortir d'incertitude. Je n'étais pas assis qu'une grêle de ques-
tions tombait sur mes épaules :
— Quels sont vos projets d'avenir? Comment bouclez-vous
votre budget? Quelles ont été jusqu'à présent vos distractions?
La philosophie est-elle pour vous une foi ou un gagne-pain?
En dernier lieu seulement, Mme Manchon daigna demander si
je connaissais l'Italie, et sur ma réponse négative :
— Tant mieux! vous serez ainsi intéressé pour votre compte.
D'où je conclus que ma tète avait plu.
Cinq minutes après, un jeune homme qu'on avait fait appeler
se présenta.
— René, dit Mme Manchon, voici M. Tinant qui est disposé
a voyager avec toi. Il doit être plein d'idées sur l'Italie puisqu'il
s'occupe de philosophie. Entendez-vous pour un départ dans
la huitaine. M. Tinant dine avec nous ce soir, cela va de soi.
Je m'inclinai, bien que l'invitation eût plutôt l'air d'un
ordre. René dit poliment :
— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour accorder nos
convenances après diner.
Il ajouta allègrement :
— D'ailleurs, j'espère bien qu'on s'en remettra surtout à
l'appel de la route. 521
la fantaisie du jour. J'ai l'horreur des itinéraires à heure fixe.
Je m'esquivai ensuite, charmé par le sourire du fils, autant
qu'étonné des manières décidées de la mère, et j'admirais
aussi comme, en trois phrases, peut se manifester l'écart des
caractères.
Bien entendu, une fois dehors, je m'empressai d'aller remer-
cier mon parent. Sollicité de me fournir des précisions sup-
plémentaires au sujet des Manchon de la Gilardière, il m'apprit
ce qui suit.
Les Manchon, parait-il, étaient papetiers de père en fils, aux
environs d'Orléans. Le dernier venu avait agrandi l'entreprise
au point d'en faire une rivale des usines d'Annonay, puis était
mort jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide ou
accident, on ne savait. Demeurée veuve à trente-huit ans,
Mme Manchon avait entrepris d'achever l'œuvre commencée par
son mari. On vit, non sans quelque étonnement, une femme
assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter aux affaires
une ténacité réfléchie, et la réussite répondre à son effort. La
surprise ne fut pas moindre quand, après quelques années, on
annonça qu'une société anonyme achetait les établissements
Manchon. Libérée, riche, atteignant à peine la cinquantaine,
Mme Manchon, qu'on commençait d'appeler Mmo Manchon de la
Gilardière, venait de planter là l'œuvre familiale et s'installait à
Paris. Depuis lors, elle y vivait, en apparence désœuvrée, en
réalité ne s'occupant que de son fils cadet qu'elle adorait. Par
une gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus que le
nom de La Gilardière.
La soirée acheva de m'éclairer sur le présent.
Arrivé très exactement, je vis dans le salon un curé maigre,
une vieille demoiselle et René réunis en groupe autour de
Mrae Manchon. Celle-ci m'accueillit avec une satisfaction non
.déguisée :
— Ravie de vous savoir ponctuel... Au moins, vous ne vous
croyez pas impoli en arrivant à l'heure.
Puis, me désignant le prêtre :
— L'abbé Manchon, mon fils aîné.
Elle s'abstint de me présenter à la vieille demoiselle, mais
se tournant vers elle :
— ,Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est encore en retard.
Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer presque aus-
522 REVUE DES DEUX MONDES.
sitôt que le diner était servi, et l'on passa dans la salle à manger.
Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos qui ani-
mèrent le repas. J'aurai en revanche et toujours, sous les yeux,
le spectacle des convives.
Mra0 Manchon d'abord... Installé à sa droite, je ne l'aperce-
vais guère que de profil, sauf lorsqu'elle m'adressait la parole.
Surveillant les convives, elle n'intervenait que pour donner des
ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par une crispation
de la main qu'elle avait jolie et prodigieusement volontaire.
En face de nous, et côte à côte, les deux frères. On ima-
ginait difficilement deux êtres plus divers. René était bien tel
que l'a dessiné Duclos : élégant, nonchalant et beau. Son sou-
rire avait une grâce sûre d'elle-même. Le charme est un don
qui enchante à la fois qui le possède et qui en approche : René
jouissait du sien, en homme qui connaît son pouvoir et pour-
tant dépourvu de fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la
peine de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l'abbé montrait
au contraire une figure ingrate, dépourvue de lumière et plus
encore de grâce. Le geste gauche, la parole rare, il semblait
toujours sur le point d'éclater en reproches, comme si les mots
ou la compagnie ne cessaient de l'offusquer. En somme, l'air
d'un voyageur à table d'hôte, que gêne le voisinage, qui peste
contre la lenteur du service et compte les minutes le séparant
de la liberté.
Au bout de la table, enfin, la demoiselle de compagnie,
Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant avec une égale anxiété
la marche des plats et les crispations de main du tyran, répon-
dant au sourire de René et à l'humeur de l'abbé par des acquies-
cements tour à tour satisfaits ou navrés, puis s'échappant sou-
dain au point de paraître oublier où elle était, cependant que
passait sur ses traits la lueur d'une rancune indéfinissable.
1 ii inonde, ces quatre visages. Derrière leurs expressions
variées apparaissaient des âmes si dissemblables, qu'on se
demandait par quel miracle elles réussissaient à vivre sous le
même toit. Il n'était pas jusqu'aux noms qui ne traduisissent
la différence profonde établie entre ces êtres soi-disant unis
familialement : et n'était-ce pas déjà un symbole inquiétant
que d'entendre nommer le prêtre: M. Manchon, René: M. de la
Gilardière, cependant que tous deux entouraient une Manchon
de la Gilardière, de concert avec une Lapirotte?...
l'appel de la route. 523
Mais revenons à ma soirée.
A peine sortis de table, j'arrêtai le départ avec René. J'avais,
cela va sans dire, subi comme tout le monde la séduction : au
cours de notre rapide entente, j'eus aussi conscience de ne pas
lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte quelconque.
Auparavant, l'abbé s'était éclipsé sans bruit. Un signe du tyran
congédia Lapirotte, et je me retrouvai en tète-à-tète, de même
que le matin, avec cette différence toutefois que le repas excel-
lent m'induisait à l'optimisme, et que j'espérais bien interroger
à mon tour.
J'étais loin de compte : tout de suite, Mme Manchon me remit
au point :
— Du moment que vous me convenez, cher monsieur, me
dit-elle, il est nécessaire que vous sachiez exactement ce que
j'attends de vous. A tort ou à raison, j'ai l'ambition de faire de
René un homme utile. J'avais compté jadis sur son aine pour
reprendre la conduite de l'usine paternelle. Malheureusement,
j'ai eu le chagrin de lui voir tourner bride vers la prêtrise. Il
restera toute sa vie curé, et même petit curé de petite paroiss
ou de couvent ; c'est une désillusion à laquelle je me suis rési-
gnée sans plaisir : elle demande à n'être suivie d'aucune autre.
Pour René, il ne saurait être question d'industrie. Vous l'avez
vu. Il est chimérique et nerveux : défauts irrémédiables pour
qui dirige des ouvriers. D'autre part, sans être dépourvu
d'esprit de volonté, il s'abandonne aisément aux circonstances,
quitte à leur échapper ensuite par un coup de tête. Heureuse-
ment, je suis là pour reprendre la barre. J'ai décidé qu'il serait
banquier. Il y a dans la finance une part de hasard et d'inven-
tion qui s'accorderont avec ses dons. Le métier, de plus, est
mondain, et mène haut, si l'on sait s'y prendre. Dans un an,
après apprentissage dans une maison sûre, René aura donc une
commandite, ou je l'établirai à neuf, suivant l'occasion. Le
voyage que vous allez entreprendre est une concession, — la
dernière, — faite à son dilettantisme. Je m'y suis ralliée avec
peine, et à condition qu'au retour nous passerions immédiate-
ment aux réalisations d'avenir. Il importe, dès lors, qu'en cours
de route la fantaisie ne reprenne pas son vol. Votre influence, à
cet égard, peut être décisive. Je compte sur vous pour ramoner,
si besoin est, l'imagination de René au point de vue solide qui
est le mien. Comment? affaire à vous : un philosophe en sait
524 REVUE DES DEUX MONDES.
plus que moi sur ce sujet et vous avez le champ libre. René
m'écrivant à peu près chaque jour, je me réserve d'apprécier
votre action, et même, s'il est utile, de vous faire part de mes
remarques...
Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances assez marquées
pour ne pas échapper : dédain évident du fils aîné, inflexion
attendrie dès que passait le nom de René.
Je m'inclinai sans discuter. Je quittais la cour de l'hôtel
quand René me rejoignit.
— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous de
vous escorter un peu, histoire de faire vraiment connaissance?
Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, le fils.
— Amis ou ennemis? poursuivit-il.
J'affectai de me méprendre :
— De qui parlez-vous?
— Mais de nous, bien entendu.
Il prit mon bras d'un geste cordial, et gaiement :
— Allons, j'abats mon jeu. Je n'ai aucune envie de m'ennuyer
pendant le voyage. Il dépend de vous que nous en jouissions
sans arrière-pensée, puisque vous représentez auprès de moi
l'autorité, c'est-à-dire, maman. (11 disait maman.) Or j'adore
maman, elle m'adore, mais nous sommes aux antipodes.
Maman est un homme d'action. Jadis elle menait l'usine à la
baguette : aujourd'hui, à défaut de mieux, son empire s'exerce
sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte, surtout sur moi.
Par malheur, je représente le dernier lot d'ambitions réali-
sables. Dieu me pardonne I maman rêve pour moi de grand
monde, de fortune, enfin d'un tas de choses qui me sont par-
faitement indifférentes et même me semblent désagréables.
Jugez des désillusions que je procure ' Est-ce ma faute si j'aime
flâner, si la paresse est mon fait, enfin si la moindre petite
fleur bleue me parait plus enviable qu'une place de ministre?
Oh ! je me connais, allez ! Je sais aussi que je suis très faible, à
preuve que, de guerre lasse, j'ai juré d'aller au retour moisir
dans une banque... Mais, de grâce, et sous prétexte d'entretenir
mes bonnes intentions, allez-vous, le long de la route, m'ac-
cabler de sermons? Plutôt que de subir la morale que j'entre-
vois, je préférerais renoncera l'Italie!
Je me mis à rire, conquis par un tel mélange de lucidité,
de candeur et de rouerie :
l'appel de la route. o25
— Jurez-moi qu'une fois de retour, vous obéirez aux désirs
de votre mère !
Il tendit comiquement le bras :
— Sur quelle tête faut-il prêter serment?
— En ce cas, topons. Bouclez vos malles : on n'en parlera plus.
Il eut une exclamation joyeuse :
— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon
aimable?
— Certainement votre ami.
— Je commence à le croire.
— J'en suis sûr !
Et je rentrai surpris que deux êtres capables de s'exprimer
l'un sur l'autre avec une telle clairvoyance et se sachant a
ce point différents, ne doutassent pas cependant que l'avenir
fût impuissant à les séparer. J'avais compris, au surplus, que
pour Mme Manchon, il y avait d'un côté René, de l'autre le
reste de l'univers représenté par l'abbé, Mlle Lapirotte, ou
n'importe qui...
Je n'ai plus qu'à courir pour achever ce qui me fut per-
sonnel dans cette histoire.
Trois jours plus tard, je partais avec René et notre amitié
commençait. D'elle je dirai seulement que j'éprouvai très vite
les sentiments d'un jeune père pour un grand fils et que cette
affection m'était rendue.
J'ai gardé aussi de notre commerce durant la route un sou-
venir attendri. René n'était pas uniquement ce qu'il avait dit :
il était mieux. Cœur distrait, volontés fugitives, soit : en
revanche, que d'élans à l'approche de l'art et toujours le goût du
plaisir d'autrui pour arriver à mieux plaire !
Je m'aperçus avec surprise qu'il connaissait peu la vie.
L'éducation à domicile, l'habitude prise de se laisser guider par
sa mère dans les moindres difficultés quotidiennes l'avaient en
fait isolé du monde. Des quelques aventures que lui avait atti-
rées sa tournure, il n'avait rapporté qu'un désir plus conscient
de l'amour véritable. La froideur de son frère le laissait sans
rancune. « Maman laisse trop voir sa préférence : il y a là de
quoi vexer même un curé! » disait-il plaisamment. La différence
d'âge, — près de dix ans, — pouvait d'ailleurs expliquer aussi
cette attitude dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin
une admiration mêlée de soumission clairvoyante, à l'égard de
S'IG REVUE DES DEUX MONDES.
Mme Manchon : au contraire, il parlait rarement de son père et
toujours comme d'un être dont la mémoire est indifférente : la
place tenue par Mme Manchon n'en était que plus grande.
Vers la fin du voyage, une lettre informa René des condi-
tions de sa vie prochaine. La banque Chasseloup, de Semur,
consentait à l'accueillir et à le traiter en associé. La province
Mule permet de trouver de ces combinaisons heureuses qui
unissent les avantages d'un apprentissage rapide à la dispense
de s'immobiliser dans les emplois inférieurs. Mme Manchon
n'avait donc pas hésité à accepter le sacrifice d'une séparation
momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, trouverait sur
place, dès l'arrivée, des relations agréables, car l'abbé Manchon
avait pour camarade de séminaire un prêtre de Semur fort
répandu, l'abbé Valfour.
René, après sa lecture, jeta la lettre au fond d'une valise et,
maîtrisant son humeur, déclara :
— N'y pensons plus : il sera temps d'y revenir une fois en
route pour Semur.
Trois semaines nous séparaient a peine de l'échéance. Elles
passèrent comme un éclair. De retour à Paris, René venait me
voir a peu près chaque jour. J'étais le confident de sa mélanco-
lie : elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie. Peut-
être, au fond, découvrait-il déjà l'attrait de la liberté.
Enfin, la veille du départ, je fus convié à un dîner d'adieu,
en tous points semblable à celui que je viens de décrire. Mêmes
convives, mêmes contrastes dans les attitudes : l'abbé plus silen-
cieux encore, Mme Manchon un peu nerveuse, Lapirotte assez
souriante, René parfaitement gai.
Après le repas, Mme Manchon me fit asseoir près d'elle et me
remercia d'un ton ému :
— J'apprécie votre tact, me dit-elle; il est excellent que vous
soyez devenu l'ami de mon fils. Dans quelques années, je tâche-
rai de lui trouver la compagne qui me remplacera près de lui
et ma tâche sera terminée.
— Pourquoi vous remplacer? répliquai-je en riant : je vois
très bien René trouvant à Semur une femme charmante, et
vous-même ravie de diriger deux enfants au lieu d'un.
— A Dieu ne plaise! s'écria-t-elle. René, seul, choisirait au
rebours du sens commun. Et puis... ce n'est pas pressé...
A défaut du ton qui s'efforçait de rester plaisant, l'exprès-
l'appel de la route. 527
sion du visage devenu fermé en disait long sur ce manque de,
hâte.
— De quoi parlez-vous donc? dit René s'approchant do
nous.
— De votre prochain mariage.
— Oh ! fit-il à son tour, d'un air comiquement effrayé,
n'envisageons pas toutes les catastrophes : Ghasseloup, par
bonheur, n'a pas d'héritière.
Mme Manchon répliqua :
— Quelles que soient les héritières de Semur, aucune ne
vaut qu'on s'y arrête : n'oublie pas que, dans six mois, tu revien-
dras ici...
Les derniers mots de René en me quittant, furent :
— Si je fais là-bas des sottises, j'aurai du moins la consola-
tion de vous en aviser. Comptez que j'écrirai souvent.
Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre est tiré de
ses lettres. Je n'ai pas eu, comme Duclos, à quêter jour à jour'
les éléments d'un drame soigneusement celé par les acteurs :
ils me sont venus sans effort, dans ma chambre de Paris,
envoyés par l'intéressé devenu l'historien de la tempête qui
devait l'emporter. Et vous ayant ainsi prouvé ma véracité, je
n'ai plus qu'à m'effacer pour laisser parler les faits; il est bien;
inutile, n'est-ce pas, d'y ajouter l'exposé d'impressions person-
nelles, demeurées par force lointaines et surtout impuissantes à
rien modifier?
Edouard Estaunié\
(La troisième partie au prochain numéro,)
L'AUTEUR DE MARIA CHAPDELAINE
LOUIS HÉMON
J'ai sous les yeux une photographie de Louis Hémon. Elle
ne date pas des derniers mois de la vie du romancier. Il
<( s'était fait tirer, » je le sais, dans la ferme canadienne, parmi
les héros de son livre, Samuel Ghapdelaine, la mère Chapde-
laine, Maria et les autres. Je n'ai de lui qu'une image plus
ancienne, et qui représente un jeune homme d'environ vingt-
cinq ans. Il avait le visage allongé et plein, tout rasé, les lèvres
assez fortes à la courbure de l'arc et fines tout au bout, un très
beau front, des sourcils presque droits, — signe de volonté, —
et des yeux d'un gris bleu, où transparaissait une âme grave,
songeuse, maîtresse de son enveloppe, à ce point qu'on le pouvait
prendre et qu'on le prit souvent pour un Anglais flegmatique.
C'était un Breton, né à Brest, de parents d'ancienne lignée
bretonne. Son grand-père maternel avait été représentant du
peuple sous la république de 1848 ; son oncle paternel fut, pen-
dant trente-quatre ans et jusqu'à l'année de la guerre, député,
puis sénateur du Finistère. L'un et l'autre, hommes cultivés et
'l'une sincérité grande, ils ont aimé, ils ont souhaité de faire
descendre, du monde des rêves en terre de France, une répu-
blique où aucune sorte d'injustice ne serait jamais commise.
Lessongesne sont pas toujours les mêmes, mais toute laBretagne
' songeuse : elle sera reconnaissable aussi chez Louis Hémon,
la race imaginative et tendre, secrète et subtile, qui nes'exprime
que par élans, et souffre de plus de maux qu'elle n'en a en par-
tage. Venu tout enfant à Paris, où son père, professeur de
LOUIS HÉMON. 529
l'Université, devait un jour remplir la haute charge d'inspec-
teur général, on ne le vit pas s'habituer à la vie des grandes
villes. Il demeura sans goût pour la carrière de l'enseignement,
vers laquelle on cherchait à le diriger, dédaigneux des récep-
tions et même des relations mondaines, peu discipliné, ardent
et toujours en projets sous de calmes dehors. Après avoir ter-
miné ses études, au lycée Louis-le-Grand, il se trouve obligé,
selon la loi commune.de choisir sa place future dans la société,
et d'y tendre. Que fera-t-il ? Il n'aime que le sport, le grand
air, les philosophes grecs et la poésie française. On l'a surpris,
bien des fois, enfermé dans sa chambre, et déclamant des vers.
Mon Dieu, il fait son droit, comme d'autres, pour contenter, je
suppose, sa famille, et se donner du large. Trois ans, c'est un
répit. En même temps, il suit les cours de l'Ecole des langues
orientales vivantes, et obtient le brevet d'annamite. Il prépare
aussi les examens d'entrée de l'Ecole coloniale, est admis, mais
n'entre pas, et donne sa démission. Preuves de bonne volonté;
tentatives sans lendemain ; jeux sur la grève : il est né pour
autre chose, pour voyager et pour écrire. Gomme tous ceux du
rivage, il appartient à l'espèce des inscrits, des hommes dont
le nom figure au grand livre de la mer et des îles. Autour
de lui on a pu en douter, mais lui, il sait bien déjà d'où le
vent souffle. Pendant cette période, il écrit d'abord, en 1904, une
nouvelle courte, la Rivière, puis une série d'articles, « Pour
Gringalet, » et d'autres nouvelles, ça et là, comme la Peur.
Tout cela est publié dans son journal favori, le Vélo, destiné à
devenir le Journal de l'automobile et de tous les sports et, fina-
lement, l'Auto. A plusieurs reprises, Hémon a déjà fait des
séjours en Angleterre, et c'est dans la vie anglaise qu'il a pris
ses premiers modèles.
J'imagine qu'il était bien accueilli chez nos voisins, ce
robuste garçon qui parlait l'anglais comme le français, avait
fréquenté les salles d'armes, marchait indéfiniment sans ralen-
tir le pas, connaissait les secrets de la boxe comme un étu-
diant d'Oxford, et, sur la plage deHastings, parmi des amateurs
qui ne manquent pas de hardiesse, se révélait comme un
nageur téméraire. 11 devait plaire encore aux Anglais de son
âge, et même à ses aînés, parce qu'il était bien élevé, réservé,
très versé dans la littérature anglaise, capable de plaisanter gra-
vement, et de se taire pendant longtemps, entre amis.
TOME LXV, — 1921, ?'*
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne puis songer à Louis Hémon sans me dire qu'il était
destiné, de toute manière, à mourir jeune. S'il n'avait pas trouvé
la mort dans la prairie canadienne, en 1913, il l'eût rencontrée
en France, presque certainement, dans les années sacrilèges
qui suivirent, et qui choisirent, avec tant de sûreté, les
meilleurs poètes de chez nous pour payer la rançon. Pouvons-
nous supposer que celui-là eût échappé ? Il était rompu à tous
les exercices du corps, audacieux, déjà chef de combat. Aux
grandes manœuvres, en Beauce, on l'avait vu, simple sergent,
prendre la tête d'un détachement, et montrer à ses camarades
comment on marche au pas gymnastique dans les guérets. Il
eût fait de même, s'il avait fallu y aller tout de bon. Volontaire
pour les missions périlleuses, aviateur, officier d'infanterie, on
peut être sûr qu'il eût été au grand danger, car son cœur l'y
portait.
L'une des toutes premières nouvelles, dont je donnais le
titre tout à l'heure, la Peur, est une histoire de sport. Sur la
plage de Hastings, « qui est à peu près, de tous les endroits que
je connais, celui où l'homme a le plus scientifiquement défi-
guré la mer, » Louis Hémon rencontre un jeune homme,
d'élégante apparence. « Nous échangeâmes, un après-midi, des
opinions sévères sur la localité et ses habitants, et, le lende-
main, nous trouvant ensemble à l'heure du bain, nous allâmes
de compagnie, à brasses tranquilles, vers le large où la mer,
loin des petits enfants qui jouent sur le sable, des jeunes dames
trop bien habillées, et des orchestres à brandebourgs, ressemble
vraiment à la mer et reprend son indépendance. Il nageait dans
la perfection ; ce n'était ni le style impeccable d'un Haggerty,
ni le coup de pied formidable d'un Jarvis, mais l'allure d'un
homme qui a l'habitude de l'eau et qui s'y trouve à son aise.
Dès lors, nous prîmes régulièrement nos bains ensemble. Il
n'était pas bavard, et j'étais encore moins curieux, de sorte que
plusieurs semaines s'écoulèrent, sans qu'aucun de nous deux se
souciât d'apprendre sur l'autre autre chose que ce qu'il avait
bien voulu raconter. Il m'annonça, un matin, qu'il partait le
soir même, et, quelque peu à ma surprise, il ajouta qu'il habi-
tait une petite propriété du Devon, et qu'il serait heureux de
me voir, si je pouvais trouver le temps d'y aller passer quelques
jours avec lui. Il fit miroiter à mes yeux les délices des pipes
fumées à plat ventre dans l'herbe drue, et me parla d'une pièce
LOUIS HEMON. 531
d'eau qui lui appartenait, auprès de laquelle la mer, àHastings,
n'était qu'un bassin malpropre et sans charme. » Ces lignes
sont assez révélatrices de la manière directe, simple et aisée qui
sera celle de Hémon.
Il écrit comme il nage : mais cela suppose beaucoup d'étude I
et d'apprentissage. Le poète apparaît un peu plus loin. Les
deux jeunes gens se baignent dans l'étang. L'Anglais avait bu
trois verres de brandy. Il s'avança, à brasses prudentes, vers la
partie la plus resserrée, la plus profonde aussi, une sorte de
canal où il y avait une source, et se tint presque immobile,
inquiet, la figure penchée vers la surface de l'eau, comme s'il
cherchait à voir quelque chose d'attendu et de dangereux,
parmi les herbes dont les longues lanières ondoyaient au-
dessous de lui. « Je le regardais encore quand il nagea lente-
ment vers moi,... et me demanda, dans un chuchotement
effaré : « Il n'y a rien, hein? » J'allais lui répondre, avec dou-
ceur, -qu'il n'y avait rien du tout, et que nous ferions peut-être
bien de nous habiller, lorsque je sentis les couches profondes
de l'étang remuées par une mystérieuse poussée. Les longues
herbes du fond s'ouvrirent brusquement, comme écartées par
le passage d'un corps, et mon hôte se retourna, par un brusque
coup de reins, et, poussant une sorte de gémissement, fila vers
l'autre bout de la mare, s'allongeant dans l'eau comme une
bête pourchassée. Son affolement devait être contagieux, car je
le suivis aussitôt avec la même hâte; mais j'avais conservé assez
de sang-froid pour observer qu'il nageait le trudgeon... » Le
lendemain, Louis Hémon quittait le nageur halluciné. Un mois
plus tard, en parcourant un journal, il apprenait que M. Silver,
de Sherborne (Devon), avait été trouvé mort sur la berge de
l'étang. « La mort était attribuée à un accident cardiaque. Ma
version à moi était légèrement différente... »
En ce temps-là, les journaux organisaient déjà des concours
de nouvelles. Les prix étaient modestes. Pour sa seconde nou-
velle, la Foire aux vérités, Louis Hémon obtint un prix de
500 francs et l'honneur de la publication dans le Journal. Il
avait signé du pseudonyme : Wilful-Missing. Histoire anglaise,
comme la Peur, mais d'un autre ton. La description, par quoi
elle débute, d'une cour et des échoppes en bordure, derrière
les maisons de Brick-Lane, est extrêmement poussée. Un save-
tier juif habite là, avec sa fille Léah, qui meurt d'une maladie
532 REVUE DES DEUX MONDES.
de langueur, et, tout autour, logent d'autres artisans émigrés
de Russie, ou de Pologne autrichienne, ou de Pologne allemande,
et qui font la première étape, l'infiniment dure, vers la fortune
rêvée : il n'y a pas d'air, il n'y a pas de jour, il n'y a pas de
joie, il n'y a que le besoin, qui oblige les mains a continuer le
travail. Le bruit de la grande ville, bruit des passants et des
voitures, s'élève par-dessus les toits, et retombe en arrière, au
fond des cours. Le savetier tape sans relâche sur le cuir; à peine
détourne-t-il la tète pour s'assurer que Léah est vivante, Léah
aux yeux fixes, qui ne cesse de prendre dans un sac et de
manger des bonbons fondants, achetés par le père, ou donnés
par les voisins pauvres. L'échoppe est en sous-sol.
« Une ombre s'encadra dans la porte, descendit deux marches
et s'arrêta sur la troisième, en pleine lumière, et, quand le tapo-
tement du marteau se fut arrêté, une voix de femme, claire et
douce, se fit entendre. Elle dit :
« — Je viens à vous de la part de Christ, qui est mort pour
nous.
« Le père Gudelsky leva les yeux vers l'apparition, la
regarda un instant, et se courba de nouveau sur son ouvrage.
A chaque geste, il secouait un peu la tête, avec un sourire
faible de vieil homme plein d'expérience, et les coups de mar-
teau tombèrent plus drus et plus forts, comme pour noyer l'écho
des mots enfantins.
« L'inconnue restait immobile sur le seuil, très droite, dans
une attitude d'assurance paisible... Sa voix s'éleva de nou-
veau :
<c — Je viens à vous de la part de Christ, qui est mort pour
nous.
« Le cordonnier haussa les épaules d'un geste las, et dit sans
colère :
« — Vous êtes sûre que vous ne vous êtes pas trompée de
rue? Nous sommes tous des hérétiques par ici.
« Elle répondit doucement :
« — H y a place pour tous dans la paix du Seigneur.
« 11 soupira sans rien dire, et mania un instant entre ses
mains le soulier qu'il venait d'achever; il le tenait tout près de
son visage, pour bien voir, car sa vue n'était plus très bonne,
• l ses lèvres remuaient doucement... Cette silhouette, haute et
mince, en pleine lumière sur le seuil, le gênait. De l'Evangé-
LOUIS HÉMON. 533
liste se dégageait un appel qui ne se laissait pas étouffer, une
sorte d'alleluia de silence... »
Le dialogue continue. L'homme finit par dire : « Nous i
sommes tous après la vérité, mais c'est si difficile... » Et il \
raconte qu'à Varsovie, il a cru à une vérité; qu'on se réunissait
en cachette, paysans, ouvriers, étudiants de l'Université, pro"
fesseurs même, et qu'on parlait de révolution, de liberté, de
corruption vaincue, de propagande irrésistible,... et que cela a
fini dans le sang, dans le feu et dans la ruine. Il raconte encore
qu'à Londres il a cru au travail, mais que le « royaume de la
paix » est bien long à venir. La jeune fille s'éloigne. La nuit
enveloppe la ville. Le cordonnier veille, et se demande, en
travaillant, si, des sept enfants auxquels il a donné la vie, ce
ne sera pas Léah, la langoureuse, qui, la première, connaîtra la
vérité.
On voit apparaître ici, dans cette œuvre de jeunesse, un
signe qui est proprement celui de la supériorité : Louis Hémon
a le sentiment de la grandeur morale. A cette époque, il
n'était pas croyant; — plus tard le devint-il? on peut se le )
demander, je ne sais pas; — mais il avait un respect profond,
et certainement même un attrait pour les choses religieuses. Il
n'en faut pas plus pour qu'un artiste sorte de la troupe des
amuseurs, joueurs de viole ou montreurs de lanterne magique,
et acquière, sans vaine recherche, par la simple bonne foi,
un pouvoir d'émotion auquel ne saurait atteindre nulle
habileté. Maria Chapdelaine en sera bientôt l'éclatante
démonstration. Ici, dans la Foire aux vérités, il aurait pu
aisément faire tourner à la caricature le portrait de la petite
milicienne de l'Armée du Salut. L'ingénuité de la tentative
y prêtait ; un esprit vulgaire n'aurait pas manqué l'occa-
sion de se définir. Louis Hémon, au contraire, d'un mot sur et
discret, sans peut-être l'avoir expressément voulu, ennoblit
l'inconnue, de qui émane « une sorte d'alléluia de silence, »\
et sauve de la profanation le grand nom qu'elle avait prononcé.)
Je vois bien, dans une autre nouvelle, beaucoup plus déve-
loppée, Lizzie Blakeston, publiée dans le Temps (du 3 au
8 mars 1908), cette même étude minutieuse d'un quartier popu-
laire de Londres, cette même tendresse qui porte l'écrivain vers
les pauvres gens : mais l'histoire d'une petite fille de Failh street,
misérable et douée du génie de la danse, qui gagne le prix dans
M3î REVUE DES DEUX MONDES.
un concours populaire, et, le lendemain, se laisse tomber dans
la Tamise, pour ne pas retourner travailler à l'atelier, n'est
qu'un tableau de genre peint par un peintre de plein air encore
ignorant de son génie propre, un bon travail qui fait songer à
des œuvres connues, mais qui ne révèle pas un homme nou-
veau (1). Heureusement, d'autres horizons vont s'ouvrir ; Louis
Hémon va suivre le rêve de toute sa jeunesse, traverser l'Océan,
vivre où il lui plaira et comme il pourra, dans les pays neufs,
et connaître la solitude où il y a tant à voir et à dire.
Le voyage au Canada commence en 1911, et dure environ
vingt mois. Les étapes principales en sont indiquées dans les
lettres que le voyageur écrivait a sa famille, des lettres brèves,
mais où ce partisan des bagages légers a renfermé l'essentiel:
Ne vous inquiétez pas, je me porte très bien ; je vous aime
comme par le passé, tendrement; je quitterai le village où je
suis à telle date; — puis, pour faire sourire la famille pari-
sienne, un mot drôle, un trait de mœurs, et toujours le défi
d'une jeunesse intrépide, qui accepte gaiement le froid, la neige
et la cuisine de la maison dans les bois.
__ Québec, 18 octobre 1911.
« Bien arrivé à Québec, après une excellente et très agréable
traversée. Mer à peu près aussi redoutable que la Seine au pont
des Arts. Cette semaine a bord m'a fait autant de bien qu'un
mois de vacances... J'ai fait connaissance, sur le bateau, avec
I un missionnaire qui m'a donné toute sorte de renseignements
' utiles. Je continuerai probablement sur Montréal demain... »
Montréal, 28 octobre 1911.
« Le temps est encore clément, sauf un peu de neige hier.
Mais c'était une pauvre petite neige, genre européen, qui fon-
dait à mesure; la vraie ne viendra guère qu'en novembre.
Aujourd'hui le soleil brille. Le climat et le régime me vont à
merveille. Le pays me plaît. Je commence à parler canadien
« Minme un indigène. Je prends « les chars » (tramways élec-
triques) ; je parle tout naturellement de la « chambre de bains »
et de la « chambre à dîner » sur le même « plancher » (étage).
( l'est une langue bien curieuse. »
(1) Louis Hémon a écrit, parait-il, un roman, encore inédit, dont l'action se
passe dans le monde des boxeurs et des entraîneurs anglais.
LOUIS HÉMON. Ou5
Montréal, cependant, ne plaît qu'à demi à Louis Hémon,
qui vient pour voir du pays neuf. « Elle ressemble trop à l'Eu-
rope, » et vers le printemps, il espère bien s'en aller plus loin.
5 décembre 1911.
« Le climat me va à merveille, et les manières un peu
abruptes des indigènes me conviennent aussi fort bien.
« Dimanche dernier a été une des plus belles journées que
j'aie encore vues; température de 12 à 15 degrés au-dessous
(centigrades), mais ciel d'Italie et soleil éclatant, au point qu'il
parait idiot de mettre un pardessus. Le Saint-Laurent avait
commencé à geler un peu, mais, ce soir, le thermomètre
remonte... Tu pourrais peut-être m'envoyer un journal, de
temps en temps... »
Déjà, lisant ces lignes, vous vous êtes dit, j'en suis sur : « Il
n'attendra pas le printemps! Les bois l'attirent; il rêve des
paysages où l'homme est effacé; il appartient à l'espèce des
migrateurs, dont l'aile, tout à coup, s'ouvre, quand on les croit
au repos 1 Et, en effet, c'est en plein décembre que Louis Hémon
s'est décidé à monter vers le Nord. Il a été jusqu'à Péribonka sur
Péribonka, au Nord du lac Saint-Jean, puis il a descendu
jusqu'au Sud du lac, et s'est établi, « pour deux ou trois mois, »
à Saint-Gédéon, « deux jours plus près de la civilisation qu'à
Péribonka. » Il fait froid, il faut soigneusement se cacher la
figure, quand on sort. Mais « vous avez plus de chances que moi
d'attraper des rhumes dans votre vilaine ville (Paris), où il pleut.
C'est donc moi qui vous recommanderai de faire attention. »
Saint-Gédéon station, 9 février 1912.
« J'ai suivi dans les journaux canadiens, que j'ai entre les
mains de temps en temps, l'élection présidentielle, avant d'en
avoir des comptes rendus plus détaillés dans les journaux que
tu m'envoies.
« Je suis également les nouvelles de la guerre ; mais les
plus grands efforts d'imagination n'arrivent pas à me faire
prévoir une guerre générale prochaine. Il me semble me sou-
venir que trois ou quatre fois, depuis que j'ai quitté Paris, tu
m'as annoncé que « ton entourage » prédisait la guerre à brève
échéance... Ton entourage a perdu ma confiance comme agence
de prophéties.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
« Si l'inattendu se produisait pourtant, — ce qui arrive, —
je suis en bien belle condition pour faire campagne, après mon
-'•jour dans les bois, et j'imagine que les rigueurs de l'hiver
fiançais, — ou allemand, — ne m'incommoderaient pas trop...)»
Kenogami, 27 février 1912.
« Me voilà installé depuis quelques jours déjà à Kenogami
dans le confortable et le luxe; mais... il se pourrait que jem'en
aille bientôt tout de même.
« Le temps est beau. Ton thermomètre pend dans ma
chambre, car, après expérience, j'en ai fait un instrument d'in-
térieur : comme thermomètre d'extérieur, il était un peu insuf-
fisant, parce qu'il se trouve que ce mois de février est le plus
froid de tout l'hiver, et que le mercure du thermo se peloton-
nait chastement dans la boule du bas, et refusait de monter sous
aucun prétexte dans le tube gradué... »
Kenogami, 11 mars 1912.
« Le printemps approche pour vous. Ici, nous en parlerons
dans deux mois. On n'est d'ailleurs pas pressé, vu que la tem-
pérature actuelle est assez plaisante et que la venue du prin-
temps, parait-il, se manifeste, à Kenogami surtout, par l'appari-
tion d'une boue prodigieuse, dont nulle autre localité au monde
n'a l'équivalent. Les indigènes en sont un peu fiers.
« Je ne suis plus au Canada français que géographiquement,
étant entouré d'Anglais et de Yanks. Car j'habite à l'hôtel,
hôtel somptueux d'ailleurs et infiniment confortable : chauffage
central naturellement, électricité, bains partout. Aux repas, du
dindon et poulet rôtis, des oranges importées directement de la
Jamaïque. Cela me change de Péribonka : mais j'étais tout de
même plus heureux sous la tente. »
En mars, avril, mai, Louis Hémon est à Montréal. En
juin 1912, il regagne les bords du cher lac Saint-Jean, « qui
donne l'illusion de la mer, » et il retrouve son village du Nord,
Péribonka.
Péribonka, 13 juillet 1912.
« L'agriculture ne manque plus de bras: elle a les miens.
Sur la ferme de l'excollent M. Bédard (Samuel), je contribue
dans la mesure de mes faibles moyens au défrichement et à la
louis iikmon. 537
culture de cette partie de la province de Québec, qui en a pas
mal besoin.
« Je doute que vous trouviez Pe'ribonka sur les cartes. Vous
n'y trouverez peut-être même pas le lac Saint-Jean, qui a pour-
tant soixante ou quatre-vingts kilomètres de tour. La rivière
Péribonka, que j'ai sous les yeux toute la journée, est bien une
fois et demie large comme la Seine. Inutile de dire que je profite
de mes rares loisirs pour m'y tremper pas mal...
« Situ m'envoies de temps en temps des journaux, je t'en serai
reconnaissant; mais pas trop souvent, car je suis à une dizaine
de kilomètres du bureau de poste, lequel est lui-même à une
journée de voiture du chemin de fer, et les lettres et journaux
ne m'arriveront guère que par paquets.. »
Péribonka, 8 août 1912.
« Je continue à me livrer aux travaux agricoles, (en ce mo-
ment on fait les foins), avec un zèle convenable. L'air du pays
et la diète locale (soupe aux pois, crêpes au lard, etc.) me vont à
merveille. Mon « patron » et sa femme me traitent avec une
considération extrême. (C'est la patronne qui me coupe les che-
veux). Bref, je n'ai à me plaindre de rien ; je commence même à
me lever à l'heure habituelle (quatre heures et demie environ),
sans effort et comme une personne naturelle...
« Depuis une quinzaine, le temps, qui était auparavant très
chaud, a tourné à la pluie, et l'on commence ici à parler de
l'automne; pourtant je ne compte guère partir avant la fin d;
septembre. »
Péribonka, 25 août 1912.
« Je continue à couler des jours paisibles ici. La tempéra-
ture est assez mauvaise pour août; il a gelé plusieurs fois la
nuit, et l'on commence à parler de l'automne comme si on y
était. Le mauvais temps a eu au moins l'avantage de réduire un
peu les moustiques, maringouins, mouches noires, etc. qui
nous mangeaient vivants pendant la chaleur ; ils sont la grande
plaie du pays. Il y a, à défaut d'autres fruits, abondance de
« bleuets » (luces); les bois en sont pleins, et les bois ne man-
quent pas : il n'v a même que de cela. L'on ramasse donc les
bleuets à pleins seaux, et l'on en fait des tartes, confitures... etc.
Les canards sauvages commencent aussi à arriver; j'ai l'espoir
538 REVUE DES DEUX MONDES.
d'en tuer ^et d'en manger) quelques-uns, et en septembre, avec
un peu de chance, nous aurons aussi des outardes. Le « patron, »
qui n'est pas très habile à se servir d'un fusil, me prête bien
volontiers le sien, dans l'espoir que je remplirai le garde-
manger; je dis cela pour apaiser papa, dont je connais le cœur
tendre ; ici on ne chasse que pour se procurer de la viande.
« Il y a aussi des ours dans les bois tout autour de nous; mais
ils sont poltrons autant qu'on peut l'être, et l'on n'en voit jamais
d'assez près pour les tuer; ce sont les petits ours noirs du pays,
qui ne sont dangereux qile pour les moutons... »
Péribonka, 5 septembre 1912.
«Je ne suis pas au bord de la mer, moi, mais je suis encore
plus «à la campagne » que toi. C'est une campagne peu ratissée
et qui ne ressemble pas du tout à un de'cor d'opéra-comique ;
les champs ont une manière à eux de se terminer brusquement
dans le bois, et une fois dans le bois, on peut s'en aller jusqu'à
la baie d'Hudson sans être incommodé par les voisins ni faire
de mauvaises rencontres, à part les ours et les Indiens, qui sont
également inoffensifs.
« Cela n'empêche pas que nous sommes hautement civilisés,
ici à Péribonka. Il y a un petit bateau à vapeur qui vient au
village tous les deux jours, quand l'eau est navigable. Si le
bateau se mettait en grève, il faudrait, pour aller au chemin de
fer à Roberval, faire le tour par la route du tour du lac, c'est-à-
dire quatre-vingts kilomètres.
« Ce qui me plait ici, c'est que les manières sont simples et
dépourvues de toute affectation. Quand on a quelque chose dans
le fond de sa tasse, on la vide poliment par-dessus son épaule;
et quant aux mouches dans la soupe, il n'y a que les gens des
villes, maniaques, un peu poseurs, qui les ôtent. On couche tout
habillé, pour ne pas avoir la peine de faire sa toilette le matin,
et on se lave à grande eau le dimanche. C'est tout.
« La « patronne, » m'entendant dire un jour, en mangeant
ses crêpes, qu'il y avait des pays où l'on mettait des tranches de
pommes dans les crêpes, a dit d'un air songeur: « Oh I oui, je
pense bien que dans les grands restaurants, à Paris, on doit vous
donner des mangers pas ordinaires! » Et un brave homme qui
se trouvait lii m'a raconté, avec une nuance d'orgueil, comme
quoi il avait été un jour à Chicoutimi(la grande ville du comté),
LOUIS HÉMON. 539
et était entré dans un restaurant pour y manger, au moins une
fois dans sa vie, tout son saoul de saucisses. Il en avait mangé
pour une piastre (5 francs), parait-il...
« Ah, nous irons bien ! Nous avons tué le cochon la semaine
dernière, et nous avons eu du foie de cochon quatre fois en
deux jours; cette semaine, c'est du boudin, à raison de deux foia
par jour. Ensuite, ce sera du fromage de tète, et d'autres com-
positions succulentes. J'arrête là, pour ne pas te donner envie... »
27 septembre 1912.
u Voilà quelque temps que je n'ai eu de nouvelles, mais, à
vrai dire, les communications ne sont pas des plus faciles, et cela
ne m'étonne pas.
« Depuis quinze jours je suis dans les bois, au nord de Péri-
bonka, avec des ingénieurs qui explorent le tracé d'une très
hypothétique et en tout cas très future ligne de chemin de fer.
« L'on couche sous la tente, et l'on est toute la journée dans
les bois, — sorte de forêt demi-vierge où une promenade de
quatre à cinq milles prend trois heures d'acrobatie. D'ailleurs,
nous sommes très bien logés, — comparativement, s'entend, —
et fort bien nourris, et tant que le temps est supportable, c'est
une vie idéale.
« Je n'y étais allé que pour remplacer mon « patron, » et
après une semaine d'essai, je me suis promptement fait engager.
Cela durera tout octobre et novembre, probablement. Gomme
nous serons loin des villages tout le temps, il y aura peut-être
quelques difficultés pour la correspondance...
« Je suis revenu pour un jour à Robcrval, pour acheter
diverses choses : couverture, etc., indispensables sous la tente,
maintenant que l'automne vient.
« Naturellement je serai toujours reconnaissant de ce que
vous pourrez m'envoyer à lire, car les soirées sont vides et pas
mal longues ; mais n'envoyez rien d'autre.
« J'espère que vous serez revenus de la mer tout « ravitail-
lants de santé, » pour parler canadien... »
1" novembre 1912.
« Nous nous sommes momentanément rapprochés des mai-
sons, mais nous allons nous en éloigner de nouveau sous
quelques jours pour rentrer dans le bois.
540 BEVUE DES DEUX MONDES.
<( Le bois par ici est à moitié bois et à moitié savane; c'est-
à-dire que, quand il a plu surtout, — c'est le cas, — on est jus-
qu'au genou dans l'eau. La terre est couverte d'une couche de
mousse qui a parfois plus de trois mètres d'épaisseur, et toute
imprégnée d'eau; on marche sur une énorme éponge mouillée.
De temps en temps pourtant nous coupons des collines, dans les
« grands bois verts » qui sont plus plaisants.
« Aujourd'hui, jour de la Toussaint, j'ai passé la journée
couché sur le dos dans la tente, à chauffer le poêle et à lire,
fumer...
« Il neige depuis hier, et si cela continue, nous devrons
prendre bientôt les raquettes. Nous aurons fini vers la fin du
mois...
« Ici, quand il ne pleut pas, il gèle déjà pas mal dur : deux à
trois centimètres de glace dans les cuvettes de tôle le matin.
Mais j'ai suffisamment de bonnes bottes pour la savane, et tout
va bien... »
Péribonka, 16 décembre 1912.
« Le froid n'est pas excessif; ma santé continue à être tout
ce que l'on peut désirer.
« Crois-moi, même les savanes et la vie sous la tente dans la
neige conservent mieux que l'existence des pauvres citadins.
Pas le plus petit rhumatisme, — pas la plus petite crampe d'es-
tomac, — rien n'est encore venu me dire que j'atteins mainte-
nant l'âge auquel les sous-chefs de bureau songent à se ranger
pour sauver les débris de leur constitution.
« Tu me diras que voilà bien des développements sur le
sujet du « moi. » Mais je sais bien que vous pensez souvent à
moi, et je voudrais endormir au moins quelques-unes de vos
craintes.
« Pour le reste, ne crois nullement que me voilà dans les
bois pour le restant de ma vie. D'ici très peu d'années, mais
après quelques pérégrinations toutefois, je repasserai rue Vau-
quelin. Je n'aurai peut-être pas beaucoup l'habitude des salons
quand je retournerai, mais cela n'enlèvera rien à notre conten-
tement, — au vôtre ni au mien.
« Au pis, ma petite maman, il te faut donc te résigner à
recevoir encore deux ou trois lettres du jour de l'an écrites en
des recoins obscurs de cette planète. Les termes différeront
LOUIS HEMON. 841
peut-être, les timbres aussi, mais j'espère bien que je réussirai
à vous faire sentir chaque fois que mon affection pour vous ne
diminue en rien, et que toutes les preuves de tendresse, et d'in-
dulgence, et de générosité, que vous m'avez données, ne sont
pas oubliées... »
Le roman est achevé, Maria Chapdelaine dont il ne parle
guère. Alors, au début de 1913, Louis Hémon redescend, par
étapes, vers la civilisation. Il passe les mois de printemps, — du
printemps de France, — à Montréal, et, le jour de la Saint-
Jean, il écrit, de cette ville, ce dernier billet :
Montréal, 24 juin 1913.
« Je pars ce soir pour l'Ouest. Mon adresse sera « Fort Wil-
liam (Ontario), pour les lettres partant de Paris avant le 15 juillet.
<( Ensuite « Winnipeg » (Mass), pour les lettres partant de
Paris pas plus tard que le 1er août.
« Je vous ai envoyé trois paquets de papiers. Mettez-les dans
une malle avec mes autres papiers. »
Pendant les vingt mois qu'il a vécu au Canada, Louis Hémon
a séjourné surtout au bord du lac Saint-Jean, et particulière-
ment à Péribonka, qui est au Nord du lac. Tout est immense
dans cette région : le lac lui-même, où se déversent de vrais
fleuves, les distances d'une habitation à une autre, la durée de
l'hiver, les bois qui couvrent des millions d'hectares. On peut lire,
dans les prospectus de colonisation, cette phrase qui ne manque
pas de grandeur : « La forêt fait vivre 100 000 personnes. »
Une partie de celles-ci, les défricheurs qui vont « faire de la
terre, » se mettent en route vers le mois de mai. Ils rampent
dans le lot qu'ils ont acheté, et, abattant les arbres, pin blanc,
pin rouge qui n'a pas d'aubier, épinette blanche, épinette
noire, sapin baumier qui porte sur son écorce des sachets de
térébenthine, pruche, cèdre que la pourriture n'entame pas,
bouleau, et le reste, ils construisent d'abord la cabane. A
l'automne, quand ils ont « claire » une partie du domaine,
beaucoup s'en vont, qui ne reviendront pas : ils ont vendu leur
lot. D'autres le vendent après quelques années, et s'établissent
plus loin, emmenant femme, enfants, bestiaux, volailles, et
l'espoir d'être mieux ailleurs.
C'est justement ce qu'avait fait, plusieurs fois déjà, le père
Chapdelaine, l'hôte et le héros de Louis Hémon. A peine la
;
542 REVUE DES DEUX MONDES.
maison bâtie, et l'étable en madriers, et la loge pour la voiture,
le traîneau, les outils, quand il avait déjà des voisins à un ou
deux milles, c'est-à-dire tout proches, et, dans le champ de sa
vue, une clairière encore hérissée de racines, mais où la pre-
mière herbe, le premier froment, le premier seigle avait
poussé, il abandonnait la partie, cœur aventureux, tenté comme
celui d'un soldat par l'idée d'avancer la tranchée, et peut-être,
dans le secret, de s'établir, premier, sur un sol tout sauvage,
et de devenir fondateur de paroisse. Sa femme, intrépide aussi,
mais à la suite, déjà résignée quand elle priait son mari de
demeurer là où était la maison, demandait : « Eh bien, Samuel !
c'est-y qu'on va encore mouver bientôt? » Il ne répondait pas
tout de suite. Quand il était décidé, elle acceptait sans plus rien
dire, et « mouvait » avait lui.
Louis Hémon s'était « loué, » on l'a su plus tard, chez les
Chapdelaine, pour sa nourriture et huit dollars par mois. Avec
les hommes, il a travaillé dans les bois et dans les pauvres
champs nouveaux. Il a été le témoin et le commensal. Le
roman a été écrit par un adopté qui avait des lettres. 11 est
simple d'intrigue, familier de style, solennel dans sa marche
lente. C'est un poème encore plus qu'un roman, c'est la chan-
son de geste de la nouvelle France. Tant de gens l'ont lu qu'on
peut dire déjà : « Vous vous souvenez. » Vous vous souvenez
que Maria Chapdelaine, la fille épanouie et silencieuse de
Samuel, était recherchée par l'unique voisin de la ferme dans
les bois, Eutrope Gagnon, qui venait aux veillées, chaque
semaine, patiemment, n'osant se déclarer, lorsque descend, au
printemps, le coureur de forêts, le guide qui mène chez
les sauvages les marchands de pelleteries, François Paradis
<( aux traits nets, aux yeux téméraires. » Et François et Maria
s'aiment tout de suite, sans se l'être dit. Ils se revoient à peine
une ou deux fois. La dernière, le jour de la Sainte-Anne, quand
ils cueillent ensemble des myrtilles, avec les petits Chapdelaine,
ils ne parlent que par allusion de leur amour déjà ancien et
mdi dans l'absence. L'homme dit : « Vous serez encore icitfe,
au printemps prochain? » La jeune fille répond « oui. » Et ce
sont leurs serments. Mais l'hiver est terrible et les bois sont
immenses. François Paradis, quittant ses compagnons, essaie
trop tôt de descendre vers Péribonka; la neige nouvelle couvre
les pistes; il se perd dans les solitudes; il s'est u écarté; » on
LOUIS HLMON. S43
retrouvera un jour son corps glacé au pied d'un arbre. Alors,
après du temps, Maria Chapdelaine, senlant bien qu'elle
n'aimera plus personne comme François Paradis, et qu'il faut
cependant qu'elle « s'établisse, » est tentée par la ville, par tout
ce que raconte, des villes américaines, un de ses soupiranK
Lorenzo Surprenant, qui, pour la voir, elle seule, gagne la
frontière des « States, » et fait trois jours de voyage. Cette
campagne du Nord de Québec est trop dure, trop cruelle aus-i !
Mais avant que Maria ait donné sa réponse, des voix s'élèvent
dans son cœur, et elles sont victorieuses : Maria la Canadienne
demeurera dans les bois du lac Saint-Jean, à lavant-garde des
semeurs de blé, et, comme la mère Chapdelaine, elle « fera son
règne » de femme, modeste et magnifique.
D'où vient cette émotion, qui saisit le lecteur aux pre-
mières pages du livre, et l'y attache comme à un être vivant,
et demeure dans le souvenir, si bien qu'on ne peut plus en-
tendre le nom de Maria Chapdelaine, sans qu'un sourire attendri,
une compassion, une admiration profonde, un peu d'amour, en
somme, s'éveille en nous? De la perfection d'art et de vérité
par quoi le cœur d'un homme est tout de suite gagné. .L'ima-
gination n'émeut pas, elle intéresse; la complication d'une in-
trigue amuse et tombe dans l'oubli; la dissertation fatigue; le
procédé littéraire, la pauvre habileté industrielle trompe bien
peu de monde : seule, la vérité qui a touché une âme en peut
toucher une autre. Voyez avec quelle sûreté un Louis Hémon a
discerné, parmi les incidents de la vie rurale dans le Haut
Canada, ceux qui la font nouvelle et curieuse pour nous, mais
surtout les traits profonds par quoi ces paysans des forêts
saguenayennes se raccordent à l'humanité, et plus particulière-
ment à la race française! Comme il évite la description longue,
comme il la fragmente et la mêle au récit, aux dialogues, aux
lignes qui annoncent le changement des saisons 1 II a parcouru
toute la contrée du lac Saint-Jean : il ne peint que Péribonka;
il ne cède pas à la tentation de raconter ses voyages en traîneau
sur le lac, ou ses chasses dans la forêt, ou ses rencontres dans
les auberges de Roberval ou de Chicoutimi. Le père, la mère,
la jeune fille fiancée, puis malheureuse, puis résignée, ces por
traits éternels demeurent l'objet principal et toujours présent.
Tout y ramène.
Celte unité n'est pas même un instant voilée par un amuse-
54.4 REVUE DES DEUX MONDES.
ment que d'autres se seraient permis, où plusieurs débutants
seraient même complu, je veux dire celui du parler canadien.
Nos cousins de là-bas, — ceux de la campagne surtout, — par-
lent encore un français importé tout vivant, au xvne, au
xvme siècle. C'est comme un merle de chez nous, mis en cage,
qui aurait fait nid dans l'Amérique du Nord, mais n'aurait plus
reçu de leçons de ses premiers éducateurs. 11 ne manque pas de
gens pour appeler patois ce qui est notre langue même. L'erreur
est plaisante I Un peu d'accent ne fait pas un patois, et quant aux
mots dont l'usage s'est perdu en France et conservé au Canada,
je déclare que beaucoup sont savoureux, et qu'il est fâcheux
qu'on ne nous les serve plus. C'étaient, pour la plupart, des
expressions plus employées en province qu'à Paris; elles avaient
trait à la vie rurale; et Paris, que la culture intéresse médio-
crement, les a laissés tomber : on les retrouve de l'autre côté de
la mer. Le français du Canada, si âprement qu'il soit défendu
par « l'habitant, » a dû accepter aussi un certain nombre
d'anglicismes. Un romancier doit tirer parti de cet élément
pittoresque, et Louis Hémon n'y a pas manqué. Mais avec
quelle mesure il l'a fait! 11 a noté que les paysans du Nord
canadien, au lieu de dire « ici, » prononcent « icitte. »
Que de fois j'ai entendu, dans ma jeunesse, mon vieil ami
Pierre Bellangerie (on lui donnait le titre de sa ferme), vieil-
lard aux cheveux longs qui bouclaient sur le col de la veste, me
répondre : « Non, monsieur René, on ne sème pas de cette
graine-là, par icitte 1 » Quand un enfant, même tout grand,
comme Maria, s'adresse à l'un de ses parents, le romancier lui
fait dire : « Oui son père; oui sa mère. » Emploi surprenant de
la troisième personne, témoignage de respect sans doute. Je
n'ai jamais surpris un fils ou une fille de laboureur à s'ex-
primer de la sorte, même dans les pays où la famiile paysanne
s'est maintenue dans sa noblesse ancienne et apparaît, si nette-
ment, comme la souche de la lignée canadienne. Je n'ai pas
trouvé cette tournure dans les livres où il est parlé avec quelque
vérité, — ils sont rares, — de la France rurale d'avant la Révo-
lution. D'autres sont d'indubitable source française, et ils
sont magnifiques, celui-ci par exemple : ouvrez nos histoires,
et voyez ce que signifie le mot « règne ; » il s'applique à la vie des
rois et des empereurs, il marque leurs années depuis le jour du
couronnement. Au Canada, et dans l'ancienne et tendre France,
LOTIS HEMON. 5i">
les femmes le disaient pour exprimer le temps qui avait com-
mencé au jour de leur mariage. Et la mère Chapdelaine', dans
sa cabane de bois, au milieu des champs de neige, la fermière
qui gouverne secrètement toutes les âmes sans en excepter une,
le mari, les enfants, les hôtes quelquefois, prépare la nourri-
ture, veille à la garde de toutes choses, commande aux animaux
et prépare l'avenir, dira naturellement, définissant ainsi sa
puissance et sa charge : « J'ai fait un règne heureux. » Les
hommes aussi l'emploient, ce beau mot, et François Paradis, le
coureur de bois, dans la veillée qu'il passera près de Maria,
dira : <» Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un
peu d'argent, de temps en temps, à servir de guide ou à
commercer avec les sauvages, ça, c'est mon plaisir, mais gratter
toujours le même morceau de terre, d'année en année, et rester
là, je n'aurais pu faire ça tout mon règne. »
Un goût à peu près sans défaut a guidé Louis Hémon en
tout cela. Ce très jeune écrivain a compris qu'il faut, dans le
roman, rappeler çà et là, par touches discrètes et en y reve-
nant, que la langue des paysans, des ouvriers, des pécheurs, ou
des jockeys, n'est pas la langue classique, mais il savait que
celle-ci ne doit jamais céder le pas à l'autre, ni dans le récit,
ni dans le dialogue. Les mots que nous n'employons pas fati-
guent comme des cailloux sur le chemin. Le caractère particulier
de telle classe ou profession est beaucoup plus profondément
inscrit dans la coupe de la phrase que dans la nouveauté ou
l'ancienneté des mots. C'est le rythme qui diffère. Là encore
Louis Hémon se révèle comme un maitre observateur. Ses
défricheurs canadiens ne développent jamais leur pensée, ils la
font tenir en très peu de syllabes, et comme ils n'ont parlé
qu'après avoir longuement réfléchi, leurs demandes, leurs
réponses, ont une plénitude de sens qui émeut l'esprit et le
jette, s'il est artiste, dans ces mêmes songes et raisonnements
d'où elles sont nées. Des mots de Maria Chapdelaine peuvent
faire ainsi longtemps rêver. Elle parle à peine, et tout son
amour, toute sa crainte, toute sa peine, puis la lente reprise
d'elle-même, ces quatre actes du drame sont avoués cependant.
Souvent aussi, l'écrivain raconte les âmes et résume leurs
mouvements. Et c'est encore comme si on entendait la voix des
personnages. Pas de dissertations, pas de complications, pas de
changement dans le style : des mots ordinaires, vrais, bien en
TOMK LXV. — 1921. 3o
546 BEVUE DES DEUX MONDES.
place, par où les dialogues sont prolonges. J'en veux donner
deux exemples-
Vers le premier tiers du volume, il est raconté de quelle
manière Eutrope Gagnon, l'unique voisin, vint veiller chez
Samuel Chapdelaine, un soir delafin de l'hiver, et comment on
causa du temps qu'il faisait, et du fourrage qui allait manquer
pour les animaux. Maria était demeurée silencieuse, comme de
coutume. Eutrope Gagnon ne lui déplaisait pas, mais elle aimait
d'amour François Paradis, qui était dans le bois, avec les sau-
vages, el que le printemps ramènerait.
« Quand les sujets ordinaires de conversation furent épuisés,
l'on joua aux cartes : au quarante-sept et au bœuf; puis,
Eutrope regarda sa grosse montre d'argent, et vit qu'il était
temps de partir. Le fanal allumé, les adieux faits, il s'arrêta
un instant sur le seuil, pour sonder la nuit du regard.
« — Il mouille! fit-il.
« Ses hôtes vinrent jusqu'à la porte et regardèrent à leur
tour; la pluie commençait, une pluie de printemps aux larges
gouttes pesantes, sous laquelle la neige commençait à s'ameu-
blir et à fondre.
« — Le « sudet » a pris, prononça le père Chapdelaine. On
peut dire que l'hiver est quasiment fini.
« Chacun exprima à sa manière son soulagement et son
plaisir; mais ce fut Maria qui resta le plus longtemps sur le
seuil, écoutant le crépitement doux de la pluie, guettant la
glissade indistincte du ciel sombre au-dessus de la masse plus
sombre des bois, aspirant le vent tiède qui venait du Sud.
« — Le printemps n'est pas loin... Le printemps n'est pas
loin.
« Elle sentait que, depuis le commencement du monde, il
n'y avait jamais eu de printemps comme ce printemps-là. »
Quelle grandeur exprimée par les plus simples moyens, ou
plus justement quel don d'apercevoir la grandeur des choses
les plus simples, d'un geste et d'un moment! L'homme qui
a écrit ces lignes-là était marqué du signe divin. D'autres
chapitres, presque tous les chapitres de ce poème du Canada,
finissent ainsi, en beauté, sur des mots qu'on n'oublie plus.
Lorsque le printemps fut venu, l'été vint si vite après et
dura lui-môme si peu de temps, qu'on peut dire qu'il n'y eut
guère de belle saison, pour la terre ni pour Maria Chapdelaine.
LOUIS HÉMON. 547
François Paradis avait passé deux fois. Maria, silencieuse,
l'aimait. Et dès qu'elle vit tomber la neige, elle eut peur pour
lui, qui était au Nord, dans les bois sans fin. Elle ne songeait
qu'à son retour. Aussi, la veille de Noël, comme le père n'avait
pu battre la neige nouvelle, le long du chemin qui mène au
village, et qu'on ne pouvait donc espérer d'aller à la messe de
minuit, elle promit de dire mille ave, pour que François fût
protégé. Mille ! Est-ce qu'elle peut résister à mille ave, la mère
qui règne là-haut? Tout le jour, en faisant le ménage, en habil-
lant les petits, en lavant la vaisselle, « Maria ne cessa pas
d'élever à chaque instant un peu plus haut vers le ciel le monu-
ment de ses ave. » Parfois, elle s'embarrassait dans ses
comptes : bah ! on ferait bonne mesure ! Le soir, elle avait
encore bien des chapelets à dire. Pendant que la mère cousait
des lacets à une vieille paire de mocassins, le père Chapdelaine
chanta d'abord des cantiques de Noël, — ceux qu'on tenait du
pays de France, — pour amuser, bercer et édifier les enfants;
puis il chanta, sur leur demande, des complaintes de chez nous
aussi : « Trois grois navires sont ancrés, — chargés d'avoine,
chargés de blé..., » et cette autre : « A la claire fontaine — m'en
allant promener, — j'ai trouvé l'eau si belle — que je m'y suis
baigné... — H y a longtemps que je t'aime, — jamais je ne
t'oublierai. » En écoutant le refrain, la diseuse de chapelet
avait des distractions, et ses doigts, de longs moments, s'arrê-
taient sur les grains.
« Maria regardait par la fenêtre les champs blancs que
cerclait le bois solennel ; la ferveur religieuse, la montée de son
amour adolescent, le son remuant des voix familières se fon-
daient dans son cœur en une seule émotion. En vérité, le monde
était tout plein d'amour ce soir-là, d'amour profane et d'amour
sacré, également simples et forts, envisagés tous deux comme
des choses naturelles et nécessaires; ils étaient tout mêlés l'un
à l'autre, de sorte que les prières qui appelaient la bienveillance
de la divinité sur des êtres chers n'étaient guère que des moyens
de manifester l'amour humain, et que les naïves complaintes
amoureuses étaient chantées avec la voix grave et solennelle
et l'air d'extase des invocations surhumaines.
« ... Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier
Et que le rosier même
548 REVUE DLS DEUX MOMU -
A la mer lût jeté.
Il y a longtemps que je t'aime :
Jamais je ne t'oublierai.... »
« Je vous salue, Marie, pleine de grâce... »
« La chanson finie, Maria avait machinalement repris ses
prières, avec une ferveur renouvelée, et de nouveau les Ave
s'égrenèrent.
« La petite Aima-Rose, endormie sur les genoux de son
père, fut déshabillée et portée dans son lit, Télcsphore la suivit;
bientôt Tit'Cé à son tour s'élira, puis remplit le poêle de bou-
leau vert; le père Chapdelaine fit un dernier voyage à l'étable,
et rentra en courant, disant que le froid augmentait. Tous
furent couchés bientôt, sauf Maria.
« — Tu n'oublieras pas d'éteindre la lampe?
« — Non, « son » père.
« Elle l'éteignit de suite, préférant l'ombre, et revint s'as-
seoir près de la fenêtre, et récita ses derniers .4 ve. Quand elle eut
terminé, un scrupule lui vint et une crainte de s'être peut-être
trompée dans leur nombre', parce qu'elle n'avait pas toujours pu
compter sur les grains de son chapelet. Par prudence, elle en
dit encore cinquante et s'arrêta alors, étourdie, lasse, mais
heureuse et pleine de confiance, comme si elle venait de rece-
voir une promesse solennelle.
« Au dehors, le monde était tout baigné de lumière, enve-
loppé de cette splendeur froide qui s'étend la nuit sur les pays
de neige, quand le ciel est clair et que la lune brille. L'inté-
rieur de la maison était obscur, et il semblait que ce fussent la
campagne et le bois qui s'illuminaient pour la venue de l'heure
sacrée.
« Les mille Ave sont dits, songea Maria, mais je n'ai pas
encore demandé de faveur,... pas avec des mots. »
« Il lui avait semblé que ce ne serait peut-être pas néces-
saire; que la divinité comprendrait sans qu'il fut besoin d'un
vœu formulé par les lèvres, surtout Marie... qui avait été
femme sur cette terre. Mais, au dernier moment, son cœur
simple conçut des craintes, et elle chercha à exprimer en
paroles ce qu'elle voulait demander.
« François Paradis... Assurément son souhait se rapportait à
François Paradis. Vous l'aviez deviné, Mario pleine de grâce?
Que pouvait-elle énoncer de ses désirs sans profanation? Qu'il
LOUIS I1ÉMON. 549
n'ait pas de misère dans le bois... Qu'il tienne ses promesses et
abandonne de sacrerelde boire;... qu'il revienne au printemps...
« Qu'il revienne au printemps... Elle s'arrête là, parce qu'il
lui semble que lorsqu'il sera revenu, ayant tenu ses promesses,
le reste de leur bonheur qui vient sera quelque chose qu'ils
pourront accomplir presque seuls... presque seuls... A moins
que ce ne soit un sacrilège de penser ainsi...
« Qu'il revienne au printemps... Songeant à ce retour, à
lui, à son beau visage brûlé de soleil qui se penchera vers le
sien, Marie oublie tout le reste, et regarde longtemps, sans les
voir, le sol couvert de neige que la lumière de la lune rend
pareil à une grande plaque de quelque substance miraculeuse,
un peu de nacre et presque d'ivoire, et les clôtures noires, et
la lisière proche des bois redoutables. »
Toutes ces choses ont été vues, non pas dans la suite
qu'elles ont dans le livre, mais séparément, et ces images quo-
tidiennes, groupées selon l'ordre d'une histoire inventée, com-
posent le 'roman. Il faut voir et il faut raconter : tout l'art
tient dans ces deux verbes. La vraie merveille n'est pas ici
dans l'arrangement; elle est dans la permission qui fut
donnée, à un homme des villes, de comprendre entièrement
une nature si différente de la nôtre, une vie qui n'était ni la
sienne, ni celle de ses proches. Sans doute, il a su découvrir le
meilleur, le plus exceptionnel des postes d'observation: il a été
quelqu'un de la ferme et quelqu'un de la forêt ; il a manié la
hache avec Edwige Légaré, le tâcheron; mangé la soupe aux
pois de la mère Chapdelaine; entendu la complainte, inégale
selon les saisons, de la fatigue rurale; il a lu dans les yeux qui
ne se détournaient point. Mais cela explique en partie seule-
ment la réussite d'une œuvre aussi difficile. Supposez qu'à la
place de Louis Ilémon un autre jeune Français ait fait le
voyage? Je le veux très bien doué aussi, prompt à s'émouvoir,
assez maître de lui-même pour attendre les jours et ne pas trop
interroger, capable de supporter des semaines de travail dans le
bois, sous la piqûre des maringouins et des mouches noires et,
ce qui est plus rude infiniment, la longue solitude intellec-
tuelle : vous aurez, l'année suivante, un récit intéressant»
vivant; vous n'aurez pas Maria Chapdelaine. L'écrivain aura
tenté une aventure dont il faudra qu'il se vante, au moins un
peu ; il sera l'un des personnages de son livre, non le moindre;
550 REVUE DES DEUX MONDES.
en tout cas, vous saurez, à plus d'un trait, qu'il n'appartient
pas au monde qu'il a dépeint, qu'il n'a pas une àme aussi
primitive que celle de ces bonnes gens, qu'il est un monsieur de
la littérature, en mission chez des défricheurs de forêt, qu'il
honore de savisite : nous ne serons plus chez les Chapdelaine ; ils
seront chez un homme de lettres. Maria Chapdelaine est tout
autre chose : un hommage tendre à nos frères canadiens et aux
meilleurs d'entre eux qui sont ceux de la terre; un livre d'où
l'auteur est comme absent, où il s'est effacé devant une famille
bien modeste, si l'on regarde aux habits et aux formes du lan-
gage, mais magnifique de foi, d'union, d'honneur et de cou-
rage. Il a vu cela d'abord, et toujours. Son grand cœur l'a guidé.
Entre ces paysans français, chrétiens, et lui-même, tout l'acci-
dent de la fortune, de la lecture et du métier a disparu, l'étroite
parenté s'est révélée. Et si l'on demande le secret profond de
ce chef-d'œuvre, je dirai donc : un romancier de France a voulu
vivre, de l'autre côté de la mer, chez nos cousins du Saguenay,
dans les conditions mêmes où sa propre race avait jadis vécu
chez nous, conditions familiales, sociales, religieuses; il n'a
écarté aucune d'elles de parti pris et par orgueil; il ne s'est pas
élevé, en lui-même, contre ce qu'il avait cherché; il a ouvert
son àme et il a tout compris.
Celui qui venait d'enrichir ainsi nos Lettres d'une œuvre
qui durera, quittait Montréal le soir de la Saint-Jean d'été 1913,
pour se rendre dans les provinces de l'Ouest. Il voulait mainte-
nant étudier la « prairie, » devenue un des greniers du monde,
les champs sans rivage, où travaillent des machines conduites
par des hommes de tous pays. Hélas! deux semaines après son
départ, comme il suivait à pied, avec un de ses amis, la voie
du chemin de fer du Pacifique, il n'entendit pas, il ne vit pas un
train qui arrivait à toute vitesse. Le vent et la pluie faisaient
rage. Les deux jeunes gens furent écrasés. Louis llémon n'avait
pas trente-trois ans.
Les Canadiens, chez qui le livre fut d'abord publié et tout
de suite populaire, ont voulu témoigner leur gratitude à celui
qui les avait si bien chantés. Dans le cimetière de Chapleau
Ontario), sur la tombe de l'écrivain, la Société de Saint-Jean a
fait placer une plaque de marbre blanc. La Société des Arts,
Sciences et Lettres de Québec a fait élever un monument à Péri-
bonka, près de la ferme où le roman fut écrit. Le gouverne-
LOUIS HÉMON. 551
ment canadien a choisi deux lacs, dans le nombre indéfini des
belles étendues claires entourées de bois, et l'un s'appelle dé-
sormais lac llémon, él l'autre lac Chapdelaine. Le nom du jeune
Français, la-bas, a été glorieux quand il était à peine connu
chez nous. Des lettres, de Québec ou de Montréal, sont allés
jusqu'au lac Saint-Jean, pour interroger le père Chapdelaine
et Maria, et leur parler de Louis llémon. Ils les ont trouvés, et
avec eux la mère Chapdelaine, qui n'est moite que dans le
roman. L'un de ces pèlerins, M. Léon Mercier Gouin, a très
joliment noté les réponses qui lui furent faites.
« Un soir de la mi-aoùt dernière, a-t-il écrit, nous veillions
à Péribonka-sur-Péribonka. Notre hôte était « Samuel Chapde-
laine » lui-même. Tout le monde là-bas a lu le livre de Hémon
et s'est reconnu comme en un miroir fidèle...
« Monsieur Hémon, me dit M. Bédard (Samuel Chapdelaine),
a travaillé chez nous. 11 a dû nous arriver aux alentours du
printemps de 1912. M. Hémon m'a déclaré qu'il était venu
étudier pour faire un livre sur les gens de par ici. Je vous
assure que c'était un bon garçon dépareillé. Il écrivait quasi-
ment sans arrêter. C'était tantôt pour le journal le Temps de
Paris, et tantôt pour des papiers anglais de Montréal. Comme
journalier, il n'y a pas à dire, il ne forçait pas pour le gros
ouvrage. Pour ça, il ne valait pas cher, comme qui dirait. Mais,
pour être de sarvice, je vous assure qu'il l'était pour tout de bon.
Il était toujours paré à faire plaisir. Il avait le cœur sur la
main; il donnait tout son argent aux deux petits orphelins que
j'élève. De tout le temps qu'il a resté avec nous autres, il ne
s'est jamais impatienté. Quand bien même on avait de la misère
noire.il était de bonne humeur, pareil comme de coutume. C'a
été bien de valeur de le perdre. Je trouve ça une vraie pitié, moi
qui vous parle, de voir du bon monde comme lui mourir
jeune comme ça! »
« Cet éloge m'a paru infiniment touchant dans la bouche du
père Chapdelaine. Je voudrais vous communiquer l'émotion
très douce qui s'en dégageait. J'interrogeai ensuite la « défunte »
Mme Chapdelaine... Je lui dois mes meilleures notes...
« Ah! oui, dit-elle, nous l'aimions bien, ce pauvre
M. Hémon. Vous ne pouvez pas vous figurer combien il était
bon pour nos petits enfants adoptés. Le petit dernier « Tit'-
homme » était alors encore en robe. M. llémon passait tout
552 REVUE DES DEUX MONDES.
son temps à le faire étriver. A tout boni de champ, il lui disait :
« Voyons, Tit'liomme, voyons! Tu sais bien que tu n'es qu'une
pelile fille. » Bébé se fâchait tout rouge. C'est effrayant comme
ça le choquait. (Dans son livre, M. [Ié mon l'appjlle « .Marie-
Rose »). Ça ne les empêchait pas d'être bien amis tous les
deux. Tous les dimanches, en revenant de la grand' messe,
M. Ildmon lui faisait le même tour. En débarquant de la
« planche, » il criait à « Tif homme » : « Dis donc, la petite 1
veux-tu du sucre? » — « Bien sur! » Ils allaient alors ensemble
à la brimbale du puits; M. Ilémon prononçait la quelques
paroles magiques dans une langue que je ne connais pas.
Ça rimait sur « Taquini-Taquino, le chocolat sortira! »
M. Ildmon disait à Tit'liomme : « Tire sur la corde,... » et le
i
chocolat sortait de la manche de M. Ildmon. Je n'ai pas besoin
de vous dire que ça faisait le bonheur de Tit'liomme. Tout le
reste de la semaine; le petit passait son temps à tirer sur la
corde du puits, mais le chocolat ne venait pas tout seul. »
« Un dimanche, j'étais toute seule à la maison avec
M. Hémon. Il composait sur la table de la cuisine. Voila-t-ii
pas que je me mets la tète à la porte, et j'aperçois les animaux
en train de sauter dans le grain. « M. Ildmon, » que je lui dis,
« les animaux vont sauter dans le grain. Ils vont tout abimor...
Est-ce que vous ne pourriez pas les envoyer? » — Et lui de me
répondre sans s'exciter : « Madame, laissez-les faire, j'écris I »
Ça y était; ils étaient dedans. Je le fais assavoir à M. Ildmon, et il
me répond, toujours bien tranquille : « Oh! madame, si ce
n'était pas cela, ce serait autre chose. »
<( Celte douce philosophie, ce fatalisme bonhomme et résigné»
fait la joie de cette brave M,ne Bédard. « Un jour, dit-elle, nous
arrachions les souches sur notre terre d'IIonlleur. On suait à
mourir. M. Ilémon, accoté sur un tronc d'arbre, nous regardait
faire sans grouiller. Il avait deux pouces enfoncés dans les
ouvertures de sa veste, il était bien «à son aise, je vous en
donne ma parole! Je m'approche de lui. Comme il ne travaillait
pas depuis une bonne secousse, je lui demande en riant :
« M. Ilémon, est-ce que ça serait-il fêle légale aujourd'hui? »
— « C'est bien mieux que cela ! » qu'il me répond. — « Est-ce que
ça serait-il votre fête? » que je lui redemande. — « Mais ouif
madame, » qu'il me dit, « et comme personne ne me fêle, eh
bien I alors, moi je me fête I » Je vous assure que ce n'était pas
LOUIS HÉMON. F>f53
un tempérament nerveux. C'était le meilleur homme de la
terre. 11 n'était pas fier du tout. Il faisait sa religion comme
tous nous autres. Ah 1 je vous assure qu'on l'aimait bien ! »
(( C'est M"* Bouchard qui a servi de modèle à M. llémon pour
son héroïne saguenayenne. Aucun douto n'est possible, c'est
bien elle « noire Maria nationale. »
«On prétend, me dit-elle avec une modestie touchante, que
c'est moi que M. llémon a peinte sous les traits de Maria Chap-
delaine. Cela ne doit pas être vrai : je suis si peu intéressante. »
En commençant le récit de son voyage au lac Saint-Jean,
M. Mercier Gouin citait ce jugement d'un de ses compatriotes,
l'abbé Groulx : « M. llémon nous a révélé les merveilles que
nous avions sous les yeux depuis trois siècles sans réussir à les
voir... C'est à un Parisien que nous devons le plus canadien de
tous nos romans 1 » On ne saurait faire une plus belle louange,
ni plus juste. Celte volonté d'écrire une œuvre nationale,
d'exprimer toute l'àme du Canada français, Louis llémon l'a
eue dès le début, peut-être avant d'avoir posé le pied sur le sol
canadien. Il ne l'a pas marquée tout de suite dans le livre ;
l'action s'engage et se développe comme si nous ne devions
prendre intérêt qu'aux amours d'une belle fille de la terre et
d'un coureur des bois. Mais plus tard, à des signes, à des mots
qui sont plus grands que la forêt et qui éveillent l'idée du pays
même, l'intention se révèle. Elle éclate lorsque l'héroïne, ayant
perdu celui qu'elle aimait, est tentée de suivre Lorenzo Surpre-
nant, qui lui a parlé de la beauté des villes, des rues illuminées
et des images des cinémas. Alors, tandis que Maria veille, des
voix s'élèvent dans la nuit, pour conseiller la fille des Chapde-
laine, comme une enfant royale, comme une fille de France
ayant une mission. La première voix rappelle, à celle qui n'y
songe guère, « les cent douceurs méconnues du pays qu'elle
voulait fuir. » La seconde voix lui montre, dans les villes des
États-Unis, l'étranger, les habitudes et la langue d'un autre
peuple, les lèvres qui ne chantent pas les chansons de la pro-
vince de Québec. La troisième découvre à Maria le secret du
Canada français, et c'est la plus belle à écouter.
« ... Une troisième voix, plus grande que les autres, s'élève
dans le silence : la voix du pays de Québec, qui était à moitié
un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre.
554 REVUE DES DEUX MONDES.
<( Elle vint comme un son de cloche, comme la clameur au-
guste des orgues dans les églisos, comme une complainte naïve
et comme le cri perçant et prolongé par lequel les bûcherons
s'appellent dans les bois. Car en vérité, tout ce qui fait l'àme
de la province tenait dans celte voix : la solennité chère du
vieux culte, la douceur de la vieille langue jalousement gardée,
la splendeur et la force barbare du pays neuf où une race an-
cienne a retrouvé son adolescence.
« Elle disait : nous sommes venus il y a trois cents ans et
nous sommes restés. Ceux qui nous ont menés ici pourraient
revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s'il est
vrai que nous n'ayons guère appris, nous n'avons rien oublié.
Nous avions apporté d'où Ire-mer nos prières et nos chansons :
elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos
poitrines le cœur des hommes de notre pays, vaillant et vif,
aussi prompt à la pitié qu'au rire, le cœur le plus humain de
tous les cœurs humains : il n'a pas changé. Nous avons marqué
un plan du continent nouveau, de Gaspé à Montréal, de Saint-
Jean-d'Iberville à l'Ungava, en disant : Ici toutes les chosos que
nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos
vertus et jusqu'à nos faiblesses deviennent des choses sacrées,
intangibles, et qui devront demeurer jusqu'à la fin.
« Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plait
d'appeler des barbares; ils ont pris presque tout le pouvoir; ils
ont acquis presque tout l'argent; mais au pays de Québec, rien
n'a changé. Rien ne changera, parce que nous sommes un
témoignage... C'est pourquoi il faut rester dans la province où
nos pères sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir
au commandement inexprimé qui s'est formé dans leurs cœurs,
qui a passé dans les nôtres, et que nous devons transmettre à
notre tour à de nombreux enfants... »
C'est pourquoi Maria Chapdelaine, un soir qu'il viendra
veiller, répondra à EulropeGagnon, l'homme patient de la terre :
« Oui, si vous voulez, je vous marierai comme vous m'avez
demandé, le printemps d'après ce printemps-ci, quand les
hommes reviendront du bois pour les semailles. »
Elle aura dit ainsi tout l'avenir, et tout le passé.
René Bazin.
L'EXPANSION FRANÇAISE A L'ÉTRANGER
ÉCRIVAINS FRANÇAIS E\ nOLLWDË
PENDANT LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XVII» SIÈCLE
L'un des plus beaux sujets qui puissent s'offrir à. un histo-
rien français, est l'étude de la diffusion de noire civilisation à
travers le monde. Ce n'est pas qu'elle n'offre à l'amour-propre
national que des motifs de satisfaction. Notre émigration, —
mettez à part les deux moments de la Révocation de l'Edit de
Nantes et de la Révolution, — n'a jamais été considérable; et
dans tous les pnys d'outre-mer, y compris parfois nos propres
colonies, l'élément français ne compte guère.
Mais le personnel que nous avons fourni à l'étranger ne doit
pas être évalué seulement au point de vue de la quantité : le
point de vue de la qualité n'a pas moins d'importance. Et, de
ce côté-là, nous nous relevons sensiblement. La difficulté est que
la quanlilé se constate facilement, tandis que la qualité, à ce
qu'il semble, ne se mesure pas.
Un professeur américain, il y a quelques années, a trouvé
un moyen ingénieux de la faire apparaître. Les statistiques de
l'émigration aux États-Unis nous placent à peu près au dernier
rang des nations européennes. Parle nombre, nous ne comptons
pas dans la formation de ce grand peuple. Mais en établissant à
l'aide de la Biographie Nationale la liste des hommes qui ont, à
un titre quelconque, marqué leur passage dans l'histoire des
Etats-Unis, le professeur Rosengarten s'est aperçu que, après
l'élément anglo-saxon, l'élément français était celui qui avait le
5j(j REVUE DES DEUX MONDES.
plus fourni. Il se plaçait sensiblement avant l'élément allemand
dont . importance numérique est tellement plus considérable.
Méthode très approximative sans doute, et un peu simpliste,
mais dont lo résultat ne saurait être contesté.
Par une tout autre méthode, c'est encore le problème de la
qualité que résout M. Gustave Cohen, — un grand blessé de
Vauquois, — ancien professeur à l'Université d'Amsterdam, pro-
fesseur à la Faculté des Lettres de Strasbourg, dans un excel-
lent ouvrage intitulé : Écrivains Français eu Hollande dans la
première moitié du XVIIe siècle (1). Laissant de côté la pénétra-
tion de la langue française en Hollande par les relations com-
merciales et par l'enseignement pratique des maîtres d'école, —
sujet étudié magistralement par MM. Salverda de Grave et Fer-
dinand Brunot, et sur lequel M. Riemens a récemment apporté
une importante contribution, — ne s'inquiélanl pas de rechercher
combien nous avons envoyé en Hollande d'artisans, de cuisi-
niers, de coiffeurs ou de modistes, M. Gustave Cohen n'a regardé
que l'élite intellectuelle. Il s'est demandé ce que la France a
donné ou prêté aux Provinces Unies d'étudiants d'Université, de
poètes, d'érudits, de penseurs de tout ordre. Son premier volume
nous conduit au milieu du xvne siècle; le deuxième nous
mènera jusqu'à la Révocation : espérons qu'il ne nous le fera
pas attendre trop longtemps.
Le sujet était plein de difficultés : l'histoire littéraire se dé-
roule ici en marge de la littérature. Un seul chef-d'œuvre dans
le champ de la recherche : le Discours de la Méthode. Assez peu
d'œuvres secondaires; plus de latin que de français. Des lettres,
quelques fragments de mémoires, de journaux, d'albums ou de
carnets. Surtout des documents d'archives, registres d'état civil
ou d'Université, pièces d'administration, contrats, etc. : plus de
néerlandais quede français. Peu à peu, d'une multitude de petits
faits et d'indices incomplets, patiemment recueillis, rapprochés
ingénieusement, prolongés par des inductions prudentes et sub-
tiles, l'image claire de tout un passé disparu a surgi. Reau
travail de restauration archéologique où l'immense savoir de
l'érudit a été fécondé par une imagination d'artiste, où la har-
diesse enthousiaste de l'artiste a été réglée par la méthode scru-
puleuse de la critique : travail bien français et qui fait honneur
(1) Edouard Champion, éditeur.
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN 110LLANDE. 557
à lu science française, où toutes les facultés humaines, faculté
poétique, goût, sensibilité, sont disciplinées, et non éliminées,
par la forte spécialisation.
La matière de M. Cohen se distribuait elle-même en trois
tableaux. Un de nos poètes s'enrôle dans les armées du prince
d'Orange; les régiments français au service de la Hollande
défilent devant nous: premier tableau. Des érudits, des étudiants
de chez nous aflluent à l'Université de Leyde ; le pays latin de
Hollande se découvre à nos yeux : second tableau. Un gentil-
homme français, le sieur Du Perron, — Descartes, — soldat
d'abord dans l'armée du prince Maurice, puis immatriculé dans
deux ou trois universités de Hollande, fait de ce pays l'asile de
sa pensée solitaire, destinée a renouveler le monde des idées.
C'est le troisième tableau, suite et synthèse des deux autres.
Dans les deux premiers tableaux, les individus servent à faire
connaître la vie collective, militaire et civile. Dans le troisième,
tout se ramène à l'individu qui occupe toute la scène par le droit
du génie.
J'ai dit tout à l'heure que la matière s'organisait d'elle-
même. Ne me croyez pas tout à fait. Un livre ne se compose
tout seul que dans l'esprit qui possède l'ordre ; et c'est un mérite
de M. Cohen d'avoir trouvé son plan dans la nature de son sujet.
I
Des relations séculaires, commerciales et féodales, entre la
France et les provinces septentrionales des Pays-Bas; la
renommée militaire du Taciturne et du prince Maurice; le lien
de la religion calviniste; l'Edit de Nantes et la paix de Vervins
qui, mettant fin à la guerre civile et à la guerre étrangère, lais-
sent sans moyens d'existence des milliers de gentilshommes et
de soldats : de tout cela se forme le courant qui, vers la fin du
xvie siècle, porte la jeune noblesse protestante de France et
une foule d'aventuriers, — parfois même des catholiques, qui
n'avaient d'industrie que la guerre et pour qui partout l'Espa-
gnol était l'ennemi, — à venir se mettre au service des Pro-
vinces-Unies.
Les Etats formèrent des régiments anglais, écossais, alle-
mands, français. Auxiliaires précieux pour ces fils des Gueux
qui continuaient la lutte héroïque contre l'immense monarchie
558 REVUE DES DEUX MONDES.
espagnole pour la défense du sol et la liberté de conscience;
précieux aussi pour ces marchands avisés qui, payant des bras
étrangers pour les besognes nécessaires et improductives de la
guerre, réservaient les forces vives de la nation pour l'activité
qui crée la richesse, et voyaient d'ailleurs rentrer dans leur
bourse l'argent que les soudards dépensaient dans le pays.
C'est une histoire épique que celle des régiments français.
Le premier est formé en 151)9 par Odet de la Noue, fils du
fameux capitaine huguenot : 2 000 hommes répartis en dix
compagnies. Les volontaires affluent si bien qu'à la mort du
successeur de La Noue, — Henri de Coligny, sieur de Chàlillon,
petit-fils de l'amiral et neveu du Taciturne, — le régiment est
dédoublé. Les nouveaux colonels sont Guillaume de Hallot,
sieur de Dommarville, le lieutenant-colonel du premier régi-
ment, et Léonidas de Bélhune, un cousin de Sully.
Rude vie, rude guerre, rudes gens.
Nous pouvons imaginer ces héros d'autrefois d'après le règle-
ment militaire et d'après un Traité hollandais du maniement
a" arme$\ les voici, casque en tête ou feutre à larges bords, avec
un haut panache blanc ou rouge, fraise au cou ou ample collet,
cuirasse devant et derrière, avec l'écharpe blanche ou multi-
colore en sautoir. Les piquiers ont la pique de dix-huit pieds;
les mousquetaires les lourds mousquets à balles de dix à la
livre, et la fourchette où l'on appuie l'arme pour tirer; les
arquebusiers ont l'arquebuse qui porte balles de vingt à la
livre. — Les piquiers protègent arquebusiers et mousquetaires
pendant qu'ils rechargent leurs armes : la baïonnette n'est pas
encore inventée. — Les régiments marchent au son des tam-
bours et des trompettes, précédés d'immenses enseignes aux
plis lourds.
Ces héros sont magnifiques, et pas commodes. Ils aiment le
vin, le jeu, les femmes. Ils sont prompts à dégainer, surtout
quand ils ont un peu bu. Ils dégainent contre les Anglais du
régiment de Vère, contre les bourgeois, entre camarades. Ce ne
sont que rixes et duels. Malheur aux officiers qui s'interposentl
Ils tuent 'un colonel; ils blessent deux capitaines. Les brelans,
les cabarets, les mauvais lieux les voient plus souvent que le
prêche.
Bons huguenots d'ailleurs, à la morale près, et qui, s'ils ne
vivent pas selon la loi de Christ, sauront mourir pour son
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 5591
Évangile dont l'Espagnol, serviteur de l'idolâtrie romaine»
menace le règne.
On ne vit pas vieux, à l'ordinaire, dans les re'giments fran-
çais. Colonels et officiers ne durent pas longtemps. Un boulet
emporte la tête de M. de Chàtillon en 1G01, au siège d'Ostende.,
Léonidas de Bdlhune est tué en 1G03, en essayant d'arrêter
une rixe de soldats. Dommarville tombe en 1G05 à Mulheira.
Tués aussi, en peu de temps, autour d'Ostende et à Nieu-
port, les capitaines Cormières, La Simardière et Marescot ; au
siège de Rhinberc, le lieutenant de la compagnie Pomarède;
au siège do Grave le capitaine Fulgous, le lieutenant de la
compagnie Uallard, les capitaines du Ilamclet, Montmartin et
La Gravelle; au siège d'Ostende, les capitaines Sarocques et
Montesquieu de Rocques : là disparait aussi, par blessure ou
maladie, le capitaine Robert de Schelandre.
Ces pertes d'officiers laissent deviner que les compagnies
fondent vite. Au siège de Grave, du 4 août au 21 septembre
1G02, Schelandre perd 45 hommes sur 105; la compagnie Du-
puy laisse par terre, avec son capitaine, la moitié de son effec-
tif : et des 173 hommes de la compagnie colonelle du régi-
ment Dommarville, il reste 39, moins du quart. Dans la défense
d'Ostende, les pertes sont telles que les quatre compagnies fran-
çaises, qui doivent être relevées, sont retenues au front avec
les troupes de relève.
Parmi les noms de tous ce5? officiers tombés au champ,
d'honneur, — noms bien français, pic?rds, norm^iids, poite-
vins, gascons, provençaux, — il y en a un, familier plus que;
tous les autres aux lettrés, mais, malgré cela, d'étrange figure,
et qui n'est pas de chez nous : c'est celui du capitaine Sche-
landre. Ce Schelandre, — Xelandre, Chalander, Schalander,
comme l'appellent les documents, Robert de Schelandre, comme
il signe, — était en effet le petit-fils du vieux reitre Jehan Thin
von Schelnders, voisin batailleur et pillard des évêques de Ver-
dun, et le fils de Robert de Thin, seigneur de Schelandre,
gouverneur de Jametz, qu'il défendit héroïquement contre le
duc de Lorraine : par ce Robert, la race allemande des Scheln-
ders entre dans la famille française, cœur et nom. Robert, fils,
aine de Jean, a pour fils aine le second Robert dont nous suU
vons assez bien la carrière. Ancien page du roi Henri IV, ins-
crit dès 1599 sur les registres de La Haye, il commande à
560 REVUE DES DEUX MONDES.
113 piquiers et mousquetaires. Après la bataille de Nicuport,
on lui donne la compagnie Marescot dont le chef vient d'être
tué; blessé d'une balle de mousquet à la poitrine au siège de
Bois-Ie-Duc,en garnison à Berg-op-Zoom pour sa convalescence,
il prend part au siège de Grave, et il amène sa compagnie à
Oslcnde que les Espagnols assiègent. C'est là qu'en 1G03 la
compagnie de « feu Schelandre » est donnée à son lieutenant
La Caze.
Il est donc mort en pleine jeunesse. Et c'est dommage, vrai-
ment dommage. Et qu'il s'appelle Robert, non pas Jean. Car
ces deux faits malencontreux défendent à M. Gustave Cohen de
reconnaître dans le capitaine du régiment Dommarville le
poète de Tyr et Sidon, de celte tragédie de sang muée ensuite
par son auteur en une tragi-comédie pittoresque, qui est sous
ses deux formes l'une des œuvres les plus intéressantes du
théâtre français avant Corneille. Quelle joie c'eût été pour un
érudit de remplir les lacunes de la biographie de l'écrivain par
les états de service du capitaine 1
Mais la réalité ne s'ordonne pas pour la beauté de l'histoire
ni le plaisir de l'historien.
Jean de Schelandre, le poète, est simplement le cadet de
Robert. Il a servi aussi en Hollande, où il est venu rejoindre son
frère en 1G00, au sortir de l'Université de Heidelberg. Comme
il ne fut sans doute que soldat ou lieutenant, les documents
sont muets sur lui, à moins qu'il ne faille le reconnaître dans
ce Salander cuirassier de la compagnie Villebon, que nous
nomme un document de 1G09.
Mais si les documents se taisent du cadet, sa poésie parle :
son poème sur la Bataille de Nieuport, surtout son Ode Pinda-
rique sur le voyage fait par l'armée des États de Hollande
l'an iOO^ et sur la prise de Grave, sont d'une exactitude histo-
rique et topographique que M. Cohen a fort bien mise en
lumière, et qui révèle le soldat.
On pourrait se demander en quoi il importe à la littérature
française que ce poète provincial ait fait la guerre aux Pays-
Bas plutôt qu'en Italie, et sous le prince Maurice plutôt que
sous Rohan.
C'est que, malgré les mœurs soldatesques, il y avait tout de
même une atmosphère, un esprit dans les troupes des Etals.
Comme il y en aura dans l'armée de Rochambeau, en Ame-
ÉCRIVAIN? FRANÇAIS EN HOLLANDE. 561
rique. La cause était celle de l'indépendance d'un peuple et
de la liberté religieuse. Un grand souflle traversait parfois ces
âmes d'aventuriers. On le sent passer ça et là dans les rudes
vers de Schelandre.
Mais, de plus, la poésie gagne à ce que le poète ne demeure
pas dans son cabinet, et respire un autre air que celui des cha-
pelles et des coteries : mieux valut pour Schelandre courir
fortune avec les régiments Dommarville ou Délhune que de
guerroyer de la plume à Paris dans une « brigade » poétique.
De cette vie d'action sortiront dans son œuvre des notes réa-
listes par où Schelandre se logera en assez belle place dans la
robuste et savoureuse littérature qui entoure Malherbe et pré-
cède Corneille.
Ce ne sera pas rhétorique, ni copie d'un ancien, ce sera
expérience vécue, image exacte de ses compagnons, — et peut-
être de ce que lui-même, à un moment, avait élé, — quand
plus tard il fera, dans sa Stuarlide, la peinture des soldats de
fortune.
...Ils sont de par le monde envoye's,
Prodiguement aux guerres employés,
Et, la plupart, lardés de coups d'épées,
Embalafrés, bras ou jambes coupées;
L'Orme, des Champs, la Planche, du Noyer,
Le Jonc, du Lac, le Sable, du Vivier,
La Fleur, du Pré, des Jardins, la Verdure,
Sont tous leurs noms; leur surnom : l'Aventure!
Leur surnom, l'Aventure! Est-ce que Rostand n'eût pas envié
au vieux poète celte soudaine envolée lyrique du couplet réa-
liste?
Et n'est-ce pas le « poilu » du xvne siècle qu'on entend
grogner dans la tragi-comédie de 1G28, quand le sergent « La
Ruine » se plaint de sa vie de misère et de ses chefs :
C'est un meschant mestier d'estre pauvre soldai.
Le service est pour nous. Messieurs les Capitaines
En ont la récompense au despens de nos peines;
Et, pour paroislre en mine, ils nous rendent tous gueux,
Combien qu'aux bons effets nous paroissions plus qu'eux.
TOME LXV, —1021, 30
562 REVUE DES DEUX MONDES.
S'ils tombent quand et nous en disette importune,
Ou si d'une desroute ils craignent l'infortune,
Ces panaches fiottans, ces veaux d'or, ces mignons,
Pour estre plus au seiïr, nous nomment compagnons ;
Vous croiriez, à leur dire, et mesme les plus chiches,
Qu'au sortir du combat ils nous feront tous riches;
Qu'en pères des soldais, parlageans le butin,
Nos piques nous seront des aulnes à salin.
Mais, si tost qu'ils ont veu l'occasion passée,
La libéralité leur sort de la pensée.
Si nous sommes vainqueurs, l'honneur en est à tous;
Mais le fruit du travail n'en revient point à nous :
Le gain remonte aux chefs, la risque estant finie,
Qui, sur nostre pillage, usans de lyrannie,
La poule, sans crier, des bons hostes plumans,
Ne nous laissent jouyr que des qualre elemens.
Si nous sommes battus, chaqu'un lesche sa playe,
Et tel doit au barbier deux fois plus que sa paye,
Qui, le soir de sa monstre, à peine aura de quoy
Nourrir en sa personne un serviteur du roy.
Jamais noslre bon temps n'arrive qu'en cachettes,
Car nostre bien public sont des coups de fourchettes;
De fatigues sans fin nous portons le fardeau,
À peine ayans le saoul de mauvais pain et d'eau.
Cependant ces messieurs veulent que, pour leur plaire,
Nous ayons l'œil gaillard, l'armure toujours claire,
De^rouillans nostre fer et dehors et dedans,
Cependant que le jeusne enrouille tout nos dents.
Il est vrai que souvent nous faisons la desbauche
D'un demy tour à droite, un demy tour à gauche,
Dançanl par entre-las des bransles différents,
Pour serrer et doubler nos files et nos rangs;
Si bien qu'à regarder nos jambes sans nos Irongnes,
Un passant nous prendroit pour un balet d'yvrongnes.
Aussi sommes-nous saouls jusqu'à nous en fascher,
J'entends saouls de marcher, affamez de mascher :
Car, quant à l'appétit, rarement il nous quitte,
Estant d'aulant plus grand que la solde est petite.
Enfin, lorsqu'un de nous en sa poste est campé,
S'il dort, c'est d'estre las, non d'avoir trop soupe...
Voilà la vie qu'on mène dans les régiments français au ser-
vice des États. La voilà vue d'en bas, sans panache et sans
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 5C3
« bourrage de crâne. » C'est la Hollande qui a fourni à la poésie
française ces deux morceaux d'art réaliste.
Enfin si l'on veut se représenter de quelle conséquence il
fut pour la France que tant de ses enfants s'en allassent
apprendre la guerre sous le prince Maurice, songez que
Turenne, qui fut sept ou huit ans capitaine au régiment de
Maisonneuve, sortit de cette école, et que Descartes y passa. Ces
deux noms en disent assez.
II
Le registre de l'Université de Leyde, à la date du 8 mai 1615,
porte deux inscriptions d'étudiants qui viennent de France.
May VIII. Jo aunes Lodovicus Balzatius, Sanclonensis, studiosiis
jurisprudentise. Annorum XX. Bij Lowys de Moije.
Theophilvs Viarius, Vasco, studiosus medicinœ. Amior. XXV.
Bij d'se/ve, vicinum R. V. Dni Joh. Po/yandri.
Ainsi Jean-Louis de Balzac, Saintongeois, âgé de vingt ans,
s'in-crit comme étudiant en droit, et Théophile de Viau, âgé
de vingt-cinq ans, comme étudiant en médecine : ils sont logés
tous les deux chez Louis de Moije, tout près du professeur
Polyander. L'un est protestant, l'autre est catholique.
Pourquoi, comment sont-ils venus?
Est-ce le pur attrait de la science qui les amène à Leyde?
Songez qu'ils paraissent avoir connu le professeur Baudius,
mort en 1613, — qu'en 1613 les comédiens de Valeran le Comte
donnent des représentations à Leyde, — que Théophile, il nous
l'a dit, a été un temps le poète aux gages de la troupe, — qu'un
certain Tristan l'Hermite est signalé dans un document hollan-
dais comme s'étant fait voler des soieries, à Amsterdam, par une
drôlesse, un soir qu'il était ivre (ce qui serait mis facilement
d'accord avec un passage du Page disgracié) : si l'on rapproche
tous ces faits, on voit se dessiner une jolie scène de Koman
comique. Le troupe nomade tire après elle son auteur Théophile,
et deux amis; amis du poète, du théâtre, des comédiennes, ou
de l'aventure? ou de tout cela à la fois? Et justement on ren-
contre Tristan échappé d'Angleterre. L'amusant canevas pour
un Gautier ou un Banville!
Toujours est-il qu'en 1615, le Saintongeois et le Gascon,
authentiquement cette fois, se retrouvent seuls à Leyde, et»
o6i
REVUE DES DEUX MONDES.
n'ayant sans doute rien de mieux à faire, se font étudiants :
Balzac pour le Droit, en futur orateur qui exploitera les grands
thèmes juridiques et politiques; Théophile, pour la Médecine,
en libertin curieux des secrets de Nature.
Ils n'étaient pas les premiers, ils ne furent pas les derniers a
fréquenter l'illustre Université.
En effet, pendant que le goût des batailles recrutait les régi-
ments français du prince Maurice, le prestige de la science faisait
venir à Leyde, de tous les points de la France, des professeurs et
des étudiants.
On raconte que lorsque le Taciturne offrit a la ville de Leyde,
en récompense d'une héroïque défense, le choix entre l'exemp-
tion d'impôts et la fondation d'une Université, les bourgeois
optèrent pour l'Université. Ce n'est pas mal pour un pays qui,
selon Saumaise, adore « le démon de l'or couronné de(tabac et
assis sur un trône de fromage. » Ces marchands s'inclinent
devant l'esprit, et payent la science. La Réforme leur a appris à
respecter la doctrine, et leurs imprimeurs leur ont révélé qu'un
livre n'est pas une marchandise tout à fait de même ordre
qu'une pièce de drap ou un baril de harengs.
L'Université, installée en 1675 au couvent de Sainte-Barbe, et
presque aussitôt à l'église des Béguines voilées, trouve six ans
après son établissement définitif au cloître des Dames Blanches,
derrière lequel, jusqu'au fossé de la ville, ou Blanc Fossé,
s'étend le vaste Ilortus, le Jardin Botanique. Dans la vieille
église de briques aux longues fenêtres ogivales se voient encore
les amphithéâtres avec leurs vastes cheminées et leurs solives
apparentes : le Gront Auditorium réservé à la théologie; le Klein
Auditorium où habitait le Droit; la salle voûtée du bas où la
philosophie cherchait la lumière, et la salle actuelle du Sénat
où professaient les médecins. On voit dans YAula la chaire de
bois sculpté où s'asseyaient les nouveaux professeurs pour leur
leçon inaugurale. Ces salles et ces murs sont tout pleins de
passé : on y sent fortement la continuité de la civilisation, et à
quel point la culture d'aujourd'hui plonge ses racines dans la
culture du passé.
En France, chez Molière, on rit des noms en us : noms de
pédants qui évoquent des faces grotesques. Hors de France,
on n'est pas tenté de rire, quand, en y regardant de près, sous
beaucoup de ces noms, Donaeus, Junius, Clusius, Baudius, etc..
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 565
on retrouve do bons noms de France, et dos figures sérieuses
ou fines de savants français, qui nous découvrent la grande
part qu'eut de 1575 à 1650 notre pays dans la prospérité et le
prestige de l'Université hollandaise.
Les deux premiers professeurs nommes furent deux théolo-
giens de chez nous, Louis Cappel, Parisien, et Guillaume Feu-
gueray, de Rouen.
Puis à côté de Douza, Juste Lipse, Ileinsius, Vossius, et de
tant de Hollandais et de Belges qui illustrèrent l'Université de
Leyde, vinrent s'asseoir dans les chaires magistrales des théolo-
giens comme Lambert Daneau de Beaugency, Saravia de
Hesdin, l'Artésien Trelcat, le Berrichon du Jon, Basling de
Calais, le Normand Pierre Dumoulin, Polyander de Metz,
André Rivet de Saint-Maixent ; des juristes comme Hugues
Doneau de Chalon-sur-Saône, Dominique Le Baudier de Lille;
des logiciens comme Duban d'Autun et Jean Botté de Gran-
ville ; des professeurs d'éloquence ou de langue française,
comme l'ex-jésuite, Pierre Jarrige, l'ex-comédien Antoine de La
Barre, et le Lyonnais Pierre Lamôle ; enfin le fameux botaniste
Charles de ('Écluse, d'Arras, et ces deux savants universels,
l'incomparable Joseph-Juste Scaliger, d'Agen, el l'illustre Bour-
guignon Claude Saumaise. La gloire et l'influence intellec-
tuelles de Leyde sont françaises pour une bonne part.
Ce n'était pas toujours une mince aiïaire que de faire venir
de France un savant renommé: les traités de Weslphalio el de
Nimègue ne se sont pas menés à bout plus facilement que l'ac-
quisition de Scaliger, de Rivet ou de Saumaise par l'Université
de Leyde.
On expédiait au grand homme un ambassadeur chargé de
traiter la négociation. Il était porteur de lettres des bourg-
mestres de la ville et curateurs de l'Université qui contenaient
les propositions ; d'autres lettres des mêmes curateurs et bourg-
mestres, et même parfois des Etats ou du prince Maurice, au roi de
France, ou à Louise de Coligny, ou à la duchesse de la ïrémoille,
ou aux principaux protecteurs et amis du savant qu'il s'agis-
sait de décider. L'envoyé cheminait lentement, péniblement,
dangereusement; coùteusement aussi. Il faisait les offres. Sur
un premier refus, nouvelles offres, nouveaux intermédiaires,
nouvelles et plus magnifiques promesses': un ambassadeur
français, à La Haye, n'ose-t-il pas garantir à Scaliger que « le
5tJ6 REVUE DES DEUX MONDES.
chauffage qui sg prend sous terre, qui sont les tourbes, n'a rien
qui puisse olfensjr les plus délicates personnes, soit en odeur,
soit en vapeur? » Parfois, c'est un consistoire ou un synode qui
ne veut pas lâcher son ministre : il a besoin de sa doctrine et
s'honore de sa gloire. Ou bien c'est la femme du savant, en
bonne bourgeoise de chez nous, qui craint les voyages et les
pays étrangers. Elle fait des scènes a son mari : qu'il parle seul
s'il veut. Elle aime mieux mourir que d'aller vivre en Hol-
lande. Elle en tombera malade, ou bien, qui sait ? dans l'incon-
duite ou l'impiété. Mademoiselle Rivet était aussi incapablo de
choir dans l'inconduite que dans l'impiété. Son mari parti, elle
mourut.
Ou bien, après dix-huit mois, deux ans de marchandages,
l'affaire allait se conclure, quand de France, pour retenir
l'homme illustre dont l'insistance de l'étranger faisait com-
prendre la valeur, surgissaient les offres d'un synode, ou bien
d'un prince qui faisait briller l'espoir d'une pension, ou de
l'éducation de son lils.
Enfin la place se rendait. Tous les honneurs lui étaient
accordés : c'est-à-dire gros traitement, grosses indemnités de
route et de logement, au besoin promesse d'un rang ou d'un
siège distingué dans les cérémonies de l'Université. Il n'y avait
plus qu'à partir. Lentement, après que meubles et livres étaient
emballés, lorsqu'il n'y avait plus ni fièvre ni colique ni gros-
sesse de femme pour le retarder, le savant se mettait en route,
avec sa famille, et parfois avec quelques jeunes gens qu'il ins-
truisait. Il allait s'embarquer à Dieppe, ou dans un autre port,
d'où, à travers l'incommodité et le péril de la mer, à travers la
menace des corsaires de Dunkerque, parfois à travers les glaces,
et arrêté par elles, il atteignait Rollcrdam. Là, quand on arri-
vait sans être annoncé, c'étaient tous les risques du débarque-
ment et du voyage à travers un pays inconnu, dont on ne sait
pas la langue, et où l'on n'a que son latin pour se débrouiller.
C'était l'aventure qui arriva une fois à Saumaise, d'aller, sous
une pluie diluvienne, abriter la vertu de Mme Saumaise, et les
jeunes ans de sa « petite, » dans un méchant cabaret, qui se
trouva être un mauvais lieu, ou de cheminer à tâtons, sans
lanterne et sans guide, par une nuit d'hiver, d'un bout à l'autre
d'une grande ville, pour trouver son gîte.
Mais, quand on était annoncé, ou dès qu'on était reconnu,
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 56*7
tout était honneur et joie. Banquet à La Haye, banquet à Lcyde.
Messieurs les bourgmestres et curateurs font un peu la grimace
devant la note. Mais ils payent. Et ils font vraiment bien les
choses: ils les font d'une manière qui f;iit honneur à ces mar-
chands, par l'estime qu'elle marque de la science.
Non seulement, la moyenne des traitements étant de six
cents florins, Scaliger et Saumaise en reçoivent deux mille, sans
parler de divers autres avantages appréciable?; mais on ne leur
impose aucune obligation. Ils ne feront pas de cours. On ne leur
demande que d'être là, de se livrera leurs travaux, de décorer
la ville et l'Université par leur présence et leurs ouvrages. Quel
exemple pour nos républiques athéniennes 1
Effort plus méritoire ! ces calvinistes ont recherché Saumaise
autant que Scaliger. Et Saumaise est catholique.
Avec les maîtres, toute une jeunesse afflue à Leyde, des pro-
testants surtout, mais aussi des catholiques. Il en vient de l'Ouest
surtout, mais aussi de toutes nos provinces. Les registres,
incomplets, donnent pourtant l'idée du mouvement des étu-
diants : la courbe s'élève ou s'abaisse suivant les temps. En
1592, apparaissent les premières hirondelles: quatre étudiants
français s'inscrivent. En 1593, ils sont 39: Scaliger arrive. En
1621, on monte à 49; Rivet vient d'inaugurer son enseigne-
ment. On redescend à 16; mais en 1G32, Saumaise ayant
débarqué, on remonte à 23 ou 27.
Parmi les noms do ces étudiants, Rochelais, Saintongeois,
Poitevins, Normands, Parisiens, etc., que de noms inscrits déjà
dans notre histoire, ou qui s'y inscriront aux xvne, xvnie>
xixe siècles, et même au xxe I
Le futur évêque La Roche-Posay, deux Montgomery, deux
Coligny.un La Trémo'ille, un Polignac: voilà la France féodale.
Un de Gourgues, de Bordeaux, un Duplessis-Mornay nous
ramènent vers Montaigne et Henri IV. Et voici des lumières de
notre xvne siècle : lumières de l'hérésie, Amyraut, Daillé, Pierre
Dumoulin ; lumières de l'érudition et des belles-lettres : Samuel
Bochart, Priolo, Perrot d'Ablancourt, Sorbière, Moysanl de
Brieux. N'oublions pas Balzac et Théophile, ni surtout Descartes.
Une partie de la France pensante doit quelque chose à Leyde.
Notons enfin un Jacques Clemenceau, Poitevin, et plaçons-le
à côté de la première femme de Lambert Daneau, Claude
Péguy, Orléanaise. Clemenceau 1 Péguy ! On soupçonne, en
5G8 BEVUE DES DEUX MONDES.
lisnnt ces deux noms, dans quelles lointaines profondeurs de la
vie nationale, à travers combien de général ions, se sont pré-
parées les énergies dont nous avons va l'éclat se manifester
sous nos yeux. On comprend ce que contiennent de signification
concrète ces mots abstraits et ternes : « Nous sommes une nation
qui a un passé. »
Les mœurs des étudiants n'étaient pas exemplaires. On a
beau cire étudiant en théologie, voire fils de pasteur, on a vingt
ans; on a des camarades ; le sang, l'exemple entraînent.
L'étudiant paisible se loge chez un professeur ou dans une
famille : Cubicula iocanda, voilà l'annonce qui se lit sur beau-
coup de maisons. La plupart vivent en groupes dans les pen-
sions de famille, ou à l'auberge. A l'auberge surtout, plus libre,
plus amusante, où journellement la vie ménage des rencontres
imprévues.
La taverne, les dés, les femmes, les rixes entre eux ou avec
le guet et les bourgeois, tiennent une grande place dans l'exis-
tence des étudiants. Leur turbulence ne diffère pas en nature,
mais en degré seulement, de celle des soldats. 11 faut leur inter-
dire les duels, et le port de l'épée. La « Porte du Ciel, » le
«Lion combattant » sont aussi illustres qu'à Paris la « Pomme
de Pin » ou le « Mouton blanc. » Le Pedcl, — bedeau ou appa-
riteur,— est un personnage important de l'Université, qui vend
honnêtement des livres, quand il s'appelle Louis Elzévicr : mais
quand le métier est fait par un certain Bailly, il se charge de
conduire les novices et les timides, masqués parfois, aux tripots
et aux maisons mal famées.
Cette jeunesse universitaire ajoute à ces divertissements un
peu vulgaires le « palle malle, » cl surtout le théâtre : elle joue
des pièces de Sénèque, d'Aristophane, d'Euripide; un jour, en
4594, une pièce française, V Abraham sacrifiant, de Théodore de
Bèze.
Elle pratique aussi, de temps à autre, comme occupation
propre à sa condition, diverses manifestations généralement
bruyantes, diurnes ou nocturnes, dans les amphithéâtres et
dans les rues : longs roulements de pieds sur les gradins de
bois, pierres jetées contre les portes des bourgmestres, bris de
carreaux au collège des théologiens, insultes à la femme du
professeur Berlius, et tapage au cours du dit professeur; ou
même, un certain jour, envoi de plusieurs bourgeois, la tète
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 509
en bas, dans les eaux d'un canal. Ainsi s'attestait à Loyde la
vivacité do la jeunesse intelligente.
Nos Français n'étaient les derniors à aucun do ces joux.
Dalzac et Théophile y prirent leur part.
Ils apprirent à boire. Théophile aflirme qu'il ne but jamais
trop : <( celte débauche opiniâtre qui est ordinaire dans les
Pays-Bis, » avec toutes les suites qu'ont fidèlement enregistré ;s
les peintres hollandais, déplut h ce Gascon qui préférait l'ivresse
de l'esprit. Surtout, il haïssait la faron de boire du pays. « Tous
ces messieurs des Pays-Bas ont tant do règles et de cérémonies
à s'enivrer que la discipline m'en rebute autant que l'excès. »
N'est-il pas le poète qui a écrit : « La règle me déplaît? » Au
cabaret et dans les vers, il veut que sa fantaisie soit souveraine.
Quand ils se brouillèrent à Leyde pour la vie, s'il est vrai
que Balzac vola (ou ne paya point) son logeur, et en fut bàlonné,
que Théophile tira l'épée pour son camarade trop poltron, l'en
méprisa et le trouva ingrat, est-ce quo toutes ces scènes ne
rentrent pas encore dans le train de la vie d'étudiant qui se
menait alors?
Toute la débauche n'était pas du côté de la jeunesse, tout le
sérieux du côté des maîtres. 11 y avait des étudiants rangés qui
travaillaient. Il y en avait beaucoup. Réciproquement, il y eut
des professeurs peu exemplaires. Il y en eut quelques-uns.
Dès la troisième année, il fallut congédier l'Allemand Rei-
neker pour grossièreté et ivrognerie. Il avait, n'étant pas de
sang-froid, montré, — que le lecteur me pardonne, — son der-
rière à son hôtesse en proférant des mots qu'on ne peut répéter.
L'helléniste Vulcanius, ou de Smet, — un Belge, — était
« féru de dez et de boisson. » IlélasI notre compatriote, Le
Baudier, de Lille, était « infesté » de créanciers et menait une
vie scandaleuse. On finit par lui interdire l'entrée de la salle du
Sénat. C'est lui, qui, festonnant d'un bord h l'autre do la
Breestraat (ou rue Large), répondait à quelqu'un qui lui deman-
dait où il allait : Eo per viam lalam ad Porlam Cœli : « Je vais
par la voie large à la porte du Ciel, » qui est, comme on sait,
la porte étroite, et qui était aussi la taverne bien connue.
En ce temps de solides études, les jambes du professeur pou-
vaient fléchir sous le vin ; son latin, jamais.
Mais pour quelques paillards, ivrognes ou joueurs, qui
firent honte à Y Aima mater, que de figures graves I que de vies
570 REVUE DES DEUX MONDES.
austères I quo de désintéressements qui s'ignoraient 1 que de
verlus, un peu criardes ou épineuses parfois, mais souvent
candides, inoffensives et silencieuses I que d'exislonces écoulées
dans l'étude, toutes enfermées entre la bibliothèque, les amphi-
théâtres et le prêche, sans autre débauche qu'une heure passée
de temps à autre h faire assaut d'érudition et de malice avec
quatre ou cinq philologues de bonne race, chez le grand Scali-
ger ou l'illustre Saumaise.
Scaliger vécut seize ans à Liège, corrigeant ses anciens
travaux, en publiant de nouveaux, bataillant contre les Jésuites
Scioppius et del Rio, échangeant avec des collègues des vers
grecs ou latins, ou s'cnlrctenant avec son terrible accent gascon,
en latin et en français, avec l'Incluse, Le Baudier, Raphelen-
gius, de Smet, Ileinsius et autres savants, lisant surtout, et
consumant sur les livres ses nuits et ses yeux : attristé parfois
et découragé, quand il mesurait sa vaste science au prix de
l'infinité de la science à faire, et se prenant alors à dire que le
courtisan qui s'avance, ou le marchand qui gagne, étaient
dans le vrai. Mais il continuait néanmoins de « bêcher sa vigne, »
entouré de livres et de manuscrits grecs, latins, hébreux,
syriaques, chaldaïques, éthiopiens : quelle langue ne savait-il
pas ?
Les gens de la ville rencontraient parfois ce maigre vieillard,
au nez impérial, à la barbe blanchissante, le long du canal
bordé d'arbres qui, de sa maison du Rapenbourg, le menait à
l'église wallonne où il entendait le sermon. On le saluait avec
respect : c'était la science, c'était l'esprit qui passait.
De ce respect, un curieux témoignage subsiste encore. L'en-
seigne d'une très ancienne auberge près de Harlem nous
montre un personnage vêtu en savant du xvie siècle, qui porte
une longue échelle. Au-dessous, la légende : « De Geleerde
man. » Calembour intraduisible : l'expression signifie à la fois
le savant et l'homme à l'rchellp. Un érudil hollandais a déchiffré
récemment le rébus séculaire. Qui donc est à la fois porteui
d'échelle et savant, sinon le descendant des délia Scala,
Joseph-Juste Scaliger? Or, un document atteste que l'illustre
érudit séjourna réellement à la fin de l'année l."'J5 dans l'au-
berge de Reyer Simonsz, alors auberge de la Cigogne. Devenir
enseigne d'hôtellerie, c'est une immortalité, plus large que
celle des Académies, et que peu de savants ont connue.
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 571
Saumaise passa vingt ans à Leyde. Il n'y fut pas très heu-
reux. Il ue portait pas le bonheur en lui. Le climat lui déplai-
sait, et les gens, ces « ventres de bière. » Jalousies de collègues,
querelles de préséance et de place, toute sorte de pi<]ùres
d épingles lui gâtèrent la vie. M1" Saumaise y aida, qui ne voulait
pas être appelée « Mademoiselle, » comme toutes les femmes
de professeurs, mais « Madame, » en femme de gentilhomme.
Surtout, il y avait à Leyde l'ennemi, le rival, le seul qui put
disputer à Saumaise la royauté dans la cité des érudits : Ilein-
sius. Les haines de savants du vieux temps n'étaient pas silen-
cieuses. Ils s'injurièrent en héros d'Homère, et enrichissaient
à tour de rôle les libraires de leurs invectives in-quarto. Il fallut
que les curateurs s'entremissent pour leur faire jurer de ne
plus rien publier l'un contre l'autre.
Saumaise est toujours grognon, réclame ceci ou cela,
demande des congés, prolonge ses absences, fait valoir les offres
magnifiques qu'on lui fait en France de la part du Roi ou du
Prince de Condé, pour le retenir. Les curateurs sont d'une
patience angélique. Honneurs, argent, ils lui accordent tout :
ils ne se plaignent que de son absence, et ils s'excusent presque
tendrement de le faire. Le Prince d'Orange leur écrit de ne
laisser partira aucun prix un aussi grand personnage.
Content ou mécontent, Saumaise finissait par rester ou
revenir. Il travaillait. L'armée romaine, le prêt à intérêt, les
perruques, la défense du roi Charles Ier, la primauté du Pape,
à quel sujet n'était-il pas égal? Ses publications payaient en
gloire la Ville et l'Université qui l'avaient acquis. Sa personne
était une de leurs parures, une curiosité qui attirait les
étrangers.
Sorbière nous le peint, dans sa chambre, le dimanche soir,
devant un grand feu clair, assis au coin de la cheminée, entouré
de quinze ou vingt visiteurs de marque, écoutant d'abord, et
peu bavard, puis peu à peu laissant déborder son savoir : pen-
dant qu'à l'autre coin, M"c Saumaise, la fine commère bourgui-
gnonne, guette l'occasion de décocher quelque mol piquant à
l'un des assistants, et prétend que personne ne se retire sans
avoir été lardé.
Qu'un gentilhomme le mette sur le propos de la chasse :
Saumaise, « si mal à cheval, » et qui sans doute n'a jamais
suivi les chiens, sait tout ce qu'on peut dire sur la vénerie, tout
■ >72 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui en a été écrit. C'est bien le même prodigieux érudit qui,
traitant du lissage d'après les auteurs anciens, ne s'avisa pas
qu'il pouvait voir à Leyde des tisserands et des métiers. Un siècle
après que Ponocrates conduisait Gargantua chez les artisans 1
Que le progrès, en toute chose, est lent!
Ni le ciel, ni la terre, ni les gens ne retenaient Saumaiso en
Hollande : qu'est-ce donc qui l'y fixa et l'emporta sur « la dou-
ceur de la patrie? »
Deux choses : sa « pension payée à point nommé, tous les
trois mois un quartier, » régularité inconnue en France.
Et puis, et surtout, le bien que chercha, que trouva Des-
cartes en Hollande : la liberté. J'y reviendrai plus loin.
III
M. Gustave Cohen se défend du soupçon d'avoir eu la pré-
tention de nous parler de la philosophie cartésienne. 11 n'a
voulu être que le continuateur de Baillet, et d'Adam et Tan-
nery, — les auteurs de cette admirable édition des Œuvres
complètes et de la biographie si fouillée qui la termine. Ce qui
est merveilleux, ce n'est pas tant qu'il se soit si bien servi de
ses récents devanciers qui lui avaient dérobé à l'avance de si
belles découvertes: c'est qu'il ait trouvé h leur ajouter tant de
particularités intéressantes, à commencer par le contrat d'édition
du Discours de la Mrthode. En suivant Descurtes dans ses rési-
dences successives, dans tous les lieux où il a seulement passé.
en s'eiïorçant de retrouver toutes les personnes de toute condi-
tion et de toute nation qu'il a fréquentées ou rencontrées, en
rapprochant de ses écrits et de ses lettres tous les documents de
toute nature où se trouvent son nom ou sa signature, ce n'est
pas seulement la vie extérieure du philosophe que M. Gustave
Cohen a reconstituée : des faits extérieurs, sa fine induction,
son amour et son sens de la vie, son tempérament d'artiste
moderne l'ont conduit à l'homme, à sa vie intérieure. Dans
l'élection d'un logis, il approche Djscartes, comme Balzac expri-
mait Ballhazar Clacs dans la description d'une vieille maison
flamande.
Cette figure de Descartes, jusqu'ici si fermée, si mystérieuse,
si indéchiffrable, ne nous devient certes pas transparente et
limpide; mais, tout de même, M. Cohen l'a traversée de quel-
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 573
ques rayons de lumière. Descartes : ce nom était pour nous
l'étiquette d'une doctrine, le symbole de quelques positions
abstraites de la pensée. Il évoquera maintenant des habitudes
de vie, des façons de sentir, un individu moral. René Descartes,
sieur du Perron, gentilhomme tourangeau, existe : nous pou-
vons presque le coudoyer.
Je ne puis suivre M. Cohen dans tout le délail minutieux où
la figure incolore et énigmalique du philosophe s'éclaire peu à
peu. Je laisse au lecteur le plaisir d'assister, dans le livre, à celte
« animation » progressive.
Je laisse aussi de côté les traits déjà connus de la physio-
nomie : le dévouement du penseur à son œuvre, qui lui fait
fuir toutes les servitudes, jusqu'à celles des relations mondaines
et de l'amitié, et lui fait goûter dans Amsterdam la « solitude des
grandes villes; » son empressement à déférer aux décisions de
Rome, jusqu'à supprimer son traité du Monde; le soin qu'il a
de ne pas mettre son nom au Discours de la Méthode, sachant
bien que le lecteur l'y mettra, mais ne voulant point offrir à des
juges possibles un aveu signé de lui. Celte prudence perpétuelle,
où il ne faut pas voir seulement le désir, humain après tout et
honnête, de ne point s'exposer à des souffrances cvitables, mais
où il entre aussi une volonté très élevée de n'être point entravé
dans les démarches de son génie et de faire son œuvre jusqu'au
bout, cette prudence ne serait-elle pas également encouragée
par le fait que Descartes, né quatre ans seulement après la mort
de Montaigne, tient à la liberté du for intérieur et ne consent
à personne le droit de la restreindre, mais qu'il n'est pas aussi
assuré que nous le sommes trois cents ans après lui, d'un droit
naturel de publier sa pensée en dépit de toute autorité reli-
gieuse ou civile?
Je m'arrêterai de préférence à quelques traits qui, sans avoir
été totalement inaperçus, ne sont pas ressortis avec la même
netteté dans les biographies antérieures.
Le sentiment a eu une plus large part qu'on ne croit com-
munément dans la vie intérieure de Descartes. Il est louchant de
bonté, de complaisance, de patience, à l'égard des gens qui le
servent. Ce Ferrier qui lui taillait des verres d'optique, ce
Gillot, qu'il eut pour domestique, il en fait ses élèves, ses amis,
ses camarades, ses « frères : » le mot vient sous sa plume.
Aucune morgue, chez lui, de gentilhomme ou de bourgeois. Il
574
REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaît môme à ces humbles une dignité, un droit a la sus-
ceplibilité, un droit môme, jusqu'à un certain point, d'avoir
mauvais caractère, tout comme s'ils étaient « bien nés. » Dans
cette altitude humaine, on sent moins de philosophie rélléchie
que de spontanéité naïve.
Quelle valeur eut pour Descartes le « divertissement » d'où
naquit la petite Francine? Je n'oserais trop dire : Descartes
connut l'amour. Il connut la femme, une femme : voilà ce qui
est sur. C'était une fille d'auberge, Iléléna Janz. Faut-il parler
à ce propos de « vie sentimentale? » Ne prit-il pas cette simple
fille parce que l'amour d'une servante fait perdre moins de
temps que l'amour d'une belle dame? Les savants et les pen-
seurs ont parfois do ces méthodes abrégées pour se débarrasser
des sollicitations de la nature.
Les textes sont muets. Rien ne nous oblige d'y ajouter ni
roman, ni drame. Nous n'avons droit de supposer que juste ce
qu'il faut d'idylle pour que le 19 juillet 1635 apparaisse
Francine.
Doscartes avait connu la mère à Amsterdam où sans doute
elle faisait son ménage, chez Thomas Sergeant, dans la Wes-
terkerstraet. Lorsqu'elle fut grosse, il l'éloigna. Il la plaça à
Deventer, où elle accoucha. Il ne publia passa paternité; il ne
la cacha pas tout à fait. Comme il ne mit pas son nom à la
Méthode, il ne se laissa nommer ni Descartes, ni sieur du
Perron, sur l'acte de baptême de Francine : il se fit désigner par
son prénom et celui de son père, René fils de Joachim. Le mi-
nistre devait savoir qui il était. Ainsi il évite le scandale, et il
fait son devoir.
En 1037, il cherche à remettre l'enfant, comme sa nièce, aux
soins de son hôtesse, à qui il veut en môme temps donner la
mère comme servante. J'aime à croire qu'Héléna Janz, en
effet, n'était plus alors pour lui qu'une servante.
Il s'occupe ensuite d'envoyer la petite en France, chez une
dame du Tronchet, sa parente, pour recevoir une éducation
convenable et catholique.
Francine mourut de la scarlatine en 1640. Descartes pleura
sa fille avec» tendresse, » dit Baillet. Mais la douleur n'inter-
rompit pas son travail. La direction de sa vie ne parait pas avoir
été un instant déviée.
Quant à la mère, il n'en sera plus question. On ne peut dire
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 575
ce que fut Héléna Janz, ni ce qu'elle mit délie dans cette aven-
ture. Etait-ce une tendre ingénue qui aima? Une plantureuse ser-
vante de Jordaens que le sang travaillait? Une vaniteuse que
l'amour d'un gentilhomme ilalta? Une maligne qui saisit l'occa-
sion d'améliorer sa position? Une bonne fille qui se laissa aller
sans calcul raffiné et sans émoi extraordinaire? Chacun croira
ce qui plaira à sa fantaisie. En réalité, Héléna Janz nous
échappe tout à fait. Nous ignorons tout autant les dispositions
intérieures de Descartes dans ce court épisode de sa vie.
Je n'y vois assez clairement qu'une chose: une simplicité
franche de procédé, et, pour tout dire, une humanité, qui avaient
leur prix en ce temps-là, et qui ne l'ont pas perdu du notre.
Également éloigné du cynisme et de l'hypocrisie, de la dureté
aristocratique, de l'attendrissement humanitaire et du roman-
tisme tapageur, Descartes fait ce qu'il doit faire selon sa posi-
tion, et selon le monde où il vit. Sans s'oublier, sans se sacri-
fier, il fait entrer la mère et l'enfant tranquillement dans le plan
de sa vie. J'aime cette manière sobre et grise, qui tient compte
de tout, et n'outre rien.
Descartes, dit-on, confia plus tard à Chanut, en termes
dévots, que Dieu lui avait fait la grâce de ne plus retomber dans
de semblables engagements. Fut-ce scrupule de chrétien, ou
sagesse de philosophe? J'imagine que l'intérêt de sa méditation
aida efficacement l'effort de sa piété.
Mais, pour remplacer l'amour charnel, Descartes ne connut-
il pas l'amour platonique? M. Gustave Cohen, en poète, le
voudrait. Il soupçonne que Descartes et la princesse Elisabeth,
dans leur commerce philosophique, glissèrent insensiblement
vers quelque chose qui était ou qui contenait l'amour. Amour
intellectuel, amitié amoureuse : je n'aime point ces mots. Ils
colorent les deux figures d'une teinte romanesque et fade. Assu-
rément il n'est pas physiquement impossible qu'un philosophe
de quarante-cinq ans, qui vit chastement, se laisse émouvoir par
une jeune fille de vingt-quatre ans, qui a le teint vif, les yeux
bruns, les dents belles, même si elle est princesse, et même si
elle a le nez rouge. Il n'est pas psychologiquement impossible
qu'une jeune princesse, même lière, prenne un plaisir de
femme à troubler un philosophe un peu défraîchi, même pour
n'en rien faire, et uniquement pour se persuader que ce vilain
nez rouge n'anéantit pas tous ses charmes. Des possibilités, c'est
Ij'tÙ REVUE DES DEUX MONDES.
assez pour Corneille et pour Stendhal : le plus modeste érudit a
besoin d'autre chose.
Quelque complaisance que j'apporte à eplurher les textes, à
donner de l'accent aux expressions, à lire entre les lignes, je ne
trouve entre l'intelligente Allemande et notre Descaries qu'une
parfaite communion dans le goût des idées et de la vérité, de
l'estime réciproque, cnïin de l'amitié; une vraie, solide, virile
amitié; mais une amitié tout court.
Si la princesse parle à Descartes de sa santé et de ses affaires,
si D'scartcs répond avec simplicité, disant ses observations, ses
expériences, et mené par celte voie jusqu'à des confidences qui
n'appartiennent plus au commerce d'idées, loin de prouver
l'amour, cet abandon de tous les deux me parait l'exclure. Le
beau propos d'amoureuse, de confesser un beau jour qu'elle
croit avoir la gale ! Diagnostic erroné d'ailleurs. N'oublions pas
que le philosophe, — sans diplôme, — se croit un médecin, et
est tenu au secret professionnel.
Tous les deux sont loin de leur pays, exilés ; l'une par la
violence, l'autre par sa volonté. Ils n'ont guère d'amis à qui se
fier. Chacun est avec l'autre en sécurité parfaite : est-il étonnant
qu'ils s'ouvrent parfois? Le besoin de se confier est un besoin
humain, même chez un philosophe. Pour conclure, encore ici,
aux couleurs de rose je préfère des teintes plus sérieuses,
feuille-morte, si vous voulez.
Plus d'un lecteur hésitera sans doute à s'imaginer un Des-
cartes mystique. Pourtant il le faut. Descartes fréquente les
Rose-Croix; il est lié avec plusieurs d'entre eux, Wassenaer,
Van Ilogelande. Il a des songes auxquels il donne des sens
symboliques, et dont il reçoit des encouragements pour la
direction de sa pensée.
Une nuit, il en eut trois de suite, qu'il crut venir d'en haut
Il se vit marchant dans les rues, emporté par un tourbillon qui
le faisait pirouetter sur le pied gauche, et le jetait dans la cour
d'un collège où une personne lui dit d'aller trouver M. N., qui lui
remettrait quelque chose. Ce lui parut être un melon, signifiant
« les charmes de la solitude. » Le second songe lui fit entendre
un coup de tonnerre aigu à la suite duquel sa chambre fut
remplie d'étincelles. Dans le troisième, il vit, sur sa table, un
livre qui était un dictionnaire, et un autre livre qui était un
Corpus poetarum lalinorum, où un homme inconnu lui faisait
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 577
lire une pièce de vers; c'était « l'esprit de vérité », qui lui
ouvrait « le trésor de toutes les sciences par ce songe. » Voilà
Descartes tout près de la bonne femme qui va consulter sa com-
mère sur ses rêves de la nuit.
Il y a aussi du mysticisme dans le catholicisme de Descartes.
Car il est catholique, il veut l'être. A Franeker et ailleurs, il fixe
sa résidence là où il y a une église de sa religion, pour y suivn;
- le culte. Que valait cette exactitude pratique? dévotion? pru-
dence? Qui le saura?
Certes, Descartes n'avait pas de fanatisme. Il se trouva fort
bien de vivre parmi les protestants. Il en eut beaucoup pour
amis. Il approuvait qu'ils restassent dans leur confession, lui
dans la sienne. « J'ai la religion de ma nourrice, » disait-il. Que
valait son orthodoxie? Quelle importance attachait-il aux points
de foi qui séparaient Genève de Rome?
On peut se demander si, en son for intérieur, il ne se
plaçait pas au delà des dogmes qui établissent des frontières
entre les Eglises. Et c'est, si Ton veut, une attitude rationaliste.
Mais c'est également une attitude mystique. Il serait possible
que Descartes eût pensé que la religion n'était pas l'affaire de la
raison, et que la raison, en matière de religion, était de suivre
la tradition et le sentiment. Il n'a peut-être pas vu de preuve
claire qu'il fallût ici se comporter autrement que le peuple. De
la science des théologiens, il ne faisait probablement pas grand
cas; mais il a pu croire aussi que la religion ne consistait pas
dans la théologie. Qui sait s'il trouva une difficulté à réaliser
l'idée de Perfection, qui était Dieu pour sa raison, tout à la fois
dans le « Père qui est aux Cieux » des catholiques et des hugue-
nots, dans le Jésus de sa nourrice, et dans le Christ d'Héléna
Janz? Jusqu'où allait-il dans cette voie?
Pourtant, à certains moments, il se comporte simplement,
nettement, en dévot catholique.
Sa fille Francine fut baptisée à l'église calviniste : il ne pou-
vait en être autrement. Mais elle est à peine sortie du premier
âge, qu'il songea l'envoyer en France chez une dame catholique,
qui la nourrira dans la piété, à sa mode. Il tenait donc bien à la
religion de sa nourrice ; il y tenait assez pour ne pas laisser à la
petite la religion de sa mère.
Un jour, il fit un retour sur ses péchés et promit à la Sainte
Vierge de se rendre en pèlerinage à Notre-Dame de Lorette,
TOME LXV. 1921. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
« a pied, depuis Venise, si c'est la coutume et si c'est praticable,
mais sinon, le plus dévotement qu'il se puisse faire. » Cette fois,
pas de doute. La prudence, l'habitude indifférente ne peuvent
plus ici s'alléguer. S'il pratiquait la religion de sa nourrice, il
la pratiquait comme sa nourrice, de la même foi. Descartes ne fit
pas le pèlerinage : il racheta sans doute son vœu. Mais il l'avait
fait. C'est un rayon de lumière qui nous éclaire un moment
l'énigme de ce caractère.
Ainsi le père du rationalisme moderne ne confond pas Rome
et Genève, va à la messe, fait un vœu à la Sainte Vierge, croit
aux songes, et se mêle, peut-être s'affilie aux Rose-Croix. Ce
philosophe dévot et mystique n'étonnera que les gens qui se
figurent un philosophe rationaliste sur le type d'une figure de
géométrie ou d'une équation algébrique. Les rationalistes sont
des hommes, des composés de chair et d'esprit, des tempéra-
ments, des hérédités, des êtres qui sentent, qui souffrent, qui
aiment, et qui ont mérité le nom de rationalistes parce qu'à
travers toutes les secousses et les sollicitations de l'instinct, de
la sensibilité et de l'imagination, ils ont essayé obstinément de
préserver la liberté de leur raison et de bien appliquer quelques
règles de méthode. Le rationalisme n'est pas une doctrine où
il n'entre que du rationnel (y en eut-il jamais une?), mais une
doctrine où l'on tâche de bonne foi de faire entrer le plus de
rationnel qu'on peut. Ce n'est pas un absolu fixe : c'est une ten-
dance et un progrès.
Tel fut Descartes : un homme. Du fond mystérieux de l'ac-
tivité physiologique inconsciente, montaient incessamment des
suggestions et des représentations plus ou moins troubles ou
obscures, qui, dans la lumière de la conscience, étaient rame-
nées par la raison au cours ordinaire de sa pensée. Il acceptait
les phénomènes irrationnels qui lui étaient donnés en lui-
même, il ne pouvait les nier; et il s'en servait pour s'encou-
rager a penser rationnellement. Le rationalisme triomphait
encore dans cet usage du mysticisme.
Enfin, M. Gustave Cohen nous a offert un document psycholo-
gique sur Descartes, et un document précieux : le portrait de
Franz Hais. Je ne parle pas de la toile bien connue du Louvre,
mais d'une autre qui est à Copenhague, et que M. Cohen est le
premier à faire connaître chez nous. Une figure ravagée, la
perruque négligée, la bouche amère, des yeux lumineux et
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. ."',79
profonds : auprès de cette brusque et puissante ébauche, le
portrait du Louvre parait apaisé et presque élégant. Chez nous,
c'est le chef-d'œuvre harmonieux, la perfection de l'art; a
Copenhague, l'ivresse devant le modèle, la vie arrachée à la
nature, et fixée violemment sur la toile. Ce sont les Pensées à
côté des Provijiciales.
A ce propos, on ne saurait savoir trop de gré à M. Cohen
d'avoir accompagné son ouvrage de cinquante-deux planches.
Ce ne sont pas des ornements, ce sont des documents; tout
colle au texte, l'illumine, ou le prolonge. Écritures, signatures,
portraits des personnages dont le livre nous parle ; pages d'al-
bums d'étudiants et contrat d'édition; vues de sièges, de châ-
teaux, d'universités : toutes ces reproductions nous rapprochent
du passé, nous y font vivre, nous introduisent dans l'intimité
des hommes et des choses. On ne connaît peut-être pas plus le
sujet quand on a regardé les planches ; mais combien on le
« sent » mieux I Et tout de même, ici, sentir aide à comprendre.
IV
Ainsi le sang de nos soldats, l'esprit et la gloire de nos
savants, la personne et le génie de Descartes : voilà le don de
la France à la Hollande. Et la Hollande, qu'a-t-elle donné en
retour?
Un don inestimable, je l'ai dit plus haut, et qui payait
tout : la liberté. La liberté sous toutes les formes : depuis la
libération des servitudes familiales, sociales, mondaines, sans
laquelle il n'y a pas de travail suivi, jusqu'à la sécurité de la
personne, sans laquelle la liberté de l'esprit n'est qu'un mensonge.
La Hollande n'offrait pas seulement aux Français la jouis-
sance de la liberté. Elle leur en donnait le spectacle ; elle les en
enveloppait; elle leur en inoculait le goût, l'habitude et le
besoin; elle faisait qu'on ne pouvait plus vivre sans elle, et que
toute autre atmosphère paraissait irrespirable.
Tous s'accordent là-dessus : Schelandre et Balzac, Saumaise
et Descartes. La Hollande est un pays qui a voulu être libre.
C'est ce qui en fait l'asile des consciences et des esprits qui
refusent de croire ou de penser au commandement.
M. Gustave Cohen éprouve comme un sentiment religieux à
considérer ce caractère du pays.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
« Il n'y a pas en Hollande de Colline inspirée, pour l'excel-
lente raison qu'il n'y a pas de collines; mais pourtant « il est
« des lieux où souffle l'esprit, » et la campagne qui s'étend de
Leyde à la mer en contient au moins trois. II n'est pas possible,
quand on passe de l'un à l'autre, de ne point les rapprocher en
pensée, plus encore qu'ils ne le sont dans la réalité : Endegeest,
Khijnburg, Warmond.
« Partez de Leyde, prenez la route qui va vers la mer; au
bout d'un quart d'heure, engagez-vous sous l'allée sombre des
ormes, qui s'ouvre à votre gauche ; vous arriverez au château
d'Endegeest : les arbres semblent s'y répéter les dialogues de
notre Platon. Revenez sur la route, reprenez-la dans la direc-
tion de la mer; après une demi-heure, vous serez à Rhijnburg,
ce qui veut dire château sur le Rhin. Vous en chercherez un
en vain, mais vous trouverez mieux. Tapie parmi les jardins,
encadrée de fermes blanches et basses, à toit rouge et à volets
verts, nullement différente d'elles, si ce n'est qu'elle est plus
modeste et plus humble, vous trouverez une masure : c'est la
maison de Spinoza. Ferme de Rhijnburg, petit château d'Ende-
geest, palais immenses dont la pensée des philosophes qui y
logeaient reculaient les murs jusqu'aux étoiles. Le Monde
habite là.
« Or, si Spinoza a choisi Rhijnburg, c'est pour la même
raison que Descartes a choisi Endegeest, c'est parce que, dans
« ces fins de terre, » les pensées hétérodoxes fleurissent libre-
ment. Chassé d'Amsterdam par la Synagogue, Spinoza se met à
l'ombre de ces illuminés qu'a visités Descartes, ces « Golle-
gianten » qui sont aussi parmi les précurseurs de la pensée
libre. Un des nôtres, un Français nommé Poiret, ira mourir à
Rhijnburg, avec sa secte, en 1719.
(( Ainsi de Warmond, troisième point de ce triangle mys-
tique, et où un autre Français, bien illustre celui-là dans l'his-
toire des idées religieuses, le Père Quesnel, va s'éteindre à la
même date, et repose encore en son cimetière d'exil. »
« Prenons le chemin des tombes. Que nos amis de Maest-
richt retrouvent celle de Saumai.se, comme nous avons, dans
l'église de Saint-Pierre, dégagé celle de notre immortel Scaliger.
« Que partout surgissent des pierres commémoratives ou, à
leur défaut, que des pèlerinages littéraires s'organisent aux
ÉCRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 581
lieux que les nôtres ont illustrés, à Franeker, à Harderwijk, à
Egmond, à Deventer, à Utrecht, dans lesquels vécut Descartes,
à Amersfoort, qui est comme l'asile du Jansénisme français, à
Amsterdam, où l'ombre de Descartes peut aussi rencontrer
l'ombre de Spinoza, mais surtout à Leyde, dont nos étudiants
ont oublié le chemin, et où ils furent jadis si nombreux que
partout dans les rues retentissaient ou les « A Diu siasl » ou les
« Dieu vous conduise. »
« Entrez avec respect, -non pas seulement dans l'église
Saint-Pierre, où reposent Scaliger, Polyander, de l'Écluse, près
de Christian lluygens, ce qui est un symbole encore, mais dans
le vieux cloitre qui abrite l'Université. Songez que dans cette
salle de philosophie fréquenta Guez de Balzac, et que dans un
même amphithéâtre, on vit se pencher curieusement sur les
cadavres et assister à la « Leçon d'Anatomie, » en 1615, le
« libertin » Théophile, en 1637 le croyant Descartes. Voyez
passer devant la loge du « Pedel, » ou bedeau, alors Louis
Elzevierr moitié concierge, moitié libraire, la toge traînante de
Doneau, la robe rouge à col d'hermine du petit vieillard à barbe
blanche, Joseph-Juste Scaliger, « lumière de cette Université. »
Anabaptistes de Warmond, illuminés de Rhijnburg, jansé-
nistes d'Amerfoort, qu'ont de commun ces mystiques avec Sca-
liger, Saumaise, l'Ecluse, Descartes, Spinoza, avec les représen-
tants de la science, de l'étude rationnelle?
Ne sont-ce pas deux mondes incompatibles, éternellement
en guerre? Ils ont ceci de commun d'être également le domaine
de l'esprit, d'exiger également la souveraineté, la liberté de
l'esprit.
Mais, est-ce bien la vertu du ±o\ qui destina la Hollande à
être l'asile habituel de l'esprit?
J'admire les pages émouvantes de M. Maurice Barrés.
« Il est des lieux qui tirent l'àme de sa léthargie, des lieux
enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être
le siège de l'émotion religieuse (ou spirituelle)...
« D'où vient la puissance de ces lieux?... »
« Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux
nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre
de faits supérieurs à ceux où tourne à l'ordinaire notre vie...
Il semble que chargées d'une mission spéciale, ces terres doivent
intervenir d'une manière irrégulière et selon les circonstances,
582 REVUE DES DEUX MONDES.
pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées
morales. »
(( II y a des lieux où souffle l'esprit »...
Je m'avoue moins « naturaliste. »
Je ne nie pas la lente action de la terre, du climat, pour for-
mer et maintenir une race, c'est-à-dire une masse, une moyenne.
Mais cette action n'a rien à voir avec l'inspiration des lieux pré-
destinés dont parle M. Maurice Barrés.
Il n'y a pas de lieux inspirés : il n'y a que des hommes
inspirés. Domrémy n'avait pas de mission : la mission était en
Jeanne d'Arc. Tout ce que Domrémy dit aujourd'hui à nos âmes,
émane d'elle.
Le triangle spirituel de la Hollande, Endegeest, Rhijnburg,
Warmond, ne s'explique pas par une propriété mystique de la
terre. La Hollande, spirituellement comme économiquement et
politiquement, est une création des Hollandais. Ce sont les
Gueux qui ont donné une signification aux lieux où leur sang a
coulé pour la liberté. Les Gueux ne sont pas des produits de la
terre, comme les vaches de Cuyp, viande fabriquée dans les verts
pâturages au bord des rivières lentes. Les Gueux sont des
âmes.
Tout le matérialisme de la Hollande vient du sol : vie plan-
tureuse, commerce actif, or et mangeaille. Toute sa spiritualité
lui a été conférée par l'histoire. Et l'histoire, c'est l'homme. Les
Gueux ont façonné cette terre pour des siècles, l'ont dressée à
être la terre de la liberté, l'asile où Scaliger et Saumaise, Des-
caries et Spinoza, Poiret et Quesnel, toutes les têtes qui ne
s'inclinent pas devant un ordre de croire ou une défense de
-avoir, viendront réfugier l'esprit. La beauté mystique de ces
lieux est une beauté humaine.
D'ailleurs, pourquoi Paris, — le Paris de Corneille et le
Paris de Racine, — n'était-il pats un de ces points spirituels?
Que manquait-il au terroir français, que le terroir d'Egmond
ou d'Endegeest fournit à Descartes? J'imagine que, si l'on eût
ùlé de notre sol quelques planles insalubres, — qui s'appelaient
arbitraire royal, fanatisme parlementaire, intolérance ecclésias-
tique, — le penseur n'eût pas trouvé l'air de Paris moins bon
pour sa pensée que celui de Hollande. Avec les Gueux héroïques,
c'est l'erreur des Français qui a sacré cette terre étrangère.
La France, où toujours souffla l'esprit, eut la prétention trop
ECRIVAINS FRANÇAIS EN HOLLANDE. 583
longtemps de lui interdire de soufller dans certaines directions.
Voilà comment il fut bon pour elle, et pour le monde, qu'il y
eût quelques terres basses au bord de la mer septentrionale
où la pensée put se dérouler selon sa loi intérieure, sans con-
trainte et sans péril. Des tracasseries, sans doute, mais pas de
persécutions : juste ce qu'il fallait de fureurs pour exciter,
pour obliger d'aller jusqu'au bout de l'idée; pas assez pour la
faire rentrer, la supprimer.
D'avoir donné Descartes à la Hollande, c'est nous qui lui
redevons. Mais on ne peut s'empêcher de songer avec un peu
de mélancolie, que trop souvent les hommes qui portèrent au
dehors le génie et la culture de la France, furent des hommes
qui n'y pouvaient plus vivre. Notre vie nationale s'appauvris-
sait de notre expansion à l'étranger. Notre patrie a-t-elle donc
un charme trop puissant pour qu'on ne puisse s'en éloigner
que jeté dehors? Et faut-il que notre civilisation ne soit portée
dans le monde que par des persécutés ? Des calvinistes au xvie
et au xvue siècle, au xvm8 des émigrés, et, les uns après les
autres, les vaincus de toutes les Eglises et de tous les partis»
proscrits qui proscrivaient hier ou proscriront demain.
Souhaitons qu'à l'avenir, ce ne soit plus que par une sura-
bondance de vitalité que la France donne ses fils et son àme
aux nations de la terre, et que l'intense activité des échanges
intellectuels n'ait, de notre côté, pour cause que la fermenta-
tion de toutes les forces internes de l'àme nationale.
Qu'il n'y ait plus un Français qui soit obligé de penser que
« les lieux où souffle l'esprit » sont ailleurs qu'en France.
Alors, ce sera toute joie et tout gain, quand nous verrons
dans quelque continent lointain lus traces du passage du génie
français.
Gustave Lanson.
LE DRAME IRLANDAIS
II w
LE SINN FEIN ET LA GUERRE ANGLO-IRLANDAISE
(1918-1921)
Depuis trois ans, terrible et poignant, le drame irlandais
tient la scène. C'est, tout près de nous, derrière le rideau bri-
tannique, un tragique épisode de la lutte que depuis sept
siècles l'Irlande, qui n'a pas su vaincre, mais qui ne veut pas
mourir, soutient inlassablement contre la domination anglaise.
Quelle a été l'évolution de la question irlandaise de 4914 à
1918, quelle a été sous l'effet de la guerre la « réaction » de
l'Irlande, et comment s'est noué le drame, c'est ce dont nous
avons essayé de rendre compte ici môme (1). Nous savons
qu'après avoir cru toucher, en 1914, au but de ses aspirations
séculaires, l'Irlande a vu en peu de temps se perdre tout le
fruit de ses efforts, et qu'alors, écartant ses chefs constitution-
nels, abandonnant les voies légales, elle a fait appel à la vio-
lence et s'est donnée à l'Extrémisme. L'Extrémisme, c'est aujour-
d'hui le Sinn Fein qui le représente et l'incarne. Qu'a-t-il fait
en Irlande, qu'a-t-il fait de l'Irlande depuis trois ans? Avant de
répondre, il faut d'abord nous demander ce qu'a été son passé,
et ce qu est sa pensée.
(1) Voyez la Hevue du 15 septembre.
LE DRAME IRLANDAIS. 583"
Ce n'est pas du nouveau que l'extrémisme en Irlande. Du
moment où, conquise par Oomwell et par Guillaume III, l'Ir-
lande n'a plus été à même de lutter à armes égales contre sa
puissante voisine, la guerre ouverte s'est muée en action révo-
lutionnaire : c'est l'insurrection de 1798, avec Wolfe Tone et
lord Edward Fitzgerald, c'est la conspiration de Robert Emmet;
en 1848, c'est le soulèvement de la Jeune-Irlande, avec John
Mitchel et Smith O'Brien; puis c'est le Fenianisme, qui sombre
dans le crime des « Invincibles. » Sous des formes diverses,
c'est toujours le recours à la force, avec cet objet de rejeter le
joug anglais et de gagner l'indépendance. Il est, depuis un
demi-siècle, ardemment excité par cette « plus grande Irlande, »
l'Amérique, où Erin a vu émigrer, sous l'effet de la grande
Famine, de la misère et de l'oppression, les meilleurs de ses
fils, devenus les plus acharnés dans leur antibritannisme et
dans la propagande contre l'Angleterre. En acte ou en puis-
sance, l'extrémisme est ainsi toujours la. Dans les temps où le
jeu constitutionnel semble autoriser quelque espoir, il se tait et
se terre; mais invisible et présent, il reste prêt à reprendre sa
place de bataille.
Tel était le cas aux temps qui précédèrent la guerre. Depuis
quarante ans que régnait le parti constitutionnel, l'extrémisme
était en sommeil : il n'avait pas disparu pour cela. Il y en avait
même de plusieurs espèces. Il y avait d'abord les restes des an-
ciens Fenians, Ylrish republican Brotherhood, en relations
étroites avec les Irlandais-Américains. Il y avait un vague répu-
blicanisme assez répandu chez les intellectuels. Il y avait à
Dublin, — chose nouvelle, — un parti révolutionnaire ouvrier,
nationaliste en même temps que marxiste, né d'une série de
grèves malheureuses et entretenu par la misère dans la capitale
irlandaise. Il y avait enfin le Sinn. Fein.
Celui-là est alors moins un parti qu'un esprit, une influence,
un prosélytisme national. Il se place au-dessus de la politique
et appelle à lui, par la voix de M. Arthur Griffith, tous les fils
d'Érin,sans distinction de classe ou de croyance. Sinn Fein (1)1
(1) Prononcez : Cfiinn Féne.
586 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous, nous-mêmes I Sauvons-nous nous-mêmes. Au lieu de
demander la liberté, prenons-la. Foin des parlementaires, qui
iboient toujours et jamais ne mordent, » et du parlementa-
risme, jeu inutile et dégradant, école d'esclavage et d'anglicisa-
tion! Envoyer des représentants dans ce Parlement de West-
minster, qui n'est, comme disait Mitchel, qu' « un foyer de
corruption et une usine à coercition, » ce n'est pas seulement
jouer un jeu de dupes, car l'Angleterre n'a jamais cédé qu'à la
crainte ou à la contrainte; mais c'est compromettre l'Irlande en
reconnaissant l'autorité d'une assemblée étrangère, c'est ad-
mettre la validité de l'Acte d'Union de 1800 et -légitimer sous
un vernis constitutionnel la force britannique en Irlande. Le
home rule ne serait qu'une caricature de liberté, avec le seul
droit de gérer « le gaz et l'eau » et quelques petites affaires de
ce genre : vive l'Irlande indépendante, souveraine! L'Irlande
république? Le Sinn Fein ne va pas encore jusque-là; il se con-
tenterait de la Constitution de 1782, qui ne laissait entre l'Ir-
lande et l'Angleterre qu'un lien unique et fragile, la Couronne.
Il n'ose non plus prôner, comme font les autres révolution-
naires, la « Force physique, » du moins quant à présent, et
jusqu'au jour où les circonstances permettraient d'engager la
lutte avec espoir : l'appel aux armes ne doit être que le dernier
acte du drame. En attendant, ses moyens sont la résistance
passive et la reconstruction autonome. Plus de compromis.
Plus de députés irlandais à Londres, mais une assemblée natio-
nale à Dublin. Plus d'enrôlements dans l'armée britannique.
N'allons plus aux tribunaux royaux, mais à des cours irlan-
daises d'arbitrage. Refusons l'impôt anglais. Reconstituons sur
des bases nationales nos écoles, notre industrie, notre com-
merce; libérons-nous de la sujétion économique de la Grande-
Bretagne, et, comme disait déjà Swift, « brûlons tout ce qui nous
vient d'Angleterre, hors le charbon . «Faisons une Irlande prospère,
une Irlande nationale, une Irlande malgré les Anglais et sans les
Anglais. L'Irlande est libre dès qu'elle agit comme si elle l'était.
Politique d'attente et de régénération, politique "révolution-
naire aussi, ou plutôt extrémiste, sinon par les moyens actuels,
du moins par le point de départ et le but. C'est la rébellion
pacifique en réponse à la pénétration pacifique; c'est le self help,
Y « aide-toi toi-même, » appliqué à la vie nationale; c'est,
avant la lettre, l'application du principe wilsonien de la Ibirc
LE DRAME IRLANDAIS. 587
disposition des peuples. Entre les différents aspects de l'extré-
misme irlandais, il y avait ainsi avant la guerre des diver-
gences, mais il y avait aussi un fond commun. La haine de
l'Angleterre d'abord, du moins de l'Angleterre en Irlande, cette
haine dont M. Lloyd George disait naguère que « des siècles
d'injustice barbare, et, ce qui est pis, des siècles d'injures et
d'insolences, l'ont enfoncée jusqu'à la moelle de la race irlan-
daise. » Puis cette croyance que, contre l'ennemi qui sans
droit occupe le pays et le tient sous le joug, tout est permis :
l'opportunité des moyens se discute, leur légitimité non. Cette
conviction encore que l'Irlande ne pourra « avoir sa chance »
et vivre sa vie qu'une fois séparée de l'Angleterre, et que l'af-
franchissement ne sortira jamais de la force morale, par libre
don d'un gouvernement étranger dont la parole n'a plus cours
et dont le seul but est de gagner du temps vis-à-vis de ce ma-
lade, l'Irlande, jusqu'à ce que le malade meure, c'est-à-dire
que, par l'émigration ou l'anglicisation, la question irlandaise
ait disparu d'elle-même. Rien dans cet extrémisme qui sente la
lutte des classes, rien qui rappelle l'Internationale ou le Bol-
chévisme. Sa cause profonde n'est que dans un fait politique, le
joug de' l'étranger ; elle n'est pas dans le mauvais gouvernement
de l'Angleterre, mais dans le fait même de la domination bri-
tannique : Not foreign government, but foreign 7ntle is lreland's
bane, disait Wolfe Tone. Son cri est celui de Mazzini et de Gari-
baldi : Fuori i barbari !
II
Si l'effort constitutionnel avait réussi, si l'Angleterre avait
su faire à temps les concessions nécessaires, l'extrémisme aurait
probablement perdu, avec sa raison d'être, l'être même, et se
serait de lui-même éteint peu à peu. Il n'en fut pas ainsi, et
tout au contraire la gjerre vit et fit en Irlande la victoire de
l'extrémisme : non pas à vrai dire celle du néo-fenianisme qui,
allié aux forces ouvrières, s'essaya malheureusement à la révo-
lution dans la semaine de Pâques 1916, mais celle du SinnFein.
C'est dans le Sinn Fein qu'elle jette et fond comme dans un
creuset toute l'Irlande nationale : mais en même temps, ce
Sinn Fei?i, elle le transforme, et de cette doctrine elle fait un
parti et une action.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant qu'à l'appel de Redmond la majorité du pays,
en 4914, épouse la cause des Alliés et se donne à la guerre,
l'extrémisme se réserve et se roidit. Depuis deux ou trois ans
déjà il s'est vu stimuler et provoquer, nous le savons, par la
rébellion de l'UIster : ce qui a triomphé, à Belfast, de 1011 à
1914, ce n'est pas seulement l'Orangisme, c'est l'idée révolu-
tionnaire, et Garson, en soulevant le « coin sacré, » a réhabilité
la « force physique » et fait par contrecoup le jeu de la mino-
rité avancée dans l'Irlande nationale : Carson a préparé Case-
ment. Puis la guerre, qui frappe les hommes de vertige, surex-
cite les violents et les enflamme d'espoirs fous. L'Angleterre
combat contre l'impérialisme et pour la liberté des nations :
n'est-ce pas la Providence qui la livre ainsi moralement à notre
merci ? Sa puissance ne va-t-elle pas être ébranlée, et de cet
ébranlement n'est-ce pas l'Irlande qui profitera, si elle sait se
garder? Eîigland's difficulty Ireland's opportunity ! Les diffi-
cultés de l'Angleterre sont la chance de l'Irlande : le mot
fameux semble fait pour la circonstance. Cependant l'idée d'une
rébellion active ne se perçoit pas au début dans le Sinn Fein.
L'esprit est celui d'une neutralité qui, du mal souhaité à
Albion, escompte le bien d'Erin : cette guerre n'est pas la
nôtre, car l'Empire britannique n'est pas notre empire. Saut
chez des isolés ou des exaltés, pas de germanophilie, si ce n'est
sous les espèces de l'anglophobie. On est violemment anti-
anglais, on n'est pas pour cela pro-germain. We serve neither
King nor Kaiser, but Ireland. Si l'Allemagne était victorieuse,
que gagnerait l'Irlande a changer de maître ? « Que l'Alle-
magne veuille s'emparer de l'Irlande, dira un jour de Valera,
ceux qui résistent aujourd'hui à l'Angleterre seront les pre-
miers à lutter contre elle. » Mais on ne se sent pas en guerre
contre les Allemands : ils ne nous sont rien, ils ne sont même
pas nos ennemis...
Il y a eu, nul n'en ignore, des intrigues germano-irlandaises
durant la guerre : il y a eu Gasement et ses vains efforts pour
enrôler au service de l'Allemagne les Irlandais prisonniers, il y
a eu les envois d'armes en Irlande et les sous-marins boches sur
les côtes. Tout cela a été machiné par les Irlandais-Américains,
dont ce cerveau brûlé de Casement est l'agent, brûlé, lui aussi,
depuis longtemps. En Irlande même, il n'y a, pour s'y laisser
prendre, qu'un petit nombre d'énergumènes qui prétendent
LE DRAME IRLANDAIS. 589
d'ailleurs que l'Irlande, dont les droits d'Etat souverain sont
imprescriptibles, est justifiée à s'allier avec telle Puissance qu'il
lui plait, comme elle a fait avec la France au temps d'Humbert
et de Hoche. Lors de la rébellion de Pâques 1916, pendant la
« république des six jours » à Dublin, ils ne craignent pas de
placer dans laproclamation du gouvernement provisoire une allu-
sion à leurs braves alliés d'Europe. » L'imputation d'entente
avec l'Allemagne, le Sinn Fein l'a, quant à lui, toujours repoussée,
comme il a repoussé toute responsabilité dans la rébellion de
Pâques : il n'était alors encore ni pour la république ni pour la
révolution armée.
Il n'a pas fait la rébellion de 1916, ce serait plutôt elle qui
l'a fait, du moins qui a fait de lui ce qu'il est devenu. L'échec
du soulèvement démontre à tous l'impossibilité de la lutte à
armes égales contre la puissance anglaise : découragés, finis,
les ultras de l'extrémisme viennent alors au Si?in Fein. C'est à lui
aussi que vient peu a peu le gros du pays, c'est à lui que profite
la poussée de révolte due à la guerre et qui suit la répression
militaire de 1916, puis l'échec du home ride et de la Convention
de 1917-1918. Porté par le sentiment populaire, il devient ainsi
un parti politique. En novembre 1917, il compte 1 200 clubs
dans le pays; M. de Valera passe à la tête du mouvement, aux
lieu et place de M. Griffith : l'homme d'action prime l'homme
de pensée. Il triomphe enfin aux élections générales de décembre
1918. En même temps, ses tendances se sont modifiées avec sa
situation ; un grand parti ne peut se contenter d'une politique
d'attente et à lointaine échéance. Sans rien abandonner de ses
principes anciens, il se rallie à l'idée républicaine, non par
amour de la république, mais pour réserver la forme future de
la constitution. Il se rapproche aussi des idées de la « force
physique, » qu'il entend adapter aux circonstances et aux pos-
sibilités. Voilà le Sinn Fein au pouvoir, devenu républicain et
révolutionnaire.
III
Il ne se lance pas, pour débuter, dans la révolution, dans la
« force physique, » qui ne viendront que plus tard, à défaut
d'autres moyens. C'est, sinon la république, du moins un
« gouvernement » révolutionnaire et républicain qu'il cherche
REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord & constituer, usant à cetle lin des procédés qu'il a tou-
jours prônés, résistance passive, reconstruction d'Erin en
dehors de la loi anglaise et malgré elle.
l»»>s le 21 janvier 191!) se réunit h Dublin l'Assemblée INa-
tionale d'Irlande, la Dail Eireann, où sont convoqués tous les
députés élus le mois précédent. Sur soixante-treize élus du Sinn
/•'tin, trente-six sont alors en prison, quatre en exil, il n'y a
qu'une trentaine de membres présents : jeunes gens pour la
plupart, ardents, intransigeants, ignorant la crainte comme le
compromis, sans expérience ni sens des réalités, et avec eux
quelques hommes plus âgés, quelques « vieilles barbes » aca-
démiques. La Dail vote une solennelle Déclaration de l'Indé-
pendance irlandaise, elle arrête une Constitution provisoire et
élit un ministère de cinq membres. Dissoute au mois de sep-
tembre suivant, elle continue à se réunir secrètement par
intervalles.
Le nouveau « Gouvernement » d'Irlande se pose en suppo-
sant au Gouvernement anglais en Irlande, qu'il s'ingénie à
empêcher de gouverner, tout en s'efforçant de gouverner lui-
même, et de créer pour son compte des institutions nationales
qui se substitueraient peu à peu aux institutions établies. Entre
le gouvernement britannique et le gouvernement républicain
et révolutionnaire, la lutte s'engage, lutte où ce dernier
marque d'abord de curieux succès.
Il s'occupe d'abord du bien-être économique du pays. Il fait
procéder à des enquêtes sur les ressources nationales, travaille
à créer des industries nouvelles, une flotte de commerce; il
lutte contre l'émigration, contre l'alcoolisme, contre l'abus des
importations anglaises et des exportations de denrées alimen-
taires; il émet un emprunt en Irlande, un autre en Amérique.
Puis il met la main sur l'administration locale : aux élections
de janvier et juin 4920, les assemblées de comtés, de districts,
de villes, passent en grand nombre au Sinn Fein; elles s'affi-
lient à la Dail et affectent d'ignorer les autorités britanniques.
Enfin il institue dans une bonne partie du pays une justice et
une police, qui arrivent à fonctionner passablement. Des cours
républicaines de justice se tiennent un peu partout, au crimi-
nel comme au civil; il y en a, au mois de juin 1920, dans
vingt-six comtés à la fois. Elles sont assistées par une police
républicaine, composée de volontaires. Elles jouissent d'une
LE DRAME IRLANDAIS.
591
certaine autorité; les journaux unionistes rendent eux-mêmes
témoignage à leur diligence et à leur compétence; on voit des
Anglais recourir à cette juridiction illégale, mais honnête et
impartiale. L'agitation agraire avait commencé à se donner
carrière, dans l'Ouest, à la faveur des troubles : les cours d'ar-
bitrage répriment le désordre, et réussissent souvent à transfé-
rer des terres à l'amiable du propriétaire à l'exploitant. Cepen-
dant les tribunaux officiels se voient désertés ou empêchés de
fonctionner; les magistrales ou juges de paix démissionnent en
masse; jurés et témoins font défaut; les accusés manquent
souvent aussi, la police régulière ne réussissant pas à se saisir
de leur personne. A Birr, le 8 juin 1920, on pouvait voir un
juge royal siéger dans un tribunal vide, tandis que, de l'autre
côté de la rue, une cour républicaine jugeait les affaires inscrites
au rôle du premier.
Il arrive ainsi qu'au printemps de 1920, en bien des régions,
l'autorité de la couronne n'est guère plus qu'un mot. Surpris
par cette génération spontanée de pouvoirs extra-légaux, le
gouvernement britannique a fléchi d'abord, et laissé faire.
Mais il se reprend, et il riposte. Il fait la chasse aux juridic-
tions révolutionnaires, il poursuit et emprisonne juges et poli-
ciers volontaires, avec ce résultat qu'il n'y a bientôt plus de
justice du tout. Aux conseils locaux républicains il coupe les
vivres en refusant les subventions ou parts d'impôt qu'il devait
leur verser et qui représentent une grosse part de leurs res-
sources, de sorte que ces conseils, n'osant charger leurs admi-
nistrés de lourdes taxes nouvelles, se voient bientôt à quia,
forcés de réduire les services, de les supprimer parfois : parfois
on relâche les aliénés, on ferme les hôpitaux. C'est l'anarchie
locale. Comment cela pouvait-il finir? La révolution pacifique
ne saurait réussir que contre une autorité qui s'abandonne.
La lutte ne pouvait se prolonger qu'en se transformant, en
passant du terrain civil à celui des armes.
Parallèlement à ce travail intérieur, le « gouvernement »
républicain poursuit d'ailleurs une action au dehors : il s'efforce,
par une habile propagande, d'obtenir des Puissances la recon-
naissance diplomatique et de donner à la question d'Irlande le
caractère international. Dès le mois de janvier 1919, la Dail a
lancé un « Appel aux Nations » où elle affirme les droits histo-
riques et l'indépendance d'Erin, en demandant aux « Nations
."'.02 REVUE DES DEUX MONDES.
libres » de reconnaître l'Irlande, en qualité de libre nation el
d'admettre la « République irlandaise » à faire valoir ses titres
au Congrès de la paix; elle a nommé ses « ambassadeurs » à
Paris. L'Irlande républicaine se fait alors bien des illusions sur
les dispositions des Alliés et sur l'appui que les Etats-Unis
pourraient prêter à sa cause. Que de grands et vains espoirs ont
■ veillé en elle les manifestes par lesquels le Président Wilson a
promis la paix de justice et appelé le règne du droit fondé sur la
libre disposition des peuples et le consentement des gouvernés!
I- a Chambre des Représentants n'a-t-elle pas voté, le 4 mars 1919,
une déclaration intercédant pour l'Irlande auprès de la Confé-
rence de Paris, et le 4 juin suivant, le Sénat de Washington
n'a-t-il pas approuvé, à l'unanimité moins deux voix, une
motion où il se déclare favorable à la volonté de l'Irlande d'avoir
un gouvernement de son choix, et où il demande à la Confé-
rence d'entendre les délégués irlandais? A Paris même, la pro-
pagande irlandaise est appuyée par la présence de trois envoyés
irlando-américains, MM. Walsh, Dunne et Ryan, qui remettent
au Président Wilson un mémoire, — en quatorze points, comme
de juste, — sur les revendications irlandaises, et profitent d'ail-
leurs de leur séjour en Europe pour aller faire une enquête
de visu dans l'Ile Verte, d'où ils rapportent contre le gouverne-
ment du « Château » un violent acte d'accusation. Pourtant, les
espoirs diplomatiques de l'Irlande devaient fatalement se voir
trompés. MM. O'Kelly et Gavan Duffy, délégués du « gouverne-
ment élu de la République irlandaise, » déposent bien à la
Présidence du Congrès la requête de l'Irlande; mais l'Irlande
n'est pas admise à la Conférence, — elle ne pouvait pas l'être,
étant sortie de la guerre en vaincue, et sujette toujours de la
grande victorieuse, l'Angleterre, — et la requête de ses délégués
n'est même pas reçue officiellement. L'échec est consommé par
l'article 10 du Pacte de la Société des Nations, qui dispose que
<( les membres de la Société s'engagent à respecter et à maintenir
contre toute agression extérieure l'intégrité territoriale et
l'indépendance politique présente de tous les membres de la
Société. » C'est, par prétérition, la condamnation en règle de
l'Irlande. Mais cette condamnation, elle ne l'accepte pas, et
elle agit énergiquement contre le Traité de Versailles dans le
seul pays où elle dispose de quelque influence, aux Etats-Unis,
où le « Président » de Valera, échappé de sa prison anglaise,
LE DRAME IRLANDAIS. 593
va faire dans l'automne de 1019 une intense propagande. A
New-York, il reçoit du maire Hylan le droit de cité. Les Étals-
Unis, on le sait, rejetteront le Pacte des Nations. Mais sera-ce
un succès que ce rejet dû avant tout à des causes proprement
américaines, et qui après tout n'avancera en rien les affaires
de l'Irlande? L'Irlande aura re'ussi seulement à intéresser
l'opinion, apprenant, un peu tard et à ses dépens, que la poli-
tique des grandes Puissances n'est pas faite de sentiment, et que
le courage moral, le désintéressement et la générosité, n'y ont
hélas! pas leur place.
IV
L'Irlande n'a donc plus rien à espérer, et l'Angleterre plus
rien à redouter, d'une intervention étrangère. Dans le silence
du monde indifférent, elles sont bien seules, terriblement seules,
en face l'une de l'autre. Dès lors, entre l'une et l'autre, c'est le
recours aux armes. L'Angleterre resserre l'étau de la coercition,
l'Irlande lâche la « force physique. » Qui a commencé? Ques-
tion vaine dans une lutte qui dure depuis sept siècles. La vérité
est que, de chaque côté, on veut en venir aux mains : l'Irlande,
dans cette idée que, les voies de droit étant épuisées, c'est la
seule ressource qui lui reste ; l'Angleterre, dans cette pensée
qu'après avoir tout tenté pour concilier Erin, il ne lui reste
plus qu'à la mater. L'Angleterre proclame que la répression
répond à la rébellion : les « représailles » n'ont commencé,
affirmait naguère M. Lloyd George, qu'après que cent policemcn
eurent été assassinés. L'Irlande, d'autre part, proteste qu'en s'in-
surgeant elle ne fait que résister à la coercition, et user de légitime
défense : que l'agression britannique cesse, la riposte cessera !
Elle déclare cette coercition intolérable et effroyable : en 1917,
340 arrestations politiques, 24 déportations, 2 meurtres de civils;
en 1918, 1 106 arrestations politiques, 77 déportations, 5 meurtres
de civils (restés impunis comme l'année précédente), 260 raids
sur maisons privées : cela avant que l'Irlande se soit rendue cou-
pable d'un seul attentat depuis la rébellion de Pâques. C;3 n'est
qu'en janvier 1919 que le premier policeman, est tué; il y en
aura 15 ou 16 en 1919. La coercition, d'ailleurs, ne cesse de
s'aggraver. En septembre 1919, le « Château » supprime toutes
les organisations politiques vivant au grand jour, poussant ainsi
TOME i.\v. — iU:M ;18
594 REVUE DES DEUX MONDES.
le pays vers les sociétés secrètes et laissant le champ libre aux
violents; la réponse est l'horrible attentat de décembre contre
le maréchal French. Si rude est l'oppression que le Times y
voit de la provocation, accusant le « Château, » ou la coterie
réactionnaire qui y règne, de pousser l'Irlande à une révolte
qui serait ensuite noyée dans le sang, ou tout au moins de sou-
lever dans le pays un état de choses tel qu'un règlement
devienne impossible : autrement dit, le jeu joué par Pitt
en 1798, et qui aboutit à la suppression du Parlement de Dublin
et à l'Acte d'Union. De janvier 1919 à mars 1920, les Irlandais
ont compté 22 279 raids sur les maisons, 17 meurtres, 2332 ar-
restations politiques, 151 déportations, et 402 édits de suppres-
sion de réunions ou de journaux.
Quoi qu'il en soit, on constate qu'à partir du début de 1920,
la violence, de part et d'autre, s'affranchit de tout frein et se
donne libre carrière. Le « Château » veut rétablir son pouvoir
à tout prix : le Sinn Fein veut à tout prix détruire ce pouvoir,
expulser du pays le gouvernement britannique, en l'usant, en
le paralysant, en démontrant que la coercition est impuissante
et que l'Irlande est ingouvernable par l'Angleterre. En même
temps que, du côté des « forces de la couronne, » la coercition
s'exaspère sous la forme de « représailles, » on voit du côté
irlandais l'insurrection s'organiser et les attentats, qui jus-
qu'alors étaient restés isolés, sporadiques, faire place à une
campagne systématique, à un plan concerté et coordonné pour
la « suppression » du gouvernement britannique et de ses
agents, de tous ceux qui, du haut en bas de l'échelle, participent
à son service.
L'insurrection ? Non pas le soulèvement en masse, l'offen-
sive ambitieuse, où la partie serait trop inégale, car il est clair
que contre la force militaire anglaise l'Irlande est impuissante
en bataille rangée ; mais la guérilla, quotidienne, partout pré-
sente, douée de mille formes depuis le meurtre ou l'incendie
isolé, l'embuscade banale ou le coup de main local, jusqu'aux
grands raids et aux attentats retentissants ; la guérilla anonyme,
ingénieuse, qui agit par la vitesse et la ruse, la surprise et le
guet-apens, dans l'imprévu et le mystère, éclatant toujours là
où on ne l'attend pas, énervant le civil sous la menace
constante du coup de revolver ou de bombes, usant la force
armée dans l'alerte continuelle et l'attente de l'attaque sou-
LE DRAME IRLANDAIS. 595
daine où en quelques instants elle verra ses hommes tués, ses
communications coupées, ses positions enlevées, ses armes arra-
chées, sans parfois qu'elle ait le temps de se reconnaître et dose
défendre. — C'est donc le crime organisé? — C'est la guerre,
répond le Si?in Fein. Par le vote et la volonté du peuple, le
gouvernement républicain est le gouvernement de droit de
l'Irlande, nous le faisons respecter en luttant comme nous
pouvons contre, l'usurpateur qui occupe notre pays; nous ne
sommes ni des anarchistes en révolte contre l'autorité légitime,
ni des impérialistes en mal de conquête, mais les vengeurs et
libérateurs de notre patrie foulée aux pieds par l'oppresseur
étranger. — Pour cette « guerre, » il a de l'argent : il en a
d'Amérique comme il veut ; il en lève sur le pays par contribu-
tions volontaires ou forcées ; quand il peut, il en prend sans
scrupule aux autorités britanniques. — Il s'est créé une
armée. Rien sans doute qui ressemble à ce qu'on entend d'ordi-
naire par ce mot, mais quelque chose de redoutable tout de
même, parce qu'insaisissable : des volontaires, — dans le
nombre' il y en a que la Terreur républicaine a forcés à se
porter tels, — appelés au fur et à mesure des besoins, assez dis-
ciplinés, très braves, vivant et combattant dans l'ordre dispersé,
formés en petits détachements mobiles, en colonnes volantes,
comme autrefois nos Vendéens, vivant sur le pays, cachés dans
les villes, ou bien retirés dans la campagne, sur les collines
d'où ils descendent à l'improviste pour « opérer » et où ils
retrouvent asile, l'opération faite ; ils sont à la fois partout et
nulle part ; parfois des femmes, des jeunes filles leur apportent,
au moment voulu, cachées sous leurs jupes, les armes, soigneu-
sement mises à l'abri le reste du temps ; secrètement réunis,
ils frappent leur coup et s'évanouissent dans la nuit, dans la
foule, ou dans le bled. 11 y aurait ainsi deux cents bataillons,
forts de 100 à 1000 hommes chacun : c'est Yirish republican
Army, commandée par Michaël Collins. Plus la coercition bri-
tannique est violente, plus les volontaires affluent, dit-on ; le
jour où le petit Kevin Barry, âgé de dix-sept ans, fut pendu,
plusieurs centaines de jeunes gens s'enrôlèrent à Dublin.
Ces hommes-là sont prêts à tout et feront n'importe quelle
besogne contre le gouvernement ennemi, ses « mercenaires » et
ses « suppôts. » Cela commence petitement, puis le cadre des
opérations s'élargit peu à peu. Les armes et le matériel
896 REVUE DES DEUX MONDES.
manquent: ce n'est qu'un jeu de s'en procurer, fusils et revol-
vers, et aussi bombes et grenades, explosifs, voire motocyclettes
et automobiles, par des attaques sur les postes de police, les
casernes, les détachements réguliers en marche, les trains de
ravitaillement militaire. Ce n'est qu'un jeu de brûler en
quelques jours, comme on fait au printemps "de 1920, dans
l'Ouest, 180 casernes de la Constabulary , les dites casernes
ayant d'ailleurs été préalablement évacuées par la police qui,
en se retirant dans les villes, où elle est mieux protégée, a ainsi
abandonné aux. républicains de larges régions rurales. On brûle
un peu partout des tribunaux, des bureaux du fisc ; en mai
1921, on brûle à Dublin, non sans pertes de vies humaines, les
bâtiments de la Douane où résident le Local Government Board
et l'administration de YIncome Tax. On coupe les fils télégra-
phiques et téléphoniques, on détruit les postes centraux, on
attaque et on pille les bureaux de poste, on met la main sur
les autos postaux et les courriers officiels, on tente de forcer
les prisons pour délivrer les amis. On enlève et on met à
l'ombre des généraux, des officiers, des magistrales, des land-
lords, parce qu'ils travaillent contre le parti. On fait des
descentes et perquisitions dans les maisons privées ; on incendie
parfois les demeures des adversaires.
A Dublin, la police métropolitaine, neutralisée et désarmée,
est épargnée ; de même, en général et sauf le cas de repré-
sailles, les Tommies qui, à la ville, flânent le soir sans armes
dans les rues au bras de leur girl, les officiers en dehors du
service, exception faite pour les officiers des cours martiales.
Mais dès le début on s'est largement attaqué à la Royal irish
Constabulary , cette police militaire, très puissamment armée,
composée surtout d'Irlandais, — des traîtres dont il faut purger
le pays, — et qui, de fait, affaiblie par le découragement, les
démissions, l'arrêt du recrutement indigène, dut bientôt être
rénovée par l'adjonction des Black and Tans et des « Auxiliaires, »
de sinistre réputation : ceux-ci sont devenus le gibier ordinaire
des républicains, les officiers de la Constabulary , inspecteurs de
district ou de comté, représentant les pièces de choix. On frappe
les agents directs ou indirects du « Château, » les témoins à
charge, les « activistes » qui prêtent leur concours à l'autorité
britannique dans la guerre contre l'Irlande. On « exécute » sur-
tout les espions et les délateurs, à quelque sexe qu'ils appar-
LE DRAME IRLANDAIS.
591
tiennent; sur le cadavre, abandonné au bord d'une route, un
papier est souvent épingle portant ces mots : « Jugé, condamne
et exécuté. Espions, gare à vous! Armée républicaine irlan-
daise. » Jugé, c'est une façon de parler, car point de procès et
point de défense. Cette soi-disant justice élant fort expéditive,
des erreurs sont commises, et parfois reconnues. La « Terreur
verte » ne regarde pas aux moyens pour imposer sa loi, et croit
se justifier en arguant des nécessités de la guerre qui font que
le Sinn Fein en campagne doit assurer ses arrières et que,
vivant de la confiance du pays, il a le droit de se montrer impi-
toyable pour les traîtres comme le devoir de tenir en respect
tous ceux qui seraient tentés de désobéir à ses ordres ou de nuire
à sa cause.
On tue n'importe quand et n'importe où, au domicile de la
victime, à l'hôtel, au restaurant, au cinéma, en tramway, en
pleine rue : un coup de feu, l'homme tombe et le meurtrier
s'éclipse; ou bien, quatre ou cinq affidés tirent la personne à
part et lui font son affaire à quelques pas de là. La plupart du
temps, telle est la terreur que personne des assistants n'ose
bouger, car chacun sait qu'au moindre mouvement dix brow-
nings seraient braqués sur lui, et personne n'ose témoigner en
justice, car nul n'ignore qu'il y va de la vie.
Vis-à-vis des forces de la Couronne, avec de l'audace, du
coup d'œil et de la vitesse, le coup de main réussit souvent. On
fait des raids sur les postes armés, les blockhaus et les casernes.
On fait sauter ou dérailler les trains de troupes. On attaque au
fusil ou à la grenade les auto-camions chargés de soldats ou de
constables, dans la rue ou dans la campagne : des civils sont
tués ou blessés au cours de l'affaire, qu'importe! On assaille,
par embuscades soigneusement « tendues, » des partis de régu-
liers. Le commandant de compagnie, qui a charge de l'opéra-
tion, prépare les choses dans le plus petit détail; il distribue les
rôles, qui aux bombes, qui au fusil, qui au revolver, il place
ses hommes, organise les patrouilles, envoie des scouts en
information, dispose les arrière-gardes et les lignes de retraite;
il rend compte à ses chefs par écrit. Pour peu que l'affaire en
vaille la peine, on détruit les ponts, on bloque les routes, on
creuse des tranchées, on coupe les fils télégraphiques, on
« isole » une région ou une ville. Parfois ce sont ainsi de
vraies petites batailles qui durent plusieurs heures et où, de
98 REVUE DES DEUX MONDES.
part et d'autre, sont engagées plusieurs centaines d'hommes.
On ne saurait dire que, dans cette guérilla, au milieu de
ces crimes, il ait manqué de traits chevaleresques; mais l' hor-
reur y tient une plus grande place. Ne parlons pas ici du petit
et vil terrorisme quotidien, du boycottage, de ces jeunes filles a
qui on coupe la chevelure parce qu'elles fréquentent ou servent
la constabulary. Mais comment verrait-on, par exemple, sans
répugnance, pour ne pas dire davantage, ces républicains qui
revêtent parfois des uniformes anglais dans leurs « opérations, »
ou se mêlent à la foule des femmes et des enfants pour faire le
coup de feu ? Quoi de plus affreux que le meurtre de ces femmes
aux côtés de leur mari? Et quelle atrocité pire que celle de ce
« dimanche rouge, » — 21 novembre 1920, — où, à Dublin,
une douzaine d'officiers britanniques furent assassinés le matin,
tous à la même heure, quelques-uns dans leur lit et sous les
yeux de leur femme? Au crime politique s'ajoute d'ailleurs le
crime de droit commun. Le désordre appelle le pillage. La
vendetta privée a beau jeu de s'exercer sous le couvert des
« exécutions d'espions. » Tel iincendie de château ou meurtre
de notable rappelle ceux des whileboys d'autrefois. Comment y
aurait-il de borne ou de frein au crime quand, les fondements
premiers de la société étant renversés, le crime lui-même est
devenu loi?
■
V
Et quand, il faut le dire, les agents de la puissance publique
rivalisent d'excès et de violences avec les révolutionnaires.
A une répression très rigoureuse, mais juste, nul n'aurait
trouvé à redire. Devant le crime, en principe et sauf abus, la
rigueur est légitime autant que nécessaire. Avec tout l'arsenal
des lois de coercition, avec le Peace Restura'tnn Act de 1920 qui
supprime le jury et organise les cours martiales,, avec l'état de
siège appliqué en décembre au Sud-Ouest de l'Irlande (1), le
(1) De ce chef, le commandement militaire prend le pouvoir dans la région.
La police, qui d'ordinaire relève du « Château, » passe sous son autorité (ce qui,
en fait, n'a que des avantages). Ordre a été donné à la population de remettre
dans un certain délai les armes que chacun posséderait, sous peine de mort :
l'ordre u'a d'ailleurs pas été obéi. Interdiction, sous peine de mort, de donner
aide, soutien ou asile aux rebelles. Les réunions de plus de six personnes sont
interdites. Couvre-feu à sept heures du soir, avec interdiction de circuler la nuit.
LE DRAME IRLANDAIS. 599
gouvernement s'est muni de pouvoirs considérables pour la
répression comme pour la prévention. Il peut, sur simple
soupçon, emprisonner les gens, les déporter, les interner dans
des camps de concentration; ceux-ci contenaient, à la fin de
juin dernier, 3 252 personnes, et il y avait alors en prison
1 579 individus non jugés, plus 4 227 condamnés en cours de
peine. Il peut faire visiter toute maison privée et à toute heure;
arrêter, interroger et fouiller à la ville tous les passants pris
dans un coup de filet, tous les occupants d'un train ou d'un
tramway, tous les spectateurs d'un cinéma ou tous les fidèles
dans une église; cerner par la force publique un quartier, un
bourg ou un village, avec vaste déploiement de troupes, de
tanks, d'autos blindées, de mitrailleuses et de fils de fer bar-
belés, en vue de recherches et perquisitions minutieusement
opérées homme par homme et local par local. Il restreint ou
parfois interdit la circulation; il exerce sur les journaux et cor-
respondances la plus stricte censure.
De pareils pouvoirs ne sauraient toujours s'exercer avec me-
sure. De fait, il est déplaisant de voir les têtes mises à prix, les
primes promises aux délateurs, les suspects placés en otages sur
les voitures, les prisonniers politiques mis au régime des crimi-
nels ordinaires, les descentes de police tourner à la persécution
ou s'effectuer en pleine nuit chez des religieuses cloîtrées ou à
l'église pendant l'adoration des quarante heures. Il est alar-
mant de voir en cours martiales des sentences trop dispropor-
tionnées à l'offense, et des condamnations capitales contre qui
protestent les juges les plus haut placés. L'abus est aisé et,
avouons-le, presque fatal. Mais ce que la conscience publique
est toujours en droit d'exiger, c'est que, dans l'exercice de la
répression, si rigoureuse soit-elle, l'autorité, qui représente la
légalité et l'ordre, apporte toujours l'ordre et la légalité : c'est
là l'essentiel, et c'est ce qui a essentiellement manqué.
Certes il n'était pas facile de lutter contre le crime, quand
nul ne se souciait de prêter son concours à l'autorité dans cette
lutte. Il n'était pas facile de venir à bout de la guérilla, quand
A la porte de chaque maison doit être afQchée la liste des habitants. — Dans le
district de West Cork, en février, l'autorité militaire prescrivit l'enrôlement
forcé de tous les hommes de dix-sept à cinquante ans en qualité de « gardes
civils, » et leur formation en pelotons de garde chargés de s'opposer aux
embuscades ou attaques des finit feiners, sous leur responsabilité personnelle.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autorité était abhorrée par les quatre cinquièmes de la popu-
lation. Il y avait là un problème nouveau que l'esprit britan-
nique, lent a se retourner, à s'adapter, n'était pas prêt à résoudre
impromptu. Pour dompter le Sinn Fein et reprendre en mains
un gouvernement qui, vers le milieu de 1920, semblait sombrer
dans l'impuissance, la défiance et l'anarchie, il fallait rétablir
l'ordre en procédant à une occupation massive du pays, au
moyen de forces bien en mains et très disciplinées, il fallait
réduire par d'habiles opérations militaires l'armée républicaine,
tout en assurant à la masse du pays la protection des lois, en se
faisant de la population une alliée et non une ennemie, en
conquérant en vue de l'œuvre à accomplir l'appui de l'opinion
par une équitable politique de concessions. Le gouvernement
britannique, soit qu'il ait manqué en temps utile de la claire
vision des nécessités, soit que, devancé par les événements, il
se soit vu pris de court, se laissa mener par d'autres voies.
Tandis que M. Lloyd George déclare bien haut qu'il ne s'agit
que de mettre la main sur la « bande d'assassins » et de déli-
vrer l'Irlande du joug de quelques centaines de brigands, après
quoi la population viendra d'elle-même à résipiscence et l'ordre
renaîtra comme par enchantement, en fait, c'est toute l'Irlande
nationale qui va être mise à feu et à sang au nom de l'autorité
britannique; le « Château » ne sait qu'inaugurer un régime
dont l'effet, sinon l'objet, sera de combattre la terreur par la
terreur et de répondre au crime par le crime : c'est le régime
dit des « représailles, » appliqué par les Black and Tans et les
« Auxiliaires, » avec l'assistance de l'armée.
L'armée régulière, — il y a eu, dit-on, jusqu'à 60 000 sol-
dats britanniques en Irlande, — c'est, dans les forces de la
Couronne engagées dans la guerre irlandaise, ce qu'il y a de
mieux, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne se soit pas elle-même
rendue coupable d'excès graves. Tommy, tout jeune, blond et
rose dans son khaki, a d'ordinaire de la tenue et de la disci-
pline. Il combat l'armée républicaine, il sert notamment à de
vastes opérations d'encerclement, éclairées par avions, des-
tinées à réduire les Comitadjs irlandais qui tiennent la cam-
pagne; inapte aux choses de la police, il n'est censé faire en cette
matière que prêter main-forte à la Royal irish Constabulary,
corps d'ailleurs lui-même beaucoup plus militaire que civil,
créé par Peel au milieu du siècle dernier. Cette Constabulary,
Le drame irlandais. G01
organe d'exécution du « Château, » s'est trouvée au printemps
de 1920 défaillante : ces Irlandais se refusaient à faire la guerre
à l'Irlande. En hâte, non seulement on combla les vides, mais
on doubla les effectifs en enrôlant comme on pouvait en Grande-
Bretagne des recrues parmi les démobilisés et les sans-travail,
y compris, dans le nombre, des gens peu recommandables qui
très vite gâtèrent le reste. Comme au début ils portaient avec
le khaki quelque effet d'uniforme noir de la Constabulary , ils
se virent appelés Black and Tans, noirs et khakis, du nom d'une
race célèbre de chiens de chasse de Limerick. De plus on les
renforça par une formation soi-disant d'élite, les « Auxiliaires, »
recrutés en Angleterre parmi les ex-officiers de la guerre, les-
quels eurent rang de « cadets » tout en servant comme cons-
tables : plus instruits que la masse des 15 000 Black and Tans,
choisis dans des milieux plus cultivés, ces 15 à 1 600 Auxiliaires
sont aussji plus indépendants; jeunes, allants, énergiques, ils
semblent, quand ils partent en opérations, béret sur la tète,
rifle en main et revolver pendu au côté, de frais et joyeux chas-
seurs en quête d'un good sport.
Vu l'urgence, on n'a pris le temps ni de les discipliner, ni
de les encadrer comme il faut; on les a lâchés sur le pays,
comme pour une expédition « punitive, » avec le sentiment que
tout est permis contre ces traîtres et ces criminels que sont les
irish swine. Ils savent que l'autorité est restée jusqu'alors impuis-
sante à châtier le crime : ils s'en chargeront ! Vivant au milieu
d'une foule en grande partie hostile, de laquelle les hommes de
l'armée républicaine ne se distinguent pas à première vue,
puisque cette armée n'a pas plus d'uniforme que n'en avaient
les Boers il y a vingt ans, conscients que de la poche du premier
venu dans cette foule peut à tout instant jaillir un revolver ou
une grenade, ils sentent que leur vie est dans leurs mains, ils
se disent que leur sécurité n'est faite que de la crainte qu'ils
inspireront : oderint dum mctuant! Instinct de conservation,
esprit de vengeance et de licence, tout s'unit pour les porter à
faire la guerre à la nation entière. Ils sont là comme en pays
conquis, — comme les Allemands en Belgique en 1914, a dit le
général sir H. Lawson, — déliants, grondants, violents. Brimer,
brutaliser, terroriser la population, ne serait-ce pas d'ailleurs le
meilleur moyen de la forcer à« évacuer » ses mauvais éléments?
Ils s'en donnent. Comme les républicains coupent parfois les
602 REVUE DES DEUX MONDES.
cheveux des Irlandaises lièdes ou suspectes, ainsi font-ils à leur
tour aux jeunes et jolies sinn-feinistes. Ils répandent les lettres
de menaces et les avis comminatoires, signés Black and Tan, ou
d'un cràneavecdeux tibias croisés. Ils menacent les femmes pour
alk'indre les maris. En marche, ils tirentsur les fenêtres des mai-
sons, ils tirent aussi sur les gens qui se sauvent à leur approche.
Ils maltraitent à plaisir ceux chez qui, la nuit, ils perquisi-
tionnent : portes ou fenêtres enfoncées, les gens enfermés pen-
dant la fouille, les enfants parfois séparés de leur mère et laissés
seuls en présence des policiers, les choses mises au pillage, les
brimades, les interrogatoires sous le canon du revolver, les cris
de pufem up! Coups et violences sont monnaie courante. Ils
« cognent » à tort et à travers : c'est le régime du knout, déclare
un correspondant anglais. Il leur arrive de jeter les gens à
l'eau. Ceux qu'ils arrêtent sont « passés à tabac » et brutalisés
de mille façons. A Cork, en décembre, on a vu des Auxiliaires
chasser devant eux la foule à coups de fouet. A Kinvara, comté
de Galway, en février, ils mettent par terre à nu sept hommes,
les rouent de coups, leur font chanter God save the King avant
de les faire fuir, non sans leur tirer dessus pendant leur course.
Quand ils arrivent dans une région nouvelle et jusqu'alors
paisible, on peut être sûr qu'après quelque temps d'excitations
il y aura des troubles : c'est ce qui s'est passé à Waterford dans
l'été de 4920, puis à Ardree et à Drogheda après l'installation
du camp de Gormanstown. Ainsi, sous couleur de combattre
le crime et de tenir les criminels en respect, ils ne font que
révolter la population traitée tout entière en ennemie et alla
turca. Les officiers, débordés, ferment les yeux le plus souvent.
C'est l'indiscipline et la violence déchaînées contre l'insurrection.
A ce régime les hommes se démoralisent vite, surtout que
dès le début et pendant des mois, sûrs de l'impunité, ils se
sentent les maîtres, et leurs maîtres ; l'ivresse fréquente accroil
leur malfaisance; ils perdent tout respect de la propriété privée
comme de la vie humaine. Vols et pillages sont constants et
courants. Ils entrent, le revolver à la main, dans les magasins
et raflent valeurs et marchandises : nombre de commerçants
ont été ainsi ruinés. Tout en fouillant les gens, au cours des
coups de filet, dans la rue, il arrive qu'ils les dépouillent. Les
perquisitions offrent naturellement des tentations et des occa-
sions : sous prétexte de rechercher des armes ou des gens en
LE DRAME IRLANDAIS. 603
fuite, ils subtilisent argent, bijoux, et spécialement aussi
liqueurs. — Ils détruisent aussi, et ils brûlent. Ils mettent les
maisons à bas et à sac, ils brûlent ou font sauter des édifices
municipaux, des bâtiments commerciaux, des usines, des
fermes, dont on a chassé les habitants : c'est que des suspects
résident là, des sinn-feiners notoires, ou des individus « recher-
chés, » ou bien c'est qu'un crime républicain a été commis
dans le voisinage, si toutefois ce n'est pas de leur part simple
volonté de terroriser. Souvent, pour « opérer, » ils s'habillent
en civil et se couvrent le visage d'une toile blanche percée de
trous pour les yeux, ou de véritables masques qui, sous le nom
de goggles, leur sont fournis « pour service de nuit » par les
autorités. Parmi les incendies systématiques, il faut signaler
ceux des creameries, ou « fruitières, » comme on dit chez
nous, qui depuis vingt-cinq ans ont été créées en grand nombre
dans les campagnes pour la fabrication du beurre et du fro-
mage et sont un des facteurs importants de la richesse du pays.
D'avril à novembre 1920, quarante-deux d'entre elles, faisant un
million sterling d'affaires, ont été détruites en toutou en partie,
en réponse à des attaques contre les casernes de police ou au
meurtre d'inspecteurs de la constabulary , ou parfois sans cause
connue; au printemps dernier, le chiffre s'élevait à soixante et
une. Une ferme brûlée, c'est une famille ruinée. Une usine : un
personnel en chômage. Une creamery coopérative : ce sont tous
les paysans de la région qui sont frappés, en tant que proprié-
taires et exploitants, c'est toute la population rurale qui est
atteinte d'un même coup.
Pas' plus que les choses, les personnes ne sont épargnées. Par
vengeance, prévention ou châtiment, les agents de l'ordre se
sont mis à tuer aussi facilement que tuent les révolutionnaires:
coupables, suspects, républicains militants, gens marqués sur
les listes noires. De nuit, masqués, ou la figure noircie, ils en-
trent dans une maison et se saisissent de tel ou tel qu'ils tuent
au lit, ou qu'ils emmènent pour l'abattre dans un champ ou sur
la route, laissant le cadavre là où il tombe. Hasard ou erreur,
dans le trouble et l'excitation, c'est souvent aussi l'innocent
qui est frappé, le passant qui fait de l'embarras ou l'inconnu qui
a le malheur de déplaire : tel le chanoine Magner, âgé de
soixante-treize ans, tué en décembre 1920, alors qu'il interve-
nait pour protéger un cycliste en démêlé avec k police, par le
604 REVUE DES DEUX MONDES.
cadet Hurle, lequel, poursuivi, fut déclaré irresponsable; ou
encore ce vieux steward d'une grande propriété qui est criblé
de balles et laissé pour mort sous prétexte que, quelques mois
auparavant, deux « espions » avaient été « exécutés » par les
sinn-feiners sur un coin du domaine. Parfois la victime est
quelqu'un de notable et haut placé : c'est le lord-maire Mac
Curtain de Cork, le maire Clancy et l'ancien maire O'Callaghan
de Limerick, tués les uns et les autres sous les yeux de leur
femme, les deux derniers en représailles pour le meurtre d'un
général qui avait présidé l'enquête sur l'affaire de Mallow. Les
gens qu'on a arrêtés disparaissent souvent « sans laisser de
traces » : tués alors qu'ils cherchaient à s'échapper, selon la ver-
sion officielle; en réalité, « supprimés » discrètement et délibé-
rément. A côté des meurtres individuels il y a aussi les tueries
collectives, les feux de salve tirés par les patrouilles en auto
sur les passants, les massacres comme celui de Croke Park, à
Dublin, le « dimanche rouge; » pendant un match de football,
sous le prétexte (reconnu faux) qu'on avait tiré sur la police, —
man hat geschossen, — la police tire et tue ou blesse soixante-
treize personnes : c'est la criminelle contre-partie de l'assassinat
des officiers anglais commis le matin même par les répu-
blicains.
Pour couronner l'œuvre de violence, il y a enfin les opéra-
tions d'ensemble, les sanctions collectives, dont les évêques
d'Hibernie ont déclaré, dans leur manifeste du 21 octobre 4920,
que « c'est la vengeance aveugle de barbares, exercée de pro-
pos délibéré contre toute une ville ou toute une campagne, sans
la moindre preuve de complicité, par ceux qui ont la mission
du gouvernement anglais de proléger les vies et les propriétés
et de maintenir l'ordre en Irlande. » Gela commence au début
de 1920 à Thurles; puis au printemps à Fermoy, Limerick,
Bantry, etc. ; en été et en automne a Tuam, Queenstown,
Gahvay, Balbriggan, Tri m, Mallow, etc. Chaque fois, avec des
variantes, le thème est le même. Il y a eu dans la région un
crime des sinn-feiners, ou une tentative d'attentat. Alors, en
pleine nuit d'ordinaire, arrivent des auto-camions remplis de
police ou de troupe, les hommes éventuellement en civil et
masqués, sans officiers, avec tout le matériel nécessaire, explo-
sifs, pétrole, bombes incendiaires, outils de tranchée. Fusillade.
Les habitants fuient à demi vêtus dans la campagne. Quelques-
LE DRAME IRLANDAIS. 605
uns sont tués. On fait sauter ou on brûle tout le village, ou
tout un quartier de ville, ou tout un lot de maisons. Parfois il
n'y a au raid de cause discernable que le désir de faire un
exemple. D'avril à juillet 1920, une soixantaine de villes ou
bourgades ont été ainsi mises à sac en tout ou en partie, et
depuis lors le rythme des « dragonnades » n'a fait que s'accé-
lérer jusqu'à la fin de l'année ; on croirait voir les cités-mar-
tyres de la Belgique ou de nos régions du Nord : « c'est pis
que tout ce que j'ai vu en France, » disait un sergent britan-
nique. Notez qu'il s'agit là d'opérations faites de sang-froid,
sans l'excuse de la légitime défense ou de la chaleur du combat :
les forces opérantes viennent de loin, munies de tout ce qu'il
leur faut; souvent il semble que le choix ait été fait d'avance
des immeubles à détruire. Notez aussi qu'il ne s'agit pas de
frapper les auteurs d'un crime ou d'un attentat : on punit une
collectivité, pour des coupables qui peut-être ne lui appar-
tiennent pas. Ainsi aboutit-on, le 11 décembre 1920, à l'événe-
ment le plus tragique de la série, le sac de Cork. Ce matin-là,
dans une embuscade aux environs de la ville, les républicains
ont tué un « cadet » et en ont blessé onze ; le soir même, l'assaut
est donné à la plus belle partie de la cité par les Auxiliaires el
les Black and Tans qui violentent la population, tirent à tort et
à travers, incendient la bibliothèque Carnegie, le City Hall et
d'autres bâtiments municipaux, une cinquantaine d'immeubles
privés, la majeure portion de Patrick Street; sept millions de
livres de dégâts au bas mot, sans parler du pillage : Cork, écrit
un prêtre, ressemble à Louvain.
Tout cela est « non officiel, » comme on dit là-bas, « non
autorisé, » et « ignoré » en haut lieu. Après Cork, comme après
chaque affaire, le « Château » nie contre toute évidence la res-
ponsabilité des forces de la Couronne, et se contente de mettre
les faits au compte du Sinn Fein : disons d'ailleurs d'une façon
générale qu'il faudrait être bien ignorant des traditions et de
l'esprit qui l'animent pour ajouter foi sans une critique sévère
à ses déclarations ou communiqués, qui ne sont à vrai dire que
des moyens d'offensive ou de défensive diplomatique dont il se
sert sans scrupule dans la guerre qu'il mène contre l'Irlande.
En réalité, les violences, les « représailles » exercées proprio
motu par la police, s'il les condamne en théorie, il les a tolérées
en fait pendant des mois, tacitement approuvées, voire encou-
606 BEVUE DES DEUX MONDES.
ragées en sous-main. Les hommes savent qu'on n'est pas fâché
à Dublin quand ils « voient rouge. » Ils savent qu'on ne dira
rien : de fait, pas de punition adéquate, pas d'enquête publique,
pas de mesure sérieuse pour empêcher le retour du scandale-
Les ordres et circulaires à la police contre les excès sont sans
sanction, donc sans efficacité. En revanche, il y a telles ou telle8
explications publiques du Secrétaire en chef ou même du Pre-
mier ministre qui, par les excuses et félicitations adressées aux
agents, leur sont de véritables incitations au mal; et c'est le
même cas pour ce papier officiel, le Weekly summary, qui leur
est distribué gratis. — Tout de même il vint un moment, — ce
fut après le sac de Cork, — où le « Château » dut, tout en se rési-
gnant à certains aveux, entrer, bien timidement d'ailleurs, dans
la voie de la répression et s'efibrcer de rétablir un peu d'ordre
dans sa maison. Ce n'était pas facile, au moins en ce qui con-
cerne les Auxiliaires et les Black and Tans qui leur ont échappé
des mains et dont l'indiscipline est devenue, à l'école du crime,
une force redoutable. Au cours des trois premiers mois de 1921,
il y eut 43 hommes chassés après jugement des corps de police,
et 24 condamnés en cours martiales; il y eut plus tard dans
l'année quelques exécutions capitales pour assassinat. En
revanche, l'autorité se décide alors à organiser elle-même des
représailles « officielles » contre les républicains, par destruc-
tion méthodique de maisons, fermes et villages, sur l'ordre et
sous le contrôle du commandement, et après avis donné aux
habitants. Le motif, c'est soit qu'une embuscade ayant été
tendue aux environs contre les forces régulières, les habitants
auraient dû savoir et prévenir, soit plus généralement que les
lieux sont habités par des Sirxn Feiners actifs. De janvier à mai,
185 immeubles furent ainsi détruits avec tout leur contenu;
dans le nombre, il y en avait à des loyalistes. Ce procédé de
répression a été largement employé, il y a vingt ans, par les
Anglais au Transvaal, et M. Lloyd George était alors un de
ceux qui protestaient le plus haut contre le farm burning. D'ail-
leurs l'inauguration des représailles officielles n'empêche pas les
autres d'aller leur train. Celles-ci et celles-là s'exercent concur-
remment : la violence par ordre, loin de s'opposer, ne fait que
s'ajouter à celle qui s'exerce sans ordre, contre l'ordre et dans
le désordre.
LE DRAME IRLANDAIS.
COI
VI
Ainsi, du début de 1920 au milieu de 1921, c'est la guerre
sans merci, l'horreur sans nom dans un crescendo de férocité.
C'est un cercle vicieux, une surenchère acharnée d'attentats, de
vengeances et de provocations. Le crime engendre le crime.
Chaque excès d'un côté en appelle un pareil de l'autre. Comme
le « Château » déclare meurtres les soi-disant exécutions aux-
quelles se livre le Sinn Fein, ainsi le Sinn Fein dénomme assas-
sinats les pendaisons auxquelles procède le « Château » sur
arrêts des cours martiales : l'Angleterre, dit-il, « exécute ses
prisonniers de guerre. » Aux représailles, il répond par des
contre-représailles : enlèvements, meurtres de soldats ou d'offi-
ciers, incendies de châteaux, etc. Lorsqu'en février cinq Sinn
Feiners sont mis à mort à Dublin pour coup de main sur la
police, cinq soldats anglais sans armes sont tués le lendemain
en riposte dans les rues de Cork ; puis viennent de la part des
forces régulières les représailles non officielles : il n'y a pas de
raison pour que cela finisse. En janvier, le Sinn Fein déclare
que, pour une maison brûlée par ordre, il y aura une maison de
loyaliste brûlée ; le « Château » riposte en faisant savoir que
trois seraient incendiées pour une : c'est la course au crime.
La guerre, en se prolongeant, s'exaspère de part et d'autre (1).
Et de part et d'autre règne la Terreur, dont les victimes
sont souvent les innocents. Le revolver et la bombe sont tout-
puissants. D'où viennent les coups? On ne sait pas toujours, on
vit dans le noir, et dans le noir chacun peut être frappé, de
droite ou de gauche, par vengeance, erreur ou accident. Nul
n'est maître de sa vie ni de ses biens. On se couche le soir avec
la pensée que peut-être la maison sera « raidée » cette nuit, et
qu'on sera réveillé en sursaut par les coups frappés à la porte,
— ouvrez vite, sinon elle sera enfoncée, — et le raid de nuit,
toujours accompagné de brutalités, peut signifier l'incendie ou
la mort. Durant la nuit, c'est bien souvent le bruit des coups de
(1) Du 1" janvier 1921 au 30 juin, il y aurait eu dans l'armée républicaine et la
population civile 641 tués et 606 blessés, et dans les forces de la Couronne
350 tués et 511 blessés. Les autorités du Sinn Fein ont dénombré, au cours des
douze mois de 1920, à la charge des agents du « Château, » 48 414 raids sur mai-
sons privées, 98 morts de civils sans armes et 115 « assassinats de prisonniers. »
ÙIS REVtJÊ DES DEUX MONDÉS.
feu, des explosions, dans les rues noires où les Black and Tans
Boni les maîtres. Le matin, on trouve les murs grêlés de balles,
on lil dans les feuilles de longues listes de violences, embus-
cades, combats, arrestations, exécutions, incendies, assassinats.
Et tout le long de la journée, ce sont les hold up et les coups de
Blet de la police, les passants arrêtés, fouillés ; les démonstra-
tions militaires, parfois avec avions et tanks; les patrouilles
d'Auxiliaires en autos et de Black and Tans en lorries, fusils
braqués et prêts à faire feu, parcourant les rues en tous sens et
à toute allure, ou les randonnées de soldats casqués et en armes
■ lins leurs lourds camions recouverts de filets métalliques;
puis, au tournant d'une rue, l'éclat d'une bombe ou le claque-
ment d'un revolver, la fusillade en riposte, la débandade dans
la foule et les passants qui cherchent un abri, l'innocent qui
tombe...
Au village, dans les bourgs, c'est autre chose : ce sont les
petites tyrannies harcelantes et démoralisantes, les menaces et
les violences, quand ce ne sont pas d'un côté ou de l'autre les
attentats. Ruraux et citadins sont d'ailleurs égaux devant
l'inquisition et la terreur qui, si elles leur font ouvrir les yeux
et les oreilles, leur ferment la bouche. La vie continue, les
magasins sont ouverts, mais on se surveille, on se défie, et on
se tait. Le rire a disparu. La société, la famille même, est divi-
sée; les relations sociales, autrefois empreintes de tant de
bonne grâce et d'aisance, même entre adversaires politiques,
sont empoisonnées. La tension nerveuse se traduit dans la
population, femmes et enfants surtout, par une dépression mor-
bide. « Nos existences sont des cauchemars, » écrit un prêtre
du Kerry en décembre 1920.
Les gens ne disent rien : il n'est pas facile de savoir ce
qu'ils pensent. Une chose est sûre, c'est que, l'Ulster excepté,
tout le monde en Irlande réprouve avec horreur la politique
des « représailles » suivie par le « Château. » Il n'est pas
jusqu'aux unionistes ou anciens unionistes du Sud, tels sir
Horace Plunkett, lord Monteagle ou The O'Conor Don, qui ne
protestent avec la dernière énergie contre les excès gouverne-
mentaux dont le seul résultat a été de pousser les gens, même
modérés, par milliers vers le camp républicain, et de gagnera la
cause irlandaise, même parmi les Anglais, des recrues retenlis-
- nites, comme M. Erskine Childers, M. Robert Barton, ou
LE DRAME IRLANDAIS.
009
Mrs. Despard, sœur du maréchal French. Mais cela ne signifie
pas que tout le monde approuve également le SinnFein. D'abord
celui-ci, en devenant toute l'Irlande, n'est pas resté comme au
début quelque chose de simple et d'homogène. Il a pour dirigeants
des catholiques et des protestants, des landlords et des ouvriers,
des prêtres et des laïques, dont les tendances ne peuvent être
toujours concordantes. Il y a un Sinn F,ein relativement modéré,
il y en a un particulièrement avancé. Il y a le Sinn Fein intel-
lectuel, doctrinaire, romantique, qui rêve de Robert Emmet ou
de 1848, et le Sinn Fein guerrier. Dans l'armée républicaine, a
coté des gunmen selon le type américain, des énergumènes ou
des « professionnels, » on trouve de braves gars, de jeunes
paysans ignorants du monde et de la politique, mais sincères
dans leur conviction patriotique et dans leur sens du droit,
religieux, tempérants, sans tache dans leur passé, sans haine
pour l'adversaire.
Cela explique qu'il y ait, dans le gros de l'opinion irlandaise,
à l'égard du Sinn Fein bien des façons de voir différentes. Les plus
ardents, ce' sont les jeunes; avec eux, les femmes, qui étaient, il
y a cinquante ans, contre le fenianisme et sont aujourd'hui cha-
leureusement pour le Sinn Fein; puis tous les enthousiastes, les
idéalistes, qui sont légion en Érin, et les révoltés. A l'opposé,
voici, à côté des unionistes ou de ce qui en reste, les gens
d'ordre et d'expérience, les hommes d'affaires, bourgeois, com-
merçants, gros fermiers, les anciens home rulers, l'élément
autrefois dominant, opposés à l'extrémisme, non moins hostiles
à l'oppression anglaise : impuissants contre la politique de
violences, dégoûtés et paralysés, ils se tiennent à l'écart, ou
s'étiquettent nominalement sinn feiners, faute de savoir à quel
saint se vouer.
Entre deux, la grosse masse : elle est, avec ou sans zèle,
pour le Sinn Fein, parce que, depuis l'effondrement du home
ride, il n'y a plus autre chose en Irlande. Elle s'est laissé
séduire par l'idéal de l'indépendance, suivant en cela le bas
clergé et une partie de l'épiscopat. Elle n'a pas d'attrait pour la
violence. Les évêques, dans chacun de leurs mandements,
condamnent les crimes irlandais; l'un d'eux, le Dr Gohalan,
évêque de Cork, a même prononcé l'excommunication à
l'égard des auteurs d'attentats contre la police ou l'armée; hom-
mage a été publiquement rendu par le Chief Secrelary, sir Ha-
tomk i.xv. — 1921. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
niar lîreenwood, à leurs efforts pour mettre tin au terrorisme.
.Mais, dans chacun de leurs mandements, ils condamnent en
même temps, et plus sévèrement encore, les excès des forces
de la Couronne; ils les dénoncent comme plus graves, plus
coupables que ceux des révolutionnaires, parce qu'émanant
de ceux qui prétendent et devraient être les représentants de
l'ordre et de la justice. Ainsi juge, avec ses chefs spirituels,
le gros de l'opinion. Si, pour les militants de l'armée républi-
caine, les crimes qui leur sont reprochés ne sont autre chose
que des actes de guerre, actes légitimes dans la lutte d'affran-
chissement que soutient l'Irlande contre le conquérant étranger,
l'opinion moyenne les réprouve comme des actes coupables
commis dans une cause juste; elle envisage, par exemple, les
assassinats d'officiers du « dimanche rouge » de la même façon
que l'opinion moyenne en Angleterre envisage le massacre de
Croke Park de ce même « dimanche rouge. »
Elle les réprouve, mais en même temps elle est convaincue
que c'est le gouvernement britannique qui est l'agresseur et
qui, par la coercition, a déchainé l'ouragan criminel. Elle les
réprouve, mais elle tend à penser que le régime dit des « repré-
sailles, » s'il ne les justifie pas, les excuse. C'est pourquoi les
crimes du Sinn Fein ne l'ont pas détachée du Sinn Fein. C'est
ce qui fait que la grande masse a pu rester en sympathie plus
ou moins ouverte avec lui, et qu'elle lui apporte en fait l'appui
d'une connivence au moins tacite." Personne ne lèvera le doigt
pour assister matériellement ou moralement les agents de la
Couronne dans leur œuvre de répression; mais à un républicain
on the run personne ne refusera asile pour la nuit, quelque
risque que comporte cet acte de complicité. Aussi a-t-on pu dire
que quatre-vingts pour cent de l'Irlande nationale est activement
ou passivement pour le Simi Fein;ce qui reste obéit à la crainte
ou à la terreur. Au dire du général C. B. Thomson, sans le
loyal soutien de ces quatre-vingts pour cent de la population,
l'armée républicaine n'aurait pas pu tenir deux mois. Inutile
de chercher ailleurs la cause profonde de l'impuissance où est
l'Angleterre à briser le carbonarisme irlandais: sans l'appui de
l'opinion, elle ne pouvait rien, et sa faute initiale et décisive a
été de ne pas faire d'abord tout le possible pour mettre la masse
de son côté, et pour se concilier les forces élémentaires de la
société dans sa lutte contre l'extrémisme.
\
LE DRAME IRLANDAIS.
611
L'Irlande ne saurait donc se laver les mains du Sinn Fein,
et le renier comme elle a pu renier la révolte de Pâques 1916,
ou la France la Commune de 1871. Elle a sa responsabilité tout
entière engagée dans les crimes qui ont souillé sa cause.
Lourde responsabilité! Sans doute, ce ne sont pas des crimes
comme les autres, issus d'instincts brutaux, vils ou vicieux. « Ce
n'est pas une simple explosion de criminalilé au sens ordinaire
du mot, » ont écrit les hauts dignitaires ecclésiastiques anglais
dans une lettre publique à M. Lloyd George. Ils sont nés d'une
lutte nationale pour la liberté. Il serait injuste de les juger en
dehors de leur ambiance, et de se refuser à les regarder du
même œil dont nous voyons ce qui s'est passé dans l'histoire au
cours de toutes les grandes luttes des peuples aspirant à l'indé-
pendance. Mais de ce qu'un peuple a droit à la liberté, il ne
s'ensuit pas qu'il lui soit loisible d'user de n'importe quels
moyens pour faire valoir ce droit. Ainsi que l'a écrit l'évêque
de Cork, « la proclamation d'une république irlandaise par les
membres sinn-feiners du Parlement, après les élections géné-
rales de '1918, ne suffisait pas pour constituer l'Irlande en
république. Autre chose est demander le droit à la libre dispo-
sition en vue d'obtenir l'indépendance..., autre chose est dire
que chaque petite nation comprise jusqu'ici dans une monarchie
plus grande devient, par le seul fait de proclamer le principe
de libre disposition, un Etat souverain, avec le droit de tuer
les serviteurs de la Couronne et de détruire la propriété de
l'État... »
Le temps, le succès surtout peuvent effacer bien des souve-
nirs, comme les circonstances peuvent atténuer bien des res-
ponsabilités : il n'en est pas moins vrai que les excès ont dis-
crédité l'Irlande et marqué son nom d'une tache profonde. Si
la liberté venait aujourd'hui, c'est de mains teintes de sang
qu'elle la recevrait. Et il est à craindre que l'esprit de violence
ne s'éteigne que malaisément, que les passions déchaînées ne
se réfrènent pas sans apporter de nouveaux maux : l'avenir,
même à cet égard, ne peut être envisagé sans un certain pessi-
misme. Ce n'est, il est vrai, que justice de tenir compte à l'Ir-
lande de ce que, pendant et depuis la guerre, le gouvernement
britannique a tout fait pour jeter le pays dans l'extrémisme,
et que, si on remonte plus haut dans l'histoire, on voit que la poli-
tique anglaise vis-à-vis de l'Irlande a toujours été faite pour
612 REVUE DES DEUX MONDES
convaincre les Irlandais qu'ils n'ont rien à obtenir de l'Angle-
terre que par la violence. Et puis, si l'opinion étrangère est
actuellement portée à quelque indulgence vis-à-vis de l'Irlande»
si aussi que l'effet des excès britanniques n'a pas manqué
d'atténuer l'effet des excès irlandais : chaque fois que le senti-
ment public se voyait heurter par quelque crime des républi-
cains, on était sur que le lendemain un crime des Black and
Tans viendrait à point nommé, comme pour rétablir l'équi-
libre, le blesser tout pareillement!
VII
La faute des uns n'efface pas celle des autres. Et cependant
il est humain que, comme le Sinn Fein cherche à couvrir ses
excès derrière ceux des forces officielles, le gouvernement bri-
tannique, dans la difficile défense de sa politique à l'égard de
l'Irlande, ait cherché à couvrir ceux-ci derrière ceux-là. Après
avoir pendant longtemps tout nié de ce qu'on reprochait à ses
agents, il dut se résoudre à avouer peu à peu ce qu'il ne pou-
vait plus nier. Mais s'il avoue, il excuse. Il met les choses sur
le compte de l'exaspération causée chez les loyaux défenseurs
de l'ordre par la traîtrise d'adversaires indignes. « Si guerre il
y a, il doit y avoir guerre des deux côtés, dit M. Lloyd George à
Carnarvon, en octobre 1920. Est-ce que les agents de police
doivent se laisser abattre comme des chiens?... Soyons justes
envers ces hommes qui font bravement leur devoir. » Une
femme ayant été tuée par un coup de feu tiré d'un camion
militaire, c'est « un de ces incidents malheureux comme il en
arrive dans toutes les guerres. » Il plaide la provocation, comme
l'Irlande la plaide contre lui, et le droit de légitime défense,
qui est égal des deux côtés. Il refuse toute enquête publique,
sous le prétexte de l'état troublé de l'Irlande. Poussé par les
ultras du parti tory, il prône d'un ton violent et dégagé la
nécessité de la force pour venir à bout du Sinn Fein, nécessité
qui prime tout et devant laquelle rien d'autre ne compte. « Il
faut casser les reins au terrorisme avant d'avoir la paix, »
déclarait naguère M. Lloyd George. Et plus récemment : « La
force n'est pas un remède, mais abandonner aujourd'hui la
force serait capituler devant la violence, le crime et le sépara-
tisme. »
LE DRAME IRLANDAIS.
G13
L'opinion britannique fut loin de s'associer dans son ensemble
à l'attitude de désinvolture sans scrupule qu'adopta ainsi le gou-
vernement sur la question des « représailles. » Mal informée
des choses d'Irlande, lente à s'émouvoir, elle s'émut pourtant, et
à partir de l'automne de 1920, le malaise, la gène, le doute
firent place à un sentiment très vif et général de réprobation.
Dans toutes les classes, dans tous les partis, hors l'exlrème-droite,
dans tous les journaux depuis le Times jusqu'aux plus avancés,
à la tribune et au parlement, des voix s'élevèrent de toutes
parts pour protester contre les « représailles » et demander une
enquête. Celles de Lord Robert Cecil et de Lord Grey furent les
premières à se faire entendre ; MM. Asquith et Henderson,
chefs des libéraux-radicaux et des travaillistes, ne manquèrent
pas de se joindre aux attaques contre le gouvernement. Au cours
de l'été de 1920, il s'était constitué à Londres, sous la présidence
de Lord H. Cavendish Bentinck, un « Comité de la Paix avec
l'Irlande, » avec cet objet de s'élever contre le régime « anar-
chique » des « représailles » et «d'en appeler à l'opinon pour
défendre les principes fondamentaux de la loi et de la liberté
britannique. » Puis c'est un comité d'Anglais catholiques où
figure M. Hilaire Belloc, sir Philip Gibbs, etc., qui adresse au
Premier ministre un mémoire à même fin. Le 17 novembre, dix-
sept évêques anglicains publient une « résolution » demandant
qu'un terme soit mis au terrorisme militaire : « Nous croyons
que la force engendre la force, que les représailles font naître
les représailles... » Entre temps, le parti travailliste envoie en
Irlande M. Henderson avec une Commission d'enquête dont le
rapport, publié en janvier, fait dans les milieux populaires une
grosse impression. Le 22 février, l'archevêque protestant de
Canterbury, prim at d'Angleterre, dans un discours à la Chambre
des Lords, appuie de son autorité les protestations, auxquelles
se joignent les représentants de l'Angleterre intellectuelle, poètes,
littérateurs, artistes et professeurs, par un manifeste vibrant
où ils se déclarent « profondément humiliés » de l'état de
choses en Irlande. Enfin, en avril, les hauts dignitaires du
protestantisme anglais publient un appel au gouvernement où
ils déclarent qu'il y a « une absolue illégalité, quelles que soient
les provocations, à tenter de triompher du mal par une autre
forme du mal également indéfendable, » et se plaignent que
« la politique actuelle de l'Angleterre en Irlande cause un
614 REVUE DES DEUX MONDES.
grand trouble dans l'Empire et expose l'Angleterre aux malen-
tendus et aux critiques hostiles de la part même des nations
animées à son égard des meilleurs sentiments. »
Il est certes à l'honneur du peuple anglais que, dans le même
temps où les crimes du Sinn fein provoquaient de sa part une
très naturelle indignation, on ait pu voir se dresser contre le
régime des « représailles » un tel faisceau de protestations, dont
nous ne voulons pas croire qu'elles n'aient toutes été motivées
<|iie par un vain désir de faire de l'opposition politique à M. Lloyd
George. Elles n'ont d'ailleurs rien changé à la politique irlan-
daise du gouvernement, à ce que le Manchester Guardian a appelé
un jour « le plus terrible chapitre de notre histoire depuis 1798. »
Elles ne changent rien non plus à sa responsabilité : elles la
marquent seulement.
Ce qu'on lui reproche, ce « n'est pas d'avoir trop sévèrement
appliqué la loi, mais d'avoir suspendu toute loi et mis à la place
un régime de terreur : » ainsi jugeait naguère le Times. Main-
tenir l'ordre et la loi, law and order, selon la formule tradition-
nelle, c'est le premier de ses devoirs, et celui que précisément
il ne remplit pas en Irlande, où il ne fait que provoquer l'anar-
chie. « Si l'illégalité doit être la réponse à l'illégalité, écrivait
déjà r Observer en août 1920, ce sera la destruction de tout ordre
établi. » Lord Robert Gecil a dit à peu près la même chose aux
Communes le 21 février dernier : « La suprématie de la loi est la
garantie de la liberté, et les représailles sont la négation de
cette suprématie. »
Ce qu'on reproche au gouvernement, ce n'est pas d'avoir
voulu réprimer durement les excès; mais « châtier le crime
par le crime, punir les innocents pour les coupables..., c'est
substituer la vengeance à la justice : » la « vengeance toute
puissante, » voilà, pour M. Asquith, la politique des autorités
i n Irlande, une « politique de violences sans discernement ni
responsabilité. » Une politique « criminelle, » « cruelle et in-
humaine, » renchérit la Commission d'enquête Henderson.
« Ce n'est pas, a dit l'archevêque de Canterbury aux Lords le
22 février, une question de politique, mais une question de
morale, de juste et d'injuste... Si on n'obtient la paix qu'au
moyen d'injustices, cette paix ne vaut pas la peine qu'on
l'obtienne. On ne chasse pas, on ne châtie pas les démons en
appelant à l'aide le diable lui-même. »
LE DFVME IRLANDAIS. G la
L'ironie tragique de la situation, au dire du général
C. B. Thomson, c'est que le gouvernement n'a pas effectivement
« ordonné » les « représailles : » il a laissé faire. Il n'a pas
« regardé sa responsabilité en face. » Sa coercition est» comme
honteuse d'elle-même. » Pour sir Philip Gibbs, il y a eu
« carence » de l'autorité qui, au lieu de faire un « honnête effort »
en vue de la paix irlandaise, a laissé ses officiais, la police et
l'armée, combattre « la terreur par la terreur. » Avec les Black
and Tans, le gouvernement a mis au jour « une force indiscipli-
née et sans frein, » il a « créé une arme qu'il n'a pas su manier
et qui lui a échappé des mains, » conclut le rapport Hender-
son ; <c s'il n'a pas « directement et précisément inspiré les
« représailles, » il n'en porte pas moins « l'entière responsabi-
lité, » d'autant qu'il « s'est associé aux crimes commis par les
forces de la Couronne et en a pris la défense. »
« Ce que nous entretenons en Irlande, écrit G. K. Chester-
ton, ce n'est pas un gouvernement, pas même une prétention de
gouvernement. Au mieux, c'est la guerre, et une très barbare
guerre..:, une guerre à la prussienne. » Le « prussianisme I »
Combien de fois le mot n'a-t-il pas été prononcé par des Anglais
à propos de ce qui se fait en leur nom dans l'Ile sœur! Si c'est
la guerre, « au moins devrait-elle être faite selon les règles de
la civilisation, » s'écrie la Westminster Gazette. « C'est une
guerre dégradante et lâche, » affirme le commandant aviateur
Erskine Childers, c'est « le régime du déshonneur militaire. »
Et cela remplit de tristesse les vieux soldats qui ont voulu voir
et juger, comme les généraux sir H. Gough, C. B. Thomson et
sir H. Lawson, ou ceux qui, comme le général Crozier, ont
mieux aimé s'en aller que servir pareil régime.
« Le gouvernement a joué avec l'honneur du pays, » con-
cluait dernièrement le Times. Et de même le Manchester Guar-
dian : « Le système des représailles discrédite le gouvernement. . . ;
ces procédés nous mettent au ban des nations. » C'est le sen-
timent qu'exprime aussi, en terminant son rapport, la Com-
mission Henderson : « Il a été fait en Irlande, au nom de la
Grande-Bretagne, des choses qui font que son nom doit être en
horreur au monde. L'honneur de notre pays a été gravement
compromis. Non seulement il existe en Irlande un règne de
terreur qui devrait faire rougir de honte tout citoyen britan-
nique, mais il y a une petite nation tenue en sujétion par un
C 1 G REVUE DES DEUX MONDES.
empire qui s'est fièrement vanté d'être l'ami des petites
nations... »
VIII
Et de tout cela, le résultat, en fin de compte, quel est-il?
A ne voir que l'aspect matériel des choses, il semblerait qu'on
pût dire que la guerre d'Erin et d'Albion, la guerre des deux
Sœurs, a été vaine autant qu'elle a été coupable et cruelle, et
que de part et d'autre le recours à la force a échoué. Les
Anglais n'ont pu mettre les Irlandais à la raison, les Irlandais
n'ont pas « bouté dehors » les Anglais. Au mois de juin 1921.
on est devant une impasse. Chacun maintient ses positions
sans pouvoir dominer celles de l'adversaire. Pas d'espoir de
décision militaire d'aucun côté. De part et d'autre, la lassitude
se marque, sinon chez les combattants, du moins dans l'opinion
excédée de la tuerie. Dès lors, on devait en arriver à négocier.
Ce n'est pas la paix, mais, — espérons-le, — un acheminement
vers la paix, c'est la Trêve qui est signée le 10 juillet 1921 entre
les autorités anglaises et irlandaises.
Militairement, la victoire ne s'est pas prononcée : mais cela
ne veut pas dire, tant s'en faut, que les adversaires se retrouvent
politiquement de part et d'autre au même point qu'avant la
guerre.
Si le Gouvernement anglais a pu maintenir son occupation
en Irlande, il a échoué a y restaurer « l'ordre et la loi » britan-
niques. Quelle qu'ait été au fond depuis quatre ou cinq ans
la raison, la signification de sa politique irlandaise; que par la
coercition et les « représailles » il n'ait fait qu'abuser et mésuser
de la force, d'une force légitime et nécessaire pour réprimer
les excès, mais déréglée, inconsciente des aspirations et des
droits des Irlandais, et n'ayant jamais su s'accompagner de la
conciliation opportune et des justes concessions; ou bien qu'il
ait eu, ou qu'on ait eu pour lui, l'arrière-pensée si souvent
dénoncée de provoquer un soulèvement général, une rébellion
en masse, qu'il aurait alors eu le droit, devant la conscience
anglaise comme devant l'opinion du monde, et qu'il aurait eu
aussi le moyen d'abattre et de châtier de manière à subjuguer
définitivement l'Irlande, après « pacification » au sens que
Tacite et Cromwell ont donné à ce mot : dans une hypothèse
LE DRAME IRLANDAIS.
617
comme dans l'autre, cette politique a échoué devant la résistance
passive ou active d'Erin. Les lois martiales n'ont pas ramené le
calme. Les Black and Tans n'ont pas eu raison des gunmen. La
trêve a été signée sans qu'on ait « cassé les reins au terro-
risme. » La violence, pour réussir, doit faire vite : sans quoi
l'adversaire a le temps de s'y habituer et de trouver la riposte,
sans compter que l'opinion se trouble et proteste, et que l'étranger
s'émeut. En juin 1921, l'échec de la politique militaire et des
« représailles » est avoué par le Secrétaire en chef pour
l'Irlande comme par le Chancelier d'Angleterre. On n'est par-
venu ni à empêcher les attentats extrémistes ni à réduire les
bandes de républicains qui tiennent la campagne : ce qui donne
au Sinn Fein à penser qu'il est invincible. On n'a réussi qu'à
s'aliéner les unionistes et les modérés du Sud, à surexciter, au
lieu de l'étouffer, le nationalisme irlandais, à nourrir pour des
générations les foyers de haine contre l'Angleterre. Plus que
jamais l'Irlande se refuse au joug anglais.
Regardons maintenant du côté irlandais. Si le Sinn Fein n'a
pu venir à bout de la domination britannique par la résistance
passive, s'il n'a pu faire reconnaître les droits d'Erin par le tri-
bunal des Nations, on ne peut dire non plus qu'il ait triomphé
par les armes. Il a tenu bon contre l'Angleterre : c'est tout..
Mais c'est beaucoup.
Il jouait gros jeu. Les Fenians eux-mêmes n'avaient fait que
des « coups » de force, des coups de théâtre destinés à ouvrir
les yeux et à faire réfléchir : ils n'avaient pas fait de la force une
politique. Et voilà que le Sinn Fein, seul et sans secours, pré-
tend faire plier par la violence la puissante, l'opiniâtre, la vic-
torieuse Albion! La partie perdue, c'aurait été pour le pays la
fin de tout, la mort sans phrase. S'il a risqué la gageure, on
peut se l'expliquer, en partie du moins, par l'effet d'influences
extérieures. De même qu'en 1798 et en 1848, c'est la révolution
sur le continent qui a fait lever la rébellion irlandaise, de
même, en 1919-1921, c'est un contre-coup de la Grande Guerre
qu'il faut voir dans la guerre des Iles britanniques : le drame
de l'Irlande n'est à tout prendre qu'un épisode du grand drame
du monde.
Elle en sort intérieurement fort éprouvée, au double point
de vue politique et économique. D'une part, l'extrémisme a
compromis l'avenir de son unité nationale en éloignant d'elle
618 REVUE DES DEUX MONDES.
lTlster, rn ravivant TOrangisme, en accentuant la coupure entre
le. Nord et le Sud. On se rappelle qu'avant la guerre l'Orangisme
tait soulevé en Ulster, avec autant d'impudence que d'impru-
dence, contre les aspirations autonomes de l'Irlande nationale.
Après avoir été ainsi l'un des générateurs de l'Extrémisme, il
dut à celui-ci après la guerre un redoublement de vigueur,
Plus le Si/m Fein s'engage dans la violence, plus la violence
se surexcite en Ulster. Crimes et attentats se multiplient dans
le Nord-Est, sous l'œil complaisant des autorités, contre les natio-
nalistes, en même temps qu'ils se multiplient dans le Sud contre
les forces gouvernementales ; ils dégénèrent à plusieurs reprises
en véritables pogroms anti-catholiques a Derry, à Belfast et
dans les environs. Les « covenanters » de sir E. Garson, les
« volontaires ulstériens, » se sont organisés en police spéciale et
rivalisent de zèle avec les Black and Tans. Catholiques et natio-
nalistes, chassés de chez eux, fuient comme fuyaient en 1914
nos populations du Nord devant l'invasion germanique. La
<( Terreur Orange » riposte à la « Terreur verte. » Ajoutez que
le Sinn Fein, usant d'une arme puissante, mais dangereuse, a
dans une certaine mesure boycotté commercialement l'Ulster
qui, tirant grand profit de ses affaires avec le Sud, s'est senti
atteint dans ses œuvres vives. Bref, le fossé s'est creusé qui
sépare le « coin sacré » de l'Irlande nationale. L'idéal de l'Unité
irlandaise est rejeté au loin, et le problème de la politique
intérieure d'Erin est rendu plus grave que jamais. — D'autre
part, dans l'ordre économique, la situation n'est pas moins
inquiétante. Non seulement la guerre, avec la destruction des
récoltes, la suppression des foires et marchés, l'arrêt ou le ralen-
tissement de la circulation, l'administration locale dans le
chaos, les emprisonnements, les réquisitions, a quasiment arrêté
la vie économique dans le Sud, mais elle en a dangereusement
tari les sources pour l'avenir. Villes et villages à sac, fermes,
usines, maisons ruinées, c'est un énorme capital détruit sans
espoir de compensation. L'esprit d'entreprise se meurt, le chô-
mai; est partout, et la misère aiguë. Il s'est organisé pour le
soulagement des sinistrés une Croix-Blanche irlandaise, à la-
quelle le Saint-Siège a envoyé en mai dernier, avec son appro-
bation, une contribution de 200 000 lire. Les Américains ont
fondé un Comité de secours dont le Président Harding a cha-
leureusement appuyé l'appel. Mais qu'est-ce que cela devant
LE DRAME IRLANDAIS.
619
l'immensité du désastre? L'émigration, qui depuis vingt ans
avait beaucoup diminué, reprend et s'aecroit; pour 2 975 émi-
grants en 1919, on en a compté 13 531 en 1920, et la progres-
sion continue. L'Irlande est en pleine voie de décadence éco-
nomique. Belfast et l'Ulster ne sont guère moins frappés que
le Sud. Calcul ou non, la répression britannique a tendu à
l'étouffement, à la paralysie du pays : elle y a réussi. Gomment
l'Irlande se relèvera-t-elle?
On ne voit ainsi que trop ce que l'Extrémisme lui a fait
perdre de son unité nationale et de ses forces vives: on ne peut
dire encore ce qu'il lui aura fait gagner vis-à-vis de l'Angle-
terre. Certes, qu'Érin ait « tenu le coup » contre Albion, c'est
un grand événement dans les annales irlandaises, et un grave
tournant dans l'histoire de ce qui était hier encore le Royaume-
Cni. Que le Gouvernement britannique en soit venu à offrir la
trêve à l'Irlande insurgée, en l'invitant à négocier sur un pied
d'égalité, c'est pour l'Ile-Sœur une immense victoire morale,
telle qu'elle n'en a pas vu depuis 1782. Quel parti saura-t-elle
en tirer? Se laissera-t-elle entraîner, par un jeu dangereux de
revendications intransigeantes, à provoquer une rupture d'où
résulterait presque nécessairement une reprise des hostilités qui
cette fois pourrait lui être à jamais fatale? Saura-t-elle gagner
la paix? C'est le secret de demain. L'heure est décisive. Aux
Anglais de comprendre qu'il leur faut aller jusqu'au bout de
leur sacrifice. Aux Ulstériens, de qui un geste pourrait tout
sauver, d'entendre l'appel d'Érin. Aux Irlandais enfin de se
rendre compte que l'absolu n'est pas de ce monde et qu'on perd
le possible à vouloir l'impossible. Puissent-ils, les uns comme
les autres, conscients de leur responsabilité, dociles à la voix de
la justice et de la modération, fonder dans l'Ile Verte une œuvre
de paix et de conciliation et donner enfin son dénouement au
drame irlandais 1
L. Paul-Dubois.
(A suivre?)
SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L'EMPEREUR
y m
LA MORT ET LES FUNÉRAILLES DE L'EMPEREUR
XVIII. — LA MALADIE
Ce fut vers les mois de septembre et d'octobre que l'Empe-
reur s'aperçut qu'une maladie, qu'on pouvait dire inconnue,
sembla vouloir se déclarer chez lui. L'incrédulité de ceux qui
l'entouraient diminua à mesure des progrès presque insensibles
de la maladie. Tout espoir d'un meilleur avenir s'était éva-
noui : les prétendues cinq années que devait durer son exil
étaient accomplies et aucune amélioration ne venait adoucir sa
malheureuse existence. Ne voyant plus de terme à ses souf-
frances, il regardait la mort comme un bienfait, il l'invoquait
pour qu'elle vînt le soustraire à la persécution incessante de
la Sainte-Alliance.
Sur la fin de l'année, l'Empereur, commençant à sentir que
sa santé s'altérait réellement, eut moins d'aptitude au travail.
Ses promenades, toutes courtes qu'il les faisait, devenaient plus
fatigantes, et insensiblement les traits de sa figure portèrent
l'empreinte de la souffrance. Il ressentait, disait-il, une douleur
sourde intérieure qui se manifestait plus particulièrement la
nuit. Il croyait avoir mal au foie. Ses remèdes ne consistaient
(1) Voyez la lievue des 15 juin, 1" juillet, 1er août et \" septembre.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 621
qu'en serviettes chaudes qu'il se faisait appliquer sur le côté,
des bains qu'il prenait fréquemment, et la diète qu'il observait
de temps à autre. Longtemps avant, on avait cru que sa maladie
n'était qu'imaginaire et que ce qu'il disait était calculé pour
en imposer au gouverneur, afin de faire revenir le gouverne-
ment anglais à des sentiments plus humains à son égard et
déterminer celui-ci à le laisser aller en Amérique. Ce qui avait
fait croire encore que sa maladie n'avait rien de réel, c'est que,
dans des moments, il paraissait très souffrant, et que dans d'autres
il était extrêmement gai. En général, l'Empereur, depuis qu'il
était à Sainte-Hélène, avait eu une vie assez peu réglée; mais
elle le fut bien moins encore, dès le moment que ses malaises
devinrent plus sensibles, plus positifs et plus fréquents. Il devint
aussi inégal dans son humeur que dans sa manière de vivre,
que dans son travail; tantôt gai, tantôt réfléchi, absorbé; un
jour, il était constamment hors de la maison, un autre jour
renfermé dans son intérieur. Une ou deux semaines, il s'adon-
nait au travail; après quoi il restait des journées entières sur
son canapé, un livre à la main, et cherchant à dormir. Parfois
il s'habillait de très bonne heure, parfois il restait en robe de
chambre. Souvent, de la nuit il faisait le jour ou du jour la nuit.
En un mot, il agissait comme quelqu'un qui, étant dominé par
l'ennui, met en usage tout moyen pour abréger le temps.
Il était rare qu'il laissât dormir tranquillement une nuit
entière le valet de chambre de service; c'était un bain qu'il
fallait lui préparer, du thé qu'il fallait lui faire, des serviettes
chaudes à lui donner, des livres, des cartes qu'il fallait aller
lui chercher. Parfois M. de Montholon, lui aussi, était dérangé
la nuit; c'était pour converser, c'était pour écrire sous dictée.
Depuis le départ de la comtesse, M. de Montholon était devenu
l'homme nécessaire à l'Empereur. Constamment, il était à ses
ordres, entièrement à ses volontés la nuit comme le jour. Le
Grand-Maréchal avait bien aussi son tour de dérangement, mais
ce n'était guère que le jour et quelquefois le soir. Logeant à une
bonne portée de fusil de l'habitation de l'Empereur, et, l'espace
étant obstrué, la nuit, par les factionnaires, il n'était pas sous la
main.
Bien souvent, j'ai vu le Grand-Maréchal rester des heures
entières dans la chambre de l'Empereur, les volets fermés, c'est-
à-dire dans la plus grande obscurité, devant le lit ou le canapé,
622 REVUE DES DEUX MONDES.
sans qu'un seul mot sortit de la bouche de l'un ou de l'autre.
Ce qui arrivait au Grand-Maréchal arrivait également à M. de
Moutholon et à Marchand. La nuit, c'était souvent le tour du
valet de chambre de service de se trouver ainsi avec l'Empe-
reur. Aussi, moi, pour m'épargner la fatigue de rester sur mes
pieds sans bouger de place, j'avais la précaution d'avoir un
oreiller et de me coucher sur le tapis au pied du lit, ayant
l'oreille ouverte au plus petit bruit ou au premier mouvement
que pouvait faire l'Empereur. Dans ces circonstances-ci, l'Em-
pereur ne souffrait jamais de lumière.
Dans la dernière quinzaine de décembre, l'Empereur apprit
la mort de la princesse Elisa : « Voilà, dit-il, la première per-
sonne de ma famille partie pour le grand voyage ; quelques
mois encore, et j'irai la rejoindre. Je serai le second, bien cer-
tainement, puisque je ne suis pas le premier. Le terme de mes
souffrances n'est que différé. » C'était la nuit qu'il tenait ce lan-
gage. Je lui répondis : « Ah! Sire, il faut espérer que la Pro-
vidence rétablira la santé de Votre Majesté, et que ses amis
n'auront pas de sitôt à pleurer sa perte ; c'est déjà beaucoup
pour eux de savoir votre personne dans les fers. Et nous! Sire,
que deviendrions-nous si nous venions à perdre Votre Majesté,
nous qui nous trouvons si heureux de l'avoir suivie, d'être
auprès d'elle et de la servir? » Il articula quelques paroles de
consolation, auxquelles il ajouta : « Tu auras le bonheur de revoir
ta famille, tes amis, ton pays, la belle France. » Des larmes
roulaient dans mes yeux, et, si j'eusse osé, elles eussent mouillé
les mains de mon maître.
Au mois de janvier 1921, l'Empereur n'était plus ce qu'il
avait été deux mois auparavant. Il s'affaiblissait chaque jour
davantage. Sa figure s'altérait sensiblement. Le travail de ses
Mémoires avait presque entièrement cessé, et, s'il travaillait
encore un peu, c'était sans courage. Il ne s'habillait plus; il
restait en robe de chambre le temps qu'il n'était pas au lit. Sa
île occupation, à bien dire, était la lecture, et encore fort
souvent se la faisait-il faire par Marchand. Parfois, pour se dis-
traire des lectures sérieuses, il s'amusait à feuilleter des romans.
L'Empereur, ne se souciant pas d'aller se promener dehors,
lit établir dans le parloir une machine nommée bascule et vul-
-lirement tape-cul, qui consiste en une longue pièce de bois
supportée à son milieu par un poteau entaillé. Il espérait que le
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 62&
mouvement de monter et de descendre entretiendrait ses forces.
Les deux extrémités de la pièce de bois furent façonnées en
selles bien rembourrées, et un T en fer placé en avant pour les
mains du cavalier. Comme l'Empereur était d'un poids assez
fort, on chargea le bout qui était opposé au sien d'une quantité
de plomb suffisante pour qu'il y eût égalité. C'était M. de Mon-
tholon qui montait habituellement. Cet exercice convint à
l'Empereur pendant une quinzaine de jours environ, et ensuite
il l'abandonna. Avant qu'il fût sérieusement malade, la machine
avait été démontée et le plancher remis dans son premier état.
Vers la même époque que ci-dessus, la nouvelle maison,
sauf quelques petits travaux de terrassement, était terminée
tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il restait à compléter l'ameu-
blement. Le gouverneur, pour forcer en quelque sorte l'Empe-
reur d'aller prendre possession de cette habitation, avait empêché
qu'on fit des réparations aux vieux bâtiments de Longwood, qui
étaient en fort mauvais état, et depuis longtemps, il refusait du
linge, de la vaisselle et autres objets indispensables du service;
il voulait, disait-il, réserver tout cela pour quand le générai
Bonaparte serait à la maison neuve.
Enfin l'Empereur, malgré le dégoût qu'il éprouvait à l'idée
de changer d'habitation, se décida d'aller prendre connaissance
des lieux qui lui étaient destinés. Cette visite se fit un dimanche
matin; ce jour-là, les ouvriers ne travaillaient pas. Il se fit
accompagner de Marchand. Il visita tout dans le plus grand
détail, loua la bonne disposition des appartements, leur gran-
deur et leur ensemble; mais il trouva son logement peu com-
mode pour son service ; il s'y trouvait trop isolé de ses valets
de chambre, qu'il aimait à avoir sous la main. Selon l'usage
anglais, tout était sacrifié au maître. Excepté quelques greniers;
qui étaient au-dessus de ses chambres, il n'y avait pas un endroit
autour de lui où Marchand pût être logé convenablement.
Après avoir tout parcouru, tout examiné, l'Empereur rentra
chez lui et dit à M. de Montholon ce qu'il désirait que l'on fit
pour avoir auprès de lui deux personnes de son service d'inté-,
rieur, Marchand et moi. Les détails de ce que voulait l'Empe-
reur furent transmis au gouverneur. Les ouvriers avaient à
peine terminé les changements que l'Empereur avait prescrits,,
lorsque la maladie qui devait nous l'enlever prit un caractère
fort sérieux.
()2i REVUE DES DEUX MONDES.
L'Empereur sentait ses forces diminuer chaque jour; mais il
croyait devoir attribuer cet affaiblissement prolongé, cet engour-
dissement incessant au défaut d'exercice. Quoique déjà dans un
étal de santé fort critique, il décida, pour ranimer ses forces,
de faire tous les jours une promenade en calèche. Ceci dura
une quinzaine. Il faisait deux ou trois fois le tour du bois au
galop des chevaux; mais cette vitesse de la voiture finit par le
fatiguer à un tel degré qu'il ne voulut plus aller qu'au pas. En
dernier lieu, il ne voulait plus que la calèche vint le chercher; il
allait lui-même la prendre aux écuries. Il s'efforçait ainsi à
entretenir le peu de forces qui lui restaient. Lorsqu'il se sentait
trop faible pour marcher seul, il prenait le bras de M. de Mon-
tholon qui l'accompagnait habituellement, ou celui de Marchand,
si le comte n'était pas encore arrivé, et allait ainsi gagner les
écuries. Sa promenade durait environ une heure; il la faisait
avant le diner, qui était alors vers les trois ou quatre heures.
En rentrant de sa promenade, il passait au salon et se
couchait sur son canapé que l'on avait reculé devant la console,
et là, comme un homme anéanti, il restait quelques minutes
pour prendre haleine et se reposer. Pendant ce temps on pré-
parait son couvert. « Laissez, laissez-moi respirer, » disait-il
à Pierron et à moi, et, portant alternativement les yeux sur
M. de Montholon et sur nous, il ajoutait : « Je ne sais ce que
j'ai à l'estomac; la douleur que je ressens est comme celle
que ferait un couteau qu'on y aurait enfoncé et qu'on se plairait
à remuer. » Quand il était un peu reposé, il faisait approcher
la table et se mettait en devoir de manger. La faim qui l'avait
tourmenté pendant la promenade, le tourmentait encore
lorsqu'il étendait sa serviette sur lui; mais il n'avait pas plus tôt
porté à sa bouche les premières cuillerées de son potage, que
l'appétit disparaissait tout à coup. Il continuait de manger
cependant, mais sans plaisir, sans besoin. Il ne trouvait rien de
bon ; tout lui répugnait, excepté quelques très minces lèches de
pain trempées dans du jus de gigot, quelques petites cuillerées
de gelée de viande et quelques rouelles de pommes de terre
frites. Pour boisson, il ne prenait qu'un demi-verre de vin
mêlé à autant d'eau. Une goutte de café terminait le repas. Il se
recouchait sur son canapé, où il restait environ une heure, et
allait ensuite se mettre au lit.
Depuis que l'Empereur vivait dans cet état de malaise, il
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 625
n'avait plus le courage de s'habiller. Quand il voulait sortir en
voiture, il gardait son pantalon et ses pantoufles et remplaçait
>a robe de chambre par une redingote verte, et son madras par
un chapeau rond.
Dans la matinée de chaque jour, il allait prendre l'air sous
son berceau, où il faisait une petite promenade, et s'asseyait sur
son pliant-fauteuil lorsqu'il sentait fléchir ses jambes. Il répétait
souvent : « Ah ! moi! pauvre moi I » et, tournant les yeux sur
celui ou ceux qui étaient auprès de lui, il débitait ces vers
que Voltaire met dans la bouche de Lusignan :
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre.
Vous voyez qu'au tombeau je suis prêt à descendre :
Je vais au Roi des rois demander aujourd'hui
Le prix de tous les maux que j'ai soufferts pour lui !
et il les prononçait avec l'accent d'un homme qui a perdu toute
espérance, et de manière à imprimer dans le cœur des assis-
tants ce qu'il ressentait lui-même. Il pouvait apercevoir sur le
visage' et dans les yeux de chacun quel effet produisaient dans
leur cœur ces paroles sorties de sa bouche.
Dans un temps plus heureux, mais cependant dans un
moment fort critique, on l'avait entendu sur le champ de
bataille prononcer ceux-ci :
Et dans les factions comme dans les combats,
Du triomphe à la chute il n'est souvent qu'un pas.
J'ai servi, commandé, vaincu quarante années ;
Du monde, entre mes mains, j'ai vu les destinées,
Et j'ai toujours connu qu'en chaque événement
Le destin des États dépendait d'un moment.
L'état de langueur et d'affaiblissement, dans lequel se voyait
l'Empereur et dont il ne pouvait s'expliquer la cause, le déter-
mina à se faire mettre des vésicatoires aux bras. Il croyait par
cette application prévenir une maladie qui semblait vouloir
s'annoncer comme fort sérieuse. Mais ces vésicatoires ne pro-
duisirent aucun effet et se séchèrent. Quelques jours après, il les
fit remplacer par un cautère qui, à son tour, n'eut rien d'efficace.
Malgré l'inutilité de celui-ci, il le conserva, espérant qu'avec le
temps ce moyen, qu'il pensait être souverain, aurait un résultat
favorable, d'après l'expérience qu'il en avait faite dans diffé-
TOMB LXV. — 1921. 40
626 BEVUE DES DEUX MONDES.
rentes circonstances. Mais, bien que la maladie ne fût pas
réellement prononcée et caractérisée, le mal était invariable-
ment fixé et tout ce que l'on faisait pour rendre l'Empereur à la
santé ne pouvait avoir aucun pouvoir sur la volonté du Ciel.
L'abbé Buonavita, le plus âgé des deux prêtres, était, depuis
quelques mois, perclus de ses membres et à tel point qu'il
n'avait plus, à vrai dire, le pouvoir de sortir de sa chambre. On
craignait chaque matin de le trouver mort. Un jour l'Empereur
le fit appeler et lui fit comprendre qu'il serait plus convenable
et plus prudent de retourner en Europe, que de rester a Sainte-
Hélène, dont le climat devait être très préjudiciable à sa santé
et que, fort probablement, celui d'Italie prolongerait ses jours.
Puis, il fit écrire à la famille impériale pour qu'elle eût à
lui faire une pension de trois mille francs. L'abbé, en remer-
ciant l'Empereur de ses bontés, lui exprima tout le regret qu'il
ressentait de ne pas finir les jours qui lui restaient auprès de
celui auquel il avait fait le sacrifice de sa vie. Ce pauvre vieil-
lard était alors loin de penser que, peu de temps après son
arrivée en Europe, il apprendrait la mort de son bienfaiteur.
Avant son départ pour Jamestown, M. Buonavita fit une der-
nière visite à l'Empereur qui lui donna diverses instructions
pour être transmises à la famille, et le chargea probablement
d'une mission auprès du Saint-Père.
Plus l'Empereur allait, plus sa figure s'altérait et plus ses
forces diminuaient. Il était visible, et très visible, que chez lui
le principe de la vie s'amoindrissait peu à peu et que le terme
de son existence n'était pas éloigné. M. de Montholon était plus
fréquemment auprès de lui et le Grand- Maréchal venait tous
les jours passer quelques heures dans la matinée et dans le
courant de la journée.
Un jour, c'était deux mois environ avant sa mort, l'Empe-
reur était dans le parloir, M. de Montholon était avec lui; il
demande son diner, qui lui est servi peu de moments après.
Pierron et moi, nous le servons. Il mange son potage, qui, je
crois me rappeler, était un vermicelle. A peine l'a-t-il fini qu'il
a des nausées. M. Antommarchi fut appelé. Il ne vint qu'un
quart d'heure ou une demi-heure après et ne vit rien autre
chose que le résultat d'une indisposition passagère. Le lende-
main, même vomissement que la veille et à peu près à la
même heure. Antommarchi fut encore appelé; mais il ne donna;
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 627
pas d'autres raisons que celles qu'il avait données la veille. Les
jours suivants ressemblèrent aux deux précédents, avec cette
différence que les vomissements devinrent plus fréquents-
Chaque fois, on examinait le contenu du bassin et, comme pré-
cédemment, on n'y apercevait rien d'extraordinaire. Mais plus
tard, on y remarqua quelques filaments de sang, dont chaque
jour la quantité augmenta.
Un jour, Antommarchi fut appelé au moment du diner de
l'Empereur. Je ne me rappelle plus s'il vint immédiatement,
car parfois il allait se promener au camp. Peut-être, ce jour-là,
y avait-il été. L'Empereur lui demanda si, dans les conversa-
tions qu'il avait avec les médecins militaires, il parlait de lui,
Napoléon, de sa maladie et s'il se consultait avec eux; que,
de leurs discussions il pourrait peut-être résulter quelques
éclaircissements sur les causes de sa maladie et découvrir les
moyens de combattre celle-ci. Antommarchi, au lieu d'accepter
comme une leçon ce que lui disait l'Empereur, répondit je ne
me rappelle plus quoi, en se mettant à rire, ce qui pouvait se
traduire par ceci : « Us n'ont rien à m'apprendre; mes connais-
sances sont supérieures aux leurs. » L'Empereur fut tellement
outré du ris et des paroles du docteur, qu'il lui dit les choses
les plus dures qu'une bouche puisse exprimer. Il ajouta : « Les
médecins du camp ayant beaucoup voyagé, doivent être des
hommes pleins d'expérience, » et que c'était être par trop pré-
somptueux que de dédaigner leur savoir. Cette scène fut la
plus forte de celles que j'eusse vues, et où Antommarchi fut
le plus malmené par l'Empereur.'
Lorsque le docteur avait mis les vésicatoires aux bras de
l'Empereur, il avait oublié ou n'avait pas eu le soin de raser
la place où il devait les poser; aussi, toutes les fois qu'il fallait
les panser, l'Empereur se plaignait-il du mal qu'on lui faisait.
Effectivement les poils qui s'attachaient à l'emplâtre lui cau-
saient de ces petites souffrances qui l'ennuyaient et l'irritaient,
ce que le docteur aurait pu si facilement lui épargner.
Quand le docteur était demandé le matin, l'Empereur lui
présentait son poignet pour se faire tâter le pouls. Souvent
Antommarchi avait les mains froides, et l'Empereur, sentant
des doigts glacés, retirait aussitôt sa main en disant : « Vous
me gelez. Chauffez-vous donc les mains avant de me toucher. »
Pendant la première phase de sa maladie, l'Empereur faisait
N
G2S
REVUE DES DEUX MONDES.
fréquemment appeler Antommarchi. Quand un de nous allait
chez lui pour lui dire que Sa Majesté le demandait, le plus sou-
vent le docteur était hors de Longwood, ou chez Mms Bertrand.
Lorsqu'on rendait compte qu'Antommarchi était sorti, l'Empe-
reur manifestait son mécontentement. Dès que le docteur était
informé qu'on avait été chez lui, il accourait et l'Empereur ne
manquait pas de lui donner un savon. Très souvent, le soir,
il allait chez Mme Bertrand, et c'était justement le moment où
l'Empereur l'envoyait chercher. Une fois, l'Empereur, fort con-
trarié de l'avoir longtemps attendu, lui dit avec humeur :
« Vous venez chez moi comme si vous faisiez une visite à trente
sous. Ici, vous êtes à mon service et à mes ordres. Si Larrey
était à Sainte-Hélène, il ne quitterait pas le chevet de mon
lit : il coucherait là, sur le tapis. Quand je vous envoie chercher,
c'est que j'ai besoin de vous et vous devez vous rendre immé-
diatement auprès de moi. C'est chez vous que vous devez être
et non ailleurs, etc. » Antommarchi, après cette mercuriale,
aurait dû se tenir pour averti; mais, soit ennui de rester dans
sa chambre, soit toute autre cause, il n'en continuait pas moins
de s'absenter, et il en fut ainsi pendant presque tout le temps
que dura la maladie de l'Empereur; aussi cette* conduite, si
peu raisonnable, excitait-elle de plus en plus la mauvaise
humeur de l'Empereur.
* *
Depuis le premier vomissement, bon nombre de jours
s'étaient écoulés sans que l'Empereur éprouvât aucun change-
ment dans son état. Enfin quarante et quelques jours avant sa
mort.se promenant péniblement dans son salon, il ressentit un
frisson qui le parcourait dans tous les sens. Ne pouvant plus tenir
sur ses pieds, il se mit au lit qu'on eut soin de bassiner; on lui
mit des serviettes chaudes aux pieds et sur le ventre, et peu à
peu une légère fièvre s'empara de lui et se continua ainsi presque
sans interruption jusqu'à la fin. Dans cet état de transpiration,
il se faisait changer de gilet de flanelle, de chemise et de madras,
toutes les fois qu'il se sentait en moiteur, ce qui arrivait cinq
ou six fois le jour et autant la nuit.
Le gouverneur, ayant été informé que l'Empereur était
malade, paraissait fort inquiet, rapporta-t-on ; il voulait qu'on
laissât enlr..T chez le malade l'officier d'ordonnance ou un
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 629
médecin. Le Grand-Maréchal et M. de Montholon se trouvèrent
fort embarrassés quand ils connurent celte volonté presque
impérative du gouverneur. Enfin l'un et l'autre, après avoir
longtemps réfléchi et s'être consultés, se décidèrent, en prenant
beaucoup de précautions, à faire entendre à l'Empereur que,
dans l'état où il se trouvait, ils croyaient nécessaire la présence
d'un médecin qui aidât de ses conseils le docteur Antommarchi.
« Deux avis valent mieux qu'un, » dit le Grand-Maréchal. Contre
leur attente, l'Empereur consentit à admettre chez lui un
médecin anglais. Ils lui parlèrent du docteur Arnott, médecin
du 20e régiment, qui était au camp et dont l'Empereur avait
entendu parler avant d'être sérieusement malade. Dès qu'il se
fut prononcé, ces messieurs, par l'entremise de l'officier d'ordon-
nance, envoyèrent chercher le docteur, qui ne se fit pas long-
temps attendre, et ils l'introduisirent chez l'Empereur qui le
vit avec plaisir.
M. Arnott, vêtu d'une grande redingote bleue, était d'une
assez haute taille; il était déjà sur l'âge et avait de la gravité
dans le maintien. Il avait beaucoup voyagé, paraissait homme
fort instruit et plein d'expérience. Il inspira de la confiance à
l'Empereur. La première entrevue se passa très bien. Après
s'être consultés, les deux médecins ordonnèrent des délayants.
Chaque jour, le médecin anglais venait visiter l'Empereur.
Mais, quoi que fissent et ordonnassent les deux médecins, la
position du malade ne s'améliorait pas; les vomissements conti-
nuaient. On remarquait dans ce que l'Empereur rejetait, beau-
coup de bile mêlée de petits filaments de sang caillé.
Bien avant que l'Empereur se fut alité, Noverraz était
retenu au lit (par une maladie de cœur, à ce que je puis me
rappeler), et le garda pendant tout le temps de la maladie de
l'Empereur. Dès lors, le service de nuit avait du être fait par
Marchand et par moi.
Le jour, l'Empereur couchait dans sa petite chambre à
coucher et la nuit dans son cabinet. Dans le courant de la
nuit, temps pendant lequel il avait presque constamment la
fièvre et par conséquent était en transpiration, il faisait changer
fréquemment son gilet de flanelle et son madras. Celui qui
était de service se tenait dans la pièce même où était l'Em-
pereur, assis sur une chaise, à deux pas du lit, à attendre qu'il
demandât qu'on le changeât de gilet et de madras, ou qu'on lui
REVUE DES DEUX MONDES.
donnât à boire. 11 ne permettait pas que l'on eût de la lumière 3
le flambeau couvert, où il ne brûlait qu'une bougie, était caché
dans la pièce voisine (la chambre à coucher), Je sorte qu'on
n'était éclairé que par une très faible lueur, qui ne permettait
pas toujours de voir ce que l'on avait a faire. On allait à
tâtons pour ainsi dire. Une nuit, après avoir ôté à l'Empereur
son gilet de flanelle et lui avoir essuyé le dos et les côtes avec
ce même gilet, je m'embrouillai en lui passant l'autre gilet,
gêné que j'étais par l'oreiller et ne voyant pas assez clair. Le
gilet n'étant pas mis aussi bien ni aussi vite qu'il le fallait,
il s'impatienta, s'emporta, me dit quelques mots dont je ne me
souviens plus, et m'envoya chercher Marchand, ce que je fis
immédiatement, et Marchand, étant arrivé, acheva ce qui
restait à faire. Parfois, dominé par la crainte de mal faire, j'étais
maladroit et l'Empereur était très prompt. Les nuits précé-
dentes, cependant, tout avait été pour le mieux, et, cette
fois-ci, je m'y étais pris de la même manière que précédemment.
Le lendemain, mon service changea. Je fus remplacé par
M. de Montholon, et lui et Marchand se partagèrent la nuit; le
premier veillait jusqu'à minuit ou une heure, et le second de-
puis cette heure jusqu'au matin; moi, je ne fus plus que pour
préparer ce qu'il fallait à l'Empereur et aider à ces messieurs.
Dès lors, ce ne fut plus qu'accidentellement qu'il m'arriva de
faire quelque chose autour de sa personne. Cependant je le gar-
dais en l'absence de l'un ou de l'autre de ces messieurs.
L'Empereur, après quelques visites du docteur Arnott,
voyant qu'il n'éprouvait aucun soulagement, lui demanda un
jour, à la suite de force questions faites sur ses campagnes, ses
voyages, sa famille, sa fortune, s'il mourrait de la maladie qui
le retenait là au lit et combien de chances pour qu'il revint à
la santé, et combien de chances contre. Le docteur répondit
qu'il n'y avait pas de doute que les1 chances favorables fussent
les plus nombreuses. Mais l'Empereur, qui sentait sa position,
pensant que si M. Arnott parlait ainsi, c'était une de ces pré-
cautions en usage chez les médecins pour ne pas détruire toute
■ -pérance dans l'esprit du malade, lui dit : « Ne craignez pas
de parler, docteur; vous avez affaire à un vieux soldat qui aime
la franchise. Dites..., que pensez-vous de moi? » Le docteur
continua de parler dans le même sens qu'il avait commencé,
eherebant à éloigner de la pensée du malade tout ce qui pou-
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI.
631
vait être de nature à lui faire pressentir une fin prochaine.
M. Arnott ne parlant pas français, le Grand-Maréchal servait
ordinairement d'interprète.
Pendant le jour, celui qui veillait l'Empereur se tenait
debout devant son lit, un mouchoir à ia main, et chassait les
mouches pour qu'elles ne vinssent pas troubler l'assoupisser
ment très léger dans lequel il se trouvait plongé presque con-
tinuellement.
L'Empereur étant resté quinze ou vingt jours sans se faire
la barbe, voulut se raser. C'était la première fois, depuis qu'il
était alité. Quoique peu commodément dans son lit pour faire
une telle besogne, il y parvint en s'armant de courage. Pour
lui donner le jour nécessaire, on avait roulé le lit au milieu de
la chambre, afin qu'il pût se raser comme tl en avait l'habi-
tude. Dès que la barbe fut faite, je remarquai que la figure de
l'Empereur n'était plus ce qu'elle avait été quinze ou vingt
jours auparavant; elle était très altérée et fort amaigrie. Peu de
temps avait suffi pour le changer considérablement. Ce n'était
plus le 'même homme. Ses membres aussi avaient perdu de leur
rondeur; ses cuisses étaient diminuées d'un bon tiers, ses mollets
fondus, ses mains étaient moins potelées et ses doigts plus effilés.
Chaque jour, pour prendre un peu l'air, il se levait à
l'heure de la chaleur, se mettait dans sa bergère à joues qu'il
faisait placer près de la porte vitrée du jardin-parterre et res-
tait là quelques heures. Dès qu'il se sentait fatigué, il se recou-
chait. Ses boissons étaient de l'orgeat, du sirop de groseille et
quelques autres rafraîchissements.
Pour se distraire un peu, lorsqu'il était au lit, il se faisait
faire la lecture par Marchand. Un jour il se fit lire les Mémoires
du général Du mouriez, et je crois que ce fut la dernière lecture
de ce genre qu'il se fit faire.
Vers le commencement de la dernière quinzaine de son exis-
tence, l'Empereur ne voulut plus coucher la nuit dans son
cabinet ; il trouvait qu'il n'y avait pas assez d'air. Il donna
l'ordre de placer son lit dans le salon entre les deux fenêtres.
Celui de la chambre à coucher était placé de la même manière.
Il s'y trouva beaucoup mieux. Le soir, à l'aide de ses bras passés
sur les épaules de M. de Montholon et de Marchand, les tenant
par le cou, il se transportait d'une pièce dans l'autre, et, le
lendemain matin, il revenait se mettre dans le lit de sa chambre.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour qu'il n'attrapât pas quelque coup d'air à son passage
dans la salle à manger, on développait les deux paravents pour
envelopper la porte de sa chambre et celle du salon.
Ce fut peu avant les premiers jours de cette même dernière
quinzaine que l'Empereur s'occupa de son testament et des codi-
cilles qui y font suite. Ce fut dans sa petite chambre à coucher
qu'il écrivit ces derniers actes de sa volonté. M. de Montholon
m'avait fait préparer des plumes et du papier. L'Empereur, ne
voulant pas être dérangé dans son travail, me fit donner l'ordre
par le comte, avec qui il devait travailler, que j'eusse à rester
dans l'antichambre et que je ne laissasse pénétrer personne
dans ses chambres. Marchand, devant rester dans le cabinet,
reçut la même consigne. Le verrou fut mis, je crois, à la porte
de communication du cabinet à la salle de bain. Quand ces dis-
positions furent faites, l'Empereur dicta à M. de Montholon
tous les articles de son testament. Lorsque la dictée du jour était
finie, M. de Montholon mettait au net ce qu'il venait d'écrire,
et c'était d'après cette copie que l'Empereur écrivait. Il en fut
ainsi de tout ce que l'Empereur eut à dicter et à écrire. Cette
besogne dura de huit à dix jours et chaque jour la même con-
signe fut donnée. Ce travail fut extrêmement pénible pour
l'Empereur, dont les forces s'en allaient à vue d'œil. De temps
en temps, pour les rappeler, il prenait quelques gouttes de vin
de Constance : il ne cessait d'écrire que lorsqu'il se sentait par
trop fatigué, et, le lendemain, il se remettait à l'œuvre. Il alla
ainsi jusqu'à ce qu'il eût terminé tout ce qu'il voulait faire.
Les testament et codicilles signés et scellés furent mis sous
enveloppes, après quoi l'Empereur fit appeler le Grand-Maréchal
et l'abbé Vignaly, et leur ordonna, ainsi qu'à M. de Montholon
et à Marchand, d'apposer leurs cachets sur les fermetures des
enveloppes principales. Le tout fut confié à la garde de Mar-
chand, à qui l'Empereur dit dans quelles mains il devait
remettre le paquet lorsque lui, Napoléon, aurait rendu le
'l'-rnier soupir. Marchand avait par devers lui tous les bijoux
précieux, c'est-à-dire les tabatières et différents autres objets à
l'usage de l'Empereur et, je crois, le collier de diamants que la
reine Hortense avait donné à l'Empereur lors du départ de la
Malmaison. Ce dernier objet, Sa Majesté le remit en mains pro-
pres à Marchand et le lui donna en toute propriété, pour que
celui-ci se trouvât garanti contre toutes les éventualités. Il
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 633
craignait que l'exécution de ses dernières volontés n'éprouvât
quelque obstacle, soit de la part du gouvernement français, soit
de la part de tout autre. Le Grand-Maréchal eut les armes en
dépôt et M. de Montholon les papiers, l'argenterie, la porcelaine
et, je crois, tout l'argent que l'Empereur avait à Longwood.
Vers le milieu de la dernière quinzaine, on aperçut le soir
vers l'Ouest une petite comète presque imperceptible; elle avait,
disait-on, une très longue chevelure (pour moi, je n'ai rien vu
de cette comète et de sa chevelure); elle était visible vers les
sept ou huit heures et se montrait à l'horizon. Quand l'Empe-
reur apprit cette apparition, il dit : « Elle vient marquer le
terme de ma carrière. » Cette comète, après avoir paru plusieurs
soirées de suite, ne fut plus visible. Quelques jours après, il
y eut un coup de mer épouvantable qui dura deux ou trois
jours, renversant les digues et enlevant quelques personnes
qui étaient sur le quai. Plusieurs bâtiments perdirent leurs
ancres et furent contraints de prendre le large pour éviter le
danger de venir se briser contre les rochers. Des officiers de
marine qui étaient à terre, ne pouvant mettre un canot à la mer
pour rejoindre leurs équipages, furent obligés d'attendre pour se
rembarquer que le coup de vent eût cessé. Il semblait que le
ciel et la terre voulussent marquer par quelque chose d'extraor-
dinaire le t rme d'une grande vie.
Cinq ou six jours avant sa mort, l'Empereur, qui alors était
à demeure dans le salon, fit appeler l'abbé Vignaly et eut avec
lui un entretien. C'était le soir, à ce que je puis me rappeler.
Dire ce qui s'est passé dans cet entretien, c'est ce que personne
n'a su. Cependant on rapporta que l'intention de l'Empereur
était que l'on fit connaître dans le public qu'il avait été admi-
nistré ou qu'il avait fait ses dévotions. M. Vignaly a emporté la
vérité dans la tombe.
Pendant les dernières et bien tristes soirées, presque tous
les Français étaient réunis autour du lit de l'Empereur et cha-
cun d'eux ambitionnait un regard de son malheureux maître.
L'Empereur, apercevant Pierron, qui était à portée de sa vue,
lui dit, en l'appelant par son nom : « Tu diras à tous mes
domestiques que je les ai rendus riches. » Ces paroles produis
sirent un tel effet sur les assistants que les larmes se mon-
trèrent dans les yeux de tous, et chacun sembla lui dire :
<( Sire! gardez vos richesses; nos souhaits sont que vous reveniez
G34 REVUE DES DEUX MONDES.
it la saute et que longtemps vous viviez au milieu de nous. »
Une des soirées suivantes, l'Empereur eut une fièvre assez
forte pour lui donner le transport. Il demanda à Pierron, qui
avait été en ville dans la journée, d'où venait le bâtiment
arrivé le matin (effectivement, il en était arrivé un). « Sire, il
vient du Cap, répondit Pierron. — Qu'a-t-il rapporté?... A-t-il des
oranges? — Oui, Sire. — Il faut en prendre plusieurs douzaines.
— Sire, j'en ai pris. » A différentes reprises, l'Empereur fit les
mêmes questions; ensuite il parla du docteur Baxter, médecin
attaché à l'état-major du gouverneur. « Y a-t-il longtemps que
vous n'avez vu Baxter? » demanda l'Empereur à Pierron. Pierron
allait dire « non, » lorsque, sur un signe du Grand-Maréchal, il
dit : « Oui, Sire. Il est parti pour l'Europe depuis quelque temps.
— Ah 1 je le. croyais ici. — Non, Sire. Il est parti pour l'Angle-
terre. » Ce docteur, pour lequel l'Empereur avait une certaine
antipathie, était à Plantation-House ; mais en disant à l'Empe-
reur qu'il était parti, c'était pour ne pas porter le trouble et
l'agitation dans ses esprits. Plusieurs fois dans la soirée, l'Em-
pereur revint et sur le docteur Baxter et sur les oranges.
Dans la nuit qui suivit cette soirée, il voulut se lever. Il mit
les pieds à terre. Il voulait, disait-il, aller se promener dans le
jardin. Nous courûmes à lui et nous fûmes assez heureux d'ar-
river assez à temps pour le retenir, et l'empêcher de tomber. Il
s'évanouit dans nos bras, et nous le remîmes dans son lit, où,
peu à peu, il reprit ses sens.
Mme Bertrand, inquiète de la santé de l'Empereur qu'elle
n'avait pas vu depuis quelque temps, vint le voir le jour
suivant. Elle lui avait fait demander plusieurs fois de la
recevoir et toujours il s'y était refusé. Enfin, apprenant qu'il
était à l'extrémité, elle vint, s'introduisit dans le salon et
s'avança près du lit ; l'Empereur la reconnut : « Ah ! Mme Ber-
trand ! dit-il. — Comment se porte Votre Majesté ? — Aïe 1
tout doucement, » répondit l'Empereur d'une voix faible. Tout
en la regardant, il ne proféra pas d'autres paroles.
A la place qu'occupait le lit de l'Empereur, il y avait eu une
console sur laquelle était le buste du Roi de Rome et au-dessus
était attaché à la muraille le portrait en pied du jeune prince.
Ce tableau était resté accroché. Les rideaux du côté du mur
étant relevés, l'Empereur, en levant les yeux, pouvait facilement
apercevoir le portrait. Voyant qu'il portait fréquemment ses
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 635
regards de ce côté, on jugea convenable de décrocher le tableau
et de le mettre dans un autre endroit où il ne put pas le voir.
Pendant quelque temps il le chercha des yeux et, regardant
tour à tour ceux qui étaient près de son lit, il semblait leur
dire : « Où est mon fils? Qu'avez-vous fait de mon fils? »
Le même jour, je crois, il parla à Noverraz qui, commen-
çant à se rétablir, avait fait tous ses efforts pour venir voir
l'Empereur. « Tu es bien changé, » lui dit-il en l'apercevant.
MM. Arnott et Antommarchi, voyant que l'Empereur était
au plus bas, se consultèrent pour savoir s'ils administeraient
une potion de calomel. Ils s'accordèrent et donnèrent la potion.
Auparavant, il y avait eu une consultation chez Antommarchi,
à laquelle avaient été admis MM. Schort et Mitchell. Précé-
demment, on avait mis des vésicatoires aux cuisses du malade,
mais on n'avait obtenu aucun effet; ils n'avaient pas pris. La
potion eut de l'effet. L'Empereur, qui depuis sa forte fièvre,
avait eu quelque accès de transport, revint entièrement à son
bon sens et parla comme s'il n'avait eu qu'une simple indispo-
sition. Nous le crûmes sauvé; mais les médecins nous dirent
que le bien que nous voyions ne serait que passager. Effective-
ment notre illusion fut bientôt dissipée, car, le lendemain,
l'Empereur fut plus mal que jamais.
C'était avec peine qu'il articulait quelques mots; ses pieds
étaient froids. De temps en temps, il demandait un peu de vin,
ce qu'on s'empressait de lui donner. Il disait, après- avoir bu
quelques gouttes : « Ah que c'est bon! ah! que le vin est bon! »
La veille ou la surveille, il avait déjà eu le hoquet, qui depuis
lors ne l'a plus quitté. Le pouls étant presque insensible au
poignet, il fallait avoir recours à la jugulaire. Pour lui réchauffer
les pieds, on les enveloppait de serviettes chaudes. Une fois que
je lui en mis une un peu trop chaude, il retira ses pieds assez
vivement. Un peu d'eau sucrée qu'on lui donnait, soutenait
encore le peu de vie qui lui restait. Dans la soirée, il changea
considérablement et, sur le soir, il paraissait presque anéanti.
La soirée se passa dans le calme le plus triste. On s'attendait
à chaque instant à lui voir rendre le dernier soupir et, à tout
moment, l'un ou l'autre de nous allait à son lit pour s'assurer
s'il respirait encore. Il était paisible et assoupi.
Depuis quarante et quelques jours que l'Empereur était
alité, nous qui avions été constamment auprès de lui pour le
636 BEVUE DES DEUX MONDES.
servir, nous étions si fatigues et nous avions un tel besoin de nous
reposer que dans la nuit nous ne pûmes dominer le sommeil.
La tranquillité qui régnait dans l'appartement le favorisa. Les
uns et les autres, ou sur des chaises, fauteuils ou canapés, nous
primes quelques instants de repos. Si l'on se réveillait, on
courait vite au lit, on prêtait attentivement l'oreille pour
entendre le souffle et l'on faisait couler dans la bouche de l'Em-
pereur, qui était un peu ouverte, une ou deux cuillerées d'eau
sucrée pour la lui rafraîchir. On examinait la figure du malade
autant que le permettait le reflet de la lumière du flambeau
caché derrière le paravent qui était devant la porte de la salle
à manger. C'est ainsi que se passa la nuit.
Sur les quatre heures du matin, le peu de repos qu'on avait
pris avait fait disparaître entièrement le sommeil. Nous allâmes
près du lit. Le souffle qui s'échappait de la bouche de l'Empe-
reur était si faible que nous crûmes un moment qu'il n'existait
plus. Nous approchâmes la lumière : il avait les yeux ouverts,
mais ils semblaient paralysés; la bouche était quelque peu
ouverte. Dès ce moment, nous ne nous éloignâmes plus du lit
et, à des instants assez rapprochés, on donnait au mourant
quelques gouttes d'eau qu'il avalait avec difficulté. Toute la
journée s'écoula sans aucun changement sensible. Les deux
médecins, le Grand-Maréchal et Mme Bertrand, le général Mon-
tholon, Marchand et les personnes de la. maison étaient rangées
en grande partie devant le lit, et quelques-unes du côté opposé;
tous avaient les yeux fixés sur la figure de l'Empereur, qui
n'avait d'autre mouvement que le mouvement convulsif que lui
donnait le hoquet. C'était Antommarchi qui, placé au chevet du
lit, donnait un peu d'eau à l'Empereur pour lui humecter la
boucho, d'abord avec une cuiller, ensuite avec une éponge.
Fréquemment il lui tàtait le pouls soit au poignet, soit à la
jugulaire. La veille, il lui avait mis des sinapismes aux pieds et
un vésicatoire sur l'estomac. Celui-ci ne produisit d'autre effet
que de faire soulever la peau par places.
Vers le milieu de la journée, les enfants du Grand-Maréchal
vinrent voir l'Empereur; je crois que l'ainé, Napoléon, se trouva
mal.
Sauf quelques moments d'absence des uns et des autres pour
aller prendre quelques aliments, tout le monde resta constam-
ment auprès de l'Empereur de qui bientôt la vie allait se retirer.
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 637
XIX. — LA MORT
Enfin, à six heures dix du soir, le 5 mai, une minute et
demie après le coup de canon de retraite, l'Empereur expira.
Chaque soufile, qui d'abord avait été régulièrement espacé,
devint progressivement et successivement plus éloigné, et le
dernier, plus lent que ceux qui l'avaient précédé, ne fut plus
que l'expiration d'un soupir prolongé. En vain nous attendîmes
une autre aspiration et une autre expiration... Hélas! il ne
restait plus de l'Empereur que la dépouille mortelle 1... A ce
moment suprême, tous les yeux se remplirent de larmes. Quel
triste et sublime spectacle que la mort d'un grand homme et
d'un homme taillé comme Napoléon I Si ses ennemis eussent
été là présents, leurs yeux aussi se fussent mouillés et ils
eussent pleuré sur ce corps privé de vie.
Dès que tous les assistants furent un peu remis de leur dou-
loureuse émotion, le Grand-Maréchal se leva de son fauteuil et,
le premier, baisa la main de l'Empereur et tous sans exception
suivirent son exemple. Alors, les sanglots éclatèrent et les
larmes coulèrent avec plus d'abondance.
Pendant ses derniers jours, l'Empereur était resté constam-
ment dans la même position : couché sur le dos; la tête droite
sur l'oreiller, le bras droit allongé sur le lit, le bras gauche
placé le plus souvent comme le droit, avec cette différence qu'il
mettait parfois sa main sur sa poitrine et que parfois cette main
tenait le cordon qui était attaché aux pommes des deux mon-
tants du dossier du lit. Sur ce cordon était son mouchoir. Il
avait les cuisses écartées et les talons rapprochés. L'Empereur
est mort sans la moindre convulsion sensible et sans la moindre
crispation ; il s'est éteint comme s'éteint la lumière d'une lampe.
Immédiatement après le baisement de la main de l'Empe-
reur, le Grand-Maréchal, M. de Montholon, Marchand et l'abbé
Vignaly passèrent dans le parloir, où Marchand remit à M. de
Montholon le paquet contenant le testament et les codicilles.
Les cachets ayant été reconnus intacts, l'abbé Vignaly rentra
seul dans le salon et les trois autres procédèrent à l'ouverture
des différents plis. MM. de Montholon, Bertrand, Marchand s'y
virent nommés exécuteurs testamentaires. M. de Montholon
était nommé le premier.
638
REVUE DES DEUX MONDES.
Par un codicille particulier, l'Empereur donnait à chacun
des exécuteurs testamentaires, sur l'argent qu'il avait à Long-
wood, 50 000 francs, et ordonnait qu'il fût remis à chacun de
ses serviteurs une somme plus ou moins forte selon leurs gages
et le temps de leur service, pour subvenir aux frais de leur
retour en Europe. Par un autre codicille, il léguait à ses exécu-
teurs testamentaires son argent, ses bijoux, argenterie, porce-
laine, meubles, livres, armes, et tout ce qui lui appartenait à
Sainte-Hélène. Par le même acte, il désirait que ses cendres
reposassent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple
français qu'il avait tant aimé. L'Empereur avait donné des
instructions pour ses funérailles et avait désigné l'endroit où il
voulait être inhumé, si le gouvernement anglais ne voulait pn«
permettre que son corps fût transporté en Europe.
Dès que l'Empereur avait eu cessé de vivre, M. Antommarchi
lui avait fermé les yeux et peu après lui avait mis un mouchoir
sous le menton, noué sur la tête, pour que la bouche, qui était
quelque peu ouverte, fût fermée. Une petite contraction qui
s'était manifestée à la lèvre supérieure resta, laissant voir deux
ou trois dents de devant. La tète de l'Empereur avait quelque
chose des belles médailles antiques. Le buste était beau, les
mains, qui s'étaient un peu amaigries, étaient du plus parfait
modèle; elles ressemblaient a de belles mains de femme.
Aussitôt que les exécuteurs testamentaires eurent pris con-
naissance des testament et codicilles, ils rentrèrent dans le
salon. Le lustre fut allumé. Tous les Français se rangèrent à
droite et à gauche du lit et MM. Schort et Mitchell, accompa-
gnés de l'officier d'ordonnance, le capitaine Grokat, qui avait
remplacé depuis quelques semaines le capitaine Nicholls,
entrèrent pour constater la mort; ils examinèrent, ils palpèrent
le corps de l'Empereur ; après quoi, ces messieurs se retirèrent.
Au mouvement succéda le plus grand calme, le calme de
la mort. Deux ou trois serviteurs restèrent pour veiller. Toulrs
les autres personnes s'en allèrent chacune chez elle. C'était la
première nuit que nous allions passer sans l'Empereur. Mar-
chand et moi, nous nous étions fatigués: nous avions pleine
liberté de prendre du repos, et malgré cela, le sommeil n'eut
pas le pouvoir de nous engourdir. Nous étions enfoncés l'un ot
l'autre dans les plus tristes et plus profondes réflexions. Cette
liberté, que nous allions avoir, allait être pour nous, pauvres
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI.
639
serviteurs, un fardeau bien pesant; mieux valait l'état de douce
servitude dans lequel nous avions vécu et auquel nous étions
habitués. Jusqu'ici, nous n'avions eu nul souci de l'avenir;
quelqu'un avait pensé pour nous, et pour nous, ce quelqu'un,
l'Empereur, était et devait être tout. Lui vivant, heureux ou
malheureux, nous avions un appui, un soutien; mort, nous
restions sans protection et abandonnés à nous-mêmes. Après lui,
il n'y avait personne à qui nous pussions nous rattacher. En
perdant l'Empereur, nous perdions tout ce que nous avions de
plus cher au monde.
Dans la soirée, Marchand, ma femme et moi, nous étions
seuls dans le salon, assis sur le canapé qui est près de la porte
de la salle à manger. Ma femme avait sa fille sur ses bras. Nous
causions à voix basse sur l'Empereur, dont le corps était gisant
à quelques pas de nous. Marchand, je ne sais plus à quelle
occasion, prend mon enfant, se dirige vers le lit, et lui fait
poser les lèvres sur la main à peine refroidie de l'Empereur...
Minuit arrivé, Marchand, Noverraz, Pierron et moi nous
enlevâmes le corps et le posâmes sur l'autre lit de campagne.
Nous osions à peine toucher ce corps : il nous semblait qu'il
possédât quelque vertu électrique. Nos mains qui étaient trem-
blantes ne le touchaient qu'avec un respect mêlé de crainte...
0 pouvoir de l'imagination I Et cependant cette enveloppe de
l'Empereur était froide comme le marbre.
Aussitôt que le corps eut été rendu net et que Noverraz eut
fait la barbe, nous le remimes sur le premier lit qui avait été
refait et placé entre les deux fenêtres comme précédemment;
nous le couvrîmes d'un drap laissant la figure à découvert.
Le jour venu, deux ou trois officiers anglais entrèrent dans
le salon pour dessiner le profil de la figure de l'Empereur. A
chaque moment, ces messieurs s'écriaient avec le sentiment de
l'admiration : « Quelle belle tête! que les traits en sont majes-
tueux I » Ils ne tarissaient pas dans leurs exclamations.
Dans la matinée, le gouverneur vint faire sa visite. Il était
accompagné de l'amiral, de son état- major et des principaux
officiers de terre et de mer. M. de Montchenu et son aide de
camp y étaient aussi. Les uns et les autres restèrent quelques
moments à contempler l'Empereur et ensuite se retirèrent silen-
cieusement en saluant le général Bertrand, M. de Montholon,
Marchand et les autres Français. La plupart des visiteurs, en
640 REVUE DES DEUX MONDES.
il allant, avaient les larmes aux yeux; ils pensaient sans doute
à la destinée de l'Empereur, lequel, après avoir été le premier
de l'Europe, était venu mourir sur un rocher isolé au milieu
des mers, et dont le corps, sous peu de jours, allait être recou-
vert de terre.
Dès que le gouverneur, l'amiral et leur suite furent partis,
on dressa une table dans le parloir, un drap la couvrit et le
corps de l'Empereur fut placé dessus, II était peut-être midi
lorsque l'on procéda à l'autopsie. Plusieurs médecins anglais
étaient présents. Ce fut M. Antommarchi qui mit le tablier et
tint le scalpel. L'ouverture faite, on examina avec attention
toutes les parties de l'abdomen. On remarqua, entre autres
choses, que le foie était adhérent à l'estomac et que celui-ci
était percé de manière à y passer le doigt. Autour de cette
ouverture existaient beaucoup de petites cavités qu'on aurait dit
avoir été faites par des grains de petit plomb dont aurait été
chargé un pistolet.
L'exploration terminée, M. Antommarchi retira le cœur et
l'estomac, qu'il mit dans deux vases d'argent remplis d'esprit de
vin, et ensuite recousit le corps. Le docteur, avant de faire
l'autopsie, avait mesuré le corps, l'avait inspecté en son entier
et en avait dressé le procès-verbal ou signalement. M. Vignaly
avait rempli les fonctions de secrétaire.
Le drap sur lequel venait d'être faite l'opération, étant teint
de sang dans beaucoup d'endroits, fut coupasse par la plupart
des assistants et chacun en eut un morceau; les Anglais en
prirent la plus grande partie.
Avant de coudre le corps, Antommarchi, saisissant le moment
où des yeux anglais n'étaient pas fixés sur le cadavre, avait
extrait d'une côte deux petits morceaux qu'il avait donnés à
M. Vignaly et à Coursot.
La suture terminée, nous habillâmes l'Empereur comme il
l'avait été dans ses campagnes, c'est-à-dire de l'uniforme des
chasseurs à cheval de la garde impériale; il fut botté, éperonné,
le chapeau sur la tète et l'épée au côté. Aucune pièce de l'habil-
lement ne fut oubliée. Craignant que le gouverneur ne voulût
s'emparer de l'épée de l'Empereur, on y substitua celle du
(jrand-Maréchal.
La chambre à coucher, tendue de noir par les soins de
M. de Montholon, fut transformée en chapelle ardente; l'autel
SOUVENIRS DE S VI NT-DEN'IS DIT ALI.
OU
fut dressé et adossé à la cloison de la salle à manger; un des
deux lits de campagne, garni de ses rideaux relevés et attachés
aux quatre pommes des montants, formait le sarcophage. Le
chevet ou dossier du lit fut placé au pied de l'autel, le lustre
du salon fut appendu au milieu de la chambre.
Le corps de l'Empereur, transporté du parloir, fut mis sur
le lit, qui avait été couvert du manteau de M are n go. La tête
reposait sur un oreiller; sur la poitrine était un crucifix d'ar-
gent; le cœur et l'estomac, dans des vases, étaient placés sur le
devant (le cœur dans une casserole en argent et l'estomac
dans une timbale, ou boite ronde à éponges, du nécessaire de
l'Empereur.) De la manière dont était placé le lit, l'Empereur
se trouvait avoir la tête au levant et par conséquent les pieds au
couchant. Les girandoles, les chandeliers et le lustre, garnis de
bougies, furent allumés et restèrent ainsi tout le temps que le
corps de l'Empereur fut exposé.
Quand tout fut préparé et disposé, l'abbé Vignaly dit la
messe à laquelle assistèrent tous les Français. Il est à observer
que le docteur Arnott ou son substitut restèrent présents à
tout. Ils avaient reçu l'ordre du gouverneur de surveiller le
corps et surtout le cœur et l'estomac qui en avaient été ôtés,
son Excellence craignant probablement ou qu'on les fit dispa-
raître ou qu'on ne les enlevât à l'aide de quelque substitution.
Le gouverneur ayant donné la permission à toutes les
troupes de l'île, de terre et, de mer, de venir à Longwood, dans
l'après-midi et par un mouvement spontané, officiers, sous-
officiers, soldats, tous s'empressèrent d'y accourir. Ces derniers,
les uns en uniforme, les autres en veste de travail, arrivèrent
couverts de sueur à la maison mortuaire. Malgré l'affluence
considérable des visiteurs, tout se passa avec le plus grand
ordre. On entrait par l'antichambre des valets de chambre,
ensuite la salle de bain, le cabinet et la chambre à coucher ou
chapelle ardente, où l'on stationnait quelques instants; après
quoi on sortait par la salle à manger, le salon et le parloir.
Pendant le passage des visiteurs, le Grand-Maréchal était a la
tête du lit, MM. de Montholon et Marchand au pied, et les ser-
viteurs rangés du côté opposé près des fenêtres.
Dès que la permission de venir à Longwood avait été connue
des soldats, le travail avait cessé, tous avaient voulu voir le
grand homme, le grand Napoléon : c'est ainsi que les soldats
TOME LXV. 1921. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
anglais appelaient l'Empereur. Tant qu'il lit jour, les apparte-
ments ne désemplirent pas. Nous avons remarqué que la plu-
part des ofliciers et soldats, après avoir considéré le corps du
héros, paraissaient fort émus du spectacle funèbre qu'ilsavaient
sous les yeux. Nous avons aussi remarqué que plusieurs s'age-
nouillèrent après avoir fait, avec le pouce de la main droite,
une croix sur le front de l'Empereur : ils étaient probablement
Irlandais. Parmi les sous-officiers, il y en eut un qui s'appro-
cha tout près du lit de repos, tenant un enfant par la main, et
s'écria en montrant à cet enfant le corps de l'Empereur : « Viens,
viens voir le grand homme, le grand Napoléon 1 » Cet ancien
militaire prononça ces paroles avec tant d'àme et de chaleur
que tous les assistants ressentirent la vive émotion qu'il éprou-
vait lui-même.
A la tombée du jour, la foule s'étant écoulée, il ne resta
plus à Longwood que ceux qui l'habitaient. Deux ou trois ser-
viteurs eurent la douce, mais bien triste satisfaction, de faire la
veille auprès du corps de l'Empereur.
Le lendemain, l'abbé Vignaly dit encore la messe, à laquelle
plusieurs catholiques du camp de l'un et de l'autre sexe assis-
tèrent. A l'issue du service divin arrivèrent les habitants de
File, maîtres et esclaves, femmes et enfants; de toute part, on
accourut à Longwood. Ce fut la même affluence que la veille.
Encore quelques heures et l'Empereur allait être caché à tous
les yeux.
Dans la matinée, Mme Bertrand ayant eu l'idée qu'il serait
convenable qu'on eût l'empreinte de la figure de l'Empereur,
un médecin anglais, M. Burton, était allé à la recherche de
quelque pierre calcaire propre à faire du plâtre. Le médecin,
étant parvenu avec quelque peine à trouver ce qu'il désirait,
revint à Longwood avec un peu de mauvais plâtre qu'il avait
obtenu de la cuisson. Dès que le public s'en fut allé, lui et An-
tommarchi se mirent à l'œuvre. Pour faciliter l'opération, on
dégagea le cou de l'Empereur, en ôtant le col et la cravate et
en ouvrant la chemise. De plus, on coupa les cheveux qui gar-
nies aient encore le front et les côtés. Il faut dire que les autres
cheveux avaient été coupés après l'autopsie pour être employés
il faire des bracelets qui devaient être envoyés à différentes per-
sonnes de la famille impériale et suivant l'ordre qu'en avait
donné l'Empereur. Malgré la mauvaise qualité du plâtre, An-
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI. 643
tommarchi et Burton réussirent fort heureusement à tirer le
moule d'abord de la face et ensuite de l'autre partie de la tête.:
Il est très fâcheux que l'on n'ait pas pensé à mouler les mains,
lesquelles cependant étaient assez belles pour être conservées.
Dans la soirée, le 7 mai, on apporta le cercueil, ou pour
mieux dire les cercueils, car il y en avait trois : un en fer blanc,
matelassé en satin blanc, un second en acajou et un troisième
en plomb. Un quatrième, en acajou, qui devait renfermer les
trois premiers, ne fut apporté que le lendemain matin.
Toutes choses étant disposées, nous mimes le corps de
l'Empereur dans le cercueil de fer blanc. Celui-ci se trouva si
court que, le chapeau ne pouvant être mis sur la tête, nous le
plaçâmes sur les cuisses ; sous les jambes on mit plusieurs
pièces d'argenterie, les plus belles, entr'autres une saucière
ayant la forme d'une lampe antique, des couteaux, fourchettes,
cuillers, (peut-être assiettes), et une certaine quantité de pièces
d'or à l'effigie de Napoléon, tant de France que d'Italie. Nous
fûmes contraints, au grand regret de tous, nous autres Fran-
çais, de- mettre dans le cercueil les deux vases qui contenaient
le cœur et l'estomac (le premier avait été destiné à l'Impéra-4
trice); mais telles étaient les instructions du gouvernement
anglais communiquées aux exécuteurs testamentaires. Les cou-
vercles des deux vases avaient été soudés avec assez de soin pour
que l'alcool ne put s'échapper. Au moment que le plombier
allait mettre le couvercle du cercueil pour le souder, le Grand-
Maréchal prit une dernière fois la main de l'Empereur et la
serra avec la plus vive émotion. Encore un moment et la belle
tète de Napoléon allait être cachée à tous les regards. Quel
triste et sublime spectacle que cette contemplation religieuse
des traits de celui qui avait été pour plusieurs des assistants
l'objet de leurs soins les plus assidus, de leur empressement, de
leur entier dévouement et de leur culte! Les larmes étaient
dans tous les yeux. Le cercueil soudé fut mis dans le second,
dont le couvercle fut fixé par des vis à tête d'argent. Le troi-
sième cercueil, celui de plomb, ayant la même forme que les
précédents, les contint et leur servit d'enveloppe. Dès que ce
dernier fut soudé, on ôta les matelas du lit ainsi que le fond
sanglé, et on le mit à la place, sur des espèces de tréteaux et
couvert du manteau; le lit servit d'encadrement.
Quand tout ce travail fut terminé, la soirée étant déjà avan-
641 REVUE DES DEUX MONDES.
cée, iout le monde se retira, à l'exception des serviteurs qui
devaient rester pour la garde. Le calme le plus parfait succéda
au mouvement. On n'entendait d'autre bruit que celui du cri-
cri et le bruissement des feuilles qu'agitait un vent léger. Les
factionnaires n'entouraient plus de leurs lignes de baïonnettes
l'habitation de l'Empereur ; il n'y avait plus d'autres surveil-
lants à Longwood que l'officier d'ordonnance et le docteur
Arnott. Celui-ci, tant que les cercueils n'avaient pas été fermés
et soudés, n'avait pas quitté la place et avait exercé la plus
active surveillance pour que rien ne fût distrait du corps de
l'Empereur. Les serviteurs gardiens passèrent la nuit, moitié
en se promenant dans la petite allée qui bordait les fenêtres de
la chambre et du cabinet, et moitié assis dans l'intérieur, se
livrant à toutes les réflexions et pensant au passé, au présent et
à l'avenir. L'Empereur était sous leurs yeux et il fut constam-
ment l'objet de leur entretien... Le jour parut. Au silence de
la nuit succéda une nouvelle animation. Hélas I dans la journée,
l'Empereur devait quitter Longwood et la terre était ouverte
pour recevoir sa dépouille.
XX. — LES FUNÉRAILLES
Dans la matinée, les Français se réunirent. Quelques per-
sonnes anglaises catholiques qui avaient été prévenues vinrent
pour assister au service divin. L'abbé Vignaly dit la messe
et ensuite l'office des morts fut récité. Ceci fini, on apporta
le quatrième cercueil en acajou et on mit dedans celui de
plomb.
Quand il fut question de se préparer pour le convoi, il y eut
une discussion assez vive entre M. de Montholon et M. Vignaly.
Celui-ci ne voulait mettre que l'étole, comme cela se fait
quand un prêtre accompagne un mort; celui-là prétendit et
voulut que l'abbé se revêtit de la chasuble. Malgré l'usage éta-
bli, Vignaly fut obligé de se soumettre à l'exigence.
Vers onze heures et demie, le gouverneur et l'amiral, suivis
de leurs états-majors, le général Coffin, le marquis de Montchenu
et son aide de camp et beaucoup de personnes notables de l'île,
arrivèrent à Longwood, et tous, militaires et civils, en deuil, se
rangèrent sur la pelouse qui était en avant de la véranda. Une
espèce de char, orné de crêpes et de draperies, attelé de quatre
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI.
645
chevaux, devait transporter le corps de l'Empereur. Il station-
nait dans la grande allée à l'extrémité de la pelouse.
Tout étant prêt, huit grenadiers, sans armes, suivis de plu-
sieurs personnes, entrent dans le parloir et pénètrent dans la
chapelle ardente; ils prennent le cercueil et, avec beaucoup de
peine et d'efforts, parviennent à le mettre sur leurs épaules; ils
fléchissent, pour ainsi dire, sous le poids de leur lourd fardeau.
Ils se mettent en marche, passent par les mêmes pièces qu'ils
ont déjà parcourues, descendent avec précaution les quelques
marches de la véranda et gagnent le char sur lequel ils déposent
leur précieuse charge, mais non sans beaucoup de difficulté. Le
cercueil placé est recouvert d'un drap de velours bleu, sur
lequel est étendu le manteau de Marengo. Sur celui-ci, en
croix, l'épée et le fourreau.
Tous les Français avaient suivi le corps de l'Empereur. Le
cortège se mit en marche dans l'ordre suivant. Les docteurs
Antommarchi et Arnott sont en avant : ce dernier est en uni-
forme. A quelque distance suivent l'abbé Vignaly en chasuble
et le fils jdu Grand-Maréchal, Henri Bertrand, portant le béni-
tier. Vient ensuite le char, dont les chevaux sont conduits par
des postillons. Les quatre coins du drap sont tenus, devant, par
Marchand et Napoléon Bertrand et, derrière, par le Grand-
Maréchal et le général Montholon. Ces deux derniers, en
uniforme, sont à cheval : le premier est au côté gauche. A droite
et a gauche du char sont les huit grenadiers qui ont porté le
cercueil. Derrière le char est le cheval de l'Empereur; il est
sellé et bridé et couvert d'un crêpe noir ou violet. Archambault»
en livrée et à pied, le tient à la main. Immédiatement derrière
le Grand-Maréchal et M. de Montholon, sur deux files, suivent
les quelques serviteurs de l'Empereur, et derrière eux est
une calèche attelée de deux chevaux conduits par un postillon,
dans laquelle sont Mme Bertrand et Mlle Hortense sa fille. Après
ces dames sont le gouverneur et l'amiral et tous les officiers
d'état-major, parmi lesquels M. de Monlchenu et le général
Coftin. Viennent ensuite différentes personnes notables de l'ile
qui avaient été invitées ou s'étaient invitées elles-mêmes, les
unes à pied, et les autres à cheval. Les militaires ont le crêpe
au bras et les civils, habillés de noir, l'ont au chapeau.
Lorsque le convoi eut dépassé Guard-House, nous vîmes les
troupes du 66e et du 20e, ainsi que la milice de l'île, rangées en
646 REVUE DES DEUX MONDES.
bataille sur les petites hauteurs qui bordent la gauche de la
route. Soldats et officiers sont dans l'attitude de la tristesse, de la
réflexion, de la méditation ; les premiers ont le bout du canon
du fusil à terre, les mains croisées sur la crosse et la tête
baissée; les seconds, la poignée du sabre à la hauteur du men-
ton, la lame en bas et, je crois, la main gauche au shako. Les
tambours sont couverts de crêpes; les drapeaux en deuil et
déployés s'inclinent au passage du char; les musiques de chaque
corps font entendre des airs lugubres.
Si les ennemis les plus haineux de l'Empereur avaient vu
son convoi funèbre passant devant les soldats anglais, un sou-
pir se fût échappé de leur poitrine et des pleurs eussent mouillé
leurs paupières.
En arrivant à Hut's-gate, nous aperçûmes Lady Lowe avec
sa fille, toutes les deux en grand deuil. La plus vive émotion
était peinte dans leurs traits ; sur leurs joues coulaient d'abon-
dantes larmes.
En face du chemin qui vient de Longwood est une petite
plate-forme où l'artillerie est en batterie : les pièces sont char-
gées et la mèche allumée.
Après avoir dépassé Hut's-gate, la tête du convoi prend la
droite, laissant les canons à gauche, et va s'arrêter à mi-chemin
de Hut's-gate à Alarm-house. Là avait été pratiqué un petit
chemin conduisant dans le fond de la vallée nommée Géra-
nium, où déjà beaucoup de monde est réuni autour d'un
groupe de saules, au milieu desquels la fosse qui devait recevoir
le corps de l'Empereur avait été creusée, non loin de la source
à laquelle on allait puiser l'eau pour l'illustre prisonnier.
Le convoi s'arrête. Ceux qui sont à cheval mettent pied à
terre. Les grenadiers qui ont accompagné le char prennent de
nouveau le cercueil sur leurs épaules et dans la descente on
marché dans le même ordre qu'auparavant. Les grenadiers,
ayant fait un tiers du chemin, sont relayés par huit soldats d'un
autre corps, et les soldats de marine eux aussi, voulant avoir
'leur tour, s'emparent du cercueil. Ces derniers, après avoir
parcouru le tiers du chemin qui restait à faire, déposent leur
précieux fardeau au bord de la fosse.
Toutes les troupes après le passage du convoi l'avaient suivi
et étaient venues se ranger en bataille sur la route que nous
venions de quitter et qui longe la vallée. Tous allaient être
SOUVENIRS DE SAINT-DENIS DIT ALI.
647
spectateurs de la scène triste et imposante où les restes d'un
grand homme allaient disparaître de la surface de la terre. Les
habitants de l'île, de toute condition, de tout âge, occupent le
fond de la valle'e et des groupes d'hommes et de femmes, plus
ou moins nombreux, sont échelonnés sur les pentes rapides de
la montagne. La vallée, en cet endroit, a l'aspect d'un vaste
entonnoir.
La fosse, au bord de laquelle les soldats de marine v iennen
de déposer le cercueil, a été creusée au milieu d'un bouquet de
quatre ou cinq saules; elle a une dizaine de pieds de profon-
deur; les quatre côtés du parallélogramme sont revêtus de
maçonnerie du haut en bas ; une auge en pierre de taille,
construite dans le fond, va avoir pour couvercle une large et
longue dalle (cette pierre est une de celles qui devaient être
employées à la maison neuve). Une chèvre est dressée et les
cordages sont préparés. Le pourtour du sol est tapissé d'une
étoffe noire qui encadre l'ouverture de la tombe.
Quand le Grand-Maréchal eut ôté l'épée et le fourreau, et
M. de Montholon le manteau et le drap, le cercueil fut placé
sur deux madriers. Alors le prêtre s'avance sur le bord de la
tombe et prononce à haute voix les prières accoutumées. A ce
moment, les serviteurs occupent le côté Nord faisant face à
l'entrée; le Grand-Maréchal, M. de Montholon et le prêtre, les
deux petits côtés, et les Anglais le quatrième; le gouverneur,
l'amiral Lambert et M. de Montchenu au milieu. La première
prière terminée, on descendit le cercueil à l'aide de la chèvre ;
le bruit qu'il fait entendre en touchant le fond de la tombe
retentit dans le cœur de chacun, des soupirs s'exhalent de la
poitrine des assistants et des larmes arrosent cette terre où va
désormais reposer le plus grand héros des temps modernes. Au
même instant, les détonations des canons viennent, à trois
reprises différentes, frapper nos oreilles et ces détonations sont
répétées par les échos des vallées voisines. Le silence succède,
et le prêtre, en bénissant la tombe, récite les dernières prières.
La cérémonie religieuse terminée, le gouverneur demande aux
généraux Bertrand et Montholon s'ils ont un discours à pronon-
cer. Sur la réponse négative de l'un et de l'autre, à l'ordre de
Sir Iludson Lowe, la chèvre enlève la grande dalle au centre de
laquelle est placé un fort anneau mobile; la pierre est suspen-
due ; elle descend peu à peu et bientôt elle ferme le fond du
648 REVUE DES DEUX MONDES.
caveau. Alors des ouvriers, armés de leurs truelles, s'em-
pressent de descendre, ôtent l'anneau, scellent la dalle et la
garnissent de ciment. Tout est fini. Avant de quitter la vallée,
nous cueillons quelques branches des saules qui ombragent la
tombe et, la tristesse dans l'àme, nous reprenons lentement le
chemin de Longwood, nous retournant par instants pour jeter
les yeux vers cet endroit où git le corps de l'Empereur.
Nous avons appris qu'après notre sortie de la vallée, les ma-
çons avaient continué de travailler au fond de la tombe et
qu'ensuite ils avaient mis, pour la fermer au niveau du sol,
des dalles qu'ils avaient encadrées d'une bordure de gazon, dont
l'approche était défendue par une barrière en bois; nous avons
appris aussi que, pour garder les lieux, le gouverneur avait
installé un poste de quelques hommes commandés par un
officier.
Plongés dans les plus profondes réflexions, nous nous retrou-
vâmes à Longwood. Ce lieu, qui précédemment avait été si
animé par la présence de l'Empereur, n'était plus qu'un désert.
On va cherchant dans les appartements, on parcourt les jardins,
on s'arrête dans les endroits qu'il fréquentait le plus, ceux
où il se reposait habituellement, on croit l'apercevoir... Hélas I
ce n'est plus qu'une illusion!.. On ne le voit plus à Longwood
que par la pensée. Il n'est plus!... Son corps privé de vie est
là-bas dans cette vallée, renfermé dans un étroit espace om-
bragé de quelques saules pleureurs.;
Saint-Denis.
IMPRESSIONS DE VIENNE
Juin 1921.
Vienne a perdu cet air de gaieté', de fête perpétuelle qui,
naguère, la caractérisait. Les rues où trottinent les femmes en
bas de soie, juchées sur les talons pointus de leurs souliers
vernis, sont mal entretenues. Rares sont les maisons dont les
fenêtres sont fleuries et si, au long des « rings » et sur les
grandes places, les lampadaires sont encore cerclés de leurs
jardinières, celles-ci sont vides : aucun géranium n'y met sa note
vive. Cerlain-js offrent aux regards un enduit souillé et si for-
tement endommagé qu'on se croirait dans une ville mitraillée.
Pourtant, les magasins aux larges façades garnies d'immenses
glaces sont achalandés aussi bien que les plus exigeants le
peuvent souhaiter. Il y a de tout chez les marchands de « Deli-
katessen, » de tout chez les marchands de meubles, de tout et du
plus élégant chez les bottiers, les chemisiers, les modistes et les
lingères. Des « galanteries, » il y en a pour tous les goûts; seu-
lement, pour en acheter, il faut être étranger ou « profiteur de
la guerre : » pour un Autrichien, c'est trop cher.
Je note des prix, au hasard, tels que les devantures me les
présentent : un pain blanc, d'une livre environ : 60 couronnes;
un mètre de drap : 3 500 k (1); un réticule en cuir : 6 800 k;
une paire de gants de fil : 560 k; une paire de bas de soie :
4 900 k; un canif, un tout petit canif, en nacre, avec deux lames :
490 k; une cravate verte à pois jaunes, cravate pour « enrichi
de la guerre : » 1000 k; un chapeau de paille, pour hommes :
(1) K = couronne.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
2000 k. — On peut s'en passer, heureusement. La mode, que
beaucoup suivent ici par économie autant que par genre, veut
qu'on aille nu-tète. — Une canne : 500 k; un pyjama en soie :
10 000 k; un costume complet : 40 000 k.
Gela vous semble exorbitant? Attendez. A la devanture d'un
marchand de meubles, les prix deviennent affolants : une
chambre à coucher en acajou, composée, selon l'usage en
pays germanique, de deux lits jumeaux, deux tables de nuit et
une armoire à glace à deux vantaux : 350 000 couronnes. Vous
vous récriez? Que direz-vous de la salle à manger? Huit chaises
cannées, une table, un buffet et une vitrine pour l'argenterie,
le tout moderne et en noyer ciré : 850000 couronnes.
Il faut dire que la couronne, — qui, avant la guerre, valait
1 fr. 05, — aujourd'hui ne vaut pas deux centimes. Que cotera-
t-elle demain? Chaque jour, pour elle, marque un nouveau flé-
chissement. Les plus pessimistes se réconfortent en pensant que,
jamais, elle ne pourra tomber tout à fait à zéro; elle sera à
presque rien, mais elle conservera un pouvoir d'achat. Savoir.
Dans les campagnes, les paysans marquent de la défiance pour
tant de papier. Si importante qu'en soit la liasse, elle ne leur
dit rien qui vaille. Beaucoup n'acceptent plus que des échanges
en nature.
Les hôtels regorgent. Cependant, la moindre chambre coûte
huit à neuf cents couronnes. Mais c'est que les « missions, »
fort nombreuses à Vienne, sont, pour la plupart, installées dans
les hôtels. Les étrangers affluent, Anglais, Américains, Ita-
liens, Français, Tchèques ou Roumains, les uns venus pour
affaires, les autres en touristes.
La crise du logement sévit à Vienne non moins qu'à Paris,
à Londres, à New-York. Depuis 1914, on n'a rien bâti dans
la capitale de l'Autriche, dont la population s'est soudainement
augmentée de l'afflux des Galiciens, juifs pour la plupart,
fuyant devant l'invasion. Ils étaient venus pour quinze jours :
les jours se sont allongés, changés en mois; les années ont
passé : les Juifs galiciens sont encore à Vienne. Combien sont-
ils? Cinquante mille? Cent mille? L'Autriche voudrait s'en
défaire, alléguant que, depuis les traités, ces Galiciens, sont
devenus Polonais. Mais la Pologne refuse énergiquement de les
recevoir. Il faudrait une loi pour les forcer à partir. En atten-
dant qu'elle soit votée, ils demeurent dans Vienne où, par leurs
IMPRESSIONS DE VIENNE. 651
spéculations sur le change et sur les marchandises, ils n'ont pas
peu contribué à la cherté de la vie.
Pour remédier à la crise du logement, le gouvernement a
eu recours à un moyen aussi énergique qu'arbitraire : la réqui-
sition. Les socialistes, qui l'avaient établie, ont cédé le pouvoir
aux chrétiens-sociaux ; mais la réquisition du logement a subsisté.,
Le propriétaire n'est plus maître de sa maison. Un appartement
s'y trouve-t-il libre, il doit informer de ce miracle la commis-
sion du Wohnungsamt. Aussitôt, Y Arbeiterrat ou Conseil des
ouvriers, qui est demeuré tout-puissant, procède à l'attribution
du local. On m'assure qu'en ce moment trente-cinq mille per-
sonnes sont inscrites pour un gite. Quand seront-elles pour-
vues? L' Arbeiterrat a cependant pris des mesures draconiennes :
chaque adulte n'a droit qu'à une pièce. Une pièce supplémen-
taire est attribuée par famille. Si l'on est quatre et que l'appar-
tement comporte six pièces, on est tenu de déclarer qu'il y en a
une de disponible. Qui Y Arbeiterrat y logera-t-il ? Par bonheur,
il est avec la loi des accommodements. Quelques centaines de
couronnes-, adroitement glissées, exercent une grande influence
sur la complaisance des employés de la Commission...
A voir la situation que les socialistes ont faite aux proprié-
taires autrichiens, combien de socialistes voudraient devenir
propriétaires? Ceux-ci n'ont le droit d'augmenter leurs loyers
que si l'autorisation leur en est accordée par la Commission
des logements. Il faut de longues discussions pour obtenir que
le locataire paye 35, 40, 50 pour 100 de plus sur le taux d'un
loyer qui, au cours qu'a atteint la couronne eu égard à renché-
rissement du reste de la vie, devrait être augmenté de deux à
trois mille pour 100. Parfois la Commission est intransigeante.
On me cite un propriétaire qui, pour un appartement de trois
pièces, reçoit ce qu'il en touchait avant guerre : 60 k. par tri-
mestre : vingt-quatre sous de notre monnaie 1 Cependant, les
propriétaires doivent faire les réparations indispensables et qui,
obligatoirement, leur incombent. La plupart voudraient vendre,
je le comprends. Ce que je comprends mieux encore, c'est que
personne ne veuille acheter.
Néanmoins, ne nous hâtons pas d'envier les locataires
viennois. Ils payent peu à leur propriétaire : que leur importe,
si leur argent n'en sort pas moins de leur poche ? Cette année, la
municipalité a frappé les locataires d'un impôt progressif. Da.
65*2 REVUE DES DEUX MONDES.
cinq pour cent pour les petits loyers de 900 à 1 200 couronnes
(loyers de la classe ouvrière), cet impôt atteint jusqu'à cinq cents
pour cent pour les loyers au-dessus de 20 000 couronnes. De
tels loyers sont rares, mais ceux de 10 000 couronnes sont nom-
breux et taxés à 140 pour 100 : c'est la classe moyenne, ici
comme partout, qui est pressurée.
*
* *
A l'Opéra. — Rien n'a été changé dans la salle, depuis la
révolution. La vaste loge impériale a toujours ses lourdes ten-
tures de peluche pourpre que surmonte une imposante couronne
aux ors éclatants...
Taine disait : « 11 n'y a pas de vraies soirées sans femmes
en grande toilette. » Dans les loges découvertes faites pour que
les diadèmes et les robes décolletées produisent tout leur effet,
je n'aperçois que des blouses de linon. Depuis la guerre, l'usage
s'est perdu de s'habiller pour l'Opéra : on s'y rend comme on
est, en veston, en petite robe.
Le directeur de la grande scène viennoise me fait ses
doléances :
— A présent, me dit-il, ce n'est plus la société, qui vient au
théâtre : où trouverait-elle l'argent que coûte un fauteuil?
Cependant, tous les théâtres sont pleins. Il y a tant d'étran-
gers, tant d'.enrichis de la guerre 1 Songez, qu'actuellement,
à Vienne, on ne compte pas moins de quatre à cinq cents
milliardaires, ohl en couronnes, naturellement. Au début,
ces gens-là ne savaient pas se tenir. Ils parlaient haut pendant
la représentation. Dans les loges, ils buvaient et déballaient
des saucisses à la moutarde qu'ils mangeaient avec leurs doigts.
Mais les « nouveaux riches, » comme vous les appelez, ont
commencé à se décrasser; s'ils manquent encore d'élégance
dans leurs manières, du moins savent-ils écouter en silence, ne
point importuner leurs voisins.
Il m'assure que notre musique est très goûtée de ses com-
patriotes.
— De tous les étrangers, ceux que nous préférons, évidem-
ment, ce sont les Italiens, Puccini spécialement; mais, tout de
suite après, nous mettons les Français : Ambroisc Thomas avec
Mignon; Gounod avec Faust et surtout Massenet avec Manon et
Werther. Quoique cela vous puisse étonner, les Allemands ne
IMPRESSIONS DE VIENNE. 653<
sont pas ceux qui plaisent le plus au public. Je parle des mo-
dernes, car un Beethoven est toujours écouté religieusement;
mais Wagner lui-même est moins apprécié qu'un des vôtres.
La représentation de ce soir n'est pas de grand gala. Les
vedettes ne chanteront pas. Le prix des places est en consé-
quence. Il n'est pas fixe, comme chez nous. Il dépend de la.
valeur des interprètes. La même loge de cinq places vaut 2 500
ou 5000 couronnes. Le prix du « coupon «d'entrée qui donne
juste le droit d'écouter debout, oscille de 16 à 30 couronnes.;
On joue Mme Butterfly. Le spectacle de la salle m'intéresse
plus que celui de la scène. Derrière le parterre, dans l'espace
libre pour les occupants « debout, » spectateurs et spectatrices
sont étroitement serrés l'un contre l'autre. Beaucoup de jeunes
femmes, de jeunes filles. Elles suivent les péripéties, elles
jouissent des chants, de la musique, avec une attention passion-
née qui leur fait oublier la fatigue. Mais quand les dernières
rumeurs de l'orchestre se sont tues, que les hautes lanternes
japonaises longuement balancées sont devenues invisibles, les
applaudissements crépitent, les acclamations montent avec les
rappels.
La situation de directeur de l'Opéra de Vienne me paraît
une charge peu enviable. L'Opéra est un théâtre d'Etat. Son
budget a été considérablement augmenté. Cependant, le recru-
tement des artistes présente les plus grandes difficultés. Chacun
d'eux demande un traitement d'au moins un demi-million de
couronnes pour la saison, c'est-à-dire pour huit mois. Les
vedettes sont plus exigeantes. Elles veulent être payées à la
soirée. Si on leur refuse, elles se dépitent, parlent de s'en
aller, de contracter des engagements à l'étranger. Ce ne sont
pas toujours de vaines menaces. Beaucoup d'artistes viennois
sont partis pour l'Amérique. Peu à peu, Vienne perd les chan-
teurs, les musiciensremarquablesqui faisaient jadis sa réputation.
Pas de soirée au théâtre qui ne se termine par un souper.
Souper modeste. Aux terrasses des cafés, la plupart des consom-
mateurs se satisfont sagement d'une tasse de café au lait qui
est presque assez sucré... Il est a peine dix heures. Hormis les
trams, qui mènent grand bruit avec leurs triples voitures attelées
en file, la ville est plus déserte, plus sombre que Paris à deux
heures du matin.
G54 REVUE DES DEUX MONDES.
* *
Vienne a dansé, glissé, « fox-trotté, » cet hiver, avec une
espèce de furie, avec une sorte de déchaînement. Les réceptions,
dans l'aristocratie, ont été aussi nombreuses, aussi belles qu'au-
trefois. Les femmes faisaient assaut de toilettes. Certaines étaient
parées de robes qui n'avaient pas coûté moins de 80 000 cou-
ronnes.
Cependant, dans la noblesse, on se défend de paraître prendre
aucun plaisir. On veut faire croire qu'il n'y a que les Schiebcr(i)
pour s'amuser. Si l'on cause avec un aristocrate, il se lamente
parce qu'il a dû renoncer à son abonnement à l'Opéra, suppri-
mer une partie de ses domestiques, faute d'en trouver et faute
surtout de pouvoir les payer.
Il gémit : « Ici, la vie était si bonne, si douce, si facile I Les
théâtres, les concerts étaient à bon marché. On faisait du sport
et il n'en coûtait presque rien. Toutes les jeunes tilles, même
celles de la petite bourgeoisie, montaient à cheval. On mangeait
bien et finement. On était trop heureux! »
Voilà le grand mot lâché. Le malheur, pour l'Autrichien,
est d'avoir été trop longtemps trop heureux. Actuellement, il
répète : « Pauvre Autriche 1 » mais il ne veut pas renoncer à
ses aises.
*
Le ministre d'une Puissance étrangère et neutre, person-
nalité bien connue du monde viennois, et fervent ami de la
France, me donne son avis sur la situation de l'Autriche :
— Ohl moi, je suis très pessimiste. Le moyen de ne pas
l'être I D'après le ministre des Finances, le déficit, pour les six
mois qui viennent de s'écouler, est de cinquante milliards de
couronnes. On en prévoit un égal, pour le second semestre.
Afin de combler une partie du trou, le gouvernement va pro-
céder à une nouvelle émission de 45 milliards de billets. A quoi
cela le mènera-t-il? L'Autriche est dans la situation d'un mori-
bond qu'on ne soutient qu'avec de l'élher. Si on lui supprime
son médicament, il meurt.
« Il y a ici deux grands partis politiques : les socialistes
1) Les nouveaux riches. Littéralement, ceux qui poussent la marchandise
pour en faire monter le prix.
IMPRESSIONS DE VIENNE. 655
et les chrétiens-sociaux. Tous deux font fausse route. Les socia-
listes clament : « Confisquons le capital! Cela nous permettra
de diminuer la circulation du papier. La couronne remontera. »
Les chétiens-sociaux ripostent : « Obtenons de l'aide de l'étran-
ger. Amenons l'Entente à nous ouvrir les crédits que, depuis si
longtemps, elle nous promet. » Mauvais bergers ceux qui
parlent ainsi. Un pays ne peut pas vivre d'emprunts et d'au-
mônes. Un peuple ne peut pas, infatigable quémandeur,
demeurer la main tendue. La détresse économique de l'Autriche
a son origine dans un mal moral. On peut donner à ce pays du
charbon, des vivres, des vêtements; ce qu'on n'a pas encore
réussi à lui inculquer, c'est la volonté de s'aider lui-même. Ce
peuple, à terre, se fait lourd pour ne pas être relevé.
— Alors, il n'y a pas de remède?
— Je ne dis pas cela. Il y en a, et plusieurs : faire des éco-
nomies, travailler. Mais jamais on n'a autant dépensé ; jamais
on n'a voulu se donner moins de mal. On hausse les épaules :
« Travailler! pour gagner quelques centaines de couronnes? ce
n'est pas la peine. » Avez-vous remarqué le cireur de chaussures
qui est sur un des rings? Il y a toujours cinquante badauds occupés
à le regarder manier ses brosses. Tout Vienne le connaît. Et tout
Vienne en parle. On confesse : « Il n'y a que lui qui travaille
ici! » L'admirable est que ce cireur de bottes n'est pas Vien-
nois, il est Turc !
*
* *
La princesse Hélène de Metternich, fille de cette fameuse
princesse Pauline, ambassadrice à Paris, dont les contemporains
de Napoléon III ont si souvent cité les mots d'esprit, s'occupe
activement d'oeuvres de charité. C'est d'elle que je tiens sur la
misère à Vienne ces précieux renseignements :
— Les enfants ne sont plus malheureux. Vous avez pu les
voir dans les rues, dans les squares. Ils ont de bonnes joues. Ils
sautent et rient comme tous les enfants de tous les pays. Grâce
aux secours qui nous ont été donnés, nous avons pu leur refaire
une santé. Ceux qui restent dans la détresse sont, non seule-
ment ceux de la classe moyenne, du Mittelstand, mais ceux de
la classe jadis aisée. Comment vivre, à présent, avec un revenu
de cinq à six cent mille couronnes? Ajoutez que la plupart
avaient leur fortune placée en valeurs autrichiennes. Vous
G"6 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvez deviner ce que rapportent aujourd'hui nos obliga-
tions, nos actions. Vous le savez d'ailleurs : il n'est guère de
Français qui ne possède des Chemins de fer du Sud de
l'Autriche. Des milliers de rentiers autrichiens qui vivaient
largement avec vingt-cinq à trente mille couronnes de rente,
ont vu leurs revenus tomber à sept ou huit mille couronnes. A
peine de quoi se nourrir quelques semaines.
<( Je vous conduirais volontiers choz quelques-uns d'entre eux.
A quoi bon ? Vous n'y verriez rien de frappant. Les intérieurs
demeurent décents, la mise de la maîtresse de maison reste
convenable; mais, ouvrez les armoires, elles sont vides : le
linge, les bijoux, l'argenterie ont été vendus. Aux murs, il n'y
a plus un tableau; sur les meubles, plus un objet d'art.
« Les familles les plus éprouvées sont celles des anciens offi-
ciers. A ceux-ci le gouvernement fait bien une retraite :
environ dix mille couronnes pour un général. Ce n'est rien...
Vous me direz : « Ces officiers peuvent chercher une situation. »
Ils l'ont fait, ils le font encore; mais les situations sont rares;
quand il s'en présente une, ce n'est pas à eux qu'on donne la
préférence. On n'est pas bien disposé à leur égard. On les
rend responsables de la défaite...
A l'appui des détails que me donne la princesse de Metternich,
d'autres me reviennent à l'esprit, que je tiens de Mme Lefèvre-
Pontalis, femme du ministre de France, de Mme Rallier, femme
du général qui dirige notre mission militaire. Car, il faut
qu'on le sache : après l'armistice, la France, blessée, meurtrie
et ayant elle-même à réparer ses ruines, a eu cette géné-
rosité de venir en aide à ses ennemis de la veille. L'hiver der-
nier, Mme Lefèvre-Pontalis, présidente d'une œuvre de secours,
a remis de la percale à trois femmes de feld-maréchaux qui
venaient demander de quoi se faire des chemises. Mme Hallier
m'a parlé d'un ancien colonel presque aveugle qui a accepté,
;ivec reconnaissance, des boites de lait condensé, d'un général
qui, pour gagner quelques centaines de couronnes, s'est fait
porteur de charbon. Dans la rue, j'ai été frappée de l'aspect de
décrépitude des vieillards d'une soixantaine d'années : petits
rentiers, petits retraités qui, depuis des années, ne peuvent
s'alimenter suffisamment...
Les employés de la municipalité viennoise : contrôleurs et
conducteurs de tramways, balayeurs, cantonniers, etc., sont
IMPRESSIONS DE VIENNE. 657
largement payés. Quand ils veulent une augmentation, ils se
mettent en grève. Mais les fonctionnaires de l'Etat : professeurs
à l'Université, magistrats, employés des chemins de fer, des
postes et télégraphes, etc., ont des traitements qui, en dépit des
augmentations accordées, demeurent tout à fait insuffisants.
Il faut se rendre compte, en effet, que, depuis 1914, la vie
coûte, en moyenne, cent cinquante fois plus cher. Voici, à
titre de document, un tableau comparatif de quelques-uns des
prix d'avant-guerre et de ceux d'à présent :
Farine ...... 1 kilo.
Bœuf »
Pote »
Veau »
Beurre »
Café »
Sucre »
Lait 1 litre.
Un costume d'homme . . .
Un chapeau
Une paire de chaussures. .
Coi
irounes
1914
1921
0,40
70
9
300
2,60
300
2
300
2
400
3
440
0,80
138
0,20
20
120
16 000
15
1 500
25
4 000
Automne 1920
Printemps 1021
4 068
H 031
11 270
17 110
14 590
21 760
L'attaché commercial français a eu l'idée intéressante d'éta-
blir le budget d'un employé viennois pendant un mois. On
trouvera, en regard, les prix du printemps et de l'automne de
1920, avec ceux du printemps de 1921 :
Printemps 1920
Pour un célibataire. . 3 678
Si l'employé est marié. 5 385
S'il a deux enfants. . . 7 320
Actuellement (printemps de 1921), un employé célibataire
gagne, par mois, de 4 800 à 1 000 couronnes. S'il est marié, il a
de 6 000 à 7 000 couronnes; s'il a deux enfants, il est payé de
8 600 à 12 000 couronnes.
La disproportion est considérable, on le voit, entre son trai-
tement réel et celui qu'il lui faudrait pour subvenir aux dépenses
indispensables. Ainsi, nous arrivons à cette conclusion : les gens
de moyenne condition, même ceux qui travaillent, sont forcés
de consacrer entièrement le peu qu'ils ont à se nourrir.
TOME lxv. — 1921. 42
Oo8 REVUE DES DEUX MONDES.
*
* *
Au quartier des Juifs Galiciens. — C'est très loin, vers la
banlieue. Une zone pelée où quelques chctifs acacias s'accordent
à la tristesse du paysage. Des gites en tôle ondulée. Aucun
parfum de fleurs ou de verdure. Rien que l'acre odeur d'herbes
qu'on brûle dans un fossé. Coiffé d'un chapeau de paille crevé,
un petit vieux, au bout d'une longue corde, pait une chèvre
rousse. La bête tire sur sa laisse. Pour la retenir, le petit vieux
n'a pas trop de toutes ses forces. Plus loin, encore des chèvres
que gardent des enfants. Le lait de vache est devenu rarissime.
Avant la guerre, Vienne absorbait, chaque jour, huit cent
mille litres de lait. Cet hiver, elle en a reçu à peine trente
mille. Nombre de Viennois consomment du lait condensé; mais
une boîte se vend 150 couronnes. Une chèvre coûte peu à
nourrir : il suffit d'avoir le temps de la mener paître. Affaire
aux vieux, aux tout petits. Dans les faubourgs, de véritables
troupeaux de" chèvres broutent le long des haies ou des talus :
nouvel aspect de la Vienne d'après-guerre.
On a installé les Juifs Galiciens dans les baraquements d'un
ancien camp de prisonniers de guerre. Des fils barbelés courent
autour du terrain. Les fenêtres de la baraque qui servait de
prison sont munies de barreaux de fer.
Occupées à des besognes ménagères, des femmes vont et
viennent, pieds nus. Trois petits en robe de percale bleue, bras
dessus, bras dessous, et serrés l'un contre l'autre, ainsi que
grains dans une grenade, nous considèrent immobiles.
Aux fenêtres pendent des couvertures trouées qu'on a mises
a sécher; mais certaines ont des rideaux. Devant les baraque-
ments, dans les jardinets aux minces allées en croix, des
légumes poussent, des poules picorent, des oies se dan-
dinent.
Ces familles de Juifs ne sont pas toutes dans le besoin.
J'aperçois des chambres confortablement meublées : lits, com-
mode et fauteuils. Beaucoup gagnent suffisamment leur vie;
ils ont trouvé des places chez des coreligionnaires, dans des
maisons de commerce, dans des banques. Ils se sont faits came-
lots. D'autres, c'est le plus grand nombre, spéculent sur le
change, sur les denrées. Installés dans les cafés, autour d'une
petite table, ils passent leur journée à acheter, à. vendre, à
IMPRESSIONS DE VIENNE.
6o9
pousser, avec opiniâtreté, des marchandises dont, jamais, ils ne
prendront possession.
* *
On a souvent comparé le Pratcr à notre Bois de Boulogne.
C'est aussi, du moins vers son entrée, quelque chose comme la
foire de Neuilly. Jadis les archiducs ne dédaignaient pas d'y
aller faire un tour; mais les archiducs sont en exil. Aujourd'hui,
parmi les piétons, il n'y a que du peuple, du tout petit peuple.)
Sur le bord des allées, des marchandes débitent des gâteaux à la
poussière et des saucisses à la moutarde. Il fait beau, des nuages
légers, soyeux, voilent agréablement le soleiL
Les jeunes filles et les enfants se sont déguisées en Dirndl (1) :
c'est la mode, quand vient l'été : jupe à fleurettes Pompadour,
boléro qui s'échancre sur une chemisette blanche et petit
tablier de couleur éclatante : rouge coquelicot, vert pré, violet-
évêque. Tout ce monde achète des confiseries et de la charcute-
rie. Aux « montagnes-russes, » les voitures sont prises d'assaut.
Dans les descentes vertigineuses, les tabliers pourpre et leurs
frères les tabliers épinard sont comme fous de joie et pous-
sent des cris aigus... Demain, ce sera lundi bleu (2). Le
travail ne recommencera qu'à onze heures. La vie est courte.
Amusons-nous... Cependant, rappel de la guerre, des soldats
mutilés mendient ou vendent des allumettes. L'un exhibe son
moignon, l'autre ses pieds articulés; un troisième est aveugle.
On leur donne, mais peu : la pitié s'émousse.
Nous nous engageons sous les marronniers de la grande
allée. La lumière magnifique de cette journée de juin prête à
ce qu'elle touche un merveilleux prestige. Des tilburys passent,
attelés de fins trotteurs superbement harnachés. Leurs mors,
leurs gourmettes étincellent. Sur leur poitrail ondulent
d'étroites et longues courroies blanches.
La Suesse Mxdel (3) se promène lentement avec son ami. La
gentillesse de cette grisette anime les promenades. Sans elle,
Vienne ne serait plus Vienne. Avec un rien, elle s'habille plai-
(1) Paysanne des Alpes.
(2) Tous les lundis sont bleus ; mais il n'y a qu'un dimanche doré : celui qu!
précède Noël, à cause des acquisitions qu'on y fait; el un seul jeudi vert : le jeudi-
saint, parce que, ce jour-là, on ne doit manger que des légumes verts.
v3) Littéralement : la jeune fille sucrée.
060 REVUE DES DEUX MONDES.
samment... Mieux qu'aucun, Arthur Schnitzler, l'auteur dra-
matique, a su la dépeindre : « Elle a dix-sept ou dix-huit ans...
Elle est hlonde et encore mince... Elle n'est pas d'une beauté
fascinante, elle n'est pas d'une intelligence transcendante;
mais elle a le charme d'un soir de printemps... » Toujours sen-
timentale, elle a, depuis la guerre, perdu sa qualité essenlielle :
le désintéressement. Schnitzler lui-même le reconnaît. Comme
je lui parlais de la Suesse Msedel:
— Que voulez-vous? me dit-il, la vie est chère... les bas de
soie aussi...
*
* *
Un grand éditeur, que j'interroge sur la question du livre
français en Autriche, me répond :
— Le livre français? madame, il me faut vous répondre au
passé. Avant 1914, tous les écrivains français qui étaient
admirés en France, l'étaient également ici. La France faisait
la mode, en littérature, comme elle la faisait pour les robes et
les chapeaux. Aux romanciers allemands ou anglais, le public
préférait les vôtres. Vos livres sont mieux écrits, mieux com-
posés, plus intéressants. Depuis la guerre, notre goût ne s'est pas
détourné de vous : ce sont vos livres qui nous sont devenus
inaccessibles. Comptez à quel prix il me faut vendre un roman
qui, à Paris, coûte 7 francs.
— 420 couronnes.
— Un tel prix, vous vous en rendez compte, est prohibitif.
Alors, les éditeurs autrichiens, moi le premier, se sont mis à
imprimer des auteurs français tombés dans le domaine public.
A portée de sa main, sur une table, il prend quelques
volumes, habillés d'une reliure souple : le Père Goriot; la
petite Fadette; Vigny; Amiel... Il me les tend. Je les ouvre. Le
papier est fin et blanc. Les caractères sont nets. Ce sont en
somme des volumes très présentables. Je demande leur prix de
revient :
— Nous possédons ici un outillage perfectionné, nous avons
le papier en abondance, une main-d'œuvre qui, comparée à
la vôtre, est à très bon marché, — de 50 pour 100 moins
chère. Aussi un ouvrage comme ceux que vous regardez
me revient exactement à 1 fr. 25. C'est là qu'est le danger
pour vous : vos éditeurs, aui vendent très peu ici, bientôt n'y
IMPRESSIONS DE VIE.\:SE.
661
vendront plus rien. Non seulement, le marché viennois leur
sera fermé, mais le marché allemand, le marché suisse, celui
des pays balkaniques et des pays nouvellement formés, Tchéco-
slovaquie, Yougo-Slavie. Par notre intermédiaire, votre pensée
continuera de rayonner dans le monde, mais le bénéfice financier
vous échappera.
*
* *
Les Viennois sont justement fiers de leur Université.
De larges escaliers, de vastes amphithéâtres, des salles
aérées, lumineuses, paisibles et, entre les bâtiments, un jardin
plein de verdure et de chants d'oiseaux.
En l'absence du recteur, Rerr Direktor me reçoit dans un
vaste bureau à hautes boiseries, à tentures vert bouteille, ce
qui, en tout pays, est la couleur» administrative. » Il se déclare
heureux de recevoir ma visite. Hélas 1 son français vaut mon
allemand. Pendant quelques minutes, nous échangeons des
propos qui, de l'un à l'autre, nous demeurent hermétiques. Herr
Direktor a une inspiration. Il donne un coup de téléphone;
aussitôt, comme si ce fût un téléphone enchanté, parait un petit
homme tout barbu, tout riant et parlant le français, ma foi,
parfaitement. Grâce à lui, je vais apprendre de l'Université
tout ce qui m'intéresse. Je n'ai qu'à questionner : il traduira
les réponses.
Quand la guerre a éclaté, le foyer de culture qu'était l'Uni-
versité de Vienne semblait en plein développement. En 1900,
l'Université comptait 6 000 étudiants et 347 professeurs. En 1914,
le nombre des étudiants atteignait 11000. On avait porté celui
des professeurs à 750.
Je demande :
— A quelle nationalité appartenaient les étudiants?
Le petit homme barbu et jovial me répond :
— Presque tous étaient d'Autriche-Hongrie. Il n'y avait que
500 étrangers : Allemands, Russes, Serbes ou Bulgares. Un seul,
et le petit homme se met à rire dans sa barbe grisonnante, un
seul était Français.
Cela lui semble infiniment comique, ce Français égaré à
l'Université de Vienne, comme un spécimen unique de son
espèce.
Mais Herr Direktor reprend la parole. Le petit homme
662
REVUE DES DEUX MONDES.
reprend son sérieux. Le fait est qu'il n'y a plus de quoi rire*
— Aujourd'hui, le nombre des étudiants est toujours de
11 000, mais, depuis le traité de Saint-Germain, le mot étranger
a pris, pour nous, un autre sens. Sont devenus « étrangers »
les Tchèques, les Hongrois, les Transylvains, les Slovaques, les
Croates... Il faut donc dire, à présent, que l'Université de
Vienne compte plus de 4 000 étrangers. Parmi ceux-ci, quelques-
uns sont Allemands, Russes, Polonais : fort nombreux, ces
derniers, près de 2 500.
« 35 pour 100 des étudiants étudient la médecine ; 34 pour 100
la philosophie; 30 pour 100 la jurisprudence. Beaucoup y
cherchent un diplôme qui leur conférera la possibilité de
devenir, non seulement magistrats, avocats ou autres gens de
loi, mais aussi, mais surtout : fonctionnaires de l'Etat 1 La
théologie recrute peu d'adeptes : 1 pour 100 seulement du
nombre des étudiants.
Tout à l'heure, en traversant les salles de la bibliothèque,
j'ai été frappée d'y voir beaucoup plus de jeunes tilles que de
jeunes gens.
— C'est que les étudiantes suivent plus régulièrement les
cours : cela leur est aisé, leur temps est libre. La plupart vivent
dans leur famille et sont déchargées de tout souci matériel.
Elles se dirigent surtout vers la philosophie et la médecine;
quelques-unes, vers la jurisprudence.
« La plupart de nos étudiants sont pauvres. Ils n'ont pas
de quoi acheter les livres d'études nécessaires. Presque tous
appartiennent au Miltclstand et le Mit tels t and est ruiné. Pour
payer leurs inscriptions, subvenir à leur entretien, nombre
d'entre eux exercent, non une profession, mais un métier
manuel. Dédaignant les traductions, les copies de manuscrits,
les leçons en ville qui sont peu payées, ils chargent du charbon,
ils scient du bois, ils se sont faits commissionnaires : bons à
tout, à porter une malle aussi bien qu'une lettre pressée. Ainsi
arrivent-ils à gagner 2 ou 300 couronnes par jour.
Dans la mesure du possible, l'Etat prend une part de leurs
dépenses. Pour eux, on a résolu le problème du logement.
\vant la guerre, Vienne comptait deux asiles qui recevaient
environ 200 pensionnaires. Aujourd'hui, la ville en a huit qui
n'abritent pas moins de 1000 jeunes gen<.
Des œuvres, dont l'une est française et dirigée par la gêné-
IMPRESSIONS DE VIENNE. 663
raie Hallier, ont organisé des « popotes. » Pour huit ou dix
couronnes, les étudiants y trouvent des repas chauds. C'est
encore une des formes sous lesquelles nous venons en aide aux
Autrichiens : réponse aux calomnies des Allemands qui nous
accusent de vouloir l'anéantissement des peuples que nous avons
vaincus.
Le traitement des professeurs oscille entre cent mille et cent
cinquante mille couronnes... Il fauts'habituer à jongler avec les
chiffres : il faut se garder aussi de se laisser abuser par leur mi-
rage... Cent cinquante mille couronnes, cela ne fait que
2 500 francs. De quoi vivre fort petitement.
A part un Hollandais et quelques Allemands, tous les pro-
fesseurs de l'Université sont autrichiens; mais, fort imbus de
la supériorité des méthodes germaniques, c'est vers Berlin, vers
Dresde que, d'un mouvement naturel, ils se tournent pour en
recevoir la lumière. Aigris par la défaite, par leur vie difficile,
ils se sont ralliés au parti de Y Anschluss. Recteur en tête, ils se
sont laissés aller à de violentes manifestations pangermanistes.
Au moment où je quitte l'Université, des groupes de jeunes
gens et de jeunes filles gravissent le grand escalier. Ils se
rendent à quelque cours et s'entretiennent avec animation. Un
peu à l'écart, un étudiant monte seul. C'est un aveugle de la
guerre. Il va, le visage levé, frappant chaque marche de son
bâton. Nul ne prend garde à lui. Les rappels de la guerre sont
partout ici. Mais combien veulent les voir?
Les fonctionnaires! m'a dit avec un soupir Herr Direktor,
il y en avait déjà trop au temps de Joseph II. Il y en a, main-
tenant, plus que sous le « vieil Empereur (1)1 » Dans tous les
ministères, c'est une complexité inouïe de « compétences. »
Chaque parti qui s'est emparé du pouvoir s'est empressé de
caser sa clientèle, mais en respectant celle qui occupait déjà les
emplois publics. Aux fonctionnaires de l'Empire sont venus
s'ajouter ceux des socialistes, auxquels se sont adjoints, à leur
tour, ceux des « chrétiens-sociaux. » La petite Autriche du
traité de Saint-Germain a les deux tiers des fonctionnaires de
l'Angleterre. A Vienne, on compte un fonctionnaire pour neuf
(i) On désigne ainsi couramment François-Joseph.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
habitants. Dans ie grand hôpital où l'on peut soigner 3 010 ma-
lades;, il y a 3 015 employés : un employé presque par malade 1
*
* *
Visite à une fabrique de bière. Je recueille ces aperçus
pleins de saveur sur les rapports des patrons et des ouvriers
dans un régime socialiste :
— Sous la monarchie, l'Autriche n'était pas socialiste. En
vérité, c'est une chose stupéfiante de voir comme il a fallu peu
de temps à quelques meneurs pour gagner les masses à leurs
théories. Ceux qui se sont emparés du pouvoir ont dit au peuple ;
« Autrichiens, à présent, vous êtes libres! » C'est la plus grande
sottise et le mensonge le plus éhonté. Jamais il n'y a eu moins
de liberté dans ce pays. Le socialisme bride chacun. En vertu
d'une loi de mars 1919, chaque industriel qui occupe, au moins,
vingt travailleurs, doit constituer un Conseil d'ouvriers et d'em-
ployés. Ce Conseil ne traite pas seulement des questions de
salaires et de salubrité : il a encore le droit de se faire repré-
senter par deux de ses membres dans les conseils d'administra-
tion. Il peut examiner le bilan. Actuellement, il prétend exiger
que nul employé, nul ouvrier, ne soit engagé sans son autori-
sation.
« Quant aux ouvriers, ils sont dans l'étroite dépendance de
leurs syndicats. Au mois d'avril dernier, le Conseil des ouvriers
me demande une augmentation de salaire. Je télégraphie à la
maison-mère pour savoir si je puis l'accorder. La réponse ne me
parvient qu'au bout de deux jours. Elle est favorable. Je pen-
sais que les ouvriers allaient exulter, car ils répétaient qu'ils
n'avaient plus une couronne en poche, que c'était un crime
de les faire attendre. Trois jours passent. Aucun ouvrier ne
vient toucher l'augmentation si impatiemment réclamée. J'avise
l'un d'eux, intelligent et de bon sens. Je le questionne. Il me
répond : « Le syndicat a changé d'avis. Il nous défend de passer à
la caisse. » A noter que nos socialistes ne sont pas révolution-
naires. De caractère indolent, l'Autrichien ignore la violence
qui arme une classe contre une autre. Actuellement, d'ailleurs,
les ouvriers sont satisfaits. Ils ont la vie large et facile, et en
vérité ils n'ont pas matière à nous jalouser, nous autres bour-
geois. Comme chez vous, ce sont eux qui achètent les poulets,
eux qui se payent une promenade en voiture, eux qui remplis-
IMPRESSIONS DE VIENNE. Gfi
M
sent les « Kino. » On serait mal venu à leur parler d'écono-
mies. Une ouvrière reçoit 1 aOO couronnes par semaine; un
ouvrier en a 4 000; un contre-maitre, 10 à 12 000. Il en peut
gagner 16 000, s'il a des enfants; car ici les salaires sont propor-
tionnés non aux capacités, mais aux charges du travailleur.
*
* *
Le portier de mon hôtel semble prodigieusement intéressé
par mes faits et gestes. Il me surveille. Je n'ai garde de m'en
étonner. Ainsi que tous les portiers, il est plus ou moins
confident de la police.
Moins tracassière que sous l'ancien régime, la police n'en
continue pas moins d'exercer son influence occulte. « L'Au-
triche n'a jamais eu de gouvernement, ai-je souvent entendu
dire depuis mon arrivée; elle n'a qu'une police admirablement
organisée. »
Cette police surveille, espionne chacun des habitants du
pays et, spécialement, chacun des étrangers qui y séjournent
ou qui y sont de passage. Elle recrute ses agents dans tous les
milieux.
Un Français, familier avec la Vienne d'avant et d'après
guerre, me confie avec une douce philosophie :
— Mon domestique va faire son rapport sur moi tous les
jours; il sait aussi bien que moi ce que je fais ; il y ajoute ce
qu'il suppose que j'aurais dû faire. Je tiens cet honorable servi-
teur d'un colonel qui, en me le cédant, m'a averti... Soyez-en
sûre, chacun ici a son « ange gardien. » Le concierge de la
maison que vous habitez est mieux placé que personne pour
être renseigné sur vous. Il lit les suscriplions de vos lettres.
Grâce à la coutume de venir ouvrir la porte la nuit, — on ne
tire pas le cordon, à Vienne, — il connaît le plus intime de votre
vie privée. Son zèle peut être doublé par celui d'une de vos
amies, d'une soi-disant amie qui écoute ce que l'on dit dans
votre salon, qui vous « file, » au besoin, dans la rue...
* *
« La guerre commerciale est aussi dure que la guerre mili-
taire, écrit dans un de ses rapports l'attaché commercial fran-
çais à Vienne ; on y compte moins de cadavres, mais on n'y fait
pas de prisonniers. »
666 REVUE DES DEUX MONDES.
Démembrée, amputée des plus riches provinces qui for-
maient le territoire de l'ancienne monarchie, l'Autriche ac-
tuelle et Vienne en particulier conservent toujours leur valeur
•graphique. Carrefour des grandes voies internationales,
point de croisement des grands intérêts économiques de toute
l'Europe, Vienne demeure le lieu de rendez-vous où se traitent
déjà, où se traiteront de plus en plus, — quand l'ordre sera
rétabli en Russie, — toutes les transactions de l'Orient avec
l'Occident. A Vienne, port franc de l'Europe centrale, viendront
s'accumuler les marchandises transitant de l'Est vers l'Ouest et
inversement.
Dès maintenant, quoiqu'elle manque de charbon, qu'elle
doive s'adresser à la Tchéco-Slovaquie et à la Silésie pour en
obtenir et qu'elle le paye, conséquemment, fort cher, l'Autriche
commence à voir son industrie renaître.
On sait quelle était sa puissance métallurgique. Grâce à la
présence, dans son sol, d'un excellent minerai, elle produisait
des aciers de première qualité. Dans ses nombreuses usines ont
été coulés, — ne l'oublions pas! — les gros canons auxquels
nous avons dû de subir nos premiers revers, d'avoir notre sol
envahi, occupé, ravagé. Son minerai, l'Autriche l'a conservé.
L'industrie de l'acier lui assure encore une excellente place sui
le marché mondial. Dans ses usines, on construit des locomo-
tives, des wagons, des automobiles, des machines de toute
nature : spécialement des machines-outils et des machines
agricoles; par ailleurs, elle fabrique des socs de charrue, des
faux, des faucilles; elle a conservé la spécialité de tous objets
en tôle émaillée.
L'industrie du papier est toujours florissante. Les deux
tiers de ses anciennes usines lui sont demeurées. Quoique des
coupes exagérées aient été, pendant la guerre, effectuées dans
ses forêts, elle reste pourvue en bois, au point d'en pouvoir
exporter. Elle a sous la main la matière première. On a cal-
culé que la production à plein rendement des papeteries autri-
chiennes donnera 12 000 wagons de pâte, 7 000 de carton et
18 000 de papier, dont 2 900 de papier d'emballage, 160 de papier
de soie et à cigarettes, 4 700 de papier de journal, etc. (1).
L'industrie du meuble est en bonne situation ; 14 000 ouvriers
sont occupés dans les fabriques et dans de nombreux petits
(i) Voyez : Dunan, L'Autriche.
IMPRESSIONS DE VIENNE. 667
ateliers. Les ébénistes autrichiens ont du goût, ils sont adroits.
Beaucoup des ouvriers qui travaillaient naguère à Paris, au
faubourg Saint-Antoine, venaient d'Autriche. Leurs travaux
sont appréciés. L'Angleterre le sait, qui a recommencé de se
pourvoir, à Vienne, de tous ses meubles de bureau.
Moins importante que les précédentes, l'industrie du cuir
constitue une des spécialités les plus célèbres de l'Autriche :
« outre les articles d'usage industriel ou courant tels que le cuir
de semelle et les courroies, l'Autriche est susceptible d'exporter
les malles, les valises, les chaussures et les articles de maroqui-
nerie de luxe auxquelles on donne, à Vienne, le nom français
de « galanterie (1). »
Où l'artisan autrichien excelle, c'est dans les articles de
fumeur et tous les articles de luxe : bijouterie, joaillerie, four-
rures, dentelles, plumes, fleurs artificielles, appareils d'éclai-
rage, etc. L'an passé, en septembre, les industriels de la cou-
ture et de la mode ont produit un grand effort qui ne tend à
rien de moins qu'à faire, de Vienne, la ville où il sera de bon
ton de s'habiller pour les peuples des Balkans et de l'Orient, par-
ticulièrement l'Egypte où toutes les maisons importantes de
Vienne ont leurs succursales. Une « semaine de la mode » a été
organisée; quantité de modèles ont été exposés; des catalogues,
des brochures ont été envoyés, à profusion.
Néanmoins, à cause des fluctuations incessantes de la cou-
ronne, l'Autriche ne peut vivre qu'au jour le jour. L'incerti-
tude y bloque tous les efforts individuels et collectifs, spéciale-
ment avec nos commerçants trop timorés, peu enclins au crédit
et attachés aux vieilles formules aujourd'hui surannées.
Il est vrai que, de la part du gouvernement autrichien, nos
compatriotes se heurtent à un boycottage systématique. Tout de
suite après l'armistice, l'effort des commerçants français s'est
porté vers l'Autriche, que l'on savait totalement dénuée. Mais le
gouvernement autrichien s'est empressé de mettre un veto
d'importation sur tous les articles de luxe, et les produits manu-
facturés français sont, par lui, désignés comme tels.
Comparée à l'importation des produits tchéco-slovaques, ita-
liens et surtout allemands (2), — ces derniers étant offerts en
(1) Dunan, op. cit.
(2) Trop souvent, on le sait, l'Autriche consent à camoufler les produits faits
en Allemagne. Elle les certifie : « autrichiens , » et nous les expédie.
668 BEVUE DES DEUX MONDES.
masse et à bas prix, — la place que nous occupons est infime..
Qu'on en juge par ce tableau :
Importations en Autriche.
Quintaux
France Allemagne
Produits coloniaux 331 1463
Tabac 0 12 708
Sucre 0 1 232
Céréales, malt, farineux, fruits secs 1261 373 669
Bois, charbon 112 19441712
Papiers et articles en papier 82 49 888
Quincaillerie (coutellerie, serrures, objets pour
le bâtiment) 4 491 412 004
Machines et appareils 155 122 514
Sel 0 176 060
Produits chimiques 0 372 638
En Autriche, tout le commerce est centralisé : Centrale de
fa graisse, Centrale des sucres, Centrale des spiritueux et
liqueurs, etc. Ces Centrales prétendent faire du commerce avec
la France un acte unilatéral, au bénéfice de la seule Autriche.
Ce sont elles qui font obstacle à l'entrée de nos produits, car nos
produits concurrencent les leurs. Voici, par exemple, la Cen-
trale des spiritueux et liqueurs. Elle s'oppose formellement à
l'importation des produits français. La raison s'en explique faci-
lement. Toutes nos liqueurs, tous nos vins sont contrefaits ou
imités en Autriche. Les fabricants autrichiens de « faux Cham-
pagne, » de « faux bourgogne, » ou de « bordeaux » frelaté, ne
veulent pas que nos produits viennent, sur place, établir leur
supériorité. Ils préfèrent, en usant de l'étiquette française, se
réserver un monopole fructueux, car les vins français, unifor-
mément appréciés, sont vendus très cher.
Ce n'est du reste pas seulement à nos vins que le marché
autrichien est fermé, mais à nos soieries, à nos parfums, etc.
Aux devantures s'étalent des produits italiens, hollandais, Scan-
dinaves, suisses et allemands. Les seuls produits français qu'
soient en vente, sont des imitations et des contrefaçons (1).
(1) L'interdiction qui frappait les objets de luxe a été supprimée, le 15 juin
dernier; mais la situation n'en est pas plus favorable à nos commerçants. Les
droits de douane sont devenus si élevés qu'ils sont prohibitifs : 3 000 couronnes
par bouteille de Champagne.
IMPRESSIONS DE VIENNE. 669
*
# *
Depuis la suppression de la monarchie, toute femme en
Autriche est électrice et éligible. Le Parlement actuel compte
cent soixante députés, dont dix femmes. Sur ces dix femmes
députés, une seule appartient au parti des chrétiens-sociaux;
une autre est Gross-Deutsche (1), les autres sont socialistes. C'est
le cas de Frau Popp.
Elle m'attend, ce matin, avant l'heure du Parlement. Je la
trouve vêtue d'une robe de velours gris, en dépit de la chaleur,
dans son petit appartement, au troisième étage, sur la cour. La
pièce où l'on m'introduit, tient à la fois de la chambre à
coucher, du bureau et de la salle à manger. Pas un bibelot, pas
une fleur. Un lit, puisqu'il faut dormir; une table, puisqu'il
faut manger et écrire ; une suspension au-dessus de la table;
des chaises et une bibliothèque pour serrer quelques livres.
Frau Popp est une femme d'environ quarante-cinq ans. Sa
face ronde, aux traits menus et rapprochés, n'a de particulier
qu'une mâchoire puissante. Quand elle tient un morceau,
cette mâchoire-là ne doit pas le lâcher. Robuste, ramassée sur
elle-même, Frau Popp donne une impression d'énergie et de
ténacité.
Elle est née dans une famille d'ouvriers, la plus jeune de
quatorze enfants. Triste intérieur, espèce d'enfer comme il y
en a beaucoup dans la classe ouvrière, quel que soit le pays. Le
père rentre irrégulièrement, ne rapportant qu'une paye enta-
mée. La mère crie, tempête. Des querelles, des scènes éclatent, si
violentes que la femme, parfois, s'enfuitpendantplusieurs jours.
Les enfants, délaissés, sont nourris par la charité des voisins.
A sept ans, la petite Adélaïde est envoyée à l'école. A dix ans, elle
commence à gagner sa vie; elle tricote. Mais, le soir, à la maison,
elle attrape un livre ; elle lit, elle étudie. Quelques années se
passent. Elle entre dans une fabrique de bouchons, où elle gagne
trois florins par semaine. Elle n'est pas malheureuse. C'est alors
que son frère aine, parti pour faire « son tour d'Autriche, »
revient au logis, ramenant avec lui un camarade imbu d'idées
socialistes. Adélaïde l'écoute avec passion les développer. Celui-
ci, qui s'aperçoit du succès de sa propagande, lui donne à lire
fi) Parti qui veut le rattachement à l'Allemagne.
070 REVUE DES DEUX MONDES.
les numéros de VArbeiter Zeitung, lui prête des livres de son
parti. Elle les dévore et commence d'ouvrir les yeux sur ce
qu'elle appelle l'injustice de son sort. Elle va dans les réunions
socialistes : elle y entend parler de l'exploitation des ouvriers
par le patron ; elle remarque qu'il n'y est jamais dit un met
d'une exploitation beaucoup plus certaine et plus révoltante :
celle de l'ouvrière. L'ouvrière n'est pas seulement victime du
patronat; elle l'est encore, et bien davantage, du milieu où
elle vit et de ceux qu'elle y rencontre : ouvriers comme elle
et contre-maîtres. C'est ce que, plus tard, Frau Popp résumera
dans cette formule violente : « L'atelier est un lieu de prosti-
tution sanctifié par la loi. »
Un heureux mariage va la tirer de la situation d'ouvrière.
Elle épouse le directeur de YArbeiter Zeitung, beaucoup plus âgé
qu'elle et qui, après quelques années, la laisse veuve avec deux
petits garçons.
Sa vie publique a commencé à l'atelier, où elle s'efforçait
de créer de l'agitation pour organiser des manifestations le
1er mai. Elle parle dans les réunions publiques, écrit des articles
de journaux : un article en faveur de l'union libre lui vaut une
condamnation à quinze jours de prison comportant, aggrava-
tion de peine, deux jours de jeûne. Dès 1892, elle réclame le
vote et l'éligibilité des femmes. Quand la loi les lui accorde,
après la révolution, elle se porte immédiatement à la députa-
tion. Elle est élue, sans concurrent. Au Parlement, c'est elle
qui fait passer la loi portant abrogation des titres nobiliaires,
et aussi la loi sur les domestiques. En vertu de cette loi, les
domestiques ne doivent pas travailler plus de onze heures par
jour. On ne peut leur faire commencer leur ouvrage avant
six heures; ils doivent le cesser à neuf heures. Ils ont droit à
un après-midi de liberté, en semaine, chaque quinzaine, et à
la journée du dimanche, deux fois par mois. On doit leur laisser
la jouissance d'une chambre fermant à clé.
— A présent, continue Frau Popp, je lutte afin d'obtenir aux
divorcés le droit de se remarier. Le divorce, sans la possibilité
du remariage, mène, presque fatalement, à l'immoralité. En
Autriche, le mariage religieux n'est pas précédé d'un mariage
civil ; celui-ci n'existe que pour les fiancés qui ne se réclament
d'aucune confession. Il s'ensuit que, l'Eglise ne reconnaissant
pas le divorce, les divorcés n'ont pas le droit de se remarier.
IMPRESSIONS DE VIENNE.
671
Frau Popp parle d'une voix sourde, sans geste; aucune
exubérance, mais une espèce d'exaltation dure et concentrée.
Brusquement, elle me déclare appartenir au parti de lAnsch/uss:
— Non par animosité contre la France ; nous ne sommes
pas comme les Allemands: nous n'avons aucune haine pour
vous. Vous nous êtes plutôt sympathiques (sic) ; mais les
questions de sentiment ne peuvent modifier les nécessités poli-
tiques et économiques. La France est trop loin, pour nous. Tout
nous rapproche au contraire de l'Allemagne. Tant que le ratta-
chement n'aura pas eu lieu, il y aura des troubles, en Autriche.
*
* *
Schœnbrùnn. — Pour aller à Schœnbrûnn, il faut choisir
une belle et chaude journée. Le contraste alors est délicieux
avec la ville bruyante que tourmente un vent continuel, grand
remueur de poussière.
A Vienne, on a soigneusement efîacé ce qui, dans les rues,
rappelait l'ancien régime. Les « K. K. » ont été supprimés à la
porte des institutions qui étaient à la fois Kôniglich und Kaiser-
lich. Il n'y a plus de K. K. lotto, plus de K. K. Tabaktrafik,
plus de K.K. Commission; mais à Schœnbrùnn, rien n'a été
changé.
Tout ici parle encore du vieil empereur. Quand il revenait
de Vienne, de chez Catherine Schratt, l'ancienne actrice du
Burgtheater, chez qui il avait fait sa quotidienne partie de cartes,
il rentrait par cette vaste cour, bien moins comme un sou-
verain que comme un riche bourgeois, au grand trot de ses
chevaux. Il montait dans ce palais à la façade d'un vilain jaune
foncé sur laquelle tranche la teinte verte des persiennes,
puisque, aussi bien, ces couleurs étaient réservées aux demeures
« royales et impériales. »
A côté de moi, deux jeunes gens évoquent le « vieil Empe-
reur. » Ils en parlent sur un ton affectueux. Redouté dans tout
le reste de son empire, François-Joseph ne fut aimé que des
Viennois, mais il en fut vraiment aimé. Ils étaient fiers de sa
courtoisie, de ses manières d'autrefois : « C'était un gentil-
homme, »m'a-t-on souvent répété. Le peuple ne le rendait pas
responsable des sujets de mécontentement qu'il pouvait avoir :
« L'Empereur ne sait pas... Ah! s'il savait..., disait-on. » Pour-
tant, quel souverain fut plus orgueilleux, plus dur que celui-là,
612 RÈVUfi DES DEUX MONDES.
plus imbu de cette idée : « Envers ses peuples, l'Empereur n'a
pas de devoirs : ils ont tous les devoirs envers lui. »
Il ne faut pas moins d'une heure pour parcourir les hautes
pièces d'apparat : cabinet des porcelaines, cabinet des laques
dont le décor nous fut rendu familier par l'Aiglon de Rostand;
salons où d'élégantes et grêles guirlandes de feuillage et de
roses fleurissent en sculptures d'or sur la blancheur des murs.
Vision d'un « rococo » exquis, qui enchante la pensée comme
un air de Gluck. Ailleurs, les tapisseries des Gobelins com-
posent une décoration somptueuse. Le soleil, avide, ronge
lentement leurs couleurs. Finement pâlies, elles s'atténuent
selon la môme gamme. Elles s'anémient, mais sans une discor-
dance. Aussi belles que celles qui tapissent les murailles du
vieux burg, à Vienne, elles sont l'un des trésors artistiques de
l'Autriche. Quand les socialistes prirent le pouvoir, ils eurent
cette idée de Vandales de les vouloir mettre à l'encan. « Le
peuple, disaient-ils, a besoin de pain et non de vieilles tapisse-
ries... » Informés de l'aubaine, les marchands d'antiquités du
Nouveau Monde et de l'Europe occidentale s'abattirent sur
Vienne; mais ils voulurent trop gagner. Spéculant sur la
détresse de l'Autriche, ils offrirent des prix dérisoires.
*
* *
En quittant Schœnbriinn, nous avons voulu aller aux Capu-
cins. Grand, robuste, tout ce qu'il y a de plus décoratif avec
sa barbe d'or, longue, soyeuse et ondée, un Père nous ouvre les
caveaux. Il tourne un commutateur. Les ampoules électriques
abritées par des globes opalins répandent, autour de nous, une
mystérieuse clarté.
Nous passons devant le mausolée en bronze de Marie-
Thérèse. Nous voici dans la partie de la crypte où, à côté de
celui de l'impératrice Elisabeth et de l'archiduc Rodolphe, se
trouve le tombeau de François-Joseph. Il est d'une grande sim-
plicité. Point d'anges gras, trop bien nourris, tenant des palmes;
point de pleureuses et de têtes de mort grimaçant sous la cou-
ronne formée, dont on les a coiffées ainsi qu'au sarcophage de
Marie-Thérèse. Une couronne seulement est déposée, faite de
pommes et d'aiguilles de pin. Un .ruban bleu de ciel la noue
sur lequel des lettres d'or rappellent qu'elle fut offerte par les
anciens officiers de l'Empereur et par les chrétiens-sociaux.
IMPRESSIONS DE VIENNE.
073
Aucune inscription pompeuse en l'honneur de celui qui,
pour le malheur de son peuple, a vécu trop longtemps.
BUDAPEST L'ÉQUIPÉE DU ROI CHARLES
François-Joseph est mort. Charles IV est en exil. Les
Habsbourg remonteront-ils sur le trône? L'occasion est bonne
de retracer ici « l'équipée du roi Charles, » d'après les témoi-
gnages que j'ai pu recueillir sur place et les documents qui
m'ont été communiqués à Vienne et à Budapest.
C'est, m'assure-t-on, dans les salons de l'aristocratie qu'est
née l'idée d'une restauration des Habsbourg en Hongrie. Ce
sont des femmes qui ont travaillé à la faire aboutir. Flattées
d'avoir un rôle dans une affaire secrète et d'importance, elles
ont voulu, comme d'autres chez nous aux xvne et xvme siècles,
jouer à la vie politique; elles ont poussé le roi Charles a la plus
folle des entreprises; ce qui est plus grave, elles ont failli pré-
cipiter, de nouveau, les peuples dans la douleur et dans la ruine.
*
* *
On est à la fin de la Semaine Sainte. Nul n'a été averti,
parmi les plus fidèles partisans de l'ancien Roi. Secret absolu.
On ne doit apprendre le retour de Charles IV que lorsqu'il sera
rentré dans sa capitale et aura obligé les membres du Gouver-
nement à se retirer. Le président du Conseil, comte Téléki, est
absent de Bude. Depuis le mercredi saint, 23 mars, il est en dépla-
cement de chasse chez le comte Sigray, dont le château se
trouve à quelque distance de Szombathely. II y séjourne avec
des amis et M. Grandsmith, commissaire américain à Budapest.
Brusquement, dans la nuit du 25 au 26, on vient le réveil-
ler. Une carte lui est remise qui porte ces mots écrits à la hâte :
« Venez vite; un grand malheur est arrivé. » Téléki ne sait
qu'imaginer. Lui-même dira par la suite : « Je pensais que
l'amiral Horthy était mort... »
Un automobile attend. Téléki y monte avec le comte Sigray
et se rend chez l'évèque Mikes où on lui a signalé que sa pré-
sence est indispensable. Là, on lui apprend que l'ex-roi Charles
vient de débarquer. Son arrivée a stupéfié l'évèque, ainsi que
l'atteste formellement le chanoine Vass, ministre des cultes,
TOME LXV. — 192 J. 43
674 BEVUE DES DEUX MONDES.
qui, originaire de ce pays, est \enu, de son coté, y faire, au
moment de Pâques, une courte villégiature.
Le Roi est accompagné du comte Erdody, dans le domaine
duquel il semble bien qu'il vienne de passer quelques jours. Il
est couvert de poussière. On a dit qu'il s'était maquillé : c'est
faux. Mais sa casquette d'automobiliste, qu'il porte enfoncée
jusqu'aux yeux, le rend méconnaissable. « Il avait, raconte un
témoin, l'air d'un commis-voyageur. » Le comte Téléki, invilé
à monter immédiatement chez le Roi, le croise dans un couloir
mi-obscur et ne le reconnaît pas.
Le Roi parait un peu agité, mais fort résolu. Sans préambule,
il déclare au comte Téléki qu'il vient pour reprendre possession
de son royaume, qu'il le confirme dans les fonctions de prési-
dent du Conseil et va partir, dans un instant, pour Budapest.
Le comte Téléki fait aussitôt ressortir l'impossibilité d'une
pareille entreprise. Il dit la menace d'une invasion étrangère
immédiate si le Roi persiste dans son projet. 11 î'adjure de
retourner sur le champ en Autriche, afin de ne pas entraîner la
Hongrie à une catastrophe certaine. Afin de le décider
à partir, il use de tous les arguments. Ainsi que les personnes
présentes, il promet le secret absolu sur cette équipée. Le Roi
tient bon. Il est alors cinq heures du matin.
Devant la difficulté d'avertir le Régent Horthy, par télé-
phone, à une heure aussi matinale, et également dans la
crainte d'ébruiter l'événement, le comte Téléki se décide à
gagner lui-même Budapest. Grâce à la puissance de sa machine,
il espère devancer le Roi; mais le hasard est contre lui : une
panne de moteur lui fait perdre du temps. Par surcroit, son
mécanicien s'égare dans des chemins de traverse. Téléki n'ar-
rive à Bude que vers trois heures de l'après-midi. Le Roi est
entré au château, à une heure.
Il est maintenant en uniforme ; mais tout le monde, à Bu-
dapest, le croit si bien en Suisse que ceux même qui le
croisent ne font à lui aucune attention. Il passe devant le palais
de son cousin, l'archiduc Joseph. Celui-ci est à une des fenêtres :
— Le Roi, racontera l'Archiduc, m'a fait un signe amical
de la main, comme pour me dire bonjour. Je pensais si peu à
le voir, que je ne l'ai pas reconnu.
I oui semble se réunir pour favoriser l'entreprise. Le Roi entre
au palais royal. A l'un des officiers de garde il se fait connaître,
IMPRESSIONS DE VIENNE. 675
dit qu'il va gagner ses appartements privés. L'officier objecte :
— Ils sont fermés.
— Alors, menez-moi chez l'amiral Horthy...
Le gouverneur se mettait à table avec sa famille. Un aide de
camp lui annonce le Roi.
— Quel roi? demande brusquement Horthy.
— Celui qui était ici, avant.
Horthy hausse les épaules et d'un mot méprisant congédie
l'officier :
— Vous êtes ivre.
Cependant, il se lève, quitte la salle à manger, se trouve en
présence du Roi. Emouvant tète-a-tète. Facilement, on peut
l'imaginer. L'ex-souverain exige que l'amiral lui remette
immédiatement le pouvoir. Horthy écoute : sa bouche aux lèvres
minces et comme rentrées demeure fermée. Sur son visage est
peinte cette expression de fermeté qui, jamais, ne le quitte.
Debout, on le sent respectueux, mais non comme un sujet prêt
à déférer aux ordres d'un maître. Quelle lutte en lui! Elevé par
les soins de l'empereur François-Joseph dans une école mili-
taire, ancien aide de camp impérial, très légitimiste, l'amiral
Horthy n'en comprend pas moins l'immense péril qu'offre, pour
la Hongrie, le coup de tête royal.
Pris entre deux serments, l'un premier en date, l'autre juré
devant le Parlement, contraint de choisir entre son roi et sa
patrie, Horthy ne saurait hésiter : « J'ai choisi ma patrie, per-
suadé que c'était, en même temps, agir au mieux pour le Roi... »
Mais la peine ou plutôt la douleur du Régent est réelle d'être
contraint de dire : « Vous êtes le Roi et je dois vous supplier de
vous en aller... »
— Jamais, m'a avoué l'amiral Horthy, au cours de l'entre-
tien que j'ai eu avec lui, jamais je n'ai traversé d'instants plus
cruels que ceux où je cherchais à connaître où était mon
devoir. En mai 1917, j'ai soutenu contre les Anglais un vio-
lent combat. Les grenades tombaient autour de nous, sans
répit; c'était un orage de feu. Ce moment-là était agréable en
comparaison de ceux que j'ai passés, alors...
Pour décider le Roi à se retirer, l'amiral Horthy reprend tous
les arguments du comte Téléki. II convoque quelques-uns des
chefs du parti légitimiste, parmi lesquels le comte Andrassy. Tous
sont du même avis : le Roi doit partir. Le Roi refuse. Comme les
676 BEVUE DES DEUX MONDES,
faibles quand ils ont une idée, il s'entête. Lorsqu'on lui demande :
— Mus, enfin, qui a pu vous décider à une entreprise aussi
folle?
Il répond :
— M. Briand lui-même (1).
Devant l'incrédulité que rencontre une assertion aussi invrai-
semblable, le Roi évite de la répéter; il se dérobe et, évasif,
parle de conseils que lui aurait donnés le prince Sixte.
Cependant, en ville, et quoique le Gouvernement se soit
efforcé de tenir !a nouvelle secrète, celle-ci n'a pas tardé à se
répandre. C'est jour de Pâques. Il fait beau. L'air tiède, le ciel
bleu invitent à la promenade. Tous les habitants sont dehors.
Ainsi qu'ils en ont l'habitude, ils circulent sur le Corso ou pren-
nent quelque consommation aux terrasses des cafés qui bordent
la promenade. L'annonce de la présence du Roi ne produit aucune
impression. On en parle comme d'un incident sans conséquence.
— Vous savez que le Roi est a Bude?
— Je viens de l'entendre dire.
Pas de commentaires sur l'événement. Seuls quelques
ardents royalistes affirment :
— Il est à Bude et il y restera.
Si on leur objecte que c'est impossible, ils répondent :
— S'il part, ce sera pour mieux revenir...
Le comte Téléki a fini par arriver au palais. Après d'âpres
discussions, il obtient du Roi la promesse formelle de repartir
pour l'Autriche. Promesse du bout des lèvres, que le Roi est
résolu à ne point tenir. Il remonte en automobile avec deux
jeunes officiers, mais, vivement, refuse la société du comte
Téléki, lorsque celui-ci s'offre pour l'accompagner à la frontière.
Aussitôt mis en défiance, le président du Conseil part der-
rière le Roi dont il a deviné les intentions secrètes. Bien lui en
prend. Sous prétexte d'une indisposition, Charles de Habsbourg
é'arrête, de nouveau, à Szombathely.
Avertis des événements, les ministres de France, d'Angle-
terre et d'Italie se réunissent et, dès le lendemain, décident
de faire une démarche auprès du Gouverneur, afin d'affirmer
nettement la volonté «les Alliés de ne pas tolérer la restauration
il) Cette affirmation a été officiellement démentie: d'nbord par notre ministre
h Rinlapest, M. Fouché ; puis par M. Briand lui-même qui, dans une dépêche, a
qualifié les paroles du roi Charles de : « pure invention. »
IMPRESSIONS DE VIENNE. 677
du roi Charles. Quoique le Gouvernement hongrois parût
sincère, il n'était pas, en effet, de toute certitude qu'il ne fini-
rait pas par faiblir devant la volonté royale. D'autre part, il
convenait de ne pas adresser de menaces intempestives; il fallait
prendre garde, également, de fournir aucun motif de surexci-
tation aux passions légitimistes que le retour du Roi avait pu
ranimer. Aussi, les ministres des trois Puissances décident
qu'un seul d'entre eux, leur doyen, M. Ilohler, se rendra au
palais, et fera une déclaration pour lui et ses collègues.
Peu après, le ministre de France, M. Fouché, est mandé au
Palais royal. L'amiral Ilorthy le prie de l'aider à éclairer défini-
tivement le roi Charles. M. Fouché écrit, sur le champ, une
lettre au ministre des Affaires étrangères de Hongrie. Dans les
firmes les plus formels, il répète la volonté du Gouvernement
français de s'associer à la décision de l'Entente.
Deux heures ne se sont pas écoulées que cette lettre est
emportée à Szombathely par les comtes Andrassy et Bethlen. Ils
la font lire au Roi. Avec un entêtement puéril, l'ex-souverain
se refuse'à rien entendre. Tantôt il maintient ses projets, tantôt
il se déclare malade, dans l'impossibilité de voyager.
Pendant ces longues journées d'une attente énervante, le
Gouvernement de Budapest doit agir pour empêcher l'opinion de
s'émouvoir, maintenir la discipline dans l'armée, prouver l'ina-
nité des bruits fantaisistes qui ne cessent de se répandre en ville.
Les imaginations commencentà aller leur train. D'après les uns,
le Roi va marcher sur Budapest, à la tête de la division du géné-
ral Lehar dont la fidélité au Gouvernement ne s'est cependant
pas démentie. Les autres disent que Charles IV est revenu
incognito à Budapest et qu'un coup d'Etat va éclater le lende-
main. Certains, encore, affirment que les Serbes sont sur le
point de franchir la frontière.
Toutefois, il faut convenir que la population de Budapest
continue à se montrer fort calme. Effroyablement éprouvée par
le bolchévisme, elle n'aspire qu'au repos et redoute toute tenta-
tive qui risquerait de précipiter sur elle de nouveaux malheurs.
Enfin, l'équipée du Roi à Szombathely touche a son terme.
Le Gouvernement envoie de Bude un médecin pour guérir une
maladie, qui semble « de circonstance » plutôt que réelle. Les
négociations avec l'Autriche pour assurer le passage de Charles
jusqu'en Suisse sont en bonne voie. Le souverain signe lapro-
678 REVUE DES DEUX MONDES.
messe de partir. Le président du Conseil fait expédier son
wagon-salon, où les tapissiers travaillent depuis quarante-huit
heures pour aménager la voiture qui doit emporter Charles de
Habsbourg... Le Gouvernement hongrois ne pouvait deviner
les difficultés qui allaient naître de cette prévenance. Plus
d'une fois, on dut regretter de ne pas avoir fait partir le Roi,
comme il en avait été question, en automobile, incognito.
A peine le train royal est-il en Autriche que le groupe parle-
mentaire des socialistes s'oppose à le laisser traverser le pays.
11 exige que des représentants du groupe, accompagnés d'une
escorte de la Vehrmacht, dont on connaît les idées socialistes,
montent dans le train. Finalement, et puisqu'il faut les subir,
ces conditions sont acceptées; mais, en même temps, pour
éviter toute violence possible, les trois Puissances, France,
Angleterre et Italie, envoient quelques officiers et des soldats
qui prennent place dans une voiture proche de celle du Roi.
Puisqu'on avait cédé aux exigences des socialistes, il sem-
blait qu'on dût compter sur leur bonne volonté. Il n'en est rien.
Peu avant d'arriver à Brùck, en pleine nuit, le train royal est
obligé de stopper. La gare est envahie par des ouvriers de la
région et par des cheminots. Ils sont plusieurs centaines, pous-
sant des cris, proférant des injures. Ils se vantent, quand le Roi
passera, de le forcer à descendre pour lui dire son fait. Les plus
violents parlent de pendre le Habsbourg .
Plusieurs heures passent pendant lesquelles, dans l'entou-
rage du Roi, on envisage toutes les possibilités : le faire partir,
en automobile, par des chemins détournés; le faire monter en
avion; le ramener à Vienne; mais, alors, quelle situation!
l'ancien souverain sera prisonnier dans sa propre capitale!...
Après de longues et vives discussions, les députés socialistes
qui étaient dans le train et dont la présence, alors, fut utile,
finissent par obtenir des ouvriers et des cheminots qu'ils
veuillent bien se retirer. Le train royal passe.
Cet incident fut le dernier du voyage. Il ne fut que pénible.
Il aurait pu devenir tragique. Laissons-le méditer à ceux et à
celles qui, si follement, ont lancé le roi Charles dans la plus
téméraire, la plus vaine des aventures.
Henriette Celarié.
UN COLLÈGE D'AUTREFOIS
LE VIEUX LOWS-LE-GRAND
LES ORIGINES
En 1545, l'évêque de Glermont, Guillaume du Prat, un de?
quatre prélats envoyés par François Ier au Concile de Trente, y
remarqua un prêtre aussi savant que modeste, Claude le Jay,
procureur de l'évêque d'Augsbourg. On lui dit qu'il était un des
disciples d'Ignace de Loyola. Guillaume du Prat, dont le direc-
teur de conscience avait fréquenté à Rome les premiers Pères
dans leur première habitation du Monte Pincio et lui en avait
l'ait un grand éloge, entra aussitôt en relations avec lui. Ce que
le Père le Jay lui apprit des Jésuites l'édifia et lui donna l'idée
d'établir, sous leur direction, un collège séminaire à Paris
même, dans l'immeuble qui appartenait à son évêché de Cler-
mont. Ignace accepta volontiers : il avait gardé une profonde
reconnaissance à l'Université de Paris, et il était si désireux que
le plus grand nombre de ses disciples en reçût la formation
qu'il les avait déjà envoyés au Collège des Trésoriers, puis au
Collège des Lombards. En 1550, après les fêtes de Pâques, ces
jeunes scolastiques quittèrent les Lombards et s'installèrent
dans l'hôtel épiscopal de Guillaume du Prat. Jusque-là ils ne
le distinguaient pas des autres étudiants; mais, une fois à
l'hôtel de Glermont, ils prirent le même costume, et l'on vit
qu'on avait affaire à ce nouvel Ordre mystérieux sur lequel cou-
raient déjà des légendes et dont les membres avaient l'audace
d'usurper le nom de Jésuites « comme si, seuls, ils étaient les
C80 BEVUE DES DEUX MONDES.
Frères en Jésus-Christ. » Pendant plus de dix ans, le pauvre
séminaire, qui, dans ses beaux jours, complaît à peine une
douzaine de séminaristes, dut lutter contre l'hostilité qui lui
barrait le chemin de la naturalisation.
Mais ces dix années ne furent point perdues pour la Compa-
gnie. Guillaume du Prat l'invita bientôt à venir en Auvergne
fonder, non pas un séminaire, mais un collège d'enseignement.
Il voulait relever dans sa ville de Billom l'ancienne Université
déchue, et il avait acheté des bâtiments qu'il mettait à sa dis-
position. Ignace de Loyola n'avait pas encore pensé à réformer
l'éducation de la jeunesse. Ce fut seulement alors que, rema-
niant les Constitutions de son Ordre « selon les leçons de l'ex-
périence, » il y inscrivit ce mode d'apostolat. En 1553, les
Jésuites ouvrent le collège de Billom; en loo9, celui de
Pamiers; en 1561, celui de Rodez; mais ces deux derniers, à
peine lancés, s'abîmèrent dans la houle furieuse des guerres de
religion. Cependant, en 1561, entre deux séances du Colloque
de Poissy, l'Assemblée eut à statuer sur l'admission légale de
la Société de Jésus et la lui accorda. Ni Loyola, mort cette même
année, ni Guillaume du Prat, qui l'avait précédé dans la
tombe, ne virent ce qui allait en résulter : la transformation
de l'a maison d'études de Paris en maison d'enseignement.
Le Collège de Clermont était fondé, ce Collège qui devait
porter successivement les noms de Collège Louis-le-Grand, — ■
Collège de l'Egalité, — Institut des Boursiers, — Prytanée
('nuirais, — Collège de Paris, — Lycée de Paris, — Lycée Impé-
rial, — Lycée de Louis-le-Grand, — Collège royal de Louis-le-
(Jrand, — Lycée National, — Lycée Descartes, — Lycée impérial
Louis-le-Grand, — Lycée Descartes, — Lycée Louis-le-Grand.
Je ne crois pas que nous ayons fait mieux dans ce genre.
Avons-nous assez suborné ces vieilles pierres 1 Nous pouvons
r'iier sur le chapelet de leurs dénominations les faste- des
trois cents dernières années de notre histoire, des cent trente
dernières années surtout, puisqu'en moins d'un siècle elles ont
pris treize noms différents. Mais ne nous plaignons pas : pour
une |..is le bon sens a triomphé. Le premier nom de Collège de
Clermont, qui a duré si longtemps, n'était point dû, comme
Userait légitime qu'on le pensât, à la reconnaissance dont les
Jésuites 'ni'. niaient le souvenir de Guillaume du Prat. 11 leur
avail été imposé par la mauvaise humeur du Parlement qui
LE VIEUX LOUIS-LE-GRA.ND. 681
ne consentit à reconnaître leur Compagnie que sous forme de
Société et de Collège nommé Collège de Clermont, « et non de
religion nouvellement instituée, à la charge qu'ils seront tenus
de prendre autre titre que de Société de Jésus ou Jésuites. »
Ces vocables semblaient impertinents et scandaleux à la Cour
souveraine. Cela n'empêcha pas que plus tard, lorsque Louis XIV
donna son nom au Collège et le déclara de fondation royale,
— car le Collège de Clermont, comme tant de cités antiques,
eut l'honneur d'être fondé deux fois, — on accusa les Pères
d'une noire ingratitude envers leur premier fondateur. La vérité
est qu'ils sacrifiaient de bon cœur un titre qui leur rappelait
les conditions onéreuses de leur admission légale.
Ce grand Collège a enfin trouvé un historien digne de lui.
M. Dupont-Ferrier, qui y professait hier et qui professe aujour-
d'hui à l'École' des Chartes, vient d'en écrire l'histoire (1).
Depuis le livre de Quicherat sur Sainte-Barbe, nous n'avons
rien eu de semblable. Ces monographies, où se reflètent, pen-
dant des siècles, tous les états d'àme d'un pays, sont captivantes ;
mais Louis-le-Grand a une autre importance que Sainte-Barbe.
« La création des collèges de la Compagnie de Jésus, dit
M. Dupont-Ferrier, fut le plus grand événement pédagogique
du xvie siècle. » Je dirai même que je n'en vois pas jusqu'à nos
jours d'aussi considérable. Il y a une vingtaine d'années, lors-
qu'un mouvement se dessina contre notre Enseignement secon-
daire, qui aboutit aux détestables programmes de 1902, un pro-
fesseur de la Sorbonne, M. Durkheim, poursuivait càprement
dans cet Enseignement un héritage des Jésuites. Il avait raison,
non de l'y poursuivre, mais de l'y dénoncer. Les Jésuites ont
été des novateurs, et, pour nous débarrasser de ce qu'ils nous
ont légué, il faudrait que nous le fussions au même degiv
qu'eux. Certes nous avons modifié leur conception et sur quel-
ques points très heureusement. Mais il se pourrait que dans
leurs innovations ils eussent rencontré les lois immuables de
l'enseignement. En ce cas, il vaudrait mieux le reconnaître el
s'en féliciter puisqu'ils nous ont dispensés de les découvrir nous-
mêmes. C'est ce qui ressort de l'ouvrage de M. Dupont-Ferrier,
dont la partie la plus pittoresque, la plus vivante est celle où
(1) G. Dupont-Ferrier, Du Collège de Clermonl au Lycée Louis-le-Grand ' ,)c
Boccnrd éd.). L'ouvrage comprendra deux volumes d'environ 500 pages chacun.
Le premier seul a paru.
682 REVUE DES DEUX MONDES.
il nous raconte ta croissance, l'apogée et la ruine du Collège
des Jésuites. Cette période, de 1564 à 1762, comprend deux
siècles.
UN COLLÈGE SOUS LES TEMPÊTES
Pendant ces deux siècles, il vécut et grandit sous la menace
constante des jalousies et des haines. Il a pour lui le Roi,
contre lui l'Université et le Parlement. A peine avait-il ouvert
ses portes que les passions se déchaînèrent. L'insolence de ces
nouveaux venus fut dénoncée le même jour, à la même heure,
du haut de la chaire, dans une douzaine d'églises. Les carre-
fours se couvraient de placards injurieux. Les Pères ne pou-
vaient s'aventurer dans le quartier de l'Université sans rece-
voir des ordures ou des pierres. Des écoliers les suivaient en
criant: Tues jesuita, ergo hypocrita,ita. Les humanistes forgent
contre eux, qui sont pourtant des humanistes, épigrammes et
satires dans leur meilleur latin. Devant le Parlement, l'avocat
Pasquier les accable de son implacable réquisitoire. Il les traite
de « secte schismatiqueet conséquemment hérétique. » L'erreur
de Loyola est pour lui aussi dangereuse que celle de Martin
Luther. « Si vous vouliez les incorporer, s'écrie-t-il, ce serait
agréger l'Université avec une troupe de sophistes qui sont
entrés comme timides renards au milieu de nous pour y
régner dorénavant comme furieux lions (4). » Et pourtant
chaque année les Pères héritent de nouveaux biens; les élèves
désertent les collèges universitaires et se pressent autour de ces
maîtres qui n'ont point de grades. Leur renommée d'éducateurs
s'étend. En 1580, le jeune François de Sales, que ses parents
veulent envoyer au Collège de Navarre, supplie sa mère de le
mettre plutôt au Collège de Clermont.
Mais, le 27 décembre 1594, le fils d'un marchand drapier de
la Cite, qui, après avoir fait ses classes de lettres aux collèges de
Navarre et de Justice, avait suivi les cours de philosophie au
collège des Jésuites, un pauvre garçon mélancolique et scrupu-
leux, impatient d'échapper à la damnation par une mort profi-
table au public, se glissa dans l'antichambre du Roi et le frappa
d'un coup de couteau à la bouche. Au bruit de cet attentat, dès
(1) Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus (Alphonse Picard).
LE VIEUX LOUIS-LE-GRAND.
683
qu'on sut que i auteur, Jean Chatel, était un ancien élève des
Jésuites, peut-être même un Jésuite déguisé, la ville prit les
armes. C'était le soir ; on entendit sonner à toute volée le bourdon
de Notre-Dame et les cloches des autres églises. La rue Saint-
Jacques et les rues avoisinantes se remplirent de rumeurs et de
torches. Les Pères, qui ne savaient rien, sursautèrent au bruit
des coups qui ébranlaient la porte du Collège. On leur criait
d'ouvrir de par le Roi. Ils ouvrent. On les rassemble deux par
deux ; on les conduit au logis du sieur Brizard, capitaine du quar-
tier, conseiller au Parlement. Toute la maison est occupée :
sentinelles dans la cour des classes; sentinelles dans la cour des
pensionnaires; rondes du hauten bas. Chatel, livré aux pires tor-
tures, eut beau disculper ses anciens maîtres: ils n'en furent
pas moins tenus pour responsables du crime et chassés. Le Col-
lège fut mis sous séquestre; ses biens et ses meubles, vendus.
Ce ne fut qu'en 1618 que les Jésuites, qui cependant avaient
obtenu depuis 1603 leurs lettres de naturalisation, purent
reprendre leur enseignement. L'Université, qui s'était réjouie
de leur exil, n'y avait rien gagné. Un grand nombre d'élèves
avaient rejoint les exilés. De 1618 à 1682, la situation du Col-
lège s'accroit d'année en année. Mais ses ennemis ne désarment
pas. Dès le lendemain de sa réouverture, l'Université défendait
aux Principaux de loger dans leurs collèges les externes de
Clermont et décidait de n'admettre aux grades académiques
que les jeunes gens qui auraient suivi ses cours au moins trois
ans. Le Parlement est irréconciliable. Le Jansénisme entre-
prend de déconsidérer la Compagnie dans l'opinion des chrétiens
et de lui arracher la direction intellectuelle et spirituelle de la
jeunesse. Le plus redoutable adversaire qui se soit jamais
dressé contre elle est là, embusqué dans l'ombre même du Col-
lège.
Quand on sortait par la grande porte, au-dessus de laquelle
était inscrit Collegium Societatis Jesu, on avait devant soi la
rue des Poirées, et presque à l'entrée de cette rue on voyait
une auberge à l'enseigne du Roi Dagoberl. En 1656, cette auberge
reçut pendant quelques mois un hôte singulier qui se faisait
appeler M. de Mons. Très réservé, très silencieux, cet homme
au front largement découvert, au grand nez busqué, dont la '
physionomie volontaire et profonde avait souvent une expression
de souffrance contenue, n'était probablement pas venu y chercher
G84 REVUE DES DEUX MONDES.
le silence. Quatre l'ois par jour, la rue étroite éclatait dans un
effrayant tumulte de deux- mille externes qui se poursuivaient,
criaient, se battaient et manquaient de se faire écraser parles
charrettes et les chevaux de charge. Les dimanches et les jours
de fête, c'était une file ininterrompue de carrosses qui se diri-
geaient vers le Collège. Cependant il sortait peu, travaillait beau-
coup; quelques rares visiteurs, de mine grave, montaient chez
lui, plutôt vers le soir; et un certain M. Périer, arrivé de pro-
vince, qui avait loué une chambre au-dessous de la sienne,
semblait le connaître assez intimement. De temps en temps,
son domestique Picard passait, d'un air secret, un rouleau de
papier à la main. Ce que Picard portait au Collège d'IIarcourt
ou ailleurs, parfois sous les yeux distraits des Pères Jésuites qui
rentraient à Clermont, c'était le manuscrit ou les épreuves
d'une Lettre Provinciale...
Mais ni l'immortel pamphlet, ni le Parlement, ni l'Univer-
sité ne pouvaient rien contre le succès du Collège, et en 1682 la
protection officielle de Louis XIV sembla le garantir à jamais
des coups de la fortune. Gallicans, Jansénistes, Libertins n'en
continuèrent pas moins à accuser les Jésuites d'internationa-
lisme, d'hypocrisie, de régicide. L'Université s'obstinait à refuser
aux externes la possibilité de se loger au pays latin, et « les
internes, pour peu qu'ils eussent besoin d'un diplôme acadé-
mique, savaient d'avance que leur inaptitude serait, avec une
perfidie scientifique notoire, outrageusement constatée. » Los
attaques se multiplient. En 1757, l'attentat de Damiens ressuscite
la mémoire de Jean Chatel. Le même esprit, qui prépare la
Révolution et la chute de la Royauté, attribue l'acte de ce mal-
heureux déséquilibré à l'influence de son passage comme
domestique au collège Louis-le-Grand. Une foule menaçante
envahit les abords de la maison, et, en une seule journée, les
parents retirent plus de deux cents pensionnaires. Enfin, à la
suite de la banqueroute du Père Lavalette, la suppression de
l'Ordre est résolue. Les arrêts rédigés contre les Jésuites « sont
hérissés de citations, de noms, de dates, puisés, avec plus d'em-
portement que de critique, dans tout ce qu'ils avaient écrit,
dans toutes les censures qu'ils avaient encourues de la part des
papes ou des évèques, dans toutes les objections soulevées par
! - Assemblées du clergé. » Ces hommes pervers étouffent les
□timents humains, dépravent les consciences, foulent aux
LE VIEUX LOUIS-LE-CRAND. 685
pieds les libertés gallicanes, professent des doctrines meurtrières
et attentatoires à la sûreté des souverains. Bref, le 3 mai 1~G2,
le Collège Louis-le-Grand reçut l'ordre de congédier au plus tôt
maîtres et élèves. Le recteur,, le Père Frélaut, passa une partie
de sa nuit à dicter des lettres d'avis aux familles. Puis ce fut
un immense désarroi, un déménagement précipité. Le Père
Frélaut quitta le dernier ces vieux murs, « témoins de tant de
gloire et d'angoisse, » comme, après ses passagers et son équi-
page, le capitaine abandonne son bâtiment qui sombre. Mais le
bâtiment ne devait pas sombrer.
l'organisation matérielle
Vous pourriez croire, en lisant cette histoire dramatique,
qu'il n'y eut pas de collège plus troublé. Mais, pendant que
les orages battaient ses murs, l'ordre y régnait. On vivait avec
régularité et sérénité dans cette citadelle assiégée et de temps
en temps assaillie. Au sein des attaques, des injures, des dénon-
ciations', des vexations de toute sorte, les Pères « ressemblaient,
dit un de leurs vieux défenseurs, à ceux qui dorment le long
des forges, auxquels le bruit continuel affermit le sommeil. »
Disons plutôt qu'ils poursuivaient leur tâche comme si elle dût
être éternelle.
La citadelle n'était pas belle, mais elle était pittoresque.
Après la mort de l'évèque de Glermont et l'admission légale de
la Société du Collège de Clermont, lorsque le Père général
Lainez rêva de faire la maison d'enseignement la plus grande
de l'Europe, il fallut chercher un vaste local, et on trouva, au
quartier de l'Université, un hôtel connu sous le nom de la Cour
de Langres. « Je m'étonne, écrivait en 1563 le nouveau Provin-
cial, qu'on ait pu rencontrer dans des temps si difticiles une si
belle maison et si bien située. Il y a, comme au Collège romain,
deux corps de logis distincts dans lesquels on peut placer l'ha-
bitation des Pères, les classes, les pensionnaires et les écoliers
pauvres, séparés les uns des autres ; de plus, un beau jardin, un
peu moins grand que celui de Rome. Bien qu'il y ait peu d'eau
potable à Paris, un puits large et profond, tout en pierres de
taille, nous la fournit avec abondance et de la meilleure qua-
lité comme celle des Cholets, nos voisins, et des Gordeliers,
renommée dans toute la ville. » Le Provincial exagérait la
686
! I DES PI l \ MONDES.
beauté Je la maison; niais la situation était, en effet, très belle.
A deux pas du sombre Montaigu où Ignace avait passé et de
Sainte-Barbe où il avait connu François de Xavier, la Cour de
Langres s'élevait environnée de collèges. Au Sud, le collège
des Cholets; a l'Est, celui du Mans; au Nord, ceux de Mar-
moutier et du Plessis. Trois d'entre eux devaient être absorbés,
au cours du xvne siècle, par les Jésuites: et les cinq forment
l'emplacement du moderne Louis-le-Grand. Tout autour, des
ruelles et des rues dont les plus larges, comme la rue Saint-
Jacques et la rue Saint-Etienne-des-Grés, n'étaient guère que
des boyaux. Point de trottoir; un ruisseau au milieu, et une
boue dont les régents faisaient dériver le nom latin lu.tum en
Lutetia. Le collège n'avait que douze toises de façade sur la rue
Saint-Jacques. Il en était séparé par des échoppes et des mai-
sons à pignon dont les enseignes enluminées balançaient au
vent, avec un bruit de ferraille, des images de saints, un mou-
ton, un fer à cheval, un plat d'étain, une gallée d'or. Il y
demeurait un médecin, un imprimeur, un épicier, un conseiller
du roi, un tailleur, des fripiers, des joueurs d'épinette et, —
l'heureux temps 1 — un seul marchand de vin. Il fallut au
collège cent vingt ans pour acheter neuf de ces maisons et
atteindre une façade de quarante toises. Mais jusqu'au
xix° siècle, il eut à souffrir des masures qui flanquaient ses
murs de leur gueuserie; et, en 1877, il conservait encore à côté
de sa porte d'entrée une échoppe de cordonnier.
Ses murailles semblaient de naissance vieilles et noires. A
la fin du xvne siècle elles commençaient à se bossuer dangereu-
sement. Ses galeries extérieures allaient de guingois et des plâ-
tras tombaient. Ce qu'il est tombé de plâtras au collège Louis-
le-Grand I II en tombait encore en 1870, et l'Inspecteur général
poussait un cri d'alarme. Les constructions récentes regagnaient
en hauteur ce qu'on leur refusait en surface. C'était un assem-
blage de toits inégaux, de frontons, de pavillons avec ou sans
belvédère; et il y avait même une plate-forme pour observations
astronomiques qu'on nommait la Guérite. Les classes étaient
au rez-de-chaussée. Les élèves qui s'y entassaient écrivaient sur
leurs genoux et souvent un bon nombre était obligé de rester
dans la cour. Les salles d'études, les chambres ou chambrées,
et les petits appartements occupaient les étages supérieurs. On
iclairail aux chandelles de suif sur des flambeaux de cuivre
LE VIEUX LOUIS-LE-GRAND. 687
d'où pendaient des mouchettes de fer. La cuisine, l'infirmerie
et une chambre voisine du réfectoire étaient en hiver les
seules pièces chauffées. Mais un recteur de 1639 avait posé en
principe que le froid échauffait la vertu. Les élèves ne deman-
daient pas à être si vertueux, et ils usaient de ruse pour attraper
un air de feu. Comme il ne leur était permis de quitter la cour
que si l'eau bénite gelait à la chapelle, un gamin du nom
d'Arouet glissait de petits glaçons dans le bénitier. Il ne savait
pas combien sa gaminerie symbolisait déjà son œuvre future.
Les réfectoires étaient, comme les classes, au rez-de-chaussée.
On y buvait la même eau rougie qu'aujourd'hui, mais la nour-
riture avait une abondance et une variété que le xixe siècle
n'a pas connue, ni le xxe. M. Dupont-Ferrier, qui ne néglige
aucun détail, nous dit que la vaisselle était de terre cuite ou
d'étain. Qu'elle fût d'étain, nous ne l'ignorions pas, depuis
la sixième Lettre à un Provincial où Pascal nous raconte, avec
son terrible enjouement, l'aventure de Jean d'Alba qui, au
service des Pères, mal satisfait de ses gages, mais très ferré sur
la casuistique, s'inspira de leur doctrine pour se payer lui-
même et leur vola des plats d'étain. Il est vrai qu'en 1776, —
quinze ans après l'expulsion des Jésuites, — le caissier du collège
détourna cent vingt mille francs, parce qu'il aimait à manger
dans de la vaisselle d'argent. Et personne ne dit qu'il avait
étudié la Somme des Péchés du P. Bauny. Si rude encore que
nous paraisse l'organisation matérielle du vieux collège, elle
réalisait de grands progrès sur celle des collèges voisins; et
soyons sûrs que, dans deux cents ans, ceux qui liront les des-
criptions du lycée d'aujourd'hui plaindront a leur tour nos
enfants d'avoir été logés si peu confortablement et compren-
dront mal que les maîtres aient pu s'accommoder d'une instal-
lation, — qui ne leur offrait même pas un endroit convenable
où se laver les mains.
LE PERSONNEL
Mais les plus grandes, les plus sérieuses nouveautés du col-
lège de Clermont n'étaient ni dans sa cuisine ni dans son amé-
nagement. La première de toutes, celle qui nous explique com-
ment il a tenu tête à des attaques deux fois séculaires, consistait
dans la solidité de sa hiérarchie. Son organisation spirituelle
688 REVUE DES DEUX MONDES.
avait toute l'unité qui manquait à ses bâtiments. En un temps
où toutes les disciplines s'étaient relâchées, où les guerres civiles
avaient démoralisé la nation, où le fédéralisme triomphait à
l'Université, le Collège de Clermont donna l'exemple de la plus
terme armature. « Si cette hiérarchie fortement unitaire, dit
M. Dupont-Ferrier, nous semble aujourd'hui banale, c'est que,
depuis le xvie siècle, elle a fait ses preuves. Sans toujours le
proclamer, c'est aux Jésuites que nous l'avons souvent
empruntée. » Mais nous l'avons affaiblie. Aussi ne me semble-
t-elle pas si banale.
A la tête du collège, le recteur avait au-dessus de lui les
visiteurs, le provincial de France, le général, — comme nos
proviseurs ont au-dessus d'eux les inspecteurs, leur recteur et
le ministre; mais le général était un ministre durable. Près
de lui, les conseillers. Au-dessous de lui, le préfet des études
qui jouait le rôle d'un vice-recteur, le principal chargé des
pensionnaires, le ministre chargé des religieux, les procureurs,
les surveillants. Le général représentait l'autorité sans appel;
le provincial, nommé pour trois ans, choisissait le recteur, le
préfet des études, le principal, les prédicateurs. Les visiteurs ne
ressemblaient pas à nos inspecteurs qui, chaque année, jugent
en une heure du passé, du présent et de l'avenir d'une classe
et de son maître. Ils s'installaient au collège, y vivaient des
semaines et des mois et apprenaient lentement à se faire une
opinion. Mais ce qu'il y a de très remarquable dans cette orga-
nisation, c'est la somme d'initiative et de responsabilité qu'elle
laissait à chacun de ses membres, tout en le liant étroitement
à la communauté. Le recteur, plus soumis au provincial et au
général que le proviseur moderne à son recteur et a son
ministre, disposait de pouvoirs beaucoup plus étendus. En 1850,
le proviseur de Louis-le-Grand, M. Rinn, avait le courage de
protester contre la situation cruelle que l'Université faisait à
- proviseurs : « Le défaut de succès, disait-il, leur est toujours
imputé, bien que les causes soient indépendantes de leur volonté,
.l'ignore ce que sont devenues mes propositions de cette année.
Je ne suis poins admis à les défendre : tout est décidé, et décidé
par MM. les Inspecteurs généraux qui n'ont aucune responsabi-
lité. » Le recteur de Clermont recrutait son personnel : le
proviseur d'aujourd'hui est souvent obligé de subir des fonc-
tionnaires qui manifestement nuisent à son lycée. Le recteur de
LE VIEUX LOUIS-LE-GRAND. 680
Clermont décidait des sorties et des congés; c'était lui qui
admettait les élèves et lui seul qui avait qualité pour les exclure.
L'administration économique était sous sa direction; et quand
il voulait élever un mur ou percer une porte, il n'avait pas à
en référer au général ni au provincial. Une hiérarchie bien
comprise, ce sont des libertés qui se commandent.
Les professeurs de Clermont ou de Louis-le-Grand devaient
constituer une élite. La tradition voulait qu'ils suivissent leurs
élèves. Ils commençaient par la sixième et les menaient jus-
qu'en rhétorique. Le système vaut ce que vaut le professeur.
En tout cas il exige qu'il se renouvelle continuellement et
surtout qu'il ne se spécialise pas. « C'était l'époque où l'on
évitait encore de se spécialiser trop tôt. Bougeaut était physicien
et poète, théologien, moraliste et historien : Brumoy était
mathématicien et helléniste ; Souriet était géologue et théolo-
gien, philosophe et poète; Pardies, astronome, mathématicien,
philosophe; Buffier passait avec une aisance égale de la géo-
métrie à l'histoire ou à la géographie. Même variété de savoir
chez To'urnemine, Rapin, la Rue, de la Santé. On se croirait
encore en compagnie de ces admirables esprits de la Renais-
sance italienne, avides de tout explorer et de tout connaître et
qui furent des cerveaux complets » Mais arrivé en rhétorique,
en philosophie ou en théologie quand le professeur y avait
supérieurement réussi, on l'y maintenait. A côté des profes-
seurs, professeurs eux-mêmes, professeurs en congé, mais rési-
dant au collège, les scriptores librorum, les écrivains, vaquaient
librement à leurs recherches. Cette institution, qui datait du
xvne siècle, était admirable. Les Pères n'avaient pas trop de
maîtres pour leurs classes surpeuplées ; ils n'en avaient pas
toujours assez. Mais ils tenaient à réserver dans leur ruche des
cellules où quelques-uns d'entre eux auraient le loisir de se
cultiver, de donner toute leur mesure et, en travaillant pour
eux-mêmes, de travailler pour le profit et l'honneur de leur
Société.
Ces professeurs avaient à leur disposition une des plus riches
bibliothèques de l'Europe. En 17 18, elle comptait quarante mille
volumes. Au fond de l'ancienne Cour de Langres, ses deux ailes
dominaient le jardin des Pères. Ils l'avaient ornée de colonnes
et de boiseries, décorée et peinte avec le même luxe, la même
somptuosité un peu théâtrale que leurs chapelles et leurs
TOME LXV. 1921 . ' \rb
G90 kk\ i r: m - m i \ MONDES;
églises. Le goûi de l'apparat a toujours été le défaut de ces
hommes qui vivent si simplement et qui ne possèdent rien.
Mais ce n'es! pas nous qui leur ferons un grief d'avoir trop bien
logé leurs livres. Il y avait dans cette bibliothèque des tableaux
de Poussin et des tableaux de Le Brun, dont l'un représentait
un de ses fondateurs, le surintendant Foucquet, à côté de la
Justice. Bien entendu, le tableau avait été peint avant qu'elle
eût mis la main au collet de ce célèbre concussionnaire. Mais les
Pères n'étaient pas ingrats, et si le Roi visita leur Bibliothèque,
— ce qu'il fit sans doute, — il put l'y voir et y entendre une
lîtMiommée qui, du haut des airs, au milieu d'un groupe de
Génies, proclamait la munificence de l'illustre Foucquet.
J'aurais souhaité qu'on y vit aussi le portrait d'un de leurs
premiers bibliothécaires, le P. Jean Guignard, dont la destinée
fut tragique. Lors de l'attentat de Chatel, on trouva dans sa
- -hambre des libelles du temps de la Ligue contre Henri IV,
qu'un édit royal avait ordonné de brûler, et quelques disserta-
tions scabreuses sur le régicide. Le P. Guignard, qui devait
aimer les éditions rares, n'avait pu se résoudre à les livrer aux
flammes, et le Parlement se fit un plaisir de l'y condamner.
Il devait être mené en place de Grève, pendu et étranglé à une
potence, puis réduit en cendres. Mais, avant, il ferait amende
honorable et, devant la porte de Notre Dame, à genoux, il avoue-
rait « qu'il avait écrit que le feu Roi avait été justement tué
par Jacques Clément et que, si le Roi actuellement régnant
ne mourait à la guerre, il fallait le faire mourir, dont il se
repentait et demandait pardon à Dieu, au Roi et à la patrie. »
En chemise et la corde au cou, il refusa de prononcer ces
mots. On le menaça de le brûler à petit feu ; on le menaça
de l'écarteler : il refusa toujours, disant que c'était contre sa
conscience. La scène, rapportée dans le procès-verbal que nous
cite le P. Fouqueray, a une grandeur impressionnante. Du
haut de l'échelle, quand le peuple eut chanté le Salve Regina,
il dit que lui et ses confrères avaient fait tout ce qui leur avait
été possible pour la conservation de la Religion et pour l'ins-
truction de la jeunesse et il exhorta le peuple à prier pour la
paix et l'union du Royaume. Mais de la foule des voix montèrent
qui lui demandaient pourquoi il ne parlait point de prier pour
le Roi. Il répondit que ce n'était point défendu et qu'il l'avait
toujours fait, lui, depuis la réduction de la ville. Puis il s'aban-
LE VIEUX LOUIS-LE-GRAND. 691
donna à l'exécuteur et son corps mort fut brûlé suivant l'arrêt.
Belle figure, qui aurait eu sa place, — et qui l'avait peut-être,
— à côté des images de ceux dont la science et la vertu étaient
la fierté de la maison.
Les professeurs firent un bon usage de cette Bibliothèque et
surtout les scriptores. JNous sommes trop tentés de croire que la
culture grecque fut rare au xvne siècle et que les Jésuites s'en
désintéressaient. On oublie la Collection des Histoires byzantines
du P. Labbe, le Trésor de la Poésie grecque du P. Caussin, les
traductions du P. Le Jay, les Réflexions sur la Poétique d'Aris-
tote de l'aimable P. Rapin. Au début du xvnr2 siècle, le P. Jou-
vency « expliquait l'importance du grec pour l'érudition, l'his-
toire de l'art, la connaissance de la religion et la lutte contre
l'hérésie. » On commençait le grec en sixième, et en 1643 les
écoliers de Glermont étaient de force à soutenir des thèses en
grec. Ce ne fut qu'à partir de 1750 que cette étude entra en
décadence. Les parents ne croyaient plus à son utilité; les
élèves n'en voulaient plus, et, comme il arrive d'ordinaire, les
maîtres eux-mêmes perdirent la foi. Le latin fut plus dur à
ébranler. Le collège était une cité latine. Ecrivains latins,
poètes latins, les Pères s'efforçaient de former de parfaits lati-
nistes. On jouait des pièces dans la langue de Térence ; on
haranguait les illustres visiteurs dans la langue de Gicéron.
Mais il en était du latin comme du grec : on l'apprenait pour
lui-même. Les exercices de thème étaient plus fréquents que les
exercices de version, et l'histoire de la littérature et du dévelop-
pement des idées se réduisait à peu de chose.
M. Dupont-Ferrier constate avec regret que l'étude du français
était fort négligée, et il semble attribuer à cette négligence
l'infériorité des Jésuites dans la querelle janséniste. Jenele crois
pas. Ce n'est pas leur faute s'ils se sont heurtés à l'étonnant
génie de Pascal. Mais, quand ils écrivaient en français, ils écri-
vaient aussi bien que les Jansénistes. Demandez-vous ce qui
reste des Jansénistes et si on ne lit pas avec plus de plaisir Bou-
hours que Nicole et Bourdaloue que le grand Arnaud. Quant
à leurs élèves, ils ne semblent pas avoir souffert de la supré-
matie de la langue latine. L'année où les Pères furent expulsés,
seize d'entre eux étaient à l'Académie. Et si Port-Royal reven-
dique Racine, que pourrait aussi revendiquer le Collège de
Beauvais, Louis-le-Grand a eu, pour n'en citer que deux, Molière
692 Kl \ i E DES DE1 \ MOND1
et Voltaire. En histoire, M. Dupont-Ferrier, qui est un spécia-
liste, considère que notre vieux collège «fut le berceau d'une
école historique qui devança, sans d'ailleurs la surpasser, celle
des Bénédictins. » En géographie; son œuvre fut encore plus
féconde, ce qui n'est pas surprenant, car les géographes avaient
dans les missionnaires d'incomparables collaborateurs. En 1735,
le Père du [laide publiait un ouvrage de premier ordre : la
Description de l'Empire de Chine et de Tartarie. Ils faisaient
peu de géographie physique, beaucoup de géographie politique
et économique. On les blâme d'avoir trop ramené cette science
;i l'homme. Tout ce que je puis dire, c'est que, si mes profes-
seurs l'y avaient plus ramenée, je la connaîtrais mieux.
LES ÉLÈVES ET l' ENSEIGNEMENT
Ils n'oubliaient jamais le point de vue pédagogique, et leur
plus grande œuvre a été une œuvre de pédagogie. Le collège
avait du mal k contenir ses deux ou trois mille élèves. Les
jeux tiers à peu près venaient de Paris, un tiers de la province,
le surplus des colonies et de l'étranger. Paris envoyait surtout
des bourgeois; la province, surtout des gentilshommes. Il y
avait des boursiers; mais, à la différence des boursiers de l'Uni-
versité à qui leur bourse ne pouvait être retirée, les boursiers
de Louis-le-Grand devaient, pour garder la leur, continuer de la
mériter. Les externes logeaient chez leurs parents ou dans des
maisons que le préfet des études surveillait. Les pensionnaires
ne furent jamais plus de cinq cents. Les Jésuites avaient subi la
nécessité de l'internat : ils ne l'encourageaient pas, mais ils
l'humanisaient. Les inégalités sociales s'y marquaient : elles ne
choquaient personne. Il semblait naturel que les privilégiés
eussent au collège leurs appartements privés, leurs précepteurs
et leurs valets, comme il semblait naturel qu'il y eût des écoliers
déjà prieurs, abbés, chanoines; qu'un enfant de onze ans lut
évèque de Metz et que l'élève de La Tremoille fût premier gen-
tilhomme de la Chambre. Et il semblait aussi naturel que les
boursiers, les pauperes (du moins au xvie siècle), servissent à
fable et fussent employés à laver la vaisselle.
Mais peu à peu ces inégalités, sans disparaître entièrement,
s'atténuèrent. L'égalité alimentaire s'établit. Les Pères travail-
laient à créer un esprit plus large; et on peut être sûr de leur
LE VIEUX LOUIS-LE-CRAND. 693
sincérité quand ces hommes, sortis pour la plupart de la roture,
répétaient à leurs élèves nobles que le nombre et le mérite des
aïeux n'étaient pas une excuse. Ils avaient proscrit toutes les
punitions d'un caractère à la fois humiliant et grotesque que gar-
daient encore les autres collèges. Passé 1587, l'usage de la férule
ne fut plus admis. Quand le fouet était donné, c'était en parti-
culier et jamais par un membre de la Compagnie. La plus haute
noblesse n'en défendait pas les coupables. Le duc de Boufflers,
élève de rhétorique, ayant soufllé des pois avec une sarbacane
contre le P. Le Jay, le duc de Boufflers, gouverneur de Flandre
en survivance et colonel de son régiment, fut fouetté. M. le
Maréchal, son père, fit un beau tapage : il se plaignit au Roi,
comme tel député de ma connaissance alla se plaindre au mi-
nistre que son fils eût été consigné. Le ministre dépêcha aussitôt
un inspecteur général qui s'assura du reste que le professeur
avait eu raison. Le Roi se contenta de sourire, et le Maréchal
retira du collège son jeune colonel qui, dit-on, en mourut de
chagrin. Mais la discipline des Pères n'allait pas jusqu'à
empêcher ces élèves de devancer les vacances. Un mois avant,
le tiers, puis la moitié, puis les trois cinquièmes s'étaient envo-
lés. C'est ce que nous avons revu depuis une vingtaine d'années.
Et dire que nous en rendions responsable l'esprit moderne!
Mais l'esprit moderne a définitivement répudié le système de
surveillance des élèves par les élèves, qui conduit tout droit à
l'espionnage et à la délation, et dont les Jésuites, comme tous
les éducateurs de cette époque, usaient ouvertement.
Les classes étaient encombrées. En 1643, on disait que la
plus grande classe de Clermont ne pouvait contenir que trois
cents élèves 1 Et au xvme siècle la rhétorique du P. Porée attei-
gnait ce chiffre extravagant. Ici, il faut pleinement admirer.
<( Chaque jour, à chaque classe, il n'y avait pas d'élève, pas un
seul, qui put se sentir délaissé, oublié, livré à lui-même, pas
un qui ne fût tenu en haleine, pas un qui eût le loisir de
somnoler discrètement ou de rêver. » Comment les Jésuites
arrivaient-ils à ce résultat que nous obtenons rarement dans des
classes six fois moins nombreuses? Ils y parvenaient en asso-
ciant les meilleurs élèves au professeur et en leur confiant un
groupe de camarades. Ils organisaient dans la classe même une
hiérarchie fondée sur le mérite ; ils la divisaient en deux camps
dont chacun avait son consul, son imperalor, son censeur, son
REVUE DKS Ï)FA\ MONDES.
préteur, son tribun, ses sénateurs; ils faisaient de leurs cours des
séri >s d'assauts, de corps a corps, de disputes, de tournois; ils
transformaient l'humble vie de l'écolier en un drame perpé-
tuel, .limais on n'avait développé à ce point l'émulation. Elle
était lame même de leur enseignement. Nous en avons conservé
quelques vestiges : les notes périodiques, les concours, les
1 ibleaux d'honneur. Dans mon enfance, le banc d'honneur
subsistait encore où s'asseyaient pendant une semaine les trois
ou quatre élèves premiers en composition. Mais l'émulation a
rencontré de rudes détracteurs chez nos pédagogues d'aujour-
d'hui, la plupart infectés de kantisme. Qu'il y ait eu excès chez
les Jésuites, je l'accorde. Mais avaient-ils tort de relever dans
l'imagination des adolescents l'importance de la petite tâche
quotidienne, de l'embellir à la façon d'un trophée, de les en
rendre fiers et même un peu glorieux, de les attacher enfin, le
plus longtemps possible, à des satisfactions d'amour-propre qui
les empêchaient d'en rêver d'autres et qui étaient en même
temps des acquisitions pour l'esprit? L'émulation qu'on vou-
drait étouffer chez nos élèves ne les saisit-elle pas au sortir du
collège? J'ai remarqué que ceux qui s'en déclaraient les enne-
mis n'étaient point les derniers à en ressentir l'aiguillon quand
il s'agissait de titres, de décorations, d'honneurs et de pré-
bendes. Mais quelle vocation, quel dévouement, quelle foi dans
l'efficacité de leur enseignement, quelle dépense d'eux-mêmes,
chez des maîtres qui appliquent une pareille méthode! Le
drame dont ils règlent les péripéties, ils n'en sont pas seule-
ment les metteurs en scène, il faut. qu'ils y jouent leur rôle.
Les professeurs de Louis-le-Grand l'y jouaient à merveille :
ils furent aussi fins psychologues qu'ingénieux animateurs. Ils
avaient inauguré les devoirs écrits que le Moyen âge ignorait.
Ces devoirs étaient plus courts que ceux d'aujourd'hui et choi-
sis presque toujours de nature à piquer la curiosité. On met-
tait, par exemple, sous les yeux de l'élève un dessin, une
estampe, dont il devait interpréter le sens moral. On lui don-
nait h composer une épigramme ou une inscription pour un arc
de triomphe, un temple, un tombeau, une statue. Ces exercices
trop poussés ont le défaut de favoriser, au détriment de qualités
plus sérieuses, un certain tour d'esprit superficiel et brillant.
L - Jésuites ont trop préparé, puis trop encouragé la légèreté
spirituelle «lu xvme siècle.
LE VIEUX LOUIS-LE-GRAND. 695
Mais ils ont fait mieux : ils ont, sinon inauguré, du moins
perfectionné l'explication des textes, ce qu'ils nommaient la
prœlectio. Le professeur prenait un texte, le lisait, en dégageait
l'idée générale, en analysait la composition, en examinait les
intentions et le rattachait à l'ensemble. Cette méthode, dont le
Père Pétau et le Père Porée et tant d'autres Pères ont donné des
modèles, est restée celle de l'Université. Mais la critique du
xixe siècle s'est élargie, et nous y ajoutons le commentaire
historique qui replace l'homme dans l'atmosphère où il a
vécu, et qui nous aide à juger son œuvre relativement à son
époque. Chose curieuse : les Jésuites, qui avaient introduit
dans la morale un sens si humain et si moderne du relatif et
qui connaissaient mieux que personne la diversité du visage de
la terre, demeuraient en littérature immuablement fidèles à
un certain goût limité et absolu. Là-dessus, et sur d'autres
points, on l'a dit et répété, Voltaire s'est toujours ressenti de
leur influence; mais elle ne mordit point sur Diderot, qui pour-
tant avait suivi l'enseignement du Père Porée et qui en avait
gardé un souvenir enthousiaste. Mon Dieul qu'il est difficile de
savoir ce que nous devons à notre tempérament et ce que
nous devons à nos maitres ! Le plus sage est de leur rendre
hommage de nos qualités et de ne nous en prendre qu'à nous-
mêmes de nos défauts.
Tout ce travail était coupé d'intermèdes plus stimulants
encore : joutes oratoires, plaidoyers publics, représentations
théâtrales. Les Pères possédaient trois théâtres : autant que de
chapelles. On y jouait des tragédies et des comédies dont les
auteurs étaient de la Compagnie; on y dansait même des ballets.
Le théâtre peut être pour la jeunesse un excellent divertissement
et pour les maitres un moyen d'éducation mondaine où ils ensei-
gnent l'art de discipliner sa voix, ses gestes, son maintien. Mais le
faste que les Jésuites y déployaient, surtout au xvme siècle, la
magnificence des décors, ce parterre de rois, de princes, de car-
dinaux, d'archevêques, de maréchaux, d'ambassadeurs et de
femmes de la Cour, devant lequel les jeunes pensionnaires
déclamaient ou dansaient, tout cela, il faut bien le dire, sentait
trop la réclame et, plus encore, le désir de flatter les goûts du
monde. On reproche souvent à notre Enseignement secondaire
de n'être pas assez de son temps. Eux, ils étaient trop du leur.
Il est bon que les éducateurs soient en retard sur les modes du
REVUE DES DEUX MONDES.
jour .1 se tiennent un peu à l'écart ou au-dessus de leur siècle,
car ils doivent représenter ce qui ne passe pas.
Quelles que fussent leurs erreurs, ils n'en ont pas moins droit
;i notre reconnaissance. Alors que l'érudition allemande, selon
I mut di' M. Dupont-Ferrier, « avait tant de raisons de n'être
pas envahissante, » plus d'un des admirables travaux de l'éru-
dition française vit le jour « dans les chambrettes aux murs
salpêtres et noirâtres » du Collège de Clermont. Ses mat-
ins ne l'ont pas seulement honoré : ils ont honoré notre pays,
(iiàce à eux, notre Enseignement occupa dans l'opinion « une
place plus grande que la Sorbonne dont le nom avait rempli le
monde au Moyen àge(l). » Quand l'Université victorieuse hérita
de ceux qu'elle avait tués et transporta au collège Louis-le-Grand
le collège de Lisieux et les boursiers de tous ses petits collèges
en décadence, l'expérience pédagogique dont les murs étaient
imprégnés sembla passer en elle, lui commander la prudence
dans les réformes nécessaires et la régénérer. Ses élèves, qui ne
faisaient plus rien, se réconcilièrent avec la discipline et le tra-
vail. Pas pour longtemps, d'ailleurs, car la Révolution survint.
Mais si le Collège tint le coup, c'est que deux cents ans de
succès en avaient fait une institution plus forte que la mort.
On peut dire que notre Université moderne, tout en refondant
l'œuvre des Jésuites et en la rendant plus nationale, est issue
d'eux. Le lycée Louis-le-Grand leur doit d'avoir été le premier
modèle des lycées d'aujourd'hui, et nous en trouvons le témoi-
gnage dans le beau livre impartial de son savant historien.
André Bellessort.
(1) A. Sicard, les Éludes classiques avant la Révolution (Perrin).
REVUE LITTÉRAIRE
LES « SOUVENIRS » D'ERNEST DAUDET (1)
Ernest Daudet venait de publier le premier tome de ses Souvenirs,
lorsqu'il est mort, tout récemment. Il était l'un des plus anciens col-
laborateurs de la Revue, où. il avait donné, le 1er janvier 1877, une
nouvelle, la baronne Amalti. C'est une histoire d'amour mondain,
très bien contée, fort pathétique, un peu ornée de vaine poésie, mais
attrayante. Il était aussi le doyen de la Société des gens de lettres,
sinon par l'âge, du moins par ses années de présence, qui couraient
depuis le 30 janvier 1860. Et il était assurément l'un des doyens de la
presse française, ayant inséré son premier article dans la Gazette de
Lyon le 30 juillet 1837. On lui demandait un jour « si ça lui faisait
grand plaisir d'être doyen; » et il sourit, comme on peut sourire à
l'idée de n'être plus jeune : il avait cependant la juste fierté du long
travail, et très divers, qui occupa toute sa vie. A quatre-vingt-quatre
ans, il ne sentait ni lassitude ni ennui.
Il laisse beaucoup plus de cent volumes imprimés. Il disait genti-
ment que, sur ce nombre, il en abandonnait à l'oubli, — il n'atten-
dait pas la postérité, mais la devançait volontiers, — cinquante ; c'est
plus de modestie que n'en ont ordinairement les écrivains.
Ceux qu'il gardait, pour ainsi dire, comment les aurait-il choisis?
Dans un chapitre de ses Souvenirs, il note que la plupart des auteurs
dramatiques et des romanciers qui, lors de ses débuts, étaient
fameux sont maintenant inconnus : «. On dirait d'une loi qui, sauf
(1) Souvpnirs de mon temps; débuts d'un homme de lettres (Pion). Du même
ftTiteur. à la même librairie, Mon frère et moi, souvenirs d'enfance et dejeunesse
(nouvelle édition^.
REVUE DES DEUX MONDES.
<\<- rares exceptions, s'exerce impitoyablement sur chaque génération
d'écrivains quand ils ne sont défendus devant la postérité que par des
œuvres d'imagination... » Je crois qu'en écrivant ces lignes telles que
les voilà, il songeai l à lui et comptait, pour l'avenir, plus que sur ses
dizaines de romans, sur ses livres d'histoire ; et je crois qu'il ne s'est
pas trompé. Quoiqu'il en soit du goût de nos petits-neveux, Ernest
Daudet a publié quelques-uns des plus beaux documents d'histoire
qu'un avisé chercheur de notre époque ait découverts; enfin l'on ne
saurait étudier la Révolution, l'Empire et la Restauration sans recourir
- ouvrages.
Il n'avait pas eu tout d'abord le projet de s'établir le grand fure-
teur d'archives et de vieux papiers qu'il est devenu. Mais un jour, peu
de temps après son arrivée à Paris, Paul Dalloz lui demanda un
roman pour la Petite presse. Il fallait que ce fût très émouvant, pathé-
tique même, et qu'il y eût de grosses péripéties comme en exigent les
liseurs de feuilletons, dit-on. « Je lui proposai l'un des plus effroyables
épisodes de la Terreur, celui dont Jourdan-coupe-têtes fut, dans la
ville d'Avignon, le sinistre héros... » Ce Jourdan, qui avait de l'entrain,
a était imaginé, une fois, de prendre et de réunir soixante et une per-
sonnes, femmes et hommes, des aristocrates, et de les précipiter du
Château des Papes. Si les liseurs de feuilletons en voulaient davan-
tage, on aurait tort de les satisfaire. Là-dessus, Daudet fut informé
que le musée Calvet, d'Avignon, possédait une quantité de pièces rela-
tives à Jourdan-coupe-têtes et à ses malheureuses victimes. Bref, il
partit pour Avignon, dépouilla les archives intéressantes et s'aperçut
que la vérité est souvent plus extravagante, et pittoresque, et hardie,
que l'invention des romanciers. De ses trouvailles, il fit un roman,
tout mêlé d'histoire. Mais, de son voyage et de sa recherche, il rap-
porta, et la conserva désormais, la passion de la vérité singulière, qui
a le plus de singularité dans son exactitude la plus fine : et c'est l'his-
toire.
En tête de son recueil intitulé A travers trois siècles, Ernest Daudet
cite ce passage de Maupassant : « Beaucoup ne sont pas frappés par
L'acuité vibrante... » Ce n'est pas la plus belle phrase de Maupassant...
par l'acuité vibrante de la vie contemporaine comme ils sont émus
par certaines apparitions de l'histoire, d'où découlent pour eux des
idées générales, des rêves artistes ou philosophiques... » C'est décidé-
iiMMit l'une des plus mauvaises phrases de Maupassant... « L'Aujour-
d'hui est trop près, trop connu, trop deviné, pas assez imprévu pour
nous duimer la bizarre sensation d'étrangeté et de grandeur qu'on
REVUE LITTERAIRE.
699
rencontre par moments dans l'évocation de l'Autrefois. » Et Daudet :
« Je ne pense pas qu'on ait jamais mieux expliqué l'attrait puissant
qu'exerce le passé sur nos imaginations... » La littérature historique
et la littérature que l'on appelle exotique ont bien quelque analogie.
Nous faisons de pareils voyages dans le temps ou l'espace. Nous
nous dépaysons, nous prenons le change. Et puis nous revenons chez
nous avec plaisir, comme l'a dit Pierre Loti, le jour qu'il nous semble
que nous sommes déguisés dans nos costumes d'Européens et d'au-
jourd'hui. Ernest Daudet se divertissait à merveilb au jeu si amu-
sant de l'histoire.
Il ne parait pas avoir été fort crédule à ces prétondues « lois de
l'histoire » qui étaient naguère à la mode : lois de l'histoire, au
moyen desquelles on tirerait de l'examen du passé la prévision la
meilleure; il suffit, n'est-ce pas? de continuer la courbe dont les
premiers linéaments sont dans les siècles révolus. C'est ce que ten-
tait de faire, en 1797, Chateaubriand. Mais il ne citait qu'en note, au
bas d'une page de l'Essai sur les révolutions, le général Buonaparte ;
il ne tenait pas compte de ce général, qui bientôt a modifié à sa
guise la 'courbe de l'histoire. On peut contester à Ernest Havet le
droit d'appeler les prophéties de Jérusalem « de l'histoire où les
verbes sont mis au futur; » quant aux prophéties des historiens,
mieux vaut les confiner dans le présent, qui est déjà du passé.
Ernest Daudet ne se lance que rarement aux considérations aven-
tureuses. Et c'est un signe de sagesse. Une fois, dans 1' « avertis-
sement » de ses Nouveaux récits des temps révolutionnaires, il pose
la question de savoir les dates entre lesquelles il convient d'enfermer
la période révolutionnaire. Il la fait commencer au 14 juillet 1789.
11 dit que « tout le monde est d'accord sur ce point. » Et l'on aurait
envie de le chicaner à ce propos, si l'on préférait le moins du monde
choisir une autre date, ou proche de celle-ci, comme celle de la con-
vocation des États généraux, ou lointaine et d'un autre siècle. Mais à
quelle date finit donc la période révolutionnaire? « Napoléon ren-
versé, la Révolution se manifeste par les complots militaires, l'assas-
sinat du Duc de Berry, les tentatives des sociétés secrètes pour sou-
lever les peuples contre les rois. Lorsqu'en 1818, au Congrès d'Aix-
la-Chapelle, est formée entre la France, la Russie, l'Angleterre et la
Prusse la quintuple alliance, c'est pour se défendre contre la révo-
lution que les souverains de ces États se sont unis. A la lumière
des événements qui se sont accomplis depuis en Europe... » Cette
page est de 1910; ajoutons les événements qui se sont produits
70(1 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis lors... « tout homme studieux et réfléchi devra nécessairement
reconnaître que la Révolution n'a pas désarmé et qu'en conséquence
la période des temps révolutionnaires n'est pas close. » Ernest Daudet
la continue au delà du terme qu'ont fixé d'autres historiens. Il aurait
pu la continuer en deçà du li juillet 1789. Elle emplit tous les siècles
de l'histoire. 11 y a, dans l'histoire, des années plus calmes, des
années plus atroces. Mais l'histoire est, tout le temps, un terrible
spectacle et est, tout le temps, un immense désordre : l'artifice,
auquel on a recours, de la ranger, en quelque sorte, n'est que pour
la commodité de l'enseignement et aussi pour l'illusion de voir clair
dans les ténèbres où pâtit l'humanité.
Après avoir épilogue sur la durée de la période révolutionnaire,
Daudet confesse que tout cela n'est que pour l'excuser d'avoir classé
sous l'étiquette des Temps révolutionnaires plusieurs récits relatifs à
une époque plus récente. Il se moque î... Et je l'approuve. Ses récits
toute philosophie de l'histoire très heureusement écartée, sont excel-
lents et ont d'abord le mérite de la nouveauté. Il n'est point de sujet
qu'il traite et auquel il n'apporte sa contribution de quelque détail
au moins ; et il est maints sujets qui sont de lui entièrement. Il a
corrigé une profusion d'erreurs. Il avait de la méfiance et ne suivait
pas l'imprimé sans contrôle. Il avait de la critique et, la plupart du
temps, savait que les « sources » ne sont guère moins trompeuses
que les travaux dits de seconde main. Il travaillait bien.
Son œuvre historique est toute pleine d'anecdotes. Voilà ce que
lui reprochent les philosophes de l'histoire, si entichés de ce qu'ils
nomment les idées. Seulement, les idées, si j'ose dire, on en revient.
La complaisance des idées, puis leur éloquence, et enfin le peu de
ressemblance qu'elles ont avec la réalité vous les rendent fasti-
dieuses. Les petits faits, ou anecdotes, sont de la vérité, sont les
fragments de la vérité. C'est déjà très joli. L'on peut se figurer
qu'après avoir attrapé tous les fragments de la vérité, en les réunis-
sant avec habileté, l'on reconstituerait la vérité tout entière. Et l'his-
toire serait une « patience » ou un « puzzle» de dimensions gigan-
tesques. Mais il y a des pièces perdues; et les autres, cassées, ou
usées, ou qui n'ont plus leurs voisines, ne se raccordent pas facile-
ment. Contentez-vous de regarder quelques fragments de vérité.
Regard ez-4es avec soin : vous leur trouverez plus de signification
qu'à tant de vagues et vastes idées où triomphent de grands bavards.
S 'lis ce titre, Un drame d'amour à la cour de Suède, Ernest Daudet
raconte l'aventure très émouvante du baron Armfelt, favori du roi de
REVUE LITTÉRAIRE. 10 1
Suède, Gustave III, et de Madeleine de Rudenschold, demoiselle d'hon-
neur de la princesse Sophie-Alberline. Ce n'est qu'un épisode; il met
enscène quelques-uns des personnages qui ont été le plus célèbres à
la fin du xviii8 siècle : mais «il n'appartient pas à la grande histoire,
il s'est déroulé en marge des événements considérables. » Le duc de
San Théodoro, diplomate napolitain à Copenhague, écrivait au comte
de Bernstorff, ministre des Affaires étrangères, qu'au bout du compte
« ce n'était qu'une histoire de femme. » Ehl reprend Daudet. Et il
ajoute que cette histoire de femme eut des conséquences politiques.
Il ajoute : « Les épisodes de second rang ne sont pas moins intéres-
sants que ceux du premier. Presque toujours ils aident à les expli-
quer : c'est ici le cas. » Mais oui!
Et, si l'on veut comprendre les événements de l'histoire, il faut
partir de ce principe que les événements sont de qualité humaine.
Comprendre les événements, c'ost comprendre les hommes : et l'his-
toire est une étude psychologique. Mais vous ne comprenez point un
homme et son âme, si vous n'examinez que ses actes les plus écla-
tants et apparents. L'on doit, ou l'on devrait, aller jusqu'au tréfonds
de cette âme, jusqu'à son secret, que les nouveaux psychologues
désignent sous le nom, je crois, de « petites perceptions. » Eh ! bien,
les petits faits sont, dans l'histoire (ou psychologie des hommes nom-
breux, des hommes réunis), ce que sont les petites perceptions dans
la psychologie individuelle.
Au surplus, Ernest Daudet n'était point malhabile à traiter les
grands sujets. Son Louis XVIII et le duc Decazes enferme beaucoup
de temps et d'espace. Les trois tomes in-octavo de son Histoire de
l'Emigration pendant la Révolution française ont la précision la plus
recommandable et une belle étendue.
Il travaillait, quand il est mort, à écrire ses Souvenirs. Le premier
volume a paru; les autres paraîtront, souhaitons-le, prochainement.
Ce premier volume est, d'ailleurs, la suite, d'un petit ouvrage qu'il
avait donné, il y a trente-huit ans, Mon frère et moi, et qui voisine avec
Le petit Chose de son frère admirable et qu'il admirait, Alphonse
Daudet.
Le petit Chose est un roman délicieux, qui joint à beaucoup de
vérité beaucoup de fantaisie. Sur quelques points, l'auteur de Mon
frh-e et moi complète ou corrige les récits du Petit Chose. Par
exemple, l'auteur du Petit Chose écrit : « Je fus la mauvaise étoile
de mes parents. Du jour de ma naissance, d'incroyables malheurs
les assaillirent par vingt endroits... » Mais non! réplique l'auteur de
"02 REVUE DES DEUX MONDES.
Mon / ' moi. Dates en mains, il établit qu'en 1840, à la nais-
iC8 d'Alphonse Daudet, leur famille eut au contraire du répit; les
affaires allaient mieux, et quelques années furent embellies de
quelque prospérité. Les catastrophes n'ont commencé qu'en 1846. Il
ne veut pas que la naissance du petit Chose ait été le signal de l'in-
fortune; et il met, dans cette rectification, la tendresse la plus tou-
cbante : il ne la montre pas, il la laisse voir.
Ernest Daudet, dans le roman du Petit Chose, pleure souvent ; et
il est d'une exquise bonté, sous le nom de Jacques. Oui, je pleurais !
réplique l'auteur de Mon frère et moi : « Lorsque mon frère a tracé
le portrait de Jacques, il s'est souvenu de ce trait de ma nature. C'est
par là surtout que le pauvre Jacques me ressemble, bien plus que
par les diverses aventures, de pure imagination pour la plupart, à
travers lesquelles mon frère l'a fait se mouvoir, en s'attachant, avec
l'éloquence d'un cœur reconnaissant, à dépeindre la sollicitude d'un
aîné pour son plus jeune... » Ainsi est éludée l'exquise bonté de
Jacques, par lui-même.
Il y a, dans Mon frère et moi, une image de Nîmes vers le milieu
du siècle dernier, très fine et très joliment coloriée. Nîmes était, à
cette époque, l'un des marchés français de la soie. L'on y voyait
affluer, plusieurs fois l'an, les éleveurs de vers à soie du Vivarais et
des Cévennes. Ils avaient bon air, avec leur habit de bourrette à
pans très courts, leurs bas de laine noire, les gros souliers ferrés,
les cheveux en queue à l'ancienne mode. Ils vendaient un kilo-
gramme de soie de cinquante à quatre-vingts francs, payés en
espèces sonnantes. Le bel argent sonnait sur les comptoirs, et son-
nait dans les sacoches que remportaient le soir les montagnards du
Yigan, de Largentière, de Villefort.
Un personnage étonnant de caractère et de relief est l'une des
grand'mères, une plébéienne sans peur, très royaliste et qui avait
sauvegardé son royalisme sous la Terreur; très belle, les yeux
larges et bien ouverts; et elle ressemblait aux femmes que peignait
David. A vingt ans, veuve, son mari fusillé dans l'une de ces échauf-
lourées delà Lozère que réprimait sans clémence le conventionnel
r.liàfeauneuf-Randon. Elle a un petit enfant, se réfugie à Nîmes et y
al tend la fin des mauvais jours. Un matin, son enfant dans les bras,
elle se trouve sur le passage de la déesse Raison, que l'on promène
dans les rues. La citoyenne qui était emblémaliquement la Raison
reconnail la réfugiée, l'interpelle et crie : « Françoise, à genoux! ■
Ça vous donne de l'orgueil, d'être déesse! Françoise, au lieu de se
TIEN l'E 1.1 1 IKK HUE. , 703
mettre à genoux, fait un geste de gamin. La foule se lâche; et les
« Zou! zou! » s'élèvent, menaçants. Plutôt que de se mettre à
genoux, Françoise se sauve et, tenant serré son enfant, court, saute
par-dessus un puits, court et parvient à s'esquiver. « Un chat n'au-
rait pas fait ce que j'ai fait! » disait-elle plus tard. Le soir, elle
s'esquive encore; elle gagne le Vivarais, le hameau des Mages, où
elle apprend la mort de son mari. Elle mène, des semaines durant,
la vie d'une vagabonde. Les « gendarmes » sont à ses trousses, la
rencontrent, lui demandent où est la nommée Françoise. Elle ne le
sait pas. Où va-t-elle? A tout hasard, elle nomme un hameau des
alentours. « C'est là que nous allons, dit l'un des gendarmes, qui fait
le galantin. Monte derrière moi; je te conduirai! » Elle répond
qu'elle est une honnête lîlle. Le galantin s'excuse et s'en va. Mais il
s'agit de n'être pas reconnue, la prochaine fois. Elle aperçoit un
berger dans un pré, lui glisse un écu dans la main, lui prend son
chapeau, son manteau, s'en coiffe, s'en habille, et : « Brave homme,
ne me perdez pas; je suis votre goujat! » Cinq ans après ce péril,
Françoise épouse Antoine Reynaud, de Nîmes. « Elle s'éleva en
même temps que lui et, dans aucune circonstance, ne fut au-
dessous de l'état social qu'il s'était peu à peu créé. » Elle détesta
l'Empereur; elle eut sa plus grande joie au retour des Bourbons.
Elle avait « un entrain de tous les diables, » une gaieté du Midi, une
santé florissante et une sagesse heureuse.
L'aînée de ses filles, Adeline, était bien différente : « une personne
mince et frêle, avec un teint olivâtre et de grands yeux tristes, une
nature rêveuse, romanesque, passionnée pour la lecture, aimant mieux
vivre avec les héros des histoires dont elle nourrissait son imagi-
nation qu'avec les réalités de la vie ; malgré cela, une âme de sainte,
d'une mansuétude infinie... » Elle fut la mère du petit Chose et du
sensible Jacques, son frère, qui avait le goût des larmes.
Quand vinrent les malheurs de la famille, l'aîné des fils dut aban-
donner le collège et travailler au magasin, plier les foulards de soie
imprimée, faire les emballages, dresser les factures, recevoir les cré-
anciers, compter les derniers écus, endurer l'angoisse et l'humiliation.
Tout cela, l'auteur de Mon frère et moi le raconte avec une poignante
exactitude, et en historien, jusqu'au moment où les pleurs d'autrefois
lui remontent aux yeux : « Jours de noire misère, quel sillon vous
avez creusé dans notre souvenir ! de quelle maturité précoce vous
avez revêtu notre esprit ! Oui, à vivre avec l'adversité, nous sommes
de bonne heure devenus des hommes. On le deviendrait à moins!...
r.i \ I i: DES DEUX MONDES.
Mais l'expérience achetée à ce prix, est si douloureuse que je ne
souhaite à personne de l'acquérir si chèrement. Les soucis de ce
qu'on ai lia1, la poursuite désespérée de l'argent, la détresse profonde
et non avouée, la honte des sollicitations importunes, les courses
matinales chez le curé delà paroisse, le premier et le seul à qui on ose
tout dire, l'angoisse de l'attente succédant aux demandes, les réponses
qui n'arrivent pas, l'incertitude du lendemain, l'horizon sans éclair-
cie... Lecteur, Dieu te garde de ces épreuves! » En 1857, il fallut
vendre les meubles, payer les dettes et assurer l'honorabilité du nom.
Puis Ernest Daudet partit pour Paris : il lui restait, en arrivant,
cinquante francs.
C'est ici que commencent lesSouvcniy-s démon temps ou Débuts d'un
homme de lettres. Le garçon de vingt ans, qui avait la passion de la
littérature, se proposait tout bonnement ceci : « La reconstruction
d'un foyer détruit. » Et le moyen? La littérature ! S'il ne doutait pas
de la difficulté, il avait conscience de sa force. Il était débile pourtant;
mais il avait de l'énergie. Le premier tome des Souvenirs ne s'étend
que sur quatre années. Quelles années, d'espoirs déçus, de vains
efforts et de tracas à décourager les plus robustes ! Un bon accueil,
en général; et des promesses, puis ce n'est rien. Si les journaux de
Paris n'ont pas besoin de copie, le débutant passe des semaines ou
des mois en province, à Blois ou Alençon, par exemple, et dirige un
pauvre petit journal. Ou bien on l'envoie dans l'Ardèche. Une autre
fois, on lui offre d'aller fonder un journal, mais ce n'est point aux
enviions de Paris : c'est à l'île Bourbon ; de riches planteurs deman-
dent, pour mettre en lumière leurs opinions et pour servir leurs inté-
rêts, un jeune homme de bonne famille et qui ait du talent. Il refuse.
Une autre fois encore, on le place chez un vieux bonhomme qui a été-
membre du Conseil d'Etat, qui est à la retraite et qui se promet
d'écrire un grand ouvrage sur La liberté des mers. Le partisan de cette
liberté n'avait plus toute- sa tête à lui. Ernest Daudet lui rédigea
quelques pages et le quitta.
Les déboires ne suffisaient pas à le défaire de sa volonté. Une char-
mante chose est que, dans le récit de ses déboires, il n'y a ni amer-
tume ni rancune, pas un mot sévère, nulles représailles contre les
gaillards dédaigneux qui ne l'ont guère secondé. A le lire, on dirait
que tout le monde lui a été gentil : et c'est lui principalement qui
L'était.
Il esquisse un portrait de Pontmartin, qui l'obligea, un porlrait
qui est un remerciement, du reste sans ilalterie ; mais la flatterie et la
REVUE LITTÉRAIRE. lOo
reconnaissance ne se confundent pas. Pontmartin fut obligeant.
D'autres ne le furent pas; d'autres furent méchants, soyez en sûrs :
on ne les voit pas, dans les Souvenirs.
De 1857 à 1861, le jeune Daudet rencontra les gens les plus
renommés. Il les aperçut; et ce n'est point assez pour en dire ce que
nous n'avons pas appris depuis longtemps par les mémoires de tel
ou tel. Daudet les nomme, indique la place qu'ils occupaient dans
l'attention publique; et il passe. Avec une aimable modestie et avec
une discrète loyauté, il se retire et nous dit ou a l'air de nous dire :
Ceux-là, vous les connaissez bien ; je ne les connaissais pas beaucoup.
Mais il en a très bien vu, de moins grands et qui, parce qu'ils
avaient moins de gloire en poche, étaient d'un accès plus facile.
Quelques-uns d'entre eux sont dignes de curiosité; quelques-uns
même, d'amitié.
L'un des meilleurs est le pauvre poète Philoxène Boyer, qui avait
alors vingt-huit ans et qui comptait rivaliser avec Victor Hugo. Trois
comédies en vers jouées à l'Odéon, maintes pages de fantaisie heu-
reuse publiées ici ou là : jolis débuts. Mais point d'argent : le peu
d'argent qui composait son patrimoine, il l'avait gaspillé avec insou-
ciance et avec bonté. Il entreprit une série de conférences, qu'il
donna au cercle des Sociétés savantes, quai Malaquais, le soir,
l'hiver. 11 n'eut pas grand monde. « Je vois encore la salle, le confé-
rencier serré dans un habit noir usé jusqu'à la corde, cravaté de
blanc, une cravate fripée dont sa jeune femme avait vainement fait et
refait le nœud; elle, assise à quelques pas de lui et, et comme lui,
en face des auditeurs; ceux-ci, dans une attitude où l'on devinait la
pitié d'amis fidèles entourant le lit d'un malade : dès qu'on l'abordait,
il donnait l'impression d'une nature frêle et maladive, avec sa tète de
Christ sur la croix, sa mise étriquée, le désordre de ses longs che-
veux qui flottaient sur ses épaules, et la sollicitude visible de la com-
pagne qui ne le quittait pas. » Il parlait de Shakspeare. Un soir, il
s'enflamme et vient à comparer la gloire que convoitent les poètes
au balcon de Rosalinde : et Rosalinde y est penchée; qui ne voudrait
escalader le balcon de Rosalinde? Sa voix avait pris un accent de
délire : « J'ai entendu beaucoup d'orateurs, dans ma vie; sur le visage
d'aucun d'eux, et je parle des plus illustres, je n'ai jamais vu l'ex-
pression qui vient de l'âme se traduire ainsi en traits de feu... » Après
la conférence, il fallait ramener le pauvre poète chez lui, le calmer,
le soigner ; car il avait la fièvre et ses mains, ses « mains d'élégiaque, »
tremblaient.
TOME LXV. — 1921. 45
706 BEVUE DE? DEUX MONDES.
Voici un tout autre personnage, encore plus ignoré maintenant
< j h.' l'hilûN-ène Boyer : Paul Deltuf. Il est amusant, parce qu'on dirait
d'un ami de Rastignac, de Vandenesse ou de Rubempré. Il était né
.•h 1825 et il appartenait à une famille honnête et riche. D'un accident
de son enfance, il gardait une claudication qui le rendait fort mal-
heureux. 11 avait de plus grands sujets de tristesse et, durant son
adolescence, la mélancolie était à la mode. Jeune homme de Balzac,
voici Deltuf, dans sa jeunesse : « debout, par quelque belle après-
midi de printemps, sur le perron de Tortoni, vêtu d'une redingote
de mérinos noir à collet et parements de moire, d'un pantalon gris
perle, d'un gilet blanc rehaussé d'une lourde chaîne d'or, coiffé d'un
chapeau aux ailes bien cambrées sur l'oreille, et jouant avec une
canne élégante, en regardant la foule d'un air d'indifférence qui
n'était pas exempt de toute affection. » Homme du monde et roman-
cier : ce fut le rêve de Deltuf d'être ceci et cela. Mais il perdit, sa for-
tune ; et il n'était pas un grand romancier. Une drôlesse le ruina et,
l'ayant ruiné, l'abandonna. Cette drôlesse avait un mari. Et Deltuf,
bon gré mal gré, eut affaire au mari. Le mari, la femme et lui-même,
il mit le tout dans un roman, les Pigeons de la Bourse. Le roman se
termine par un mariage. « Seulement, moi, disait-il, — et il souriait
avec chagrin, — je n'ai pas épousé Aurélie ! » Les Pigeons de la
Bourse le vengeaient, en quelque sorte ; mais ils ne l'enrichirent pas.
Comme il avait écrit ce roman de tout son. cœur et comme il était, en
l'écrivant, fort en colère, il crut que ce serait une œuvre à conquérir
la foule. Ce n'est qu'un roman « gris, » parait-il, et qui n'émut per-
sonne. Alors, Deltuf se fit une philosophie d'être misanthrope : car
nos doctrines dépendent de nos aventures.
Il composa une nouvelle, Les riens qui sont tout. « Ce titre
explique bien des choses. L'homme qui l'a trouvé s'est du même
eoup révélé; il souffrait surtout de ces riens... » La nécessité de
vivre à bon marché, l'aspect du restaurant modeste où il dînait, les
rebuffades qu'il essuyait dans les revues ou les journaux, une cri-
tique peu obligeante et le succès du prochain, tout le fâchait. Ce qui
le désespéra fut de renvoyer son valet de chambre, faute d'argent
pour le payer, et d'ouvrir sa-porte lui-même. Il n'eut qu'un très petit
appartement; mais il ne manquait pas d'avoir, dans son antichambre,
une table sur laquelle étaient placés, à côté d'une coupe remplie de
• aites de visite, deux chapeaux, l'un pour le jour, l'autre pour lé soir,
et une pairede gants anglais. » 11 travaillait avec acharnement. Et il eut
quarante ans. Lagloire ne venait pas, ni la fortune. Il résolut de ne les
REVUE LITTERAIRE.
107
plus attendre et publia un Essai sur Machiavel, qui ne se vendit pas.
Que faire? Il écrivit une Histoire de Théodoric le Grand. Quelle
idée! Mais aussi, quelle époque, très différente de ta nôtre, où Ton
peut croire, sans être fou déjà, que l'on fera fortune et sera glorieux
pour avoir écrit une histoire de ce grand Théodoric ! Deltuf passa
presque une année entière à cette besogne ; il était plein de zèle et
de confiance ; il n'était quasi plus misanthrope. Car nos doctrines
s'en vont, tristes ou gaies, lorsque s'en vont nos chagrins ou nos
joies.
Deltuf croyait, avec son Théodoric, « frapper un grand coup. »
Les directeurs de revues et de journaux l'appelleraient, lui offriraient
mille magnificences. L'Histoire de Théodoric le Grand parut : et elle
disparut en moins de temps qu'il n'en avait fallu pour l'écrire. Un
matin, Deltuf sortit de chez lui, comme de coutume. Traînant la
jambe, il descendait la rue Taitbout. Il rencontra l'un de ses amis et
lui demanda : « Vous resterait-il, par hasard, un exemplaire de mon
Théodoric?... Imaginez-vous que l'édition a été épuisée le jour même
de la mise en vente et que l'Impératrice en veut un exemplaire! Vous
comprenez mon embarras : tirez-moi de là, s'il vous plaît. » Ce fut
ainsi qu;on s'aperçut que Deltuf était fou, un matin qu'il voyait la
vie en rose. On l'enferma.
Sainte-Beuve a cependant fait un certain cas de ce pauvre Deltuf.
Il le compte parmi les romanciers qu'il appelle « sensibles; » et il
loue ses Idylles antiques, « élégies fermes et gracieuses » qui « le
rattachent à André Chénier, sans l'y enchaîner. » Sainte-Beuve
ajoute : « Ce que j'ai lu depuis de ce jeune poète... » ce n'était que
depuis la précédente année... « me l'a montré de plus en plus en
voie de se dégager; avec la facture dont il dispose déjà habilement, il
a un noble désir. » Mais tout cela s'anéantit dans la folie, et puis
dans l'immense oubli.
Les souvenirs de la vie littéraire, ceux d'Ernest Daudet, ceux de
tous les écrivains de notre temps, contiennent une quantité de tels
épisodes, ridicules et douloureux. La vie littéraire, de notre temps,
est rude et fait un grand nombre de victimes.
Ernest Daudet l'a traversée avec honneur : c'est le mot qu'il faut
qu'on emploie. Il n'a pas eu beaucoup de chance. Aucun de ses livres
n'a fait de bruit, ne lui a valu soudain la fortune et la gloire. Il n'a
pas obtenu toute sa juste récompense. Il a donc redoublé d'ardeur j
au travail. Ses livres, extrêmement distingués et, quelques-uns, très
importants, je le disais, de sorte qu'ils doivent durer comme de
708 BEVUE DES DEUX MONDES.
fortes contributions à l'histoire de la Révolution, de l'Empire et de
la Monarchie restaurée, ses livres qui ne lui donnaient pas tout ce qu'il
aurait eu le droit d'en attendre, il les a multipliés. Il ne prenait point
de repos et, selon ce qu'il s'était promis à vingt ans, jour après jour,
il « reconstruisait son foyer. » Il a vécu très dignement, et avec le
délicat plaisir d'une tâche que la littérature et l'histoire embellis-
saient.
On le voyait, à la fin de l'après-midi, dans les journaux où il
apportait de la copie : ses chroniques étaient riches d'informations
et liaient l'incident du jour à la série des incidents auxquels il avait
assisté ou dont il avait lu la relation, durant sa longue vie d'observa-
teur et de curieux. Il sortait, sur le tard, ayant travaillé dès le matin
sans relâche. Il ne paraissait point accablé. Mince et petit, élégam-
ment vêtu, sanglé, rieur, aimable et doux, il arrivait, prenait le ton
de la causerie, ne la suivait pas si elle avait le tour qu'il n'aimait pas,
le tour de quelque méchanceté ou de quelque cynisme; alors, il s'en
allait, sans qu'on le vît partir. Et, s'il restait, il était charmant de
courtoisie, d'aménité, contait joliment une anecdote, ne demandait
pas l'applaudissement, se contentait de plaire : et il plaisait, par une
grâce modeste et gentille. Il avait le goût de l'amitié; il ne la confon-
dait pas avec la camaraderie. Mais il savait donner, à la vaine cama-
raderie aussi, de l'agrément. Il avait une haute idée de son métier
d'homme de lettres. Il a été un homme de lettres accompli, sans
reproche, et dont l'existence est toute limpide. Jamais il n'a
recherché les stratagèmes. Il travaillait. Sa probité se voit dans son
œuvre et se voyait en lui. La dureté de la besogne ne le rebutait pas.
11 est resté alerte et vif jusqu'au bout. Et, à la veille de sa mort, il
avait encore des épreuves à corriger, des livres à finir, de nouveaux
livres à écrire : dont il riait, disant qu'il n'en finirait jamais. A
quatre-vingt-quatre ans, la mort l'a surpris.
André Beaunier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La date du 15 septembre est passée sans que fussent levées les
sanctions économiques prises contre l'Allemagne, et ce retard par-
faitement légitime a servi de prétexte à une nouvelle levée de bou-
cliers dans toute la presse germanique. On se rappelle que c'est le
13 août dernier que le « Conseil suprême, » avant de dresser le procès-
verbal de carence auquel il a abouti dans l'affaire de Haute-Silésie, a
eu la malencontreuse idée de laisser espérer à l'Allemagne cette me-
sure de faveur que rien ne justifiait. La décision finale a cependant
été subordonnée à deux conditions essentielles. Il a été précisé, en
premier lieu, que les sanctions ne seraient supprimées que si, à
l'échéance du 31 août, fixée par l'état de paiements établi à Londres,
le milliard de marks or convenu avait été intégralement versé. Il a
été spécifié, en second lieu, que l'Allemagne devait avoir, avant le
15 septembre, accepté la constitution d'un organisme interallié des-
tiné à collaborer avec elle à la délivrance des licences d'importation
et d'exportation en provenance ou à destination des territoires
occupés.
La première condition est remplie vaille que vaille. L'Allemagne
a payé un milliard. Elle n'a, pour verser cette somme, réalisé que
cinq ou six cents millions de devises étrangères. Elle s'est procuré le
reste au moyen de crédits sur les marchés alliés, grâce à l'intermé-
diaire d'établissements privés, tels que la banque Mendelssohn
etCie; et, à un moment donné, les principales maisons de Paris ont
même été sollicitées de participer à cette combinaison et de con-
sentir des avances à l'Allemagne pour qu'elle fît honneur à son
échéance. Les opérations auxquelles s'est livré le Reich ont, du
reste, provoqué une dépréciation du mark qu'a immédiatement
Copyright by Raymond Poincaré, 1921.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
accentuée une folle et scandaleuse spéculation. La Franckfurter Zei-
tung a fait, à cet égard, une constatation édifiante : « Cette fièvre de
spéculation, a-t-elle dit, est une preuve pour l'étranger que l'Alle-
magne n'a pas encore retrouvé son équilibre moral ; une grande
partie du peuple allemand spécule contre la prospérité de sa propre
patrie. » De son côté, M. Georg Bernhard, dans la \ossische Zeitung,
a déclaré que la panique financière allemande était le résultat de
manœuvres inexcusables; il a montré qu'une multitude de gens sans
scrupules jouaient tout ensemble à la baisse sur les marks et à la
hausse sur les actions, et il a conclu : « Si on ne réprime pas, à bref
délai, cette spéculation insensée, une catastrophe est imminente. »
Le fait est que les devises américaines ont été jusqu'à dépasser à
Berlin le cours officiel de 100. Le 27 janvier 1920, il est vrai, le dollar
avait déjà coté 108 en Allemagne; mais c'était alors la période la plus
critique pour le Reich, et, dès le 25 mai 1920, le dollar était retombé
à 35 marks ; depuis lors, il n'a cessé de remonter et toutes les devises
étrangères, même la couronne autrichienne, ont suivi une progres-
sion correspondante. Comme le remarque M. Georg Bernhard, cette
baisse du mark n'est pas la conséquence de la situation économique
elle-même ; elle est l'œuvre des boursiers du Reich; et un détail le
prouve bien: à chaque séance de sa Bourse, New-York cote le mark au-
dessus des cours de Berlin. Dans la même Vossische Zeitung, M. Georg
Mùnch dénonce, à son tour, cette frénésie de spéculation. Il indique
que les auteurs de ces opérations ont réalisé des gains formidables
sur les changes et qu'ils achètent par anticipation de grandes quan-
tités de devises, pour devenir les pourvoyeurs du Reich. Ainsi se
sont effondrés les cours du mark; et tout se passe, en définitive,
comme s'il y avait en Allemagne des personnes intéressées à préparer
la comédie d'une faillite, en commençant par réaliser des enrichisse-
ments éhontés.
La seconde condition à laquelle était subordonnée la remise des
sanctions économiques ne s'est pas trouvée accomplie à la date
prescrite. Dans une note du 26 août, le Gouvernement allemand, au
lieu de donner, comme il le devait, son adhésion préalable à la
création de l'organisme interallié, tel qu'il lui était proposé, a ima-
giné d'incroyables chicanes. L'institution projetée avait simplement
pour objet de contrôler le fonctionnement des douanes allemandes,
dans la mesure nécessaire pour empêcher qu'il fut établi; à l'égard
des territoires occupés, des dispositions contraires aux dispositions
des articles 264, 265, 266 et 267 du Traité de paix. Mais le Gouverne-
REVUE. CHRONIQUE. 111
ment allemand a émis la prétention de régler la question par une
entente bilatérale avec les Alliés; il a engagé une interminable con-
troverse sur les pouvoirs, déjà si étrangement réduits, de la Haute-
Commission interalliée des pays rhénans; bref, il n'a pas donné,
en temps utile, l'acceptation préalable à laquelle il était tenu.
Des conversations se sont alors engagées au quai d'Orsay avec
l'ambassadeur d'Allemagne, M. Mayer, à l'esprit conciliant de qui
j'ai déjà eu l'occasion de rendre hommage. M. Mayer a été courtoise-
ment informé que la France ne pouvait admettre qu'une acceptation
formelle, sans restriction ni réticence, de « l'organisme interallié
appelé à collaborer avec les autorités allemandes dans l'examen ot
la délivrance des licences d'importation et d'exportation en pays
occupé. » Et comme l'Allemagne demandait que ce contrôle eût seu-
lement lieu après la délivrance, M. Mayer a été averti que nous
entendions qu'il s'exerçât auparavant. Sur ces deux points, d'ail-
leurs, acceptation sans réserves du contrôle interallié, exercice de
ce contrôle avant la délivrance des licences, l'accord s'était fait
entre les Cabinets de Londres et de Paris, et on ne peut que s'éton-
ner qu'une agence britannique ait publié une note laissant supposer
le contraire. N'y a-t-il pas assez de malentendus entre l'Angleterre et
la France sans qu'on en provoque de nouveaux par des informations
inexactes? Et était-il nécessaire de souligner que, dans cette ques-
tion des sanctions économiques comme dans tant d'autres, le Cabinet
de M. Lloyd George, même lorsqu'il est d'accord avec nous, demeure
tenté de sourire à l'Allemagne et de lui céder?
Pendant que le Gouvernement du Reich s'efforçait ainsi d'obtenir
sans contre-partie la levée d'une partie des sanctions, il continuait à
laisser couver l'esprit de revanche dans tout le pays. Même en
dehors des frontières, en Finlande, en Esthonie, en Lettonie, sur-
tout en Lithuanie, il nouait les intrigues les plus significatives et
préparait méthodiquement une poussée allemande. En Lettonie, en
Esthonie, en Finlande, ces tentatives de pénétration inquiètent de
plus en plus les patriotes. En Lithuanie, où le pangermanisme trouve
malheureusement un terrain de culture plus propice, l'audace de
l'Allemagne est plus grande encore. Avec l'adhésion complaisante du
Gouvernement lithuanien, leReich, qui arbore si volontiersla misère,
y entretient à grands frais un gouvernement prétendu blanc-russien,
dont l'opposition permanente à la Pologne et à l'Entente est tout à fait
caractéristique. A l'intérieur, c'est mieux encore. Si nous voulons
connaitre l'état mental des chefs du parti national allemand, lisons
~il2 REVUE DES DEUX MONDES.
seulement la jusle philippique prononcée contre eux à Cologne par le
député Meerfeld, à la suite de l'assassinat d'Erzberger.Tous ces gens,
dit-il, regrettent encore de ne pouvoir s'incliner devant les équi-
pages de cour, alors même que ces équipages sontfcvides. Ludendorff,
devenu le maître des nationaux allemands, reçoit à Kùnigsberg le
titre de docteur, et cette consécration universitaire du vieux mili-
tarisme allemand rappelle à M. Meerfeld un mot de Heine, peu
llalteur pour ses compatriotes : « Il ne manque à l'Allemand
qu'une queue pour être un chien. » Le major Hennig, qui siège à
la droite du Reichstag, incite les contribuables à la grève fiscale,
pour mieux empêcher l'Allemagne de payer ses dettes. Les étudiants
hurlent des chansons qui exaltent les meurtriers d'Erzberger :
« Remerciez bien le Seigneur — Pour le raisonnable assassinat,
— De cette archi-crapule : — Que l'assassin nous soit sacré, —
Comme le drapeau noir, blanc, rouge. » Au Conseil d'arrondisse-
mrnt de Cologne-Campagne, s'est engagée une grave discussion, qui
;i duré plusieurs heures. Le portrait de l'ancien Kaiser, qui se trou-
vait dans la salle, devait-il être laissé en place ou enlevé? Gros em-
barras pour les conseillers ; ils auraient bien voulu se mettre en règle
avec le nouveau régime sans trop désobliger l'ancien, que personne
ne considère comme tout à fait mort. Comment faire? On s'est tiré
d'affaire par une solution géniale. On a découvert tout à coup que le
tableau avait une grande valeur artistique, et on l'a gardé à sa place,
non comme portrait, mais comme œuvre d'art. L' «Union des panger-
manistes » s'assemble bruyamment dans un congrès. Le baron Vie-
tinghoff-Scheel y déclare que cette Union n'admettra jamais qu'une
partie de la Haute-Silésie soit attribuée à la Pologne, et le docteur
Bang, conseiller supérieur des finances, y proteste avec véhémence
contre les impôts que doit entraîner l'exécution de l'ultimatum.
Comme M. Walter Rathenau a rencontré un ministre français, pour
m irocier avec lui une entente économique, la campagne d'excitation
entreprise contre M. Rathenau devient presque aussi vive que celle
qui s'est terminée par le meurtre d'Erzberger. Des télégrammes de
congratulations continuent à s'échanger entre Guillaume II et ses
fidèles. Il faut rendre aux journaux, non seulement socialistes, mais
démocrates, et notamment à la Frankfurter Zeilunq, cette justice
qu'ils condamnent hautement cette propagande insensée, mais ils ne
parviennent pas àl'arrêter, et lgrandit tous les jours. Tant il est
vrai que le virus impérialiste n'a malheureusement pas encore disparu
des veines de l'Allemagne.
REVUE. CHRONIQUE. T13
Ce n'est pas seulement pour s'opposer aux réparations et au désar.
mement que les pangermanistes utilisent à profusion leurs toxines.
Ils poursuivent le même travail d'empoisonnement à propos de
l'Alsace et de la Lorraine. Tout récemment, dans le Roter Tag,
M. Pauli, ancien président de Basse-Alsace, donnait effrontément les
raisons pour lesquelles, d'après lui, l'Allemagne ne doit ni ne peut
renoncer aux provinces qu'elle a élé forcée de nous rendre. Il se
flattait d'avoir dit à l'officier français qui l'avait destitué au lendemain
de l'armistice : « Vous vous méprenez sur le sens des manifestations
qui vous accueillent en Alsace. Si nous avions élé vainqueurs, ces
gens nous auraient reçus avec le même enthousiasme. Ils sont sim-
plement satisfaits que la guerre soit finie. » Et, en répétant ce sot et
outrageant propos, M. Pauli ne comprend même pas dans quelle
ignorance de l'âme alsacienne l'ont laissé les fonctions qu'il a exer-
cées. Il écrit cyniquement des phrases comme celle-ci : « On jugera
avec sévérité la France qui a pu voler l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne.
Le fruit mûrira; le destin s'accomplira inexorablement, contre la
France -et son impérialisme. » Voilà comment la fraction la plus
hardie et la plus active de l'opinion allemande prend son parti du
Traité de Versailles et nous témoigne sa reconnaissance de nos con-
cessions renouvelées.
Pendant ce temps, malgré tout l'étalage de sa pauvreté, l'Alle-
magne industrielle, commerçante, financière, agricole, se reconstitue
fiévreusement, comme pour être plus sûre de secouer, le moment
venu, les obligations qui lui pèsent. Il suffit de consulter les bilans
des banques pour se rendre compte de la confiance qu'a l'Allemagne
en son prochain relèvement. La Dresdner Bank avoue que, l'année
dernière, le pays a regagné le temps perdu pour la remise en marche
des industries et des entreprises de communication. La Commerz
und Privât Bank reconnaît que le rendement général du travail est
aujourd'hui supérieur à ce qu'il était l'an passé. La Mittldeulsche
Creditbank constate que le commerce extérieur va sans cesse en
s'améliorant et que les importations des produits de première néces-
sité, des matières premières nécessaires à l'industrie, et, notamment,
du coton américain, se sont accrues dans des proportions très satis-
faisantes. Cet optimisme des comptes rendus des banques s'explique
d'autant plus que ces établissements sont entrés eux-mêmes dans une
période d'extraordinaire prospérité. Leurs transactions ont doublé
depuis une douzaine de mois; elles ont décuplé par rapport aux
années qui ont immédiatement précédé la guerre. Les dépôts, qui
'ï II REVUE DES DEUX MONDES.
étaient de 30 milliards il y a un an, ont monté à 62 milliards. Les béné-
flces des banques atteignent des chiffres fantastiques. La Deutsche
Bank distribue, comme les meilleures banques anglaises, 18 pour 100
de dividende. Pour ne pas trop faire apparaître cette opulence,
elle rappelle, il est vrai, dans ses rapports publics, que, depuis
la guerre, l'unité monétaire de l'Allemagne est, en réalité, changée,
que, pour comparer des choses comparables, il faudrait réduire
le chiffre d'affaires et les recettes au taux de l'ancien mark or, et
qu'en l'état actuel, les bénéfices des banques, comme ceux de
toutes autres entreprises financières, sont artificiellement accrus
comme des figures reflétées par des miroirs grossissants. Et, sans
doute, il faut faire la part des gains qui proviennent de l'inflation fidu-
ciaire. Mais, en revanche, il y a dans les bénéfices des banques, des
éléments qui témoignent d'un mouvement d'affaires très intense et,
en particulier, d'un trafic considérable sur les lettres de change. Les
grands établissements du Reich ne se bornent pas à négocier les
achats et les ventes de devises étrangères ; ils s'intéressent à la sortie
et à la rentrée, par milliards, des billets allemands ; et lorsque les
marks expatriés reviennent à leur foyer, les banques cherchent et
réussissent à obtenir que ce retour soit accompagné d'ouvertures de
crédit, de manière à rendre possibles des importations à paiement
retardé. Die Bank, qui fournit elle-même ces précieux renseigne-
ments, ajoute que, de temps en temps, les disponibilités sont
converties en placements fixes. D'autre part, d'importantes réserves
sont constituées par les banques les plus puissantes. La Deutsche
Bank, qui a recours aux plus ingénieux artifices de comptabilité pour
diminuer ses gains dans ses écritures, n'en accuse pas moins des
bénéfices qui atteignent 43 pour 100 de son capital-actions; pour les
autres banques, la proportion varie de 30 à 60 pour 100. Sila situation
bancaire est un des indices économiques qui permettent d'apprécier
la fortune d'un pays, que penser de la candeur des Alliés, qui se
laissent tous les jours attendrir par les lamentations de l'Allemagne?
Les compagnies de navigation, elles aussi, redeviennent peu à
peu florissantes et beaucoup d'entre elles ont rouvert leurs comptes
de reconstruction, pour reconstituer la flotte marchande : ainsi, la
Neptun, qui affecte à ce compte dix-sept millions et demi de marks
sur un gain de vingt-neuf millions huit cent mille, VArgo, qui em-
ploie à la reconstruction quinze millions sur vingt-neuf millions
neuf cenl mille de bénéfices, dieneue Stetiiner, huit millions sur qua-
t<>i/.e, et ainsi de suite.
REVUE. CHRONIQUE. 113
Les sociétés industrielles et commerciales ne cessent de croître
et de multiplier. Dans le seul mois de juin de cette année, il s'est créé
cinquante et une sociétés minières et métallurgiques, quatre-vingt-
sept fabriques de machines, cent onze sociétés de produits alimen-
taires, soixante-neuf sociétés pour l'achat et la revente de terrains,
quatre-vingt-seize sociétés commerciales, etc., soit, au total, huit
cent quatre-vingt-treize sociétés, dont soixante-douze par actions et
huit cent vingt et une à responsabilité limitée, représentant dans l'en-
semble trois cent vingt-huit millions quatre cent quatre-vingt-dix-
huit mille marks.
Pendant qu'il naît ainsi constamment des sociétés nouvelles, les
anciennes se développent et procèdent par augmentation de capital.
Les grandes industries, qui faisaient avant la guerre la richesse de
l'Allemagne et qui lui ont permis, pendant les hostilités, d'intensifier,
si dangereusement pour nous, ses fabrications chimiques, ont décuplé
leurs moyens d'action. A lui seul, le groupe de l'aniline, cruellement
éprouvé, ces jours-ci, par un terrible accident, a absorbé, au mois de
juin, quatre cent quatre-vingts millions de marks de capital frais; dix-
huit fabriques de produits chimiques, dont douze par actions, ont, dans
le même temps, augmenté leur capital de soixantequatre millions
soixante-trois mille marks; les sociétés minières et métallurgiques,
les fabriques de tissus, les fabriques de machines, les banques, les
sociétés d'assurances, ont suivi le même mouvement. En un mois,
trois cent quatre-vingt-une sociétés ont ainsi augmenté leur capital de
un milliard sept cent quarante-huit millions cinq cent trente-six mille
marks. Voilà les symptômes de malaise et d'indigence que nous rele-
vons chez les Allemands, lorsqu'au lieu de les croire bénévolement
sur parole, nous prenons la peine de regarder ce qui passe chez eux.
Il faut, d'ailleurs, reconnaître que, malgré tous ces signes d'acti-
vité et de renaissance économique, l'Allemagne reste exposée à de
graves désordres intérieurs, et cela même est, pour nous, une raison
supplémentaire de demeurer vigilants. Il y a quelques jours, dans
l'intéressant bulletin de la presse allemande, qu'a fondé à Strasbourg
le regretté docteur Bûcher, le nouveau directeur, M. Vermeil, analy-
sant un remarquable article publié dans les Preussische Jahrbucher
par M. Georg von Below, recherchait avec sagacité si le peuple alle-
mand n'était pas décidément frappé d'une irrémédiable incapacité
politique; et il constatait que, de plus en plus, l'Allemagne est
moralement désunie. M. Georg von Belowavait dénombré les fatalités
qui pèsent, d'après lui, sur les destinées du Reich : le morcellement
716 REVUE DES DEUX MONDES
politique, la division confessionnelle, une population juive considé-
rable, un trop grand nombre de prolétaires et enfin un libéralisme
bourgeois qui a trop regardé du côté de l'Occident. Ce sont là, au
dire de M. Georg von Belovv, autant de ferments de décomposition
nationale, qui corrompent les deux tiers environ de la population
totale de l'Allemagne. Conclusion : il faut rendre au peuple allemand
un esprit national et revenir franchement à l'idéal bismarckien. Et
M. Vermeil remarque : « Je crains fort que cette conclusion de
M. G. von Below ne soit celle de toute la bourgeoisie allemande
d'aujourd'hui, et que cette bourgeoisie ne finisse prochainement par
entraîner la social-démocratie tout entière dans le fatal sillage d'une
politique orientée, comme celle de Bismarck, vers la guerre. »
Ajoutez à toutes ces causes de troubles et de bouleversements les
difficultés auxquelles donne lieu l'application de l'article 18 de ,1a
Constitution de Weimar, la tension des rapports du Reich avec les
États, les velléités fédéralistes d'une partie du Hanovre, le conflit de
la Bavière avec Berlin, la violence des attaques communistes mtre
les socialistes de droite et le gouvernement d'Empire, l'incohérence
du parlementarisme allemand, l'inexpérience de tous les partis dans
la pratique de la liberté ; et vous vous rendrez compte de l'extrême
fragilité de l'édifice politique que l'Allemagne a fiévreusement élevé
à l'heure de la défaite et sur le frontispice duquel elle a inscrit, sans
grande conviction, le mot de République. Quoi qu'il advienne demain
de cette organisation instable, nous n'avons rien à redouter, tant que
l'Allemagne n'a pas réarmé et tant que nous sommes sur le Rhin : c'est
ce que Ludendorff lui-môme reconnaissait naguère dans une conver-
sation avec M. Sauerwein. Le Reich fut-il entraîné, par une réaction
militariste etimpériale, dans de nouvelles aventures, nous serions en
mesure de le rappeler sans effort au sentiment de la réalité. Mais
cette supériorité est passagère, et nous la diminuons d'ailleurs, à
chaque retranchement volontaire que nous faisons de nos droits et à
chaque concession que nous nous laissons arracher par l'Allemagne.
C'est donc dès aujourd'hui que, sans aigreur et sans haine, nous
devons nous cantonner, vis-à-vis du Reich, dans une politique de
vigilance et de fermeté.
Il serait souhaitable que la prochaine conférence de Washington,
si importante qu'elle soit, ne nous amenât point à détourner les
yeux des redoutables problèmes qui restent posés à nos frontières
et, du reste, dans toute l'Europe centrale et orientale. M. Briand a
fait annoncer qu'il se rendrait, en personne, à l'invitation du Gou-
REVUE. CIIRONIQUE. '717
vernement américain et je comprends que le désir de répondre à
une politesse par une politesse l'ait, d'abord, incliné à l'acceptation.
Mais je crois, comme M. Gauvain, que le Président du Conseil serait
mieux inspiré en renonçant, malgré tout, à ce long voyage. Le Pré-
- ent Harding est homme à comprendre et à agréer des excuses
raisonnables. Le Gouvernement français n'a pas voulu relarder la
rentrée des Chambres au delà du 18 octobre, et il a eu raison; il y
aurait un péril immense à ce que ne fussent pas rapidement
réglées tant de questions restées en souffrance, le budget, le régime
des chemins de fer, les réformes administratives et fiscales, dont
dépendra bientôt toute la vie de la nation. Je ne vois pas très bien,
je l'avoue, comment le Président du Conseil pourrait, au lendemain
de la reprise de si graves travaux parlementaires, trouver la liberté
de s'absenter pendant, au moins, quatre ou cinq semaines. Nous
avons, auxÉtats-Unis,unexcellent ambassadeur quiconnaîtsonmélier
et qui parle l'anglais comme le français. Que M. Albert Sarraut,
ministre des Colonies, se rende, en outre, à Washington pour y
exposer et y défendre les intérêts de la France dans le Pacifique, rien
de plus naturel et de plus utile. Mais, en temps normal, il serait
déjà très difficile qu'un Président du Conseil entreprît ce voyage au
cours d'une session; dans l'état actuel des choses, il semble vrai-
ment qu'il y ait à un tel éloignement une impossibilité morale et
mlaérielle. Peut-être M. Briand a-t-il, pour persister dans son inten-
tion, des raisons que j'ignore ; mais si pressantes qu'elles soient, je
me demande comment elles seraient de nature à détruire des objec-
tions tirées des nécessités gouvernementales.
M. Briand n'est pas seulement ministre des Affaires étrangères;
il est Président du Conseil, c'est-à-dire qu'il a la charge de la direc-
tion générale des affaires publiques. Éclate-t-il, comme ces jours-ci,
une grève dans le Nord? Il ne laisse pas à l'honorable M. Daniel-
Vincent, ministre du Travail, dans le tact de qui il peut cependant
avoir pleine confiance, le soin de convoquer les délégués des patrons
et des ouvriers. Il prend lui-même la direction des pourparlers, et il
n'a pas, en effet, le droit de se désintéresser d'un conflit qui pourrait,
en se prolongeant, risquer de compromettre l'ordre dans toute une
région industrielle. Mais est-ce donc là un incident isolé et n'est-il
pas possible qu'il s'en produise, tous les jours, d'analogues pendant
l'absence du Président du Conseil ?
Comprendrait-on davantage que les discussions budgétaires, celles
qui vont engager tout l'avenir du pays, celles d'où sortira pour la
7l8 ttEVUH DES DEUX MONDES.
France la catastrophe ou le salut, eussent lieu à la Chambre des
députés, pendant que le Président duConseil siégerait à Washington?
ESI serait-il plus sage de les ajourner, c'est-k-dire de nous mettre dans
L'impossibilité certaine de voler le budget en temps utile? De ces
deux inconvénients, je ne sais quel serait le moins fâcheux, mais ils
seraient assurément très sérieux l'un et l'autre, et le Gouvernement
a le devoir de tout faire pour éviter le second aussi bien que le
premier.
Vainement dirait-on que c'est au ministre des Finances qu'il
appartient de suivre des débats linanciers. Un ministre des Finances,
quel qu'il soit, quelles que soient son énergie et sa compétence, est
condamné à l'impuissance, lorsqu'il ne peut s'étayer, à tout ins-
tant, sur l'autorité de son Président du Conseil. Par définition même,
le ministre des Finances est, sinon l'adversaire, du moins le contra-
dicteur, et sinon le contradicteur, du moins le contrôleur, de tous
ses collègues. 11 ne se passe pas de jour qu'il ne soit en opposition
avec eux. Ils soutiennent contre lui les intérêts et les demandes de
leurs administrations; ils réclament des crédits; il exige ou doit
exiger des simplifications et des économies. Quelle force a-t-il, si
le Président du Conseil n'intervient pas pour l'appuyer ou, tout au
moins, pour servir d'arbitre?
Sans doute, il est d'usage que, lorsque le Président du Conseil
s'absente, l'intérim soit fait par le garde des Sceaux, ministre de la
Justice, et l'honorable M. Bonnevay est un très galant homme, en
même temps qu'un orateur de talent. Mais il suffit qu'il soit un inté-
rimaire et un suppléant, pour qu'il n'ait, ni devant les Chambres, ni
même dans le Conseil des ministres, le prestige de celui qu'il rem-
place. 11 ne s'est jamais, du reste, consacré à l'étude des questions
financières; il serait mal préparé à seconder M. Doumer dans les
débats qui vont s'ouvrir. Un Président du Conseil, au contraire, alors
même qu'il n'a pas de compétence spéciale, est à même d'intervenir
de haut, dans toutes les questions qui touchent à l'intérêt général; et
il ne peut se décharger de ce rôle indispensable.
Depuis quelques années, les chefs de Gouvernements ne paraissent
pas s'être toujours personnellement occupés des problèmes écono-
miques, financiers et budgétaires, avec tout le soin qu'ils exigent.
Mjsorbi s par la politique extérieure, ils se sont reposés sur leurs mi-
nistres des Finances et sont restés sur la rive, pendant que leurs mal-
heureux surintendants fendaient péniblement les flots orageux.
tût volontaire, tantôt forcée, cette indifférence n'a jamais été sans
REVUE. CHRONIQUE. 119
danger. Elle ne tarderait pas à devenir fatale. Si, en ces derniers
temps, l'idée d'une Présidence du Conseil sans portefeuille a fait tant
de progrès, en dépit des sérieuses difficultés de réalisation qu'elle pré-
sente, c'est que précisément tout le monde a senti de plus en plus
qu'un chef de Gouvernement ne devait pas être seulement l'orateur
du Cabinet, mais le guide et le conseiller permanent de ses collabora-
teurs. Cette institution de la Présidence du Conseil n'était pas expres-
sément prévue dans les lois organiques de 1875. A lire le texte même
de la Constitution, on pourrait croire que les ministres délibèrent
sous la seule présidence du Président de la République. Il en
était ainsi quand M. Thiers cumulait les deux Présidences. Mais, du
jour où a été admise l'irresponsabilité du Président de la République,
la Présidence du Conseil, distincte et responsable, s'imposait comme
dans tous les pays de régime parlementaire. La Constitution veut que
tous les ministres soient responsables personnellement de leurs actes
individuels et solidairement des actes intéressant la politique générale.
11 faut bien qu'il y ait un chef qui parle au nom du Cabinet, dès qu'est
engagée cette responsabilité collective et solidaire; et il faut aussi,
par conséquent, que ce chef soit présent, et prêt à combattre, dans
tous les 'débats où elle peut être impliquée.
Il en est exactement dans les monarchies constitutionnelles comme
dans les Républiques parlementaires. Le chef de l'État conseille, sur-
veille, contrôle, mais ne gouverne pas. Si les Cabinets prennent des
décisions qu'il désapprouve et qu'il a vainement essayé d'empêcher,
les circonstances peuvent lui imposer le dur devoir de les subir. Le vé-
ritable chef du pouvoir exécutif, c'est celui que les Chambres sont
maîtresses d'interpeller et de renverser, c'est le Président du Conseil*
Quand M. Lloyd George a manifesté, comme M. Briand, le désir d'aller
en Amérique, le Times lui a rappelé que sa place était à Londres,
où personne n'avait qualité pour le remplacer. Le conseil était sage.
On annonce que M. Lloyd George le suivra. Il n'aura pas à s'en repentir.
Lorsque M. Wilson est venu en Europe, pour assister à la Conférence
de la paix, il y a apporté avec lui sa double qualité de Président de la
République et de chef de Gouvernement , et bien que l'Amérique ne ,
fût pas alors aux prises avec tous les embarras qui assaillent aujour-
d'hui la France, le long séjour de M. Wilson à Paris a paralysé l'admi-
nistration de son pays. J'indiquais, dans une récente chronique, les
protestations qu'a également soulevées, dans les Dominions britan-
niques, la présence prolongée des premiers ministres à la Conférence
impériale de Londres. Quand le mécanicien quitte le volant, la direc-
720 REVUE DES DEUX MONDES.
tion est livrée au hasard ; et bien que le hasard soit parfois considéré
par les hommes politiques comme un précieux auxiliaire, il y a
quelque imprudence à lui abandonner toute la conduite des affaires,
il est impossible que ces raisons ne finissent paspar toucher M. Briand.
Son absence nous épargnerait, sans doute, quelques interpellations
inutiles et des joutes oratoires qui peuvent être ajournées sans dom-
mage pour la France. Mais, supposons qu'il arrive un incident grave,
intérieur ou extérieur, qu'il faille prendre, d'urgence, des mesures
décisives, que la responsabilité générale du Gouvernement se trouve,
je ne dis pas seulement mise en cause par telle ou telle fraction du
Parlement, mais évoquée devant l'opinion publique, que se passera-
t-il? Je ne parle même pas des pêcheurs en eau trouble qui, faute d'un
Président du Conseil responsable, chercheront à découvrir le Prési-
dent de la République; je me demande qui se chargera d'éclairer
et de rassurer le pays; je me demande qui pourra se saisir de la
barre, pour quinze jours ou trois semaines, jusqu'au retour de
M. Briand. Sans doute, on lui câblera, et il aura la ressource d'en-
voyer, à son tour, ses instructions par télégramme. Mais, avec la
variété, la complication et la mobilité des affaires à résoudre, ces
communications, si rapides qu'elles puissent être, ne sont pas de
nature à maintenir le contact entre un Président du Conseil résidant
à Washington et les Chambres françaises délibérant à Paris. Ni l'es-
pace, ni le temps ne sont, pour les hommes politiques, les fantômes
qu'ils sont pour Minkowski; et un Gouvernement n'a pas besoin de
savoir raisonner sur l'intervalle einsteinien avec une aussi brillante
ingéniosité que M. Alfred Capus ou M. Charles Nordmann, pour con-
naître le prix du temps et les risques de l'espace.
Raymond Poincaré.
Le Direcieur-Gérant :
René Doumic.
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parvenues à l'âge de retraite le remède le plus efficace à la cherté de la Vi
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ou chez lej Agent j Généraux en province.
m=«*&&
X\t~
rr*-
L'APPEL DE LA ROUTE
troisième: partie (i)
Q
UN AUTRE RÉPOND
II
l'atre mois après son arrivée à Semur, René en était au
point suivant : installation confortable, vie monotone
et chaste, relations clairsemées et couleur de province,
ennui de vivre distillé par le contact des chiffres, mais contre-
balancé par un optimisme imperturbable et un voyage à Paris
tous les huit jours.
Dans son existence, il se trouvait beaucoup de choses indifié-
rentes, une seule insupportable et une dernière agréable.
La chose insupportable était l'hostilité de l'habitant, dont il
se sentait enveloppé, hostilité latente et tenace qui lui infligeait
l'humiliation de ne pouvoir, pour la première fois de sa vie,
désarmer l'adversaire. La chose agréable était la découverte de
la campagne de chez nous. Il y trouvait en effet comme un
reflet de sa propre image, je veux dire un mélange de séduc-
tion et de joie.
Au total, plus d'ennui que d'agrément; toutefois aucune
humeur, et une résignation d'autant plus aisée qu'elle ne ces-
sait d'escompter l'imprévu.
Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe, il arriva
que séduit par la lumière jeune et la tiédeur de l'air, René
décida de partir en promenade et fit une longue course.
Comme il était sur le retour, vers quatre heures, à, la nuit
Copyright by Edouard Estaunié, 1921.
(1) Voyez la Revue des 15 septembre et l,r octobre.
lout lxv. — 1921. 48
Z2-2
REVUE DES DEUX MONDES.
tombante, le ciel devint d'abord maussade, puis chargé de
nues, enfin commença de se déverser en pluie rageuse. Impré-
voyant à l'ordinaire, René avait pour seule protection un man-
teau léger. Par bonheur, la gare se montrait proche : il put l'at-
teindre, s'y abrita et, résigné, attendit une accalmie qui ne
vint pas.
Il parait qu'àSemur la gare est à vingt minutes de la ville.
C'est aussi une gare à peu près sans trains et sans voyageurs. Il
n'est pas question d'y trouver une voiture.
Regardant l'averse qui se prolongeait, René décida:
— Prenons patience; il est vrai que je dine ce soir chez les
Traversot, mais le repas est pour sept heures : d'ici là, j'aurai
revu le ciel à sec.
Et il songea aux Traversot. Il connaissait Madame pour lui
avoir rendu une ou deux visites, Monsieur pour l'avoir aperçu
dans la rue, et la fille point du tout. L'invitation reçue était
donc la première. II la devait à l'abbé Valfour qui avait pro-
mis de le venir prendre, ayant à cœur de l'introduire lui-même
dans les salons de l'hôtel de Thil.
« Invitation doublement précieuse, avait dit l'abbé : car les
Traversot reçoivent peu et seuLmenta bon escient. »
Précieuse ou non, elle occuperait un soir. 11 n'est jamais
non plus désagréable de se rendre en pays inconnu. Si par hasard
on y trouve mieux que son attente, la surprise enchante : sinon,
la déception est nulle.
Une demi-heure avait passé sans que s'altérât la bonne
humeur de René, sans qu'aussi àme qui vive parût dans la
gare, quand une femme entra, vêtue de deuil et un paquet à la
main. A grand'peine, elle découvrit un employé, expédia le
paquet, et s'apprêta à repartir.
Bien qu'enveloppée dans un manteau de pluie, coiffée de
crêpes et à peu près invisible, cette femme avait une tournure
jeune et la mise avenante. La voyant ouvrir un parapluie,
licné, qui sentait l'ennui le gagner, eut alors une idée plaisante
et l'abordant :
— Mademoiselle, dit-il, il est d'usage que, par un temps de
déluge, les hommes offrent aux femmes leur parapluie. Si vous
rentrez dans Semur, serait-il indiscret de vous prier d'inverser
les rôles en m'accordant une part d'abri sous le vôtre?
Reconnaissez que de tels propos sont de ceux dont on serait
L APPEL DE LA BOUTE.
723
le moins tenté de se défier, et qui vraiment semblent, entre tous,
sans conséquence : après eux, cependant, l'avenir de deux
familles était joué. On croit ne pas avoir bougé, déjà on roule
dans le gouffre. Ah! les moyens du destin sont simples ! S'ils ne
l'étaient pas d'ailleurs, on les reconnaîtrait tout de suite, et ce
ne serait plus le destin!
Etonnée qu'on lui parlât, la femme tourna la tête avec un
air de crainte. La vue de René la rassura. Nul doute qu'il n'eût
été aperçu maintes fois auparavant par celle dont il sollicitait
les bons offices. Qui sait même si la requête ne fut pas accueillie
avec empressement? Quoi qu'il en soit, la réponse vint
aussitôt :
— Volontiers, monsieur, à condition que vous accepterez de
porter vous-même cet objet encombrant que le vent, tout à
l'heure, s'obstinait à vouloir retourner.
— Cela va de soi, fit René. Bien qu'il n'y ait personne,
sauf nous, à se hasarder dans pareille tempête, vous aurez ainsi
l'air d'être mon obligée et les convenances seront sauvegar-
dées.
Elle eut un petit haussement d'épaules :
— Simplement, ce sera commode. Les convenances me sont
indifférentes.
Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras pour protéger sa
compagne imprévue et, côte à côte, ils partirent...
On n'avait pas avancé de vingt pas que, pour éviter de choir
dans les flaques, l'un dut aller à droite, l'autre à gauche. Il en
résultait que René était au sec et la femme à la pluie.
— Je crois, dit-il, que la sagesse serait de rester à mon bras.
La femme répondit encore avec la même décision :
— En effet, je le crois plus pratique.
Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent désormais
collés l'un à l'autre pour mieux tenir tête à l'ondée. Le bras
de l'inconnue pesait sur celui de René juste assez pour laisser
percevoir son ferme contour, mais sans l'abandon qui eût
donné du plaisir.
Résolu à ne pas remercier sa compagne par un silence
gênant, et égayé par l'aventure, René reprit :
— Il est bien heureux que les convenances vous soient
indifférentes.
— Pourquoi?
724 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce que vous m'accordez est fort compromettant.
— Vous avez peur pour vous?
— Pour tous les deux.
■ — Hé bien ! monsieur, si, a la réflexion, vous pensez avoir
commis une sottise en me demandant service, vous êtes libre
de me quittor à l'entrée du faubourg. Je ne voudrais à aucun
prix que votre réputation fût atteinte, parce qu'on vous aurait
aperçu à mon bras.
Raillerie ou aveu discret d'une profession douteuse? Rémi
brusquement se demanda : « Qui est-ce? » L'aisance avec
laquelle on avait accueilli son escorte, la liberté qu'on offrait de
lui rendre, indiquaient pour le moins des allures inaccoutu-
mées en province, dans la bonne société. D'autre part, la dis-
tinction du ton, le tour aisé, marquaient l'usage du monde.
Pour décider, il eût suffi sans doute d'apercevoir le visage :
mais allez découvrir un visage sous des crêpes, et quand les
becs de gaz, espacés de loin en loin, servent à jalonner la route
plutôt qu'à l'éclairer !
Il fallait cependant prendre parti : au risque de se tromper
à fond, il prit l'aveu pour bon.
— Me lâcher au Bourg- Voisin, s'écria-t-il allègrement :
voilà qui tomberait mal, quand je compte au contraire Vous
prier de faire peut-être un détour pour me ramener à ma
porte !
— Vraiment! vous souhaitez à ce point de n'être pas
mouillé?
— Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.
— Oh! la compagnie d'une inconnue !...
— Il ne tient qu'à vous de ne plus l'être. Qui dois-je remer-
cier de m'abriter de la pluie en me procurant une heure char-
mante ?
La femme eut un rire discret :
— Mille regrets : je sauve les messieurs qui se noient, mais
ne leur dis pas mon nom.
— Même s'ils insistent pour le connaître?
— Dans ce cas, de préférence.
— Voilà qui est absurde !
— Très sage au contraire. Le bien qu'on fait au prochain
ne se pardonne que s'il est anonyme1.
— Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant?
l'appel de la rolte. 123
— Je ne goûte pas ce genre de sentiment.
— Alors, restent les autres.
— Quels autres ?
— Tous, y compris l'amour...
— Voulez- vous avoir l'obligeance de me rendre mon para-
pluie?
— Prétendez-vous me renvoyer sous l'averse?
— Plutôt que d'aborder les sottises, je n'hésite pas.
— Je me tairai donc.
Imaginez ceci dans les bourrasques, les répliques ramassées
au vol, pour être renvoyées de même, comme avec des
raquettes, un libertinage discret se jouant sous les mots, la
jeunesse irrésistible de deux voix qui ne cèlent pas leur amu-
sement, et comprenez que, trompé au jeu, René se soit laissé
entraîner : quel autre à sa place n'aurait agi de même?
Il reprit donc après un temps de silence affecté :
— Est-il défendu aussi de parler de la ville, en général?
— Autant vaudrait peut-être nous entretenir des giboulées
de mars.
— Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment se fait-il
que je ne vous aie jamais rencontrée ?
— C'est probablement que vous regardez mal.
— Je vous demande pardon : je ne manque jamais de
regarder une femme.
— Il parait que non.
— ... A moins qu'elle ne soit tellement laide, évidemment I...
— Ce doit être mon cas.
— Vous vous calomniez.
— Qu'en savez-vous?
— Votre démarche suffit : parions que vous êtes ravissante?
— Vous perdriez.
— Parions toujours!... et levez votre voilette.
— Le Ciel m'en préserve ! Pour une fois où je fais illusion,
je tiens à ne pas dissiper le charme.
Dans l'ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le pas et
même oublié que le ciel se répandait en cataractes. A ce
moment, une rafale plus violente les enveloppa de son humi-
dité glacée. D'instinct, la femme se serra contre René.
— Vous ne prenez pas froid, j'espère, dit celui-ci anxieux,
-- Non.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
— Le parapluie à deux est une solution moyenne qui, selon
la règle, ne garantit personne.
— Voilà un remords tardif.
— Il n'en est que plus cuisant. En vérité, je suis confus de
vous protéger si mal et j'aimerais vous protéger tout à fait.
— Comment l'entendez-vous?
— A votre gré.
— Ah ! pour le coup, que deviendrait, dans la ville, votre
réputation ?
Une nouvelle rafale pire que la première, les enveloppa.
Avant de céder tout à fait, l'ondée prétendait balayer tout
ce qui avait mine de la braver. Ils durent s'arrêter, attendre
un instant sans parler. Abrités sous le parapluie, que secouaient
de violents ressauts, ils mêlaient presque leurs soufiles. Des
amants n'eussent pas été plus étroitement blottis.
Soudain le vent expira, tel une bête hors d'haleine. Un
calme de mort s'abattit alentour. La tempête venait de s'enfuir,
ne laissant après elle qu'un peu de pluie fine, à travers la
brume redevenue tiède.
Surpris par un changement si rapide, ils s'attardèrent dans
la même position, juste assez pour sentir leurs cœurs battre :
puis la femme tenta de dégager son bras.
— Je crois, murmura-t-elle, que c'est terminé.
— Où demeurez-vous? demanda brusquement René.
— Que vous importe ?
— Puisque le temps est remis, n'est-ce pas le moins que je
vous escorte jusqu'à votre domicile?
— Je vous en dispense.
— Et si je vous suivais?...
— Avisez- vous en !
— Alors, votre adresse?
— Non.
— J'enrage de ne savoir qui je dois remercier 1
— Je vous ai déjà dit que mes charités sont anonymes :
mais voici qu'il ne pleut plus, rendez-moi mon bien comme je
vous rends la liberté.
En même temps le bras de l'inconnue parvint à se déta-
cher tout à fait, mais René n'était pas disposé à obéir. Ils
continuèrent de marcher, cette fois séparés, cependant qu'on
tne savait quoi de trouble semblait se glisser entre eux.
L'APPEL de la route.
;-n
— C'est bien rue Saint-Jean que vous allez? reprit-elle quand
elle comprit que René avait résolu de persister dans son escorte.
Il ne put réprimer un mouvement de dépit :
— Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous prétendez
garder pour vous tout ce qui vous concerne, fût-ce votre pré-
nom? Lequel est-ce? Marcelle?... Yvonne?...
Un nouveau rire railleur interrompit rénumération.
— ... ou Colette? ou Thérèse?... Choisissez.
— Thérèse, en effet...
— Pourquoi pas Colette ?
— Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez que par-
ler gaiement de choses graves.
— Vaudrait-il mieux parler gravement de choses gaies?
— Soit : je me résigne. Je me contenterai d'une seule
réponse à une question... générale.
— Gardez-la pour vous : elle doit être indiscrète.
— Aimez-vous?
— Ceci, en effet, passe la mesure !
— Qui que vous soyez, pourtant, vous devez bien conjuguer
le verbe, comme tout le monde. Le temps seul diffère : passé,
présent ou futur. On aime, on a aimé, ou on aftnera I
La femme cette fois se tut. René s'enhardit :
— Si vous avez besoin d'un professeur...
Et se rapprochant d'elle :
— Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire, mais
à deux, on tournerait les pages et la leçon irait d'elle-même...
La femme persistait à se taire. Il était possible que cette
audace lui plût. Sait-on jamais quelles émotions contradictoires
traversent un cœur? Les plus honnêtes, à une heure donnée,
écoutent complaisamment la voix de la folie, quitte à s'enfuir
ensuite, et même à regretter d'avoir fui.
— Vous ne parlez pas?... De grâce, ne vous hâtez pas ainsi.
J'aperçois déjà Notre-Dame : que j'aie le temps de m'explique!-
un peu... Vous imaginez peut-être que je suis heureux? vous
vous trompez. Si vous vous doutiez seulement comme il est
triste, chaque soir, de rentrer dans une chambre déserte, et de
contempler des chenets, en tête-à-tête eux-mêmes avec des
bûches I Que de fois j'ai rêvé d'un hasard, tel que celui-ci, qui
mettrait sur ma route une amie... ohl pas n'importe laquelle!...
pareille à vous, dont le rire serait gai et l'âme profonde, tour
"28 REVUE DES DEUX MONDES.
à tour jeune et réfléchie, ironique et pitoyable... Supposons
qu'après l'avoir longtemps attendue, je la rencontre enfin, et
qu'elle soit là... Ce n'est qu'une supposition... Avec quelle
ardeur alors je la supplierais de s'arrêter un instant, de rester
silencieuse si cela lui plaît, et de m'écouter! Ensuite?... ensuite,
je reprendrais son bras, doucement, je l'attirerais vers moi pour
qu'elle sentit mon cœur battre, je pencherais sa tète et malgré
le voile...
Tout en parlant, il faisait comme il disait, ramenait à lui le
visage de l'inconnue, et celle-ci, devenue tout à coup passive,
comme soustraite à la realité, ne résistait pas. Une seconde, elle
ferma les yeux, eut l'air d'appeler le baiser qui s'approchait :
mais brusquement, René la sentit se raidir.
— De grâce, fit-elle d'une voix défaillante.
— Il n'est plus temps 1 Veux-tu?...
Victorieux, il venait d'atteindre la bouche convoitée, y
appliquait la sienne et même crut sentir qu'un abandon con-
sentant et apaisé répondait à sa prise imprévue... Soudain le
réveil, un recul violent... D'un effort désespéré, l'inconnue s'est
soustraite à l'étreinte, se rejette à l'arrière. A distance, ils se
regardent, avec l'expression étrange qu'ont les gens, réveillés
subitement par un coup brutal frappé au dehors, et René songe :
« Me serais-je trompé? Ne serait-elle pas ce que j'ai cru? » Elle,
de son côté, après avoir à demi relevé sa voilette, passe une
main crispée sur sa bouche. Un intervalle suit, incertain...
Enfin, d'une voix sourde, où l'on ne saurait ce qui l'emporte de
la rancune, de la raillerie ou du mépris :
— Compliments, cher monsieur! vous avez une manière
bien à vous de reconnaître les services qu'on vous rend! Il est
possible que j'aie profité d'une heure d'incognito pour laisser
courir les mots sans me soucier de leur valeur. Il n'y a pas tant
de distractions dans l'existence ! Malheureusement, j'avais
oublié que, dès qu'une femme est près d'un homme, il se croit
obligé d'offrir son amour, et lequel!... Ce qui vient de se passer
en fixe la qualité. Merci bien.
Il tenta de l'interrompre :
— Je vous conjure de croire que les sentiments que
j'exprime...
Mais à son tour, elle coupa la phrase ut de plus en plus iro-
nique :
l'appel de la route. "729
— Mon parapluie, je vous prie... Il est curieux de voir
comme certaines phrases paraissent tout à coup ridicules, quand
on les accole à celles de la vie réelle... Là... nous voilà quittes,
ou plutôt, nous ne pouvons plus l'être. La vie, décidément, est
bien toujours pareille : quel que soit l'agrément de la prome-
nade, les uns reviennent trempés et les autres au sec.
— Quand vous reverrai-je? interrompit de nouveau René
que ce persiflage achevait d'exciter.
Elle haussa les épaules et s'éloigna sans répondre.
— Il ne sera pas dit... reprit René, se précipitant pour la
rejoindre.
— Un pas de plus et je sonne au hasard pour appeler du
secours, fit-elle encore se retournant.
Cette fois, il n'y avait qu'à obéir. Immobile, déconcerté, il
la suivit des yeux, jusqu'à ce qu'il l'eût vue disparaître. Ensuite,
il écouta le bruit des ruisseaux qui achevaient de se déverser
dans l'égout, ne vit plus autour de lui que des pavés ruisselants,
une solitude complice :
— Singulière fille! murmura-t-il. Dommage d'en rester
là... Mais qui est-ce? Bah! je la retrouverai peut-être... et
sinon, je lui devrai toujours un retour distrayant.
A ce moment, l'horloge de Notre-Dame commençait de
sonner.
— Quoi! Six heures et demie? Quel retard pour se présenter
chez les Traversot!
Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa plus qu'à rega-
gner du temps. A grands pas, il atteignit son domicile...
Depuis un quart d'heure déjà, roulé dans un grand manteau
de pluie, pareil à un ballot d'étoffes que surmontait, en guise
d'étiquette, une boule ronde et rose qui était sa tête, l'abbé
Valfour faisait les cent pas devant la porte. A la vue de René,
il eut un geste soulagé :
— Je commençais à désespérer !...
— Excusez-moi, dit celui-ci; bloqué par l'averse, j'ai laissé
passer la consigne : heureusement, je suis leste. Montons.
Puis, parvenus au salon qui précédait la chambre :
— Installez-vous là : le temps de changer de vêtements...
dans dix minutes, je suis à vous. Par-dessus le marché, la porte
reste enlr'ouverte. Rien ne nous empêche de converser, tandis
que je m'habille...
730 REVUE DES DEUX MONDES.
L'âme rassérénée, l'abbé Valfour retira son manteau, tendit
sur son abdomen sa belle ceinture de cérémonie que la marche
la pluie avait un peu froissée, enfin, plante devant la
glace, remit dans l'axe son rabat. Ceci fait, et parce qu'il était
naturellement incapable de retenir ses pensées, il entama un
soliloque qui s'adressait aussi bien aux murs d'alentour qu'à
lune, en train de procédera sa toilette dans la pièce voisine.
— Vous avez beau vous prétendre leste, hâtëz-vous... Je
crois les Traversot stricts sur l'heure : ne gâtez pas votre chance
par une première inexactitude que le temps excuse, mais qui
marquerait à tort des habitudes jugées fâcheuses... Ce que j'en
dis est pour le père : Madame n'est que charité et indulgence...
Il le faut bien, d'ailleurs, car entre nous, son mari ne lui a
pas donné toujours, paraît-il, les satisfactions de l'époux
modèle. Quant à la fille, Mlu An nette... une personne accom-
plie... toutes les grâces... toutes les vertus... Ah! celui qui
l'épousera pourra se vanter d'être béni par la Providence! Si
vous songiez à vous marier, je vous dirais... mais, hélasl vous
n'y songez pas... Les jeunes gens, maintenant, attendent d'être
mûrs avant de fonder une famille. Méthode déplorable, qui
explique d'ailleurs nombre de ménages mal assortis et tournant
de travers...
Dans la chambre, la voix de René interrogea :
— Mon cher abbé, m'expliquerez-vous aussi pourquoi les
curés, qui ne se marient pas, songent toujours à marier les
autres?
Le discours reprit :
— C'est, mon enfant, que connaissant mieux que personne
la qualité des âmes, nous nous rendons un compte exact do
leurs besoins. En ce qui vous concerne, si je m'en rapporte par
exemple à votre cher frère...
Allons donc! ce serait bien la première fois que mon
cher frère, comme vous le nommez, s'occuperait de moi!
— Vous vous trompez, mais passons... Je racontais que
Mu« An nette...
— De grâce, un renseignement : dites-moi d'abord si ce
n'est point une personne svelte, de taille moyenne, vêtue de
noir, et circulant le soir sans autre chaperon que son parapluie?
— Vous raillez! Une Traversot sortir seule dans la rue !..-
Mais pourquoi cette description?
L APPEL DE LA ROUTE.
731
— Pour rien : une image qui s'obstine à me poursuivre.
— Ah ! mon enfant, je crains qu'il n'y ait encore là quel-
que imprudence sous roche ! Gardez-vous des imprudences ! Tou-
jours dangereuses, elles peuvent le devenir ici plus qu'ailleurs.
A ce point, il y eut un court silence. Brusquement, la voix
de René reprit :
— Mon cher abbé, j'ai envie de vous confier une chose-
invraisemblable et que vous ne comprendrez certainement pas.
— Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être utile ni à l'un,
ni à l'autre.
— Est-ce la perspective du dîner que nous allons faire, la
détente de l'air après la giboulée, ou vos propos matrimoniaux,
ce soir, j'ai envie d'aimer à tort et à travers.
— Oh! mon cher enfant, pourquoi pas tout droit?
— Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on jamais?
L'amour est une façon d'aérolithe qui tombe sur la tête à
l'heure où l'on y songe le moins : quelquefois dans la rue...
— Pourquoi pas autour d'une table... tout à l'heure par
exemple?
— Vous m'effrayez : auriez-vous comploté?...
— Rien du tout : je vous avertis seulement que ce serait
sans inconvénient... bien au contraire... à votre point de vue,
s'entend...
— Vous semblez croire en revanche qu'au point de vue
Traversot...
— De grâce, le temps presse : no me faites point dire ce
que j'ignore.
— Je suis prêt.
— Alors en route 1
Ayant vivement ramené son manteau, M. l'abbé Valfour
descendit le premier. René suivait, achevant de s'équiper. Ils
s'engagèrent ensuite dans la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils
avançaient d'une allure allègre, comme si chacun d'eux eût
nourri des pensées également claires.
III
Avez-vous remarqué que plus les idées sont claires et moins
elles ont chance d'être justes? La vérité n'est jamais simple, ni
conforme à la logique.
132 MEVLE DES DEUX MONDES.
En se rendant à l'hôtel «le Thil, l'abbd Valfour songeait :
<( Puisque l'abbé Manchon souhaite que je marie son frère,
puisque ce jeune homme semble fort disposé à trouver toutes
les femmes à son gré, j'aurai, quoi qu'il arrive, l'approbation
dos Manchon. Si je parviens tout a l'heure à convaincre Mme Tra-
versot, la partie est gagnée ; mais, arriverai-je à la convaincre? »
Pareillement, René calculait :
« J'aurais dû pressentir qu'un diner à Semur cache toujours
une intention : celles de l'abbé ont au moins le mérite de se
montrer sans fard. Tout de même, si j'ai l'amour en tête ce
soir, cela ne signifie pas que je rêve d'avoir la corde au cou. La
petite Traversot en sera pour ses frais. »
Tous deux se trompaient lourdement. Raison de plus pour
se croire raisonnables, et c'est pourquoi on les vit arriver, d'un
pas également preste, l'un et l'autre souriant à la soirée qui
s'annonçait.
Un extra, recruté pour la circonstance, aida «ces messieurs»
à se dépouiller de leurs manteaux dans le vestibule grandiose
qui donne accès a l'hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux
battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut ensuite
comme une entrée dans un nouveau monde, le grand monde
de province, pompeux, suranné, mais qui garde jusque sous la
troisième République un reflet de l'honnêteté du grand siècle.
A l'apparition de l'abbé qui, naturellement, pa^sa le pre-
mier, tous les Traversot se levèrent. Vous vous rappelez qu'ils
étaient trois. Depuis un certain temps déjà, ils attendaient leurs
invités, l'œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais
qu'on avait dépouillés de housses pour la circonstance, et
incapables d'y trouver leurs aises, car il faut pour cela avoir
l'habitude d'un siège, et ceux-ci ne servaient qu'aux jours de
réception.
Mme Traversot avança, les mains tendues. Petite, fort grasse,
elle mettait le principal de ses élégances dans l'ondulation de
-cheveux blancs. M. Traversot saluait à l'arrière. Il était, à
l'inverse de sa femme, grand, maigre et chauve.
Enfin se présenta Mademoiselle.
— Ma fille, dit simplement M,ne Traversot, la désignant à
René.
Et l'on resta debout, dans le salon à demi éclairé : l'éclairage
entier était réservé pour le retour.
l'appel de la route. 733
Gravement s'échangèrent des propos inutiles sur le temps
affreux. On s'enquérait des santés.
— Vous allez bien?
— A merveille.
On ne va jamais mieux que dans les circonstances solen-
nelles, môme si l'on va mal.
L'extra reparut presque aussitôt.
— Madame la Baronne est servie!
Les Traversot, chez eux, portaient couronne : le contraire
eût gêné dans ce cadre. On se rendit à la salle à manger sans
offrir le bras, Mme Traversot ne trouvant pas convenable d'im-
poser le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite les places:
l'abbé à sa droite, René à sa gauche, en face d'elle M. Tra-
versot, Annette entre son père et M. Valfour. Ainsi René aurait
toutes facililés pour regarder, mais sans risque de conversations
compromettantes.
J'ai eu entre les mains une photographie d'Annette Tra-
versot. Elle aidait à comprendre les premières impressions de
René.-..
Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec de la réserve,
je ne sais quoi de guindé qui marque l'excès des bonnes
manières et, grâce au dessin du front, une expression particulière
de ténacité. On rencontre fréquemment ce type à Saint-Thomas
d'Aquin. Il est caractéristique d'une éducation et d'un milieu.
Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller directement le
service, ne répondant que si on l'interrogeait, elle semblait
trouver normal d'occuper le bout de table et de ne compter
pour rien. Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu'elle
n'aurait pu se nommer autrement qu'Annette. Les noms de
baptême ne sont pas indifférents autant qu'on le suppose : j'ima-
ginerais plutôt qu'ils attachent à qui les porte une part de des-
tinée. On ne* concevait pas Annette Traversot en Célimène : on
la voyait d'instinct pénitente de M. Valfour et soumise avec
résignation aux règles d'une politesse inexorable.
Quel contraste d'ailleurs avec les parents : M. Traversot
distrait, principalement occupé de faire valoir l'argenterie, la
vaisselle, toutes choses qui dévoraient sa vie; Madame courant
les lieux communs, ayant opinion sur n'importe quel sujet
comme d'autres ont pignon sur rue, et si convaincue de penser
juste qu'elle ne prenait cure des réponses...
131 REVUE DCS DEUX MONDES.
René conclut :
— Pauvro fille!... Ce doit être Cendrillon, sans pantoufles.
Il ne se rendait pas compte que cette appréciation était déjà
une nouveauté. Jusqu'alors, il n'avait jugé les femmes qu'au
seul point de vue des sens. Annette, pour la première fois, lui
suggérait la pensée d'une âme. Il y avait loin encore de l'évoca-
tion de Cendrillon au désir de jouer le rôle de Prince Char-
mant, — fût-ce pour un soir, — mais beaucoup moins qu'on
ne le suppose...
Le repas achevé, on revint au salon. Une détente transfor-
mait les visages. L'abbé Valfour, les mains glissées dans sa
ceinture de soie, semblait tout à la satisfaction d'une digestion
aisée, qu'accompagnait le souvenir de mets excellents. Mme Tra-
versot, près de lui, savourait de même le plaisir d'un diner
sans accroc et, le plus difficile accompli, paraissait disposée à
laisser filer une fin de soirée dépouillée de soucis. M. Traversot,
enfin, ayant pris le bras de René, disait :
— Puisque vous vous intéressez à l'art, je vais vous mon-
trer des bibelots de famille qui, je le crois, méritent d'être
vus.
Annette, elle, avait disparu, sans doute pour donner un
ordre.
Tandis que les deux hommes s'apprêtaient à rechercher les
bibelots annoncés, M. Valfour s'assit au coin de la cheminée
où flambait un feu réconfortant.
— Quand croyez-vous utile de réunir les mères chrétiennes?
demanda-t-il à Mme Traversot.
Et bien que son sourire restât pareil, on l'aurait cru vrai-
ment suspendu à la réponse qui allait venir.
— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, les minia-
tures sont dans le petit salon
Il entraîna René, laissant l'abbé et M,ne Traversot devenus
soudain deux points perdus dans l'immense pièce solennelle.
Pour s'entretenir des mères chrétiennes, même Notre-Dame eût
offert un asile moins propice. La cheminée, torchères allumées,
flambait comme un autel. Aucun gêneur ne risquait de trou-
bler le recueillement. M rae Traversot prit un air réfléchi; sans
doute cherchait-elle la date souhaitée, choix délicat, « car tant
de personnes s'absentent en ce moment, » quand, penché vive-
ment, l'abbé reprit :
L APPEL DE LA ROUTE.
735
— Puisque nous sommes seuls, vite! votre opinion?...
Mme Traversot, qui était debout, lança un coup d'œil rapide
vers le petit salon où les deux hommes stationnaient devant
une vitrine, puis revenue à son attitude primitive :
— Je crois que le troisième dimanche de carême serait le
meilleur, répondit-elle d'un ton convaincu.
Le front lisse de l'abbé perdit son poli marmoréen. Il ne
s'était donc pas trompé ! Les difficultés viendraient de ce côté :
elles commençaient...
Au même instant, une voix jeune dit près de lui :
— Un peu de café, monsieur l'abbé?
An nette venait d'approcher. Mme Traversot l'avait aperçue
dans la glace. Ainsi s'expliquait qu'elle s'en tint aux mères
chrétiennes.
L'abbé prit la tasse qu'Annette tendait :
— Volontiers, mon enfant; vous êtes charmante, ce soir.
— Oh! des compliments!...
— Je vous regardais à table... Un peu trop sérieuse' tou-
jours, jnais intéressée, n'est-il pas vrai?... La jeunesse a besoin
de jeunesse. Allez, mon enfant... Le café est brûlant... tout à fait
à point...
Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec une autre tasse
vers son père et René.
— ... Tout à fait à point..., murmura de nouveau l'abbé,
sans toutefois se risquer à rencontrer les yeux de Mrae Tra-
versot.
Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable :
— Pourquoi, s'il est riche autant que vous l'affirmez, s'oc-
cupe-t-on de le marier à tout prix?
— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre deux gor-
gées.
Du moment que Mrae Traversot avait spontanément recom-
mencé, il reprenait courage.
— Annette aura peu de chose.
— Elle a son nom, la famille, la situation...
— Seraient-ce des choses qui manquent à ce jeune
homme?
— Non, certes!
— Alors, je ne m'explique pas.
— Je vais vous expliquer, au contraire...
HH\ Il DFS DEl \ MONDES.
Inconsciemment, ils s'étaient mis à parler bas. De plus en
plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.
— Et d'abord, si l'abbé tient à marier son frère, c'est par
une délicatesse bien rare de notre temps et qui n'en est que
plus touchante. Pour mon compte, je l'admire... Imaginez un
apôtre..., un apôtre s'efforçant que toutes les âmes, comme la
sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de son frère
l'inquiète. Il pare d'avance à des dangers que, pour ma part,
je Irouve exagérés.
— Voulez-vous dire que ce jeune homme..., interrompit
i\|me Traversot.
— Non, coupa l'abbé. Ce que j'en connais est parfait..., abso-
lument. Quant à la famille, parfaite aussi... Industrielle, évi-
demment..., mais de souche honorable. Les papetiers, comme
les verriers, passaient jadis pour gentilshommes.
— Ils l'affirment, soupira Mme Traversot indécise. Savez-vous
seulement quel titre est attaché aux La Gilardière?
M. Valfour ne répondit pas.
— J'aimerais avoir des précisions, reprit Mme Traversot après
un silence.
— Oh! soupira M. Valfour, laissons d'abord agir la Provi-
dence.
Il éprouvait un plaisir soudain à s'en remettre à Dieu, dès
lors que, malgré ses craintes, Mme Traversot en était à demander
des précisions.
— Voyez plutôt, reprit-il, n'est-ce pas elle déjà qui opère?
Sans bouger, il désignait du regard sur la glace une double
image qui s'y reflétait : Annette et René.
Tandis qu'au coin de la cheminée du grand salon s'échan-
geaient ces propos solides, d'autres, en effet, commençaient là-
bas, combien moins raisonnables, combien plus décisifs!
Tête-à-tète inattendu. Tout à l'heure, M. Traversot, à propos
dune miniature, avait entamé un long récit des recherches
faites pour identifier le personnage. Sans la découverte d'un
document extraordinaire, probablement n'y serait-il jamais
parvenu. Quant au document...
Il s'était interrompu :
— Mais rien ne vaut de le voir, et si j'osais...
— Osez, monsieur, avait répondu René.
Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, avait pro-
l'appel de là route. 737
testé; mais, tout a sa marolle, M. Traversot s'était empressé de
courir à la recherche du précieux papier.
• — Trois minutes... Je reviens...
Si bien que, face à face, Annette et René demeuraient là
maintenant, embarrassés d'une chance qu'ils n'avaient point
cherchée, ne trouvant pour l'accueillir qu'un même sourire
niais, qui immobilisait leurs lèvres à l'image de leurs pen-
sées.
Ils se regardaient aussi. Pour s'apercevoir, on doit n'être
séparés ni par une table, ni par des témoins.
— Voire père semble très attaché à ses souvenirs de famille,
prononça enfin René après avoir cherché avec angoisse la bana-
lité qui couvrirait, ne fut-ce qu'un instant, la timidité soudaine
qu'il ressentait.
— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle de même
avec une légère hésitation : par bonheur, ma mère est là pour
s'occuper du présent.
— Avec votre aide, cela va de soi.
— Oh! je ne suis qu'une jeune fille, et les jeunes filles ne
l'ont jamais grand'chose.
Les yeux levés, elle continuait d'examiner René. Cendrillon
découvrant le Prince Charmant a-t-elle compris tout de suite
qu'elle deviendrait son esclave, ou seulement ressenti une grande
inquiétude ?
Lui, de son côté, s'étonnait de n'oser rien lui dire; tout à
l'heure, quand il l'apercevait de loin, elle lui paraissait comme
tout le monde. De près, il découvrait à son visage des lignes
ignorées, et une gravité qui l'obligeait, lui d'habitude si entre-
prenant, à se réfugier derrière des politesses vagues.
Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel toutefois s'in-
sinuait on ne sait quel plaisir inexprimé. On goûte le bien être
d'une présence avant de soupçonner qu'elle deviendra chère.
Et René reprit :
— Vous. devez beaucoup aimer cette maison?
— J'y ai toujours vécu.
— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour..
— Voilà une chose à laquelle j'avoue n'avoir jamais pensé,
Je me sens d'ailleurs capable d'être heureuse, où que je sois,
pourvu que mon bonheur existe.
Puis, haussant les épaules après une courte réflexion :
tomï; r,*v, -~ |0'2i. kl
738 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce que je dis semble une sottise, bien que cela corres-
ponde à quelque chose...
— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais non plus
l'expliquer mieux.
Comme leurs âmes, les mots qu'ils prononçaient avaient l'air
enveloppés de brume. Déjà, ils ne souhaitaient plus le retour de
M. Traversot.
— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement René.
— Il a souvent peine à se retrouver dans ses papiers.
— Il parait avoir pour vous une grande affection. Comme
vous lui manquerez, quand vous vous marierez!
— ...Si je me marie...
— Pourquoi non?
— Le mariage est chose effrayante. Je me demande comment
on peut s'y décider.
— Beaucoup assurent que c'est facile.
Annette sourit de nouveau :
— Ils se vantent; je ne les crois pas.
— Il suffit de s'aimer.
— On le dit, mais à quoi reconnaître qu'on s'aime?
— Oh! cela, c'est encore plus aisé...
Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa les yeux. Une
pudeur qu'il ignorait en lui, venait de retenir la suite. On hésite
parfois à parler devant un miroir, crainte de le ternir de son
haleine.
— Oui, à quoi le reconnaître? redit Annette pensive.
En même temps, ses yeux interrogeaient René. Il n'y passait
aucune coquetterie, mais une extraordinaire expression de
confiance.
— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans doute plus la
question, répondit enfin René.
— Cela vous est-il arrivé ?
— Non, certes!
Et, subitement, René comprit qu'en effet cela ne lui était
jamais arrivé. Il l'avait cru : il s'était trompé. Jusqu'à ce mo-
ment, où aurait-il appris que l'amour, — le seul dont put parler
Annette, — est un sentiment très pur, doux comme le miel, pro-
fond comme la mer, ivresse de l'àme devant laquelle s'efface
l'autre, fusion que le temps n'atteint pas, car, dès le premier
instant, elle s'est promis l'éternité?
l'appel de la route. 139
— Alors, reprit Annette, qu'an savez-vous?
— On imagine...
— On peut se tromper.
— Pas dans ce cas-là... Seulement j'aurais peine à l'expli-
quer. Moi, par exemple...
Il n'acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait encore.
Autant ce « Moi, par exemple... » était acceptable et même natu-
rel dans certains cas, en particulier quand on revient d'une
gare sous le parapluie d'une inconnue, autant il sonnait mal ici.
Mais pourquoi le besoin d'écarter d'ici pareils souvenirs, pour-
quoi surtout ce désir brusque d'un vent salubre qui rafraîchirait
ses phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence enfan-
tine?
— Hé bien? fit Annette, désireuse qu'il poursuivit jusqu'au
bout.
— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez que je vous
aime...
— Ne raillez pas.
— Croyez-vous que je ne m'en apercevrais pas aussitôt? Ce
serait en moi le désir constant de ne plus vous quitter, de deve-
nir la petite ombre qui escorte sans bruit celle que le soleil vous
fait... Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux dès que
vous paraîtriez, toujours jaloux du temps qui vous prendrait
à moi... Quelle attente passionnée, avant de vous rejoindre 1
Quel élan dès que vous approcheriez! Surtout, comment sa-
voir si l'univers est beau ou laid, puisque, suivant que vous
seriez ou non présente, il s'illuminerait ou plongerait dans la
nuit?
— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous avez dit
vrai, qu'il ne faille beaucoup de temps pour reconnaître en soi
tant de belles choses.
— N'en croyez rien, s'écria vivement René : une seconde par-
fois suffit. Pendant des années on se posait des questions... tout
à coup, on. n'a plus besoin d'interroger.
A son tour il la regardait. En vérité, il ne savait plus très
bien s'il disait cela d'une manière générale ou si la tempête ne
soufflait pas déjà au fond de son cœur. On ignore aussi toujours
pourquoi les choses viennent. En commençant, il n'avait voulu
qu'entretenir poliment une petite fille de province qui ne l'inté-
ressait guère : dix minutes à peine de causerie, et déjà, par la
140 REVUE DES DEUX MONDES.
puissance d'une grâce ingénue, Annctte se trouvait installée
dans sa vie, comme après une longue amitié..
Près de la cheminée du grand salon, les voix de l'abbé et de
M™6 Traversot gonflèrent soudain :
— Le troisième dimanche de carême me parait en effet le
plus convenable...
— Mais, grand Dieu ! monsieur l'abbé, on ne vous a pas
offert de liqueur 1 Annette est la coupable : où a-t-elle passé?...
Annelte !...
— Je crois qu'on vous appelle, dit René.
Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle à son tour :
« Quand il sera parti tout à l'heure, aurai-je envie de penser à
lui plutôt qu'a d'autres? »
René reprit vivement :
— Toute leçon mérite salaire : le jour où l'élu aura paru, ne
pourrai-je apprendre si mes... suppositions étaient justes?
— Annelte I appela de nouveau Mme Traversot, M. l'abbé Val-
four qui est sans liqueur 1
— Oh! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que tout ce que
vous avez dit doit être exact...
Et quittant René, elle s'empressa auprès du prêtre.
Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte d'attendre
M. Traversot qui ne revenait toujours pas, René ne quitta pas
des yeux la jeune iille.
— Ce n'est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, tandis
qu'Annette lui versait la chartreuse en balbutiant des excuses,
je vous attendais sans impatience en la compagnie de votre
excellente mère. ..Ah! voilà qui est un excès! presque un verre
plein... Pour boire à la santé de Mme Traversot et à votre
bonheur, ce ne sera jamais trop... Mais oui... à votre bonheur,
pourquoi pas? Le bon Dieu, qui n'est pas un méchant homme,
le mettra bien un jour ou l'autre sur votre route, n'en doutez
pas!
— Je vous assure, M. l'abbé, répliquait Annette, que je ne
doute pas : le tout est de reconnaître quand il se présentera.
— Enfin ! je l'ai trouvé I
Triomphant, M. Traversot reprit le bras de René qui tres-
saillit comme au sortir d'un rêve.
Puis ce fut une sorte de reprise automatique de la soirée.
Les propos, les attitudes, le genre même de plaisir ne diffé-
L APPEL DE LA ROUTE. 1 4 l
raient plus de ceux du repas. Il en était des deux entretiens
que je viens de raconter comme des paysages fantastiques qui
surgissent parfois en montagne dans une déchirure de brouil-
lard. Ils apparaissent, ils s'effacent, on se demande s'ils sont
vrais ou si c'est a l'éternelle brume qu'il faut croire : et la
brume n'est que fumée, eux seuls comptent...
A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial de
sortie fut un peu différent de celui d'arrivée, car à défaut de
l'extra, déjà reparti, les Traversot accompagnèrent leurs hôtes
jusqu'à la cour d'honneur.
La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, on avait
envie de s'attarder sur le perron, mais par convenance on s'en
abstint. Annette tendit à René la main :
— Au revoir, monsieur.
Il répliqua :
— Savez-vous qu' « au revoir » signifie qu'on revient, et
même bientôt ? .
Elle répondit sans embarras :
— Evidemment, je ne voulais pas dire autre chose.
Ceci se perdit d'ailleurs dans le brouhaha des autres adieux.
Ensuite l'abbé Valfour prit le bras de René :
— Allons, déclara-t-il, j'emmène coucher les enfants sages.
Il paraissait enchanté. Sur d'avoir pour lui les Manchon,
il ne doutait plus des Traversot. Quand on a mis les parents
d'accord et vu le reste dans une glace, il ne reste qu'à bénir
les voies de la Providence.
Trop préoccupé de ses propres impressions pour observer
son compagnon, René de son côté songeait. Il semblait qu'une
brise du large eût passé sur son àme, et balayé comme des
feuilles mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs qu'il
avait pris pour de la passion, jusqu'au nom des femmes qu'il
avait cru aimer. Quelles raisons inconnues rendaient donc
Annette Traversot si différente des autres? Non seulement elle
s'éloignait de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux qui
l'approchaient, puisqu'auprès d'elle il s'était découvert une
âme et des pensées insoupçonnées...
Soudain l'abbé dit dans la nuit :
— Hé bien?... à propos... que pensez-vous d'Annelte ?
René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de lui-
même :
"il! REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon Dieu I murmura-t-il, que pourrais-je en dire? C'est
une jeune fille...
Il arrive ainsi qu'on trouve par hasard et sans la chercher,
la réponse à une question insoluble : René qui, de sa vie,
n'avait approché une jeune fille, venait d'en rencontrer une. Il
ignorait encore s'il l'aimerait; mais aurait-il été plus heureux,
le sachant, et n'est-ce pas à l'heure où naît la Heur bleue que
l'on se sent le mieux monter vers les étoiles?
IV
Il faut maintenant quitter l'oasis et revenir à Paris où le
drame commençait. Au cours de mon récit, d'ailleurs, je ne
cesserai d'osciller entre Paris et Semur, les événements, ici et là,
tendant à se joindre et n'y parvenant que lorsqu'il sera trop tard.
Quand je dis que le drame commençait alors à Paris, j'ex-
prime mal ma pensée. Le début en remontait au départ de
René pour Semur, mais ce début avait été soigneusement
masqué par les intéressés.
Extérieurement, en effet, René parti, la vie avait repris rue
Monsieur un cours normal. Aucun changement, soit dans les
habitudes, soit dans les propos. Comme avant, l'abbé venait
dîner chaque soir, Lapirolte obéissait aux ordres du tyran,
Mme Manchon décidait et grondait... Presque aussitôt, cependant,
un œil averti eût déjà découvert certains gestes mal surveillés,
telle attitude momentanée et qu'on ne reverra plus, toutes
choses qui sont les craquements sourds par lesquels s'an-
nonce le bouleversement proche.
En fait, Mme Manchon était sans cesse à la limite d'impa-
tiences sans cause visible. On constatait qu'elle faisait tout avec
la même attention : elle ne se plaignait de personne, et l'on
humait autour d'elle une mauvaise humeur continue, une per-
pétuelle irritation contre la vie et les gens qui l'approchaient.
Pareillement, l'abbé ne paraissait pas moins taciturne que
de coutume. Sa parole demeurait rare, toujours marquée au
coin d'une hostilité latente. Toutefois, on lui voyait parfois un
air interrogateur, comme s'il avait espéré des nouvelles impor-
tantes qui ne venaient pas.
Eh revanche, jamais Lapirotte n'avait montré résignation
plu* enjouée.
l'appel de la route. 743
Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J'ai esquissé tout à
l'heure sa silhouette, telle qu'elle m'apparut d'abord. Plus tard,
je l'ai revue assez souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul,
on ne parvenait guère auprès de Mmo Manchon qu'à travers elle
et par son entremise. Or, à chaque occasion, mes impressions
premières se sont modifiées. Après l'avoir supposée sotte, j'ai dû
reconnaître qu'elle avait des parties d'intelligence supérieure;
après l'avoir crue neutre, j'ai pressenti en elle des abîmes à
faire trembler. D'une curiosité qui, depuis son entrée dans la
famille, n'avait jamais désarmé, elle avait enfin tout vu et tout
retenu ou tout compris. Ne doutez donc pas qu'elle, au moins,
dès l'origine, ait perçu la raison profonde de ce qui commençait.
Elle disait, par exemple :
— Je me demande si M. René nous confia vraiment les aven-
tures qui ne manquent pas de lui arriver là-bas.
Mme Manchon répliquait sèchement :
— Mon fils m'a toujours fait part de tout, même de ses sot-
tises.
Ou, bien, c'était un soliloque à mi-voix :
— Ah 1 à votre place, il me semble que je n'aurais jamais eu
le courage de jeter un si beau garçon dans le tourbillon de
l'existence, car il est beau, madame!
— Un tourbillon ! s'exclamait Mme Manchon : Semur est une
mare.
N'importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite de ce que
l'accent lui avait révélé, Lapirotte se sentait assurée de rester
un témoin qui voit juste.
Je viens de trouver le terme exact... Elle et l'abbé étaient
devenus des témoins, — les témoins de Mme Manchon qui, sans
en rien dire, ne songeait, elle, qu'à une chose, ne souffrait que
d'une chose : l'absence...
L'absence de René, telle est la cellule initiale, la nébuleuse
au noyau de laquelle vont peu à peu s'agglomérer les éléments
du drame.
Auparavant, René avait souvent quitté la maison, fait des
voyages : ce n'étaient pas des absences. Pour qu'il y ait absence
réelle, il faut que la vie s'établisse ailleurs, c'est-à-dire se
détache de celle qui précédait. Pour la première fois, René
avait ainsi une maison à lui, des occupations à lui, et la possi-
bilité d'engager son existence sans avertir : tout cela, Mme Man-
T-j 4 REVUE DES DEUX MONDES.
chou L'avait voulu, désiré, préparé, mais eu aveugle et sans
comprendre qu'elle préparait aussi son désastre. A peine la
maison vidée, ses yeux s'étaient ouverts; maintenant elle en
mourait d'angoisse.
Avant l'absence, Mme Manchon avait pu aussi se croire
une mère comme la plupart. Elle trouvait alors normal que
René habitât près d'elle, lui obéit, et, inconsciente de la tutelle
qu'elle exerçait, ne l'était pas moins de la passion maternelle
qui la dévorait. René nes'était pas éloigné depuis une semaine
qu'une lumière l'éblouissait : comprenant l'impossibilité totale
de vivre sans lui, elle n'apercevait plus à travers le monde
que des ennemis décidés à le lui voler.
Tout à l'heure Duclos nous a montré la jalousie paternelle
d'un Lormier : celle de Mme Manchon, aussi exclusive, aussi
violente, était pire. Non seulement, elle se refusait à un partage
quel qu'il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois, jus-
qu'au départ de René, ces sentiments avaient conduit Mme Man-
chon sans qu'elle le sût : désormais, elle ne les ignorait plus.
L'absence, encore, en lui montrant ce qu'elle pouvait perdre, du
munie coup, lui en avait révélé la valeur.
Vous me direz : « Si Mme Manchon en était là, quoi de plus
<imple que de rappeler son fils? De même qu'elle avait décrété
l'apprentissage à Semur, ne pouvait-elle y renoncer? »
D'accord : comptez cependant qu'avouer son erreur en une
matière si grave, la seule à vrai dire où la soumission de René
eût manifesté des résistances, était un risque redoutable. Quand
on a pris le parti d'être infaillible, on n'a plus le pouvoir de
revenir sur ses arrêts, c'est-à-dire de reconnaître qu'on se trompe
autant qu'un autre. Cela, Mme Manchon le sentait à l'évidence :
de là, son malaise et l'irritation latente qui ne cessait de la
dresser contre le présent. La ponctualité même de René à revenir,
chaque dimanche, ne parvenait pas à les calmer. Parce qu'il
était las de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible : on
en pouvait conclure aussi qu'il en tenait à dessein des par-
ties cachées. D'une semaine à l'autre, Mme Manchon en dou-
tait moins. Et, convaincue d'avoir de ses propres mains creusé
l'abime, elle se sentait y courir, sans soupçonner par quels
chemins, sans oser non plus revenir en arrière...
Trois jours après la réception Traversot, René, désireux de
présenter son remerciement à l'hôtel de Thil, apprit que le jour dç
l'appel de la route. 14j
Mme Traversot était précisément le dimanche et jugea nécessaire
de renoncer pour une fois au voyage coutumier. Déjà, et sans
qu'il le soupçonnât, Annette dominait sa vie. De plus, et par un
scrupule explicable en somme, avisant sa mère de ce grave
changement dans une habitude prise, il s'abstint d'en donner
la raison véritable, car lui-même la trouvait futile autant
qu'impérieuse.
Ceci suffit : le drame qui, jusqu'alors et comme une eau
souterraine, avait miné, les âmes, rue Monsieur, était libre
d'affleurer à la lumière : désormais, rien n'allait plus en endi-
guer la marche.
Au reçu de la nouvelle, Mme Manchon blêmit, avertit la
femme de chambre qu'il était inutile de préparer la chambre de
M. René et ne souffla mot ni à Lapirotte ni à l'abbé. Simple-
ment, quand l'abbé parut le dimanche soir, et pour qu'il ne
s'élonnàt pas, Mme Manchon dit :
— J'ai prié René de ne pas venir aujourd'hui : je ne le trou-
vais pas bien. Trop d'allées et venues fatiguent.
Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux choses l'as-
pect qu'elle leur voulait. Lapirotte approuva, plus souriante que
jamais. L'abbé fit de même, et chacun s'enferma dans une
indifférence affectée. Il n'était pas jusqu'aux domestiques qui
n'eussent l'air de trouver naturelle l'explication donnée.
Toute la semaine qui suivit, Mma Manchon se demanda par
quelles voies confesser son fils, quand il paraîtrait, sur la cause
véritable qui l'avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des
questions captieuses, une explication directe, une scène atten-
drie. Incapable de se résoudre, mais guidée par un instinct sûr,
elle demeurait persuadée que le danger redouté venait de
paraître, cherchait en vain à le concevoir, et s'en désespérait.
Le samedi, dépèche de René annonçant encore une remise
de voyage; cette fois, il donnait pour excuse un rhume violent.
Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des mains du fac-
teur, elle qui en donna lecture à Mme Manchon. Probablement
touchée par l'air de celle-ci, elle jugea même nécessaire d'ajouter
une remarque :
— Les rhumes de M. René sont toujours sans gravité. Je
doute qu'il soit obligé de garder la chambre.
— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, repartit froide-
mentMme Manchon. D'ailleurs, je vais l'inviter à venir se reposer
746 REVUE DES DEUX MONDES.
près de moi dès qu'il sera mieux. C'est un retard de quarante-
huit heures au plus...
— Espérons-le, soupira Lapirotte.
11 faut croire qu'elle voyait juste : quatre nouveaux jours
s'écoulèrent sans autres nouvelles de René, que des bulletins de
santé, aussi brefs que rassurants. Il s'agissait bien de santé!
l'inquiétude de Mme Manchon était ailleurs.
On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s'était pas décidé
à avancer son voyage, comme sa mère l'en avait prié, du
moins s'était-il abstenu, jusque-là, d'annoncer un nouveau délai.
Ce même vendredi, l'abbé Manchon, venu diner suivant
l'usage, pénétra dans le salon de la rue Monsieur, avec l'air
interrogateur qui lui était habituel depuis quelque temps. Une
fois assis, il se tint coi en se frottant les mains.
— Avez-vous froid, Henri? demanda Mrae Manchon.
11 répondit non, d'un signe de tête. Mais, et bien que ce
ne fût pas sa coutume, il s'informa le premier de René :
— Mon frère vient-il enfin?
Mme Manchon étouffa un soupir :
— Vous savez bien que le courrier n'est pas encore passé :
je n'aurai pas de nouvelles avant huit heures.
L'abbé répliqua :
— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait bien*
— Vous aurait-il écrit?
— Non.
— Alors d'où le tenez-vous?
— De mon ami, M. l'abbé Valfour.
Mme Manchon haussa les épaules :
■ — Les indifférents trouvent toujours excellent l'état du voisin.
Apercevant ensuite Lapirotte à côté d'elle, elle lui fît signe
de s'en aller. Docile, Lapirotte obéit.
— L'abbé Valfour ne vous communique-t-il rien d'autre?
reprit M",e Manchon, dès que la porte se fut refermée.
L'abbé Manchon continuait de se frotter les mains.
— Non, fit-il encore d'un ton détaché; du moins rien de
précis...
— Rien de précis? Il dit donc quelque chose ?
— En effet... ou plutôt, pour être exact, il me fait part de
certaines pensées personnelles... qui d'ailleurs concordent avec
les miennes.
L APPEL DE LA ROUTE.
747
— Je goûte peu qu'un inconnu se mêle de nos affaires.
— M. Valfour n'en est pas un pour moi.
— Enfin, à quoi songe-t-il?
— A marier René.
Mma Manchon, qui mettait en ordre des livres sur une con-
sole, se retourna violemment :
— Votre ami est fou, je pense ?
Pas plus que moi, puisque je partage son avis.
— Et pourquoi, s'il vous plait?
— René est à l'âge où, sous peine de faire des sottises, un
jeune homme doit s'établir. Il est naturel que je préfère un
nœud légitime à des... expériences momentanées, aussi dange-
reuses pour le corps que pour l'esprit.
Mme Manchon eut un sourire dédaigneux, puis laissa
tomber :
— Je n'entends rien pour mon compte aux raisons théolo-
giques : il me suffira que René se marie quand je le jugerai
utile, et avec une femme que j'aurai choisie. J'en suis fâchée
pour "votre ami Valfour, avertissez-le que, m'estimant le
meilleur juge en la circonstance, je l'invite à garder désormais
une réserve dont il n'aurait pas dû sortir.
— Cependant, répliqua l'abbé avec une nuance d'irritation»
si René avait trouvé à Semur une personne...
— Je le saurais.
— Vous serez, je le crains, la dernière informée.
— ■ Ne calomniez donc pas votre frère !
Et Mme Manchon, cette fois, couvrit d'un regard dur son fils
aîné, avant d'achever pour elle-même :
— D'ailleurs, je suis sûre de mon fils.
Une ride légère barra le front de l'abbé. Sans doute ne
supportait-il pas sans impatience la manière dont Mme Manchon
prononçait « mon fils, » en parlant de René. Ce sont le plus
souvent de très petites choses qui irritent, de préférence aux
grandes.
— Vos avis, ma mère... commença-t-il sur un ton singuliè-
rement raffermi.
Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.
— Tout a l'heure, s'interrompit l'abbé, nous reprendrons
ce sujet.
— Je ne le crois pas, répliqua Mrae Manchon.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
— J'en ai pourtant le désir.
RI'"" Manchon alT-cla de ne pas entendre. Elle se dirigeait
déjà vers la salle à manger, suivie par Lapirotte.
Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le départ de
1! sné, des ond is n'avaient cessé de glisser dans la demeure,
donnant le même frisson qu'une approche d'orage. Fréquem-
menl aussi, on y subissait une sorte d'appréhension muette, telle
qu'on avait envie de tourner la tête pour voir si quelque mal-
faiteur n'avait point profité d'une porte ouverte. Rlalgré cela,
les apparences rosi, lient paisibles. Ce soir-là, au contraire, il
eût été impossible de méconnaître la tension dont soutiraient
! s convives. Les gestes étaient saccadés, les visages clos, les
pensé !S absentes.
On ach vait le dessert quand enfin le courrier vint.
— Dieu merci! déclara Mme Manchon, apercevant de loin le
plateau qu'on apportait, je commençais à craindre que le fac-
teur n'eût rien laissé!
— Il ne faudrait pas s'étonner pourtant si RI. René n'avait
pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait s'il n'hésite pas encore à se
mettre en route demain?
Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont l'une de René,
mise soigneusement en évidence. Rlme Manchon se saisit du
tout. Elle s'aperçut ensuite que la seconde était pour Lapirotte,
mais avant de la remettre, en examina par habitude la suscrip-
tion et le timbre.
— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants à
Semur?
— Moi?... non... du moins je ne m'en connais pas, s'exclama
Lapirotte.
— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.
— En effet... voilà qui est curieux.
— S'il s'agit d'une conquête imprévue, poursuivit RIme Rlan-
chon satisfaite de lâcher bride à son humeur, avisez-moi. Sans
t nir à vos secrets, je prétends ne pas vous perdre à l'impro-
viste.
l/ipirotte ne répondit que par un de ces regards où RIme Man-
chon était libre de lire un reproche attendri pour ses rigueurs,
mai- mi d'autres auraient découvert peut-être une rancune
••(Trayante.
On entendit, après cela, le double bruit des papiers que dé-
l'appel de la route. 740
chiraient des mains pareillement fiévreuses. Parties le même
jour et de la même ville, écrites par des êtres qui ne se soup-
çonnaient guère occupés des mêmes choses, les deux missives
venaient échouer simultanément sur cette table, chacune
apportmt sa part au destin de tous qui commençait. Dès les
premières lignes, Mme Manchon et Lapirotte semblèrent évadées
du présent. Le silence n'était pas plus grand qu'auparavant,
mais le froissement des feuillets tournés y ajoutait on ne sait
quoi de tragique, en même temps qu'il mesurait l'avidité avec
laquelle on lisait.
Soudain Mme Manchon rejeta la serviette sur la table, et se
leva. Elle avait terminé. La lettre adressée à Lapirotte devait
être plus courte que celle de René, ou avait été lue plus vite,
ou encore n'avait pas été lue tout entière : quoi qu'il en soit,
elle avait disparu depuis un instant dans la poche de son
destinataire.
A l'exemple de Mme Manchon, Lapirotte et l'abbé s'apprê-
taient à retourner au salon, quand un ordre arrêta celle-ci :
— Lapirotte, je n'ai plus besoin de vous et j'ai à m'entrete-
nir avec Henri. Ainsi, laissez-nous, bonne nuit, et à demain.
Le ton était impérieux comme de coutume, mais une chose
nouvelle y paraissait : la colère, — une colère qui, pour la pre-
mière fois, agitait les syllabes, comme eût fait un grand vent
fouettant les feuilles d'un arbre.
Lapirotte, la main dans une poche, pour bien s'assurer
sans doute qu'elle n'égarait pas le précieux écrit qu'elle venait
d'y mettre, lança encore sur Mme Manchon un regard perçant.
— J'espère que Madame n'est pas souffrante ?
— Nullement, dit l'abbé. Allez en repos, mademoiselle Éva.
Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant que sa mère
avait été sèche :
— Surtout ne rêvez pas du tentateur!
Elle rougit violemment :
— Je ne saisis pas.
— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de Semur?
— Quoi! vous aussi, monsieur l'abbé?...
Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois une surprise
douloureuse :
— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une amie de
passage à Semur?.,,
REVUE DES DEUX MONDES.
— Je m' vous demande point de confidences! interrompit
le prêtre, étonne pourtant du trouble qu'avait provoqué sa
plaisanterie.
— Henri, j'attends! appela Mme Manchon.
El le tête-à-tête qu'avait interrompu le dîner, recommença;
toutefois, tandis que l'abbé, plus effacé que jamais, reprenait
sa pi i, el le frottement des mains d'auparavant, Mme Manchon,
la face contractée, les yeux mi-clos, allait et venait à travers la
Elle i)»' semblait plus s'apercevoir que son fils était pré-
I : absorbée par son étrange promenade, elle paraissait réso-
lu.' ;i ne rien dire, comme à ne rien écouter.
— Ces! bien une lettre de René que vous avez reçue? dit
enfin l'abbé, las d'attendre.
Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :
— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de mauvaises
nouvelles?
Un certain temps s'écoula avant la réponse. Mmc Manchon,
prise de crainte à la pensée de traiter René trop rudement,
recueillait ses forces pour mieux se maîtriser.
— En effet, reconnut-elle d'une voix sourde : les racontars
de votre abbé n'étaient que trop vrais. On a eu le tort, — je dis
on no sachant qui, mais je compte bien l'apprendre, — on a eu
le tort de mettre sur le chemin de votre frère une fille, proba-
blement à court d'épouseurs, et désireuse de se conquérir un état
-ans regarder aux moyens. René, qui est plein de candeur, se
laisse prendre, parle mariage, et m'invite à me rendre à Semur
pour faire la demande... Oh! tout lui paraît simple! Elle me
plaît, je l'adore, tu l'aimeras, marions-nous... Heureusement
pour lui qu'à mon âge et avec mon expérience, on est moins
romanesque. Quatre mots suffiront pour ramener l'idylle aux
proportions véritables, c'est-à-dire une flambée sans lendemain.
Visiblement, elle s'efforçait de réduire les événements à la
dimension d'une petite chose, à la fois ridicule et sans consé-
quences dignes qu'on s'y arrêtât. Mais sentez-vous quel boule-
versement d'âme se cachait sous ces apparences détachées? Il y
a un monde entre la peur d'un vol et le vol lui-même. Jusqu'à
liier, jusqu'à fout à l'heure, elle avait tremblé qu'on ne lui prit
René; mais elle tremblai! dans le vide. Entre deux hypothèses
qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se dire : « Peut-
• ii qu'il n'y a rien, » et du coup, un peu d'espoir rafraîchis-
L APPEL DE LA ROUTE.
751
sait son àme. Désormais l'incertain n'était plus : l'abîme était
devant elle 1
— Serait-il indiscret de connaître le nom de cette... demoi-
selle, comme vous dites? fit l'abbé sans quitter son air de par-
faite tranquillité.
— Traversin... non... Traversot . enfin un nom quel-
conque.
— Hé bien! ma mère, ainsi que vous deviez le prévoir, je
me permets de n'être pas de votre avis, ut même d'insister pour
que vous reveniez sur le vôtre. Il s'agit de l'avenir de mon
frère, j'entends son avenir moral, le seul qui compte à mes
yeux : puisque l'occasion s'est présentée, puisque lui-même s'y
offre, il me paraît excellent qu'il fasse une fin satisfaisante.
L'abbé, je le répète, s'exprimait avec un calme parfait, ses
mains ne cessaient pas d'aller et venir l'une contre l'autre,
son dos demeurait courbé et pourtant les mots semblaient main-
tenant prendre progressivement dans sa bouche une autorité
dont l'origine ne s'expliquait pas. Elle était due peut-être aux
seules idées qu'il exprimait, peut-être encore au ton devenu
plus ferme.
— Pour faire une fin, il serait bon qu'il y ait eu un com-
mencement, coupa rudement Mme Manchon.
L'abbé négligea de relever l'interruption et poursuivit :
— J'ai eu de mon côté des renseignements excellents sur
les Traversot. La famille est honorable, la jeune fille est accom-
plie. Je ne mentionnerai pas les sentiments des intéressés qui
sont, m'assure-t-on, fort vifs : cette question m'échappe. Mais du
moment qu'ils existent, je suis heureux de constater qu'ils
peuvent concorder avec les vues de parents chrétiens, et cela
suffit pour me les faire approuver.
— D'où savez-vous tant de choses? interrompit encore
Mme Manchon, sans parvenir à cacher son étonnement.
L'abbé eut un vague haussement d'épaules :
— Vous croyez toujours que je ne m'intéresse pas à mon
frère : reconnaissez que vous êtes injuste, puisque me voici à
prendre la défense d'un projet qui lui est cher et que vous
auriez tort de vouloir entraver.
— Tort? répéta Mmï Manchon, dont l'étonnement croissait.
Elle fit deux ou trois pas, puis s'arrètant devant l'abbé :
— Voici un mot auquel vous ne m'avez pas accoutumée;
REVUE DES DEUX MONDES.
j'ain* >ire qu'il a dépassé votre pensée. De toutes manières,
Henri, vous allez l'expliquer.
L'abbé plongea dans son siège de l'air d'un homme qui
quitte oiiliii les sujets inutiles.
— C'est en effet d'autant plus nécessaire, que, malgré
tout mon respect, je ne pourrais le retirer, répondit-il froide-
ment.
Une expression indéfinissable mit ensuite des lueurs inaccou-
hi: nr son visage émacié. II y paraissait à la fois le respect
dont il parlait, du dédain et une subite hauteur.
— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au but, je dois
faire d'abord un bref retour sur le passé : il est nécessaire, ce
soir... Je ne vous ai jamais reproché, je pense, des préférences
dont je neveux pas apprécier les raisons...
Mme Manchon eut un sursaut :
— Henri I je ne puis non plus accepter celai
L'abbé fît un geste évasif.
— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous avez pas
aimés de la même manière et passons... Ce n'est pas d'ailleurs
en fils que je me permets de parler en ce moment. Le prêtre
seul a le droit d'évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu'il
s'agit d'àmcs, pour ceci comme pour le reste, acceptez que,
prêtre, je continue de m'exprimer en prêtre.
Un second sursaut secoua Mme Manchon :
— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de famille à ce
qui n'a rien à y voir 1
— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens beaucoup
au contraire à oublier que je fais partie de la famille. De grâce,
ne m'obligez pas à quitter un terrain que j'ai choisi : il est le
seul possible... et le meilleur... pour tout le monde.
— Je ne comprends pas.
— Préciser mes raisons serait inutile ou encore... déplacé,
repartit l'abbé d'un ton détaché.
Toutefois, ses yeux s'étaient levés en même temps vers sa
mère et la regardaient fixement. Il y eut un choc silencieux,
suivi d'un de ces arrêts imperceptibles à l'oreille mais durant
lesquels l'inexprimable passe en trombe, laissant derrière lui
l'épouvante d'une chose dont on n'a point parlé, que l'un a crue
bée, que l'autre sait, peut être!... Et soudain M'"e Manchon,
de marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée.
l'appel de l\ boute. "753
Accoudée dans la même attitude que son iils, elle inclina la
tète et contempla le feu.
— Je reprends... dit paisiblement l'abbé. En traitant René
comme vous fites, je ne doute pas que vous n'ayez désiré son
bonheur. Sans le vouloir pourtant, vous n'aviez cessé auparavant
de favoriser en lui un penchant à s'en remettre à des volontés
étrangères qui, pour un homme, est le pire des dangers. C'est
avec regret que je vous voyais vous obstiner à le garder près de
vous. C'est avec joie que j'ai considéré la première séparation
. temporaire dont vous souffrez. L'occasion se présente aujour-
d'hui d'une... émancipation définitive. Epargnez-vous les risques
d'un avenir que le passé rendait problématique et puisque, pour
une fois, l'intéressé fait preuve de décision... que Dieu le
bénisse et qu'il épouse I
La fin de la dernière phrase parut jetée avec violence, bien
que la voix n'eût pris aucun éclat. Mme Manchon s'aperçut
qu'après avoir entendu parler son fils, elle n'entendait plus
que le tic-tac de la pendule. Elle ne cessa point de considérer
les flammes.
— Et si j'ai, moi, le désir de ne pas laisser mon fils s'établir
loin de moi? dit-elle soudain, comme si elle s'éveillait d'un
rêve.
— Justement, ma mère, vous m'obligez à aller au fond
d'une pensée que j'espérais déjà comprise. En envoyant René à
Semur, pour quelques mois, vous avez accompli, je crois, le
commencement du devoir. Je vous demande d'aller au bout et
de rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non seulement
vous rendrez à René la conscience de sa destinée, mais le sacri-
fice, — si grand qu'il vous paraisse, — sera pour vous un élé-
ment de salut... nécessaire... C'est tout ce que j'avais à dire.
Vers la fin, Mme Manchon avait peu à peu tourné de nouveau
la tête pour examiner son fils. Une seconde fois, les yeux se
rencontrèrent. Après le choc, le duel : en silence, ces deux
êtres également passionnés et volontaires affrontaient leurs
secrets. On n'évalue pas la durée de tels instants : ils abolissent
la réalité.
L'abbé baissa le premier les paupières. Il tira sa montre.
— Neuf heures : je dois partir, sous peine de manquer mon
train.
Mme Manchon parut, à son tour, revenir à elle :
TOME LXV. — 1921. %8
7T.4 REVUE DES DEUX MONDES.
— Henri!... commença-t-.elle.
Mais elle n'ajouta rien.
— Bonsoir, ma mère.
I.l ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire qu'il y avait
déposé avant le diner, l'abbé sortit.
lin mobile, Mme Manchon se remit à surveiller les braises.
Elle revoyait des figures disparues. Une émotion inexprimable
faisait battre son cœur. Elle avait aussi la sensation qu'une dalle
.-> 'abattait sur ses épaules, tandis qu'elle s'efforçait de se rappe-
ler exactement une parole de son fils : « Ce sera pour vous
un élément de salut... nécessaire...; » mais brusquement, la
pensée de René balaya ces fantômes.
— Bah I murmura-t-elle, des phrases de prêtre !
Reprise ensuite par la conscience du seul péril immédiat
qui survenait, elle alla vers son bureau, et d'une écriture
appuyée, débuta :
<( i\lon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te laisserai pas
non plus consommer une sottise... »
La plume courait. On aurait dit qu'elle prétendait aller plus
vite que le cœur qui dictait. C'est qu'aussi, après s'être long-
temps dissimulé, le destin entamait au grand jour son œuvre.
Des deux fils de Mme Manchon, l'un menaçait de lui être volé :
l'autre... Au fait, qu'arrivait-il avec l'autre, et pourquoi cette
question suffisait-elle pour troubler l'image même du premier?
Edouabd Estaunié.
(La quatrième partie au prochain numéro. )
AYANT LA CONFÉRENCE DE WASHINGTON
LA FRANCE ET LA CHINE
AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN
SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
Dans l'Extrême-Orient, la Chine, riveraine de- l'Océan Paci-
fique sur une très vaste étendue, est aujourd'hui le principal
objet des rivalités économiques entre les grandes Puissances
continentales, coloniales et maritimes ayant un intérêt capital
à y répandre leur commerce, leurs industries, et leurs influences
politiques, de manière à satisfaire ses multiples besoins et à tirer
profit de l'exploitation de ses ressources de toute nature.
Comment s'accomplira, sous la pression de ces Puissances
qui aspirent à s'enrichir en contribuant au développement de
sa prospérité, l'évolution, vers la civilisation moderne, de son
immense fourmilière humaine de 450 millions de marchands,
d'artisans et de cultivateurs, sobres, probes, et laborieux, main-
tenant qu'elle est libérée de l'incurie administrative de la
dynastie mandchoue? C'est la grande énigme de l'avenir, dont
dépendront désormais, pour une large part, les destinées de
l'humanité.
En tout cas, la France compte parmi les Puissances colo-
niales intéressées à la prospérité de la Chine et au maintien de
la paix dans le Pacifique, à cause de sa base navale principale
de l'Indo-Chine, que la politique résolue et clairvoyante de
REVUE DES DEUX MONDES.
Jules Ferry ;i prolongée, dans le Tonkin, dépendance de
l'A n nain, jusqu'aux frontières des trois riches provinces chi-
noises limitrophes, par le traité de Tien-Tsin du 11 mai 1884.
Ce traité ne fut ratifié et exécuté intégralement qu'une
année plus laid, après bien des tribulations ; mais il mit fin
entièrement, alors, aux conflits diplomatiques et militaires entre
la France <'t la Chine au sujet du Tonkin, en les liant, à travers
les frontières communes, par des relations commerciales égale-
ment avantageuses de part et d'autre. Certes, des causes de
faiblesse, de troubles et de divisions subsistent encore dans la
jeune République chinoise, de fondation si récente. Cependant
sa nouvelle orientation vers une ère de réformes progressives
ne peut que resserrer davantage ses relations amicales avec la
France, cimentées depuis par son alliance militaire dans la
guerre de 1014, de manière à augmenter la sécurité et la pros-
périté de notre colonie tonkinoise et l'importance relative de
notre principale base navale en Extrême-Orient.
Enfin, le président de la grande République américaine
doit mettre en discussion, dans quelques semaines, au Congrès
,de Washington, les questions intéressant le maintien de la paix
,dans le Pacifique, — intimement liées, sans doute, dans sa pensée,
à l'application à la Chine actuelle du principe de la porte ouverte
entre les Puissances concourant à l'exploitation et au dévelop-
pement de ses ressources économiques et autres. Ce fait ne peut
que nous inciter à envisager à notre tour ces questions au point
de vue français.
Ayant été appelé, au cours d'une de mes nombreuses cam-
pagnes en Extrême-Orient, à jouer, accidentellement, comme
■ •■un mandant du croiseur Volta, un rôle diplomatique qui fut
décisif, a un moment critique de notre occupation du Tonkin,
j'ai tenu à le définir par quelques souvenirs anecdotiques scru-
puleusement limités aux faits auxquels j'ai assisté et pris part.
Quant au récit des événements qui se sont déroulés, avant
et après cette intervention diplomatique personnelle dans le
traité de Tien-Tsin du 11 mai 1884, on en trouve un émouvant
. t complet exposé dans le beau livre, Y Affaire du Ton/cin(i), de
JSN2 a 188*>, de M. l'ambassadeur Billot, alors directeur poli-
tique mi quai d'Orsay : j'ai pu juger à l'œuvre M. Billot : j'ai eu
Iule Hetzei e>t G".
LA FRANCE ET LA CIIINE AU TRAITÉ DE T1EN-TSIN. loi
souvent l'occasion, d'admirer sa droiture de caractère, ses juge-
ments éclairés, ainsi que sa haute valeur morale et profession-
nelle.
La première partie des présents Souvenirs est un aperçu des
hommes et des choses du Céleste-Empire, de 1878 à 1880; la
seconde partie est l'historique de mes interventions personnelles,
dans le cadre général des conflits militaires et diplomatiques
survenus entre la France et la Chine, au sujet de notre occu-
pation du Tonkin, et des circonstances qui les ont provoquées.
I. — HOMMES ET CHOSES DU CÉLESTE-EMPIRE DE 1878 A 1880
Le 19 mai 1878, j'avais été nommé, à ma grande joie, au
commandement delà canonnière Lynx, que je devais conduire,
de Cherbourg où elle entrait en armement, jusqu'en Chine,
pour y entreprendre une campagne d'essai, aller et retour, de
ce nouveau type de bâtiment de stations lointaines : j'étais
ainsi placé, dans la division navale de l'Extrême-Orient, sous
les ordres du contre-amiral Ch. Duperré.
La traversée sur un navire peu rapide, de faible tonnage,
fut nécessairement longue, mais sans autres incidents de navi-
gation qu'une lutte assez dure contre la mousson de Nord-Est,
en remontant la côte de Chine jusqu'au Peï-ho, où je devais
hiverner. Je pus gagner ce port et m'y installer avant l'appa-
rition des glaces.
J'y trouvai trois canonnières, anglaise, allemande et amé-
ricaine, déjà amarrées chacune devant le Consulat de sa natio-
nalité, pour en assurer la garde. Je pris des dispositions ana-
logues devant le Consulat de France. Elles consistaient à pré-
server le navire de la neige et du froid très rigoureux atteignant
souvent — 20° centigrades, en le recouvrant et l'enveloppant
d'une toiture et d'une muraille improvisées qui permettaient d'y
maintenir un chauffage intérieur permanent. Quant à l'équi-
page, on l'entretenait dans un parfait état de santé physique et
morale, par un vigoureux régime sportif en plein air, de mar-
ches et d'exercices militaires, agrémenté de patinages volon-
taires sur la glace du fleuve.
Toutefois, malgré l'appareil guerrier de ce groupe de
canonnières isolé pendant l'hivernage de tout renfort extérieur,
le prestige des grandes Puissances dont les pavillons flottaient à
758 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs poupes était leur véritable porte-respect et la sauvegarde
effective des intérêts nationaux et privés qu'elles avaient mis-
sion d'y protéger.
Nos affaires étaient gérées, àTien-Tsin, par un consul de-
carrière, M. Dillon, profondément pénétré de la conscience des
devoirs de sa charge, bienveillant et affable, d'un caractère
droit et ferme. Je reçus, de lui, le plus sympathique accueil :
l'iit de suite, une confiance réciproque s'établit entre nous
da us les fréquentes relations de service et de camaraderie qui
devaient se prolonger pendant deux années d'hivernage.
M. Dillon, qui parlait couramment la langue chinoise, voulut
bien m'oflYir de me servir d'interprète, à titre purement ami-
cal et personnel, dans les circonstances inattendues que je vais
relater, circonstances qui devaient m'entrainer, au gré de ma
destinée aventureuse, à jouer un rôle de plus en plus actif et
tinalement décisif, six années plus tard, dans le règlement
diplomatique de notre différend avec le Gouvernement chinois
au sujet de notre occupation du Tonkin.
*
* *
Dès ma première conversation avec notre consul, il me mit
au courant des affaires de la Chine, qui le préoccupaient vive-
ment. La Russie la menaçait d'une guerre imminente, en
représailles. Le gouvernement de Pékin avait refusé de recon-
naître le traité de Livadia, relatif à l'affaire de Kuldja, et
dont son ambassadeur, Tchong-hô, avait cependant accepté les
conditions en vertu de ses pleins pouvoirs.
A la suite de ce refus, le Tsar avait envoyé une escadre
stationner au Japon, en attendant ses ordres, à proximité des
les chinoises, et prescrit de concentrer une armée de
50000 hommes sur la frontière en litige.
L'Impératrice régente, effrayée de ces préparatifs d'inva-
sion par terre et par mer, avait fait appel, comme toujours.
dans les moments critiques, à Li-Hong-Tchang, vice-roi du
Tchi-li, le plus sage et le prudent conseiller du Céleste Empire .
lait lui qui, pour ses débuts d'homme d'État, avait déjà sauvé
la dynastie de la dangereuse insurrection des Taipings, en
l'étouffant sous une répression impitoyable.
Or, Li-M'-ng-Tchang paraissait soucieux des graves respon-
bilités dont il était à nouveau chargé. Ainsi, il venait de
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 7H9
consulter les commandants des canonnières étrangères arri-
vées, avant le « Lynx, » à Tien-Tsin, pour se faire des idées plus
précises sur la valeur relative et les chances respectives de
succès des forces navales et militaires qui allaient entrer en
lutte, s'il ne parvenait pas à empêcher l'ouverture prochaine
des hostilités.
Il était visible, d'ailleurs, qu'il cherchait surtout, dans ces
consultations, à se procurer des arguments de nature à-décou-
rager les aveugles partisans d'une résistance obstinée aux
réclamations russes. A ses yeux, résister aurait pour consé-
quence inévitable d'acculer son pays à une défaite plus humi-
liante et onéreuse que les concessions nécessaires à un règle-
ment pacifique immédiat du conflit.
Le consul pensait donc que le vice-roi, aux abois, me de-
manderait également mon avis, à ce sujet, dans l'audience pro-
chaine qui lui avait été demandée pour recevoir ma première
visite officielle.
Enfin arriva le jour de cette audience qui piquait vivement
ma curiosité.
Un secrétaire nous introduisit dans une vaste salle décorée
simplement par un beau portrait en pied du vice-roi, et sans
autre mobilier qu'une table entourée de lourds fauteuils en bois
d'ébène sculpté et, dans le fond de la pièce, un brasero pour la
chauffer.
L'entrée solennelle de notre hôte, à pas comptés, fut impres-
sionnante. Il avait grand air, avec sa haute stature, sa démarche
majestueuse dans son ample manteau de fourrures, l'aspect
décoratif de sa coiffure officielle de mandarin du plus haut rang
couronnant une longue figure osseuse, à barbe grise et clairse-
mée, au front pensif, aux yeux perçants et bridés entre deux
pommettes larges et proéminentes. Il nous fit, avec gravité, les
honneurs de son appartement; mais son attitude, moins com-
passée, nous mit plus à l'aise, quand, après l'échange des com-
pliments d'usage, la conversation s'engagea sur les sujets qu'il
désirait traiter avec nous et qui étaient, en effet, pour lui, d'un
haut intérêt.
Dans cette première visite, il se borna à me questionner sur
la valeur offensive des canonnières qu'il avait achetées récem-
REV1 i: DES DEUX MONDES.
ment en Angleterre. Leur armement en artillerie se composait
d'une grosse pièce « Amstrong, » devant, et de deux petite*
pièces légères, derrière.
Mais la pièce de chasse, n'étant pas sur pivot central, ne
pouvait être pointée que dans la direction de la route du navire,
direction qu'il fallait donc changer selon le but à viser. Or,
dans la navigation fluviale, à laquelle étaient principalement
destinées ces canonnières, cette manœuvre est gênante, et même
dangereuse sous le feu de l'ennemi; car, lorsque le bâtiment
est au mouillage il doit, pour l'exécuter, s'embosser sur des
ancres, en travers du courant; et, lorsqu'il est en marche, il
est réduit, pour canonner une des rives, à obliquer sa route
vers elle, au risque de s'y échouer, si l'embardée est trop
inde ou trop prolongée.
Cette critique, qui n'avait pas encore été faite au vice-roi
lui causa une visible déception. Elle était d'ailleurs fondée,
ainsi qu'il a pu le reconnaître, lui-même, à ses dépens, plus
tard, dans le combat de Fou-Tchéou. Les canonnières chinoise,
furent alors aisément détruites, dans la rivière Min, sous les
feux de chasse concentrés de nos navires, parce que leur évi-
tage au jusant, au moment choisi par l'amiral Courbet pour
ouvrir les hostilités, les empêcha de se servir de leurs grosses
pièces Amstrong.
*
* *
A la suite de ce premier entretien, Li-Hong-Tchang me
convoqua plusieurs fois à son yamen, avec M. Dillon, et, à
chaque nouvelle entrevue, je sentais grandir la confiance avec
laquelle il accueillait mes explications, surtout sur les sujets
un peu scientifiques et maritimes où son ignorance complète
m'obligeait à faire appel, pour l'éclairer et le convaincre, à
artifices de démonstration enfantins
Bientôt même il fut conduit, par la force des choses, à nous
faire d'intéressantes confidences sur les difficultés qu'il rencon
trait, a la cour de Pékin et au Tsong-Li-Yamen. Malgré l'appui
constant de l'Impératrice régente, il avait à se défendre contre
les intrigues de certains vice-rois jaloux de ses nombreux pri-
vil t d'autres rivaux systématiquement hostiles à sa poli-
tique étrangère. Il estimait qu'il y avait lieu de ne pas se
départir d'une attitude prudente et pacifique à l'égard de la
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 761
Russie et du Japon, toujours en quête d'un prétexte ou d'une
occasion pour agrandir leurs territoires limitrophes aux dépens
de celui de la Chine.
Le vice-roi jugeait indispensable, en effet, non sans de
graves raisons, cette politique de temporisation, tant que son
pays n'aurait pas remédié, par les réformes nécessaires, à son
impuissance militaire et maritime.
C'est en vue de réaliser ces réformes, qu'il s'était imposé des
sacrifices exceptionnels pour se constituer, avec l'aide de quel-
ques officiers et d'instructeurs étrangers, une petite armée et
une flottille de guerre capables, soit de couvrir Pékin sur
terre et sur mer, contre l'attaque brusquée d'une nation voi-
sine, soit, au contraire, d'y pénétrer, au premier signal de sa
souveraine, pour la défendre contre un danger quelconque : on
pouvait redouter, par exemple, une conspiration, de quelque
prince mandchou de la famille impériale, hostile à la régence
de la mère du jeune souverain, à cause de sa basse extraction,
et bien qu'elle fût d'une intelligence supérieure.
Li-Hong-Tchang était d'ailleurs d'autant plus intéressé à
maintenir, à tout prix, l'Impératrice au pouvoir, qu'en retour,
elle lui assurait son appui souverain, ouvertement, ou même
secrètement, dans les heures critiques où il risquait de succom-
ber sous la violence des attaques d'une coalition de ses adver-
saires politiques.
C'était a elle, en effet, qu'il devait sa haute fonction de direc-
teur de la politique étrangère de l'Empire. Il tenait surtout à
cette fonction, car elle lui permettait d'intervenir efficacement
en faveur de la paix, chaque fois que son pays était menacé d'un
conflit redoutable avec une Puissance voisine mieux armée.
*
* *
J'ai pu me rendre compte, par l'exemple suivant, de la
façon habile dont Li-Hong-Tchang appliquait, à l'occasion, sa
méthode de temporisation pacifique, pour éviter une guerre
imminente.
Un jour, ayant été convoqués d'urgence, M. Dillon et moi,
dans le yamen du vice-roi, il nous reçut, d'un air radieux, et
nous annonça qu'il venait de réussir h empêcher la guerre avec
la Russie, dont la menace le préoccupait si fort au moment de
mon arrivée à Tien-Tsin.
REVUE DES DEUX MONDES.
D'après son récit, il avait obtenu de l'Impe'ratrice régente
la réunion, a Pékin, d'un Grand Conseil des vice-rois, auxquels
elle tint, en substance, d'après ses recommandations, le discours-
suivant :
« Vous réclamez, énergiquement, pour la plupart, que notre
Gouvernement repousse l'ultimatum du Tsar, humiliant, dites-
vous, pour la dignité du Céleste-Empire. Mais vous devez savoir
qui1 la guerre, qui résultera inévitablement de ce refus, ne
pourra être soutenue qu'au prix d'énormes sacrifices de toute
nature et surtout d'argent. Or le Gouvernement central ne pos-
de pas de trésor de guerre ; il faut donc, avant tout, que vous
consentiez tous à constituer ce trésor indispensable, avec les reve-
nus de vos provinces dont vous avez disposé jusqu'ici librement. »
Ce petit discours, ajouta en ricanant triomphalement
Li-FIong-Tchang, produisit l'effet souhaité. Après quelques
discussions inévitables, le Grand Conseil décida, à une très
forte majorité, d'accepter l'ultimatum du Tsar et de confier
au vice-roi, comme d'habitude, le soin de faire droit aux récla-
mations du Gouvernement russe par un traité sauvegardant,
autant qu'il était possible, au moins dans la forme, la dignité
de l'Empire.
*
* *
Quant à la façon dont le vice-roi, de son côté, venait en aide
a l'Impératrice à titre de réciprocité, l'exemple suivant, non
moins caractéristique, nous en expliqua clairement la nature
et l'efficacité.
Pendant une des nuits de notre hivernage, des mouvements
inusités de troupes se produisirent à Tien-T><n, et, le lendemain,
on apprit que Li-IIong-Tchang lui-même était parti avec elles
pour Pékin, où il demeura pendant plusieurs jours. Or, après
son retour, on sut, par la rumeur publique, qu'il avait pénétré
dans le palais impérial, et là avaient eu lieu, sur ses ordres, des
exécutions capitales : il s'agissait de réprimer sommairement des
troubles dont s' étail alarmée l'Impératrice.
On pourrait s'étonner, à ce sujet, que le vice-roi fût toujours
lire d'avoir à son gré, dans Pékin, pour y porter
souveraine : ne risquait-il pas de se heurter aux
milices tari ares qui pouvaient lui barrer la route du palais? Eu
réalité, a cette époque, toute résistance de cette nature eût été
LÀ FRANCE ET LA CHINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 763
vaine, car les troupes de Li-Hong-Tchang possédaient, presque
seules, alors, une véritable valeur offensive, par leur armement,
leurs cadres, leur organisation et leur instruction technique.
Quant aux milices des bannières tartares qui pouvaient leur être
opposées à Pékin, elles restaient encore armées, principale-
ment d'arcs et de lances, et elles étaient à peu près dépourvues
d'armes à feu modernes.
* *
Mais la Russie n'était pas la seule Puissance dont le voisi-
nage fût redoutable à la Chine.
Près des côtes chinoises s'étend l'archipel du Japon qui, à
cette époque, c'est-à-dire douze ans seulement après sa grande
révolution, disposait déjà d'une armée et d'une flotte de valeur
offensive importante. Ces forces de terre et de mer étaient
d'autant plus à craindre pour la Chine qu'au Japon le patrio-
tisme était ardent, chevaleresque, et que chacun s'honorait de
lui faire, au besoin, le sacrifice de sa vie; quant aux Chinois,
s'ils étaient fiers d'être originaires du Céleste-Empire, ce senti-
ment de vanité nationale n'inspirait à aucun d'eux l'obligation
morale de contribuer personnellement à la défense de son pays.
11 en résultait, qu'en dehors des bannières tartares des princes
mandchous, le métier des armes n'était exercé, en Chine, que
par des déclassés et des besogneux sous les ordres de manda-
rins militaires illettrés et sans prestige.
De plus, le Japon, se prévalant de son ancienne conquête de
la Corée par Taï-Ko-Sama, un de ses héros populaires, tendait
manifestement à reprendre dans ce pays, retombé depuis sous la
suzeraineté de l'empereur de Chine, une influence prépondé-
rante. Or Li-Hong-Tchang avait, parmi ses attributions offi-
cielles, la direction de la politique étrangère de la cour de Séoul
et le maintien du roi de Corée dans ses devoirs de vassalité.
Enfin, d'autres nations que le Japon, notamment la Russie
et l'Angleterre, obligeaient le vice-roi, pour sauvegarder les
intérêts de l'Empire chinois et sa propre autorité méconnue, à
des luttes incessantes contre les intrigues, non moins actives,
de leurs partisans à la cour de Séoul.
Pour ces raisons et, d'autre part, pour remplir efficacement
son rôle capital de protecteur vigilant de l'Impératrice, il était
donc astreint à résider en permanence à proximité du palais
764 REVl i: DBS DEUX MONDES.
impérial, .ivre la totalité de ses forces militaires et maritimes.
Il s'agissait d'ailleurs de couvrir éventuellement la capitale de
['Empire contre une attaque subite de la Russie ou du Japon.
On conçoit que, dans ces conditions, la préoccupation domi-
aante <lu vin-roi ait toujours été de conduire la politique étran-
pe de son pays de manière à éviter une guerre extérieure,
ri qu'il ne se souciât nullement de recevoir, «à l'instigation de
ses adversaires politiques intéressés à l'éloigner de Pékin, la
mission de chasser nos troupes du Tonkin. Car, si, d'après ses
attributions officielles, il répondait sur sa tête de la fidélité
du roi de Corée à ses devoirs de vassal, ce qui n'était pas son
moindre souci, il considérait d'autre part comme non moins
redoutable pour lui, d'être réduit à courir les risques d'une opé-
ration miliLaire au delà des frontières méridionales de l'EmpireD
Aussi a-t-il toujours cherché à intervenir à propos, pour
empêcher l'attitude arrogante et comminatoire du marquis de
Tseng, l'ambassadeur de Chine à Paris. Notre occupation du
Tonkin était encore très précaire, et il voulait éviter de nous
pousser, malencontreusement, par représailles, à une offensive
assez résolue pour être finalement victorieuse. Il s'y employait
alors en nous faisant, comme négociateur de son gouvernement,
les concessions nécessaires; et ces concessions, il les imposait à
ses adversaires politiques de la cour impériale et du Tsong-Li-
Yamen, avec l'appui de ses amis puissants et de l'Impératrice
régente.
Cette digression sur les particularités peu connues de la
situation exceptionnelle et difficile de Li-IIong-Tchang à la
cour de Pékin en 1878, était, on le verra, indispensable pour
expliquer la marche tortueuse, vraiment déconcertante au
premier abord, des événements auxquels a donné lieu, de 1882
à 1886, notre conflit avec la Chine au sujet du Tonkin.
Après la débâcle des glaces dans le Peï-ho et la remise en
i de disponibilité de ma canonnière pour rejoindre la divi-
sion navale de l'amiral Ch. Duperré, je reçus, de Li-Hong-
Ichang, une invitation inattendue qui me montra, une fois de
plus, l'intérêl croissant qu'il attachait à mes avis et la faveur
dont je jouissais dans son esprit.
M. Dillon m'informa qu'il me priait de l'accompagner avec
LA FRANCE ET LA GUINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 765
deux de mes officiers sur le bâtiment où il allait assister aux
grandes manœuvres de sa flotte à l'embouchure du Peï-ho.
Il avait engagé, à cette occasion, un cuisinier français et
s'était pourvu d'excellents vins pour nous traiter le mieux pos-
sible, à son bord, en nous y laissant d'ailleurs parfaitement h
l'aise dans les logements et le carré des mandarins de sa suite, qui
avaient été répartis, pour nous faire place, sur d'autres navires.
Nous étions naturellement, tous les trois, enchantés et
curieux de voir à l'œuvre l'escadre chinoise dans ses évolutions
sous les yeux de ce haut personnage de l'Empire.
A l'heure fixée, nous étions à bord, prêts à recevoir notre
hôte éminent.
Son embarquement ne fut pas banal, car sa haute dignité ne
lui permettant pas de descendre dans une embarcation, on avait
construit une large passerelle volante pour qu'il pût passer
directement du quai au pont de son navire, ou d'un navire
à l'autre, avec le cérémonial voulu, soutenu, de chaque côté, par
un officier de sa suite.
Après avoir répondu à nos salutations respectueuses, en
nous demandant si nous étions satisfaits de notre installation,
il disparut dans ses appartements, pendant la descente de la
rivière jusqu'au mouillage extérieur assigné à l'escadre.
*
* *
Les exercices de signaux, de tirs et d'évolutions durèrent
trois jours, pendant lesquels le vice-roi m'appelait fréquem-
ment auprès de lui sur sa passerelle de commandement, me
priant de lui donner, à leur sujet, les explications nécessaires
et mes impressions personnelles.
Ses repas étaient des plus simples. Il les prenait, entouré de
ses secrétaires qui attendaient ses ordres, ou lui communi-
quaient les dépêches officielles. Il se rendait ensuite auprès de
nous, dans notre carré, au moment où nous prenions le café, et,
après s'être fait allumer une longue pipe chinoise, il nous
narrait, avec animation et non sans orgueil, des épisodes de ses
guerres contre les Taïpings. De son propre aveu, il n'aurait pu
les vaincre, sans l'aide de corps franco-chinois et anglo-chinois,
constitués et commandés, principalement, par des instructeurs
et des officiers français et anglais, qu'il avait réunis fort à
propos pour les combattre.
REVUE DES DEUX MONDES.
Kulin, entre temps, il m'interrogeait sur la marine fran-
çaise, l'organisation de notre inscription maritime et le mode
d'entraînement de nos états-majors et de nos équipages, surtout
pour le tir du canon.
A nuire retour à Tien-Tsin, après les intéressants exercices
où avaient ligure ses nouvelles canonnières, — encore montées
el dirigées par les équipageset les officiers qui les avaient ame-
né, is d'Angleterre, — le vice-roi nous fit ses adieux pour se
rendre dans sa résidence de Pao-Ting-Fou,où il allaitse reposer.
«Quelques jours après, je partais moi-même sur le Lynx,
allant rejoindre l'amiral Duperré et prendre part, avec les
autres navires de sa division navale, aux manœuvres d'ensemble
annuelles et à la tournée réglementaire du littoral et des rivières
navigables aux grands navires.
*
* *
Ayant reçu mission, dans cette tournée, d'étudier en détail
le mode de défense des côtes de Chine, j'avais signalé dans mes
rapports un défaut capital, commun à la plupart des batteries
casematées qui battaient les embouchures des rivières avec
leurs canons de gros calibre « Amstrong, » en tunnels : celui
• l'être ouvertes, ou insuffisamment fermées, à la gorge, et
dans l'impossibilité de diriger leurs feux vers l'intérieur de ces
rivières.
Je faisais remarquer, à ce sujet, qu'une force navale d'un
pays engagé dans un grave conflit avec la Chine et qui aurait
pénétré librement dans l'une de ces rivières, avant la rupture
diplomatique, pourrait s'y donner l'avantage de commencer les
hostilités, à l'instant propice à son attaque brusquée, en le diri-
int, par exemple, sur un établissement militaire qu'elle aurait
grand intérêt à détruire avant tout. J'ajoutais qu'après cette
opération de la première heure, la force navale assaillante
:i m ail encore la possibilité de sortir de cette rivière sans
exposer ses navires à être désemparés, ou coulés bas, en tra-
versanl finalement le champ de tir de ce genre de batteries
extérieures. II lui suffirait, pour cela, de jeter dans chacune
d'elle-, avant de la franchir, en descendant la rivière, quelques
troupes de débarquement. Ces troupes seraient chargées d'en
semparer rapidement les canons, après en avoir chassé et dis-
■ I m- la plaine les servants et leurs défenseurs, en sou-
LA FRANGE ET LA CHINE AU TRAITE DE TIEN-TSIN. 767
mettant à un violent bombardement leurs fronts de revers, qui
étaient exposés, sans abris, aux feux concentrés des navires
ennemis.
Or, cet expédient est celui auquel eut recours, avec plein
succès, l'amiral Courbet, six ans plus tard. S'étant posté en
position dans la rivière Min, il se proposait d'y bombarder l'ar-
senal important de Fou-Tchéou, dès qu'il aurait reçu, par
dépêche télégraphique, l'autorisation, qu'il réclamait impatiem-
ment, d'ouvrir les hostilités.
C'est ainsi que j'ai pu indiquer, étant alors à Paris, à M. Jules
Ferry, pour le rassurer sur les suites de cette opération, com-
ment l'amiral s'y prendrait pour sortir, de vive force, de la
rivière Min, sans pertes sensibles.
* *
Quand je revis Li-Hong-Tchang, après mon retour à
Tien-Tsin, dans le cours de mon second hivernage, je le
trouvai décidé à entreprendre, sous ma direction, supposait-il,
une réorganisation d'ensemble et un renforcement de sa
flotte. '
Après quelques propositions qu'il me fit faire indirectement,
il s'en ouvrit nettement à moi-même, en m'oiîrant de quitter
le service de la marine française pour prendre le commande-
ment de la flotte chinoise et organiser une école de tir du canon,
pour laquelle je me serais adjoint le second du Lynx, M. Boyer,
lieutenant de vaisseau, qui sortait de notre vaisseau-école de
canonnage. Cet excellent officier est entré depuis à la Compagnie
transatlantique.
Comme j'opposais un refus poli, mais catégorique, à ces
ouvertures, — il me faisait, pour me décider, un pont d'or, —
il fut très surpris et me demanda quels appointements je tou-
chais comme lieutenant de vaisseau commandant le Lynx. Sur
ma réponse, il s'écria, stupéfait :
— Et vous refusez ceux que je vous offre, à votre choix, avec
une situation qui, sous ma protection souveraine, fera de vous
le chef de la marine chinoise!
Je lui répondis simplement que je tenais à rester dans la
flotte française, pour y prendre part à la grande guerre de
revanche qu'elle devrait soutenir inévitablement, un jour ou
l'autre, selon les circonstances, contre la flotte allemande •
IliS REVUE DES HFIX MONDES.
j'ajoutai qu'en considération de ce sentiment patriotique, qu'il
.1, \ ut trouver sans doute naturel et respectable, j'espérais qu'il
ne se formaliserait pas du refus que j'opposais à ses offres
magnifiques, dont j'étais reconnaissant et honoré.
Après cet entretien, le vice-roi nous quitta, M. Dillon et
moi, d'un air préoccupé, et je ne le revis plus de quelque temps.
Mais, dans l'intervalle, le consul vint un jour à bord du
Lijnx m'annoncer qu'il avait chez lui un mandarin, chargé par
Li-Hong-Tchang de m'acheter des cadeaux pour une très forte
Bomme, et qu'il attendait ma réponse et l'indication de mes pré-
férences pour procéder à ces achats.
Je priai M. Dillon de répondre à ce mandarin de remercier
de ma part le vice-roi, en lui disant que je ne voulais aucun
de ces souvenirs précieux, et que je me réservais de lui dire
moi-même celui que je préférais, en lui faisant ma dernière
visite d'adieux officielle.
Quelque temps après, j'allai prendre congé de Li-Hong-
Tchang avec M. Dillon, la veille de mon retour en France.
Il nous reçut affectueusement, mais d'un air soucieux, et me
renouvela les offres qu'il m'avait faites de rester à son service,
à la tète de la marine chinoise, me répétant que si, dans
l'avenir, j'étais mécontent de ma carrière maritime, ou pour
toute autre raison, je n'avais qu'à l'en informer et qu'il me
donnerait aussitôt la situation exceptionnelle que je persistais à
lui refuser
Après m'être confondu, à nouveau, en excuses à ce sujet, je
vis passer une ombre sur son visage quand j'ajoutai, d'une voix
hésitante :
— Cependant, j'ai encore une demande, à laquelle j'attache
le plus haut prix, à adresser à Votre Excellence : je ne voudrais
pas me séparer du plus grand homme d'État de l'Empire, sans
emporter de lui, comme souvenir..., sa photographie!
Aussitôt sa figure s'éclaira d'une vive expression de soulage-
ment; il appela bruyamment, en riant, un secrétaire, il lui
demanda une de ses photographies, qu'il couvrit de la longue
• numération de ses titres h la cour et de son cachet, et il me la
remit, avec une cordiale poignée de mains, en me souhaitant
bon retour en France.
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITE DE TIEN-TSIN. TG9
*
* *
Dès le lendemain de ces adieux officiels, je descendais le
Peï-ho pour gagner la mer et ramener le Lynx à Cherbourg, où
je l'avais pris deux années plus tôt. Mais j'emportais de cette
troisième campagne dans les mers de Chine une ample moisson
d'observations intéressantes et d'enseignements sur les hommes
et les choses du Céleste-Empire, plus précieux, à mes yeux,
que les cadeaux de Li-Hong-Tchang, car j'entrevoyais déjà la
possibilité de les utiliser plus tard, pour le bien du pays : par
exemple, dans un conflit entre la France et la Chine.
H. — SITUATION DE LA FRANCE DANS L'ANNAM ET AU TONKIN
EN DÉCEMBRE 1882
En décembre 1882, j'étais capitaine de frégate, attaché
comme officier d'ordonnance au vice-amiral Jauréguiberry,
ministre de la marine dans le cabinet de M. Duclerc, président
du Conseil.
L'amiral paraissait très préoccupé de la tournure de plus en
plus inquiétante des événements dans l'Annam et le Tonkin.
Le Gouvernement annamite n'y remplissait plus aucune des
obligations essentielles qu'il avait assumées en acceptant, le
16 avril 1874, le protectorat de la France; ses procédés vexa-
toires, restés depuis trop longtemps sans répression, rendaient
intolérable la position de notre chargé d'affaires à Hué.
Au Tonkin, notre situation était pire encore. Une insur-
rection y ayant éclaté, les troupes chinoises y avaient pénétré
à la demande de notre protégé, pour y rétablir l'ordre ; de façon
que nos consuls et leurs petites escortes s'y trouvaient sans cesse
en butte, à la fois, aux menaces de ces troupes, à celles des
rebelles et à l'hostilité des mandarins.
Pour remédier à cet état de choses, aussi compromettant
pour les intérêts de nos nationaux que pour le prestige de la
France en Extrême-Orient, le gouverneur général de l'Indo-
Chine avait été autorisé, provisoirement, à envoyer, sur les
côtes et dans les rivières du Tonkin, les navires dont il pouvait
disposer et à renforcer, autant que possible, nos garnisons
d'Haïphong et d'Hanoï. C'est ainsi que le commandant Rivière,
commandant de notre station navale de Saigon, avant reçu mis-
TOME LXV. — 1921. 49
710 REVUE DES DEUX MONDES.
sion <1<' couvrir cette ville importante d'Hanoï contre toute sur-
prise, fut conduit à s'emparer, par un hardi coup de main, à la
tête il-' 500 hommes, de sa vaste citadelle défendue par plusieurs
milliers de soldats et par une nombreuse artillerie.
La France, se trouvant engagée par ce brillant fait d'armes,
ne pouvait laisser la vaillante troupe, qui l'avait si heureuse-
meni exécuté, privée de renforts et exposée dans la capitale
même «lu Tonkin, qu'il importait de garder à tout prix, aux
retours offensifs inévitables des nombreux adversaires qui l'en-
veloppaient. D'autre part, évacuer le Tonkin en ce moment,
c'était un acte de faiblesse et d'incohérence qui eût encouragé
les résistances de la cour de Hué et l'audace des bandes
chinoises. Nous aurions ainsi compromis la sécurité de noire
colonie de la Gochinchine, et nous aurions été entraînés,
bientôt, pour réparer les désastreuses conséquences de nos
fautes, à de nouveaux sacrifices dépassant de beaucoup ceux
qui auraient suffi à les prévenir.
Sous l'empire de ces légitimes préoccupations, l'amiral Jau-
réguiberry, soucieux de ne rien laisser au hasard des événe-
ments, avait mis à l'étude, dans son état-major général, tout un
programme détaillé d'opérations militaires éventuelles. L'expé-
dition devrait comporter 8 000 hommes de troupes de la marine
et une escadre de six bâtiments propres à effectuer leurs débar-
quements et leurs déplacements statégiques sur les côtes et dans
les rivières. Un crédit annuel de dix millions devait suffire
aux dépenses de ce corps expéditionnaire, assez puissant pour
briser, au premier choc, toute résistance annamite ou chinoise
et empêcherainsi.dans l'avenir, tout nouveau conflit de troubler
notre occupation pacifique du Tonkin.
Mais le Président de la République, M. Jules Grévy, crai-
gnant, par-dessus tout, la crise ministérielle que pouvait pro-
voquer la demande au Parlement de ce crédit supplémentaire,
en vue d'une expédition lointaine, qu'il jugeait trop aventu-
reuse, ne voulut rien entendre de ce projet. Il fallut les
instances patriotiques de M. Duclercetde M. Billot pour obtenir,
grand peine, du ministre de la Marine, les renforts à expé-
dier tout de suite au Tonkin : il y aurait un premier envoi
de 700 soldats seulement de la marine, sur un transport la
frète, et un croiseur en armement le Volta, dont il me fit
l'honneur de me confier le commandement.
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRATTÉ DE TIEN-TSIN. 711
L'amiral, m'ayant fait appeler pour m'annoncer cette déci-
sion bienveillante à mon égard, me dit, d'un air encore attristé
par le sacrifice pénible de son opinion, auquel il venait de
consentir :
— Deux commandements de votre grade sont actuellement à
pourvoir: l'un, dans l'escadre de la Méditerranée; l'autre, le
croiseur Volta, entrant en armement à Cherbourg, pour ren-
forcer notre division navale de l'Extrême-Orient. Je vous
donne vingt-quatre heures pour choisir entre les deux.
— Mon choix est tout fait, lui répondis-je aussitôt : c'est le
Volta dont je vous demande instamment le commandement.
Il me regarda, un instant, puis il ajouta :
— Vous avez raison ; je ferais de même, à votre place : il faut
toujours marcher au canon I
Il me serra alors affectueusement la main, en me souhai-
tant bon succès dans cette nouvelle épreuve de ma carrière
maritime.
*
* *
J'arrivai à Haïphong en avril, sur le Volta et j'y trouvai
sur la Victorieuse, le contre-amiral Meyer, commandant en
chef de notre division navale de l'Extrême-Orient.
Il me mit au courant, sommairement, des événements poli-
tiques, diplomatiques et militaires concernant notre situation
au Tonkin. Il craignait, manifestement, d'être entraîné à des
entreprises hasardeuses par les initiatives trop hardies du com-
mandant Rivière qui, après s'être emparé, par un audacieux
coup de main, à la tête d'une poignée d'hommes, de la citadelle
d'Hanoi, la capitale du Tonkin, s'y maintenait résolument,
malgré des alertes incessantes, au milieu de nombreux adver-
saires, Pavillons noirs et réguliers Chinois.
Aussi l'amiral faisait-il des vœux sincères pour le succès
des négociations diplomatiques que son ami, M. Bourée, notre
ministre à Pékin, poursuivait alors à Tien-Tsin, avec Li-Hong-
Tchang dans l'espoir d'aboutir à un règlement pacifique de
nos conflits en Indo-Chine.
Le rôle que me confia l'amiral fut de diriger sur la côte des
reconnaissances hydrographiques et militaires ayant pour objet
d'y recueillir des indications utiles à la navigation et d'en chasser
les navires qui tentaient d'y débarquer des troupes chinoises.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Après chacune de ces reconnaissances, je rejoignais la division
navale dan* la baie d'Along, excellent mouillage séparé de la
haute mer par une épaisse ceinture d'ilôts rocheux dressant à
pic, au-dessus des eaux calmes de cette vaste solitude, leurs
hautes silhouettes aux formes étranges et variées, d'un aspect
pittoresque.
La monotonie de notre vie à bord fut, un jour, troublée par
l'arrivée, à toute vapeur, d'une petite canonnière venant d'Haï-
phong et se dirigeant vers la Victorieuse. Quelques instants
après qu'elle eut communiqué avec ce bâtiment, l'amiral me
signala de faire prendre au Volta les dispositions nécessaires
pour être prêta appareiller et de me rendre à ses ordres.
A mon arrivée sur la Victorieuse, j'appris la nouvelle sen-
sationnelle que le commandant Rivière venait d'être tué dans
une sortie malheureuse où ses troupes, enveloppées à l'im-
proviste par un nombre très supérieur d'assaillants, avaient été
en partie détruites. Il fallait donc combler au plus tôt les vides
ainsi creusés dans une garnison déjà trop faible avant ces
pertes, afin de garder a tout prix la citadelle d'Hanoï.
L'amiral décida, sur l'avis général, d'y envoyer sans retard,
en renforts, les compagnies de débarquement de la division
navale, sous les ordres de mon ami, le capitaine de frégate,
Ch.Touchard, officier supérieur d'une haute valeur morale et
professionnelle et qui avait donné, au siège de Paris, en 1810,
la mesure de ses qualités militaires. Il me garda ensuite à dîner,
pendant qu'on préparait mes instructions écrites, et m'avertit
qu'aussitôt après il m'expédierait à Saigon avec la mission de
demander au gouverneur général de l'Indo-Chine, M. Thomson,
de lui envoyer, d'urgence, sur un paquebot : un bataillon, une
batterie de campagne de troupes de la marine avec des vivres et
des munitions et un général, pour commander les troupes à
Hanoï et au Tonkin.
Après le dîner, je pris congé de l'amiral, muni de mes
instructions et je fis route, dans la nuit, vers la haute mer, en
profitant de cette occasion d'inaugurer la passe, dite du Volta,
■ lui était de beaucoup la plus courte, et que j'avais découverte
comment dans une de mes reconnaissances hydrographiques.
Mais déjà apparaissaient les premiers signes précurseurs
•l'un typhon qui, heureusement, n'assaillit le Voila qu'assez loin
des terres. Le bâtiment, s'élant bien comporté dans la tempête,
LA FRANGE ET LA CHINE AU TRAITE DE TIEN-TSIN. 173
y subit peu d'avaries et, les vents lui ayant été ensuite favo-
rables, il put arriver au petit jour à Saigon, sans retard sensible.)
Je courus vite réveiller le gouverneur et lui annoncer
l'objet de ma visite. Grâce à l'activité qu'il imprima à tous
les services du port et à celle de mon excellent secondée lieu-
tenant de vaisseau, de Lapeyrère, qui avait été, déjà, comme
aspirant, un des plus jeunes et des plus audacieux pionniers de
notre première intervention au Tonkin, je pus repartir, dès le
lendemain, avec le paquebot et les renforts réclamés par
l'amiral Meyer. Celui-ci fut très agréablement surpris de nous
voir arriver beaucoup plus tôt qu'il ne l'espérait : il avait été
en effet fort inquiet à notre sujet, à cause des risques auxquels
est exposé tout bâtiment surpris par un typhon dans les pas-
sages dangereux du golfe de Haï-nan.
*
* *
Ayant repris, à la suite de ce voyage accidenté et précipité,
le cours de mes reconnaissances sur la cote, je trouvai, cette
fois, en y pénétrant à la sonde, un port naturel accessible aux
grands navires très près de terre, et voisin des mines de charbon
de la localité; j'y notai ensuite des points de débarquement
pouvant être utilisés avantageusement par nos troupes, pour
opérer une diversion le long de la frontière chinoise, vers
Langson, pendant que leur corps principal menacerait de front
cette place importante.
Ayant porté, moi-même, ensuite, à Hanoï, de la part de
l'amiral Meyer, sur un petit vapeur de commerce chinois, ces
indications au général Bouët avec les explications nécessaires,
je revins à Haïphong, attendre sur le Volta de nouveaux ordres.
Quelques jours après, je recevais à mon bord la visite inat-
tendue de l'amiral. Il venait me prévenir qu'il allait m'envoyer
à Shanghaï, avec le Volta, à la demande de M. Tricou, le suc-
cesseur de M. Bourée, de manière à faciliter à notre nouveau
ministre ses déplacements et à l'assister, au besoin, dans sa
mission par la connaissance approfondie que j'avais du vice-roi
et de sa politique au sujet de notre occupation du Tonkin.
Je remerciai l'amiral de ce nouveau témoignage de sa
confiance et je quittai, sans tarder, la baie d'Along et ses mornes
solitudes, à la satisfaction générale du personnel du Volta, pour
faire route vers la grande ville animée de Shanghaï.
"i REVUE DES DEUX MONDES.
*
A mon arrivée dans ce port, j'y trouvai M. Tricou souffrant
et se plaignant amèrement de l'inaction forcée où le mainte-
naient systématiquement les autorités chinoises. Celles-ci ne lui
adressaient plus aucune communication diplomatique, depuis
que Li-Hong-Tchang avait renoncé brusquement à poursuivre
avec lui ses premiers pourparlers. Le vie-roi était remonté a
Tien-tsin, en coupant court aux simulacres de préparatifs mili-
taires qu'il avait entrepris pour influencer M. Bourée, et qu'il
jugeait désormais impuissants à modifier l'attitude énergique
de notre nouveau ministre.
Je m'employai naturellement de mon mieux à le détourner
de son projet de quitter son poste, pour raisons de santé; je lui
fis observer que, dans le milieu troublé par tant d'aléas où
nous vivions alors, une occasion de rompre cette inaction diplo-
matique, qui lui pesait tant, ne pouvait manquer de se pré-
senter.
Bientôt, en effet, une émeute éclatait à Canton, à la suite
d'une rixe entre des étrangers et des Chinois. Les bâtiments de
la concession française étaient incendiés et les habitants
obligés de se réfugier sur les navires. De plus, des rumeurs
alarmantes circulaient sur le sort des missionnaires résidant à
l'intérieur du pays. Ces nouvelles parvinrent à M. Tricou, le
1 1 septembre, un soir que nous dînions ensemble dans la famille
d'un négociant suisse. Le ministre ayant lu le télégramme
urgent de notre consul à Canton, qu'on lui remit alors, me le
lit passer et, dès que nous pûmes sortir de table, nous primes les
résolu tin us suivantes. M. Tricou télégraphia à Paris qu'il par_
tait sans tarder pour Pékin, où son devoir l'appelait, afin de s'y
trouver en mesure d'"agir directement sur le Gouvernement
central; il se proposait d'y provoquer les mesures réparatrices et
les -.mêlions nécessaires au rétablissement de l'ordre à Canton
e1 :i la sauvegarde des intérêts de nos nationaux et des missions
étrangères dont il avait charge. De mon côté, je devais donner
au Yalta l'ordre d'être prêta appareiller, le plus tôt possible, et
pédier ;'i Li-Hong-Tchang.une dépêche officieuse, personnelle,
• m annonçant la prochaine arrivée àTien-Tsin du Volta portant
M. tricou; je lui demanderais de recevoir cordialement le
ministre de France et de lui offrir ses bons offices à Pékin, de
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 175
manière à assurer le succès de sa mission accidentelle, laquelle
était entièrement étrangère, d'ailleurs, à notre contlit avec la
Chine au sujet du Tonkin.
Le 13 septembre, le Volta faisait route pour Tien-Tsin
L'accueil de M. Tricou, dans ce port, par le vice-roi, qui lui
avait envoyé son yacht pour lui faire remonter le Peï-ho, fut des
plus chaleureux et solennels. Le pavillon du ministre y fut salué
par des salves de l'artillerie de tous les forts, pavoises pour la
circonstance. Enfin, grâce à son intervention pressante auprès
du Tsong-Li-Yamen, nos réclamations au sujet de l'affaire de
Canton y reçurent complète satisfaction. Mais M. Tricou,
bien qu'accueilli également à Pékin avec la plus grande cour-
toisie, entre autres par le prince Kong dont l'influence modéra-
trice était alors prépondérante à la cour, n'en tira cependant
_ aucune indication nouvelle sur la probabilité d'une entente
prochaine avec la France, au sujet du Tonkin.
Au mois d'octobre, la mission extraordinaire de M. Tricou
ayant pris fin, après la nomination de M. Patenôtre à Pékin, il
redescendit à Shanghaï sur le Volta, qui le ramena au Japon
pour y présenter au Mikado ses lettres de départ.
Dans ce port, il retrouva Li-Hong-Tchang qui, certainement,
l'y attendait, mais en affectant d'abord de se désintéresser des
affaires du Tonkin. Le vice-roi était découragé par l'insuccès
auprès du Gouvernement français du projet de traité de
M. Bourée : ce projet était son œuvre, et se résumait dans un
partage du pays entre la France et la Chine. Il voulait laisser
désormais, prétendait-il, au Tsong-Li-Yamen l'entière responsa-
bilité de la reprise des négociations dij lomatiques, ainsi rompues.
Cependant, par un de ces retours habituels aux hommes
d'Etat chinois, le 29 octobre, le jour même que M. Tricou avait
fixé pour quitter définitivement Shanghaï et la Chine, le vice-roi
tentait encore auprès de lui une dernière démarche visant à re-
tarder son départ, et lui suggérant un arrangement immédiat.
Mais notre ministre en avait assez des efforts stériles de sa mission
extraordinaire, des amertumes et des déboires qu'il y avait subis,
et dont il m'avait confié tous les détails; à son tour, il se
déroba aux instances de Li-Hong-Tchang, courtoisement, toute-
fois, et non pas, comme avait fait le vice-roi, cinq mois
776 REVUE DES DEUX MONDES.
auparavant, quand il lui avait faussé compagnie, brusquement,
en quittant nuitamment ce port, pour mettre fin à tout entre-
ti-'ii diplomatique.
*
* *
Le voyage du Volta, portant M. Tricou au Japon, se pour-
suivit comme un agréable délassement pour tout son personnel,
heureux d'échapper ainsi pendant quelque temps à l'atmos-
phère orageuse des conflits franco-chinois incessants; après un
séjour très intéressant à Tokio, il se termina, au retour, à Haï-
lMiong, où nous quitta définitivement notre éminent et sympa-
tique passager, à notre grand regret.
Dans cet intervalle, les événements avaient pris un nou-
veau cours, sous l'énergique impulsion de M. Jules Ferry,
président du Conseil : il était évident que le parti de la paix
ayant repris la prépondérance au Tsong-Li-Yamen et à la cour
impériale, devant la menace d'un renforcement considérable et
progressif de nos opérations militaires et maritines au Tonkin,
il suffisait d'une occasion pour provoquer de sa part de nou-
velles propositions pacifiques.
Or, cette occasion se présenta dans les circonstances sui-
vantes.
Dans un des déplacements du Volta motivés par les mis-
sions que me confiait l'amiral Lespès, depuis mon retour du
Japon, j'eus l'occasion d'offrir passage, jusqu'à Canton, à un
commissaire de haut rang des douanes impériales, M. Détring :
j'avais fait sa connaissance, dans ma campagne précédente,
à Tien-Tsin, où il remplissait alors cette même fonction.
M. Détring était de nationalité allemande, mais il avait tou-
jours entretenu les meilleures relations avec nos compatriotes et
notre consul dans ce port. Par la nature de son service et sa
connaissance de la langue chinoise, il était d'ailleurs en rapports
fréquents avec le vice-roi, dont il avait gagné la confiance.
Comme il s'enquérait avec empressement, auprès de moi,
des moyens que je croyais les meilleurs pour amener entre la
France et la Chine une entente que désirait beaucoup, natu-
rellement, son chef, sir Robert Hart, le directeur général des
douanes impériales, je saisis l'occasion de lui faire connaître,
nettement, ma façon de voir à cet égard.
« Au point où en sont les choses, lui dis-je, la France, en
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 711
butte à la politique agressive du parti de la guerre au Tsong-
Li-Yamen, est maintenant résolue à s'emparer du Tonkin tout
entier par la force des armes, si la Chine ne consent pas à le
lui céder, de bonne grâce, par un traité de commerce et de bon
voisinage, également avantageux de part et d'autre et ne pou-
vant donc plus lui porter ombrage.
« En acceptant une occupation partielle de ce pays, limitée,
par exemple, au delta du Fleuve Rouge et à une portion de son
cours vers Lao-Kay, comme dans le projet du traité Bourée,
nous devrions, en effet, renoncer, pour l'avenir, à toutes relations
commerciales avec la Chine, à travers la région montagneuse
environnante, que les Pavillons-noirs et la piraterie, dont elle
est le siège permanent, rendraient impénétrable à nos com-
merçants et qui enlèverait toute sécurité à nos possessions ainsi
encerclées.
« La Chine a grand besoin de se faire une amie de la France,
dans l'Annam et le Tonkin, pour éviter qu'elle y devienne une
voisine mécontente et hostile, intéressée à prêter, à l'occasion,
un concours efficace, par ses menaces notamment sur les fron-
tières méridionales de l'Empire, aux empiétements toujours
à craindre de la Russie ou du Japon, sur ses frontières opposées,
beaucoup plus rapprochées de Pékin.
« Il importe donc que Li-Hong-Tchang, l'homme d'Etat le
plus qualifié pour ce rôle, intervienne à nouveau, mais cette
fois pour convenir avec nous d'un arrangement définitif et
durable, dans les conditions que je viens de définir : c'est pour
lui le vrai moyen de détourner, des frontières et des eaux chi-
noises, le danger permanent d'une guerre que les forces de terre
et de mer actuelles de la Chine seraient sûrement impuissantes
à soutenir.
« En tout cas, ajoutai-je, ce que le vice-roi doit faire, avant
tout, c'est de nous débarrasser du marquis de Tseng, à Paris.
Le marquis ne cesse de brouiller les cartes pour empêcher toute
entente entre la France et la Chine au sujet du Tonkin, à l'ins-
tigation de la diplomatie anglaise, systématiquement hostile à
notre extension coloniale, et dont il prend le mot d'ordre à
Londres, son autre poste d'ambassadeur en Europe. »
Ces déclarations catégoriques, répétées par mon interlocuteur
au vice-roi de Canton, qui les avait transmises à Li-Hong-Tchang,
suggérèrent au vice-roi de faire appeler M. Détring en mission
718 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le N<»rd, pour le service des douanes, afin qu'il pût m'y
rencontrer, è mon retour à Shanghaï d'une mission que l'amiral
I spès m'avait donnée à remplir dans les eaux de Formose.
Kl !<• visait deux buts distincts : reconnaître les moyens de
défense du port de Kélung et de ses mines de charbon, que l'on
avait en vue de prendre au besoin comme gages, etm'entendre,
sur les points du littoral indiqués, avec les chefs de partisans
indi^jnes en rébellion contre le gouvernement impérial; ils
avaient, en elfet, proposé à l'amiral, par des émissaires, d'opérer
une diversion sur l'arrière des lignes de défense chinoises, au
moment de nos attaques éventuelles sur Kélung et Tamsui, à la
condition que nous leur fournissions les armes et les munitions
dont ils étaient dépourvus.
Cette mission m'intéressant beaucoup, au double point de
vue maritime et militaire, je m'empressai de la remplir en me
dirigeant sur Kélung avec l'intention d'y charbonner.
* *
A mon arrivée dans le port, j'y mouillai d'abord dans la
rade extérieure, suivant l'usage, et j'envoyai quelques officiers,
les uns pour explorer les abords des mines et les défenses
locales et un autre à la direction du port, afin d'y commander
des rhalands de charbon, pour l'approvisionnement du Volta, à
notre fournisseur habituel. Mais, ce fournisseur ayant déclaré
qu'il avait reçu l'ordre du commandant du port de ne pas nous
délivrer le combustible demandé, et mes officiers ayant été
l'objet de manifestations hostiles de la population, tous revinrent
me rendre compte de ces dispositions agressives.
Je décidai d'y couper court en réclamant énergiquement les
droits du Volta de charbonner dans le port de Kélung, comme
tout autre navire étranger. Pour cela, je changeai d'abord de
mouillage en allant me poster, à la sonde et guidé par mes
• nibarcations, en arrière du front de revers de la batterie case-
matée, où le Volta se trouvait à l'abri du tir de ses gros canons
Amstrong battant uniquement le mouillage extérieur, vers le
large.
J'envoyai ensuite un officier porter une protestation offi-
cielle au commandant du port, avec un ultimatum le mena-
il de bombarder, le lendemain matin, le port et la ville de
Kélung, si je ne recevais pas dans la journée, à mon poste actuel,
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITE DE TIEN-TSIN. 171)
les chalands de charbon et les coolies que j'avais demandés
pour l'approvisionnement de mon bâtiment.
En même temps, je fis prévenir les navires étrangers, qui se
seraient trouvés dans le champ de tir de nos canons, en cas
de bombardement, d'avoir à changer de mouillage. Ces dis-
positions et celles que prit ostensiblement le Volta pour son
embossage, jetèrent la consternation dans la place et, l'après-
midi, je vis arriver, en grand cérémonial, le commandant du
port venant s'excuser de ce déplorable malentendu et m'amenant,
à sa suite, les chalands de charbon demandés.
Toutefois, je jugeai prudent d'appareiller, dès que le com-
bustible fut embarqué, pour aller rendre compte de ces inci-
dents avant de continuer ma mission, à mon commandant en
chef qui se trouvait encore à Amoy. Mais ayant reçu, de son côté,
de nouvelles instructions de l'amiral Courbet qui lui faisaient
prévoir des opérations navales imminentes, l'amiral Lespès,
désireux de concentrer toutes les unités de sa division pour
s'y préparer, me garda avec lui, heureux de mon retour acciden-
tel, et me ramena ainsi à Shanghaï.
Ce fut peu de temps après, alors que je désirais le plus
ardemment, comme tous mes officiers, l'ouverture des hostili-
tés, — seul moyen, pensions-nous, d'en finir avec les roueries
inépuisables des négociateurs chinois, — que s'ouvrit, au
contraire, pour moi, l'ère des aventures diplomatiques auxquelles
j'étais loin de m'attendre.
comment se fit le traité de tiein-tsin
(11 mai 1884)
J'assistais, par Une belle journée printanière, aux courses
toujours très brillantes de Shanghaï, quand un lettré chinois
me remit discrètement un télégramme chitfré, avec un code, en
langue anglaise, pour le traduire.
Le télégramme était de Li-Hong-Tchang et le code, celui
qui me servit à traduire tous les autres télégrammes que je
reçus de lui, depuis, directement, même à Paris où j'avais
remis ce document au Service du chiffre du quai d'Orsay, pour
lui permettre de les traduire sans mon intermédiaire.
Ce premier télégramme de Li-Hong-Tchang était ainsi
conçu : « L'Impératrice vous demande de monter à Ticn-Tsin
780 REVUE DES DEUX MONDES.
pour vous entendre avec moi sur le moyen de rétablir de
bonnes relations entre la France et la Chine. »
Je m'empressai de le porter à l'amiral Lespès qui, agréa-
blemenl Burpris de cette intéressante communication, me
demanda ce que je me proposais de faire, dans la circonstance?
— «le veux, avant tout, lui répondis-je, soumettre le désir de
conciliation du vice-roi à une épreuve, décisive à mon sens, en
Gxanl comme condition de mon départ pour Tien-Tsin, la
destitution par décret impérial du marquis de Tseng de son
poste //'ambassadeur à Paris, et son remplacement par un ami
de Li-Hong-Tchang.
L'amiral ayant approuvé cette précaution, mon télégramme
fut expédié, en conséquence, au vice-roi, dont la réponse ne se
lit pas attendre et donnait pleine satisfaction à ma demande.
Elle était ainsi conçue : « Conformément à votre désir, la des-
titution du marquis de Tseng de son poste d'ambassadeur à Paris
et son remplacement par Li-Fong-Paô ont paru, aujourd'hui,
dans la Gazette Officielle de Pékin. Je vous donne la satisfaction
de l'annoncer vous-même à votre gouvernement. »
— Maintenant, je suis prêt à marcher, dis-je a l'amiral en
lui portant cette réponse, car Li-Hong-Tchang n'aurait pas osé
braver, par cette destitution, son adversaire politique le plus
redoutable, apparenté à la famille impériale, s'il n'était pas
résolu à nous faire toutes les concessions nécessaires au Tonkin,
avec l'appui de l'Impératrice auprès du Tsong-li-Yamen, pour
mettre fin au conflit de la France et de la Chine.
Il fut alors convenu que l'amiral allait télégraphier à Paris
et demander pour moi l'autorisation de répondre à l'appel de
Li-Hong-Tchang en me rendant à Tien-Tsin.
Quelques jours après, l'amiral Lespès me faisait appeler
pour me communiquer la réponse du ministre de la Marine à sa
demande. Elle était telle qu'en m'en donnant connaissance il
paraissait ému des responsabilités auxquelles elle m'exposait,
car elle se résumait dans l'autorisation qui m'était donnée de
me rendre à Tien-Tsin à mes risques et sans instructions.
Je le rassurai, en lui faisant observer que M. Jules Ferry ne
pouvait agir autrement; car il avait manifestement tout à
qner et rien à perdre en me laissant entièrement libre de ma
manoeuvre. Quant au fait que ma responsabilité personnelle se
trouvait, ainsi, seule engagée dans la partie que j'allais jouer
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITE DE TIEN-TSIN. 781
avec le vice-roi, — et à mon sens, d'après la façon dont elle
s'était engagée, presqu'à coup sûr, — il était pour moi, ajoutai-je,
le meilleur stimulant.
*
* *
Ayant pris congé de l'amiral et accompagné de ses vœux
affectueux de bon succès, je partis aussitôt sur le Volta pour
Tchéfou, où je devais laisser ce bâtiment sous les ordres du
lieutenant de vaisseau de Lapeyrère, son commandant en
second, pendant mon séjour à Tien-Tsin.
J'y rencontrai M. Détring, qui m'y attendait pour me ren-
seigner sur l'état d'esprit de Li-Hong-Tchang, au sujet de ma
prochaine arrivée et de l'accueil qu'il était disposé à faire à mes
propositions d'arrangement diplomatique : il en connaissait
déjà, par son intermédiaire et celui du vice-roi de Canton, la
nature tendant à une entente cordiale définitive entre la France
et la Chine.
D'après M. Détring, le vice-roi n'opposait aucune objection
de principe à ces propositions, sous la réserve que la dignité du
Céleste-Empire y fût sauvegardée dans la rédaction des articles
du traité et, par suite, qu'aucune obligation d'indemnité n'y fût
formulée. Il estimait que, dans ces conditions, nos négociations
devaient aboutir rapidement à une entente complète.
Il me mit ensuite, en causant, au courant des faits sur-
venus depuis quelque temps à Tien-Tsin, et notamment d'un
incident entre le ministre d'Angleterre à Pékin et Li-Hong-
Tchang. Ce ministre, en se rendant en Corée, était allé braver
le vice-roi, dans une visite à son yamen, en lui annonçant que
le but de son voyage dans ce pays était d'y négocier directement
un traité de commerce avec la Cour de Séoul. Or, Li-Hong-
Tchang, qui exerçait, d'après ses attributions officielles, le con-
trôle de la politique étrangère du roi de Corée, vassal de l'Em-
pereur de Chine, lui ayant offert alors, à ce titre, ses bons
offices auprès de ce souverain, le ministre lui avait répondu
prétentieusement qu'il n'en avait nul besoin. Sur quoi, le vice-
roi avait mis fin à l'audience en lui disant, avec son meilleur
sourire : « Dans ce cas, je n'ai plus qu'à souhaiter à votre
Excellence, bon voyage et bon retour! »
Cette histoire fut pour moi comme un trait de lumière, en
me révélant qu'aux graves raisons patriotiques et personnelles
782 REVUE DES DEUX MONDES.
que Li Hong-Tchang avait, à ma connaissance, d'en finir au
plus tôl avec les complications diplomatiques et militaires de
l'affaire du Tonkin, devait s'ajouter maintenant, dans son esprit,
le désir de se venger de l'affront qui lui avait été infligé par cet
impertinent représentant de la Grande-Bretagne, dont, d'après
M. Détring, on annonçait le retour à Tien-Tsin, pour le 13 mai.
*
* *
Or, le 5 mai, j'y débarquais en simple touriste, par le
paquebot m'amenant de Tchéfou, accompagné seulement du
jeune et distingué commissaire du Volta, M. Brière. J'avais
rédigé, dans le recueillement de ma traversée antérieure, sous
une forme protocolaire à peu près définitive, mon projet de
traité; mais j'y avais laissé subsister l'obligation d'une indem-
nité que je savais ne pouvoir être acceptée par le vice-roi, de
manière à obtenir de lui, par un échange de concessions réci-
proques, l'ouverture au commerce français des riches provinces
méridionales limitrophes de l'Empire. Je comptais en effet lui
faire observer qu'elles y gagneraient ainsi, de leur côté, des
débouchés maritimes directs, rapides et sûrs, par les ports et
les voies ferrées à organiser à cet effet, avec l'alimentation en
charbon des mines locales : perspectives de nature à intéresser
Li-Hong-Tchang, à double titre, car il était non seulement un
remarquable homme d'Etat, mais aussi un homme d'affaires
très avisé.
En débarquant à Tien-Tsin, je fus reçu par M. Frandin,
premier interprète de notre légation à Pékin, chargé depuis
quelques mois de la gérance du consulat de ce port, où je m'ins-
tallai avec mon secrétaire. Je n'eus qu'à me louer de cet
aimable, intelligent, et empressé collaborateur, pendant toute
la durée de mes négociations secrètes avec Li-Hong-Tchang dans
lesquelles il me servait d'interprète.
Elles furent terminées en quelques jours : chacun des deux
m '^ori;itours sachant à peu près, au préalable, ce qu'il pouvait
exiger de l'autre et lui concéder en échange. On en trouvera les
détails et les commentaires dans le livre de M. Billot.
Le texte du projet de traité en résultant fut télégraphié à
Paris et aussitôt entièrement approuvé, car je reçus, sans le
moindre retard, l'ordre de le signer, ne varietur, avec les pleins
invoirs du (rouccrnement de la République française.
LA FRANCE ET LA CHINE AT) TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 183
Le voici, tel qu'il figure au département des Affaires étran-
gères, où il est resté la base politique de nos relations de bon
voisinage avec la Chine.
TEXTE DU TRAITÉ DE TIEN-TSIN
Le Gouvernement de la République française et Sa Majesté l'Em-
pereur de Chine, voulant, au moyen d'une convention préliminaire,
dont les dispositions serviront de base à un traité définitif, mettre
un terme à la crise qui affecte gravement aujourd'hui la tranquillité
publique et le mouvement général des affaires, rétablir sans retard
et assurer à jamais les relations de bon voisinage et d'amitié qui
doivent exister entre les deux nations, ont nommé, pour leurs pléni-
potentiaires respectifs, savoir,
Sa Majesté l'Empereur de Chine: Son Excellence Li-Hong-Tchang,
grand tuteur présomptif de Sa Majesté le fils de l'Empereur, premier
secrétaire d'État, vice-roi du Tchi-li, noble héréditaire de lre classe
du 3e rang, etc. ;
Le Gouvernement de la République française : M. Ernest-François
Fournier, capitaine de frégate, commandant l'éclaireur d'escadre le
Volta, 'officier de la Légion d'honneur, etc.
Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en
bonne et due forme, sont convenus des articles suivants :
ARTICLE PREMIER
La France s'engage à respecter et à protéger contre toute agres-
sion d'une nation quelconque, et en toutes circonstances, les fron-
tières méridionales de la Chine, limitrophes du Tonkin.
art. 2
Le Céleste-Empire, rassuré par les garanties formelles de bon voi-
sinage qui lui sont données par la France, quant à l'intégrité et à la
sécurité des frontières méridionales de la Chine, s'engage : 1° à retirer
immédiatement, sur ses frontières, les garnisons chinoises du Tonkin;
2° à respecter, dans le présent et dans l'avenir, les traités directement
intervenus ou à intervenir entre la France et la Cour de Hué.
art. 3
En reconnaissance de l'attitude conciliante du Gouvernement du
Céleste-Empire, et pour rendre hommage à la sagesse patriotique de
Son Excellence Li-Hong-Tchang, négociateur de cette convention, la
France renonce à demander une indemnité à la Chine. En retour, la
Chine s'engage à admettre, sur toute l'étendue de ses frontières méri-
REVUE DES DEUX MONDES.
dionales limitrophes du Tonkin, le libre trafic des marchandises entre
lAiinain et la France d'une part, et la Chine de l'autre, réglé par un
traité de commerce et de tarifs à intervenir, dans l'esprit le plus
conciliant, de la part des négociateurs chinois, et dans des conditions
aussi avantageuses que possible pour le commerce français.
ART. 4
Le Gouvernement français s'engage à n'employer aucune expres-
sion de nature à porter atteinte au prestige du Céleste-Empire, dans la
r< i laotien du traité définitif qu'il va contracter avec l'Annam et qui
abrogera les traités antérieurs relatifs au Tonkin.
art. 5
Dos que la présente convention aura été signée, les deux Gouver-
nements nommeront leurs plénipotentiaires, qui se réuniront, dans
un délai de Irois mois, pour élaborer un traité définitif sur les bases
lixéespar les articles précédents.
Conformément aux usages diplomatiques, le texte français fera foi.
Fait à Tien-Tsin, le 11 mai 1884, le dix-septième jour de la qua-
trième lune de la dixième année du Kouang-Sin, en quatre expéditions
deux en langue française et deux en langue chinoise), sur lesquelles
les plénipotentiaires respectifs ont signé et apposé le sceau de leurs
armes.
Chacun des plénipotentiaires a gardé un exemplaire de chaque
texte.
Signé Signé :
Ll-HONG-TCHANG. FOURNIER.
Les signatures des deux négociateurs furent apposées solen-
nellement sur ce document diplomatique, dans la soirée du
1 1 mai 1884, dans le yamen de Li-Hong-Tchang.
Après ce cérémonial, le vice-roi était radieux Mais ce
n'était pas seulement la joie patriotique d'avoir ainsi triomphé
de la politique imprudente, aux conséquences incalculables, de
ses adversaires, qui rayonnait dans ses yeux perçants; c'était
aussi la jouissance, plus raffinée pour une àme chinoise, de la
vengeance qu'il savourait, «à la pensée du violent dépit du mi-
nistre d'Angleterre quand il apprendrait, à son retour a Tien-
I in, que, pendant son absence, celui qu'il avait traité avec un
tel d^lain, a son départ pour la Corée, avait obtenu du Gouver-
nement impérial la destitution du marquis de Tseng, de son
poste d'ambassadeur à Paris, et l'entier abandon du Tonkin à
LA FRANCE ET TV CHINE Al TOAITlS DE T1E\-TSIN. 78"
la France, complété par un traité Je commerce et de bon voisi-
nage d'un caractère durable.
D'ailleurs le vice-roi trahit lui-même son état d'àme à ce
sujet, car, après la collation qu'il nous avait otïerte dans cette
soirée solennelle, il me dit, en se penchant vers moi et me ten-
dant sa coupe de Champagne pour un toast de congratulations
réciproques :
— Le ministre d'Angleterre doit arriver après-demain.
— Ah! répondis-je, comme étonné, et d'où vient-il?
— De Séoul, où il était allé négocier directement un traité
de commerce avec le roi de Corée.
Puis, il ajouta, dans un bruyant éclat de rire :
— Je lui montrerai celui que je viens de signer avec vous 1
Cette anecdote bien caractéristique explique pourquoi j'étais
certain que Li-Hong-Tchang, dont je connais- ais" le caractère
orgueilleux et vindicatif, ne voudrait retarder à aucun prix
au delà du 13 mai, la signature' de notre traité qui donnait le
Tonkin à la France et la paix à la Chine sur ses frontières mé-
ridionales, dans les conditions avantageuses de part et d'autre
qu'il avait déjà acceptées en principe. D'ailleurs je lui avais
déclaré formellement que si je n'avais pas sa signature dans ce
délai, je romprais définitivement et, sans esprit de retour, toute
négociation avec lui, en partant par le paquebot du 14 mai,
pour Shanghaï; n'étant diplomate ni de goût, ni de carrière, ce
serait non seulement sans regret, mais avec une nouvelle ardeur
belliqueuse, que j'irais. reprendre mon poste de combat sur le
Volta, comme éclaireur de la division navale de l'amiral Les-
pès, avec l'espoir d'y prendre une part des plus actives à ses
prochaines opérations de guerre contre la Chine.
* *
Le surlendemain, 13 mai, je réunissais au Consulat de
France dans un déjeuner de gala donné en l'honneur de Li-
Hong-Tchang, qui vint, en grande pompe, entouré d'une nom-
breuse escorte, les notabilités officielles des diverses nationali-
tés présentes à Tien-Tsin : elles apprirent ainsi, à leur grand
étonnement, l'heureux résultat, pour la France, des négociations
poursuivies jusque-là en secret.
Enfin, dans la soirée, arrivait le paquebot ramenant de
Corée le ministre d'Angleterre, dont le visage, jusque-là ravori-
TOMB LXV. — 1921. 50
BEVUE m:s deux mondes.
Dant, sur le pont de ce bâtiment, se rembrunit brusquement,
quand son consul étant monté à bord, pour le saluer, lui donna
itice de la nouvelle sensationnelle du jour : la signa-
turc du traité de Tien-Tsin abandonnant leTonkin à la France.
Li-Ilong-Tchang était vengé et la France y gagnait une
nouvelle colonie pleine d'avenir, et qui rendrait plus impor-
tante et plus prospère sa base navale de l'Indo-Chine.
Le lendemain, je recevais du président du Conseil le télé-
gramme suivant :
« Je suis heureux de vous féliciter chaudement pour le
prompt dénouement du conflit avec la Chine. Dites à Li que
nous nous félicitons ici des liens étroits que les nouveaux
arrangements ne manqueront pas d'établir entre la France et
la Chine. J'ai constaté avec plaisir que l'homme d'Etat chinois
considère, au même point de vue que nous-mêmes, les intérêts
des deux pays. — Jules Ferry. »
Mon premier soin, après la signature du traité, fut de de-
mander une dernière audience à Li-Hong-Tchang, en vue de
régler avec lui, d'un commun accord, conformément au désir
de M. Jules Ferry, tous les détails de son exécution intégrale
avant l'arrivée de l'amiral Lespès : celui-ci était attendu, d'un
jour à l'autre, à Tien-Tsin, où il devait me rejoindre avant le
48 mai, date du départ du paquebot en correspondance avec
celui qui me ramènerait directement en France pour y porter
le traité.
Le vice-roi fixa cette audience au 16 mai.
J'avais rédigé, pour la lui remettre, à cette occasion, une
note générale que, dans ma pensée, il aurait envoyée au Tsong-
Li-Yamen pour le fixer sur ses obligations en vue de l'exécution
du traité que nousvenions de signer. J'en donnai lecture à Li-
ll'ing-Tchang avec les explications nécessaires qu'il approuva
en principe. Mais, au sujet des ordres précisant les dates limites
d'évacuation des garnisons chinoises, il me fit remarquer que
ce n'était pas au Tsong-Li-Yamen qu'il appartenait de les
transmettre aux autorités militaires les concernant, mais à lui
seul, en vertu de ses pleins pouvoirs qui lui en conféraient le
droit et le devoir. Il était évident, d'ailleurs, qu'ils parvien-
draient ainsi a leurs destinataires plus sûrement que par l'in-
termédiaire de l'assemblée délibérante du Tsong-li-Yamen.
Il me fallut donc modifier ma note primitive des obligations
LA FRANGE ET LA C111NK Al TRAITÉ DE TIEN-TSIN. ^81
incombant à cette assemblée, en y supprimant les ordres
relatifs aux garnisons chinoises et à leurs relèves françaises :
nous devenions seuls responsables, le vice-roi et moi-même, de
leur transmission aux autorités militaires intéressées, de part
et d'autre. Ce que je fis, en barrant chacun de ces ordres, sur
cette note, d'un trait au crayon confirmé par mon paraphe ;
et, ensuite, en les télégraphiant directement en clair, au général
Millot et à l'amiral Courbet, dès ma sortie de cette audience.
Li-Hong-Tchang transmit les mêmes ordres, de son côté, aux
autorités militaires chinoises, ainsi que l'ont prouvé, par un
document écrit, authentique, lés incidents survenus ultérieure-
ment dans l'affaire de Bac-lé, dont on trouvera le récit officiel
dans le livre de M. Billot. Ce document nous apprit, en effet,
que l'exécution de ses ordres avait été empêchée, au dernier
moment, par un contre-ordre du Tsong-Li-Yamen. A l'insti-
gation sans doute du marquis de Tseng, à Londres, et du ministre
d'Angleterre à Pékin, exaspérés par le traité de Tien-Tsin, une
intrigue de palais avait renversé de sa présidence le prince
Kong, d'opinions conciliantes, pour l'y remplacer par le prince
Chùn, un des principaux ennemis de Li-Hong-Tchang, ce qui
avait rendu la prédominance dans le Conseil au parti hostile à
ce traité.
Toutefois, ce contre-ordre était accompagné, prudemment,
de la recommandation de ne pas engager de combat avec les
troupes françaises de relève, sans avoir parlementé avec elles et
pris avis ensuite du Gouvernement impérial; c'était évidem-
ment, pour le cas où nos troupes se présenteraient avec des
effectifs assez forts pour triompher, au besoin, de tout essai de
résistance des garnisons chinoises.
Ce ne fut malheureusement pas le cas, à Bac-lé, par suite
d'imprudences de notre commandement militaire, auxquelles
j'étais loin de m'attendre. Elles eurent, comme funestes consé-
quences, de retarder d'une année la ratification et l'exécution
du traité de Tien-Tsin, et de nous entraîner dans une ère nou-
velle de complications militaires et diplomatiques de toute
nature, aggravées par une autre surprise, non moins regret-
table, celle de l'affaire de Lang-Son, car celle-ci détermina la
chute ministérielle de M. Jules Ferry.
Ce fut un de nos derniers sacrifices ; car malgré ce coup
inattendu du sort, les préliminaires de paix furent signés,
788 REVUE DES DEUX MONDES.
contre toute prévision, peu de temps après, le 4 avril 1885,
pendant l'intérim de cet éminent président du Conseil, par
M. Billot, directeur politique aux Affaires étrangères, agissant,
comme son délégué, avec pleins pouvoirs du Président de la
République.
Voici le texte de ces préliminaires.
PRÉLIMINAIRES DE PAIX DU k AVRIL 1885
Entre MM. Billot, ministre plénipotentiaire, directeur des
Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères à Paris,
et James Dunkan Campbell, commissaire et secrétaire non rési-
dent de l'inspecteur général des douanes impériales maritimes
chinoises, de deuxième classe du rang civil chinois et officier
de la Légion d'honneur,
Dûment autorisés l'un et l'autre à cet effet par leurs gouver-
nements respectifs,
Ont été arrêtés le protocole suivant et la note explicative
annexée.
Article premier. — D'une part, la Chine consent à ratifier
la convention de Tien-Tsin du 11 mai 1884, et, d'autre part, la
France déclare quelle ne poursuit pas d'autre but que l'exécution
pleine et entière de ce traité.
Art. 2. — Les deux Puissances consentent à cesser les hos-
tilités partout, aussi vite que les ordres pourront être donnés
et reçus, et la France consent à lever immédiatement le blocus
de Formose.
Art. 3. — La France consent à envoyer un ministre dans le
Nord, c'est-à-dire à Tien-Tsin ou à Pékin, pour arranger le
traité détaillé et les deux Puissances fixeront alors la date pour le
retrait des troupes.
Fait à Paris, le 4 avril 1885.
Signé : Signé :
Billot. Campbell.
Cos préliminaires aboutirent, cette fois, à une paix définitive
basée, on le voit, sur l'exécution intégrale du traité de Tien-
Tsin du 11 mai 1884.
LA FRANCE ET LA CHINE AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN. 189
Cet heureux de'nouement fut obtenu, grâce aux succès de
nos opérations de terre et de mer et, surtout, grâce à un allié
jusque-là discrètement dissimulé, mais en réalité très puis-
sant, sir Robert Hart, réminent directeur-général des douanes
impériales; celui-ci, partisan résolu de la paix, conforme aux
conditions précisément du traité de Tien-Tsin, jouissait au
Tsong-Li-Yamen, comme à la cour de Pékin, d'une influence
justifiée par son caractère, son loyalisme et l'importance excep-
tionnelle de son rôle dans l'administration chinoise.
Il jugea ne pouvoir différer davantage une manifestation
décisive de son intervention personnelle, quand il vit que le
blocvs maritime de représailles, notre arme la plus efficace à
cette époque, menaçait d'épuiser, à bref délai, toutes les res-
sources du Trésor impérial. Le blocus avait pour effet de
supprimer les revenus habituels du grand service national dont
il avait charge et, d'affamer, du même coup, toutes les pro-
vinces du Nord et la capitale de l'Empire, en les privant de leur
ravitaillement indispensable en riz. Nous savions que le trans-
port du riz était devenu impraticable par les canaux intérieurs
du pays, à cause de leur insuffisance et de leur mauvais entre-
tien, que j'avais signalés depuis longtemps dans nos rapports.
Malheureusement, ce succès complet de la politique de
Jules Ferry dans l'Indo-Chine ne fut obtenu qu'au prix des
lourds sacrifices que nous coûtèrent les deux affaires de Bac-Lé
et de Lang-Son. Ces sacrifices auraient été épargnés si le com-
mandement en chef n'avait pas été enlevé à l'amiral Courbet,
alors qu'il venait de remporter des succès éclatants. Agissant
avec le coup d'oeil et la résolution d'un grand capitaine, l'amiral
Courbet visait sans cesse a l'effet offensif maximum. La pré-
paration et la direction de ses opérations militaires, sur terre
comme sur mer, étaient impeccables et il savait forcer la
victoire.
Conçu au milieu d'un étrange concours de circonstances
pressantes, dont il fallait tirer immédiatement parti, sous peine
de laisser passer l'occasion favorable, le traité de Tien-Tsin eut
la bonne fortune de survivre aux épreuves de onze mois de
conllits militaires et diplomatiques, des plus graves, et d'en
sortir cependant intact.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
G'esi -l'un heureux présage, pour la solidité des assises que ce
traité a contribué à donner à notre base navale do l'Indo-Chine.
Il a lié sa prospérité, dans l'avenir, à Celle des riches provinces
méridionales de la Chine en nous assurant des relations com-
merciales et de bon voisinage, à travers leurs frontières limi-
trophes du Tonkin. C'était le but que poursuivait la politique
de Jules Ferry et de son -précieux conseiller M. Billot, et ce fut,
pour moi, un grand honneur d'y avoir collaboré, de loin, à pied
'I œuvre. Négociateur improvisé, je n'avais pas hésité au mo-
ment psychologique, me fiant à mon expérience des hommes et
des choses de la Chine impériale, et guidé par une claire vision
di> intérêts maritimes de la France en Extrême-Orient.
*
* *
Cette collaboration officielle et passagère, si flatteuse pour
un simple capitaine de frégate, prit fin, le 18 mai 4884, à mon
départ définitif de Tien-Tsin, où l'amiral Lespès était venu, la
veille, afin de me remplacer : auprès de Li-Hong-Tchang, qui
lui avait confirmé, dès sa première visite, son accord avec moi
sur les conditions d'évacuation des garnisons chinoises du
Tonkin; et, ensuite, auprès du Gouvernement de Pékin, pour
y veiller à l'exécution intégrale de toutes les obligations du
traité, que j'emportais à Paris.
Vice-Amiral Fourmer.
AUGUSTIN THIERRY
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE ET SES PAPIERS DE FAMILLE
LA JEUNESSE
Le 10-mai 1795 (22 floréal an III), à la nuit tombante, deux
personnes, portant un nouveau-né, sortaient d'une modeste
maison de la rue des Rouillis (l),à Blois, et se dirigeaient rapi-
dement vers un logis situé près de l'ancienne place Notre-
Dame. Là, se tenait caché un vieux prêtre non assermenté, l'abbé
Villàin, à qui elles présentèrent l'enfant. Celui-ci fut baptisé
sous les prénoms de Jacques, Nicolas, Augustin, qu'il avait
reçus quelques heures auparavant à la municipalité : cet enfant
était Augustin Thierry.
Son père, M. Jacques Thierry, qui, dans un intérêt à ses yeux
sacré, venait de braver ainsi les rigoureuses lois de Prairial,
descendait d'une famille alsacienne, autrefois émigrée au pays
d'Orléans. D'incertaines et flatteuses traditions la rattachaient
à un certain Jean Thierry, écuyer, capitaine de la ville de Blois,
vers 1350; à son arrière-petit-ûls, Pierre Thierry, garde du corps
du Roi, anobli pour services le 12 décembre 1482. Généalogie
assurément problématique, mais qui attestait l'ancienneté du
lignage, certifié d'autre part par un Livre d'Heures, pieusement
(1) Actuellement, 1, rue Guerry. La Société amicale des anciens élèves du
Collège, avec l'aide de la municipalité, a fait poser sur la muraille une plaque
commémorative.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
conservé de génération en génération, et sur les marges duquel
se lisent, depuis 1623,1a date de naissance et de mort de tous
les aines du nom.
Dans cette longue énumération de Pierre, de Jean, de
Simon, de Jacques, dont quelques-uns figurent au xvne siècle sur
la liste des quarteniers de la « très illustre et très noble cité royale
d'Orléans, » pas un seul Augustin. Après 1720, le nom de
Simon Thierry, grand-père de Jacques, qui avait eu le tort
d'agioter sur « les mères, les filles, les petites-filles » et autres
mirifiques inventions de M. Law, disparait du rôle des notables
bourgeois. Ruinée par l'imprudence de son chef, la famille
subit alors une éclipse complète, touche à la gêne et presque à
l'indigence (1).
En 1791, on trouve Jacques Thierry, « musicien gagiste de
la cathédrale de Blois, » ainsi qu'il se qualifie soi-même, dans
un mémoire présenté le 24 janvier au Directoire départemental,
pour demander la fixation de son traitement. Après la cessation
du culte et la fermeture des églises, il obtint un modeste emploi
dans les bureaux du district; et lorsque ceux-ci eurent été sup-
primés par la Constitution du 5 fructidor an III, il fut recueilli
par l'administration du Département, devenue en 1800 les
bureaux de la préfecture.
Né à Orléans, le 17 mai 1763, destiné d'abord à l'état
ecclésiastique, la Révolution le faisait renoncer à l'espoir d'ob-
tenir le sacerdoce. Fixé à Blois, il avait alors épousé une jeune
fille distinguée d'esprit et de cœur, Catherine Leroux. Une
intelligence supérieure, une âme honnête et droite, une solide
instruction mettaient M. Thierry bien au-dessus de l'humble
office qu'il occupait. Catholique convaincu dans un temps de
persécution, jamais il n'avait hésité à remplir un devoir que lui
imposaient ses croyances. Deux fois sa maison avait servi de
refuge à des prêtres poursuivis, — et deux fois, lui-même,
dénoncé et condamné, avait pu se cacher et s'enfuir. De bonne
heure, auprès des siens, Augustin Thierry put apprendre le
culte du travail et la sainteté de la résignation.
L'enfant qui venait au monde était le premier né de l'obscur
expéditionnaire, et c'est par égard pour le citoyen Augustin
I i;iudichau-Delaistre, membre du Conseil général de la com-
1 D'après les fragments de Souvenirs inédits d'Amédée Thierry, en ma pos-
session.
AUGUSTIN THIERRY, D'APRÈS SES PAPIERS DE FAMILLE. 793
mune, son protecteur, qu'il avait voulu lui donner le prénom
du grand évêque, inaccoutumé dans la famille. En grandissant,
le garçonnet se découvrit de complexion délicate et presque souf-
freteuse. Les terribles jours qui suivirent sa naissance, la famine
de l'an III, née des lois sur le Maximum, augmentèrent ces dis-
positions maladives. Que de fois M. Jacques Thierry dut, avec
la foule, attendre à la porte des boulangers, pour procurer à sa
maisonnée un peu de ce pain que les plus riches ne pouvaient
même pas obtenir au poids de l'or !
La naissance d'un second fils, Amédée, en 1797, puis d'une
fille, Adélaïde, en 1802, avaient lourdement augmenté les charges
du ménage. Pour y mieux subvenir, Jacques Thierry courait
le cachet à ses heures libres, arrondissant ses maigres émolu-
ments du produit de quelques leçons de musique. Le rétablis,
sèment du culte, en lui rendant son lutrin à la cathédrale, vint
enfin soulager un peu cette fière pauvreté.
Quittant la rue Fontaine-des-Elus, on alla s'installer au
n° 13 de la rue des Violettes, une venelle du vieux Blois, escarpée,
raboteuse, qui escaladait la colline où surgit orgueilleusement
la merveille du Primatice, le château superbe des Valois. La
maison existe encore, assez haut perchée dans
Cet escalier de rues
Que n'inonde jamais la Loire au temps des crues,
étroite et basse, toute grise sous 11x1 toit moussu de vieilles
tuiles. Après son père et sa mère, Adélaïde Thierry y mourut
en 1878 ; c'est là que fut commencée Y Histoire de la Conquête
de V Angleterre par les Normands, là aussi qu'Amédée Thierry
écrivit les premières pages de Y Histoire des Gaulois.
Au printemps de 1804, Augustin atteignait sa neuvième
année. Déjà il annonçait les dispositions les plus rares : ardeur
et facilité au travail, intelligence subtile et compréhensive,
doublée d'une étonnante, d'une prodigieuse mémoire. Le père
avait cultivé de son mieux d'aussi précieux avantages, effica-
cement secondé par sa femme, qu'un témoignage du grand
historien, rendant plus tard un hommage filial à cette salutaire
influence, nous dépeint « douée d'une imagination vive et
passionnée, se plaisant aux lectures poétiques. » Sans doute
est-ce à son atavisme maternel qu'il doit à la fois sa pénétrante
sensibilité, la richesse merveilleuse de ses facultés évocatrices,
794 REVUE DES DEUX MONDES.
rommp il est redevable à ses ancêtres en ligne paternelle,
bourgeois et marchands, de son goùl pour la minutie des détails,
l;i claire précision des idées, l'amour de la vérité et l'indépen-
dance volontiers frondeuse de la pensée.
I. — LE COLLÈGE DE BLOIS
Cependant, la nécessité s'imposait pour l'écolier si magnifi-
quement doué d'un enseignement plus complet et plus régulier
que celui qu'il pouvait recevoir dans la maison de ses parents.
Bien grand dut être alors l'embarras rue des Violettes. Le vieux
collège de Blois n'était plus. Après avoir végété quelque temps,
il avait dû fermer ses portes en 1793. Seules avaient subsisté
quelques écoles primaires trop insuffisantes. Aussi les Blaisois
accueillirent-ils joyeusement la nouvelle qu'une « Ecole secon-
daire communale » allait être établie dans leur ville. On était
en 1805, et sous la forte impulsion du gouvernement impé-
rial, tout semblait renaître en France : administration, cultes,
finances, instruction publique. Quelques lycées s'organisaient
à Paris, et, dans les cours publics, les Lalande, les Biot, les
Cuvier, les Pastoret, les Silvestre de Sacy, les d'Ansse de Vil-
loison faisaient entendre leurs doctes leçons. Mais, en province,
tout restait encore à faire et le délabrement intellectuel était au-
dessous de toute expression.
Le collège de Blois, dont Augustin Thierry, bientôt rejoint
par son frère Amédée, dut être un des premiers élèves, offrait
alors un curieux spécimen des établissements d'instruction,
pour lesquels le zèle des administrateurs allait partout quêter
des maîtres, dans le séminaire comme dans la boutique, sous
le froc et sous le tablier. Un vaste couvent, devenu bien natio-
nal, avait été transformé en école, et, sur les dalles humides
d'un réfectoire, s'étaient installées études et classes. Le corps
enseignant était plus bizarre encore que la demeure. Le profes-
seur de cinquième avait été gendarme et ne donnait jamais sa
leçon qu'éperons aux bottes et cravache à la main. Le maître
de dessin, un des beaux les plus goûtés de la ville, cumulait les
fonctions de professeur de grec. Enfin, le professeur de rhéto-
rique tenait un magasin d'épicerie dans le haut d'un faubourg.
Il range collège, professeurs plus étranges encore et dont le
souvenir, longtemps après, faisait toujours sourire leurs élèves!
AUGUSTIN THIERRY, DAPRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 705
Et pourtant, de ce falot athénée, sortirent en dix années, cinq
membres de l'Institut (1). Parmi nos lycées les plus orgueilleux,
quel est celui qui, dans un temps aussi court, a fourni pareille
moisson à la France?
Au reste, peu importait alors la science du professeur.
Apprendre le grec ou le latin, l'histoire ou la philosophie, n'en-
trait guère dans les aspirations de la jeunesse. Un mouvement
irrésistible poussait toute cette génération vers les champs de
bataille : des soldats, voilà' tout ce que l'Etat demandait à la
France. Toute l'éducation s'orientait vers ce but : habit mili-
taire, exercice au fusil, marche au tambour; chaque collège
était un stage à Fontainebleau. Dans les cours, il n'était ques-
tion que de Miltiade ou d'Alexandre, de Marathon ou d'x\r-
belles; dans les récréations, d'Àusterlitz ou de Marengo : Thé-
mistocle devenait le brave des braves, César s'incarnait dans
l'Empereur et Roi. Et puis, lorsqu'arrivaient les bulletins de
victoire, quand, du haut du château, le canon faisait retentir la
cité de ses salves triomphales, l'enthousiasme fermentait dans
les jeunes tètes. On recherchait avidement le Moniteur; on y
lisait les noms des amis, des camarades de la veille, les uns
décorés, les autres promus lieutenants ou capitaines. Que ne se
trouvait-on à leur place, comme eux que ne rêvait-on d'ac-
complir?
Je possède sur l'arrivée d'Augustin Thierry au collège de
Blois, ses premiers succès et ses espiègleries d'écolier un
curieux document inédit, rédigé par un de ses anciens
maîtres (2), M. Gaudeau, que l'historien devenu célèbre en-
toura toujours d'une affectueuse estime, ainsi qu'en témoi-
gnèrent de nombreuses démarches et des recommandations de
toute sorte. Je le transcris ici dans sa forme naïve.
A la rentrée des classes de l'année 1805, à l'école communale
secondaire de Blois, où j'étais entré quelques mois auparavant en
qualité de professeur de cinquième, je fus nommé membre d'une
commission chargée d'examiner les élèves qui devaient être admis
en sixième. Parmi ceux qui nous furent présentés parut un tout
jeune enfant, à la figure ronde, aux beaux yeux noirs, aux cheveux
(1) Pardessus, Augustin Thierry, Amédée Thierry, do la Saussaye, de
Pétigny.
(2) A l'intention de la Société académique des Sciences et des Lettres du Loir-
et-Cher et non publié, j'ignore pourquoi.
1% REVUE DES DEUX MONDES.
châtains, aux sourcils bien arqués, à la physionomie moitié timide,
moitié hilarante, un léger sourire sur les lèvres et l'air à peu près
assuré, annonçant la confiance dans ce qui allait se passer.
Kn effet, les questions faites à l'enfant sur les premiers éléments
du latin, furent répondues avec un aplomb, une précision et une
intelligence qui nous frappèrent. « Comment t'appellrs-tu, mon
petit? dis-je alors à l'intéressant enfant. — Thierry, monsieur.
— Ah! le fils de M. Thierry, eh bien! je lui en ferai mon compli-
ment. »
Deux ou trois jours plus tard, je vis M. Thierry, et comme j'allais
lui parler, il me dit le premier : « Eh bien! monsieur Gaudeau, vous
avez interrogé mon petit Augustin. Qu'en pensez-vous? — Je pense,
ma foi, qu'à la fin de l'année, vous l'entendrez faire rafle de tous les
premiers prix, car, en vérité, je n'ai jamais encore entendu un enfant
de cet âge montrer autant de lucidité dans ses idées et ses souvenirs
et de netteté dans ses expressions. J'oserai presque vous promettre
en lui un homme de génie. — Ah ! bah ! vous me flattez. — Eh bien I
monsieur Thierry, vous verrez si je me trompe; je suis un peu pro-
phète pour les enfants; si jamais je me marie, la plus grande faveur
que je demanderai au Ciel, ce sera qu'il me donne un fils semblable
au vôtre. — Allons, allons, tant mieux! Aussi bien le pauvre enfant
n'aura que son talent pour ressource. »
A la fin de l'année scolaire, à la première distribution des prix,
où retentit le nom d'Augustin Thierry, la première partie de ma pré-
diction s'accomplit.
Un certain temps s'écoula, et le petit enfant, devenu un peu
plus grand, me vint en cinquième et justifia complètement le
pressentiment que j'avais conçu de la manière dont il ferait ses
études.
C'était la coutume à l'école communale secondaire de Blois, réu-
nissant alors au delà de deux cents étudiants, de lire les notes de
chaque trimestre en présence de tous les maîtres et de tous les
élèves rassemblés. J'avais rédigé le bulletin du jeune Thierry, qui ne
contenait que des notes excellentes, et à l'article travail ou apti-
tudes, j'avais mis : très intelligent, dispositions transcendantes, succès
étonnants. A ces mots, le sourire de l'incrédulité parut sur les lèvres
de quelques-uns des professeurs, et j'entendis ces mots : « Ah! c'est
bien là M. Gaudeau, toujours louangeur. — Écoutez, monsieur, dis-
je en m'adressant à celui qui avait proféré cet assez mauvais propos
et qui ne croyait pas avoir été entendu, si moi, vous et l'enfant vivons
âge d'homme, vous verrez et nous verrons. »
Assez espiègle, sans cesser d'être aimable, bon, docile, et surtout
bon camarade, le jeune Augustin Thierry ne refusait pas de parti-
AUGUSTIN THIERRY, d'aPRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 197
ciper aux tours d'écolier que faisaient quelquefois, alors comme
toujours, les collégiens à leurs maîtres. Le seul que je me rappelle,
peut-être aussi le seul qu'il m'ait l'ait, c'est d'avoir attaché par la
patte une souris à une ficelle, que les élèves de la classe voisine,
séparée de la nôtre par une cloison, faisaient passer par un trou, puis
reliraient, en recommençant ainsi ce jeu, au grand plaisir des
espiègles et au vif dépit des deux professeurs, qui ne savaient par
quoi étaient occasionnés celte espèce de frôlement extraordinaire,
cette gaieté soudaine et intempestive qui se remarquait sur toutes les
ligures et ce rire spasmodique qui, bien que comprimé, éclatait en
bouffées bruyanles et communicatives, ce qui arrêtait nécessaire-
ment les explications du pauvre professeur, qui, pourtant, lui aussi,
quand il se fut aperçu de la petite malice, ne put si bien garder le
sérieux magistral, qu'il ne lui échappât un léger sourire, lequel
devint alors comme la détente d'une explosion générale de cachinna-
iions (ou éclats de rire à gorge déployée), et il ne fallut pas moins
de vingt minutes pour rétablir l'ordre et reprendre les cours de la
classe, après un fort pensum appliqué aux promoteurs de tout ce
bruit.
Quoique les succès du jeune Augustin tinssent du prodige et qu'il
y eût une différence énorme entre ses compositions et celles du pre-
mier après lui dans sa classe, il ne travaillait pas plus que ses condis-
ciples, il travaillait même beaucoup moins, parce qu'il lui suffisait du
temps d'écrire ses devoirs, pour qu'ils fussent supérieurs à ceux des
plus forts de son cours.
Je me trouvais encore le professeur du jeune Thierry quand il
passa en quatrième; ce fut alors surtout que se manifesta, dans toute
son efficacité, sa prodigieuse mémoire, dont je fus à même déjuger
par le trait suivant: — Un jour, on expliquait pour la seconde fois une
Églogue ou un passage des Géorgiques de Virgile. Augustin Thierry
avait oublié son Virgile et craignait d'être réprimandé en me faisant
connaître cet oubli. Gomme son Quinte-Gurce était du même format
que le Virgile et de la même couleur, il prit donc, quand son tour
d'expliquer fut venu, le Quinte-Curce pour le Virgile et fixant dessus
ses regards, comme s'il eût suivi réellement le texte, il traduisait les
vers de Virgile, de mémoire, avec aussi peu d'hésitation que s'il les eût
eus sous les yeux. Le sourire de ses camarades ayant éveillé mon
attention, je portai les regards sur le livre et reconnus la ruse de
l'enfant. — Quoi donc, m'écriai-je, mais ce n'est pas un Virgile que tu
as là, c'est un Quinte-Curcel — Oui monsieur. — Tu sais donc Virgile
par cœur? — Oui, tout ce que j'en ai expliqué jusqu'à présent. — Et les
autres auteurs ? — Aussi. — Voilà qui est curieux. Voyons, récite-moi
tel morceau de Virgile, tel morceau de Quinte-Curce, tel morceau de
798 REVUE DES DE( \ MONDES.
sar,etc . ■ . El les morceaux pris au hasard furent récités sans hésiter,
ce qui prit plus de vingt minâtes. Véritablement émerveillé : — Petit
diable, lui dis-je, en lui prenant amicalement l'oreille, tu iras un
jour à l'Institut! Alors, levant la tète et portant sur moi ses grands
veux avec un sourire sur les lèvres : — Qu'est-ce donc que l'Institut,
monsieur? — Prends patience, va, tu l'apprendras un jour et tu le
sauras mieux que moi.
Plusieurs documents, conservés dans les archives départe-
mentales, viennent, appuyer et compléter ce témoignage de
l'excellent M. Gaudeau.
Un hasard propice avait facilité à l'adolescent le progrès dt
ses études latines. Dans le courant de l'année 1808, un homme
vraiment érudit venait d'être appelé, au collège de Blois, aux
modestes fonctions de répétiteur de physique. C'était un Suisse,
nommé Mieg, qui devait terminer sa carrière agitée comme
bibliothécaire à la cour d'Espagne. La démonstration des lois de
Mariotte ou du principe d'Archimède n'absorbait pas toute son
attention. Il se montrait également féru de prosodie et de
métrique anciennes. Bientôt, grâce à ses efforts, hexamèires et
pentamètres, dactyles, anapestes et trochées ne connurent
plus de secrets pour le disciple qu'il affectionnait. Nul n'égalait
l'enfant dans l'art de composer un discours latin, ou des cen-
tons virgiliens. On le vit bien le jour de cette distribution des
prix de l'an 1809, où, parmi les murmures approbateurs,
« M. Thierry l'aine » vint lire « le désespoir d'un ange réprouvé,
traduction en vers latins de Klopstock. »
Là, cependant, ne s'arrêta pas la bienfaisante influence de
M. Mieg sur le développement intellectuel du futur historien.
Avec les éléments des sciences physiques, il lui enseigna encore
ceux de la langue et de la critique allemandes, lui révéla Wie-
land, Lessing et Schlegel. Augustin Thierry lui dut certaine-
ment beaucoup et fut mis, peut-être par lui, sur la voie de la
comparaison des langues, dont il tira plus tard un si heureux-
parti pour l'histoire.
Un autre de ses professeurs, M. Mérault, parait avoir égale-
ment exercé sur l'enfant un ascendant tout particulier. Il lui
iservera toujours une reconnaissance attendrie et, vingt-cinq
ans plus tard, le membre de l'Institut arrivé à la gloire, inter-
viendra chaleureusement pour la veuve de son ancien maître,
« l'un de ceux qui ont le plus contribué à former mon esprit et
AUGUSTIN THIERRY, D APRÈS SES PAPIERS DE FAMILLE. 799
mon cœur, » et lui fera obtenir une pension du ministère de
l'Instruction publique.
Au reste, les souvenirs de collège ne cesseront jamais, d'occu-
per une grande place dans la pensée de l'écrivain. Le nom de ses
condisciples : Blanchet, Jacques Bernier, Bailly, Aucher-Eloy,
Monestier, Gros-Tramer revient fréquemment dans sa corres-
pondance. Jamais ils ne réclameront en vain ses conseils ou sa
protection. Dans les ténèbres de sa nuit, l'aveugle se complaît à
évoquer la douceur de ses années d'enfance et les joies de son
âge d'écolier. Quand la mort de sa femme vient à jamais
endeuiller sa vie, c'est dans ces souvenirs apaisants qu'il cher-
chera quelque consolation à son affreuse douleur.
« Mon cher camarade, écrit-il le 18 octobre 1844 à M. Gros-
Tramer, le Thierry (Augustin) à qui vous venez d'écrire est
celui qui a été sur les mêmes bancs que vous, qui a joué avec
vous et qui, en 1811, lorsque vous sortiez du collège, est entré
à l'École Normale. Celui qui a fait ses classes avec votre jeune
frère est mon frère Amédée, ex-préfet de la Haute-Saône, main-
tenant maître des Requêtes au Conseil d'Etat et, comme moi,
membre 'de l'Institut. Pour moi, privé de la vue depuis dix-
neuf ans, je suis resté simple homme de lettres; je me suis
marié aveugle, il y a treize ans, et je viens de perdre cette an-
née celle qui était le soutien et la consolation de ma vie. Sous
le poids de ce malheur, je ne trouve de soulagement que dans
deux choses : l'amitié de ceux qui m'entourent et mes souve-
nirs. Le vôtre m'a fait un vrai plaisir. J'ai rêvé un moment à
ces jours d'enfance et de première jeunesse, que nous avons
passés ensemble et qui sont maintenant si loin de nous. Si vous
venez à Paris et que je sois encore de ce monde, je serai charmé
de vous serrer la main, de causer avec vous de nos amis d'au-
trefois et de vous offrir un exemplaire de mes ouvrages que
vous estimez beaucoup au-dessus de leur mérite.
« Recevez, mon cher camarade, l'assurance de ma vieille et
franche amitié. »
L'élève achevait sa rhétorique, lorsque se produisit un fait
qui devait être décisif dans sa vie et lui révéler sa vocation.
L'étude de l'histoire était à cette époque lettre close dans l'édu-
cation publique, h' Abrégé de l'Histoire de France à l'usage des
élèves de l'École royale militaire, méchante compilation dressée
en 1788, était le seul livre enseigné. Là, on apprenait l'histoire
Mil)
REV1 l DES : Il \ MONDES.
de Pharamond, fondateur de la monarchie française » et les
liants faits de « Clovis le Grand, un des plus illustres souve-
rains de la maison mérovingienne. » — « Toute mon archéo-
logie du Moyen-Age, a raconté lui-même Augustin Thierry,
consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que
j'avais apprises par cœur. Français, Trône, Monarchie étaient
pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de
notre histoire nationale. »
La lecture fortuite des Martyrs, alors dans leur nouveauté,
cette vibrante épopée, ce tableau si puissamment évocateur de
l'immense ruée barbare à l'assaut d'un monde croulant, vint,
comme un souffle de tempête, renverser toute cette phraséologie
ridicule. Dans un passage célèbre et souvent cité, l'auteur
des Récits des Temps Mérovingiens a décrit l'impression domi-
natrice qu'en ressentirent sa nature ardente et son imagination
en éveil. Il se trouva transporté dans un monde nouveau
quand il aperçut, avec Eudore, ces terribles Franks de Chateau-
briand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des
aurochs et des sangliers; ce camp retranché avec ses bateaux de
cuir et ses chariots attelés de bœufs; cette armée rangée en
triangle où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des
peaux de bêtes et des corps demi-nus. Dans son enthousiasme,
le néophyte marchait à grands pas dans la salle d'étude, répé-
tant le chant farouche des guerriers : « Pharamond, Phara-
mond, nous avons combattu avec l'épée ! »
C'est une date mémorable dans le développement de cette
intelligence. Pour elle commençaient la notion et le goût de la
vérité historique. Ce n'est point la cause, certes, mais le signe,
l'éclair avant-coureur de l'avenir, l'avertissement providentiel
d'une haute vocation. L'étincelle ainsi déposée put dormir
quelque temps encore ; elle ne pouvait manquer d'éclater un
jour.
II. — L ECOLE NORMALE
Au mois de juin 1811, arrivait à Blois un personnage consi-
dérable, M. Ambroise Rendu, inspecteur général, conseiller
ordinaire de l'Université et de plus ami très intime de Son
Excellence le comte de Fontanes. Le haut fonctionnaire venait
remplir une mission importante,
AUGUSTIN THIERRY, D APRÈS SES PAPIERS DE FAMILLE. 80i
Deux ans auparavant, les décrets du 11 mars 1808, organi-
sant l'Université, avaient ressuscité l'Ecole Normale, cette œuvre
mort-née de la Convention. Pour en assurer le recrutement, les
inspecteurs généraux « devaient choisir chaque année dans les
lycées et collèges, d'après des examens, un nombre déterminé
d'élèves, âgés de dix-sept ans au moins, parmi ceux dont les
progrès et la bonne conduite auraient été les plus constants et
qui annonceraient le plus d'aptitude à l'administration ou h
l'enseignement. » Les élus devaient être entretenus à Paris
aux frais de l'Université et astreints à une vie commune.
Obligés, sous peine d'exclusion, d'obtenir le grade de licen-
cié au terme de leurs études, ils étaient ensuite répartis, sui-
vant les besoins, dans les divers collèges de l'Empire.
Le « conseiller ordinaire » s'enquit donc auprès du prin-
cipal, Giraudeau-Delanoue, de ses meilleurs sujets et celui-ci,
tout naturellement, désigna la perle, le phénix de ses élèves.
Augustin Thierry, présenté, sut plaire a l'esprit bienveillant et
distingué qu'était Ambroise Rendu. Le consentement paternel
aisément obtenu, il reçut sur le champ son dignus intrare. Le
nouvel' admis atteignait à peine sa seizième année (1).
L'École Normale, sous l'Empereur et Roi, ne ressemblait
que de fort loin à la savante pépinière que nous avons connue
depuis. Napoléon, qui la voulait florissante, mais de tous points
soumise, lui avait donné, par une heureuse inconséquence, la
plus grande liberté intellectuelle avec la discipline matérielle
la plus étroite et la plus jalouse. On eût dit d'un cloître laïque,
mais d'un cloitre singulièrement libéral dans l'organisation
des études. Là, rien qui rappelât le collège et ses procédés
pédantesques : pas de devoir à remettre à heure fixe, pas de
matière dictée à l'avance, pas d'entraves apportées à l'imagina-
tion ou à la verve. S'ils n'étaient point encore professeurs, du
moins les jeunes gens avaient-ils cessé d'être écoliers. Chacun
avait pouvoir de faire selon ses facultés, son inspiration, son
talent. Plusieurs fois la semaine, les élèves se réunissaient en
conférences sous la présidence d'un des leurs que désignait
l'âge ou le mérite. Chacun y apportait un travail, œuvre toute
personnelle, le lisait, le soumettait à la discussion publique. La
conférence jugeait, approuvait ou blâmait, — tour à tour juge
(1) Timbré du sceau du Grand-Maître, l'arrêté de nomination est du 1" octobre
1811.
TOME LXV. — 1921. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
et partie. D'un tel choc jaillissaient parfois d'excessives critiques
ou des éloges immérités, souvent -aussi des idées originales
présentées avec l'ardeurde la vingtième année. Groupés ensuite
autourde maîtres illustres, professeurs de faculté, MM. Burnouf,
Dm long, Villemain, Saint-Ange, l'abbé Mablini, les jeunes
arbitres jugés à leur tour, entendaient à la fois confirmer ou
réformer leurs arrêts. Des hommes distingués bien plus que
des gens de métier, voilà ce que M. de Fontanes demandait
alors à l'École Normale.
En attendant la construction prescrite par décret, sur la rive
gauche de la Seine, entre les ponts d'Iéna et de la Concorde, de
vastes bâtiments entourés de jardins, où l'Université prendrait
place entre les Archives Impériales et l'Ecole des Beaux-Arts,
avec le palais de son Grand-Maître, les appartements de ses
Emérites, ses salles de distributions et son Ecole Normale, —
l'Ecole occupait, depuis décembre 1810, un réduit fort modeste
dans les combles de l'ancien collège Louis-le-Grand. Entré le
plus jeune de la seconde promotion, Augustin Thierry comptait
parmi ses camarades Guignault, Loyson, Patin, Pouillet et
Péclet. Gomme anciens il trouvait installés déjà Victor Cousin,
Maignien, Paulin, Pierrot-Desseilligny», enfin l'année 1812 devait
lui envoyer comme nouveaux Casimir Bonjour, Paul Dubois,
Théodore Jouffroy et Trognon. Plus tard, Augustin Thierry
trouvait un plaisir singulier à se rappeler cette âpre et solitaire
existence. Les lourdes bâtisses, annexes du lycée, la vieille
horloge au timbre criard, les murailles humides couvertes de
mille graffiti latins lui revenaient à la mémoire et ces sou-
venirs charmaient ses causeries intimes. Epoque heureuse pour
lui où, ignorant la douleur et ses étreintes, il goûtait la joie
de vivre et regardait insouciant vers l'avenir !
Les premiers jours furent rudes pour le nouveau venu. Il
trouvait à l'Ecole plusieurs condisciples qui, sortis des lycées
de Paris, avaient une instruction plus solide que la sienne
Lui qui venait de ce pauvre collège de Blois, il se sentait infé-
rieur à ces brillants rivaux. Il commença donc par se recueillir,
jusqu'au jour où une pièce de vers latins signée de son nom
attira les regards de la communauté savante. Il s'agissait de
traduire en hexamètres la fameuse description de la famine qui
se trouve dans la Jérusalem Délivrée. Tout ce qui pouvait char-
mer un universitaire de 1812 se trouvait réuni dans la compo-
AUGUSTIN THIERRY, d'aPRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 8(j3
sition de Thierry : réminiscences de Lucrèce, expressions de
Virgile, vers éclatants, coupes savantes. L'effet produit fut pro-
digieux, les vers proclamés dignes de l'impression.
Fier de ce premier succès, l'auteur en chercha un nouveau
dans le discours français. Pendant un an, on le vit lire et relire
J.-J. Rousseau. Il se passionnait pour ce style imagé, cette
cadence des mots, ces grands mouvements de rhétorique. Tel
était son amour pour ce maître favori, qu'il en vint à savoir par
cœur tout le livre IV de Y Emile. Il y puisa les éléments de son
second triomphe, dans une dissertation qu'il eut à présenter à
la Faculté des Lettres, pour son examen de licence. Le sujet
proposé était des plus bizarres : « Est-ce la différence des esprits
ou celle des courages, demandait la matière, qui a détruit l'éga-
lité parmi les hommes? » Etrange question h la solution de
laquelle les lumières propres de l'examinateur n'eussent pas
été superflues. — « Différence des esprits et différence des cou-
rages, je les crois également coupables, répondit le candidat :
le courage if est-il pas l'esprit de l'homme qui veut être supé-
rieur au lâche? » C'était se tirer avec honneur d'une interroga-
tion saugrenue. Aussi le succès fut-il grand à l'Ecole et l'avisé
lauréat considéré comme un des espoirs de l'Université nais
santé.
La même année lui vit prendre également le grade de bache-
lier es sciences, le même jour que son camarade Péclet. On ne
voit pas cependant, que durant les deux années de son séjour
à l'Ecole Normale, Augustin Thierry ait montré aucune prédi-
lection particulière pour l'étude de l'histoire, ni pour celle de la
philosophie. Il ne suit ni le cours de Guizot, ni celui de Royer-
Collard. La sécheresse dogmatique de l'un, le doctrinarisme
sentencieux de l'autre devaient rebuter l'admirateur de Cha-
teaubriand, à l'imagination enthousiaste, à l'impressionnable
sensibilité.
En octobre 1813, le jeune licencié fut envoyé avec le titre
de professeur de cinquième dans le petit collège de Compiègne.
C'était un assez triste poste, maigre d'émoluments, gros de
besogne ingrate. L'ancien établissement d'instruction, fondé
en 1560 par le curé Mathieu Boscheron, dans l'antique hôtel
de Roye, traversait alors une crise redoutable. Depuis le départ
des Bénédictins chassés par la Révolution, le chiffre des élèves
était tombé de deux cents à moins de quatre-vingts. Les efforts
Mil BEVUE DES L>l:i X Mu.NUES.
du principal, M. Monchoux, demeuraient impuissants à con-
jurer un désastre qui s'accélérait d'année en année. Le collège
était donc mal noté en haut lieu. Méditant déjà des projets
littéraires, Augustin Thierry accueillit néanmoins avec joie
une désignation qui otïïait à ses yeux l'avantage de ne point
trop l'éloigner de Paris.
D'alarmantes rumeurs circulaient alors dans la petite ville.
Il n'était bruit que de l'invasion prochaine et de la menace
d'une armée ennemie. Comment résister? Le pays était ouvert;
on n'avait ni armes, ni soldats et la garde nationale venait de
partir en toute hâte pour Anvers. En même temps, se répan-
daient dans les campagnes de clandestines proclamations, au
nom de prétendants inconnus. Beaucoup montraient leur
effroi, quelques-uns ne cachaient plus leurs espérances. Au
milieu de ce désarroi général, arrivaient des ordres formels
émanés du ministère de l'Intérieur : « A la première appari-
tion des coureurs ennemis, disait M. de Montalivet, chaque
fonctionnaire public devra évacuer la ville pour se replier de
proche en proche sur Paris. » Ces déplorables instructions qui
entravaient notre résistance ne tardaient pas à être exécutées.-
En janvier 1814, les avant-postes autrichiens s'étant montrés
dans les faubourgs de Compiègne, ordre fut donné à la colonie
des fonctionnaires d'évacuer la ville à la suite du sous-préfet :
le collège se trouva sans professeurs.
Rentré à Paris au début de février, Augustin Thierry,
pauvre, sans autres relations que les amitiés nouées à l'Ecoh;
Normale, se trouvait sur le pavé. Il balança un moment de
regagner Blois, d'y attendre la fin de la tourmente. La crainte
de tomber à la charge des siens, les conseils et les promesses
d'un homme qui devait exercer une puissante influence sur les
premières années de sa jeunesse, le détournèrent de ce projet.
III. — LE SECRÉTAIRE DE SAINT-SIMON
Quittant vers la fin de 1812 les paisibles hauteurs de Cha-
ronne, un bizarre personnage, quinquagénaire déjà grison, était
venu s'installer près du vieux collège du Plessis et se mêler,
malgré son âge, aux studieux auditeurs qui suivaient les cours
de l'École. Affable, disert, persuasif, d'abord facile et séduc-
teur, plein d'amour pour la jeunessse, le nouveau venu n'avait
AUGUSTIN THIERRY, d'aPRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 805*
pas tardé à rassembler autour de lui des admirateurs enthou-
siastes et convaincus. C'était, à les en croire, un homme des
anciens temps, défenseur juré des temps nouveaux, plein de
grandes et nobles idées et qui cherchait à reconstruire l'édifice
social sur des bases meilleures. Aux côtés du maitre se pressaient
les plus distingués et les plus chers amis d'Augustin Thierry :
Maignien, Péclet, Hachette, Arnold Scheffer. Ils lui persuadèrent
que sa place était avec eux, l'assurèrent d'un accueil bienveil-
lant. Ravi de leurs discours, le jeune homme voulut connaître
celui dont ils disaient merveilles et fut mis en présence de Llenri
de Saint-Simon.
Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, arrière-
cousin de l'auteur des Mémoires, réalisait le type accompli de ces
grands seigneurs du xvine siècle, esprits féconds en contrastes,
sceptiques et passionnés, pleins de mépris pour les religions
et d'enthousiasme pour les systèmes, et qui, sans aucune
croyance, élevaient leur propre rêve jusqu'à la hauteur d'un
dogme. Jeune encore, il était parti pour le Nouveau-Monde avec
les Rochambeau et les La Fayette, se laissant aller au goût du
moment, car c'était la mode alors de vouloir « retremper son
âme dans le sein de la nature vierge et dans le commerce d'un
peuple libre. »
La Révolution et ses excès lui enlevaient bien des illusions
et, qui pis est, presque toute sa fortune. Cependant, il n'émigra
point, mais devenu le « citoyen Simon, » après avoir été quelque
temps écroué à Sainte-Pélagie sous le nom de Jacques Bon-
homme, on le vit tour à tour, pendant dix ans, acquéreur de
biens nationaux et entrepreneur de messageries publiques,
poursuivre avec acharnement cette fortune qui, non moins
acharnée, à peine acquise, s'enfuyait de nouveau. Quand il eut
perdu tout espoir de richesse, son esprit sembla se recueillir et
méditer : il décida alors qu'il était né philosophe. Un jour,
sortant de son long silence, il présenta à l'Institut une théo-
logie toute nouvelle. Il demandait sérieusement qu'on sup-
primât de l'enseignement le mot et l'idée de Dieu pour les rem-
placer par les règles de la gravitation universelle. Grand fut
l'émoi des corps savants. Le novateur assassinait de lettres le
Bureau des Longitudes. A la cinquième, Bouvard, son prési-
dent, lui fit répondre que ses travaux dépassaient la compétence
de l'assemblée. Furieux, l'adversaire de l'« erreur divine » lui
806 REVUE DES DEUX MONDES.
reprocha d'« anarchiser la science, » de « nier la suprématie des
théories générales. »
l.ii même temps, entrant sur le terrain alors presque
inexploré de l'économie politique, Saint-Simon faisait paraître
son tntroâbtction aux travaux scientifiques du XIXe siècle. En
pleine année 1807, au lendemain d'Iéna, ce livre proclamait
la France la dernière des nations, inférieure aux Etats-Unis, à
l'Angleterre, à la Hollande môme; elle n'avait pas comme
celles-ci de commerce ni d'industrie. Le résultat d'un pareil
ouvrage fut que l'auteur dut rester muet jusqu'à la fin de l'Em-
pire. 11 attendit encore six années. Mais le jour où la grande
ruine eut été consommée, Saint-Simon crut l'heure venue
de jouer un rôle dans le monde et s'institua l'apôtre des temps
à venir.
Malheureusement, beaucoup de choses lui manquaient et
ses connaissances n'égalaient point ses prétentions. Quelques
phrases de Montesquieu, la connaissance rudimentaire des
moralistes nouveaux, Helvetius, Volney, Bentham, un volume
de Robertson, l'Histoire romaine de Fergusson, des formules
économiques appartenant à l'école écossaise formaient à peu
près toute la science du réformateur. Le talent d'écrivain lui
faisait complètement défaut : il le sentait et l'avouait lui-
même. Aussi cherchait-il à s'entourer de collaborateurs. Sa
fortune entièrement détruite le mettait dans de cruelles néces-
sités et trop souvent on le vit courir de banque en banque, cher-
chant à se faire crédit de tout, de sa famille, de ses idées, de
ses espérances.
Si le savoir manquait à cet esprit inquiet, en revanche la
nature l'avait doué de séductions singulières. Mieux que tout
autre il connaissantes lacunes de son intelligence et s'employait
sans relâche à les combler. Le grand utopiste était à sa façon
un merveilleux « accoucheur d'àmes. » On le trouve constam-
ment entouré d'hommes éminents : le chimiste Glouet, le mathé-
maticien Coëssin, en attendant Augustin Thierry, Auguste Comte
» t Léon Halévy, cherchant à s'instruire dans leur commerce
familier, tout en conservant la dignité qui convient à un chef
et à un maître. L'idée que poursuivait à cette époque Saint-
Simon s'arrêtait aux limites de l'économie politique et de la
philosophie, mais celte idée était déjà étonnamment hardie,
inl d;ms l'ombre croyances et religion, il voulait jeter une
J
AUGUSTIN THIERRY, D'APRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 807
lumière inconnue sur la société renouvelée. D'après lui, chaque
siècle avait été marqué d'un sceau particulier. Adonnés à la
théologie et aux arts, le xvi8 et le xvne siècles avaient laissé
régner le passé et dormir en paix le vieux monde. Le xvin6 siècle,
essentiellement niveleur, avait jeté à bas préjugés, institutions
et pouvoirs : au temps présent était échue la tâche de trouver
l'avenir parmi les ruines. « La vieille philosophie, disait-il,
avait été révolutionnaire, la philosophie nouvelle devait être
organisatrice. »
Le renouvellement radical de la société, Saint-Simon le
trouvait dans les deux grandes industries humaines, celle du
corps et celle de l'intelligence. A elles incombait le devoir
d'expulser les oisifs grands ou petits, maîtres ou valets, géné-
raux, évêques ou ministres, et mieux valait la perte de cin-
quante princes royaux que celle de cinquante travailleurs. Là
résidaient les forces et l'avenir de l'humanité. Alors un lien
commun unirait le monde, les barrières s'abaisseraient, les
nationalités s'effaceraient, la guerre s'enfuirait de la terre et
dans la grande famille des peuples, ruche immense en perpé-
tuel mouvement, nul ne s'inclinerait plus que devant un seul
roi et un seul Dieu : le Travail.
Volontiers, Saint-Simon se posait comme l'apôtre et le
prophète de ces jours nouveaux. A l'en croire, sa nature syn-
thétique, son esprit a priori étaient propres à concevoir et
embrasser dans son ensemble un aussi vaste système. Mais il
s'arrêtait devant l'exécution. Il lui fallait quelqu'un pour
mettre en œuvre, pour façonner, lancer enfin ces idées rénova-
trices, quum flueret lutulentus : une nature analytique, un
esprit a posteriori. Cette nature, cet esprit, il crut l'avoir trouvé
dans Augustin Thierry. Le maître comprit quel parti il pouvait
tirer d'un pareil élève : il résolut d'en faire non seulement un
disciple, mais un collaborateur.
Quand le jeune professeur partit pour Compiègne, le réfor-
mateur continua d'entretenir par lettres ses relations avec lui
et lui proposa même une première fois de devenir son secré-
taire. 11 terminait alors son Mémoire sur la science de l'Homme
et avant de le livrer à l'impression chez Didot, en expédia une
copie portant des corrections et des addenda de sa main à celui
qu'il désirait s'attacher (1). L'envoi s'accompagnait d'encoura-
(1) Cette copie est en ma possession. Elle forme, sur papier de grand format,
SUN REVUE DES DEUX MONDES.
gements à poursuivre la carrière des lettres et d'une demande
de compta rendu.
A peine engage dans une carrière qu'il ne prévoyait pas
devoir être si brève, sans autre ressource que son talent,
comme disait son père, Augustin Thierry fait montre dans sa
réponse d'une prudente circonspection.
(( Vous avez écrit pour les savants, dit-il, dans une lettre
datée de Compiègne, le 13 janvier 1814, je dois écrire pour les
gens du monde; aussi notre marche ne doit-elle pas être la
même. Vous pouvez être hardi tout à votre aise, mais il faut que
je me montre plus circonspect. Annoncer tout d'un coup le but
et le plan de tout l'ouvrage, ce serait peut-être effrayer des lec-
teurs peu habitués à l'exercice de la pensée et par conséquent
peu capables de s'élever tout d'un coup a la hauteur d'une idée
trop générale : aussi j'ai cru qu'il était à propos de présenter
d'abord isolé le Mémoire sur la science de l'Homme, et de ne
laisser voir que plus tard dans quelle intention il a été écrit.
Cette histoire des progrès de l'esprit humain, fondée tout entière
sur des faits et remplie d'idées neuves et ingénieuses, en excitant
l'attention du lecteur, le préparerait peut-être à écouter avec
moins de surprise les idées qui doivent suivre.
Je suis pénétré, Monsieur, de la bonté que vous avez de me
faire votre secrétaire et de faire passer à la faveur de vos belles
idées les premiers essais de ma plume. Je répondrai, Monsieur,
autant qu'il sera en moi, à vos intentions généreuses. Si vous
daignez me faire connaître à quelques directeurs de journaux,
ayez la bonté de taire mon nom, car je suis engagé dans une
carrière où les réputations sont délicates et j'ai pour arbitres de
mon sort des gens en qui tout abonde, excepté le sens commun.
Vous entendez qui je veux dire. Permettez, Monsieur, que je
félicite ici mon ami Péclet du bonheur qu'il a de vous connaître
et veuillez agréer, etc.. »
Le Mémoire sur la science de l'homme, adressé par son
auteur à tous les puissants du jour, venait fort à propos de lui
procurer quelques ressources. Il se trouvait momentanément
hors de sa détresse coutumière. Accepter de l'argent était pour
le gentilhomme philosophe geste aussi naturel qu'en offrir.
trois cahiers d'une cinquantaine de feuilles chacun et contient plusieurs papes
autographes qui ne figurent pas dans la réimpression faite par les soins d'Enfan-
tin en 1858 et par Lemounier en 1859.
AUGUSTIN THIERRY, d'aPRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 809
Retrouvant Augustin Thierry, il renouvela sa proposition de
l'engager comme secrétaire. Deux cents francs par mois
récompenseraient son concours et l'on allait de compagnie
renouveler le vieux monde. C'était le pain assuré. Augustin
Thierry accepta. Il dut à cette circonstance d'assister au honteux
spectacle qui suivit la capitulation du 29 mai : lugubres scènes
qui devaient lui révéler toutes les douleurs qu'engendre la
conquête.
L'Europe avait alors les yeux tournés vers Vienne, où se
décidait la destinée des nations. En France, à la joie presque
générale qui avait accueilli la fin des guerres de l'Empire,
succédait déjà un sourd mécontentement. On accusait de
lâcheté le gouvernement royal, qui se laissait ravir nos fron-
tières du Nord, tandis que la Russie, l'Autriche et la Prusse
disposaient à leur gré des provinces et des peuples. Beaucoup
disaient hautement que le Congrès trompait leurs espérances.
Ce système de partage des nations en dépit des nations mêmes
appartenait à une diplomatie aux abois... Débris du vieux
monde, que n'avaient-ils disparu avec lui?.. Aux hommes nou-
veaux il- fallait une loi nouvelle? — Ces propos, mille autres
semblables étaient, dans toutes les bouches. Les cerveaux tra-
vaillaient et la fièvre embrasait les intelligences; projets succé-
daient à projets, livres à livres; chaque matin voyait naître
quelque traité nouveau, qui le soir rentrait dans l'ombre pour
faire place à un autre. M. de Saint-Simon crut le moment venu
de lancer une des théories essentielles de son système, celle de
la fraternité des peuples.
Il s'adressa à son nouveau secrétaire, lui exposa sa pensée,
la discuta longuement et, incapable de la mettre en œuvre,
le chargea de l'exécution. Cédant à la séduction du maitre,
à l'enthousiasme de sa nature, le jeune homme se mit à l'ou-
vrage. Il loua une chambre dans le quartier de l'Arsenal, et
plein d'une belle ardeur, demeura plus d'un mois sans sortir,
tout entier à sa tâche, seul à seul avec cette idée qui, couvée par
lui, devenait peu à peu la sienne. En trois mois, l'opuscule fut
achevé et put paraître, brochure in-8° de cent douze pages, en
octobre 1814. Il avait pour titre : De la Réorganisation de la
société européenne ou de la nécessité des moyens de rassembler
les peuples de l'Europe en un seul corps politique en conservant
à chacun son indépendance nationale, par M. le Comte de Saint-
810 REVUE DES DEUX MONDES.
Sin par A. Thierry, son élève. iMélange d'utopies surpre-
aantes et île fécondes théories, cette brochure eut un véritable
succès. Klle est aujourd'hui tombée dans un complet oubli,
mais les circonstances que nous traversons lui donnent un
lia d'actualité.
L'ancien monde, disaient les auteurs, avait fait son temps. A
5a politique de spoliations et de conquêtes, il fallait substituer
une politique nouvelle. L'ère des haines était révolue, l'heure
de la fraternité était proche.
Partout en Europe deux espèces d'intérêts se trouvaient en
présence : l'intérêt général ou intérêt de la Société européenne,
et l'intérêt particulier à chaque peuple.
Multiple dans ses besoins, l'intérêt de la Société européenne
pouvait cependant se résumer en quelques formules : caractère
européen imprimé aux travaux publics, franchise accordée à
touti.-s transactions entre les peuples, l'instruction publique
uniforme et obligatoire, confiée aux soins de la Société, confor-
mité de législation en matière civile, commerciale et criminelle,
liberté de conscience et de culte, promulgation d'un code de
morale universelle. A un Grand Parlement appartiendrait le
élément de toutes ces questions: seul, il voterait les impôts
d'intérêt européen, seul il réglerait les conflits entre nations.
« Ainsi, il y aura entre les peuples ce qui fait la base et le lien
de toute association politique : conformité d'institutions, union
d'intérêts, rapport de manières, communauté de morale et
d'instruction publique. »
Sans doute, les auteurs ne l'ignoraient point, l'Europe était
bien loin encore de cet idéal désiré, — et pourtant ils avaient
bon espoir: « Un temps viendra, proclamaient-ils, où tous les
peuples de l'Europe sentiront qu'il faut régler les points d'in-
térêt général avant de descendre aux intérêts nationaux. Alors
les maux commenceront à devenir moindres, les troubles à
s'apaiser, les guerres à s'éteindre. C'est là que nous tendons
sans cesse, c'est là que le cours de l'esprit humain nous porte.
Mais lequel est le plus digne de la raison de l'homme, s'y traîner
ou bien y courir? »
Ainsi, pleins d'un robuste espoir dans l'avenir, confiants
dans cette puissance infinie de perfection, apanage de la
nature humaine, ils prédisaient le jour où l'égoïsme serait relé-
gué de la terre, où serait à jamais tarie la souixe des larmes.
AUGUSTIN THIERRY, D'APRÈS SES PAPIERS DE FAMILLE. 811
« Les poètes, s'écriaient-ils, dans une péroraison devenue
fameuse, les poètes, dans leur imagination, ont placé l'âge d'or
au berceau de l'espèce humaine, parmi l'ignorance et la gros-
sièreté des premiers temps. C'était bien plutôt l'âge de fer qu'il
y fallait reléguer. L'âge d'or du genre humain n'est point der-
rière nous, — il est devant. »
La précision, la vigueur, l'éloquence du style, si différent de
l'obscur et tortueux fatras habituel au sociologue, assurèrent la
fortune de l'ouvrage. Le Censeur lui consacra un article élo-
gieux. Succès éphémère et sans lendemain. Hélas ! Saint-Simon
eut beau écrire au tsar pour lui soumettre son œuvre, ce n'était
qu'une belle utopie de plus à joindre aux chimères de ces autres
songe-creux, l'abbé de Saint-Pierre ou le marquis de Chas-
tellux. Seulement, en cette année 1814, en pleine et fougueuse
réaction, l'audace de la thèse défendue sembla révoltante à ceux
« qui n'avaient rien appris, ni rien oublié. » Si révoltante et
scandaleuse que l'abbé de Montesquiou n'hésita pas à signer la
révocation du professeur coupable de pensée indépendante. Le
sort en est jeté : à dix-neuf ans, Augustin Thierry n'a plus d'au-
tres ressources que sa plume pour vivre.
Derechef, après un court passage à Blois pour aller rassurer
sa famille, il se plonge dans le travail, fréquente les biblio-
thèques, collige pour Saint-Simon les matériaux des articles que
celui-ci donne au Censeur sur la nécessité d'organiser le minis-
tère et l'opposition. Le philosophe se posait alors en défenseur
des acquéreurs de biens nationaux. Afin de sauvegarder leur
propriété menacée, il apportait un plan précis et détaillé auquel
avait collaboré son secrétaire. Une agence générale sera formée
à Paris, on établira des agences départementales, véritables
banques de prêts pour les propriétaires ; on publiera des jour"
naux et des livres destinés à protéger l'état de choses en péril.
Saint-Simon allait donner l'exemple quand on apprit le retour
de l'île d'Elbe.
A cette nouvelle, le réformateur, indigné de voir interrompue
« l'œuvre de paix, n fulmine contre Napoléon dans un pamphlet
daté du 15 mars 1815 (1).
La « manière » d'Augustin Thierry y apparaît sensible en
plus d'un endroit. Dans les allusions à la levée en masse des
(i) Profession de foi du comte de Saint-Simon, au sujet de l'invasion du terri-
toire français par Napoléon Bonaparte.
812 REVUE DES DEUX MONDES.
Anglais contre Charles-Edouard, la comparaison de Bonaparte
avec un Cromwell insurgé contre la nation, on discerne déjà la
touche et le procédé qui seront bientôt ceux de l'auteur des
Révolutions d'Angleterre.
Celte antipathie contre l'Empire, Thierry la partage avec toute
la jeunesse intellectuelle de son temps. Depuis quinze ans, la
conduite du pays appartient aux hommes d'action, joyeux de
marcher à la conquête du monde, sous un chef de leur choix,
qui les enrichit de gloire et d'argent. Les hommes de pensée
se tiennent à l'écart et subissent avec une douloureuse rési-
gnation un assujettissement dont la nécessité ne leur est pas
démontrée. En 1814, ils espèrent toujours sauver les conquêtes
essentielles de la Révolution. Il faudra les brutalités de la
seconde invasion, les maladresses provocantes des ultras, les
restrictions de tous genres apportées aux libertés concédées pai
la Charte, pour leur faire comprendre que la chute de Napoléon
es! à la fois l'humiliation de la patrie devant l'étranger et la
ruine des idées proclamées en 1789.
C'est donc fiévreusement et d'une plume convaincue que
l'élève de Saint-Simon se met à la besogne avec son maître,
quelques jours avant le Champ de Mai, pour donner une véri-
table consultation politique (4).
Les deux associés s'adressent à la nation française. Il lui
faut agir sans délai, avant de se donner un maître. Qu'elle
impose à celui-ci l'union avec l'Angleterre. C'est la seule alliance
possible : l'Autriche est infectée d'obscurantisme, la Prusso
haineuse et féodale, la Russie a soif de conquêtes. Reste l'An-
gleterre, tous les autres pays sont absolutistes, elle est seule
libérale. En outre, elle est puissance maritime, la France puis-
sance continentale: les deux peuples peuvent donc s'entendre.
C'est la seule union sûre. Les Français doivent donc déclarer
que le peuple anglais est désormais notre allié naturel.
Il convient enfin d'ajouter à l'acte additionnel la déclaration
suivante. Le Gouvernement s'interdit le droit d'agrandir le ter-
ritoire, même p;ir des traités, s'il s'agit d'un accroissement de
plus de cent mille individus. S'il estime de telles conventions
possibles, voici comment on procédera : « Le peuple qu'il
.rira d'incorporer à la France, de son côté, et le peuple fran-
ipinion sur les mesures à prendre contre la coalition de *S/5,par Henri do
nt- Simon et Augustin Thierry.
AUGUSTIN THIERRY, D'APRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 813
çais, du sien, devront au préalable manifester leur vœu a cet
égard par des signatures individuelles; et l'union ne sera réputée
légitime, et comme telle effectuée, que dans le cas où, de part
et d'autre, la majorité absolue aura voté pour elle ; autrement,
elle ne pourra avoir lieu. »
Arrêtons-nous un instant devant cette idée d'un plébiscite
libre. Qu'elle appartienne à Saint-Simon ou à Augustin Thierry,
elle est d'un véritable précurseur. La France a fait entrer ce
principe dans la politique européenne lors de la réunion de la
Savoie; la violation de cette idée par l'Allemagne, vis-à-vis de
l'AIsace-Lorraine,a tenu un demi-siècle toute l'Europe en armes.
En même temps, mais seul cette fois, le petit professeur
inconnu donne libre cours à ses rancœurs en un pamphlet
anonyme : Lettre d'un fonctionnaire salarié, amère diatribe
contre le gouvernement impérial. Quelques années plus tôt,
cette virulente satire eût valu à l'audacieux d'aller méditer au
Temple sur les inconvénients de la franchise ; mais le maître
avait présentement en tète de plus pressants soucis. Fouché
néanmoins enquêta, parvint jusqu'à l'auteur. Déjà l'homme aux
lèvres pâles sentait passer le vent des catastrophes prochaines.
Aux aveux du coupable, il répondit, en lui remettant dix louis,
par cette louange inattendue : « Bravo, jeune homme! continuez
d'écrire, mais prenez garde à vous, vous avez blessé au vif le
cœur du tyran (1). »
L'année 1816 voit grandir encore l'amitié qui unit Saint-
Simon, redevenu M. le comte de Saint-Simon, à son secrétaire.
Celui-ci n'est plus seulement 1' « élève, » il est le « fils adoplif, »
l'enfant chéri de l'intelligence, l'associé des projets et des rêves.
Leur collaboration se fait aussi plus étroite, le commerce de
leurs idées plus intime. De cet échange de pensées, tous deux
vont profiter fort inégalement. Le tableau de l'histoire de
France, celui de l'affranchissement des Communes qui ne sont
qu'esquissés confusément, en des brochures incohérentes, par
Saint-Simon, deviennent chez le futur historien du Tiers-État
un système ordonné, un dessin d'une rigoureuse précision. On
a voulu montrer de nos jours, sous un aspect tout différent, la
révolution communale (2) ; elle n'en demeure pas moins, comme
1) Anecdote recueillie par M. de la Saussaye de la bouche de M. Jacques
Thierry.
(2) Ci. entre autres : Luchaire, les Communes françaises à l'époque des Capétiens
directs ; et Giry, Histoire de la Ville de Saint-Omer.
B!4 REVUE DES DEUX MONDES.
Thierry l'a démontré le premier, l'origine des progrès de la
bourgeoisie.
Une grande joie est advenue au travailleur solitaire de
l'Arsenal. Sou frère Amédée, auquel ne cessera jamais de l'atta-
cher la plus confiante affection, s'installe auprès de lui. Le jeune
homme vient à Paris commencer ses études de Droit, tenter,
Comme <»n dit alors, les « hasards de la capitale. » Tous deux
lOuenl de compagnie un modeste logement, 6, rue des Marais,
proche l'église Saint-Germain des Prés. Durant que l'ainé va
courir les bibliothèques ou donner quelque leçon procurée par
Villemaiu, le cadet se rend au cours de M. Cotelle ou de M. Ba-
voux, pioche en conscience les Institutes et ses Codes. Ils se
retrouvaient aux heures de repas devant l'argenteuil et la « por-
tion » de Flicoteau, plus souvent que chez Véfour ou qu'au
café de Foy. Arnold Scheffer les rejoignait volontiers avec son
frère Henry, à ses débuts dans l'atelier Guérih. Tous deux ame-
naient de temps à autre un carabin de leurs amis, bien accueilli
pour sa faconde et son entrain, qui devait acquérir bientôt
sinistre renommée et qui s'appelait Edme-Samuel Castàihg.
Pendant qu'Amédée approfondit Gaïus et Papinien, Augustin
s'esl attelé à une épineuse besogne.
L'esprit de Saint-Simon traverse une évolution nouvelle. Il
rêve toujours de donner à la France et à l'Europe une organi-
sation définitive, mais cette fois, c'est dans l'industrie qu'il
n-nit en avoir trouvé l'instrument.
Le sujet est à l'ordre du jour; la France se trouve alors
en pleine bataille économique. Benjamin Constant vient d'an-
noncer « l'époque du commerce qui doit nécessairement rem-
placer celle de la guerre. » Comte et Dunoyer le répètent sans
relâche, au nom des libéraux, dans le Censeur Européen. En
dépit de tenaces résistances, le gouvernement des Bourbons tâche,
d'encourager et d'organiser l'industrie renaissante. Bientôt seront
créés le Conseil général du Commerce et celui des Manufac-
ture.-; L'usage des Expositions universelles va être rétabli en 1819.
Pourtant, si l'on est à pnu près d'accord sur l'effort à réaliser,
les contradictions commencent avec les moyens à employer.
Donc, en ce printemps de 1817, Augustin Thierry se ren-
tre en conférences quotidiennes avec son « père spirituel »
• t pâli! congrument sur les textes : Fodéré, Ricardo, Ferrier,
rement, Aubert du Vitry. Saint-Simon l'a chargé de rédiger,
AUGUSTIN THIERRY, D'APRÈS <F.S PAPIERS DE FAMILLE. 81."
pour le premier volume de l'Industrie, la partie politique.
Avec une ardeur et des illusions toutes juvéniles, — n'ou-
blions pas qu'il n'a pas vingt-deux ans, — Thierry attaque la
guerre et l'esprit de conquête. Un peuple grandit par le travail,
l'économie, la liberté. L'industrie déteste la guerre, a moins
qu'on ne vienne l'attaquer. Dans ce cas, elle se défend vigou-
reusement, comme elle l'a fait en France, contre les alliés de
Pilnitz, en Europe contre les brigands de Bonaparte. Aujour-
d'hui, les combats sont finis : « Vos armes, s'écrie le jeune publi-
ciste, dans une vibrante péroraison, ce sont les arts et le com-
merce; vos victoires, ce sont leurs progrès; votre patriotisme,
c'est la bienveillance et non la haine. Voulez-vous joindre à ces
vertus douces les vertus fortes et mâles auxquelles le Lacé-
démonien se formait en combattant? 0 citoyens! vous avez des
ennemis plus acharnés que les Perses, l'ignorance et ceux
qu'elle fait vivre. »
Quelle chimère est-ce donc que l'homme?... Gondorcet
dénonce la guerre impossible à l'instant qu'apparaît Bonaparte.
Hélas I le monde n'a pas accepté le rêve saint-simonien. L'ère
des luttes de nations n'est pas close...
IV — LA RUPTURE AVEC SAINT-SIMON
L'écrit des apôtres de la paix fut bien accueilli par l'opinion
et le Censeur les porta aux nues; mais, dans l'instant qu'ils prê-
chaient la concorde universelle, de graves dissentiments écla-
taient entre eux.
Quelles furent les raisons précises de cette brouille?... On a
incriminé le caractère impérieux de Saint-Simon. Ses collabo-
rateurs devaient plier à ses exigences, abdiquer entre ses mains
leur personnalité. On ne domestique pas les intelligences libres.
Il arriva d'Augustin Thierry, ce qu'il advint également d'Au-
guste Comte. L'heure sonna où tous deux refusèrent de subir
plus longtemps une volonté tyrannique.
— Je ne conçois pas d'association sans le gouvernement de
quelqu'un, se serait un jour écrié Saint-Simon.
— Et moi, répondit Thierry, je ne conçois pas d'association
sans liberté.
Quoi qu'il en soit de cette anecdote, c'est dans l'inconciliable
opposition des idées, bien mieux que dans les circonstances de
m»;
D.KVLE DES DEUX MONDES.
fait, qu'il faut cliercher l'explication d'une rupture qui fut dou-
loureuse à tous les deux.
Le créateur de l'Industrialisme ne se bornait pas à vouloir
compléter Adam Smith et Jean-Baptiste Say; d'autres tendances
apparaissaient chez lui. Bien avant Karl Marx, il a été, avec
Fourier, le père du socialisme français.
En 1817, Saint-Simon n'a pas encore poussé jusqu'au bout
les conséquences de sa doctrine, mais elles mûrissent dans son
cerveau. Il les développe complaisamment devant son disciple
dont la tiédeur l'étonné et le scandalise. De jour en jour, le
malentendu intellectuel grandit entre les deux hommes. C'est
qu'un infranchissable fossé les sépare. Augustin Thierry est et
restera toute sa vie profondément individualiste. Il n'est point
l'élève des Encyclopédistes, mais celui de Montesquieu. En
littérature, c'est un romantique; en politique, ses plus grandes
hardiesses sociales ne dépasseront jamais celles de l'école libé-
rale de 1820, du groupe « Lafayettiste » auquel il est inféodé.
Né au lendemain de la Révolution, à la veille de l'épopée
impériale parmi laquelle il grandit, s'il déteste la guerre, l'es-
prit de conquête, il n'est pas moins sincèrement et profondé-
ment patriote. Son cœur a saigné à toutes les blessures de l'in-
vasion. Il a ressenti « toutes les misères nationales, toutes les
souffrances et jusqu'aux simples avanies des vaincus. » Son
ardente pitié s'éveille, sa fierté se révolte et frémit au spectacle
de la France humiliée et dépouillée : « Votre poésie patrio-
tique, écrit-il au docteur O'Connor, m'a paru non seulement le
cri de douleur de l'Irlande, mais encore le chant de tristesse de
tous les peuples opprimés. C'est de la vive impression qu'elle
fit sur moi après nos désastres de 1815, qu'est venu en grande
partie le sentiment qui domine dans l'Histoire de la conquête
de l'Angleterre. »
A ce jeune homme « atteint d'une âme, » selon la belle
expression de Villiers de l'Isle-Adam, les théories de Saint-
Simon, son credo matérialiste de la communauté des intérêts
devaient apparaître monstrueux et révoltants.
Par surcroit, cet historien démocrate, cet historien des foules
n'est aucunement socialiste. Les doctrines du parti lui inspirent
au contraire aversion et horreur. Nous avons sur ce point son
témoignage formel et répété. Il verra dans Juin 1848 une
calamité nationale, « la négation des principes de 1789 et même
AUGUSTIN THIERRY, D'APRES SES PAPIERS DE FAMILLE. 817
de 1792, celle de la liberté, des droits de l'homme et du citoyen,
de l'égalité civile et politique, de la propriété, conséquence et
garantie de la liberté; » une épouvantable et funeste régres-
sion : « On cherche à refouler la France dans la route que l'Eu-
rope a quittée, il y a quatre ou cinq mille ans; c'est le régime de
la tribu qu'on relève contre celui de la cité libre (1). »
Pour lui, le droit au travail « porte en lui-môme, d'un côte,
la ruine des finances, de l'autre la ruine de l'industrie, parce
que les ateliers de l'Etat seront le foyer d'une grève permanente
contre ceux des particuliers (2). »
Et dans une lettre éloquente à la princesse Belgiojoso, il
donne libre cours à sa répulsion : « Que l'Italie veille sur elle-
même et se gare de ces empoisonneurs, de ces philanthropes
qui, au nom des souffrances d'une classe, lui donnent à dévorer
toutes les autres; de ces publicistes pour lesquels la patrie
n'existe pas et qui font fi de la liberté, qui placent les droits
dans les besoins, l'égalité dans les estomacs et proposent comme
fin de la société humaine une régie de tout par l'Etat avec dis-
tribution à tous de travail et de pitance, c'est-à-dire un bague
paternel ou un bagne démocratique administré fraternellement.
Quant à moi, plutôt que de voir le moindre commencement de
ce régime ignoble, je souhaite que Dieu me retire de ce monde,
fût-ce par la main de ces atroces fanatiques qui veulent tuer
ou se faire tuer pour lui (3). »
Entre deux âmes, — et de telles âmes, — qui ne se péné-
traient plus, le divorce était inévitable : il s'accomplit définiti-
vement au mois d'octobre. La rupture se produisit avec tris-
tesse, mais sans colère. La haine, comme il arrive trop souvent,
ne remplaça point la tendresse. Augustin Thierry demeura
déférent et juste pour celui qui l'avait accueilli et aimé. Malgré
la contradiction des points de vue, jamais aucune attaque
contre lui ne sortit de sa plume. Lorsque le philosophe déses-
péré tenta de se suicider, il alla lui rendre visite et lui offrir ses
services. Il tint aussi à lui adresser l'un des premiers en hom-
mage Y Histoire de la conquête de l' Angleterre à son apparition.
Saint-Simon mourant trouva la force encore de lire l'ouvrage
et d'en apprécier le mérite. Averti du décès de son ancien
(i) Lettre à M. Lucien Daveziès.
(2) Lettre à M. de Cherrier.
(3) 10 juillet 1848.
TOME LXV. — 1921. '-
818
REVUE DES DEUX MONDES.
maître par le docteur liailly, son condisciple au collège de
Blois, Augustin Thierry, malade et déjà sur le chemin de la
cécité, voulut assister aux funérailles auxquelles il se rendit au
bras de son frère.
Quelles furent sur son esprit, à l'âge où se forment le carac-
tère, le jugement, les idées, l'influence et les effets de ce con-
tait journalier avec le théoricien de la Richesse des Nations?
Saint-Simon est un rêveur, un utopiste, un songe-creux, un
pêcheur de lune, mais c'est un cœur généreux, un cerveau
puissant, malgré ses brumes. Augustin Thierry a dix-neuf ans
quand il entre dans son intimité. Il est à l'instant des impres-
Bions vives, des entraînements, des enthousiasmes. D'âme natu-
rellement ardente et pitoyable, les entretiens de Saint-Simon
vuut faire lever en lui toute une moisson sentimentale. De là,
cette immense sympathie pour les vaincus qui remplit son
œuvre, pour les opprimés, les misérables, les têtes baissées de
toute sorte : ils représentent souvent à ses yeux la cause du
droit et de la justice.
Au courant de leurs conversations familières, son maître lui
révélait une humanité que les livres ne montrent point, entr'ou-
vrait à ses yeux des horizons nouveaux. Pour lui, la question
sociale ne réside pas seulement, comme dira Lassalle, dans une
question d'estomac : il affirme qu'elle est avant tout un pro-
blème moral. Dans ses aperçus rétrospectifs, il démêle obscuré-
ment comme grand ressort de l'histoire l'opposition des classes
et les conflits qu'elle détermine; il insiste sur la distinction à
établir entre les Gallo-Romains et leurs conquérants germa-
niques. « Les propriétaires sont les descendants des Francs, les
fermiers, ceux des Gaulois. » Ainsi s'ébauchera progressivement
dans la pensée attentive du disciple, encore indécise et confuse,
p«»ur se préciser et s'amplifier plus tard, la théorie scientifique
i|ui tend ;i faire de la race la grande ouvrière de la transforma-
lion des peuples.
A. Augustin-Thierry.
(A suivre.)
A L'AIDE DE L'ITALIE
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE
PAR LES TROUPES FRANÇAISES (Octobre-novembre 1917)
Le 24 octobre 1917, de grand matin, après une préparation
d'artillerie d'une formidable intensité, les armées austro-alle-
mandes attaquèrent le front italien dans la région de Gaporetto,
sur le haut Isonzo. En quelques heures, elles enlevaient Plezzo,
débordaient le Monte Nero, et, jusque vers Auzza, dépassaient
partout lTsonzo.
Le 2o, profitant des brèches ouvertes, elles s'élevaient sur
les contreforts au sommet desquels court la frontière : la crête
fortifiée du Mont Matajur, ainsi que les hauteurs de Stol, tom-
baient en leur pouvoir. C'en était fait : le front de nos Alliés
était percé, sur dix points différents, et toute la plaine du
Frioul menacée, dans la direction d'Udine.
Ces mauvaises nouvelles, parvenues, le 25, au Grand Quar-
tier Général français, alarmèrent fort tous ceux qui connais-
saient l'organisation de l'arrière des armées italiennes et. qui
savaient que leurs dépôts et leurs magasins, remarquablement
installés d'ailleurs et largement pourvus, étaient à proximité
même du front, sans échelonnement en profondeur, impossibles
à déménager. Si nos Alliés ne résistaient pas sur place, leur
retraite devait présenter des difficultés extrêmes et pouvait
avoir les conséquences les plus graves. Ces considérations por-
taient une ombre fâcheuse au brillant tableau de notre victoire
de la Malmaison (23 octobre), première manifestation de notre
force depuis les regrettables événements d'avril.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
On attendit donc, avec anxiété.
Et, malheureusement, les jours suivants, les renseigne-
ments apportés, d'heure en heure, par le télégraphe, donnèrent
raison aux pessimistes : l'habile poussée oblique des Austro-
Allemands (Nord-Est, Sud-Ouest) s'accentuait triomphale-
ment. La 2e armée italienne était littéralement culbutée, et
la 3°, en dépit de l'héroïsme des troupes de couverture, — cava-
lerie, bersaglieri à pied et cyclistes, auto-mitrailleuses, — se
repliait, à une allure de déroute. Le 26, les ennemis attei-
gnaient les petites vallées qui se dirigent, en éventail renversé,
vers Gividale, tandis que les troupes italiennes abandonnaient
le plateau de Bainsizza; le 27, ils entraient dans Cividale en
flammes; le 28, ils prenaient Gorizia, Cormons; dans la zone
maritime, ils enlevaient Monfalcone et ils atteignaient la fron-
tière. C'était, favorisée par un temps clair et doux, la manœuvre
d' « enveloppement » dans toute sa rigueur; c'était toute la
plaine du Frioul menacée jusqu'au Tagliamento. Un immense
matériel, de l'artillerie, des approvisionnements considérables
étaient tombés aux mains de l'ennemi ; et Udine, capitale du
Frioul, et siège, depuis les premières semaines de la guerre,
du Grand Quartier Général italien, devait succomber le 29!
On sait aujourd'hui, et depuis longtemps, sur qui faire
peser la responsabilité morale du désastre italien dans cette
circonstance : c'était l'épouvantable effondrement de la
Russie (1) qui en avait été la cause directe et la condition. De
nombreuses troupes avaient pu, en effet, être enlevées au front
germano-russe et concentrées, sous le commandement de
Mackensen, dans la région des Alpes Juliennes et du Carso.
Pendant ce temps, avec cette perfidie dans laquelle ils sont
jtassés maîtres, les Allemands avaient organisé une campagne
défaitiste parmi les combattants italiens, se servant à la fois
des deux partis extrêmes, socialiste et papiste, pour lancer le
fameux mot d'ordre : « Pas de nouvel hiver aux tranchées!...
Vive la paix !... »
La situation semblait désespérée. Et, cependant, comme il
arrive souvent, le premier moment de stupeur passé, ce fut
tout justement le succès militaire écrasant des Allemands
(1) Proclamation de la République russe le 17 septembre. Lénine et Trotsky
allaient entrer en scène : les négociations de paix devaient s'ouvrir à Brest-
I.itoxvek en décembre.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 8*21
qui produisit une réaction de courage et de patriotisme: il fut,
pour l'Italie, le coup de cravache, sous lequel elle sursauta
et se ressaisit. Aux appels sinistres en faveur de la paix,
qu'avaient poussés quelques égarés, la nation tout entière,
frémissante, répondit : Sauvons l'Italie I...
La France fut la première à s'émouvoir de la situation de
son alliée. Sa décision fut vite prise : puisque l'Italie était en
péril, il fallait voler à son secours 1 Le gouvernement, les grands
chefs, les soldats, tous le désiraient ardemment. Et l'Angle-
terre, montrant le même esprit de solidarité, prenait aussitôt
' le parti de joindre aux nôtres tous ses efforts. Il n'y avait donc
pas un instant à perdre.
Dès le 27 octobre, il était décidé, au Conseil des Ministres
français, que le Comité de Guerre serait convoqué pour le len-
demain 28 (un dimanche). Un accord de principe avait été
demandé télégraphiquement à Londres; et l'ambassadeur
d'Angleterre à Paris, par la même voie, avait reçu mission
d'apporter au Gouvernement français l'appui « illimité » des
forces britanniques. La réunion du Comité de Guerre, à
laquelle assistait le Général en chef, eut lieu le 28 à seize
heures : à dix-huit heures, tout le plan d'assistance à l'Italie
était réglé : à dix-huit heures vingt, l'exécution commençait.
Immédiatement, le Général en chef lançait ses premiers
ordres aux Commandants d'armée, désignant les corps d'armée
qui devaient partir le lendemain 29.
Les contingents français étaient sous le commandement des
généraux Foch et Fayolle; les anglais sous le commandement
du général Plumer. — Français et Anglais se chargeaient
du ravitaillement complet de leurs armées.
I. — LES DONNÉES DU PROBLÈME
Ainsi donc, il fallait faire passer une armée en Italie.
Et cela, le plus vite possible : car le secours, pour être
efficace, devait être immédiat.
La question des effectifs ne se posant pas, tout le problème
résidait dans celle des transports. — Comment porter rapide-
ment, au delà des Alpes, une masse d'environ 150 000 hommes,
avec son artillerie, ses ravitaillements et tout son matériel de
guerre?
822 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y avait deux moyens possibles : le chemin de fer, la
route.
Ouo permettait, d'abord, de réaliser le réseau ferré?
Cette étude n'était pas nouvelle, car, dès le printemps de
1917, on s'était préoccupé de la possibilité d'amener des ren-
forts du front français au front italien (1); des reconnaissances
de détail avaient même été faites pour l'organisation de la
ligne de communication, particulièrement par le lieutenant-
colonel Payot, alors chef d'État-Major chargé de la Direction
de l'Arrière au G. Q. G., et qui, devenu directeur de l'Arrière
eu 1917, allait prendre la responsabilité de l'organisation
d'ensemble de tous les transports et de tous les ravitaille-
ments de cette nouvelle armée d'Italie (2). — On ne sau-
rait donc parler de surprise dans le problème des mouvements
k réaliser par voie ferrée; mais ce qui était inattendu, c'était
précisément le caractère de rapidité de la réalisation.
Or, il n'y a que deux voies ferrées, celle de Modane-Bardon-
nèche-Bussoleno, et celle de Menton-Vintimille-Savone, qui
permettent d'établir deux courants de transports entre la France
et l'Italie. Il était donc, — premier point, — mathématique-
ment impossible de dépasser une certaine densité de transports :
il y avait un maximum de tonnage et de vitesse. Et c'est pour-
quoi, auprès de la voie ferrée, tout autre moyen devait être
bon. De plus, — second point, — la densité même de ces cou-
rants était encore réduite de ce fait qu'il était absolument
nécessaire de réserver un certain nombre de trains au trafic
normal : ceux qui portaient le charbon pour les chemins de 1er
italiens.
Ce que firent les chemins de fer, dans cette circonstance,
est hors du cadre de la présente étude. Nous devons dire seule-
ment ici que, dès le 29 octobre, au soir, 12000 wagons, rassem-
blés en 24 heures, commençaient à embarquer les divisions
françaises en arrière du front de Champagne, et leurs rames se
1) C'était le général Foch qui était désigné pour prendre, éventuellement, le
commandement d'une armée française en Italie. On avait discuté déjà le choix de
I* base, Milan ou Turin, dont l'installation serait nécessaire à l'entrée en action
de cette armée.
Rattachée administrativement au G. Q. G. français.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 823
mettaient en marche vers Modane et vers Menton : elles dépo-
saient les premières troupes dans la région du Lac de Garde
le 2 novembre. Nous laissons à d'autres le soin de raconter le
tour de force de ce transport méthodique et rapide qui faisait
le plus grand honneur à la direction militaire des chemins de
fer français.
Mais il s'agissait, concurremment, répétons-le, d'utiliser la
route. Et, avec la question de la route, c'est le Service automo-
bile qui va entrer en scène.
*
Ici, quelques mots d'explication.
Pourquoi la question de la route était-elle l'affaire du Ser-
vice automobile? Est-ce à dire qu'il était impossible d'envisagé,
le passage en Italie de convois de voitures à chevaux ou d'artil-
lerie attelée, et que l'essence seule serait admise, dans les Alpes,
comme mode de traction? — Nullement. Gela signifie que
c'était le Service automobile qui était devenu, alors, le grand
maître de la circulation sur toutes les routes militaires.
Le service automobile, on le sait, avait eu des débuts très
modestes. Gréé, ou à peu près, aux premiers jours de la
guerre, il s'était développé, d'abord, comme mode de trans-
port, avec une rapidité extraordinaire, prenant peu à peu, au
cours des années 1914, 1915 et 1916, la charge de toutes les
concentrations rapides de troupes, de tous les ravitaillements,
des transports de vivres, de munitions, de matériel de tranchée,
et de l'enlèvement des blessés. Par la suite, et, plus particuliè-
rement, depuis la bataille de Verdun, il s'était vu confier la
police de la route : cette mesure était d'ailleurs parfaitement
logique : c'était le service automobile surtout qui usait des routes,
c'était à lui d'y mettre de l'ordre, pour s'y garder toujours le
libre passage. Pour Verdun, il avait créé, dans ce dessein, la
première « Gommission régulatrice automobile, » celle de Bar-
le-Duc, qui avait donné des résultats remarquables, en permet-
tant, avec une artère unique, la célèbre Voie sacrée, un trafic
routier comme jamais encore on n'en avait imaginé, et grâce
auquel, sans doute, Verdun fut sauvé (1). En 1916 et en 1917,
pour chaque grande opération, la direction des Services auto-
(1) Voir La Voie Sacrée, dans la Revue du 15 décembre 1918.
H2 i REVUE DES DEUX MONDES.
mobiles avait créé encore de ces Commissions régulatrices
automobiles (C. R. A.), perfectionnant, chaque fois, leur méca-
nisme d'après les expériences précédentes; et il était venu un
moment où il apparaissait clairement que la même autorité
devait centraliser l'exécution de tous les transports et toutes
les questions de circulation : le haut-commandement arrêta
alors qu'aucun mouvement important, de quelque nature qu'il
fût, — automobile, hippomobile ou à pied, — ne pouvait plus
se faire dans les zones d'action du front sans que le Service
automobile n'en eût réglé lui-même les conditions de circulation,
par l'intermédiaire de ses C. R. A. (1).
Une Commission régulatrice automobile était un organe
appartenant à la direction des Services automobiles du G. Q. G.
(donc au général en chef) et conçue de telle sorte que le com-
missaire régulateur (commandant ou capitaine du Service
automobile), sur un certain territoire qui lui était attribué par
le commandement, était maître absolu de tous les mouvements
par route. Les routes de ce territoire étaient dites « gardées » et
soumises, par conséquent, à des consignes sévères de circu-
lation. Pour faciliter la surveillance de l'exécution de ce3
consignes, le réseau routier était divisé en plusieurs « cantons, »
— portions du territoire, — surveillés, chacun, par un officier
chef de canton (lieutenant du S. A.) ayant sous ses ordres un
nombreux personnel de plantons. Il y avait, bien entendu, tou-
jours, plusieurs C. R. A. qui fonctionnaient en même temps ;
et, sur le territoire de chacune, le commissaire régulateur lan-
çait les convois suivant des horaires très minutieusement étudiés.
Un grand mouvement de troupes, quelconque, — qu'il
fût automobile, à pied ou à cheval, — était-il ordonné par le
commandement? c'étaient les C. R. A. qui en avaient toute la
conduite, d'un bout à l'autre du front, se passant, l'une à
l'autre, les éléments successifs, exactement comme est réglée
la marche des trains sur une voie ferrée. Le résultat était
l'intensification à l'extrême de la circulation, donc du rende-
ment du réseau routier. On comprend donc, que, le 28 oc-
tobre 1917, dès qu'il fut décidé que des mouvements devaient
avoir lieu de France en Italie par la route, c'était le Service
automobile qui était chargé de les organiser.
(i) Les instructions officielles ;\ ce sujet ne datent que des premiers mois de
ÎJ18. Mais la «ituation existait déjà, en fait, à l'automne de 1917.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 825
*
* *
Le directeur du Service automobile au G. Q. G. français,
était alors le commandant Doumenc (1), travailleur aux
conceptions rapides, d'une grande lucidité d'esprit et d'une
activité dévorante, très au fait des moindres détails de sa tâche
parce qu'il payait de sa personne. — Le soir même, il se met-
tait à l'œuvre. On se trouvait en présence d'un problème tout
à fait nouveau, pour lequel l'expérience acquise, si précieuse
fut-elle, était évidemment insuffisante, et qui devait nécessiter
de l'initiative et de l'ingéniosité. C'est pourquoi la relation de
ce qui fut fait alors, — pendant deux fiévreuses semaines, —
doit garder une place à part dans l'histoire générale des grands
transports automobiles de la guerre.
*
* *
Tout d'abord, une question se posait : « Étant donnée la
saison avancée, était-il possible de franchir les Alpes? »
Le passage des Alpes par une armée est toujours une opé-
ration très difficile et ceux qui l'ont réalisée ont laissé dans
l'Histoire des souvenirs impérissables.
On pourrait écrire tout un livre sur un tel sujet, et ce
n'est certes pas le pittoresque qui y manquerait. On y verrait
d'abord le jeune Anuibal, s'avançant par la vallée de l'Isère avec
60000 hommes, après avoir fait installer à Grenoble des maga-
sins de vivres, de vêtements, de chaussures et d'armes, puis fran-
chissant, en plein automne, le massif du Mont Genis (2). Quel
tableau! la neige et le froid, funeste à ces frileux Africains, les
populations hostiles, pas de routes, à peine quelques sentiers,
les éléphants pris par le vertige; sur le versant gaulois, une
ascension lente et fatigante ; sur le versant italien, des pentes
abruptes et des précipices; enfin, l'arrivée dans la plaine, avec
26000 hommes exténués : quelques semaines après, ils gagnaient,
pourtant, leur première victoire du Tessinl On y verrait Pépin
le Bref, appelé par le pape Etienne II, que menaçait, de Ravenne,
1) 11 avait succédé, en mars 1017, au lieutenant-colonel Girard, de qui il avait
été l'adjoint : à ce titre il avait, jadis, organisé la Voie sacrée. Il devait occuper
le haut poste de directeur jusqu'aux derniers jours de la guerre et il s'y distingua
tout particulièrement dans les grands transports de 1918.
(2) Probablement, du moins; par le Lautaret et l'Échelle. Mais on sait quels
désaccords existent, à ce sujet, entre les historiens!
826 REVUE DES DEUX MONDES.
le roi des Lombards Astolf, passant, lui aussi, par le Mont
< enn, en l'an 75j. On y verrait Charlemagne, l'Empereur a la
barb • fleurie, à pied, à la tête de ses guerriers, cherchant en
vain les chemins frayés par ses prédécesseurs. Puis ce serait
l'étinrelant et classique défilé des héros des guerres de la
Renaissance : le « frétillant » Charles VIII, avec ses 150 gros
canons, « gaillarde compagnie, mais de peu d'obéissance (1), >i
qu'il put faire passer, par chance, au sommet du Mont
Genèvre; Bavard et Louis XII; le bouillonnant et impétueux
François Ier s'engageant, pour tromper les Suisses, vers le col
de l'Argentière, jetant des ponts sur les abîmes, faisant sauter
les roches, pour ouvrir un passage à ses 72 pièces d'artil-
lerie et traversant le Piémont, avec 35 000 combattants, pour
aller gagner Marignan. Ce serait encore Louis XIII avec Riche-
lieu, menant 35 000 gens d'armes au secours du duc de Nevers;
les armées de Villars avec le vieux maréchal âgé de quatre-
vingts ans; Bonaparte, enfin, sur son mulet, gravissant les
sentes en lacets du Saint-Bernard à la tête de toute une armée
silencieuse; puis, plus près de nous, les cinq corps de Napo-
léon III appelés à l'aide par leurs frères italiens. Il est à remar-
quer que, sauf celui d'Annibal, tous ces passages se sont faits
pendant la saison d'été.
Or, de nos jours, pour franchir la chaîne des Alpes, les
grandes routes ne sont guère plus nombreuses que jadis. Ce
sont : dans la zone Sud, celle des Alpes-Maritimes et (en dehors
de la Corniche qui longe la mer), une route stratégique passant
par le col de Tende (1 873 mètres); dans les Alpes Cottiennes,
le col de Larche (ou de l'Argentière ou de la Madeleine)
(1 995 mètres) et le col du Mont Genèvre (1 860 mètres) qualifié
par tous les guides « le passage le plus facile des Alpes franco-
italiennes (2); » dans la zone Nord, celle des Alpes Grées (en
exceptant les cols muletiers, inutilisables dans la circonstance),
le col du Mont Cenis (2 090 mètres) et le col du Petit Saint-
Bernard (2190 mètres). — Il ne pouvait être question, naturel-
lement, du Grand Saint-Bernard, qu'on ne peut gagner que par
les roules suisses et qui, au surplus, n'est pas aménagé conve-
nablement sur le versant italien.
'{) domines.
Mais, pour gagner le Mont Genèvre, il faut, préalablement, franchir le col
du Lautarat.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 827
Notons que pour deux routes seulement, le chemin de fer
pouvait amener les troupes jusqu'au pied des monts : à Briançon
pour le Mont Genèvre, à Modane pour le Mont Genis : de ce
fait, les routes du Petit Saint- Bernard, du <^ol de Larche et du
col de Tende étaient moins intéressantes. Mais, à vrai dire, il
était évident qu'on n'aurait probablement pus le choix, et qu'il
faudrait s'estimer bien heureux si une ou deux seulement des
voies étaient libres !
Quoi qu'il en dût être, — et, du Grand Quartier Général, on
avait lancé, téléphoniquement, des demandes de renseigne-
ments sur l'état des cols, — il apparaissait que l'ensemble de
l'opération devait se répartir sur deux zones : une zone Sud
(passage par la Corniche et le col de Tende), une zone Nord
(passage par le col de Larche, le col du Mont Genèvre et le col
du Mont Genis) (1).
Aussi deux officiers, appartenant à la direction militaire
des chemins de fer, le commandant Gérard et le commandant
Marchand, furent appelés d'urgence et chargés d'organiser
l'enlèvement des troupes et leur acheminement vers l'Italie,
l'un, le commandant Gérard, à travers la zone Nord, l'autre,
le commandant Marchand, à travers la zone Sud. En même
temps, le directeur des Services automobiles chargeait deux
capitaines d'une tâche analogue : dans la zone Nord, le capi-
taine Bosquet; dans la zone Sud, le capitaine Genselme. Con-
voqués au Grand Quartier, à Compiègne, ces deux officiers
reçurent toutes les instructions nécessaires et filèrent immé-
diatement, l'un sur Modane, l'autre sur Nice.
On ne savait pas encore exactement quelle utilisation on
ferait des routes, en admettant que ces routes fussent libres.
Le problème était complexe : à première vue, toutefois, il
paraissait difficile de faire, par la montagne, du transport de
troupes, à cause du danger. Mais il y avait à ravitailler les
éléments traversant les Aipes; il y avait à assurer les mouve-
ments de leurs bagages, qu'on savait, par expérience, repré-
senter un tonnage très supérieur à la capacité de leurs con-
vois à chevaux. Il fallait aussi expédier directement en Italie,
en temps utile, les véhicules automobiles nécessaires tant à
la base de Milan que dans la zone de concentration de l'armée
i.l) On apprenait, immédiatement, que le Petit Saint-Bernard était impra-
ticable.
828 KEVUE DES DEUX MONDES.
(région du lac de Garde), pour constituer immédiatement les
« dépôts de munitions » auxquels le tonnage formidable des
tirs modernes donne une importance vitale.
De toute façon, on pouvait toujours déclencher, car le temps
pressait, un grand mouvement, vers les deux zones des Alpes.
C'est ce qui fut fait.
*
* *
Ceux qui, dans l'avenir, auront la charge de combiner des
transports importants pourront se reporter à l'hjstoire d'oc-
tobre 1917 et suivre et discuter, point par point, les disposi-
tions prises. Mais ils devront faire entrer en ligne de compte
la rapidité des décisions, et la multiplicité des organes d'exé-
cution à mettre en œuvre. Nous bornant ici aux seuls détails
concernant le service automobile, nous noterons tout ce qui
fut fait en quelques heures.
La première mesure arrêtée fut que, pour la zone Nord, les
formations automobiles iraient par route depuis le front fran-
çais (ou depuis des points intermédiaires [parcs]) jusqu'à
Modane et Briançon : pour le Sud, au contraire, les camions
seraient portés par chemin de fer jusque dans la région de
Nice.
On sait que les éléments désignés pour constituer l'armée
d'Italie étaient prélevés dans le groupe d'armées du centre, et,
particulièrement, dans la 10e armée. Des formations automo-
biles furent donc choisies, tout d'abord, dans le service auto-
mobile de la 10e armée. Le chef du service automobile à l'Etat-
major de cette armée, alors à Crugny, près de Fismes, était
le commandant Manessier. L'ordre lui arriva, le 29, de mettre
en route dès le lendemain matin quatre groupes automobiles (1)
et de les diriger sur Modane par les étapes Troyes, Dijon et
Lyon, où se trouvaient trois grands parcs. Dans le même
temps, il devait faire embarquer par chemin de fer, direction
du Sud, une partie du parc automobile de la 10e armée, pour
constituer le futur parc de l'armée d'Italie.
M ) Environ 320 camions. L'unité, dans le service automobile, est la « Section, »
et le type de section le plus employé, de beaucoup, est la Section T. M. La s«c-
tion T. M. (transport de matériel) se compose de 20 camions. Quatre sections
assemblées, forment un « Groupe. » Quelques groupes, assemblés à leur tour,
forment uu groupement.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 829
D'un autre côté, le directeur des services automobiles dési-
gnait un groupement indépendant de quatre groupes (groupe-
ment Censelme) qui devait être embarqué d'urgence sur voie
ferrée, également dans la direction de Nice, pour faire la tra-
versée dans la zone Sud (le capitaine Censelme était lui-même
régulateur, nous l'avons vu, pour le passage dans cette région).
Les détails seraient fixés plus tard, au fur et a mesure des
renseignements.
Or, sur ces entrefaites, précisément, une série de télé-
grammes apportait les résultats des diverses reconnaissances
des cols des Alpes :
i8 D'abord, ainsi qu'on l'avait supposé, le Petit Sainti
Bernard était inabordable.
2° Le col du Mont Genis était, également, obstrué par la
neige. C'était là une nouvelle plus fâcheuse : il fallait renoncer
à la traversée par Modanel Des ordres furent envoyés à Lyon
pour modifier, en conséquence, l'itinéraire des convois.
3° Le col du Mont Genèvre était praticable.
« Col Mont Genèvre praticable aujourd'hui; 4 à 5 centi-
mètres de neige, mais on peut passer. »
Les convois par route allaient donc bien sur Briançon.
4° Au col du Lautaret, on pouvait encore passer, mais il
était certain que le passage serait bouché vingt-quatre heures
plus tard (1). Il devenait donc impossible aux convois d'aller à
Briançon par la ligne droite (vallée de la Romanche). Après
Grenoble, il leur faudrait faire un crochet au Sud par Gap (col
de la Croix-Haute ou col Bayard). Or :
5° La route par le col Bayard, qui représentait le circuit le
moins long, était en très mauvais état, impossible en fait.
6° Heureusement le col de la Croix-Haute était praticable.
V Le col de Larche était obstrué.
L'unique itinéraire pour la zone Nord se dessinait donc
ainsi : Grenoble, Veynes, Gap, Briançon, Mont Genèvre.
8° Enfin, pour la zone Sud, le col de Tende était libre.
Au point de vue de la densité des transports, on pouvait
sans gêner les deux courants normaux par voie ferrée, Modane-
Bardonnèche, Menton-Savone, débarquer du chemin de fer sur
le versant français et rembarquer sur le versant italien 14 élé-
(1) La voiture envoyée en reconnaissance avait eu le plus grand mal &
revenir!
l.l\ i i. DES DET X MONDES.
meuls, c'est-a-dire la valeur de 14 trains pur jour : 0 dans lu
région Nord (Mont Genèvre), 8 dans la région Sud (col de
nde) ; ce nombre de 14 éléments représentait à peu près
autant que la moitié du débil moyen des courants normaux,
qui était de 10 trains sur Modane et 24 trains sur Vintimille.
Pour les constituer, tout bien pesé, on choisit de préférence
les éléments montés et en particulier l'artillerie.
Il ne nous reste plus qu'à examiner ce qui se passa dans
chacune de ces deux régions.
II. — LE PASSAGE DES ALPES
Dans la zone Nord. — L'ordre avait été donné au Ser-
vice automobile de la 10e armée de fournir, pour la zone
Nord, 4 groupes (de 4 sections). Toutes les unités de l'armée
étaient alors en plein travail. On choisit celles qui pouvaient
être rameutées le plus vite; et elles reçurent des instructions,
le 29 au soir, pour être prêtes à partir le lendemain matin.
Mais une très grave question se posait : celle du matériel.
Il fallait que les formations en service en Italie fussent consti-
tuées avec des véhicules de la marque Fiat, autant que possible,
ou, à la rigueur, de la marque Berliet, de manière qu'on pût
organiser facilement, par la suite, le ravitaillement en « re-
changes, » les pièces Fiat se trouvant à Turin, les pièces Ber-
liet à Lyon (1). Le départ fut donc réglé de la manière sui-
vante :
Pour chaque groupe, une section seulement partait, emme-
nant le personnel du groupe, et on devait prendre au passage,
au Parc de Lyon, le matériel nécessaire au groupe, 80 véhi-
cules en bon état. Le capitaine Bosquet, adjoint du comman-
dant Manessier, et désigné pour être régulateur dans la région
.Nord, en partant, le premier, vers Modane, faisait faire dans
1 Cette question des rechanges est capitale. Le matériel automobile, en efl'et,
ne peut être maintenu à ses etrectifs normaux qu'à force d'eniretien. Quand
des camions travaillent, il y a, chaque soir, une moyenne d'indisponibles de 10
pour 100. Ce pourcentage n'augmentera pas, si on répare à mesure; mais, si
1 on arr4ta.il le service des réparations, le deuxième jour, il y aurait, au lieu de
or 100, 20 pour 100 d'indisponibles, le 3* jour, 30 pour 100, etc. Les l'.ircs
automobiles chargés île celte lourde tâche des réparations, ne peuvent, eux-
travailler que s'ils reçoivent régulièrement, de l'arrière, les matières
prei et, surtout, les pièces de rechange.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 831
les trois Parcs de Troyes, de Dijon et de Lyon, tous les prépa-
ratifs nécessités par les circonstances : à Dijon, par exemple,
préparation de vêtements chauds ; à Lyon, préparation de ca-
mions, etc. Il faisait improviser, également, la concentration
d'une dizaine de « Sections sanitaires » qui devaient suivre le
mouvement.
Il n'était pas question de sections R. V. F. (ravitaillement
en viande fraîche) (1), les pesants autobus étant peu indiqués
pour franchir les Alpes : les sections de ravitaillement en
viande fraîche furent constituées en Italie avec de simples
camions Fiat.
Quant aux nombreuses voitures de tourisme : voitures du
Q. G. de l'armée, des Q. G. des corps d'armée et des Q. G. des
divisions, elles étaient, au fur et à mesure des ordres reçjjs,
réunies en groupes de marche, avec étapes obligatoires, direc-
tion de Milan par Briançon.
La liaison était maintenue constamment, bien entendu,
entre la D. S. A. (Direction des Services automobiles) et la Di-
rection des Chemins de fer. C'est ainsi que le 1er novembre
(jeudi), —alors que les convois, définitivement formés, s'apprê-
taient à quitter Lyon, — il fut arrêté que les premiers camions
devaient être à Briançon le 3 avant 16 heures, pour y embari
quer le premier train militaire.
Imaginez ces étapes successives : Troyes, Dijon, Chalon-sur-
Saône, Lyon, Grenoble, Veynes, Gap, Briançon, par des routes
magnifiques, mais couples de tournants brusques, de descentes
rapides, de montées interminables, où nos camions s'enga-
geaient, pleins d'une superbe audace. On était en novembre,
époque où la région des Alpes est sous une couche épaisse de
neige et où, habituellement, tous les cols sont fermés. La
chance voulut que le temps fût très froid, avec un soleil splen-
dide et pas de vent. Le Col de La Croix- Haute, — « ce pays le
plus pauvre et le plus triste de France, » — put être passé sans
aucun accident.
(1) A. côté des Sections T. M. les unités les plus employées, en campagne,
sont les Sections sanitaires (S. S. — 20 voitures) qui portent les blessés des
postes de secours aux ambulances et des ambulances aux hôpitaux, et 1rs
Sections R. V. F. (7 à 8 autobus) qui apportent la viande (fraîche ou 001
lée) aux « Centres de distribution. » Ajoutons quelques formations spéciales :
les formations automobiles des ambulances et les sections du Service télé-
graphique.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
Gomment ne pas s'arrêter un instant, pour noter quelques
aspects de cet immense itinéraire, le long duquel les forma-
lions automobiles s'échelonnaient le jour de la Toussaint de
1917? J'en trouve la notation précise et colorée dans de re-
marquables notes inédites du commandant Doumenc lui-
même : (4)
« Le Tare de Troyes, en pleine fièvre, constituait le point
de groupement où, à chaque instant, de nouveaux détache-
ments arrivaient, auxquels il fallait distribuer, en hâte, de
l'essence, des pneumatiques, des vivres, et qu'on réunissait
en colonnes plus compactes, filant sur Dijon, par Châtillon-sur-
Seine. Déjà, c'était la neige couvrant les plateaux; et le vallon
de Saint-Seine et le Val Suzon, tout poudrés de blanc, donnaient
l'impression d'un paysage des Alpes... A Dijon, le long du bou-
levard où nos unités se rassemblent, c'est un grouillement
continu de camions manœuvrant pour prendre leur place de
stationnement, d'équipes d'ouvriers faisant crépiter les moteurs
en essai ou penchés sur les ponts-arrière, de voituretles véhi-
culant jusqu'au Parc les chefs de section... Plus loin, c'est toute
la colonne des Sections Sanitaires, égrenées le long de la
Saône, et qui se regroupent, dans la nuit, sur la place de Vil-
lefranche, toute pleine de lueurs de phares et de ronflements
de moteurs. Pour gagner de vitesse, on a formé, à Lyon, des
groupes avec du matériel neuf pris au Parc et des conducteurs
amenés des armées...
(( Ce même jour de la Toussaint, \ê premier groupe auto-
mobile quittait Grenoble, affrontait la grande montée de Vif, sans
laisser un traînard, et venait passer la nuit au pied du célèbre
Mont Aiguille, dont la majesté sombre a contemplé, jadis, bien
d'autres convois de constitution bizarre, déménageant à travers
la montagne les bagages des combattants (2). Sous ces mêmes
grandes ombres immuables, au bruit des mêmes torrents, ont
dormi, sans doute, les mercenaires d'Annibal, les chevaliers
de Charles VIII, les mousquetaires du roi Louis XIII, les volon-
\uxquelles ont été empruntés quelques autres détails de cette étude.
(2) Le Mont Aiguille, longtemps appelé le Mont inaccessible, fut escaladé pour
la première fois, en 1494, par quelques gentilshommes de la suite de Charles VII 1.
Antoine de Ville, Julien de Beaupré, etc., « avec un eschelleur et un prêtre, »
disent les vieux Guides. 11 resta ensuite de nouveau considéré comme imprati-
cable, jusqu'en 1834.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 833
taires de la Convention, rêvant tous des plaines ensoleillées
d'Italie, qu'ils voulaient conquérir ou délivrer. Aucun n'eut
certainement de plus nobles, de plus hautes pensées et une
plus belle confiance que notre poilu de la plus grande guerre,
passant les Alpes pour secourir des alliés en péril. Et, dans la
nuit claire et glacée, à l'heure où les longues liles de camions,
transformés en chambrées, s'éclairaient de lueurs clignotantes,
on entendit résonner des voix qui s'élevaient, fredonnant les
couplets de la Madelon, chanson aux sentiments simples,
rythme mêlé de marche militaire et de naïve mélopée d'amour,
où se trouve enclose toute l'àme du soldat de tous les temps. »
L'arrivée des premières sections à Briançon eut lieu au jour
dit, avec quelques heures de retard : comme le chemin de fer
avait, de son côté, un retard équivalent, tout allait bien.,
Mais le plus fort restait à faire !
*
* *
La route qui franchit les Alpes au col du Mont Genèvre
date de 1802, comme le rappelle un bel obélisque élevé à son
sommet-; mais elle a servi, en réalité, à presque toutes les
armées. C'est que, abritée des vents du Nord par le mont lui-
même et par le Chaberton (3 135 mètres) et exposée au Midi,
elle offre le passage le meilleur et le plus sur, du moins pen-
dant six mois de l'année, de mai à octobre. Mais on était à
l'entrée de l'hiver 1
Le premier soin du Commissaire régulateur automobile de
Briançon (1), une fois ses liaisons téléphoniques assurées, fut
donc l'organisation du déblaiement des neiges. Celui-ci fut
assuré par une compagnie de cantonniers français, une certaine
quantité de travailleurs italiens et un millier de prisonniers
autrichiens, qui se mirent à la besogne et ne devaient plus
s'interrompre pendant tout l'hiver. On restait, certes, à la merci
d'une de ces tempêtes violentes, si fréquentes en montagne, et
dont les tourbillons forment, en quelques instants, d'énormes
(1) La date officielle de la création de la C. R. A. de Briançon est le
4 novembre à midi. Le commandant Doumenc, parti en automobile de Compiègne
le 1" novembre, au matin, arrivait à Lyon le soir du même jour, après avoir
inspecté les différentes colonnes en cours de marche; le 2, il était à Briançon;
le S, il faisait le parcours Mont-Genèvre, Césanne, Suse, Pignerol, col de Ses
trières, Césanne, Briançon; et, le 3, au soir, il réglait, à Briançon, l'organisation
de la nouvelle C. R. A.
tome lxv. — 1921. 53
REVUE DES DEUX MONDES.
dunes de neige dont on ne serait jamais venu à bout : mais le
temps, nous l'avons dit, favorisa l'entreprise d'une manière
exceptionnelle, et la route put être maintenue libre.
Il ne s'agissait cependant, entendons-nous bien, que d'un
chemin étroit, tout juste suffisant pour qu'il y put passer un
il courant de véhicules : impossible absolument de croiser :
on établit seulement, de distance en distance, quelques
garages, » élargissements de la route sur quelque dix mètres,
dans des endroits favorables. — Dans ces conditions, le méca-
ORENCBLt
Ecfielfc ,
LE PASSAGE DES ALPES PAR LE COL DU MONT GENÈVRE
nisme du passage du Col du Mont Genèvre fut régie' de la
manière suivante :
Départ de Briançon. Itinéraire: Briançon (1300 mètres),
Col du Mont Genèvre (1 860 mètres), Césanne (1 344 mètres).
A Césanne, bifurcation : à gauche, route vers Pignerol par
Oulx, Exiles, Suse, Avigliana; à droite, route vers Pignerol par
le col de Sestrières, Pragelato, Fenestrelle, Pérouse.
Les troupes qui passaient les Alpes étaient de l'artillerie :
artillerie de montagne, batteries de 75, artillerie lourde à che-
vaux. Le rôle des sections "automobiles était de leur porter
leurs ravitaillements et leurs bagages.
La C. R. A. de Briançon s'était constituée à 3 « cantons : »
Le canton n° 1 avait la responsabilité des chargements en
gare de Briançon, des ravitaillements à Césanne, des dépan-
LA TRAVERSÉE DES ALI'ES EN AUTOMOBILE. 835
nages le long de la route du Mont Genèvre avec ses lacets aux
tournants brusques.
Le canton n° 2 assurait la traversée depuis Césanne jusqu'à
Suse. La route, serpentant, là, au fond de la vallée, et très diffi-
cile par endroits, se rétrécissait brusquement à l'entrée d'Oulx
et d'Exilés, pour devenir une ruelle pavée, étranglée entre deux
files continues de maisons, juste séparées l'une de l'autre par
une largeur de voiture. Le véhicule pénétrait avec grand fracas
dans cette sorte de caverne sombre; il devait la franchir sans
arrêt sous peine d'interrompre tous les mouvements. A la
sortie, on débouchait dans la plaine.
Enfin, le canton n° 3 avait la charge de la circulation et des
ravitaillements dans la région de Pignerol.
Il était presque impossible de circuler la nuit. Les mouve-
ments se faisaient donc pendant le jour, dans l'ordre que voici.
Tout d'abord, de grand matin, partaient les voitures légères,
voitures de tourisme des quartiers généraux et voitures
sanitaires : elles allaient directement à Pignerol par la route
de gauche : Oulx, Exiles, Suse.
Aussitôt après, on faisait partir les camions automobiles.
Arrivés à Césanne, — où se constituait un dépôt de vivres,
fourrages, munitions, — certains de ces camions déposaient
un jour de « vivres de route, » puis attendaient là, pour revenir,
le soir, sur Briançon ; les autres camions filaient, par la route
de gauche (Exiles, Suse) sur Pignerol : ils déposaient, à Pigne-
rol, cinq jours de « vivres de chemins de fer, » et repar-
taient vers Césanne, par Suse : à Césanne, ils attendaient, éga-
lement, le soir, pour repartir sur Briançon.
Après les convois de camions, c'est-à-dire vers 9 injures et
demie du matin, on faisait \ partir enfin les artilleurs, qui pas-
saient, à leur tour, le col et, à partir de Césanne (où ils tou-
chaient un jour de vivres), empruntaient la route de droite: col
de Seslrières, Pragelato, Fénestrelle, Pérouse, pour aller à
Pignerol : là, ils touchaient cinq jours de vivres, et s'embar-
quaient sur les chemins de fer italiens.
Alors, vers le soir, tous les camions qui se trouvaient à
Césanne quittaient cette ville, franchissaient le mont Genèvre
de l'Est à l'Ouest, après le passage des artilleurs (1) et rentraient
à Briançon.
1 Le téléphone renscigns.it sur la situation des colonnes.
§36 REVUE DES DEUX MONDES.
Hélas! cette suite ingénieuse de mouvements ne put se
faire que pendant deux jours : le troisième jour, le Col de
Sestrières fut obstrué par la neige ! Il n'y avait plus qu'une
roule pour g;\gner Pignerol 1
Il fut donc décidé que tout le monde passerait par Oulx,
Exiles, Susc. Il y eut une entente immédiate avec la Régula-
trice des chemins de fer de Modane (commandant Gérard) pour
qu'une partie des wagons passant parle tunnel Modane-liardon-
nèche arrivassent vides à Suse : les artilleurs y étaient embar-
qués. Puis, par la suite, ce furent des trains italiens qui, au
lieu d'aller prendre l'artillerie française à Pignerol, allèrent la
prendre à Suse.
Tous ces transports, dont la bonne exécution était de la plus
haute importance pour la concentration des troupes alliées dans
la Lombardie, durèrent une quinzaine de jours. Il passa, par le
Mont Genèvre, la valeur de 76 trains.
Après quoi, on laissa une section à Briançon, pour parer à
tous besoins; la C. R. A. fut maintenue avec la charge d'en-
tretenir la voie libre : et tous les camions quittèrent la France,
définitivement, pour gagner, par Pignerol, Turin, Verceil et
Milan, la région de Vérone et Vicence (4).
* *
Est-il utile de décrire maintenant cette navette des convois
dans la neigea près de 2000 mètres d'altitude? Nous laisserons
plutôt au lecteur le soin d'imaginer les montées périlleuses et
lentes, les descentes plus périlleuses encore, entre deux talus
de glace, que les travailleurs delà route n'arrivaient qu'au prix
des plus grandes difficultés à écarter assez l'un de l'autre.
En fait, il n'y eut pas d'accident grave : quelques tués,
surplus de 50 000 hommes qui passèrent. Pour les chevaux les
pertes furent insignifiantes. Quant aux camions, on n'en laissa
pas un seul. Il y eut des culbutes fameuses: une, entre autres,
d'une « remorque-cuisine » qui, lâchant tout à coup son
(1) Le retour de ces sections devait se faire en avril 1918, quand l'armé*
française d'Italie fut rappelée pour faire face aux oflensives allemandes dn
printemps (21 mars, etc). 11 fut très difficile, à cause des avalanches, et certaines
sections furent immobilisées plusieurs jours à Césanne. Pendant tout l'hiver, on
s'astreignit à maintenir le col praticable et un télégramme journalier, adressé à
la D. S. A. (à Compiègne), rendait compte de la possibilité de passage. On voit
(pie cette précaution, à première vue excessive, eut sa justification parles faits.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE 837
camion tracteur, se trouva pre'cipite'e à 50 mètres plus bas :
mais on put la tirer de là sans autre dommage que la dispari-
tion... de la soupe.
*
* *
Dans la zone Sud. — Nous avons vu qu'il avait été décidé
que le matériel automobile destiné à faire la traversée par le
Col de Tende ou la Corniche serait amené à pied d'œuvre par
voie ferrée.
Les premiers départs de trains de la région arrière du
front français datent du 29 à 17 heures : ces trains emmenaient
des troupes qu'ils devaient porter directement vers Milan, soit
par Modane, soit par Vintimille. Mais ils embarquèrent aussi,
dans la région d'Epernay, 400 camions automobiles avec
leur personnel, qu'ils amenèrent dans la zone Sud par un iti-
néraire extrêmement compliqué, via Toulouse. Ces camions
débarquèrent, les uns à Cette, les autres à Aix en Provence,
pour gagner Nice par la route, les autres à Nice même. C'était
à Nice, en effet, que s'installaient, et Je Régulateur général,
commandant Marchand, et le Commissaire régulateur automo-
bile, capitaine Censelme : ces deux officiers étaient à leur
poste le 31, pour commencer les opérations le 1er novembre.
Le programme avait été arrêté ainsi :
Il devait arriver à Nioe vingt-quatre trains par jour. Sur
ces vingt-quatre trains, seize continueraient leur route par la
voie ferrée, huit seraient vidés de leurs éléments à Nice (quatre
trains) et à Vintimille (quatre trains). Les quatre éléments
débarqués à Nice feraient route par l'Escarène, Sospel, le Col
de Tende, San-Dalmazzo (rembarquement sur chemin de fer
italien); les quatre éléments débarqués à Vintimille feraient
route par la Corniche, San-Remo, Port-Maurice, Albenga,
Savone (rembarquement sur chemin de fer italien).
Comme dans la zone Nord, il s'agissait, ici, d'éléments
montés et particulièrement d'artillerie.
La question des vivres et des cantonnements dans les gîtes
d'étapes fut débattue avec les autorités italiennes de San-Dal-
mazzo : on supposait que le passage par le Cel se ferait en
trois jours, le passage par le bord de la mer en quatre jours.
Les camions automobiles portaient, en conséquence, les vivres,
les munitions, les bagages.
REVUE DES DEUX MONDES.
Ge lui Le l" novembre, — des trains de troupes avaient déjà
passé directement vers l'Italie le 30 et le 31, — que les mou-
vements par route commencèrent. Et, tout de suite, on s'aperçut
que le programme était irréalisable.
C'est que, en matière d'opérations militaires, on ne doit
pas se lasser de le répéter, tout est dans l'exécution : ce qui
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LE PASSAGE DES ALPF8 PAR LE COL DE TENDE
a été conçu hors du champ d'action est souvent inapplicable;
« c'est la guerre qui apprend la guerrel »
(Ju'arriva-t-il, en etfet? — D'abord, que la durée des étapes
prévue fut pratiquement insuffisante : il fallait quatre jours,
au lieu de trois, pour la route de Tende, parce que cette route
étail très mauvaise; il fallait six jours, au lieu de quatre, pour
le trajet du bord de la mer, parce que, là, la route est cons-
iment coupée par la voie ferrée et que, cette voie ferrée
étant justement suivie, alors, par des trains qui se succédaient
a de très courts intervalles, les convois automobiles perdaient
des heures aux passages à niveau 1
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE. 489
Il ne s'agissait là, au surplus, que d'un retard. Mais une
complication plus grave força à modifier la composition même
des éléments.
En effet, la route du Col de Tende, particulièrement entre
l'Escarène et Sospel, était tellement dangereuse, par suite des
lacets en bordure de précipices, qu'on jugea qu'il était de la plus
grande imprudence d'y faire passer l'artillerie. On chercha une
autre combinaison, et l'on pensa d'abord à utiliser, entre ces
deux points, un long tunnel en construction de la ligne de
chemin de fer, inachevée, Nice-Coni. Mais, dans le même temps,
une reconnaissance fit découvrir que la route Vintimille, Breil,
Col de Tende, qui suit la vallée de la basse Roya, était d'un
emploi beaucoup plus sur. Et il fut alors décidé : d'abord,
qu'on userait de cette route, — (l'itinéraire devenait donc :
Nice, La Turbie, Menton, Vintimille, Breil, Col de Tende,
San Dalmazzo); — ensuite qu'on remplacerait l'artillerie par
des troupes à pied, qu'on transporterait en camions.
Les groupes automobiles furent donc employés, à partir de
ce jour, à transporter les fantassins, leurs vivres et leurs
bagages,- entre Nice et San-Dalmazzo, et, bientôt, entre Vinti-
mille seulement et San-Dalmazzo, les chemins de fer venant
faire leurs déchargements à Vintimille.
La C. R. A. avait transporté son siège de Nice à Menton.
Sur ces entrefaites, les premières troupes anglaises arri-
vèrent, avec leurs autos : on leur réserva, sur leur demande,
la route du bord de la mer, et tous les camions français mon-
tèrent dorénavant par le Col de Tende.
Tous ces mouvements se répétèrent pendant tout le mois de
novembre. Vers le 12, le groupement automobile Genselme
avait reçu l'ordre de passer définitivement en Italie, et il était
remplacé par le groupement Jehl, dont la composition était à
peu près la même (quatre groupes et une section d'état-major)
et dont le travail fut tout pareil.
Aux premiers jours de décembre, celui-ci, à son tour, quit-
tait la France pour la région du lac de Garde.
*
* *
Il faut dire un mot à part du transport du « Parc automobile. »
En octobre 1917, le Parc de la 10e armée était installé à
Châtillon-sur-Marne. L'ordre arriva le 29 au soir d'embarquer
840 REVUE DES DEUX MONDES.
une partie de ce parc par chemin de fer et de le diriger vers le
Sud. Ce même ordre établissait la composition exacte du futur
parc de l'armée d'Italie, désignait les échelons successifs qui
l'alimenteraient, réglementait la liquidation des installations,
qu'il laisserait sur place, ainsi que les conditions de prise en
charge des véhicules et des approvisionnements, qu'il passait
aux parcs voisins, fixait les règles du ravitaillement en pièces
de rechange, l'acheminement des commandes en cours, etc.
Comme on le voit, c'est un flot de questions qui se presse dans
de pareils moments!
Le 30 octobre, un groupe, fourni par le service automobile
de la 10e armée, chargea le matériel du parc et le porta à Fère-
Champenoise, où il fut embarqué sur wagons (plateformes)
dans la soirée du 31. Après un circuit assez long, il était
débarqué du chemin de fer dans la région d'Aix-en-Provence.
Là, les camions automobiles le reprirent et le portèrent, par la
route du bord de la mer et Alexandrie, jusqu'à Milan, puis
jusqu'à Brescia : il s'installa à Brescia, avec une section avancée
à Vicence (section de parc 24, à Brescia, section de parc 41, à
Vicence). Par la suite, il devait se transporter à Vérone.
Ce déménagement compliqué d'un parc automobile sur un
parcours de près de 1500 kilomètres se fit sans encombre.
D'ailleurs, l'ensemble de tous les transports dans la zone
Sud fut accompli sans accident grave : il faut bien dire que le
climat rendait l'opération moins dure que dans la zone Nord.
Et puis, tout le monde était très gai, ce qui facilite singu-
lièrement le travail, de quelque nature qu'il soit; et, aussi
bien, l'entrain n'était pas difficile à maintenir, dans ces
paysages ensoleillés, surtout à partir du moment où des fan-
tassins occupèrent les camions.
Ce n'est qu'une fois arrivés dans la plaine italienne, sur-
tout dans les régions où les populations du Frioul, évacuées,
refluaient misérablement, que les soldats de France reprenaient
le sentiment de la gravité de la situation et de la responsabilité
qui pesait sur eux.
Dans des notes publiées par l'Illustration (1), M. Robert
Vaucher nous fait assister à l'une de ces mille scènes pitto-
-ques auxquelles donnèrent lieu les premiers convois de
Numéro du 24 novembre 1917.
LA TRAVERSÉE DES ALPES EN AUTOMOBILE 841
troupes françaises, — et c'est sur celle-là que je veux finir :
« J'ai assisté au croisement d'un train de ces réfugiés et
d'un convoi amenant un bataillon français. D'un côté, l'on
pleurait : les enfants, blottis dans les bras de leurs mères,
avaient froid, la pluie tombait glaciale. Sur l'autre voie, nos
soldats chantaient gaiement. Enthousiasmés par les réceptions
qui leur furent faites..., ils avaient piqué à leurs bérets des
fleurs reçues le long de la Riviera. Ils allaient prendre leur
place au front italien avec un entrain magnifique pour des
hommes depuis plus de trois ans sous les armes.
« Soudain, à la vue du lamentable convoi, les chants ces-
sèrent, tous nos poilus devinrent silencieux. Dans les yeux des
pères on pouvait lire une pitié infinie, à l'idée que des petits
innocents souffraient par les Boches.
« Alors, dans un élan magnifique, du convoi fleuri qui mon-
tait vers le front, les soldats français descendirent et, en hâte,
se mirent à distribuer aux enfants des réfugiés les pommes,
les poires et les figues dont on les avait gratifiés le long du
chemin. Il était tard, sinon, j'aurais voulu photographier un
soldat a grande barbe donnant à boire du café, dans sa gourde,
à une ravissante fillette aux yeux noirs qui avait perdu son papa
dans la retraite et qui, confiante, expliquait en italien son
malheur au brave soldat, ne comprenant pas un mot, mais
heureux de soulager une souffrance... Et les vieux montagnards
du Gadore, en voyant cette belle jeunesse, si pleine de confiance,
se reprenaient à espérer. »
*
felle fut, dans ses traits principaux, l'aide apportée par les
convois automobiles au passage des Alpes par les armées fran-
çaises, en novembre 1917, aussi bien pour les transports de
troupes, de bagages, de ravitaillements, que pour l'organisation
générale de la circulation.
Le 5 novembre, c'est-à-dire huit jours après l'alerte, nos
troupes, venues du frontde l'Aisne ou des Vosges, avaient passé
leMontGenèvre, quinze sections automobiles aidant au passage,
transportant les bagages et les vivres. Sur ces quinze sections,
quatre avaient déjà dépassé Turin, en route sur Milan et Vérone,
trois les suivaient, huit devaient continuer les navettes entre
Briançon et Pignerol. La Commission régulatrice automobile
REVUE DES DEUX MONDES.
installée à Briançon, dans la haute ville, avait ses cantons en
place, sa circulation réglée, et, avec l'aide des autorités terri-
toriales françaises et italiennes, assurait le déblaiement du col,
qui devait rester libre tout l'hiver. Pendant ce temps, quatre
autres groupes automobiles faisaient passer aux troupes le col
de Tende.
Moins <le deux semaines plus tard, l'armée d'Italie tout
entière, groupée à l'Est et au Sud du Lac de Garde, disposait
d'une organisation automobile complète, avec les huit groupes
de son Service automobile d'armée, son parc installé à Brescia,
toutes ses voitures de tourisme, ses voitures de ravitaillement
en viande, ses sections sanitaires, complétées par les Groupes
chirurgicaux et les Equipages radiologiques, ses sections de
transport de personnel télégraphique (T. P. T.).
Une Commission Régulatrice Automobile nouvelle organi-
sait en « route gardée » l'itinéraire Vérone, Vicence, Gitadella,
Gastelfranco, prête à mettre en action quatre nouveaux groupes
qui allaient arriver, après avoir terminé leur tache dans les
Alpes maritimes. On peut dire que la rapidité de celte mise
en place fait honneur à l'activité et à l'ingéniosité du service
automobile français tout entier.
Les convois arrivèrent à pied d'oeuvre sans déchets. Beau-
coup avaient d'anciens et braves conducteurs qui, en 1914 et
pendant toute l'année 1915, avaientfait les transports de Flandre,
d'Artois, de Champagne, en 1916 Verdun et la Somme, en 1917
l'Aisne : c'étaient de vieux routiers. Il est certain que ceux qui
passèrent par le Sud trouvèrent un singulier réconfort dans la
beauté des paysages et dans l'accueil chaleureux des popula-
tions : pour des gens qui venaient des bords de la Vesle, le can-
tonnement à Menton et à Bordighera « n'avait rien de pénible ! »
— Mais quant à ceux qui furent lancés dans les neiges du Nord,
un peu surpris tout d'abord, ils se ressaisirent bien vite ; et ils
déclaraient, ensuite, en riant, que c'était bien moins « malin »
de passer les Alpes en novembre que d'aller tout simplement,
à de certains jours d'avril, de Jonchery à Concevreux I
Et peut-être disaient-ils vrai.
Paul Heuzé.
SAINE HOmiE ET SAI\ES FIMES
i. — la situation mondiale au lendemain db la guerre.
l'inflation
Le monde est en face de problèmes économiques et finan-
ciers d'un ordre de grandeur inconnu jusqu'à ce jour. Vain-
queurs et vaincus, neutres et belligérants sont troublés jusque
dans les fondements mêmes de leur existence par les questions
angoissantes qui se posent au sujet de l'équilibre de leur budget.
En même temps une crise industrielle et commerciale intense
fait souffrir la plupart des pays, en sorte que l'humanité
inquiète se retourne en tous sens, cherchant un remède à ses
maux.
Il ne faut pas cependant croire que tout soit nouveau dans
les phénomènes qui se déroulent sous nos yeux. Les crises éco-
nomiques sont périodiques. Elles sont la rançon des périodes
prospères qui reparaissent, elles aussi, à intervalles plus ou
moins réguliers. Seulement, la grande guerre est venue ajouter
un tel élément de trouble à ceux auxquels nous étions accou-
tumés, que nous avons infiniment plus de peine, à cette heure,
à nous rendre compte de la portée des événements contemporains
que lors d'aucune des crises précédentes.
Essayons cependant de comprendre et de résumer les faits
du septennat tragique compris entre les deux dates 1914-1921. La
guerre éclate. 20 millions d'hommes sont mobilisés; l'ancien
et le nouveau monde retentissent du fracas des batailles. La
production agricole est ralentie; l'industrie porte le plus clair
de ses forces vers la fabrication d'armes, de munitions, d'en-
gins de combat de tout genre, qui, loin de servir a produire et
844 REVUE DES DEUX MONDES.
à enrichir les hommes, opèrent une formidable destruction de
capitaux. En novembre 1918, la lutte est terminée. Les peuples
respirent, comptent leurs morts, se remettent au travail. Il
semble que de longues années seront nécessaires pour revenir
aux chiffres de la production d'avant-guerre.
Aussi le même cri sort-il de toutes les poitrines : « produi-
sons! » On chante ce qu'on a appelé l'hymne à la production. 11
semble impossible de dépasser, sous ce rapport, les besoins de
l'humanité. Le retard n'est-il pas formidable? Des milliers de
fermes et d'usines n'ont-elles pas été détruites, des myriades
de kilomètres carrés de terres fertiles condamnées à la stérilité
et à la désolation? L'Allemagne et l'Autriche bloquées pendant
quatre ans, les régions dévastées de la France, de la Belgique,
de l'Italie, de la Serbie n'ont-elles pas à refaire des approvi-
sionnements qui vont exiger de longues années de travail?
D'ailleurs, les prix ne sont-ils pas la qui indiquent l'énormité
des besoins et l'intensité de la demande? Beaucoup de ma-
tières premières, de denrées alimentaires s'échangent à des
cours qui représentent le double, le triple, le quadruple de
ceux d'avant-guerre. Quelle excitation à la production ! Quelles
perspectives de bénéfice pour ceux qui, se mettant énergique-
ment à la tâche, vont reconstituer les stocks de tout ce que les
acheteurs réclament 1
Ce n'est pas seulement l'industrie et l'agriculture qui sont
ainsi stimulées. Les commerçants, ingénieux à satisfaire leurs
clients, voient les demandes se multiplier. Il leur suffit de garder
quelque temps des marchandises en magasin, pour que l'écou-
lement s'en opère à des prix en hausse, qui représentent non
seulement le gain de l'intermédiaire, mais un profit additionnel,
inespéré, qui résulte de l'ascension continue des cours.
Oui, mais le mouvement, pas plus qu'aucun de ceux qui se
sont manifestés dans le même sens au cours de l'histoire, ne
pouvait être indéfini. D'une part, les besoins furent peu à peu
satisfaits; d'autre part, les demandes se ralentirent sous l'in-
fluence de divers facteurs : les Etats, qui avaient été, au cours
des hostilités, d'insatiables consommateurs de toutes sortes d'ob-
jets, cessèrent leurs achats; les particuliers, obligés de verser au
fisc des impôts de plus en plus lourds pour subvenir aux charges
uées par la guerre, furent de moins en moins capables d'ab-
sorber tout ce qui leur était offert et de payer lesprix qu'on leur
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 843
demandait. Il en résulta d'abord l'arrêt de la hausse, puis la
baisse d'un très grand nombre d'articles.
Ce bref résumé de l'évolution qui s'est rapidement accomplie
aux yeux de l'univers surpris, suffit à expliquer les souffrances
de l'heure présente. Mais la situation a été compliquée et obscur-
cie par un autre phénomène qui, lui aussi, avait déjà été l'ac-
compagnement de précédentes guerres, mais qui n'avait jamais
encore atteint les proportions que nous lui avons vu prendre
au cours de celle-ci. Nous voulons parler de la création, par la
plupart des belligérants, de papier-monnaie en quantités exces-
sives et de la dépréciation qu'il a subie.
L'extraordinaire multiplication des billets d'État et de
banque, à laquelle nous avons assisté, a bouleversé la situation
monétaire et, du même coup, rendu bien plus difficiles les
échanges internationaux. Les rapports de ces échanges avec la
production indigène ont été simultanément influencés. A de
certains moments, des observateurs superficiels ont cru pouvoir
tirer du spectacle de certains courants ainsi créés des conclu-
sions favorables au système qui se désigne communément du
nom d'inflation : il consiste à créer du papier-monnaie, destiné
à permettre à l'Etat de s'acquitter plus aisément, semble-t-il,
vis-à-vis de ses créanciers que par tout autre moyen.
Ce n'est un mystère pour personne que la diffusion de celte
théorie. Elle a été défendue à la tribune du Parlement fran-
çais, et dans une partie de la presse. Elle reparait avec d'au-
tant plus d'insistance que les difficultés financières sont plus
grandes et que, dans sa formule simpliste, elle prend, aux yeux
de la foule, des allures de panacée souveraine, seule capable de
guérir les maux de l'heure présente.
En dépit de l'histoire, qui nous démontre, de la façon la plus
saisissante, l'inanité de ces espérances et le danger mortel
qu'implique l'adoption d'un pareil expédient, il semble que la
génération actuelle ait oublié les enseignements du passé ; bien
plus, elle ferme les yeux à ce qui se passe, en ce moment même,
à quelques heures de nos frontières ; elle paraît ignorer les maux
auxquels sont en proie les pays qui ont cru trouver leur salut
dans le soi-disant remède qui a consommé leur ruine, ou qui
menace de la provoquer.
Ne nous lassons donc pas de méditer les leçons du passé et
les enseignements du présent; tâchons d'épargner à la France de
846 REVUE DES DEUX MONDES.
refaire les cruelles expériences de la Banque de Law sous la
Régence, des assignats pendant la première révolution, des
soviets qui submergent la malheureuse Russie sous le flot de
centaines de milliards de roubles papier, et même de l'Allemagne,
qui nous avait habitués à une politique économique raisonnable
et qui glisse en ce moment sur la pente qui mène à l'abîme.
n. — LA VÉRITABLE NATURE DE LA MONNAIE
Une fois de plus, rappelons ce qu'est la monnaie. La mécon-
naissance de sa véritable nature est la source de la plupart des
erreurs qui se répandent à son sujet. Elle n'est qu'un instru-
ment des échanges. Le consentement universel de l'humanité a
peu à peu éliminé de cette fonction des objets ou des matières
qui l'avaient remplie au cours de périodes antérieures. Les
vases d'airain et le bétail chez les anciens Grecs, les barres de
sel dans le centre de l'Afrique, les pièces de cotonnade en
Guinée, les paquets de tabac du Maryland, ont servi de mon-
naie. Il convient d'insister sur le fait que cette commune
mesure des échanges avait, dans tous les cas, une valeur réelle et
non pas fictive. Parmi les divers objets dont les peuples en ques-
tion se servaient, ils en choisissaient un dont l'utilité leur sem-
blait particulièrement grande et qu'ils adoptaient pour en faire
l'étalon de la valeur : le prix de toute chose s'exprimait alors
par l'équivalent d'une quantité déterminée de cette chose par
rapport a l'unité prise comme type.
A l'heure actuelle, chez les peuples civilisés, c'est l'or qui a
été accepté comme mesure de la valeur. Cet or a une valeur
propre; il est recherché en tant que métal rare et précieux,
même en dehors de la fonction monétaire qu'il remplit. Com-
bien le fait qu'il ace monopole ajoute-t-il à sa valeur propre? C'est
la un problème d'économie politique très délicat, mais que nous
n'avons pas besoin de trancher pour résoudre la question qui
nous occupe. Il suffit de constater le fait de l'accord à peu près
universel qui s'est établi parmi les nations : d'après leurs lois
monétaires, le dollar, la livre sterling, le mark, le franc, le
florin, la couronne Scandinave, la couronne austro-hongroise,
la livre égyptienne, la livre turque, le rouble lui-même sont
un certain poids de métal jaune. Quelques législations, comme
la nôtre, admettent avec force libératoire, à côté des pièces d'or,
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 847
des pièces d'argent en quantité limitée. Ge n'est là qu'un
détail ; nous le mentionnons pour mémoire. Le point à retenir
est celui-ci : à la base de la conception monétaire moderne,
se trouve un certain poids d'or.
La monnaie a donc un mérite intrinsèque. En mettant au
creuset les pièces de vingt francs revêtues de l'effigie de la
Semeuse de Roty, nous ne diminuons pas la valeur qu'elles
représentent, nous obtenons un lingot qui a la même vertu
que les disques dont la fusion l'a créé et en lesquels il peut être
retransformé à nouveau. Il a cette vertu à l'intérieur et au
delà des frontières; la législation qui en fait l'élément constitutif
par excellence de la monnaie, est à peu près universelle
aujourd'hui.
Que dès lors les individus et les peuples cherchent à se pro-
curer la plus grande quantité possible de cette monnaie d'or,
cela est naturel. Elle est une véritable richesse. Nous nous abs-
tiendrons de pénétrer plus avant dans l'analyse de la nature
de la richesse constituée par les métaux précieux ; nous pour-
rions faire observer qu'elle en est une au second degré; elle
n'est pas consommable en elle-même et par elle-même, comme
le sont des denrées ou des objets de première nécessité, qu'elle
sert à acquérir; mais elle a sa valeur propre, attestée par le
fait qu'elle peut se vendre à un prix égal à son cours monétaire.
Bien plus, il est aujourd'hui certains marchés sur lesquels elle
se vend plus cher que ce cours. A Londres l'once d'or fin, qui
se transforme en monnaie à raison de 85 shillings, est cotée en
ce moment à 110 shillings, ce qui revient à dire que les billets
au moyen desquels on paie les lingots de métal jaune perdent
près de 30 pour 100 par rapport à ce métal.
Considérons maintenant la monnaie de papier, qu'elle
émane directement de l'Etat ou d'une banque, autorisée par
celui-ci à émettre des billets. Ces derniers n'ont pas été autre
chose, à l'origine, qu'une promesse signée par l'émetteur de les
rembourser à vue en espèces : c'est encore la mention qui est
inscrite aujourd'hui sur les 40 milliards de francs de billets de
la Banque de France qui sont en circulation, « payables en
espèces à vue au porteur. » Aussi longtemps que cette promesse
est remplie, il n'y a pas de différence théorique et il ne s'établit
pas en fait d'écart entre l'or et le papier, celui-ci étant échan-
geable à tout moment, à la volonté du porteur, contre le métal
848 REVUE DES DEUX MONDES.
conservé dans les caves de la Banque émettrice. Il n'y a donc
pas de raison pour que, dans une communauté où les tran-
- uit réglées de cette façon, une modification des prix
se produise du chef de la substitution du papier au métal,
puisque le premier reste échangeable à tout moment contre
le second. Mais, dès l'instant où cette faculté est supprimée,
le problème change d'aspect; une différence s'établit entre le
billet et l'or qu'il représente, mais qu'il ne peut plus procu-
rer à son porteur. Toute la question de la circulation fiduciaire
surgit à ce moment-là. La monnaie de papier continue à porter
le même nom que la monnaie d'or. Un billet de 100 francs est
censé valoir autant que cinq pièces de 20 francs. Mais pendant
combien de temps cette identité va-t-elle subsister? Si la crise
qui a déterminé l'Etat à suspendre la convertibilité est passa-
gère, il est possible que les porteurs de billets, confiants dans
un prochain retour à l'état normal, ne fassent pas de diffé-
rence, ou n'en fassent qu'une très faible, entre le franc-or et le
franc-papier. De multiples considérations entrent en ligne de
compte pour cette évaluation : on rapproche la quantité de
billets en circulation du chiffre de l'encaisse qui les garantit;
on mesure la grandeur de l'effort qui est imposé à l'Etat et pour
lequel il demande une aide temporaire à l'organe chargé de
l'émission, que ce soit une banque ou le Trésor lui-même.
Après la guerre de 1870, bien que le cours forcé, c'est-à-dire
l'obligation pour les créanciers de recevoir en paiement les
billets sans pouvoir les échanger contre du métal, fût établi, le
billet de la Banque de France ne subit que passagèrement une
perte insignifiante. Dès 1872, il était au pair du métal, bien
que la reprise officielle des paiements en espèces ne dût avoir
lieu qu'en 1878. Mais, si les circonstances sont différentes, si la
circulation a été augmentée d'une façon excessive, si le budget
est en déficit, si l'encaisse est faible proportionnellement au
volume des billets, un écart s'établit entre la monnaie de
papier et la monnaie de métal, bien que toutes deux portent le
même nom. A partir de ce moment, l'identité d'appellation ne
correspond plus à la réalité des faits; on en arrive, comme
cela commence à se produire chez nous, à parler de francs-or et
de francs-papier.
Celte différence de valeur ne se manifeste pas toujours
clairement à l'intérieur des frontières, tout d'abord parce que
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 849
la multiplication du papier a fait rapidement disparaître les
espèces métalliques, conformément au vieil adage « la mau-
vaise monnaie chasse la bonne, » que par conséquent le point
de comparaison fait défaut, et ensuite parce que, dans bien des
cas, le législateur intervient pour essayer de prohiber toute
différence officielle : il oblige les nationaux à recevoir eu
paiement de leurs créances les billets inconvertibles. Mais les
pouvoirs de l'État souverain expirent aux limites du territoire.
Dès que les bornes en sont franchies, les lois économiques»
qui sont universelles, reprennent leur empire. La monnaie de
papier se compare aux monnaies étrangères, en particulier à
celles des pays où le cours forcé n'existe pas et où par consé-
quent l'unité monétaire est un poids déterminé de métal pré-
cieux. Dès lors, le billet subit une perte par rapport à ces mon-
naies étrangères qui ont conservé leur pleine valeur. Cette
perte mesure l'écart entre le papier inconvertible et la monnaie
métallique indigène, puisque celle-ci est au pair des monnaies
étrangères ayant conservé leur pleine valeur métallique.
Prenons un exemple qui fera comprendre la situation. En
France, nous sommes au régime du cours forcé. Aux Etats-Unis,
le dollar n'a pas cessé d'être de l'or; tous les billets qui y cir-
culent sont remboursables en métal jaune. Lorsqu'il en était de
même chez nous, un dollar s'échangeait contre o francs 18 cen-
times, parce que chaque dollar contient autant d'or fin qu'il
s'en trouve dans 5 francs 18 centimes de pièces d'or françaises.
Mais, depuis que le franc est constitué par un billet de banque,
le prix du dollar exprimé en notre monnaie a dépassé le pair
mathématique : il s'est élevé un moment jusqu'à 17 francs ; il
est en ce moment aux environs de 14 francs. Selon que notre
politique fiduciaire tendra à restreindre ou à augmenter le
volume de la circulation, nous verrons le cours du dollar bais-
ser ou remonter à Paris. C'est ainsi qu'à l'heure actuelle la
valeur d'un dollar américain exprimée en francs-or est 5 francs
18 centimes comme avant la guerre, tandis qu'en francs-papier
elle est près de trois fois supérieure; elle oscille sans relâche,
sous l'empire de circonstances diverses. Elle démontre l'insta-
bilité de notre étalon et la menace, constamment suspendue sur
notre tète, d'une détérioration de cet étalon.
TOMB LX.V. — 1921. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — LES EFFETS DE L'INFLATION
L'exposé que nous venons de faire des vérités monétaires
élémentaires nous permet de répondre très simplement à la
question suivante : « Quelle est la nature de l'opération à
laquelle se livre un gouvernement qui crée ou fait créer de
la monnaie de papier? Cette création engendre-t-elle de la
richesse? » Il est évident qu'elle se résout par la négative. La
rirhesse consiste en biens consommables directement ou en
valeurs échangeables contre ces biens. Parmi ces dernières,
ligure la monnaie. Si elle est métallique, c'est-à-dire si elle porte
en elle-même sa valeur, elle est comparable aux autres biens,
puisqu'elle permet de les acquérir en tout lieu. Mais si elle esl
de papier, il n'en est plus de môme. Elle n'a sa pleine valeur,
qu'autant qu'elle est remboursable à vue en métal. Dès qu'elle
cesse de l'être, elle perd une fraction plus ou moins considé-
rable de son pouvoir d'achat. Une expérience cent fois répétée
et le raisonnement sont d'accord pour nous apprendre que, plus
on multiplie la monnaie de papier inconvertible et plus elle
perd de sa valeur. Il n'est pas de meilleure démonstration à cet
égard que la comparaison des prix d'un même objet dans deux
pays dont l'un a conservé l'étalon d'or avec paiements en
espèces et dont l'autre est au régime du papier-monnaie.
L'expression monétaire de l'objet peut être restée la même dans
le premier, et avoir vingtuplé dans le second. Qui pourrait
cependant soutenir qu'une livre de coton ou de cuivre repré-
sente une autre valeur à New-York qu'à Berlin, parce qu'elle
coûte là-bas autant de dollars et ici vingt fois plus de marks
qu'en 1913?
Les 80 milliards de billets que la Reichsbank a lancés sur
le marché depuis 1914 n'ont donc pas enrichi les Allemands,
puisque ceux-ci ont vu le coût de la vie croître parallèlement
a ce gonllementde la circulation fiduciaire. Loin de s'améliorei
de ce chef, leur situation a empiré : ils souffrent du mal grave
de l'instabilité des prix, de l'incertitude constante de la valeur,
des «lifficultés incessantes des rapports avec l'étranger. La hausse
du change, c'est-à-dire des monnaies avec lesquelles l'Alle-
mand est payé des marchandises qu'il expédie au dehors, est un
avantage pour lui, la baisse de ces mêmes monnaies diminue
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 851
ou fait disparaître le bénéfice qu'il avait escompté. D'autre part,
la hausse indéfinie du change correspond à un abaissement
indéfini de la valeur de la monnaie indigène, qui, dès lors,
tend vers zéro. Que restera-t-il entre les mains des porteurs
de billets de la Reichsbank, le jour où les prix de toute chose
auront été multipliés par des coefficients en progression inin-
terrompue?
Cela est tellement vrai que, déjà aujourd'hui, les Allemands
établissent une distinction entre la valeur des biens mesurés
par leur expression numérique en marks-papier et ce qu'ils
, appellent la valeur effective, sach iverth. Ils désignent cette
dernière par un certain poids d'or, qui doit servir de base à la
fixation, dans la législation fiscale, de l'impôt à payer : c'est
le système qu'on propose d'appliquer aux propriétaires d'im-
meubles, tant il est vrai qu'il est impossible de rien asseoir de
solide sur la base mouvante d'une monnaie fiduciaire dont le
volume est arbitrairement accru.
IV. — LA SITUATION DE L' ALLEMAGNE
Nous avons rappelé les exemples classiques des billets de la
Banque royale de Law avec lesquels 9'étaient échafaudées les
folles spéculations de la rue Quincampoix, des assignats de la
première République qui bouleversèrent la vie économique de
la France pendant plusieurs années. Les uns comme les autres
tombèrent à rien et ruinèrent leurs porteurs. Aujourd'hui, nous
voyons la Russie inondée de roubles papier, qui n'ont pas cessé
de se déprécier, à mesure qu'on en augmentait le nombre, et
qui n'ont déjà plus guère que la valeur du papier sur lequel] ils
sont imprimés. L'Allemagne, si elle ne s'arrête pas dans la
voie où elle est entrée depuis l'armistice, s'achemine vers une
situation analogue.
Les observateurs superficiels n'ont voulu voir dans la créa-
tion de nouveaux milliards de billets provoquée par les em-
prunts du Gouvernement allemand à la Reichsbank qu'une
manœuvre habile des grands industriels d'outre-Rhin : par ce
moyen, disait-on, les exportations sont stimulées, puisque la
même somme de monnaie étrangère, reçue pour une même
quantité de marchandises expédiée au dehors, s'échange contre
un montant de plus en plus considérable de monnaie indigène.
S.">L.' REVUE DES DEUX MONDES.
Gela esl vrai pour une courte période. Mais, à mesure que le
mark se déprécie vis-à-vis du dollar, de la livre sterling, du
franc, il se déprécie vis-à-vis de toute espèce de marchandise;
en d'autres termes, le coût de la vie s'élève, et un nombre
croissant de marks devient nécessaire pour payer les achats,
même à l'intérieur des frontières. Il est inutile d'ajouter que, le
renchérissement des objets achetés au dehors étant instantané,
t la minute même où le mark baissait, il en fallait un plus
grand nombre pour acquérir tout ce qui s'importait.
Aussi voyons-nous l'index des prix, c'est-à-dire la moyenne
du coût des choses nécessaires à la vie, suivre en Allemagne
une marche opposée à celle qui s'observe depuis quelque temps
aux Etats-Unis, en Angleterre et même en France. Alors que,
dans ces trois pays, nous assistons à la baisse d'un certain
nombre de denrées, nous les voyons monter rapidement de l'autre
côté du Rhin. Déjà, au mois d'août 1921, l'index était de 156,
alors qu'il était de 9,23 en 1913; c'est-à-dire que le prix moyen
était dix-sept fois supérieur à ce qu'il était il y a huit ans.
Le mal atteint les budgets particuliers comme ceux de l'Etat
et des communes. Les fonctionnaires de tout ordre et de tout
rang réclament impérieusement des augmentations de traite-
ments. Leurs dernières demandes, formulées au mois d'août
1921, impliquent un surcroit de dépense annuelle de 10 mil-
liards de marks. Pour y subvenir, le Gouvernement dresse un
programme d'impôts qui soulève de nombreuses plaintes; il
décrète des relèvements de tarifs dans le service des postes,
télégraphes et téléphones et dans celui des chemins de fer. Ces
relèvements, à leur tour, aggravent la cherté de la vie et
ouvrent la voie à de nouvelles exigences des salariés, fonction-
naires et ouvriers. C'est une course éperdue vers la multiplica-
tion des signes monétaires, qui non seulement n'apportent
aucune aide réelle à ceux qui les reçoivent, mais jettent un
désordre de plus en plus profond dans la vie économique du
pays.
Si cette création déréglée de billets était cependant un
remède aux maux financiers, un moyen sérieux de soulager
les souffrances du peuple, celui-ci devrait éprouver un mieux-
etre par rapport à la période antérieure et cesser de se plaindre.
Il n'en est rien. La hausse universelle des prix cause un ma-
laise grandissant. Jusque sur un domaine où il semble qu'elle
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 8o3
soit généralement la bienvenue, celui de la Bourse, elle sème
l'inquiétude et suscite des récriminations. Les actions de tout
genre ont monté depuis quelques mois à Berlin, à Francfort et
sur les autres places germaniques dans une proportion invrai-
semblable. On ne trouve plus d'offres suffisantes pour satis-
faire les demandes. On a dû fermer quatre jours par semaine
les Bourses, pour une raison inverse do celle qui les avait fait
clore en août 1914. On manquait alors d'acheteurs : aujour-
d'hui, ce sont les vendeurs qui font défaut. Les détenteurs de
billets agissent comme le faisaient les porteurs d'assignats de la
Révolution française : ils cherchent à transformer leur papier,
dans lequel ils n'ont plus confiance, en marchandises qui con-
servent la valeur, l'incarnent, tandis qu'elle fond entre les
mains de celui qui possède les billets. Parmi les richesses qui
s'offrent ainsi aux acheteurs, se placent au premier rang les
titres mobiliers, qui ont, en outre, l'avantage de procurer un
revenu à leur propriétaire. Sous l'inlluence de ces demandes, on
voit se produire une hausse désordonnée, que les Allemands
eux-mêmes qualifient de « catastrophique. » Elle ne correspond
pas à l'amélioration de la situation des entreprises, qui est
réelle dans beaucoup de cas, mais qui ne justifie pas une capi-
talisation des dividendes à 2 pour 100, à laquelle correspondent
beaucoup des cours cotés en ce moment.
Telle est la situation allemande, de laquelle les partisans de
l'inflation auraient tort de vouloir tirer argument en faveur de
leur thèse. Si l'exportation de nos voisins a repris son essor,
c'est parce qu'ils se sont remis à la besogne avec énergie, que
l'augmentation des salaires a été relativement moins forte chez
eux qu'ailleurs, que les heures de travail n'ont pas été limi-
tées comme chez nous, qu'avec leur outillage, resté intact, ils
ont recommencé à produire dès le lendemain de l'armistice.
Une série d'éléments favorables leur a permis de lutter avec
succès sur les marchés mondiaux et d'y envoyer, au cours de
l'année 1920, 20 millions de tonnes de marchandises valant
69 milliards de marks, tout en important, pendant la même
période, 19 millions de tonnes de matières premières, d'objets
d'alimentation et de produits fabriqués, évalués à 97 millions
de marks. Le déficit de la balance commerciale a donc été de
28 milliards de marks, soit environ 4 milliards de francs au
cours actuel du change. Il est impossible de prévoir ce que sera
854 REVUE DES DEUX MONDES.
le commerce extérieur de l'Allemagne au cours des prochaines
années : mais il est certain que les lluctuations incessantes du
change, chaque jour plus violentes, gêneront de plus en plus
les opérations des industriels et des commerçants.
On accuse d'ailleurs ceux-ci de laisser en dépôt à l'étranger
la majeure partie des sommes dont ils sont devenus créditeurs
par suite de leurs exportations et de contribuer ainsi à la
dépréciation du mark, qui s'atténuerait beaucoup s'ils rapa-
triaient en Allemagne les capitaux dont ils disposent en dehors
des frontières. Cela est si vrai qu'ils soumettent en ce moment
même au Gouvernement un plan qui consiste à lui faire con-
tracter un emprunt extérieur, dont les grands industriels se
porteraient garants ; cela leur serait facile grâce aux réserves
qu'ils ont accumulées à l'étranger.
V. — LES REMÈDES AU DÉFICIT BUDGÉTAIRE. HEUREUX EFFETS
A ATTENDRE DE LA HAUSSE DU FRANC
Nous nous sommes arrêtés à l'examen de la situation de
l'Allemagne parce qu'il est de mode en ce moment de vanter,
en l'exagérant, la prospérité de ce pays et de l'attribuer à l'inila-
tion fiduciaire dont il est le théâtre. Il serait étrange que le
papier monnaie, dont les effets désastreux ont été vérifiés en
mainte circonstance, à toutes les époques et chez toutes les
nations qui en ont abusé, eût produit un pareil bienfait chez nos
ennemis : la multiplication du mark n'a pas été, comme aux
noces de Cana, celle du pain et du vin.
« Mais alors, nous disent les partisans de l'inflation, quel
est votre programme ? » Nous leur répondrons que tout est
préférable à une solution qui mène infailliblement au désastre.
Les remèdes à la situation actuelle sont multiples ; ils n'ont pas
ce caractère absolu que les empiriques aiment à donner à leurs
formules ; ils exigent, pour être administrés, une grande énergie
et une longue persévérance : mais ils ne peuvent manquer
d'exercer l'influence bienfaisante qu'on est en droit d'attendre de
leur application.
Il en est un qui domine le problème et qu'on ne saurait se
lasser de préconiser du haut en bas de l'échelle : c'est l'écono-
mie; économie dans les services publics, économie chez les
particuliers.
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 855
Quelque formidables que soient nos charges, quelque invrai-
semblable que soit le fardeau de notro dette, la confiance
renaîtra le jour où les premières ne s'accroîtront plus et où
nous cesserons d'emprunter. Il faut que notre budget se
balance, non pas seulement sur le papier, mais dans la réalité.
Il faut que, une fois le compte prévisionnel de l'année arrêté,
aucun crédit supplémentaire ne puisse être ajouté à ceux que
le Parlement aura votés. Ce n'est qu'à ce moment-là que nous
aurons le sentiment que les efforts faits pour régler le passé ne
seront pas vains, puisque l'équilibre de l'avenir sera assuré-
Nous ne pourrons envisager l'amortissement des dettes de
guerre qu'à partir de l'heure où nous serons certains que de
nouveaux emprunts ne seront pas contractés.
Le problème est redoutable : car les chiffres en présence
desquels nous nous trouvons dépassent ce que notre compré-
hension admettait avant 1914. Nous n'en devons pas moins
aborder la tâche avec courage, persuadés que ce que nous
voudrons, nous le pourrons.
Avant d'examiner le budget lui-même, réfutons une objec-
tion qui a, été souvent faite et qui émane de ceux qui, sans
réclamer une circulation supérieure à celle qui existe aujour-
d'hui, en désirent le maintien au chiffre actuel, afin d'éviter,
disent-ils, une amélioration de la valeur du franc, qui résulte-
rait d'une diminution de la quantité de billets. Or la majeure
partie de ceux-ci a été créée pour faire des avances au Trésor :
l'Etat, aux termes des engagements qu'il a pris, est tenu de
rembourser cette dette ; l'exécution de la convention conclue
avec la Banque de France a toujours été considérée comme
l'un des actes essentiels de notre régénération financière.
Il est probable que la contraction de la circulation aura pour
conséquence une amélioration du cours des changes, c'est-à-
dire une hausse du franc par rapport aux monnaies étrangères
demeurées plus ou moins saines, telles que le dollar, la livre
sterling, la couronne Scandinave, le florin hollandais; mais
cette hausse n'aura sans doute pas l'allure rapide qui ramènerait
le franc au pair en quelques années. Les 29 milliards de billets
qui représentent les avances directes à l'État pour 25 milliards,
et, pour 4 milliards, l'escompte fait par la Banque, sous la signa-
ture du Trésor français, d'obligations émanées de certains
Trésors étrangers, ne disparaîtront que lentement : leur retrait
850 REVUE DES DEUX MONDES.
ne sera achevé, si les accords conclus se réalisent, qu'au bout
de quinze ans. Nous n'avons donc pas à envisager un retour
brusque des changes au pair.
Il est bien vrai que notre commerce extérieur, qui, pendant
la guerre et les deux ans qui ont suivi l'armistice, se soldait .par
un excédent formidable d'importations, estaujourd'hui retourné.
Depuis plusieurs mois, nos exportations dépassent nos importa-
tions : mais ce solde créditeur est dû au fait que nous avons
réduit considérablement nos achats au dehors, non seulement
de denrées alimentaires et d'objets fabriqués, mais aussi de
matières premières nécessaires à l'industrie. Cette dernière
restriction n'est pas un signe favorable. Dès que le réveil
de l'activité industrielle, dont les heureux symptômes com-
mencent à se remarquer, s'accentuera, nos imporlationsdevront
s'augmenter. Ce n'est qu'ensuite que nos exportations d'objets
fabriqués s'amélioreront à leur tour, surtout si les relèvements
de tarifs douaniers qui sévissent à l'heure présente de tous les
côtés s'arrêtent et font place à des traités de commerce raison-
nables, donnant à chaque nation le moyen de commercer avec
les autres, sans les enfermer derrière des murailles, infranchis-
sables à leurs propres produits aussi bien qu'à ceux de l'étranger.
En tout état de cause, le franc ne saurait reprendre, avant
plusieurs années, la situation qu'il occupait, en 1914, sur le
marché international, alors qu'il était au pair des meilleures
monnaies et faisait prime sur un grand nombre d'entre elles.
Nous envisageons d'ailleurs cette ascension sans inquiétude,
contrairement à ceux qui la redoutent. « Voyez, nous disent-
ils, quelle serait la situation du Trésor français le jour où le
franc qui, mesuré en dollar, vaut aujourd'hui 40 centimes,
serait revenu au pair. De quel poids les 25 milliards du budget
ne pèseront-ils pas sur lui 1 En particulier, les arrérages de la
dette publique qui, pour la majeure partie, sont, pendant une
assez longue période, incompressibles, représenteront une charge
d'autant plus lourde que la valeur du franc se sera plus
relevée. »
Nous ferons tout d'abord observer qu'en ce qui concerne
notre dette extérieure, qui se compose de 6 milliards de francs
d'engagements commerciaux, c'est-à-dire d'emprunts contractés
par l'intermédiaire de banques, de 14 milliards prêtés par la
Grande-Bretagne, de 15 milliards avancés par les Etats-Unis, le
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 857
raisonnement à faire est l'inverse. Plus notre change s'améliore
et plus le fardeau du remboursement s'allège pour nous. Les
chiffres que nous venons de donner sont en effet ceux des mon-
naies étrangères calculées au pair. S'il nous fallait les rem-
bourser au change actuel, il faudrait multiplier par 2 ou par 3.
Quant à notre dette intérieure, elle se compose de 138 mil-
liards de dette perpétuelle ou amortissable, de 90 milliards de
dette flottante. Cette dernière devra être peu à peu consolidée
et transformée en rente perpétuelle. Les emprunts émis pen-
dant la guerre ne sont pas remboursables avant un délai plus
ou moins long. Mais, dès que cette date sera arrivée, ils pourront
être convertis, au moins en ce qui concerne les rentes 6 pour 400
et 5 pour 100, et ces conversions réaliseront dans le budget des
économies considérables. C'est un point de vue qu'on a beau-
coup trop négligé dans les études d'ensemble de nos finances et
qui est de la plus haute importance. N'oublions pas que, à la
fin du xixe siècle, nous avions allégé, en moins de vingt ans, des
deux cinquièmes le montant du service de notre dette, dont le taux
descendit alors de 5 à 3 pour 100. Ces opérations seront d'autant
plus aisées que le crédit du pays se sera fortifié davantage. Or,
rien ne contribuera plus à celte amélioration que la hausse du
franc. Dès qu'on le verra s'orienter dans le sens du retour à son
ancienne valeur, les étrangers investiront des capitaux dans
nos fonds nationaux, non seulement pour toucher les revenus
élevés qu'ils donnent encore, mais pour profiter de la plus-
value du capital, qui grossira en proportion de l'amélioration
du change français.
En analysant les divers éléments de notre dette, on se
rend compte que le fardeau n'en serait pas aggravé par la
reprise du franc, tandis que celle-ci aurait la plus heureuse
inlluence sur le reste de notre budget. Une grande partie des
dépenses des ministères consiste dans le paiement des traite-
ments des fonctionnaires et employés de tous grades. D'après
une étude récente, le nombre n'en est pas inférieur à 733 000, et
leur rémunération atteint 5 milliards de francs, c'est-à-dire
une moyenne de 7 000 francs par tête, alors qu'au 1er juillet 1914
ils étaient 5i3 000 et coulaient 1154 millions, c'est-à-dire
2 000 francs par tête. L'efieclif a augmenté de 40 pour 100, et
les traitements de 350 pour 100. Celte dernière augmenta-
tion est presque exclusivement due à ce qu'on appelle la
858 REVUE DES DEUX MONDES.
cherté de la vie, laquelle est en grande partie un résultat de la
baisse du franc. Une hausse de celui-ci permettrait donc des
réductions notables des traitements, dont la péréquation a été
prévue au cours des prochaines années.
L'État n'entretient pas seulement une nombreuse armée de
fonctionnaires. 11 achète beaucoup de choses, notamment pour
les services publics qu'il exploite, pour l'armée et la marine
qu'il enl rf tient. La hausse du franc lui permettra d'acquérir
tout cela à meilleur marché et de réduire de ce chef les crédits
de nombreux départements ministériels. Il a le plus grand
intérêt, direct et indirect, moral et matériel, à ce que la mon-
naie nationale reconquière graduellement sa pleine valeur.
Tournons maintenant nos regards vers les citoyens dont la
masse constitue la nation et cherchons à analyser la façon dont
la hausse du franc les touchera. Il est évident qu'elle sera la
bienvenue auprès de ceux qui vivent d'un revenu fixe, des ren-
tiers, des pensionnés, des porteurs de fonds publics et d'obliga-
tions de diverse nature. Cette catégorie, si nombreuse dans notre
pays et si intéressante, vit du fruit de l'épargne longuement et
patiemment accumulée, sous forme de travail fourni h l'Etat ou
de gains laborieusement acquis et mis de côté à force de sagesse
et d'énergie. On sait quelles ont été les souffrances de ces Fran-
çais, à mesure que le prix de la vie s'élevait et que, pour une
même somme, ils obtenaient de moins en moins de choses.
L'Etat, en présence de situations aussi pénibles, a dû consentir
un relèvement du taux des pensions. La hausse du franc amé-
liorera considérablement les conditions d'existence de tout ce
monde et fera d'eux de bien meilleurs payeurs d'impôt. Ce qu'il
n'est pas possible d'exiger a l'heure actuelle de contribuables
qui ne joignent pas les deux bouts, pourra aisément leur être
demandé quand leur revenu représentera une valeur grandis-
sante par rapport à leurs dépenses.
Mais les ouvriers, nous dit-on, ne sont pas intéressés à la
reprise de la valeur de la monnaie : chaque fois qu'elle baisse,
les salaires montent.
En admettant l'exactitude de cette assertion, nous ferons
observer que l'élévation des salaires ne s'obtient pas toujours
aussi rapidement que se produit le renchérissement de la vie,
■ t qu'elle est souvent loin de l'égaler. Des études minutieuses
faites par les statisticiens américains sur la période de la guerre
SAINE MONNAIE El' SAINES FINANCES. 859
de Sécession (1861-1864) pendant laquelle le dollar-papier rem-
plaça le dollar-or et perdit vis-à-vis de lui une grande partie
de sa valeur, ont démontre que la hausse des salaires n'avait
pas compensé la dépréciation du papier-monnaie. Comme tous
les citoyens, les ouvriers ont intérêt à être payés en une monnaie
stable, dont la valeur soit fixe, et à ne pas vivre dans l'incer-
titude angoissante d'un lendemain, dont personne ne peut pré-
dire de quoi il sera fait. De quelque côté et à quelque point de
vue que nous envisagions le problème, nous ne trouvons que
des raisons de nous opposer à l'inllation.
VI. — RESTRICTION DES ATTRIBUTIONS DE L'ÉTAT
L'horizon étant déblayé des nuages qu'y amoncellent les
sophismes des partisans de la mauvaise monnaie, nous avance-
rons plus hardiment dans la voie des réformes. Le maintien,
puis le relèvement de la valeur du franc nous permettront de
diminuer le coût des services publics et de réduire le fardeau
annuel des intérêts de la dette, en attendant que commence
l'amortissement du capital de cette même dette, qui sera l'œuvre
de la prochaine génération.
Mais il y a un autre pas à faire, plus efficace encore et plus
fécond en résultats, c'est la restriction des attributions de l'État.
En le confinant dans ce qui doit être son rôle, nous réaliserons
dans le budget des économies d'une portée plus grande que
celles dont nous venons de tracer le programme. Cet effort est
d'autant plus nécessaire que la guerre a développé outre mesure
l'intervention gouvernementale sur une foule de terrains où
les nécessités de la défense nationale ont paru justifier une main-
mise qu'il serait désastreux de perpétuer en temps de paix.
L'Etat a toujours été dépensier; mais la guerre a développé
cette tendance dans une proportion invraisemblable. Lorsqu'il
s'agissait de la lutte pour l'existence, du salut suprême du
peuple, il semblait naturel qu'on ne s'arrêtât point aux ques-
tions d'argent, bien que souvent il eût été possible d'atteindre
les mêmes résultats à frais beaucoup moindres. Mais on ne
croyait pas avoir le temps et on n'avait pas le désir de discuter
aucun chiffre. Jusqu'au jour de l'armistice, cette politique pou-
vait se défendre. C'est le chemin inverse qu'il faut suivre main-
tenant et dans lequel on aurait dû s'engager à la minute où
860 REVUE DES DEUX MONDES.
cessèrent les hostilités. Cela n'a pas été le cas : des secousses
comme celles de la grande guerre, qui ont ébranlé les fonde-
ments de l'Ancien et du Nouveau Monde, se font sentir pendant
longtemps. L'esprit de gaspillage survit, et rien n'est plus dif-
ficile que de l'extirper. Il est cependant indispensable d'y arriver,
et pour cela il faut agir simultanément dans deux directions :
réduire le coût des services publics que l'on conserve, et en
supprimer le plus grand nombre possible. L'Etat est un médiocre
industriel, un mauvais commerçant. Rendons aux particuliers
tout ce qui, avant 1914, était leur domaine. Allons plus loin :
recherchons, parmi les exploitations et les monopoles d'État,
ceux qui pourraient lui être enlevés pour être rendus à la libre
activité des citoyens. Dans bien des cas, la substitution de
l'impôt à la gestion par l'Etat serait de nature à la fois à aug-
menter les receltes du Trésor et à diminuer ses dépenses. Le
coefficient d'exploitation des chemins de fer de l'Etat est très
supérieur à celui des Compagnies privées. La constitution d'une
Société, à laquelle on projette de confier la gestion du réseau
actuel de l'Etat et de l'Ouest-Etat, sera un pas très intéressant
dans cette voie. Il conviendrait d'achever ce programme en
affermant à la Compagnie de l'Est l'exploitation du réseau
d'Alsace-Lorraine. Nous verrions à cette cession des avantages
non seulement financiers, mais politiques. Une Compagnie par-
ticulière aura plus vite fait d'assimiler les éléments locaux
qu'une administration d'Etat.
La régie des tabacs a donné, pour l'année dernière, un pro-
duit net de 8"0 millions de francs. En Angleterre, le droit d'en-
trée et la taxe intérieure sur cette denrée, dont le commerce y
est libre, ont fourni à l'Echiquier pour le dernier exercice
(1er avril 1920 au 31 mars 1921) 60 millions de livres sterling,
c'est-à-dire, en calculant le change au pair, 1 500 millions, au
change actuel, 3 milliards de francs. Qui ne voit qu'un rema-
niement de notre système serait de nature à augmenter consi-
dérablement les recettes, et cela de la façon la plus heureuse,
puisque nous pourrions supprimer bon nombre de fonction-
naires et demander à l'impôt un revenu plus élevé que le chiffre
actuel. La seule difficulté à résoudre résulte du fait que la
France est un pays producteur de tabac; il se cultive dans dix-
huit départements. Il serait nécessaire de continuer le système
ui luel de surveillance des planteurs et au besoin de les encou-
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 861
rager; l'Etat, au lieu d'être l'acheteur unique, percevrait l'impôt
sur les feuilles à la sortie de la ferme et laisserait les caltiva-
teurs les vendre ensuite à leur gré au commerce.
On objectera aussi que l'octroi de bureaux de tabac constitue
un moyen do rémunérer des services rendus à l'Etat. Il est aisé
de répondre qu'il n'en coûtera pas davantage au Trésor d'accorder
des pensions, quand elles sont dues, que d'abandonner, comme
il le fait aujourd'hui, une partie du bénéfice de la vente.
Nous pourrions également faire disparaître le monopole des
allumettes. Il y a quelque vingt ans, l'Etat a racheté, à grands
frais, des fabriques qui appartenaient à des particuliers ou à des
Sociétés privées. Il devrait aujourd'hui suivre une marche in-
verse et rendre la liberté à cette industrie, en frappant les produits
intérieurs d'un droit d'accise et les produits importés d'un droit
de douane. Il ne serait pas difficile de faire rapporter ainsi aux
allumettes plus que les sommes qu'elles fournissent actuelle-
ment au budget.
Si nous demandons la « désétatisation, » — qu'on nous par-
donne le barbarisme, — de grands services exploités ou mono-
polisés par J'Etat avant la guerre, il va de soi que nous posons
en principe que tous ceux qui lui avaient été attribués au
cours des hostilités devront immédiatement faire retour à
l'industrie privée. Ravitaillement en blé, charbon, sucre;
approvisionnement de produits chimiques agricoles; compte
des alcools, des pétroles, des constructions maritimes, flotte
d'Etat, que toutes ces administrations qui ont englouti des
milliards passent au plus tôt dans le domaine de l'histoire! Le
souvenir devra en être gardé et les comptes mis en lumière,
afin de servir d'avertissement aux générations futures.
Aux leçons tirées de notre propre expérience nous pourrions
ajouter celles d'aulrui. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis,
ces deux pays par excellence de l'initiative privée et du minimum
d'élatisme, ont sacrifié, eux aussi, aux nécessités de la guerre.
Ils ont tous deux mis entre les mains du Gouvernement la
direction des chemins de fer. L'Amérique a voulu construire et
gérer une (lotte de commerce. Les résultats économiques ont
été également désastreux : à elle seule, celte dernière expérience
coûte 4 milliards de dollars aux Etals-Unis. Lorsqu'ils ont rendu
les réseaux ferrés aux Compagnies particulières qui les exploi-
taient, la Trésorerie de Washington avait dépensé plusieurs mil-
862 hi \ i i des deux Mondes.
liards à payer aux actionnaires el obligataires les revenus pro-
mis, que les produits de l'exploitation d'État avaient été loin
de fournir. De môme en Angleterre. Il est instructif de con-
cilier te Livre bleu publie à Londres sous le titre de « comptes
Commerciaux e1 bilans relatifs aux services entrepris pendant
la guerre en rapport avec les approvisionnements de guerre et
«l<- vivres et les services normaux des départements gouverne-
mentaux. » Les services ont tous été, à l'exception de celui des
1 rets, la source de pertes considérables. Voici la nomenclature
des principales: 4 2708G8 livres sterling sur le bois indigène,
8000385 sur les cuirs, 1902 983 sur le pétrole, 1112 000 sur le
lin, 5396000 sur les engrais minéraux, 104 810517 sur les
céréales, 5573477 sur le poisson norvégien, 7389455 sur le
poisson, l'huile, les légumes, 4462 596 sur les labourages par
tracteurs et autres services du département de l'agriculture; au
total, 136 481 436 livres sterling, soit, au pair, 3 400 millions, et,
au change actuel, près de 7 milliards de francs.
Il est vrai que, dans plusieurs cas, notamment en ce qui
concerne le pain, c'est de propos délibéré que les Gouverne-
ments l'ont vendu meilleur marché qu'il ne leur coûtait.
.Mais les pertes subies sur d'autres exploitations qui auraient,
entre les mains de particuliers, couvert leurs frais ou laissé des
bénéfices, est un argument de plus apporté au dossier écrasant
que la guerre a fourni contre l'étatisme.
Nous ne nous bornons pas d'ailleurs à tirer de cette mémorable
leçon de choses la conclusion qu'il faut achever de retirer au
plus tôt des mains de l'Etat les exploitations qui lui ont été
i-Miitiées pendant la guerre. On peut aller plus loin dans cette
voie et envisager le retour à l'industrie privée de certains ser-
vices publics : un sous-secrétaire d'Etat aux postes ne dressait-il
pas récemment le plan d'une organisation autonome qui aurait
son budget, son capital de premier établissement, ses recettes
et ses dépenses propres, et qui devrait, dès lors, comme une entre-
prise particulière, assurer sa marche sans avoir recours au
Trésor public? Nous ne prétendons pas qu'il faille, du jour au
lendemain, retirer à l'Etat le service des postes, des télégraphes
el des téléphones. Mais ne pourrait-on envisager un essai d'or-
ganisation, sur une hase nouvelle, des téléphones par exemple :
OO s'inspirerait à cet effet de l'exemple des États-Unis, où ce ser-
vice, organisé p.-ir des Sociétés particulières, fonctionne avec une
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 863
perfection qui peut nous faire envie. En tout cas, ta programme
général doit être de substituer, partout où cela peut se faire
sans inconvénient, la gestion des individus ou des Compagnies
à celle de l'Etat. Cantonnons celui-ci dans ses véritables attri-
butions: défense nationale, affaires étrangères, justice, tra-
vaux publics qui dépassent les forces des corporations munici-
pales ou départementales, instruction publique, sans prétendre
lui en assurer 'le monopole complet. Voila un champ assez
vaste pour exercer l'activité des ministres et du Parlement. Par-
tout ailleurs, laissons la nation faire elle-même directement ses
affaires et remplaçons les fonctionnaires par des hommes libres,
responsables de leurs entreprises.
D'autres réformes doivent être envisagées. L'impôt complé-
mentaire sur le revenu n'est pas encore assis comme il convient.
Cela n'a rien d'étonnant. La Grande-Bretagne a mis un demi-
siècle à organiser la perception de Yincome tax. Nous serions
d'avis d'étudier le rétablissement au profit de l'Etat des contri-
butions directes qui existent encore pour les départements et
les communes, quitte à modérer temporairement les taux de
l'impôt sur. le revenu, auquel le contribuable français a besoin
d'être habitué. Il y a là matière à un remaniement qui augmen-
terait les ressources budgétaires et donnerait satisfaction aux
plaintes nombreuses que provoquent les inégalités de l'assiette
actuelle de nos taxes directes.
VII. — DÉVELOPPEMENT DU CRÉDIT
Le crédit du pays n'avait pas encore été mis a une épreuve
comparable à celle de la guerre, et c'est merveille de consta-
ter comment il y a résisté. Jamais la France n'avait eu à
emprunter des sommes approchant de celles qu'il lui a fallu
pour mener, puis pour liquider la grande guerre. Les chiffres
d'avant 1914 ont été décuplés : notre dette, en chiffres ronds,
aura passé de 30 à 250 ou 300 milliards. Le Trésor a trouvé des
prêteurs dans le monde entier et à l'intérieur des frontières. Il
s'agit de manier aujourd'hui cette masse formidable de créances,
qui se présentent sous le quadruple aspect de sommes dues à
certains Gouvernements étrangers, de titres de rente perpé-
tuelle ou amortissable, entrés dans les portefeuilles ou circulant
sur les marchés financiers, de Bons du Trésor à court terme
864 BEVUE DE? DEUX MONDES.
pos en France parles banques, les Sociétés industrielles et
I - particuliers, enfin d'avances consenties par la Banque de
France.
De la première catégorie nous ne reparlerons pas. Nous
avons exposé plus haut notre situation vis-à-vis de nos deux
principaux créanciers, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. La
question du règlement de leurs avances n'est pas seulement
tiiiancière, elle est politique : laissons aux ministres le soin de
la soulever et de la trancher au moment opportun par des trac-
talions internationales.
Quant aux rentes, aux bons et aux avances de la Banque
de France, il convient de les examiner au point de vue du
capital représenté et de l'intérêt annuel dû par le Trésor. En
ce qui concerne les dernières, des accords antérieurs en pré-
voient le remboursement échelonné de 1022 à 1935. L'intérêt
payé par le Trésor est do 3 pour 100, et la majeure partie en est
affectée à l'amortissement de l'avance. Les rentes comprennent
celles d'avant guerre, le 3 pour 100 perpétuel, le 3 pour 100
amortissable, dont le remboursement sera achevé en 1951, et
les emprunts 4, 5 et 6 pour 100, émis au cours et au lendemain
de la guerre. Parmi ces emprunts, il convient de mettre à part
le o pour 100, amortissable à 150 pour 100, émis en janvier 1920
et qui n'est susceptible d'aucune transformation. Au contraire,
le l pour 100, le 5 pour 100, le 6 pour 100 perpétuels pourront
'Ire l'objet de conversions, c'est-à-dire que l'Etat, à un moment
donné, mettra les porteurs dans l'alternative d'accepter le rem-
boursement au pair de leurs titres ou de subir une diminution
d'intérêt. Lors de l'émission de ces divers emprunts, le Gou-
vernement s'est engagé à ne pas procéder à celte opération avant
I!'i4 pour le 4, avant 1931 pour le 5 et le 6 pour 100. Ce n'est
donc que dans dix ans que nous pouvons espérer commencer à
réduire la charge annuelle que nous impose le service des inté-
rêts de nos rentes. Mais cette économie sera considérable. Ce
n'est pas à 6 pour 100 que s'établira en 1930 le crédit de la
France, ni même à 5 pour 100. Ces deux renies auront lar-
gement dépassé le pair, dont le 4 pour 100 lui-même se sera
vraisemblablement rapproché.
C'est alors que commenceront à se dérouler les opérations
de conversion quiontélé si fécondes pour nous et tant d'autres
pays. A no citer que l'Angleterre, elles lui ont permis, au cours
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 865
du xïx6 siècle, de ramener le taux de sa rente de o à 2 et demi
pour 100.
Nous ne devrons pas attendre l'année 1931 pour régler la
question des bons du Trésor, devenus populaires depuis la
guerre sous le nom de bons de la Défense nationale, et qui
dépassent aujourd'hui le chiffre de 63 milliards de francs. Ils
rapportent 3,60 pour 100 a un mois, 4 pour 100 à 3 mois,
4 et demi à 6 mois, 5 pour 100 à un an, 6 pour 100 à deux ans
d'échéance. Ceux des quatre premières catégories sont délivrés
à guichets ouverts à ceux qui en font la demande. Les bons
6 pour 100 ont fait l'objet d'une émission spéciale au cours de
l'été 1921: il en a été placé une somme de 4 milliards de francs,
qui n'a pas été augmentée depuis lors. Ces 63 milliards consti-
tuent une dette flottante excessive et doivent être consolidés.
Ils rapportent un intérêt élevé. La Commission du budget de
la Chambre a marqué son désir de le voir réduit en diminuant
de 300 millions le montant du crédit correspondant. Il ne dépend
pas du ministre seul de réaliser cette économie. C'est bien lui
qui fixe le taux de l'intérêt attribué aux Bons : mais, pour
placer la quantité qu'il veut, il est obligé de suivre les indica-
tions du marché, c'est-à-dire de mesurer l'importance des
demandes qui lui sont adressées et de fixer le taux en consé-
quence. Le véritable procédé à suivre est celui que pratique, à
Londres, le Chancelier de l'Echiquier, celui de l'adjudication.
Chaque semaine la Banque d'Angleterre offre, pour le compte
du Gouvernement, aux enchères, la quantité de bons que le
Trésor veut placer; elle les attribue h. ceux qui offrent le taux
d'intérêt le plus bas : c'est ainsi que le 23 septembre 1921 il a
été vendu 60 millions de livres sterling de Bons, au taux de
3,98 pour 100.
Quoi qu'il en soit, ces bons à court terme constituent un pla-
cement tellement avantageux pour les établissements de cré-
dit, les Sociétés industrielles et les particuliers désireux de con-
server de larges disponibilités, — les bons à échéance ne dépas-
sant pas trois mois sont toujours réescomptables à la Banque de
France, — qu'il faut prévoir l'abaissement des taux actuels. Mais
il convient, au préalable, d'envisager la transformation d'une
partie des Bons en une rente perpétuelle. Nous croyons qu'un
fonds 6 pour 100 attirerait des souscriptions considérables et
permettrait de rembourser la moitié des Bons en circulation.
tow r.w. — 102). .''••
866 REVUE DES DEUX MONDES.
Peut-être y aurait-il li<^u d'envisager la création d'un fonds à
taux réduit, 4 ou 4 et demi, dont les porteurs seraient exemptés
impôt sur le revenu, ou encore un emprunt-loterie.
Afin (rassurer le succès des émissions futures, rétablissons
la liberté du marché des rentes françaises. Actuellement, ce
marché es! encore au régime do guerre; les agents de change
cotenl dea «ours conventionnels, auxquels il ne s'échange quoti-
diennement que des montants insignifiants. Les offres qui se
produiraient le jour où on rendra la liberté aux transactions,
pourront peser tout d'abord sur les cours et les faire descendre
au-dessous du niveau actuel. Mais le phénomène sera passager.
Beaucoup d'acheteurs, qui s'abstiennent aujourd'hui parce
qu'ils ne se soucient pas d'acquérir une marchandise qu'ils
ne pourraient pas revendre, n'hésiteront pas à apporter leurs
capitaux, du moment où ils sauront qu'ils ne les immobilisent
pas. Que de fois avons-nous entendu nos amis américains s'expri-
mer a cet égard de la façon la plus nette et nous manifester
leur désir d'acheter nos fonds, à condition de le faire sur un
marché libre 1
Nous demandons donc le rétablisssement de la liberté des
échanges de nos rentes au comptant. Nous croyons qu'en même
temps il serait bon de rouvrir le marché à terme pour les
rentes 3 pour 100, qui ne forment qu'un capital relativement
modéré, 20 milliards de francs nominaux pour le 3 pour 100
perpétuel, 3 milliards pour le 3 pour 100 amortissable, en-
semble 23 milliards, qui, aux cours actuels, ne représentent
qu'un capital effectif de 14 milliards. Gesdeux fonds sont admira-
blement classés : la majeure partie en repose dans des porte-
feuilles d'où ils ne sortiront pas, ou d'où ils ne sortiraient que
pour s'échanger contre d'autres rentes françaises à rendement
plus élevé. Il serait intéressant de redonner, grâce à eux, un
aliment à la spéculation. N'oublions pas qu'après 1871 ce fut
elle qui souscrivit en partie les emprunts de la libération du
territoire et qui, en peu d'années, porta les rentes 5 pour 100,
émises à 82,50 et 84,50, au delà de 120 francs. Elle fut alors
féconde; elle pourrait l'être de nouveau aujourd'hui, en s'exer-
çant sur des titres dont le revenu annuel dépasse le coût des
capitaux que les acheteurs à terme emprunteraient pour main-
tenir leur position; en termes techniques, le rendement des
fonds serait supérieur au coût du report.
SAINE MONNAIE ET SAINES FINANCES. 861
C'est par cet ensemble de mesures que doit s'inaugurer
l'assainissement de nos finances. Nous avons la conviction que
nous équilibrerons notre budget ordinaire en pratiquant vigou-
reusement une politique d'économie et de restriclion.
Nous laissons de côté pour aujourd'hui la question du
budget des régions libérées, celle des dépenses recouvrables sur
l'Allemagne. Trop de points sont en suspens, les arrangements
conclus à Wiesbaden entre MM. Loucheur et Rathenau sont
encore trop mal connus, pour qu'il soit possible de présenter un
exposé exact de leurs répercussions. Nous devons espérer que
l'ajustement se fera entre les besoins de nos populations mar-
tyres et les réparations à fournir, en argent ou en nature, par
les auteurs du désastre. C'est un grave et difficile problème.
Nous n'en devons travailler qu'avec plus d'énergie à mettre en
ordre le reste de nos finances. C'est pour atteindre ce but que
le Parlement devrait s'inspirer d'un certain nombre d'idées
maîtresses, dont l'application nous conduira dans la voie où le
pays trouvera son salut. Parmi elles il en est une que nous
avons inscrite en tête de notre programme et sur laquelle nous
insistons en terminant notre exposé : qu'à aucun prix, sous
aucun prétexte, le Parlement ne se laisse séduire par la théorie
inflationniste! Le crédit de la France est à ce prix.
Raphaël-Georges Lévy.
CHATEAUBRIAND
ROMANESQUE ET AMOUREUX
Il y a une vingtaine d'années, dans un article sur Cha-
teaubriand et les Mémoires d'outre-tombe (1), j'ai publié ici
même, au complet pour la première fois, une confession amou-
reuse de René vieilli, que j'avais découverte parmi les manus-
crits de la Bibliothèque nationale. Ce superbe et curieux
morceau ne pouvait manquer de provoquerd'ingénieuxcommen-
taires. Emile Faguet, Eugène-Melchior de Vogué, l'abbé Pailhès,
Maurice Masson se sont jadis successivement appliqués au petit
problème littéraire et sentimental que soulevait cette publica-
tion. Tout récemment, M. Gabriel Faure a repris la question
dans une charmante plaquette. Je voudrais y revenir briève-
ment à mon tour et, en m'aidant deces divers travaux, indiquer
'a solulion que j'en aperçois aujourd'hui, — très dilférente, je
dois en convenir, de celle que je proposais autrefois.
*
* *
Sur la foi de certaines indications du manuscrit, — ou
plutôt delà copie qui y était jointe, — j'avais admis fort sim-
plement que ces pages brûlantes et douloureuses devaient faire
primitivement partie des Mémoires d'outre-tombe, et qu'elles
se rattachaient à un épisode particulier du célèbre livre. Je
(1) Voyez la Revue du i" avril 1809 et notre Chateaubriand, éludes littéraires,
2* édition, Hachette, 1912. — Cf. Emile Faguet, Amours d'hommes de lettres,
Société française d'imprimerie et de librairie, 1907; — Eugène-Melchior de
16, les Inconnues de Chateaubriand (Gaulois, 2 décembre 1904); — P. Mau-
rice Masson [Hevue d'histoire littéraire de la France, janvier-mars 1905); Paul
Gautier, Une Enigme littéraire (Ibid., octobre-décembre 1920); — Gabriel Faure,
ileaubriandet l'Occitanienne, L. Carteret, 1920.
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 869
rappelle en quelques mots cette piquante anecdote. En 1829,
— Chateaubriand avait alors soixante et un ans, — il était aux
eaux de Gauterets, quand une jeune « Occitanienne, » qui,
depuis deux ans, lui écrivait sans qu'il l'eût jamais vue, se
présenta à lui. Il lui rendit sa visite : « Un soir, dit-il, qu'elle
m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre;
je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je
n'ai été si honteux... La brise de la montagne a bientôt em-
porté ce caprice d'une fleur; la spirituelle, déterminée et char-
mante étrangère de seize ans m'a su gré de m'ètre rendu justice :
elle est mariée. » Mais, tout en se « rendant justice, » pensais-je,
René n'en avait pas moins écrit les pages de « folie, » de regret et
de désir inassouvi qu'un secrétaire semble lui avoir dérobées.
Emile Faguet accepta tout d'abord cette double hypothèse,
à laquelle il n'a du reste jamais complètement renoncé. Mais,
à la suite d'un brillant article d'Eugène-Melchior de Vogué
sur le même sujet, il ne tarda pas à en envisager une autre,
qui d'ailleurs n'était point celle de l'auteur du Roman russe.
Celui-ci, sans s'être, à vrai dire, reporté au manuscrit, se
refusait à identifier l'Occitanienne des Mémoires avec l'héroïne
de la confession. Pour lui, l'Occitanienne n'était autre que la
marquise de Vichet, une femme de cinquante et un ans qui, de
1827 à 1821), correspondait avec René sans l'avoir jamais vu et
qui, dans ses lettres, à plusieurs reprises, exprime le désir de
le rencontrer aux eaux des Pyrénées. Et quant à la « fleur
charmante » dont parle la confession, il inclinait, sans en être
absolument sur, à l'identifiar, à cause de certaines analogies
de pensées et de sentiments, avec une « inconnue » à laquelle,
en 1823, au plus fort de sa guerre d'Espagne, Chateaubriand
avait écrit des lettres extrêmement passionnées, et qui nous
ont été conservées, au moins en partie.
Le roman de Mme de Vichet nous a été révélé par Teodor de
Wyzewa (1). Il est bien joli. Née en 1179, Marie-Elisa d'IIau-
terive avait épousé à quinze ans le marquis Bruno de Vichet
qui, sous l'Empire et la Restauration, fut inspecteur des
douanes à Toulouse. De ce mariage, elle avait eu un unique
enfant, un fils, officier de chasseurs, qui tenait garnison à
l'autre bout de la France. « Victime d'une obscure tragédie de
(1) Un dernier amour de René : Correspondance de Chateaubriand avec la
marquise de V..., avec un p. rirait de la marquise de V...; Perrin, 1903.
REVUE DES DEUX MONDES.
famille. » nous dit Voffùé, elle vivait presque toujours seule
dans un château du Vivarais. Elle était fort jolie, — Vogué va
jusqu'à préférer sou portrait a ceux do Mme Uécamier, — elle
avait, avec un pou de candeur, une extrême distinction d'esprit
et du cœur. Comme tant d'autres de ses contemporaines, elle
avait adoré Chateaubriand à travers ses livres. « Le style de
M. de Chateaubriand, disait Mme de Beaumont, me fait éprouver
une sorte de frémissement d'amour; il joue du clavecin sur
toutes mes libres. » — « En vous lisant, disait presque pareil-
lement Mme de Vicbet, on éprouve une admiration passionnée
qui vous détourne de tout, et l'âme s'abreuve d'une sorte de ten-
dresse vague qui ne trouve rien digne d'elle et ne sait où s'atta-
cher. » En 1816, des relations avaient failli se nouer entre eux, à
Paris: par timidité, scrupule, Mrae de Vichet les laissa tomber.
En 1827, l'annonce d'une indisposition de Chateaubriand
la mit dans un tel émoi, qu'elle se décida à écrire au grand
homme : celui-ci répondit avec le charme souverain dont il
était coutumicr dans ses lettres, surtout dans ses lettres à des
femmes. Et une correspondance s'engagea entre eux, qui dura
près de deux années. La spirituelle et sentimentale marquise,
moins, ce semble, par amour-propre littéraire que par piété,
avait gardé des copies de toutes ses lettres et les avait jointes à
celles de René : de sorte qu'aucune des nuances de ce dialogue
épistolaire ne nous échappe. Manifestement très honnête, mais
aussi passionnée qu'honnête, M'ne de Vichet s'efforce, sans y
bien parvenir, de contenir dans les bornes d'une affection pu-
rement « fraternelle » « l'attachement » qu'elle éprouve pour
l'auteur d'Atala : elle l'appelle « mon cher maître, » et quel-
quefois <( mon maître chéri, » « mon frère choisi et donné ; »
elle écrit : « Adieu, mon cher maître, mon étoile toujours
belle, toujours chérie, laissez-moi vous assurer de monrespect;
vous ne savez pas combien ce mot est tendre, quand je vous
l'adresse. » Mais il est visible qu'elle aime d'amour. Elle
signe « Marie ; » elle n'insiste pas sur son mari et sur
snn fils; sans vouloir tromper son « maître trop aimé, » et
même en essayant de lui faire entendre la vérité, elle laisse
planer sur son âge un doute complaisant ; la crainte de pro-
voquer une douloureuse désillusion entre évidemment pour
beaucoup dans le peu d'empressement qu'elle met à se
rendre a Paris, pour y voir Chateaubriand, qui, lui, souhaite
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 811
passionnément de la rencontrer. « Dans ma jeunesse, lui écrit-
il dès sa seconde lettre, je m'étais fait une image de femme
que je n'ai rencontrée nulle part. Ce fantôme charmant, qui
me suivait partout, qui était toujours invisible à mes côtés et
que j'aimais à l'idolâtrie, si vous ?ri apparaissiez, je le recon-
naîtrais... » Nous connaissons le thème : dans chaque femme
nouvelle, René croyait retrouver sa « sylphide. »
Enfin, ils se virent à Paris trois ou quatre fois, aux mois de
mai et juin 1829. Que se passa-t-il exactement dans ces entre-
vues? René s'y est-il montré, comme l'a dit Emile Faguet,
« un peu p\us jeune qu'il ne fallait, un peu moins platonicien
qu'évidemment la marquise ne désirait qu'il fût, » et fallut-il
le rappeler aux convenances? Il est possible, et la lettre de
Mmede Vichet qui suivit la première visite peut certainement
être interprétée dans ce sens: « Mon frère..., vous êtes plus
jeune que je ne croyais; vous paraissez plus jeune que vous
n'êtes, et mes lettres sont inconvenantes. Mon orgueil en
souffre, vous me consolerez aisément en me traitant comme
une femme gui voit ce qu'elle est et sent ce qu'elle vaut. »
Quant à René, il est possible aussi, quoique non prouvé, que les
scrupules, — et l'âge, — de « Marie » l'aient vite rebuté. On
admet généralement que le roman s'arrêta là, et qu'après cette
déception réciproque, Mrae de Vichet retourna s'enfermer dans
son Vivarais. Elle mourut en 1848, presque en même temps
que Chateaubriand.
Mais il n'est pas sûr que l'idylle ait pris fin au mois de
juin 1829. M. Gabriel Faure nous rapporte un témoignage de
ladélentrice actuelle des papiers de Mme de Vichet, qui nous fait
supposer que la correspondance avec Chateaubriand a été « en
partie » détruite; et d'autre part, on a l'adresse d'une lettre de
René à la marquise, datée du 24 mars 1831. Peut-être un jour
nous en apprendra-t-on davantage, et saurons-nous si, comme
le supposait Vogué, « Marie » est allée rejoindre « son maître
chéri » aux eaux de Cauterets, et doit être confondue avec
« l'Occitanienne. » Dans l'état actuel de notre information,
l'hypothèse, je l'avoue, me parait toute gratuite. Mme de Vichet
était « 0.:citanienne, » c'est-à-dire méridionale, et en 1829,
elle écrivait depuis près de deux ans à Chateaubriand, sans
l'avoir jamais vu. Mais à cela se bornent les analogies.
« Marie » n'a pas « seize ans, » mais cinquante, et, si gêné-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
reux qu'il fût, je doute que Chateaubriand, pour la faire figurer
dans sos Mémoires, ait poussé la galanterie jusqu'à la rajeunir
plus de trente ans (1). J'aimerais mieux croire, avec Faguet,
que L'héroïne dos Mémoires, — si elle n'est pas inventée de
toutes pièces, — est une simple « grisette. » Vogué lui-même,
pour justifier son hypothèse, est obligé d'invoquer « les trans-
positions imaginatives » de Chateaubriand. Dans cet ordre
d'idées, avec un poète comme René, tout est possible; et peut-
t lie, — nous y reviendrons, — le seul tort de Vogué est-il de
n'avoir pas été assez hardi dans ses conjectures.
* *
Que faut-il maintenant penser de l'autre hypothèse de Vogué,
la confession délirante de la Bibliothèque nationale inspirée
par la destinataire des lettres plus délirantes encore de 1823?
Cet épisode de la vie amoureuse de Chateaubriand ne nous
est pas connu dans le dernier détail. Quelques commérages
mondains, une dizaine de lettres d'amour de René (2), si
ardentes que j'hésiterais à en reproduire ici tous les termes, c'est
à quoi nous en sommes réduits actuellement sur cette aven-
ture. Que les amateurs de ces sortes d'histoires se consolent :
il se trouvera bien quelqu'un pour leur en révéler, un jour,
sans réticences, tous les « dessous. »
A en juger par le ton de ses lettres à Mme de C... (c'est
S iinle-B.3uve qui, le premier, a livré à la publicité le nom, ou
plutôt l'initiale de cette « fort jolie et spirituelle dame »), Cha-
teaubriand semble avoir été très pris et violemment secoué par
celte passion soudaine : le « démon de midi, » — d'un midi un
peu déclinant, car il a cinquante-cinq ans, — aurait fait des
siennes. Vogué, dans une fort belle page, nous représente « le
puissant homme d'Etat, » sous la lampe allumée dans son cabi-
net du boulevard des Capucines, « repoussant d'un geste
impatient les dépêches, les lettres des rois et des ambassa-
' Un « chateaubriandiste » de Bagnères de Bigorre, le Dr P. Gandy, m'écrit
qo' « il n'y a [> is trace de son passage à Ciuterets, » ce qui d'ailleurs « ne prouve
• les archives de Cauterels étant inexistantes.
\\\ [l'abbé l'ailhès], Chateaubriand; Faiblesses et confession de Château*
'ii Annales romantiques, août-septembre l^ûi; juillet-octobre 1907); — Sou-
i baron de Frénilly, publiés par Arthur Cbuquet, i vol. Pion, p. 405.—
Cf. Sainte-Beuve, Luntis. t. XIV, p. 377; A. Beaunier, Chateaubriand, Pion, t. II.
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 873
deurs » et écrivant à la femme aimée des lettres enflammées,
« naïves et folles comme les épilres amoureuses d'un collé-
gien. » Je ne suis pas très sur que les choses se soient passées
d'aussi romantique façon. J'ai sous les yeux les épreuves du
,5e volume de la Correspondance de Chateaubriand, que publie
M. Louis Thomas : je constate que la plus vive et la plus
« folle » des lettres de Chateaubriand à jMme de G..., — et dans
laquelle d'ailleurs il ajourne un rendez-vous, pour une « raison
de service, » — s'y trouve encadrée, sous la môme date du 5 oc-
tobre 1823, de deux lettres : une lettre charmante, mais parfaite-
ment sage et correcte à... Mme Récamier, et une autre, « confi-
dentielle, » longue, pleine, parfaitement lucide et nullement
impatiente au prince de Polignac, notre ambassadeur à Londres.]
René avait du temps pour tout; et ses heures de folie n'em-
piétaient pas sur ses heures de sagesse. Ses folies mêmes
étaient peut-être plus verbales que réelles.
Lebrun, dans la fureur d'un paisible délrre,
disait Billion de celui qu'au xvine siècle on considérait comme
notre grand lyrique. Le mot doit s'appliquer à Chateaubriand.
J'incline en tout cas à croire que la bagatelle ne l'a jamais
sérieusement détourné des aiïaires sérieuses.
Et assurément il avait le tort, — impardonnable pour un
homme qui se disait, et qui peut-être se croyait chrétien, —
de ne pas paraître se douter qu'« on ne badine pas avec
l'amour, » que les malheureuses femmes qui s'attachaient à lui
étaient des êtres de chair et de sang, et qu'elles engageaient
non seulement leur honneur, mais leur bonheur, parfois leur
vie même, dans les aventures de leur sensibilité. Toutes celles
qui se sont laissé prendre à la grâce de son sourire ou à
l'enchantement de son verbe ont souffert profondément par
lui. Mme de C... n'a pas dû faire exception à cette règle. Et
quant à Mme Récamier, l'intrigue avec Mrae de C..., qu'elle
n'ignorait point, lui fut si douloureuse, qu'elle partit pour
l'Italie afin de faire diversion à sa peine : quand elle revint, elle
avait les cheveux tout blancs. La justice immanente lui faisait
ainsi payer les larmes que sa beauté avait coûtées à Mme de
Duras, — et à Mme de Chateaubriand.
Et Mme de C... elle-même ne devait pas rester longtemps
sans rivale. « Soyez sûre, lui écrivait Chateaubriand le 16 mars
874 REVUE DES DEUX MONDES.
1824, que tout ce qu'on a pu vous dire de cette Mm* H... est
faux; et vous pouvez être aussi sûre que je ne la reverrai de
ma vie. » Rapprochons ces lignes d'un passage du Journal du
maréchal de Caslellanc qui, très bien renseigné évidemment,
nous apprend que « sous son ministère, Chateaubriand écrivait
tous les matins à M,ne llamelin sur les affaires politiques. »
Uniquement sur « les affaires politiques? » Nous n'avons pas
les lettres de René à Mme Hamelin en 1823-182i; mais nous en
avons une, datée du 11 décembre 1841, et qui est suffisamment
explicite : « Aimez-moi toujours, lui disait-il, — il a soixante-
ize ans, — comme quand vous veniez me chercher aux Affaires
Etrangères. » Et concluons que le ministre de Sa Majesté le
Roi Très Chrétien multipliait les « divertissements (1). »
Concluons aussi qu'en 1823, malgré ses cinquante-cinq ans,
Chateaubriand n'avait point désarmé et qu'il était assez loin de
se considérer comme un vieillard. Comme d'autre part Mme de
C... n'était ni une jeune fille, ni même une toute jeune femme,
il suit de là, semble-t-il, que la confession délirante, si elle est
l'écho fidèle de l'exacte réalité, ne saurait se rapporter à l'aven-
ture de 1823. Tel était l'avis de Faguet; et il paraît bien dif-
ficile de ne pas lui donner raison.
Regardons-y d'un peu plus près cependant. Il y a, dans les
œuvres complètes de Chateaubriand, une pièce de vers intitulée
A Lydie, « imitation d'Alcée, poète grec, » et datée, soi-disant,
• 1 Londres, 1797. Or, cette pièce figure, datée, de la main même
de la destinataire, du 22 septembre 1823, parmi les lettres à
Mme de C... Chateaubriand, en l'antidatant pour l'édition
de 1828, a supprimé deux ou trois strophes un peu vives et
corrigé ou atténué un certain nombre de vers. La pièce ori-
ginale est intitulé 4 Délie. On y lit :
Au matin de tes ans, et du monde chérie,
Tout est pour toi, joie, espérance, amour :
Et moi, vieux voyageur, sur ta roule fleurie
Je marche seul et vois finir le jour.
[rais-je, me flattant dans mes tendres folies,
Quand tout me fuit, que lu me resteras?
Vénus échappe aux mains par le temps affaiblies,
Four l'enchaîner, il faut déjeunes bras.
(1) Voyez le livre de M. André Gayot, Une ancienne muscadine : Fortunée
Hamelin, Pari», Émile-Paul, 1911, in-8.
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 875
Tout à la fois honteux et fier de ton caprice,
Sans croire à toi, je m'en laisse enivrer;
Oui, je brûle pour toi, mais je me rends justice;
Je sens L'amour et ne puis l'inspirer.
Je n'ai point le talent de Virgile et du Tasse;
Mais quand le ciel m'eût fait cet heureux don,
Le talent ne rend point ce que le temps efface;
La gloire, hélas! ne rajeunit qu'un nom.
Ce n'est pas seulement le même thème que dans Ja confes-
sion; ce sont parfois les mêmes mots, et presque les mêmes
phrases :
Te devais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour
t'être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur?... Si tu te lais-
sais aller aux caprices où tombe quelquefois l'imagination d'une
jeune femme... tu irais te purifier dans des jeunes bras d'avoir été
pressée dans les miens... Les passions ne rendent point ce que le
temps efface : la gloire ne rajeunit que notre nom.
Ces ressemblances verbales, que Maurice Masson a le pre-
mier signalées et très finement commentées, et qui ne sau-
raient être fortuites, peuvent suggérer une double hypothèse.
Ou bien ce sont des formules littéraires qui s'imposaient à la
mémoire de René, et qu'il retrouvait tout naturellement sous
sa plume toutes les fois qu'il avait à exprimer le même senti-
ment (1) : il serait donc un peu arbitraire de s'en autoriser
pour dater la confession en prose. Ou bien, on peut admettre,
— avec Vogué et Maurice Masson, — qu'une partie tout au
moins de la confession en prose est contemporaine de la pièce
A Délie, et qu'elles ont été toutes deux inspirées par la même
(1) « La pensée de gâter une vie qui est à toi, à toi à qui je dois de la fjloire
pour me faire aimer, peut seule m'empêcher de jeter tout là et de t'emmener au
bout de la terre, » lit-on dans une lettre à M"' de C'** (5 octobre 1823). On recon-
naît une expression qui figurait dans un passage primitif des Mémoires d'outre-
tombe relatif à .M™' de Mouchy, et qui nous a été conservé par Sainte-Beuve :
« Mais ai-je tout dit dans l'Itinéraire sur ce voyage commencé au port de ûes-
démone et d'Othello ? Allais-je au tembeau du Christ dans les dispositions du
repentir? Une seule pensée m'absorbait, je comptais avec impatience les mo-
ments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l'étoile du soir, je lui
demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer... »
L'authenticité de celte patr>±, — qui a été écrite en -tSS.i, — a été jadis contestée,
pour des raisons assez puériles, et des flots d'encre ont inutilement coulé pour
embrouiller cette toute petite question.
8TG REVUE DES DEUX MONDES.
femme. Une chose en lout cas est sûre, et très caractéristique des
habitudes de rôverie et d'art de Chateaubriand. En 1823, tout
jeune qu'il fût encore de cœur et d'allures, en dépit de ses cin-
quante-cinq ans, dès qu'il lui arrive de transformer en « litté-
rature » une aventure personnelle, et, si je puis dire, de « sty-
liser » sa vie sentimentale, c'est l'idée, douloureuse et volup-
tueuse tout ensemble, de l'amour fuyant la vieillesse, qui se
présente spontanément à sa pensée et à sa plume. Son imagi-
nation anticipe sur la réalité de l'avenir. Dès maintenant, ce
trait curieux de sa nature est à noter avec soin,i
* *
Consulté sur les questions d'identification que soulevait la
publication de tous ces textes, l'abbé Pailhès, qui connaissait
si bien son Chateaubriand, et qui avait révélé les lettres à
M'ue de G..., avait été amené à donner son avis dans une série
de lettres et de notes qu'Emile Faguet a résumées de la manière
suivante : « M. Pailhès, écrivait-il, ne croit pas que l'Occita-
nienne des Mémoires authentiques et la personne à qui se rap-
porte la confession délirante soient la même personne; mais
il ne croit pas non plus que l'Occitanienne soit M,ne de Vichet;
et il croit que c'est Mme de Vatry née Hainguerlot; et d'autre
part, il croit que la confession délirante doit se rapporter a
l'année 183i et n'est du reste qu'un exercice littéraire. »
Pour identifier l'Occitanienne avec Mrae de Vatry, l'abbé
Pailhès se fondait sur une lettre écrite le 6 août 1841, par
Chateaubriand, à Mœe Récamier, et que voici : « A propos, ne
connaissez vous pas une Mm' de Vatry, M"9 Hainguerlot? Elle
prétend que je l'ai fait danser sur mes genoux lorsqu'elle était
petite fille. Mes genoux sont bien glorieux. Je crois l'avoir
rencontrée autrefois aux eaux de Cauterets, lorsqu'elle était une
vraie lionne, alors que je donnai stupidement ma démission
pour plaire à des hommes qui sont devenus mes ennemis. »
Vogué n'avait pas de peine à observer que Mm* de Vatry, ayant
en 1829 vingt-six ans, et non seize, étant d'ailleurs, à ce
moment là, mariée depuis neuf ou dix ans, enfin n'étant pas
occilanienne, ne peut pas être « l'étrangère » des Mémoires.
Vogué a raison, sous la réserve pourtant que la page des
Mémoires ne nous oiïre pas une de ces « transpositions imagi-
natives » auxquelles Vogué lui-même est forcé d'avoir recours
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 877
pour identifier l'Occitanienne avec Mme de Vichet. Car, n'est-ce
pas? nous ne jurerons pas qu'en 1829, Uené n'ait pas noué, à
Gauterets, une intrigue ou un commencement d'intrigue avec
la piaffante baronne de Vatry.
Pour dater de 1834 la confession délirante, et pour n'y voir
qu'un simple « exercice littéraire, » l'abbé Pailhès s'appuyait
sur des raisons peut-être moins fragiles. D'abord, il remarquait
assez justement que certains détails du paysage qu'évoque
Chateaubriand dans ces pages ne s'appliquent guère à Gaute-
rets, et se rapporteraient bien plutôt à Fontainebleau. Or, en
novembre 1834, Chateaubriand est précisément à Fontainebleau,
et il écrit de là à Mm* Récamier, le 5 : « C'est dans le délicieux
désert de Henri IV. J'ai peur qu'au lieu de faire du vieux
[les Mémoires d' outre-tombe] je ne me mette en frais d'élégie. Je
suis déjà assiégé de douze ou quinze muses. » Et le 6 :
La pluie n'a pas cessé de toute la journée. Le château, ou les
châteaux, c'est l'Italie dans un désert. J'étais si en train et si triste
que y aurais pu faire une seconde partie à René, au vieux René! Il m'a
fallu me baitre avec la muse pour écarter cette mauvais*; pensée;
encore ne ni en suis-je tiré qu'avec cinq ou six pages de folie, comme on
se fait saigner quand le sang porte au cœur ou à la tête. Les Mémoires,
je n'ai pu les aborder ; Jacques [de George Sand], je n'ai pu le lire.
J'avais bien assez de mes rêves. A vous seule, il appartient de chasser
toutes les fées de la forêt qui se sont jetées sur moi pour m'étrangler.
Je devrais mourir de honte d'être comme cela. Je mets ma honte et
ma tendresse à vos pieds.
Et l'abbé -Pailhès pensait que ces « cinq ou six pages de
folie, » ce sont précisément celles qui nous ont été conservées
par le manuscrit de la Bibliothèque nationale.
La conjecture était si engageante qu'Emile Faguet en a été
très ébranlé dans ses convictions premières. Tout en formu-
lant certaines objections de détail, tout en déclarant que la
confession délirante peut encore fort bien se rapporter à l'Occi-
tanienne des Mémoires, il admettait qu'elle peut fort bien aussi
avoir été écrite à Fontainebleau, en novembre 1834. Mais il se
refusait à n'y voir, avec l'abbé Pailhès, qu' « un simple exer-
cice de style. » « Tout cela, disait-il, est écrit avec du sang qui
coule du cœur. Tout cela, c'est cris furieux de passion enragée. »
Et affirmant avec force que la« confession délirante se rapporte
à un objet très précis, » il ajoutait: « Chateaubriand est à Fon-
878 REVUE DES DEUX MONDES.
tainebleau ; il rend compte jour par jour à Mme Récamier de ce
qu'il fait. Il y a quelques entrevues avec une fillette. Il en est
très troublé et redevient René pour huit jours. Il écrit cinq ou
six pages d'élégie sur cela. Et il raconte tout cela à Mme Récamier,
bien entendu, moins la fillette. » Je ne suis pas sûr» que ces
« rapides amours platoniques et du reste très tragiques, » aient
été aussi platoniques et aussi tragiques que parait le croire
Paguet. -Mais ceci mis à part, j'interprète exactement comme
lui les deux lettres à Mmo Récamier.
*
* *
Et tandis que ces divers écrivains discutaient et entrecho-
quaient leurs hypothèses respectives, se reportant, lui tout seul,
au manuscrit de la Bibliothèque nationale, Maurice Masson,
dans un pénétrant et solide article que l'on ferait bien de
recueillir en volume, s'efforçait de serrer la question de plus
près que nous ne l'avions tous fait avant lui. Etudiant à la loupe
l'écriture, l'encre, la couleur, le grain, le format, l'état de con-
servation de ces différentes feuilles manuscrites, il en arrivait
à conclure, — Vogué avait eu un peu l'intuition de cela, — que
la confession « n'a pas été écrite en une seule fois, » et il en
répartissait les fragments en trois ou quatre groupes différents,
qu'il proposait de rapporter à des dates différentes. L'un de ces
groupes ramasse et concentre toutes les ressemblances verbales
que nous avons notées plus haut avec la pièce A Délie : il- le
datait avec infiniment de vraisemblance de 1823. Et quant aux
autres, il s'abstenait de les dater. Mais ce morcellement même
le mettait sur la voie d'une observation très générale dont nous
allons voir l'intérêt.
« Ainsi, écrivait-il, les pages autographes de la Bibliothèque
nationale appartiennent très vraisemblablement à des moments
et peut-être à des romans divers. » Et rappelant combien ces
romans de Chateaubriand avaient été nombreux « entre cin-
quante et soixante ans, » — et peut-être même au delà, —
combien de femmes « ont dû passer dans cette vie finissante,
qui ne se lassait pas de désirer l'amour et d'en souffrir, » il
multipliait les rapprochements, et il constatait que tous les
passages, — y compris la confession délirante, — où nous per-
cevons l'écho, direct ou affaibli, de ces amours d'automne,
expriment la même pensée de folle ardeur désolée et rendent,
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 879
pour ainsi dire, le même son. Voici, par exemple, prise entre
beaucoup d'autres, une page des Mémoires, écrite en 1832 :
Que de vie cependant je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand
le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n'ai
parlé le langage des passions avec autant d'énergie que je pourrais
le faire en ce moment... Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de
ma jeunesse? As-tu pitié de moi? Tu le vois, je ne suis changé que
de visage : toujours chimérique, dévoré d'un feu sans cause et sans
aliment. Je sors du monde et j'y entrais quand je te créai dans un
moment d'extase et de délire... Viens t'asseoir sur mes genoux;
n'aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes do'gts de fée ou
d'ombre; qu'ils rembrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces
cheveux qui tombent n'assagissent point, est tout aussi folle qu'elle
l'était, lorsque je te donnai l'être, fille aînée de mes illusions, doux
fruit des mystérieuses amours avec ma première solitude l Viens,
nous monterons encore ensemble sur les nuages /nous irons avec la foudre
sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain.
Viens, emporte-moi comme autrefois, mais ne me remporte plus (1).
N'est-ce pas l'inspiration, le mouvement, et, parfois, la
forme verbale de la fameuse confession ?
De tous ces romans vécus de la vieillesse de Chateaubriand,
celui que nous connaissons le mieux nous a été raconté par la
principale intéressée dans un livre qui serait illisible, s'il ne
contenait quelques anecdotes sur certains hommes de lettres du
xix' siècle. Ce livre, moitié roman, moitié mémoires, intitulé
les Enchantements de Prudence, signé du pseudonyme de
Mme P. de Saman, orné d'une préface enthousiaste de George
Sand, a pour auteur Hortense Allart, qui, après diverses aven-
tures, épousa M. de Méritens (4). Elle était fort jolie, paraît-il,
(1) Cf. dans la confession : « Viens, ma bien-aimée, montons sur ce nuage.
Que le vent nous porte dans le ciel... » — Les belles pages sur Cynthie, plus
enveloppées et plus poétiques, doivent avoir une origine analogue. Rappelons-
nous ce que disait sf joliment Sainte-Beuve de la « Sylphide » : « Qu'était cette
Sylphide? C'était un composé de toutes les femmes qu'il avait entrevues ou
rêvées... c'était l'idéal et l'allégorie de ses songes; c'est quelquefois sans doute,
le dirai je ? un fantôme responsable, un nuage officieux, comme il s'en forme,
dans les temlres moments, aux pieds des déesses. »
(1) Les Enchantements de Prudence, par M"* P. de Saman, 3* édition avec
Préface de George Sand, Paris, Michel Lévy, 1873, in-16. — Voyez aussi Sainte-
Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 158-163; — Léon Séché, Hortense Allart de
Méritens, Mercure de France, 1908, in-8 ; — Anilré Beaunier, Trois amies de Cha-
teaubriand, Fasquelle, 1910, in-16 ; — et Comte d'IIaussonville, Ma jeunesse, 1814-
1830, Calmann-Lévy, 1885, in-8.
8S0 REVUE DES DEUX MONDES.
avait do la grâce, du piquant, de la vivacité ; elle n'avait
aucune espèce de préjugé : elle aimait la littérature et les litté-
raleurs, et, femme de lettres jusqu'au bout des ongles, en
aimant les littérateurs, elle obtenait des conseils et des articles.'
En 182'J, elle avait vingt-huit ans, et Chateaubriand, ambassa-
deur à Rome, en avait soixante et un. Elle vint un jour à
l'ambassade, avec une lettre d'introduction de Mme Hamelin.-
Chateaubriand, qui faisait la cour à une certaine comtesse del
Drago, tout en écrivant de belles lettres à Mme de Vichet et à
M"" Hécamier, Chateaubriand eut vite fait d'oublier et de faire
oublier son âge. Quand il retourna peu après en congé à Paris,
Ilortense ne larda pas à le suivre ; elle s'installa rue d'Enfer, à
la porte de l'Infirmerie Marie-Thérèse. Ils se voyaient souvent,
tantôt chez Ilortense, tantôt en de galantes promenades, agré-
mentées de fins dîners en cabinet particulier. On demandait du
Champagne, et Ilortense chantait des chansons de Déranger,
que René admirait fort:
Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,
Que d'un coup d'aile a fustigés le temps !
Du moins, c'est Hortense qui nous raconte tout cela. Et
nous voulons bien l'en croire sur parole, encore que, quand une
femme, et une femme de lettres, raconte certaines choses... Un
court séjour à Cauterets, — agrémenlé de l'épisode de l'Occi-
tanienne, — la démission de Chateaubriand ne rompirent point
cette idylle. René était aimable et tendre, souvent ardent, par-
fois rêveur et mélancolique ; et Hortense s'accommodait fort
bien de cet illustre amoureux, jusqu'au jour où elle s'éprit d'un
jeune Anglais du nom de Henry Bulwer Lytton, en attendant
Sainte-Beuve. Chateaubriand ne lui tint pas trop rigupur: il la
revit souvent et lui écrivit jusqu'à la veille de sa mort de fort
aimables lettres, dont Sainte-Beuve eut communication et dont
il a publié quelques fragments. Elles forment, quoique tron-
quées, le plus joli ornement des Enchantements de Prudence.
On lit dans l'une d'elles, datée de mai 1831 : « Ma vie n'est
qu'un accident; je sens que je ne devais pas naître; acceptez
de cet accident la passion, la rapidité et le malheur. Surtout,
répondez-moi. Ecrivez-moi de ces lettres qui réchauffent, comme
vous m'en avez tant écrit, aux premiers temps de notre amour.
Que je me sente encore aimé, j'en ai si grand besoin 1 Je vous
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 881
donnerai plus dans un jour qu'un autre dans de longues
années... » On retrouve ce « motif » dans la confession : « Sou-
viens-toi seulement des accents passionnés que je te fis entendre,
et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-
toi s'il te parle comme je te parlais, et si sa puissance d'aimer
approcha jamais de la mienne. » Et l'on peut se demander,
avec plus de vraisemblance que pour Mrae de Vichet, et avec
autant de vraisemblance que pour Mme de G..., si la bonne
Hortense ne serait pas l'inspiratrice, ou l'une au moins des
inspiratrices de la célèbre confession.
A défaut d'une réponse précise à cette question, l'auteur
des Enchantements nous fournit du moins une indication dont
Maurice Masson le premier a vu toute l'importance :
Souvent, — nous dit-elle, — en me parlant de mes jeunes ans et
de son imprudence, de son inquiétude, du charme qu'il trouvait en
moi, et de l'entraînement qu'il subissait sans s'aveugler, disait-il.
sur lui-même et sur l'avenir, il me parlait d'un roman qu'il projetait,
où il voulait peindre cet amour, et le caractère que lui prêtait son âge.
Il y mettrait la passion, la vérité; souvent je le vis plein de son sujet
et de son talent...
Rapprochons ces lignes curieuses des deux lettres de 1834
à Mme Récamier que nous avons citées plus haut, et qui
semblent avoir échappé à Maurice Masson, mais qui renforcent
sa thèse. « Les fragments de la Bibliothèque nationale, écri-
vait-il, ne seraient-ils pas les ébauches, rédigées en des années
différentes, de ce roman d'amour inquiet et imprudent? Et, ce
qui achèverait de me confirmer dans cette dernière hypothèse,
c'est que ces fragments semblent par endroits déjà tout prêts
pour l'impression : « Quand... de la natte de ma couche je pro-
mène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma
fenêtre rustique... Non! je ne souffrirai jamais que tu entres
dans ma chaumière... » On n'écrit pas ainsi dans une confes-
sion qu'on veut garder pour soi ou dans un chapitre de
Mémoires. Ce sont des formules littéraires, qui trahissent déjà
la transposition romanesque. Nous aurions donc là les mor-
ceaux épars d'un second René inachevé, où il aurait mis toute sa
vieillesse ardente et triste, comme le premier René nous avait
livré à demi-mot le secret de ses jeunes amours ennuyées. »
L'hypothèse n'est pas seulement fort ingénieuse et sédui-
TOME LXV. — 1921. oO
882 REVUE DES DEUX MONDES.
santé; elle se présente avec un toi cortège de vraisemblances
convergentes, qu'il est bien difficile, ce me semble, je ne dis
pas à a l'esprit géométrique, » — lequel n'a d'ailleurs rien à
voir en pareille matière, — mais à « l'esprit de finesse, » de
lui refuser son adhésion. On noiera qu'elle a été comme pres-
sentie de presque tous ceux qui se sont préoccupés de la ques-
tion (1). Quand Vogué nous parle de « transpositions imagi na-
tives, » l'abbé Faillies d' « exercice littéraire,» quand Faguet
admet que les « cinq ou six pages de folie, » écrites à Fontai-
nebleau en novembre 1834, pourraient bien être la confession
autographe de la Bibliothèque nationale, ne sont-ils pas tous
les trois sur la voie de la solution que nous suggère notre en-
quête? Et l'on observera enfin qu'elle concilie et réconcilie
toutes les interprétations qui ont été successivement proposées,
pour expliquer l'origine de ces pages brûlantes. Le « fantôme
de femme » qu'on y voit apparaître, ce n'est ni l'Occitanienne,
ni Mme de Vichet, ni Mme de C..., ni Mn,e de Valry, ni iMrae Ha-
melin, ni Hortense Allart, ni tant d'autres dont le nom nous
échappe; ou plutôt, ce sont toutes ces femmes qui sont venues
se fondre ensemble dans une sorte d'allégorie romanesque.
D'assez bonne heure, — au plus tard en 1823, — Chateaubriand
jurait conçu une manière de roman qui eût été comme la syn-
thèse poétique des expériences amoureuses de sa vieillesse
commençante. Et au fur et à mesure que ces expériences se
^multipliaient, suivant les caprices de son inspiration ou de sa
fantaisie, il écrivait quelques « pages de folie, » développant
toutes ou diversifiant le même thème fondamental. Quelques-
.xines de ces pages sont parvenues jusqu'à nous. Les autres ont
>ans doute été détruites. Car l'auteur à'Atala n'a pas réalisé
1 M. Gabriel Faure, qui semble avoir ignoré l'article de Maurice Masson,
rnai> qui a lu les Enchantements de Prudence, et qui en a confronté le texte avec
celui qu'en donne Sainte-Beuve à la fin de son Chateaubriand, aboutit à une
. onolusion peut-être un peu moins poussée, mais très voisine de la nôtre. Il
nous dit même, après Léon Séché, que Chateaubriand « voulait appeler ce
roman Valentine. » C'est mal interpréter le texte d'une lettre de Chateaubriand à
Hortense (13 janvier 1833) : « M. Béranger, écrit Chateaubriand, m'a envoyé son
petit volume; je l'ai dévoré ; jamais il n'a rencontré tant de talent et de charme.
Je vais commencer Valentine. » Il s'agit évidemment de la Valentine de
George Sand, qui a paru en décembre 1832. — Sainte-Beuve, on le sait, a
nu. au moins en partie, la confession, puisqu'il la cite et la commente dans
Souveaux Lundis (t. 11, pp. 258-260). Mais il ne nous dit pas comment
elle lui est parvenue. Ne serait-ce pas Hortense qui la lui aurait communiquée?
CHATEAUBRIAND ROMANESQUE ET AMOUREUX. 883
complètement son dessein; et ce second René nous manque;
mais peut-être, à y regarder d'un peu près, en avons-nous la
menue monnaie dans maint passage des Mémoires cT outre-tombe
et de la Vie de Raticé.
Ce projet de roman est-il né spontanément chez Chateau-
briand? Ou bien aurait-il une origine littéraire? Le thème que
développe la confession n'est pas sans analogie avec le roman
vécu de Gœthe et de Bettina. Et sans doute la correspondance
du poète allemand et de son adoratrice n'a paru qu'en 1835,
deux ans après la mort de Gœthe. Mais Chateaubriand a pu
en entendre parler auparavant. Et de même qu'en écrivant
René, il avait eu la secrète pensée de refaiiv Werther, il n'est
pas impossible qu'en songeant au roman de sa vieillesse
amoureuse, il ait encore été tenté par l'idée de rivaliser avec
Gœthe. La question a été discrètement posée par M. Gabriel
Faure. Elle est probablement insoluble ; mais elle mérite
qu'on la soulève.
En tout état de cause, le Chateaubriand romanesque, dont
la physionomie nous semblait assez bien fixée, se dessine dé-
sormais à, nos yeux avec une netteté et une continuité un peu
imprévues. Atala, René, les Natchez, sont les romans ou poèmes
en prose où il a chanté les amours de son adolescence et de sa
jeunesse. Les Martyrs, le Dernier Abencerage, sous une forme
tantôt un peu voilée, tantôt assez vive, sont l'écho symbo-
lique des passions de sa maturité. Et enfin, nous ignorons
pourquoi il a finalement renoncé à évoquer en un dernier
roman la longue liste de ses amours d'automne. Mais qu'il en
ait eu le dessein, et qu'il en ait même, à divers intervalles, jeté
sur le papier de rapides ébauches, cela même est bien caracté-
ristique du tour de son génie et de sa nature morale. René a
passé sa vie, ou du moins une partie de sa vie, à désirer, à
aimer, — si l'on appelle cela aimer, — et à traduire en des
phrases voluptueuses et troublantes, et d'ailleurs immortelles,
les fantaisies de son imagination et les caprices de son cœur.
Victor Giraud.
VOYAGE EN URUGUAY
h'Aurigny avait quitté Bordeaux, et de jour en jour la mer
changeait d'aspect. Par les belles matinées, sous une face dorée,
elle colorait ses ombres d'un bleu de pierre. Les rivages de Lan-
zarote apparurent à bâbord, appuyant leurs nappes de sables à
leurs crêtes découpées. Un matin, on se trouva devant Dakar,
qui est aujourd'hui une ville à la mode d'Europe. Le bateau
était maintenant couvert de toiles qui le protégeaient du soleil.
Après les houles de l'alizé, on arriva dans une mer calme,
sous un ciel blanc. Des averses commencèrent à tomber. Et de
nouveau le ciel se rasséréna. La brise qui soufflait naguère de
l'arrière, venait maintenant de l'avant. Les étoiles du pôle
Nord, que nous avions laissées derrière nous, se perdaient
dans la brume de l'horizon quitté, tandis que les étoiles du pôle
Sud apparaissaient à l'autre bout du ciel, sur l'horizon a
atteindre. La Croix du Sud traçait le soir son losange da,ns les
haubans de misaine, accompagnée des deux étoiles brillantes
du Centaure. Toute la machine du inonde tournait autour de
notre ligne de marche comme autour d'un axe, et le splendide
Orion dessinait l'équateur.
Chaque journée était plus courte que la précédente. Un jour
le soleil, se levant dans les brumes, laissa entrevoir un rocher
vertical, pareil à une borne immense. On longeait des crêtes
noires de palmiers et de longues plages de sables. Une île por-
tait un château vert pâle, où un empereur avait été enfermé.
Les eaux, bleues comme celles de la baie de Naples, étaient
limitées par un cercle immense de montagnes. C'était la baie de
Rio-de-Janeiro. On navigua ensuite sur une mer peu profonde. II
fallait stopper et jeter lasondequi ramenait des fragments délicats
de corail. Un soir, le bateau passa devant une ville illuminée.
VOYAGE EN URUGUAY. 880
C'était Punta del Este. Il changea alors de route et entra dans
des eaux teintes de violet et de brun. C'était le Rio de la Plata,
immense estuaire que la République Argentine borde au Sud, et
l'Uruguay au Nord. Les deux capitales, Buenos-Aires sur la
rive Sud, Montevideo sur la rive Nord, se font ainsi face, Buenos-
Aires étant seulement plus enfoncé en amont.
Le bateau s'engagea dans une rade circulaire que dominait
à gauche un pilon conique. A droite une ville s'étalait., C'était
Montevideo, la capitale de l'Uruguay. Nous étions partis depuis
vingt-six jours.
I. — LE CHARME DE MONTE VIDEO
Une ville, qui couvre de sa vaste étendue un terrain ondulé;
de larges et longues rues étroites, qui se coupent en équerre, et
qui la traversent tout entière : au bout de chacune de ces rues,
la lame obscure de la mer; des maisons basses, très souvent sans
étage, et couronnées par la balustrade d'une terrasse; tout cela
clairet aéré, avec beaucoup dévides; des quartiers silencieux ;
des avenues de platanes; des places d'un dessin charmant,
ombragées de palmiers, ornées de fontaines et dont le sol est
couvert de sable rouge; je ne sais quoi d'aimable et d'accueil-
lant, où le regard se plait : voilà Montevideo. Ce n'est pas,
comme Buenos-Aires, une grande ville fiévreuse. Mais elle a
gardé quelque chose de la grâce coloniale. Ces maisons basses
et d'un joli style, cette verdure, ce silence, ces espaces sont un
enchantement. Pour une population qui ne dépasse pas beau-
coup 300 000 habitants, la ville a une superficie comparable à
celle de Paris. Elle s'étend encore. D'immenses boulevards la
prolongent dans la campagne.
C'est une ville d'été. A son extrémité Nord-Est s'étend une
plage, devant laquelle on a construit un grand hôtel. Cet hôtel
appartient à la ville, qui a logé une roulette dans une aile. Il y
a là, dans les beaux jours, une animation incroyable. Les auto-
mobiles couvrent la large chaussée; la plage regorge; dans le
hall de l'hôtel, les tables se touchent. On danse dans une vaste
salle; on donne dans une salle à manger des banquets de six
cents couverts. De celte première plage une route nouvelle, le
long de la mer, conduit à une seconde, celle de Pocitos, située à
une petite lieue de la ville. Cette longue chaussée, entaillée dans
886 REVUE DES DEUX MONDES.
les ondulations du granit, el suivant la courbe du rivage,
montre en tournant de nouveaux paysages. Bientôt, par delà
■ne baie, toute la ville de Montevideo apparaît sur la droite, et
■ gauche la butte conique du Cerro. A la nuit, la chaussée
devient une longue file de lumières; les phares clignent sur la
mer, et les feux de Montevideo s'étagent au fond de la baie.
M.ii> dans ce pays tout est croissance et devenir. Il faut le
décrire comme un être en mouvement. Voici que déjà, à quatre
lieues de Pocitos, une troisième plage, celle de Garrasco, s'enve-
loppe à son tour de constructions neuves.
Il y a à Montevideo peu de monuments : la cathédrale, con-
sacrée en I80i; un édifice colonial, rectangulaire, qui servait
autrefois de réunion au Cabildo. L'ancienne ville, qui était
simple et militaire, n'a presque pas laissé de vestiges. On
retrouve à peine quelques maisons anciennes. On achève de
construire un palais législatif, qui sera un monument magni-
fique. L'Université est un édifice qui ferait honneur à toute
capitale. En revanche, les musées, ces nécropoles des vieilles
civilisations, existent à peine : un petit musée historique et
quelques salles d'un musée des Beaux-Arts. Nous sommes dans
un pays tout neuf, et qui a les caractères de cette nouveauté.
Cette nouveauté même, pour un voyageur qui vient d'Europe,
est d'un extrême intérêt. Ces jeunes sociétés d'Amérique du Sud,
qui se développent si vite, sont sous nos yeux comme des orga-
nismes en croissance, dont nous observons, dans un jardin
d'expériences, le progrès changeant et prompt. Il n'y a rien de
plus intéressant qu'un peuple qui grandit. Ces pays nous ont
emprunté nos idées; mais bien souvent ils nous dépassent. Ils
ne sont pas arrêtés, comme nous, par les entraves compliquées
du passé. Des programmes, encore en discussion ici, sont réalisés
là-bas. Ainsi cette société qui sort à peine des guerres civiles el
qui achevé seulement de se consolider, présente tout ensemble
un aspect archaïque et une figure de l'avenir. Les mœurs sont en
grande partie restées anciennes, les institutions sont hardiment
neuves. Ce contraste fait un équilibre fort curieux : c'est peut-
être parce que les mœurs sont au fond conservatrices que les
lois peuvent être si avancées.
Tout cela peut servir de raison à décrire un pays si peu
connu en France. Mais il y a une autre raison de parler de lui.
C'est que nulle part peut-être à la surface de la terre, la France
VOYAGE E.N URUGUAY. 881
n'inspire une pareille affection. Je ne parle pas seulement des
preuves qui nous en ont été données pendant la guerre, de ces
sommes d'argent si généreusement envoyées et qui ont atteint
des chiffres très considérables, de cette proclamation du 14 juillet
comme fête nationale en 1915, au moment où le destin des
armes pouvait encore paraître douteux; je ne parle pas de la
rupture des relations diplomatiques avec nos ennemis. Il y a
entre l'Uruguay et nous quelque chose de plus ancien et de plus
profond. Et le pays est tout pénétré de culture française. Nous
en verrons des exemples. Mais il est bon de marquer tout de
suite un trait. Ce rôle immense de la France est tout à fait
indépendant du rôle individuel des Français. Notre colonie à
Montevideo nous fait grand honneur par son honorabilité et
son intelligence; mais je ne crois pas que, dans l'ensemble, elle
joue un rôle dans les destinées du pays. Il en est ainsi, je crois,
dans toute l'Amérique du Sud. L'inlluence française s'exerce
sans le concours des Français et parfois malgré eux.
Pour comprendre cette société nouvelle où il nous faut
maintenant entrer, il est nécessaire de voir sommairement
comment elle s'est formée, et tout d'abord de se faire une idée
du pays.'
u. — LE PAYS
Par sa nature d'abord, le pays diiïère complètement des
nôtres. Le sol de la France est un édifice composé d'une soixan-
taine d'étages, formés pour la plupart de fonds de mer dessé-
chés, déposés les uns sur les autres dans toute la série des âges
géologiques et remis au jour par lambeaux, dans des conditions
très diverses, mais presque toujours dans un état presque frais.
Partout des coupes naturelles font voir la tranche de la roche,
et cette tranche est à peine altérée. Une promenade autour de
Paris est une promenade à fravers des milliers de siècles, et, si
l'on y réfléchit, une étrange féerie. Le sable où poussent les
châtaigniers de Robinson nous indique un ancien rivage. Le
calcaire qui le recouvre nous apprend que la mer est revenue,
et sur le plateau de Chàtillon nous parcourons réellement le
fond d'un océan. Le gypse de Pantin est le reste d'une ancienne
lagune, dont les eaux brûlantes s'évaporaienl sous les palmiers.
Le long parcours que l'on fait h Lagny ou à Chelles pour
Sss
RKNUE DES DEUX MONDES.
atteindre la rivière en quittant les collines se fait sur le fond
d'une Marne ancienne, immense, une sorte de Niger ou de
Zambèze, dans Les Taux bras duquel on a retrouvé un éléphant
encore debout. L'histoire des hommes, en France, est pale à
côté des vicissitudes, des révolutions, des submersions qui ont
marqué l'histoire du terrain, et qui sont encore écrites sur
le sol.
Il n'y a rien de pareil en Uruguay (1). Le pays est un bloc
<!.• roches cristallines fort anciennes, émergées depuis très long-
temps. Dans le Nord de la République seulement, ce socle a été
recouvert par des transgressions marines, qui sont elles-mêmes
au plus tard contemporaines du trias, c'est-à-dire d'une époque
très reculée. Depuis ce temps, l'histoire géologique du pays est
terminée. La conséquence, c'est que, sur ces terrains en place
depuis si longtemps, l'intempérisme, agissant depuis des
dizaines de millions d'années, a profondément altéré la surface.
Le relief actuel n'est qu'une sculpture du bloc primitif par la
pluie, le soleil et le vent. Sous ce lent travail, les parties les
plus tendres étaient balayées, tandis que les éléments durs res-
taient en saillie. Une chaîne de montagnes que l'on croit voir
à Punta Ballenas n'est qu'un éperon de quartzite, roche très
dure, déchaussé par l'érosion. Enfin, toute la région a pris
l'aspect des très vieux pays, celui que les géologues désignent
sous le nom de pénéplaine, suite infinie de faibles ondulations.
Imaginez un éternel moutonnement du sol. Tandis que, de
l'autre côté du Rio, la pampa argentine étend sa surface plate,
ici le granit est partout bosselé. Le manteau vert de l'herbe
recouvre ce bossellement. Sur cette herbe claire sont piqués,
plus clairs encore, des bouquets d'un chardon bleuâtre, qui a
l'aspect d'un plant d'artichauts et qui est le signe des terres fer-
tiles. Dans chaque creux l'eau s'accumule. Elle s'assemble en
ruisseaux, et souvent les saules pleureurs tendent au bord de ce
ruisseau leurs draperies pâles et flottantes. Le saule est un des
rares arbres indigènes. Avec lui, il faut citer l'ombîi, que Jules
Y.-rne se représentait comme un arbre géant, et où il croyait
\ II n'y a pas de carte topographique de l'Uruguay. Les deux cartes que l'on
peut citer 6ont le 1 000 000* de Jannasch et le 700 000* de Araujo. Il n'existe, en
dehors de ces cartes, que des levers isolés. Le premier travail d'ensemble sur la
géologie du pays a paru en décembre 1918. Il est dû au docteur Karl Walther,
professeur à l'Institut d'agronomie de Montevideo.
VOYAGE EN URUGUAY. 88'J
qu'on pouvait se faire un cabinet de travail dans une branche.
Il faut revenir de celte illusion. Imaginez, au-dessus de racines
saillantes, un fût médiocre, qui se divise et d'où de courtes
branches sortent en couronne, comme celles d'un candélabre,
pour se subdiviser encore de la même façon. D'ailleurs le bois
ne sert ni à la menuiserie, ni au chauffage. On dit que les
oiseaux môme ne perchent pas sur ses branches. Sa silhouette
ronde, s'élevant sur le terrain nu, est un trait du campo uru-
guayen.
Sur ce campo sans arbres, les arbres qu'on plante croissent
en général fort bien. Celui qu'on rencontre le plus communé-
ment autour de Montevideo est l'eucalyptus, qui devient magni-
fique. Mais pour voir vraiment une forêt, il faut aller dans l'Est
du pays jusqu'à la vieille ville coloniale de Maldonado, et
pousser de là jusqu'à Punla Ballenas, la propriété de D. Antonio
Lussich : c'est un endroit unique au monde.
Imaginez une mer bleue où plongent des caps de porphyre :
une vision de la Méditerranée. Autour des rochers la mer a
étalé de longues plages de sable blanc. De Punta Ballenas à
Punta del Este, sur plus de 10 kilomètres, on peut galoper sur
ce sable, au bord des vagues. Il s'étend au loin dans l'intérieur.
C'est sur ce terrain, entre la mer et une lagune, dans un ter-
rain autrefois nu, que M. Lussich a entrepris des plantations.
Les arbres se sont mis à croître avec une vigueur prodigieuse.
Aujourd'hui le spectacle est saisissant. On vient de Maldonado
par une large piste de sable. L'été, elle est parfaitement unie.
L'hiver, les pluies y creusent des ravins où les carrioles rebon-
dissent et où les petites automobiles Ford exécutent leurs
cabrioles. De temps en temps un ruisseau étend sur la route
sa nappe miroitante, à l'étonnement du voyageur nouveau,
et la voiture passe à gué. Bientôt une sombre nappe verte
parait à l'horizon. Elle s'étend comme un manteau, couvre le
fond des vallées, remonte sur les pentes. Il y avait là, il y a
quelques années, trois millions d'arbres. Il y en aurait aujour-
d'hui sept millions. Que ceci soit l'œuvre d'un homme, c'est
prodigieux. La maison est une ancienne maison de type colonial,
entourée d'une véranda. Nous montons là à cheval, et nous
commençons dans les sentiers de la forêt une série de prome-
nades invraisemblables. Dans cet air humide et chaud, sur ce
terrain varié, toutes les essences prospèrent, et les arbresde l'uni-
890 REVUE DES DEUX MONDES.
vers entier se sont donné rendez-vous dans ce coin de terre. Sur
une pente escarpée, les sapins des latitudes boréales étendent
le manteau I rainant de leurs branches; mais entre eux le dra-
cena du Brésil élève son bouquet de feuilles couleur de lie de
vin. Les chevaux remontent maintenant de pierre en pierre le
lit d'un torrent, et nous écartons de la main de grands bouquets
frissonnants de bambous. Nous voici dans d'interminables allées
de pins, el chacun porte comme une ceinture une orchidée aux
larges feuilles vert pâle. Nous débouchons dans des clairières à
la Courbet, dont le fond est un étang; des peupliers élèvent au
bord des eaux leurs fuseaux gris et nus, tandis que le cadre de
la foret est formé par des eucalyptus de trente à quarante
mètres. De grands cyprès en fleurs mêlent à la verdure leur
jaune sombre et doux, et par places des acacias sont comme un
bouquet d'or pâle éblouissant. Le paysage change sans cesse.
Ici, nous sommes perdus au plus profond des futaies. Là, sur
d'âpres rochers, nous voyons par-dessus les cimes des arbres la
mer laiteuse et un cap. Les chevaux descendent la pente raide
d'une dune. Nous nous coulons dans cet océan de verdure.
Nous nous couchons sur l'encolure pour passer sous un mimosa
en fleurs et nous nous relevons couverts de poudre d'or. Sous
les arbres, les géraniums échevelés font de grands buissons. Il
faut appuyer la bouche des chevaux pour qu'ils ne glissent pas
dans ces à-pics. Et tout à coup nous arrivons sur une plage
unie, immense. Nous poussons jusqu'au bord des vagues. De
grandes falaises nous encadrent de leurs murs. La roche rouge
<\sl percée de grottes. Une source d'eau douce a filtré dans les
cassures du porphyre, et remplit une vasque naturelle. Paysages
de féerie, où l'on se croit tour à tour en Italie, en Norvège, à
Ci vlan, ou sur les plus sauvages promontoires de la Bretagne.
J'ai fait soixante-dix kilomètres sous ces arbres, et je n'ai vu
qu'une petite partie de la forêt; j'aurais pu en parcourir cinq
ou six fois davantage.
Que ne peut l'exemple? Toute la côte autour de Punta Bal-
lena> commence à se couvrir d'arbres. La propriété est située
entre deux stations de bains de mer, Piriapolis d'un côté, Punta
de) Este de l'autre. Piriapolis est déjà une forêt de pins. Punta
de! Este est encore nu. Chacune des deux villes se dit la plus
■ able pendant les chaleurs. Les partisans de Punta del Este
prétendent que les arbres retiennent l'air chaud, et qu'en les
VOYAGE EN URUGUAY. 891
supprimant on permet à la brise de mer de circuler. Us con-
viennent qu'il n'y a pas d'ombre chez eux, mais ils ajoutent
qu'il suffit de rester couché pendant les heures brûlantes. Il
faut d'ailleurs convenir que Punta del Este est un des plus
beaux paysages du inonde. Imaginez, dans une mer d'un bleu
éblouissant, un promontoire bas, dont les récifs ont une cein-
ture d'écume : quelque chose comme la pointe du Raz ramenée
au niveau do l'eau. Le promontoire est si effilé qu'on s'y
trouve au milieu des flots, comme sur une barque, et que la
mer fait tout le paysage autour de vous : les automobiles
roulent jusqu'au bord des eaux, jusqu'aux rochers mouillés. Sur
le côté gauche, elle déferle avec une violence sauvage ; mais
sur le côté droit, une ile s'est soudée au cap par une bande de
sable, et le tout a formé une anse abritée où la mer est calme
comme un lac ; de telle sorte que Punta del Este a deux plages,
une douce et une rude, séparées seulement par la langue de
terre où est la ville.
III. — UNE SOCIETE PASTORALE AU XX» SIÈCLE
Revenons au pays lui-même. Nous n'avons pas à tenir compte
des éléments indiens qui peuplaient le pays avant l'établisse-
ment des Espagnols et qui ont disparu aujourd'hui, du moins
en tant que peuple. C'étaient principalement des Charruas, de
race guaranie. Assez agiles pour prendre un cerf à la course, ils
étaient extrêmement guerriers. Ils allaient nus, vivant de la
chasse et de la pêche, vivant sous des tentes de cuir, sans gou-
vernement et sans chef, sauf pendant les expéditions ; mais, la
guerre finie, le chef se confondait avec ses soldats. Us ignoraient
absolument l'agriculture et l'élevage. Us ensevelissaient les
morts avec leurs armes, pour les chasses et les combats de l'autre
monde. Us avaient la notion d'un être suprême qu'ils appelaient
Tupd, ce qui veut dire : « Qui es-tu? » Us croyaient aussi à un
génie du mal.
Le premier qui débarqua chez eux fut un navigateur andalou,
Diaz de Solis, qui prit terre en 1516 avec cinquante hommes, à
l'embouchure de l'Uruguay. Il fut massacré. Magellan en 1520
visita le Rio de la Plata. Un de ses matelots, en voyant le Cerro,
se serait écrié : « J'ai vu une montagne : monte vidi eu. » Et le
nom serait resté à la baie où s'élève aujourd'hui Montevideo.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
S bastien Cabot en 1527 éleva le premier fortin, au confluent
d<- l'Uruguay et du San Salvador.
Mais, en fait, les rives du Rio de la Plata n'étaient destinées
à être vraiment colonisées que beaucoup plus tard. Dès le pre-
mier moment, il est vrai, le roi d'Espagne songea à. fonder des
établissements. Il en donna le soin à des aventuriers, qu'on
nomma Adelanlados. Le premier, Mendoza, fonda sur la rive
Sud du Rio la ville de Buenos-Aires en 1535. Mais la nouvelle
rilé fut presque aussitôt détruite par les Indiens. Le successeur
de Mendoza chercha dans l'intérieur un endroit plus sûr, et
remontant les fleuves qui débouchent dans le Rio de la Plata, il
fonda en 153G sur le Paraguay la ville de Asuncion. Cependant,
la rive Nord du Rio, c'est-à-dire la côte uruguayenne, restait
déserte. Les établissements étaient détruits par les Charmas.
Ne pouvant réduire ces Indiens par les armes, les Espagnols
recoururent aux missionnaires. On connaît les célèbres fondations
des Jésuites au Paraguay. De même en Uruguay, où pour donner
au pays son nom officiel, dans la Bande orientale, les Jésuites
fondèrent au Nord de l'Ibimi sept missions qui comptèrent
40 000 habitants. On appelait reducciones ces villages où les
Indiens convertis habitaient des maisons groupées en carrés,
autour de la place publique où se trouvaient l'église, le conseil
des Pères, le grenier public, l'hôpital, les écoles. De ces sau-
vages les Jésuites avaient fait des tisserands, des charpentiers,
des peintres, dus sculpteurs, des horlogers. Ils leur avaient appris
l'agriculture. Le malin et le soir, au son de la cloche, la popu-
lation se rendait à l'église. De l'église, elle se rendait au travail
au son des instruments, précédée de l'image du saint, protec-
teur de la ville. Des fêtes, des jeux, des bals alternaient avec
le travail.
Mais la Bande orientale formait une sorte de marche
entre les possessions espagnoles de la Plata et les possessions
portugaises du Brésil. Au point de vue de la géographie, elle
n'est même qu'un morceau du Brésil. Les Portugais essayèrent
donc de s'en emparer, et en 1680, ils fondèrent la colonie del
Sacramento. Us essayèrent ensuite de s'emparer du port de
Montevideo, alors abandonné. Mais le gouverneur de Buenos-
Aires, Zavala, les en chassa et, pour défendre le port, construisit
d'abord un fort et, en 1726, fonda au même endroit la ville de
Montevideo. Les premiers habitants furent sept familles
VOYAGE EN URUGUAY. 893
amenées de Buenos-Aires. A L'abri de ses murailles, sous Ja
protection de ses canons, Montevideo fut la première place
forte des Espagnols sur la rive Nord du Rio. Administrée d'abord
par un commandant militaire nommé par Buenos-Aires, elle le
fut à partir de 1751 par un gouverneur envoyé de Madrid.
Pendant ce temps, il se passait dans le pays deux faits essen-
tiels. D'une part, quelques chevaux et quelques bovidés, amenés
par les Européens, se multipliaient sous cet heureux climat,
avec une abondance inouïe. Toute la bande orientale devenait
une immense estancia. A la fin du xvne siècle, il n'était pus
rare de voir les chevaux sauvages errer par troupes de dix mille ;
un cheval valait un réal, c'est-à-dire cinq sous; une jument
valait la moitié : un taureau valait deux réaux.
Il faut partir de là si on veut comprendre l'Uruguay actuel.
Il est encore une sorte d'immense ferme, et le bétail fait sa
richesse. Nous allons vivre quelques semaines dans une société
pastorale. Seulement, quels sont les traits d'une société pasto-
rale dans le premier tiers du xx* siècle?
Le premier, le plus frappant peut-être pour nous autres
Européens, c'est le petit nombre de la population. Ce serait une
très lourde erreur d'évaluer la valeur économique des pays de
l'Amérique du Sud au chiffre de leur recensement. La campagne
est à peu près déserte. Çà et là un rancho, c'est-à-dire une petite
et misérable chaumière, ou une estancia, qui ne ressemble ni
à nos fermes ni à nos châteaux, mais plutôt à une sorte de maison
de plaisance, aménagée parfois avec beaucoup de luxe et de
confort. C'est le centre d'une exploitation très vaste, mais qui
comprend très peu de monde. L'exploitation elle-même est réglée
de la façon suivante. Au centre du terrain se trouve la maison
de l'intendant, capalaz. Le terrain est divisé en secteurs, dont
les limites sont marquées par des fils de fer. Chaque secteur est
surveillé par des peones, qui vont à cheval faire leur tournée.
Dans ce secteur les animaux vivent en liberté, comme il plaît
à Dieu. Us multiplient, et la valeur de la propriété augmente
rapidement.
Voilà le premier trait, qui a marqué toute la civilisation
uruguayenne. Elle est fondée sur de grandes propriétés, où il n'y
a ni travail, ni main-d'œuvre. Une vingtaine de péons suffit à la
surveillance d'une estancia de très grandes dimensions. Dans cet
heureux pays, la nature n'a pas imposé aux hommes le travail.
894 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant longtemps le seul produit qui fût tiré des animaux
était le cuir, que l'on faisait sécher et qu'on exportait. Mais dès
dès le milieu du xvme siècle on eut l'idée d'utiliser la viande,
en la salant. On poussait les animaux jusqu'au bord de quelque
fleuve, et là on leur coupait les jarrets avec des espèces de faucilles
montées sur des bâtons. La viande était salée et exportée. Aujour-
(riini, on use d'un autre procédé : on la frigorifie.
Visitons une de ces extraordinaires usines de viande congelée,
qui se trouve aux environs de Montevideo. On traverse la rade,
on aborde, et on arrive dans une cité, où ce qu'on voit d'abord
es! un long chemin montant en planches supporté par des
I ii uitres, et suivi par des centaines d'animaux. On fait gravir
ce < liemin aux victimes, pour tes tuer a l'étage supérieur de
l'établissement. Ainsi les divers produits qu'on en tire n'auront
plus qu'à descendre d'étage en étage jusqu'au bateau qui les
emporte. Le dernier effort des animaux, gravissant leur der-
nière route pour se faire tuer au plus haut étage, est autant
d'énergie gratuite, économisée par les sociétés frigorifiques.
La chambre où l'on tue présente un spectacle extraordinaire.
Imaginez une sorte de halle, où l'on se promène, les pieds dans
le sang. Nous en visiterons tout à l'heure le côté gauche. Le
côté droit est fermé par des bat-flancs verticaux, ayant l'aspect
d'une trappe. Grimpons par un petit escalier à une galerie,
d'où nous verrons le spectacle. Les animaux entrent en se pres-
sant. C'est un tumulte de cornes, d'échinés et de croupes. S'il
se produit un arrêt, un homme placé dans la même galerie
que nous, et armé d'un aiguillon où passe un courant électrique,
touche la bête récalcitrante qui, bousculée par l'étincelle, reprend
sa marche. On la voit fléchir sous le coup, se dérober et se
hâter. Cette masse vivante est dirigée sur un couloir où les
animaux doivent passer un à un, aux pieds d'un homme armé
d'un maillet. A mesure que l'animal se présente, il abat son
maillet et assomme. J'imagine qu'il y met beaucoup d'adresse.
En tout cas on ne voit aucun déploiement de force. L'homme
-l'iuble toucher à peine la bête au front. On entend un bruit sec
- ! cassant, et le bœuf s'abat.
Le couloir où il a été tué est fermé par ces trappes que nous
avons vues tout à l'heure et qui séparent la salle en deux. Cette,
trappe est élevée par un ressort; la bête expirante roule et tombe
dans la partie gauche de la salle.
VOYAGE EN URUGUAY. 895
Allons la rejoindre. Le trajet est affreux. Descendons de notre
observatoire tout gluant de sang. Passons rapidement dans un
coin où arrivent les moutons qu'on a égorgés dans une salle
voisine. Evitons ces mourants, et allons retrouver le bœuf,
écroulé au pied de sa trappe ouverte, et qui détache ses dernières
ruades. Des hommes le saisissent, et le premier soin est de lui
écorcher la tète. Après quoi, on le suspend à une chaîne sans
fin, qui court sous le plafond, et la pauvre bête est emportée
dans un étrange voyage.
La chaîne où elle est accrochée commence son lent pèleri-
nage et la promène devant des tables longitudinales, où des
ouvriers attendent son passage. L'animal mort défile devant les
hommes immobiles dont chacun doit accomplir une besogne
strictement définie. Le bœuf va ainsi de proche en proche se
faire vider par l'un, dépouiller par l'autre, scier en deux par
un troisième. A un bout de la salle, sa tête tombe, et elle est
donnée en prise à des vétérinaires qui ouvrent les glandes,
jugent l'animal sain, et font dégringoler la tête examinée dans
un guichet, d'où elle descend par son poids à l'étage inférieur.
A d'autres endroits, l'animal passe devant des ouvriers armés de
lances qui l'arrosent, et de brosses qui le nettoient. Entraîné par
le mouvement impitoyable de la chaîne où il est suspendu, il
parcourt quatre fois la salle. Au bout du trajet, il a été scié en
deux, nettoyé, estampillé, et tout pareil enfin aux quartiers de
bœuf qu'on voit aux boucheries. Entre le moment de sa mort et
celui où il a atteint cet état parfait, il s'est écoulé vingt minutes.
Ce quartier de bœuf s'en va dans les salles froides, l'une a
zéro, l'autre à — 10°, hypogées obscurs, éclairés à la lumière
électrique, emplis d'une buée glacée. Nous le touchons, il est
dur comme le bois. C'est de là qu'il partira pour l'Europe, les
viandes grasses pour l'Angleterre, les viandes maigres pour la
France, qui les préfère. Dans d'autres salles, ce qui fut le bœuf
s'élabore sous nos yeux. Voici de grandes cuves où flottent les
graisses étirant dans l'eau leurs blanches et molles dépouilles.
Ainsi lavées, nous les revoyons dans une salle, mais cette fois
sous un pressoir de bois. Il en coule une sorte d'huile qui pst
la margarine, et il reste sous la vis, entre les planches, un
gâteau plat, blanc et cassant, qui est la stéarine. Une autre
salle, blanche comme une salle d'opérations, est occupée par des
cylindres de verre qui tournent lentement, silencieusement. lls;
8% REVUE DES DEUX MONDES.
Boni eux-mêmes remplis d'une niasse brune, visqueuse, qui res-
semble à de la colle, et qui est de l'extrait de bouillon. Au sortir
■ If ce laboratoire, nous entrons dans une immense cuisine,
pleine des vapeurs et de l'odeur du ragoût; on y fait les
conserves. Les boites où seront enfermées ces conserves sont
fabriquées un peu plus loin par une machine-putil, qui travaille
Iniiio seub', plie et assemble les feuilles de fer-blanc. La chambre
où ces boites seront remplies est une vaste ruche, à l'entrée de
laquelle les ouvriers sont examinés par une manucure. La boite
remplie est fermée dans le vide, pour que l'air ne corrompe
point la viande. Nous voyons par un œilleton, dans l'intérieur
de la cloche pneumatique, une goutte d'étain en fusion assurer
la fermeture. On peint encore la boite en bleu, et après ce der-
nier travail nous la reconnaissons : c'est le singe que l'on man-
geait pendant la guerre. Nous sortons, en longeant des sabots
qui ressemblent à un tas de coquillages, et qui seront emportés
pour faire de la corne. Depuis le plus haut étage, où les ani-
maux se sont hissés vivants, nous les avons vus qui descendaient
en fragments, découpés, élaborés, pressés, cuits, mis en boite.
A chaque étage, ce qui est resté inutile redescend à l'étage infé-
rieur. Le sang dans lequel nous avons marché coule dans des
rigoles. Et des derniers résidus on fait de l'engrais. Nous sortons
enfin de cette usine diabolique où l'être vivant divisé en par-
celles est expédié aux quatre coins du monde, sa chair en Europe
et sa corne au Japon. Et la vedette qui nous emmène longe
encore un bateau lent et lourd, dont le ventre est plein d'os
blanchissants.
Naturellement, cette utilisation de la viande a augmenté la
valeur du bétail. On a commencé à se préoccuper d'améliorer
la race. Et par des croisements, par des soins, par une nourriture
choisie on est arrivé aux résultats extraordinaires que j'ai vus
au concours agricole de Montevideo. Ce concours agricole n'est
pas, comme le nôtre, abandonné aux spécialistes. Tout le monde
y va, toutes les fortunes dépendant de l'élevage. Les animaux
exposés surprennent les yeux de ceux qui ne sont accoutumés
qu'à notre bétail de Normandie ou du Charolais. Imaginez non
point des animaux, mais des parallélipipèdes de chair. Le dos
est plat et carré comme une table. Les lianes verticaux des-
cendent à angle droit, et vont presque jusqu'au sol. Le tout est
monté sur quatre pieds, comme une commode. Je demandais
VOYAGE EN URUGUAY. 391
qu'on m'expliquât la différence entre le premier et le second
prix, car j'étais incapable d'en démêler aucune. On me fit voir
alors que le second prix, à l'endroit où le ventre rejoint la
cuisse, était marqué d'une très légère inflexion. C'était autant
de viande de moins. Le premier prix n'avait pas ce défaut. 11
n'était qu'une masse de chair exacte et cubique. Un taureau qui
atteint ces formes parfaites vaut parfois 100 000 francs. Natu-
rellement on ne l'emploie pas au vulgaire travail de faire un veau
à n'importe qui. Il produit lui-môme des reproducteurs, qui
ont la charge de l'accroissement du cheptel. Il n'est pas le père
, du troupeau ; il en est le grand-père. Ces bêtes prodigieuses sont
d'ailleurs extrêmement fragiles. Mornes et immobiles, souffrant
qu'on les approche et qu'on les caresse, ces taureaux n'ont pas
l'ombrageuse fierté de leurs ancêtres. Ils sont mélancoliques
comme des civilisés, et la tuberculose les guette.
W. — LES GAUCHOS
En même temps que se produisait dans les campos urugua-
yens cette abondance du bétail, il se formait, du croisement des
Européens avec les Indiens et parfois avec les nègres amenés
d'Afrique, un type d'hommes nouveau : le gaucho. Vêtu d'une
pièce d'étoffe ramenée entre les cuisses, et d'une autre où il
passe la tète et qui fait manteau sur ses épaules, menant une
vie errante, toujours à cheval, le gaucho, libre, paresseux,
joueur, chevaleresque, cruel et brave, est un type qui disparait.
Mais il est bien à l'origine de la race, et il est impossible, si on
ne le connaît pas, de comprendre l'Uruguay d'aujourd'hui.
Ce cavalier solitaire est un poète. Il n'est pas un gaucho
qui ne sache jouer de la guitare et chanter un couplet. Mais il y
avait de plus dans cette société primitive, de véritables trou-
vères, les payadores. Il allaient a travers le pays, la guitare à
l'épaule. On s'assemblait autour d'eux. Pendant des heures ils
improvisaient, faisant rire et pleurer leur rude public. Accueilli
par les hommes, aimé par les femmes, le payador est, comme
dit Alberto zum Felde, un aristocrate, la fine Heur de la société
gaucho. On lui garde la meilleure place et le meilleur mor-
ceau (4 ).
(1) Alberto zum Felde. Proceso kistorico del Uruguay, Montevideo [dé-
cembre 1919].
tome lxv. — 1921. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
! liants des payadores, sous le nom de tnilonf/as, cielitos,
çatûs, tristes, sont à l'ordinaire des couplots de quatre vers :
Santos Vega, le payador
A la lointaine renommée,
Est mort en chantant son amour,
Comme l'oiseau dans la ramée.
Mais la musique de guitare qui accompagne le couplet veut
cin-q ou six vers; le chanteur se tire d'affaire en répétant le
premier vers soit une, soit deux fois, au début ou à la fin.
C'esl d<^ la poésie des gauchos qu'est née toute la littérature
du Rio de la Plata. Et aujourd'hui encore cette poésie spontanée
n'a pas disparu. Le dimanche dans les villages, les musiciens se
portent des défis poétiques et se répondent en copias alternées,
comme des bergers de Virgile.
Le gaucho n'a pas seulement donné à l'Uruguay sa littérature
ei son caractère. Il a déterminé pour une forte part l'histoire
politique du pays. Au début, quand il errait dans les campagnes
au milieu des troupeaux sauvages, la terre et le bétail n'appar-
tenaient à personne, la propriété n'existait pas; la famille
môme n'a guère été constituée régulièrement qu'à partir du
xixe siècle. Né d'unions de hasard, il vivait au hasard, attrapant
le bétail avec le lasso ou les boléadores, et faisant rôtir la viande
sur une fourche de bois. Le cuir suffit à le vêtir, et même à le
loger. Un voyageur à Montevideo, en 4727, compte quarante
maisons de cuir contre deux en matériaux de constructions.
Dans un siège soutenu contre les Anglais, la brèche est aveuglée
par des cuirs.
Cependant peu à peu, le pays se peuple, le sol est divisé, la
propriété apparaît. Des gauchos, les uns entrent alors dans le
cadre de la société régulière, se fixent et deviennent péons au
service des propriétaires. Les autres, rebelles à toute fixation et
a toute loi, se retirent dans la montagne et deviennent des
bandits, les matreros. Au début du xixe siècle, le pays présente
l'aspect suivant. Les tribus indiennes ont été refoulées dans
l'extrême Nord; la montagne, au Sud du Rio Negro, abrite la
vaste i^ociation des matreros. Dans le reste du pays, ça et là
apparaissent des villes naissantes : quelques centaines de per-
mes, autour d'une chapelle ou d'un fortin. Ailleurs, dissémi-
nées, les estancias, c'est-à-dire un groupe de bâtiments où
VOYAGE EN URUGUAY. 899
habitent propriétaires, intendants et péons. Des lieues et des
lieues de terrain désert. Point de culture, sauf sur une petite
zone autour de Montevideo. La population de la campagne, aux
trois quarts composée de gauchos, comprend vingt-cinq mille
habitants, un pour 8 kilomètres carrés (1). La capitale en com-
prend quinze mille. Cette ville, fondée soixante-dix ans plus tôt,
est déjà une cité importante, la première place forte de toutes
les colonies espagnoles. La population est formée en partie
d'Espagnols, en partie de fils d'Espagnols fixés en Amérique, et
qui s'appellent les criollos, en partie de nègres esclaves et de
métis. Il n'y a aucune industrie que celle du cuir, l'Espagne se
réservant le commerce de tous les objets manufacturés et inter-
disant de les produire.
Arrive en Europe la grande secousse de la Révolution et
des guerres de l'Empire. L'Espagne abandonne, ;dès 1795, la
lutte contre la Révolution française. Bien plus, elle s'allie à la
France contre l'Angleterre. Mais, à partir de 1805, la victoire
de l'Angleterre sur mer est complète. Les colonies espagnoles
vont se trouver sans défense contre les escadres anglaises. A
vrai dire2 celles-ci ne s'attaquent pas à Montevideo qui est
fortifié ; mais, le 27 juin 1806, elles s'emparent sans peine de
Buerios-Aires. Aussitôt une expédition est organisée à Monte-
video pour reconquérir la cité portena : elle est mise sous le
commandement d'un officier français au service de l'Espagne.
Liniers s'embarque le 3 août, traverse le Rio, et le 12 délivre
Buenos-Aires en faisant prisonnière toute la garnison anglaise.
Mais les Anglais veulent leur revanche ; cette fois, ils s'at-
taquent à Montevideo; repoussés d'abord, ils prennent la ville
le 3 février 1807. Et de Montevideo comme base ils dirigent
une nouvelle expédition contre Buenos-Aires. Dans cette ville,
les habitants ont déposé l'incapable vice-roi et ont nommé
Linïers à sa place. Liniers bat complètement les Anglais, les
contraint à capituler, et leur impose d'évacuer le Rio de la
Plata dans le délai de deux mois. Ils quittèrent Montevideo le
9 septembre.
Mais en 1808, Napoléon impose comme roi à l'Espagne son
propre frère Joseph. Les colonies restent fidèles à la cause des
(1) La superficie est de 1 200 000 kilomètres carrés. Actuellement la densité do
la population (exception faite pour l'agglomération de Montevideo) est de 4,07 par
kilomètre carré.
900 REVUE DES DEUX MONDES.
anciens souverains. La position de Liniers devient très difficile.
I iiivernement espagnol qui menait la lutte contre Napoléon
le destitua et le remplaça, en 1809, par Cisneros. Les Monte-
vidéens s'étaient, dès 1808, séparés de lui, et avaient créé un
conseil de gouvernement autonome, présidé par un colonel
espagnol, Xavier de Elio.
En mai 1810, une frégate anglaise apporta à Buenos-Aires
la nouvelle que Napoléon était le maître de toute l'Espagne. La
colonie de la Plala, qui supportait impatiemment l'autorité de
la métropole, en profila pour renverser Cisneros et pour procla-
mer son indépendance le 25 mai 1810, a Buenos-Aires. Mais,
sur l'autre rive du Rio, le gouverneur de Montevideo resta fidèle
à l'Espagne.
Il y avait dans ses troupes un officier, créole d'origine, qui
avait fait ses premières armes contre les matreros et qui se
nommait José Gervasio Arligas. A la suite d'une altercation avec
un de ses chefs, il quitta le parti espagnol et courut à Buenos-
Aires se mettre au service des insurgés. C'était en février 1811.
En même temps, la bande orientale, c'est-a-dire l'Uruguay
actuel, se soulevait à la voix de deux paysans, Viera et Bona-
videz. Arligas, repassant le Rio, revenait se mettre à la tête des
insurgés, le 9 avril.
Arligas a donc été le premier chef des Orientaux (c'est le
nom officiel des Uruguayens) ; il est resté aussi le héros national.'
Si l'on en parle ici, ce n'est pas pour raconter un chapitre
d'hisloire, quoique cette histoire soit assez inconnue en France,
mais parce qu'il est resté vivant dans les mémoires. Il est
comme la figure héroïsée du gaucho. Le président actuel de la
République orientale, le docteur Brum, m'ayant fait l'honneur
de me recevoir, m'a d'abord parlé d'Arligas, et pour me mettre
en garde contre les historiens, m'a rappelé la préface de
M. Anatole France au volume sur Les Sept femmes de Barbe-
Bleue, où le romancier français doute de l'histoire de Néron,
écrite par ses adversaires politiques.
Arligas, avec son armée de gauchos, rencontra les troupes
espagnoles à quelques lieues de Montevideo, à Las Piedras, et
les battit. Elio essaya de le débaucher en lui olfrant le titre
de général et de l'argent. Artigas refusa. Elio, ne sachant plus
que faire, appela à son secours les voisins du Nord, les Portu-
is du Brésil, enchantés d'intervenir dans les affaires d'un pays
VOYAGE EN URUGUAY. 901
qu'ils convoitaient. Devant l'intervention portugaise, la Junte
de Ruenos-Aires prit peur. Elle retira ses troupes qui avaient
commencé le siège de Montevideo, et traita, abandonnant les
Orientaux qui retombèrent soUs la domination espagnole.
On vit alors un spectacle extraordinaire. La population n'ac-
cepta pas de retomber au pouvoir des godus, comme les gau-
chos nommaient les Espagnols. Et plutôt que de les subir, le
peuple presque entier, 1G000 personnes, sous la conduite d'Ar-
tigas, abandonna son pays et se retira vers le Nord. C'est ce
que les Orientaux nomment le grand exode. A la tôle du convoi
marchait Artigas, comme autrefois Moïse à la tète du peuple de
Dieu. Venaient ensuite des escadrons de volontaires en armes,
puis la foule des hommes, des femmes, des enfants. Les uns
à pied, les autres à cheval ou en voiture, confondus avec les
troupeaux. Le cortège avait plusieurs lieues de long. Us mar-
chèrent plus de deux mois et arrivèrent à la hauteur de Sallo,
sur le bord du fleuve Uruguay. Us le passèrent et campèrent
enfin sur les rives de l'Arroyo Ayni, où ils restèrent quatorze
mois. Les Portugais partirent en août 1812; les Orientaux
purent alors revenir d'exil et recommencer le siège de Monte-
video, où le gouverneur espagnol tenait toujours.
Cependant, il fallait organiser le pays. Un congrès des
Orientaux se re'unit le 4 avril 1813, et décida de former une
confédération avec la République argentine. Mais le gouverne-
ment de Ruenos-Aires ne voulait pas d'une fédération où l'Uru-
guay eût été autonome. Il considérait le pays comme une simple
province, et, en décembre 1813, il organisa un gouverne-
ment, prit Montevideo le 23 juin I81i. Du coup, les Argentins
se trouvaient maîtres de la principale ville du pays. Us pou-
vaient penser avoir partie gagnée. Us avaient mis à prix la
tète d'Artigas. Mais la fortune des armes tourna contre eux. Un
lieutenant d'Artigas, Rivera, les battit à Guyatos le 10 jan-
vier 1813, et les contraignit à se retirer. Débarrassé h la fois des
Espagnols et des Argentins, pour la première fois l'Uruguay
était libre. Quatre provinces se réunirent à la province orien-
tale et se mirent sous la protection d'Artigas, déclaré protecteur
des peuples libres.
Mais il restait environné d'ennemis, Argentins au Sud qui
le considéraient comme un révolté, Portugais au Nord qui con-
voitaient toujours le pays. Ceux-ci prirent prétexte de la mau-
902 REVUE DES DEUX MONDES.
vais.- administration de Montevideo qui était en effet terrorisé
par un lieutenant d'Artigas, et envahirent le pays en août 1816,
avec 12OD0 soldats aguerris. Artigas ne pouvait leur opposer que
6000 gauchos. Il fut battu. Les Argentins acceptaient bien
de les secourir, mais à la condition que l'Uruguay redeviendrait
une simple province argentine. Artigas répondit qu'il ne
vin. Irait pas le riche patrimoine des Orientaux au vil prix de la
nécessité et continua la lutte. Mais les forces étaient trop iné-
gales. Les Portugais entrèrent à Montevideo le 20 janvier 1817.
Artigas continua deux ans la guerre de partisans. Enfin, après
une dernière défaite, il se retira en 1820 au Paraguay. D'abord
enfermé dans un couvent, il fut relégué dansun village lointain.
Pendant trente ans, il cultiva la terre et soigna un peu de bétail
qu'il avait réuni; le dictateur du Paraguay lui faisait une pen-
sion de 32 piastres par mois. 11 abandonnait aux pauvres presque
tout son médiocre revenu. Un naturaliste français, Bonpland,
vint le voir dans ses vieux jours et lui porta un exemplaire de la
Constitution uruguayenne. Artigas baisa le livre et remercia Dieu,
les larmes aux yeux, d'avoir délivré sa patrie. Il mourut en 1850.
Sur ces entrefaites, en effet, l'Uruguay avait recouvré sa
liberté. En 1822, le Brésil s'était détaché du Portugal, et les
Orientaux avaient tenté de profiter une première fois de cette
division pour s'affranchir. Ils n'y réussirent pas, et le seul
changement fut qu'ils passèrent de la domination portugaise à
la domination brésilienne. En 1825, une nouvelle tentative fut
faite par 33 conjurés qui, débarqués d'Argentine, soulevèrent le
pays, et, avec G00 gauchos, vinrent mettre le siège devant Mon-
tevideo. Le 25 août, une assemblée de représentants, réunis à
la Florida, déclare l'Uruguay libre et indépendant. Cette fois
l'Argentine se rangea aux côtés de l'Uruguay. Les Brésiliens
vaincus firent la paix, le 27 août 1828. Celte paix reconnaissait
l'indépendance de l'Uruguay. Le nouveau pays nomma une assem-
blée constituante, et la constitution fut jurée le 18 juillet 1830.
Ainsi fut fondée la République orientale de l'Uruguay. Elle
comptait alors 70 000 habitants.
Mais le jeune Etat portait les germes de querelles civiles.
S m seulement il y avait parmi les Orientaux un parti conser-
vateur ou blanc, et un parti avancé, ou rouge, division qui est
mi m une à tous les Etats libres; mais il y avait un parti cita-
din, formé par l'élément intellectuel et bourgeois de la capitale,
VOYAGE EN URUGUAY. 003
et un élément campagnard, formé par les gauchos. Ceux-ci, pen-
dant ces longues guerres, avaient formé des baml is sous des
chefs, qu'on appelait des caudi/los. Ces capitaines, absolument
indépendants, n'étaient nullement disposés à reconnaître le
pouvoir central. De là une lutte entre la capitale et la province,
entre les caudillos et les autorités régulières, qui ont dû les
détruire, comme dans d'autres pays il a fallu détruire les
féodaux.
Ces deux séries d'adversaires, blancs et rouges, d'une par!,
caudillos et citadins, d'autre part, s'allient diversement, soit
entre eux, soit avec l'étranger, qui est lui-même pareillement
divisé. Il en résulte une suite interminable de guerres et de
révolutions.
Dès 1831, les Indiens se soulèvent et sont massacrés. En 1832,
fa guerre civile éclate. Elle dure à peu près sans interruption
jusqu'en 1838. En 1839, guerre avec l'Argentine, compliquée
de guerre civile. Elle dure jusqu'en 1852. C'est ce qu'on appelle
la grande guerre. Montevideo est assiégé pendant neuf ans.
Alexandre Dumas a écrit l'histoire de ce siège dans les Mémoires
qu'il a rédigés pour Garibaldi. En effet, Garibaldi, qui mène à
cette époque la vie de gaucho, commando les G00 volontaires
italiens qui prennent part à la défense de la ville. Toute sa vie
il gardera le costume américain : le poncho blanc et le grand
chapeau.
La grande guerre h peine finie, la guerre civile recom-
mence, une première fois en 1854', puis de 18G3 à 18G5. Le parti
blanc, qui gouvernait depuis 1852, tombe; mais aussitôt la
guerre contre le Paraguay éclate et en cinq ans coûte à l'Amé-
rique du Sud 100000 morts : les batailles sont d'un acharne-
ment incroyable; à celle du Iatay, sur 3000 Paraguayens.il y a
1000 morts et 1500 blessés.
A cette guerre succède une nouvelle guerre civile, conduite
parle colonel Aparicio. Elle dure deux ans, jusqu'en 1872. Nou-
velle révolution, en 1875, qui laisse de^ si sanglants souvenirs
qu'on appelle cette année l'année terrible. Révolution en 188G. De
1890 à 1894, il y a un fait nouveau et surprenant : un président
de la République passe les quatre années de son mandat sans
guerre civile. C'est le premier exemple d'une pareille tranquil-
lité. Mais la révolution recommence en 1894, puis en 1903 et
en 1904. Elle s'achève à la sanglante bataille de Masollcr, où I
904 REVUE DES DEUX MONDES.
(1 srnier caudillo, Saravia, est tue. Celte fois l'ère des guerres
civiles est terminée.
V. — LA REPUBLIQUE URUGUAYENNE
Cet exposé sommaire était nécessaire pour connaître le pays
où nous nous trouvons. La première conséquence de la bataille
de Masoller a été de donner une énorme influence au chef du
parti rouge, à qui revenait le triomphe définitif. Il s'est trouvé
de jilus que ce chef a été un homme remarquable, M. Batlle, qui
a orienté toute la politique orientale et qui l'a résolument poussée
vers les idées les plus hardies. Idéaliste de gauche, démocrate inté-
gral, socialiste, pacifiste, partisan de l'égalité des sexes, et
presque le seul anticlérical du pays, il a fait de l'Uruguay un
champ d'expériences sociales. Au physique, c'est un vieillard
de très haute taille, le visage énergique, les cheveux relevés,
une grosse moustache blanche, la bouche lourde. Son œuvre est
immense. Aux ouvriers, il adonné la journée de 8 heures qui
n'est pas un droit, mais une obligation, l'indemnité pour les
accidents du travail, le repos par roulement; il a créé l'office
du travail, réduit la journée pour les femmes et les enfants,
amélioré l'hygiène de l'atelier, créé des assurances populaires,
des maisons pour les ouvriers, des pensions pour la vieillesse,
supprimé le travail de nuit. En matière de législation, il a aboli
la peine de mort, créé le divorce, donné aux enfants naturels
les mêmes droits qu'aux enfants légitimes, institué la recherche
de la paternité, fondé l'égalité des sexes. Une loi donne même
a la femme cet avantage qu'elle peut demander le divorce sans
donner de motifs, et que seul un délai lui est imposé. En ma-
tière de politique internationale il a présenté en 1907 à la Haye
un projet intitulé la Paix par la Force, qui est déjà la Société
des Nations. Il a préconisé l'arbitrage obligatoire. En matière
religieuse, il a séparé l'Église de l'État et fondé la liberté des
cultes. En matière financière, il a fondé la banque hypothécaire
et des banques d'assurances modèles. De grandes entreprises
ont été nationalisées, comme par exemple les usines électriques,
qui ont donné de bons résultats, et le port qui en a donné de
médiocres. Il a développé les travaux publics. Il a multiplié les
écoles, créé des lycées à la campagne, développé l'éducation
physique, amélioré l'hygiène et l'assistance. De quelque façon
VOYVGE EN URUGUAY. 90">
qu'on le juge, on ne peut méconnaître la vigueur de son im-
pulsion.
Après cent années de guerres ininterrompues, on comprend
que l'Uruguay ait cherché à s.' donner quelque stabilité. Tout
le monde était d'accord pour remplacer la vieille constitution
de 1830. Celle-ci avait spécifié qu'elle ne pourrait être changée
que par le vole de trois législatures successives. Ce résultat a
été acquis en 1913, et M. Baille a présenté alors un projet de
constitution, dont la base était le remplacement du président
de la République par un Directoire. Cette proposition a amené
dans le parti rouge une division. Les partisans du Directoire,
ou, comme on dit, les collégialistes, donnaient comme argu-
ments que le pouvoir presque dictatorial du président de la
République, d'ailleurs contraire aux principes républicains, et
dont le bon exercice dépend de la qualité de l'homme qui en
est investi, serait moins livré au hasard, s'il était dans les
mains de plusieurs hommes; que les résolutions seraient mieux
pesées; que les ambitions, dont l'objet serait diminué, seraient
moins âpres; enfin que le renouvellement partiel assurerait la
permanence du corps en môme temps que son changement. Les
adversaires du projet répondaient que le collégialisme était une
institution exotique, et qu'on avait d'autant moins de raisons
de l'importer qu'il avait partout donné de mauvais résultats;
que le collège se transformait aisément en oligarchie; que les
fonctions executives n'exigeaient pas tant de délibérations; et
qu'enfin l'expérience qu'on proposait était une nouveauté
périlleuse pour l'Etat.
Finalement, on est venu à un compromis, d'où est sortie la
nouvelle constitution, qui est entrée en vigueur le 1er mars
4919. Le pouvoir exécutif y est subdivisé. Il est exercé, d'une
part, par le président de la République, d'autre part, par un
conseil national d'administration de neuf membres. Ces deux
titulaires du pouvoir exécutif, président et conseil, sont oppo-
sés exactement l'un à l'autre, de façon à balancer leur pouvoir
et à le neutraliser.
Le président de la République est élu par le peuple, à la
majorité simple des vo'ints, la République ne formant qu'une
seule circonscription; il est nommé pour quatre ans, et ne peut
être réélu avant la fin d'un intervalle de huit ans. Ses fondions,
énumérées dans l'article 19, sont rangées sous vingt-quatre titres.
REVUE DES DEUX MONDES.
11 représente l'État à l'intérieur et à l'extérieur; il maintient
l'ordre à l'intérieur et la sécurité à l'extérieur; il a le com-
mandement supérieur des forces de terre et de mer, mais il ne
Tcer en personne, s'il n'y est autorisé par l'assemblée
générale des deux Chambres, et si cette autorisation ne lui est
donnée par les deux tiers des membres présents ; il pourvoit
aux emplois civils et militaires; il destitue les fonctionnaires
pour inaptitude, omission ou crime, mais d'accord avec le Sénat
dans les deux premiers cas, et en livrant les accusés aux tri-
bunaux dans le troisième ; il confère les grades militaires con-
formément aux lois, avec approbation du Sénat pour les grades
supérieurs; il nomme le personnel diplomatique et consulaire,
mais d'accord avec le Sénat; il nomme les chefs de la police,
mais sur une liste proposée par le conseil d'administration. Il
déclare la guerre, mais quand elle a été résolue par l'Assemblée
générale, et seulement si l'arbitrage est impossible ou n'a pas
donné de résultat. Il conclut les traités, mais après avis du
Conseil, et leur ratification est soumise au pouvoir législatif. En
un mot, on a pris toutes les précautions pour le tenir de court.
On lui a laissé le pouvoir de prendre les mesures nécessaires
en cas de péril intérieur ou de commotion intérieure; mais il
doit rendre compte au conseil dans les vingt-quatre heures.
Il a sous son autorité les ministres des Relations extérieures,
de la Guerre, de la Marine et de l'Intérieur. Le conseil national
d'administration, composé de neuf membres élus par le peuple,
L-t en fonctions pour six ans, dispose des autres ministères et en
particulier des Finances. C'est le conseil d'administration qui
prépare le budget. Ainsi le président est un général sans finances,
et le conseil est un financier sans armée. L'équilibre est obtenu.
L'ombre de l'abbé Sieyès a dû bénir cette constitution.
VI. — LES LETTRES ET LES ARTS
Au milieu des traverses publiques qui semblaient devoir
l'an«;antir, l'État uruguayen a crû avec une incroyable rapidité.
i> Tu 000 habitants en 1830, la population a passé à plus d'un
million. Montevideo a passé de 15 000 à 300 000. Il s'est accru
par l'afflux des étrangers et principalement des Italiens. Mais
- él rangers sont eux-mêmes rapidement absorbés. A la fin du
xix* siècle, les étrangers, qui forment le quart de la population,
VOYAGE EN URUGUAY. 907
possèdent 9 millions de pesos de plus que lés indigènes : au début
du xxe, les indigènes possèdent 13 millions de plus que les
étrangers dans la capitale, et 65 millions dans le pays. Com-
ment expliquer ces chiffres, sinon par ce l'ait que les étrangers
sont devenus indigènes?
En môme temps, ce jeune peuple que nous avons vu se
former d'éléments si rudes, au milieu des guerres el des dis-
cordes, à peine sa sécurité assurée, s'épanouit à la vie de l'esprit.
Ce qu'on y voit aujourd'hui, ce sont les prémices d'une civili-
sation qui a déjà ses grands artistes.
La race est singulièrement bien douée; très intelligente et
très sensible, elle donne à profusion des orateurs et des poètes.
J'ai vu à Montevideo entourer d'une vénération particulière le
nom de Enrique Rodo, qui est mort en 1917. Critique et philo-
sophe, il est, je crois, plus élevé qu'original. Le livre célèbre
qu'il a intitulé Ariel est un appel à la jeunesse qu'il exhorte à
cultiver le sens de la beauté et les énergies de l'esprit. « Esprit
délicat et élevé, écrit son ami M. Contreras, nourri d'une forte
culture, doué d'une clairvoyance rare et de cette grâce intel-
lectuelle qui dose la vérité d'une lumière de beauté, il est en
même temps un idéologue profond et subtil... Il a su dire la
parole suprême d'idéalité et de fraternité attendue par m» jeunes
démocraties... Il est parvenu à préciser le véritable idéal com-
mun auquel doivent tendre nos peuples... Il est donc pour nous
un maître représentatif, semeur d'idées fécondes, révélateur de
directions propices, annonciateur du désirable apogée futur. »
Ce goût des livres de morale, où la morale se colore de
poésie et prend corps en symboles et en contes, cette sagesse au
parler harmonieux me semblent, autant que j'en puisse juger,
un trait de cette littérature si franchement latine. Un des meil-
leurs romanciers de l'Uruguay, M. Carlos Reyles, a composé ses
derniers ouvrages en dialogues allégoriques, qui sont parfois
d'une singulière beauté. Le dernier, si je ne me trompe, qu'il
ait publié, est une sorte de réunion des dieux grecs, où Phœbus
d'une part, Bacchus de l'autre, défendent chacun l'inspiration
qui leur est propre ; et je ne sais guère de page plus gracieuse
et plus émouvante que celle de l'apparition de Pandore qui.
ayant cru répandre tous les maux sur la terre, y a répandu
tous les biens.
Quand on suit une race latine, même dans son établissement
«JU8 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus lointain, on s'aperçoit que ce sont toujours les Douze
grands dieux qui y président, et qui, sous un ciel si éloigné du
ciel romain, restent la personnification du peuple nouveau. Sur
les bords de la Plata, avec la sagesse latine et l'éloquence espa-
gnole, la poésie fleurit. On peut dire qu'elle est universelle, et
que le don poétique est répandu partout. Ici il faut citer d'abord
l'épopée aujourd'hui classique de M. Zorrillo de San Martin,
El Tabare, qui a été traduite en français. On dit qu'il y a
aussi de fort belles choses dans les Pereçrinos de piedro de
M. llerreira-y-Reissig.
Autant la poésie fleurit naturellement sous ce beau cielf
autant le théâtre y a été tardif, soit par un jeu contraire des
circonstances, soit par un effet du tempérament national. Non
qu'on n'aime pas le théâtre : mais l'usage est d'aller au théâtre
espagnol ou français. Cependant depuis une vingtaine d'années,
il s'est développé sur les bords de la Plata un théâtre national.
Ce théâtre est commun à l'Uruguay et à la République Argen-
tine, c'est-à-dire aux deux rives du fleuve, mais beaucoup d'au-
teurs, parmi les mieux doués, sont uruguayens; Buenos-Aires
leur fournit des salles de spectacle, des acteurs et le public
d'une ville de 2 millions d'habitants. Ce théâtre que je connais
par la seule lecture, m'a paru d'un très vif intérêt, et je ne
sais si les Orientaux eux-mêmes mettent à sa vraie valeur un
Florencio Sanchez. De plus, beaucoup de ces pièces sont des
documents qui nous aident à comprendre l'évolution de la vie
en Uruguay.
Il y a vingt ou vingt-cinq ans, une troupe de cirque, qui
s'appelait la troupe Podestâ, avait coutume de jouer, à la fin
du spectacle, sur la piste même, une petite pièce qui était
une histoire de gaucho. Ces saynètes sont l'origine du théàtro
national sur le Rio de la Plata. Un jeune auteur, nommé
Florencio Sanchez, qui était né en 1875, transporta la pièce
gaucho sur les théâtres réguliers. J'ai sous les yeux son pre-
mier ouvrage, M-hijo el Uotor. Mme Blanca Podesla a raconté
comment, tandis qu'elle jouait au théâtre Comedia, à Buenos-
Aires, le directeur amena à la fin de la repétition un jeune
homme maigre, osseux et mal vêtu, qui serrait dans sa main
une poignée de petites feuilles de papier. « Messieurs, dit le
directeur, voici un grand auteur de l'avenir. » Le jeune
homme serra les mains, timidement, sans dire un mot. Il
vov \c.E Ey i i;i ..i w. 909
laissa son ouvrage, qui était écrit sur des formules télégra-
phiques. On commença à répéter, mais l'auteur ne paraissait
plus. Le concierge lui avait refusé la porte, comme à un vaga-
bond. On décida de lui remettre une avance sur ses droits d'au-
teur, et il s'acheta des vêlements.
Le succès de la pièce fut triomphal, et ce triomphe fut mé-
rité. Le premier acte de M'hijo el Dotor est sobre, plein, solide
et pathétique. La pièce met en scène une des façons dont
meurt le vieux type gaucho, l'émigration des fils de la ville où
ils veulent devenir docteurs, entendez avocats, médecins,
architectes. Dans une vieille eslancia de type colonial (la
maison basse, blanche, rustique, entourée d'une véranda), vit
le vieux gaucho, don Olegario, avec sa femme Mariquita.
Leur fils, Julio, qui est élevé à la ville et qui suit les cours de
l'Université, est venu passer quelques jours à l'estancia. C'est
le matin, et Julio dort encore. Il faut voir avec quelle colère la
vieille Mariquita fait taire le petit domestique indien, dont la
voix perçante va réveiller « mon fils le docteur. » Mais
don Olegario voit avec mécontentement les nouvelles mœurs.
Son fils ne lui parait ni assez respectueux, ni assez soumis. Il
s'irrite de le voir dépensier. Cet Olegario a du caractère de nos
vieux paysans, et on croirait par moments lire une pièce écrite
pour le Théâtre-Libre. Julio a fait des dettes à la ville, Julio
courtise la petite Jésusa. Il n'est pas convaincu que tout cela
soit très grave, et il essaie d'expliquer à son père comme il est
mieux de remplacer le respect par l'affection, et de l'appeler
« vieux » au lieu de lui demander sa bénédiction. Le père se
contient, puis tout à coup éclate. Le despote reparait, le chef
de famille absolu. Il crie à son fils : « A genoux I » et, d'un
coup de manche de fouet, il l'assomme à moitié. Naturellement
le fils quitte la maison, et le père meurt de chagrin.
Non seulement le paysan gaucho est abandonné par ses en-
fants, qui veulent vivre à la ville, mais il est peu à peu évincé
par l'étranger. C'est le sujet d'une autre pièce de Sanchez, la
Giinç/a (l'étrangère et plus spécialement l'Italienne), qui a été
représentée en 1904. Au gaucho à la vieille mode s'oppose l'Ita-
lien laborieux, économe, qui lui prête de l'argent, et qui finit
par le remplacer sur son domaine. Le fils du gaucho s'éprend
de la fille de l'étranger. La maison nouvelle s'élève, et l'homme
d'autrefois a le bras rompu par un automobile, symbole des
910 REVtJB DES DEUX MODES.
temps nouveaux. Farouche, et refusant tout autre soin, il se
l'ail mener sous l'ombù, l'arbre traditionnel du campo, s'étend
entre ses racines comme entre des bras, et, chassant tout le
monde, exige d'être seul pour mourir. Cette fin de troisième
acte est vraiment très belle. Un quatrième acte, qui accommode
les choses, n'ajoute pas au mérite de la pièce.
Il y a dans l'œuvre de Florencio Sanchez trois périodes : la
première est faite de cette peinture de la campagne et des gau-
chos; la seconde est faite de la peinture de la ville, quartiers
populeux ou hommes dévoyés. Il y a dans cette série une pièce
extraordinairemént forte, Los Muertos, où un homme abject,
abandonné par sa femme, affreusement bafoué par l'amant de
cette femme, dont il est le jouet bouffon et sinistre, retrouve
tout à coup clans l'ivresse une lueur de courage, et tue. Enfin,
dans la troisième période, Sanchez, qui a été jusque-la surtout
un peintre, en vient aux problèmes sociaux. La pièce capitale
de cette dernière période, Los derechos de la Salud, est l'histoire
tragique de la jeune femme tuberculeuse, qui se sépare de ses
enfants, qui ne gouverne plus sa maison, qui n'est plus la
compagne de son mari, et qui, vivante, voit sa place prise
insensiblement par sa propre sœur. C'est la loi de fer, qui veut
que chacun ne demande à la vie que ce qu'il est en état de rece-
voir d'elle. En vain la pauvre Luisa, qui n'est plus femme, veut
empêcher la réunion des deux êtres jeunes et sains. Seul, l'ar-
tifice de l'auteur, qui achève sa pièce par une scène assez étrange
Luisa surprend son mari et sa sœur endormis, mais innocents,
s'évanouit, se réveille et s'endort elle-même, ou meurt, on ne
sait), empêche le drame d'aller à son horrible dénouement. Et
l'ouvrage semblerait féroce, si on ne savait que Sanchez, qui
l'écrivit en 1917, devait lui-même mourir peu après de la
même maladie, et qu'il se condamnait en même temps que son
héroïne.
Les sujets que nous avons vus dans le théâtre de Sanchez
sont ceux de tout le théâtre uruguayen. Tantôt il nous montre
les images de la vieille société gaucho. C'est ainsi que, dans sa
pièce du Lion aveugle, Herrera a peint les rudes soldats des
guerres civiles. Tandis que l'aïeul, qui a perdu la vue, vit au
milieu de ses souvenirs, le père, appelé à une nouvelle guerre,
• -I tué, et l'enfant, qui demande comme un plaisir de tuer lui-
même le petit agneau qu'on lui a donné, est déjà féroce comme
VOYAGE EN URUGUAY. 011
sa race. — Tantôt eu sont, au contraire, les problèmes sociaux
et moraux qui prennent forme et figure. Ainsi les Galets, du
docteur Francisco Imhof, joués en 1918, sont le drame de
l'homme de quarante ans, Verdier, usé par la vie, qui a cru en
vain pouvoir aimer une jeune fille, et qui s'aperçoit que son
cœur, irrémédiablement corrompu, n'est plus digne d'elle. De
sorte qu'il rompt les fiançailles et parait abandonner Elena,
quand il la sauve de lui-même et la préserve des trahisons
futures. La rupture entre ces deux êtres qui s'aiment, mais
dont l'un ne croit plus pouvoir assez aimer, est singulièrement
douloureuse :
« Elena. — Tu m'aimes. Je le sais. Je le sens...
Verdier. — Oui, je t'adore. Et parce que je t'adore, je te fuis.
Je ne peux te donner le bonheur auquel tu as droit. Mon
amour pour toi n'est que tendresse, et non la flamme sacrée qui
ne peut plus brûler en moi. »
Par cette pièce, le cycle du théâtre se ferme pour ainsi dire
et revient à la poésie romantique, qui est le génie même de la
race. Les autres sujets traités au théâtre ne sont que quelques
drames historiques, et des pièces à l'imitation des nôtres, dont
il n'y a pas lieu de parler ici.
VII. — LA VIE A MONTEVIDEO
Essayons maintenant de nous faire une idée d'ensemble.
Un pays à peu près exclusivement pastoral, et qui de ce chef
vient de connaître pendant la guerre une prospérité inouïe. On
peut admettre qu'une estancia ait en 1919 rapporté 25 à 35
pour 100 de son capital cheptel. Il n'existait probablement pas
de meilleure affaire au monde.
Par le fait même qu'il produit la viande et le cuir et que sa
fortune est de les exporter, le pays doit en retour importer les
produits de l'industrie. En fait, tous les objets dont on se sert
en Uruguay viennent de l'étranger. Le gouvernement, qui le
sait, fait son principal revenu des douanes qui frappent et
l'importation et l'exportation. Comme seconde conséquence, un
prix de la vie très élevé. Pour les Français, si on y ajoute le
change, la situation est intenable. Une marmite de cuisine vaut
50 francs, une paire de gants GO francs, une boite de papier à
lettres 20 francs. Je compte sur le change de 1919, où le franc
912 REVUE DES DEUX MONDES.
perdait 50 pour 100. Depuis, la situation a sensiblement empiré.
La guerre, qui a enrichi le pays, y a fait sentir en même
temps les mêmes conséquences qu'elle a répandues sur toute la
Lerre. C'est un des faits les plus étranges et les plus instructifs
de notre temps que les mêmes difficultés que nous avons vues à
Paris se retrouvent h Montevideo : crise des loyers, crise des
logements, crise de la vie chère, crise des domestiques, crise
de la monnaie. On les retrouverait d'ailleurs aussi bien à
Londres, à New-York, a Berlin. La vérité est que l'univers est
une coque vibrante, et qu'on ne peut frapper un point, sans
que toute la surface retentisse. Cette vérité est peut-être tout le
secret de la politique de l'avenir.
Une vie politique intense. Une dizaine de grands journaux
généralement très bien faits. Deux partis : le parti blanc ou
conservateur, à peu près homogène avec le journal El Pais; un
parti rouge, qui se subdivise. A l'aile avancée, le parti Battliste,
avec le journal El Dia. Un trait caractéristique de cette poli-
tique, quelle qu'en soit la couleur, est d'être faite par de tout
jeunes gens : le président de la République, M. Brum, a l'âge
où l'on commence en France sa carrière. J'ai vu, en 1919, les
deux frères Buero, l'un ministre des Affaires étrangères, l'autre
des Finances, et qui étaient de tout jeunes gens. Le sénateui
Sosa, qui dirigeait El Dia, n'était guère plus vieux qu'un de
nos reporters à ses débuts. Cette politique, dans un jeune pays,
aura nécessairement une autre allure que la nôtre et ne craindra
pas les aventures.
En fait, un pays très avancé, où les lois sociales les plus
hardies sont appliquées. Ces expériences qui sembleraient témé-
raires ne le sont pas, étant contrebalancées par la richesse fon-
cière du pays et par le conservatisme des mœurs. Les résultats
non plus ne peuvent pas nous servir d'exemple. Ce qui peut
être retenu, ce sont les lois d'assistance, qui sont presque par-
faites. Je cite entre beaucoup d'autres l'assistance médicale. Dans
un cas urgent, accident ou maladie subite, un coup de téléphone
suffit pour amener le secours médical gratuit. Pour les riches,
il cesse après les premiers soins ; pour les pauvres, il se prolonge.
Ce pays est en voie d'évolution. De la campagne qui est la
cause de sa fortune, les jeunes gens se précipitent vers la ville.
L'Université de Montevideo, neuve et magnifique, sous le rec-
torat intelligent du docteur Barbaroux, regorge de milliers
VOYAGE EN UBtJGUAY. 913
d'étudiants. Non seulement l'enseignement primaire, mais
l'enseignement secondaire et supérieur sont gratuits. Cette idée
généreuse, fort onéreuse pour l'Etat, est peut-être une cause
de l'engorgement des Facultés.
La société est, dans son fond, très imbue encore des mœurs
espagnoles, ce qui est d'autant plus singulier qu'elle comprend
des Italiens, des Tchèques, des Suédois, mais fondus et rema-
niés sur le modèle criollo. La séparation entre les sexes est
presque absolue. Un homme ne rend point visite à une femme.
Les réceptions n'existent pour ainsi dire pas. Les hommes
invitent leurs amis au club, mais l'étranger ne franchit guère
le seuil de la maison. Il y a tout au plus quelques exceptions
dans le corps diplomatique. Comment ne pas nommer M. Auzouy,
qui, avec sa charmante femme, a l'ait de la légation de France
un des centres où toute la société se réunit? El j'ai été encore
témoin de l'accueil chaleureux qui a été fait à M. Risler chez
M. Cuevas, ministre du Chili.
Tandis que, chez nous, la vie de la femme ne commence
guère qu'au mariage, en Uruguay, 'par une loi contraire, les
jeunes filles ont une certaine liberté, que la femme n'a plus.
Non seulement les jeunes filles vont au théâtre, sortent seules,
se fiancent tôt et, dit-on, plusieurs fois, mais elles ont fondé un
club, Entre nous, qui donne des thés, des conférences, et qui est
gouverné à merveille. Au contraire, les femmes, retenues le
plus souvent par le soin de nombreux enfants, ne sortent guère.
Ceci ne les empêche pas, j'imagine, de rester jolies, coquettes,
capricieuses, incertaines, abondantes en paroles un peu rauques,
— et de se faire habiller à Paris. De l'Espagne encore, vient
cette habitude que la promenade à pied serait presque un
scandale. Chacun a son automobile, de même qu'à Séville, il y a
vingt ans, tout le monde avait sa voiture.
Je n'ai eu, ni à Montevideo, ni à Buenos-Aires, le sentiment
d'une société ploutocratique, où chacun fût estimé d'après sa
fortune. Cette brutalité répugne au tempérament latin. En
Uruguay comme en Argentine, chacun parait à l'aise. Il y a
d'ailleurs entre les deux pays une différence sensible. L'Argen-
tin est fastueux et dépense volontiers. La vie lui est plus
facile ; ceux-là même qui s'étaient ruinés, s'ils ont eu la pru-
dence de garder un bout de terrain de leur héritage, se sont
retrouvés, par la plus-value du sol, plus riches qu'auparavant.
TOME LXV. — 1921. î)8
Ml ', REVUE DES DE1 X MONDES.
L'Oriental, sans que son existence suit difficile, a un peu plus à
lutter. Il est moins riche. Son industrie est moins avancée. Il
n'a pas le même goût d'éblouir. Il y a quelque chose à Monte -
\ ideo de la parcimonie des petites villes.
La race, merveilleusement intelligente, a une culture qui
étonne. Les femmes surtout ont tout lu. Deux modes frappent le
voyageur : l'une est le goût de la danse classique, qu'on enseigne
aux jeunes filles. L'autre est le goût de dire des vers. Une des
premières matinées où j'ai assisté était consacrée à Musset. J'ui
entendu dire Lucie, le Saule, Si je vous le disais, avec un senti-
ment un peu uniforme de mélancolie sentimentale, mais avec
un sens étonnant du rythme et de la poésie.
Le théâtre est fort couru. Deux belles salles, le Solis et
Yi'rquiza, sont remplies, malgré les prix extraordinairement
élevés. Je ne dirai rien des tournées françaises, qui seraient
malheureusement propres le plus souvent à donner l'idée la plus
fausse et la plus misérable de notre art. Au contraire, Mme Guer-
rero et son mari, M. Diaz de Mendoza, viennent tous les ans
donner la primeur du théâtre espagnol. C'est à Montevideo que
j'ai pu entendre la dernière pièce de Benavente, la Vestale d'Oc-
cident, qui est une des nombreuses redites de l'histoire du
comte d'Essex, et où Mme Guerrero jouait avec un talent frémis-
sant le rôle de la reine Elisabeth.
Pour la musique, le goût italien l'emporte, et les troupes ita-
liennes régnent avec une autorité soupçonneuse et jalouse. Elles
,envoient des sujets remarquables et font de l'exécrable musique,
Kle sorte que les amateurs de phénomènes sont plus contents
que les amateurs de musique. Mais le goût public est encore aux
phénomènes, et à la musique de Puccini. Le ténor qui pousse
sa note est applaudi avec fureur par les aficionados des galeries
nqui comptent les secondes où il la tient. J'ai vu dans la Tosca,
le ténor Gigli, au dernier acte, chanter d'une voix si chaude, si
forte et si soutenue, le : Jamais je n'ai tant aimé la vie, que les
amateurs furent pris de délire. Ils voulurent absolument qu'il
ri commençât. Sur ces entrefaites, la signora Muzio était sortie
de >a trappe, comme elle le doit, pour apparaître sur la plate-
forme du château Saint-Ange, avec une toilette blanche fort
parée. Il fallut qu'elle y rentrât, pour que son camarade pût
recommencer sa phrase, et elle se replongea dans le sous-sol
avec un air de fureur et de majesté.
VOYAGE EN URUGUAY. 913
Hors du théâtre, la musique n'existe guère. Il n'y a pas. à
ma connaissance, d'orchestre symphonique permanent à Mon-
tevideo. Et parmi les compositeurs, je n'ai à signaler que
M. Broqua, auteur d'oeuvres charmantes et qui a 4ké > Paris
l'élève de la Schola. — On ne doute pas que ta peinture
donne une école originale. Elle a une raison de fleurir qui se
retrouve à l'origine de toutes les grandes écoles : il y a à Mon-
tevideo une lumière absolument particulière, à la fois Ire-
haute et perlée. Cette même hauteur du ciel, qui semble un
trait tout à fait américain, se retrouve à New-York. Mais la
lumière qui tombe sur New-York est froide, dure et creuse.
A Montevideo, avec la même pureté, la lumière est enveloppée
d'une sorte de brume. Les jaunes-pàles, les bleus en vapeur font
avec la verdure claire une harmonie très subtile. Pour la tra-
duire, toute une pléiade de jeunes peintres est prête. Beaucoup
ont étudié a Paris, et j'ai eu la surprise de retrouver au petit
musée de Montevideo des vues du Luxembourg. D'autres ont
travaillé aux Baléares, avec S. Rusinol, et font en Uruguay un
petit foyer d'art catalan. Il faut ajouter enfin qu'il y a dans l'art
ancien des Indiens guaranis les éléments d'une école ornemen-
tale, que le hasard de la mode amènera peut-être un jour à
Paris. Deux motifs y sont particuliers : d'abord une grecque,
souvent très jolie, tracée comme une cursive sur la panse des
vases, de sorte que la pensée de l'ouvrier abandonnant sa main
distraite, on voit le motif refléter cette distraction, et fléchir
comme une écriture sentimentale; ensuite une interprétation
décorative du visage humain avec un nez en U raccordé aux
yeux et une bouche en grille par-dessous; ce motif est une
variété infinie, et souvent très décoratif.
VIII. — VERS LA FRANCE
J'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de montrer comment
les Orientaux aimaient la France. Mais il y aurait de l'ingrati-
tude à ne pas y insister. Appelé à Montevideo par une fonda-
tion généreuse de M. L. Supervielle, dont l'attachement à son
pays d'origine s' es! traduit «le cent manières, j'ai eu la surprise
de voir dans la salle des Actes de l'Université un public jeune,
qui non seulement comprenait notre langue, mais qui suivait
au delà du langage les nuances les plus légère! du sentiment.
^)16 REVUE DES DEUX MONDES.
Ayant à parler du théâtre contemporain, on m'avertit qu'il
n'était pas nécessaire de raconter des pièces que chacun con-
naissait. Et, dans les conversations mêmes, j'ai à chaque instant
noté les signes de celte connaissance de notre littérature. L'un
se llattait de posséder la collection de la Bévue depuis l'origine.
L'autre me parlait des écrivains les plus récents.
Notre langue est non seulement parlée, mais écrite.
Quelle n'a pas été ma surprise en apprenant, par hasard,
qu'une des plus charmantes jeunes femmes de Montevideo,
Mm* Castro de Lerena Acevedo, compose en français des vers qui
circulent sous le manteau. J'en voudrais citer au moins quel-
ques-uns.
Qui pleure à ma porte?
— C'est le Souvenir.
— Pour une âme morte
Pourquoi donc venir?
C'est la mort qui passe?
— Ce n'est que ton cœur.
— Je suis à sa place,
Répond la Douleur.
On frappe, il me semble.
— C'est le pâle Oubli.
— Prends ma main qui tremble,
0 mon seul ami!
Qui souffre en silence?
— Ton amour blessé.
— Sous la terre immense
S'endort mon passé.
Qui chante à ma porte?
— L'Espoir immortel.
Ouvre, je t'apporte
L'Amour éternel.
Et ces deux strophes encore, d'un rythme si ferme, et si
large, et si pur :
Et je viens maintenant, comme la Madeleine
Qui près de Jésus-Christ dénoua ses cheveux,
Dérouler à vos pieds la merveilleuse chaîne
De mon mystique amour de vestale sereine
Gardant le feu sacré sous les regards des Dieux,
VOYAGE EN URUGUAY. 917
J'ignore le plaisir et la caresse impure;
Je rêve d'un amour fait d'astres et d'éther;
Je suis un clair miroir dans la sombre nature,
Qui réfléchit la vie immarcescible et pure.
Prenez-moi, lumineuse, au bord du gouffre amer!
Il ne faut point parler d'inlluence, mais d'une espèce de fra-
ternité, singulièrement émouvante, qui fait qu'à travers les
mers, ce peuple aperçoit dans l'idéal français sa propre image,
et qu'il vient vers nous par le mouvement naturel de son être.
A la Faculté des Sciences, j'ai pu assister à un cours de géogra-
phie physique, fait par le distingué directeur de l'Institut météo-
rologique. Il s'agissait de la circulation atmosphérique, et dans
son cours passaient les noms et les idées de savants français :
Teisserenc de Bort, de Tastes, A. Berget... Une des gloires de
la Faculté de Médecine de Montevideo, le docteur Navarro, est
un lauréat de l'Internat de Paris; par lui la science française
exerce là-bas son influence ; un autre médecin, le docteur Blanco
Acevedo, a, pendant la guerre, soigné les blessés français avec
un dévouement égal à sa science.
Fraternité lointaine, récompense que la France d'autrefois
a gagnée aux Français d'aujourd'hui. Toute la souffrance que
notre pays a acceptée au cours des âges pour la justice et pour
la liberté a porté ces fruits merveilleux. Quand je suis allé en
Uruguay, je revenais de Mayence, et j'avais vu ce cimetière où
dorment, encore ignorés, les soldats de Kléber. Et voilà qu'à
trois mille lieues de là, je rencontrais un pays qui s'était formé
depuis un siècle, sur l'idéal pour lequel ces soldats étaient morts.
Ce pays nous rendait en amour le sacrifice de nos pères. Com-
ment, à ce moment émouvant, ne pas penser à nos soldats, qui
venaient de renouveler par centaines et centaines de mille le
même sacrifice? Comment ne pas espérer que, dans des années,
un autre voyageur, au bout de la terre, retrouvera pareillement
leur mémoire, et que, ce sang versé, l'univers délivré nous le
rendra encore en amour?
Henry Bidou,
POÉSIES
LES LUMIÈRES SUR LA MONTAGNE
Beyrouth, 1919.
Écoute, un son de flûte au loin s'évanouit
V ers le quartier arabe et les ruelles basses,
Et d'invisibles yeux sur le bord des terrasses
Se remplissent de ciel, de douceur et de nuit.
La plaine de Syrie, à l'ombre de ses palmes,
La plaine aux chemins roux, la plaine aux noirs vergers,
> l'est plus qu'un long parfum d'iris et d'orangers,
Qui monte et va mourir parmi les dunes calmes.
La ville dort; la mer soupire vaguement ;
\]\ la haute montagne, à l'horizon, profile
Son ombre violette et sa masse immobile,
Plus -ombre, dans le bleu lacté du firmament.
Kt voici que, lii bas, sur les cimes sans voiles,
S'égrfnant Lentement, des lueurs oni germé,
— Joyaux dans les cheveux sombres de Salomé : —
Les villages lointains semblent des nids d'étoiles.
POÉSIES. 919
Et chacune me parle, et chacune eu tombant
Prend le visage ou l'ombre ou la voix d'une absente;
Chaque lumière est comme une àme éblouissante
Qui rayonne parmi les pierres du Liban.
Ah! Byblos dort, Sidon croule dans l'ombre antique
Sous la grève d'Asie où nous nous endormons.
Et la haute forêt, qui drapait les grands monts,
Ne frémit plus qu'à l'ombre ardente du Cantique.
Le vent brûlant de Tyr qui portait vers le Nord
Les chants phéniciens aux déesses propices,
Les rumeurs des vaisseaux et l'odeur des épices,
Traîne, fétide et mou, sur un village mort.
Nous ne connaissons plus les voix et les prunelles,
Mais au-dessus du temps, de l'ombre et du destin,
Descend jusqu'à nos jours, — si proche, et si lointain 1 —
Le chant mystérieux des âmes éternelles.
L'OMBRE DE REBECCA
... Et voici que sortit, sa cruche sur
l'épaule, Rébecca.
Mes sœurs qui descendez vers la fontaine close,
Soutenant sur vos fronts l'amphore de grès rose
De vos bras purs, cerclés d'un bracelet d'argent!
Mes sœurs qui vous suivez au fond du soir changeantl
Mes sœurs qui remontez, lentes, l'une après l'une,
Vers le -village blanc, dans la montagne brune,
Lorsque la nuit commence, et rend presque irréel
Le rythme de vos corps, élancés vers le ciel !
— Longs chapelets vivants aux doigts du crépuscule I — i
Vous qui longez les oueds où la lumière ondule,
Écrasant sous vos pieds la menthe et les iris,
Et qui vous souriez dans l'eau des oasis!
Femmes d'Egypte en deuil, sous le ciel qui s'étoile,
Vous dont les larges yeux, entre l'ombre du voile,
S'ouvrent comme hantés d'un étrange sommeil,
920 BEVUE DES DEUX MONDES.
Pleins de la volupté brùlanle du soleil!
Druse, au voile flottant, à la longue paupière
Qui regardez, assise aux fontaines de pierre,
Le soir rose flamber à travers le Liban !
Femmes de Palestine et femmes d'Ispahan 1
Bédouine aux lourds anneaux, de bleu sombre voilée
Qui vous dressez au bord des lacs de Galilée,
Comme une svelle amphore au milieu des reflets 1
Mes sœurs du blond désert et des monts violets!
Dites-moi, dites-moi s'il est plus difficile
De porter jusqu'au seuil votre amphore fragile,
Sans verser l'eau profonde au chemin cahotant,
Ou de cacher le cœur sans répandre sa joie,
Lorsqu'elle monte en lui comme un flot qui tournoie,
Se soulève et bouillonne et déborde en chantant.
L'OMBRE DE LA SULAMITE
Je sors pour le chercher et je ne le trouve pas
Je l'appelle, il ne me répond pas...
J'ai vu la Douleur errer par le monde!
Elle chantait un chant tragique et suppliant,
Semblable au chant de ces pauvresses d'Orient
Qu'on sent confusément dans la sieste profonde
Au dehors sur le quai désert et flambo\ait.
J'ai vu la Douleur errer par la ville!
Ses pieds divins traînaient dans le lit des ruisseaux,
Elle frappait aux seuils, mendiant un asile :
Partout on la chassait, comme un oiseau débile,
Par le bruit des baisers et le chant des berceaux.
POÉSIES. 921
Et la Douleur vint à ma porte heureuse!
Mais ma porte était close et le verrou fermé.
Je l'entendis frapper plus loin, mystérieuse,
Là-bas, vers la maison où vit mon bien-aimé.
Et j'entendis son pas sonner dans l'ombre,
J'entendis aboyer les chiens!...
Alors, j'ouvris ma porte à la passante sombre,
J'ouvris toute mon àme et lui criai : « Reviens! »
LES SAINTES FEMMES
Elle répondit : « Ordonnez que mes fils que
voici soient assis l'un à votre droite, l'autre
à votre gauche dans votre royaume. »
Saikt Mathieu, ch. xx.
Elles songeaient autour du feu champêtre assises.
Le soir, d'été noyait les plaines indécises;
Dans l'air calme, au-dessus des guérets bleuissants,
S'étirait la fumée, ainsi qu'un fil d'encens.
Leur àme s'attardait aux divines paroles,
Et la mère de Jean disait : « Des auréoles
S'apprêtent pour mes fils, le Maître l'a promis.
Il a su les choisir entre tous ses amis.
Assis à ses côtés, dans la gloire prochaine,
Ils seront grands, malgré l'injustice et la haine,
Car on ne saurait voir sans murmure et sans fiel,
Qu'ils passent avant tous parmi ceux d'Israël. »
La femme de Simon disait : « La route est dure!
A quoi bon discuter sur la gloire future ?
Mais ces hommes, voyez, laissant toute raison,
Ont quitté leurs enfants, leur barque et leur maison,
Et leur àme en suivant Jésus, s'en est allée,
Sillonnant la Judée après la Galilée.
022 REVUE DES DEUX MONDES.
Femmes, i!> voni ainsi le suivre jusqu'au bout;
Nous ne sommes plus rien pour eux, — le Maître est tout!
Mais vers ces ignorants qu'est-ce donc qui l'attire?
Je dirais à Jésus, si j'osais le lui dire :
« Les Docteurs de la Loi sont ceux qu'il vous fallait,
Ces pécheurs ne sont bons qu'à lancer leur filet ! »
La mère de Thomas branlait sa tète grise :
« Ce royaume de Dieu, cette terre promise,
Femmes, croyez-vous donc qu'il soit si près de nous?
Notre peuple l'attend, il l'implore à genoux,
Meurtri, mais revivant à chaque prophétie.
Jésus n'est qu'un prophète annonçant le Messie. »
Et toutes se taisaient. Dans leur cœur âpre et vain,
Le doute fermentait comme un obscur levain.
L'une d'elles pourtant songeait en elle-même :
« Ce fils de charpentier ceindra le diadème.
Il est l'Emmanuel, les signes sont flagrants :
S'il confie à mon fils la bourse des errants,
Que ne donnera-t-il dans sa royauté neuve ?
Et l'or entre nos mains coulera comme un fleuve,
L'or qui hante mes nuits, l'or fauve, l'or puissant,
Qui fait vaincre une armée et qui lave le sang. »
Un sourire entr'ouvrait ses lèvres ambiguës,
Et les femmes voyaient ses prunelles aiguës
Danser devant la flamme, et ne comprenaient pas
Pourquoi riait ainsi la mère de Judas.
A MARIE MAGDELAINE
Dis-nous comment tu l'as rencontré. Magdelaine.
Dis-nous quand tu le vis pour la première fois.
L'Évangile se tait sur la page lointaine,
Mais la page toujours frémit entre nos doigls:
El dans cette bleuâtre el douce Galilée
POICSIES. rl--j
Nous cherchons les temps morts, la parole envolée.
Seule, une voix d'oiseau remplit l'air cristallin.
L'asphodèle fleurit sur la berge isolée
Et l'odeur d'immortelle embaume le chemin.
Dis-nous, dis-nous comment son âme a pris la tienne
Avant l'heure où tu vins, pâle et déjà chrétienne,
Ployant soûs le fardeau des jours inexpiés,
briser ton cœur immense et brûlant à ses pieds.
Près de ce même lac où vont les mêmes voiles
Etait-ce la douceur limpide du matin,
Etait-ce un de ces soirs effeuillant les étoiles
Le long du ciel, ainsi que des fleurs de jasmin?
Ta litière suivait peut-être le chemin
Qui serpente vers les campagnes violettes ;
Ta litière aux rideaux sonores de clochettes
T'emportait, les yeux longs, meurtris par le fard bleu,
Fière dans le péché de tout l'orgueil hébreu.
Les femmes détournaient le front, les jeunes hommes
Venaient à toi : « Ta joue a le parfum des pommes,
0 rose de Saron, vin puissant des celliers,
Le cœur fond en voyant palpiter tes colliers 1 »
Et comme tu passais, dans ta grâce immobile,
L'homme de Nazareth revenait vers la ville,
Las d'avoir voyagé sous le jour écrasant.
Tu vis ses mains d'un Dieu qui s'est fait artisan,
Tu vis ses pieds poudreux des éternelles routes,
Son front où la sueur perlait à larges gouttes,
Et tes veux ont croisé le regard infini
Quelle voix dans ton être a crié : « Rabboni? »
Quelle angoisse t'a fait trembler comme une palme?
Ou bien, le soir, à l'heure où divinement calme
La lumière s'éteint sur le lac pâlissant,
Quand la tlùte soupire aux lèvres du passant,
Du seuil de ta maison, vers les collines molles,
Tu vis se rassembler un peuple frémissant,
Champ fervent où tombait le grain des paraboles;
Et le vent, et la foule emportait les paroles.
!)2î REVUE DES DEUX RONDES.
Sur les terrasses, sur le lac, dans les sentiers,
Dans l'aire des vanneurs, sur le tour des potiers,
Dans le cœur des lépreux et des paralytiques,
Bruissaient en volant les phrases prophétiques.
As-tu prêté l'oreille aux mots mystérieux?
Ah! ce soir-là, celui qui baisait tes cheveux,
Celui qui défaillait au parfum de ta bouche
Pressentit en souffrant que ton regard changeait,
Et n'a plus possédé dans l'étreinte farouche
Qu'un corps las et lointain dont l'àme voyageait.
Dis-nous, dis-nous comment tu l'as vu, Magdelaine.
Est-ce aux heures de joie? Est-ce à l'aube incertaine,
L'heure pâle où l'esprit contemple, les yeux lourds,
La face de la mort sous le masque des jours ?
Est-ce aux heures de deuil? Est-ce aux heures de doute?
Toi qui savais sa voix, sa demeure et sa route,
Songe à ceux, parmi nous, qui le cherchent en vain!
Ah! lorsque tu pleurais sous le pardon divin,
Connaissais-tu la foule immense et prosternée,
Ames de tous les temps, de toute destinée,
Traînant leur invisible et douloureux fardeau,
Qui baisait en tremblant le bord de ton manteau?
Connaissais-tu ceux-là qui sont dans leurs demeures,
Attendant et souffrant, interrogeant les heures,
Comme jadis, non loin du sépulcre scellé,
Doutait le groupe morne et sombre des Apôtres?
Et ne viendras-tu pas leur crier comme aux autres :
« Ne pleurez pasl... J'ai vu le maître!... Il m'a parlé!... »
%. * *
LA
MÉCANIQUE D'EINSTEIN
Lorsque Baudelaire écrivait '
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
il ne pensait, comme les physiciens de son époque, qu'à ces
déformations statiques connues depuis qu'il y a des hommes et
qui regardent. Ce que nous avons vu de l'espace et du temps
einsteiniens nous montre qu'il y a, en outre, des déformations
cinématiques, dues à la vitesse, et à l'abri desquelles ne se trouve
aucun objet sensible, si rigide et indéformable qu'il semble. Le
mouvement déforme donc les lignes bien plus que ne pensait
Baudelaire, et même celles des plus marmoréennes statues.
Cette déformation-là, qu'il faut aimer et non haïr, parce qu elle
nous rapproche du cœur même des choses, a bouleversé d'abord
la mécanique entière.
La mécanique est à la base de toutes les sciences expérimen-
tales parce qu'elle est la plus simple et parce que les phéno-
mènes qu'elle étudie sont toujours présents, — sinon exclusi-
vement présents, — parmi les phénomènes objets des autres
sciences plus complexes, physique, chimie, biologie. La réci-
proque n'est pas vraie. Par exemple, il n'y a pas un seul
phénomène chimique ou biologique où l'on ne doive consi-
dérer des corps qui sont en mouvement, qui ont une masse,
qui dégagent ou absorbent de l'énergie. Au contraire, les
particularités spéciales d'un phénomène biologique, ou chi-
mique, ou physique, par exemple l'existence d'une différence de
potentiel, ou d'une oxydation, ou d'une pression osmotique ne
se retrouvent pas toujours dans l'étude des mouvements d'une
masse pesante et des forces agissant sur elle et par elle. Par
rapport à la mécanique, la physique, la chimie, la biologia
'.rji', l;l \ M DES ni l \ MONDES.
ont, rangés dans ce1 ordre, des objets de complexité croissante et
,|, généralité, ou, pour mieux dire, d'universalité décroissante.
(. - sciences ont une dépendance réciproque qui est un peu
celle du tronc d'un arbre ;ivec ses branches, ses rameaux et
fleurs. Elles sont un peu aussi entre elles comme les pièces
emboîtées des mâts sur lesquels les télégraphistes militaires
fixent leurs antennes. La pièce inférieure du mût, plus large,
soutient le tout, mais ce sont les pièces supérieures qui portenl
les organes délicats et compliqués. L'objet des grands synthé-
listes de la science a toujours été et est encore de ramener,
comme l'avait tenté Descaries, tous les phénomènes aux phé-
nomènes mécaniques. Que ces tentatives soient ou non fondées,
qu'elles puissent un jour aboutir ou qu'elles soient, au
(nul mire, a /triori vouées à l'échec parce que les phénomènes
jilivsico-biologiques contiennent peut-être des éléments essen-
tiellement irréductibles aux éléments mécaniques, c'est une
question qui a été et qui sera encore très disputée. Mais quelles
que soient à cet égard les attitudes variées des penseurs, ils
sont d'accord sur ceci : dans tous les phénomènes naturels, dans
tous les phénomènes objets de science, il y a l'élément méca-
nique, pour les uns élément exclusif, pour les autres élément
principal, niais seulement partiel, des réalités objectives.
Si je rappelle ici tout cela, c'est pour en arriver à cette
cm luMon : tout ce qui change la mécanique, change du même
coup l'édifice des notions fondées sur elle, c'est-à-dire toutes les
antres .sciences, toute la science, et notre conception de l'Univers.
Or nous allons voir que la théorie d'Einstein, par une
cniiMJqueiice immédiate de ce qu'elle nous a enseigné déjà
du temps et de l'espace, bouleverse de fond en comble la méca-
nique classique. C'est pour cela, et par cela surtout, qu'elle a
porté dans l'édifice un peu somnolent de la science traditionnelle
un ébranlement dont les vibrations ne sont pas près de cesser.
Mais, en abordant la mécanique einsteinienne, nous aurons la
joie dépasser des conceptions un peu trop exclusivement géomé-
triques et psychologiques de temps et d'espace, à l'étude directe
des i '-alités sensibles, des corps; ici nous pourrons confronter
I a, théorie ej Ifl réalité, les prémisses mathématiques et les véri-
ficaUons substantielles, et nous aurons le plaisir de voir parles
laits, par l'expérience, ça qu'il faut penser de tout cela. Entre
les anciennes manières» de concevoir et la nouvelle, nous pour-
REVUE SCIENTIFIQUE. 027
rons choisir en connaissance de cause d'après dos critères
visibles. En un mot, et si j'ose employer cette image, tant qu'il
s'agissait des notions d'espace et de temps, qui ne sont que d<s
cadres assez vides par eux-mêmes, des vases intéres-:mts
surtout par les liquides qu'ils contiennent, nous étions un peu
comme ces jeunes gens qui doivent choisir entre deux fiancées
d'après la seule description qu'on leur en a faite. Ainsi non-,
allons voir maintenant de no< propres yeux. »'t à l'œuvre, les
deux prétendantes à notre dilection : la science classique e! la
théorie d'Einstein. Nous les verrons toutes deux mettre la main
h la pâte des faits, et nous pourrons comparer et goùt'M- les
mets délectables qu'elles en auront respectivement tirés pour la
nourriture de notre esprit.
Les théories ne valent qu'en fonction des faits, et celles qui,
comme tant de métaphysiques, ne trouvent point de critère réel
pour les départager, valent toutes également. L'expérience,
source unique de la vérité et dont Lucrèce disaif déjà
uiide omnia crédita pendent
les faits sensibles, voilà ce qui va juger le système einsteinien.
Le résultat de l'expérience de Michelson, que l'on ne peut
mettre en évidence aucune vitesse de la terre par rapport ;ni
milieu dans lequel se propage la lumièrr-, ce fait, avons-n<>u^
dit déjà, revient à ceci : on ne peut par aucun moyen constater,
réaliser une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cette con-
séquence de l'expérience de Michelson gagnera peut-être à
être déduite sous une forme tout à fait tangible. Voici une image
qui nous le permettra.
Dans je ne sais plus quel roman astronomique, un obsen
teur imaginaire est supposé s'éloigner de la terrr avec une
vitesse supérieure à celle de la lumière, '100000 kilomètres par
seconde, par exemple, tout en maintenant s«is yeux (munis au
besoin de puissantes brsieles) constamment dirigés vers ce petit
globe fébrile. Que va-t-il arriver? Notre observateur verra évi-
demment les phénomènes terrestres à l'envers, puisque, danssmi
voyage, il rattrapera successivement des ondes lumineuses qui
ont quitté la terre avant lui, et depuis d'autant plus longtemps
qu'elles en sont plus éloignées. Notre homme, ou plutôt note-
surhomme, assistera donc au bout d'un certnin temps, pnr
exemple, à la bataille de la Marne. Il verra d'abord I.- champ
928 EVUE DES DEUX MONDES.
de bataille couverl de morts. Petit à petit ces morts se relève-
ront pour rejoindre leur poste de combat et finalement ils se
rangeront par escouades dans les taxis de Gallieni, lesquels rega-
gneront Parisà toute vitesse eten marche-arrière, arrivantau mi-
lieu de la population inquiète de l'issue du combat dont nos soldats
ne pourront, et pour cause, apporter aucune nouvelle. En un
mot, notre observateur, s'il s'éloigne de la terre avec une vitesse
supérieure à celle de la lumière, verra les événements terres-
tres se dérouler en remontant le cours du temps.
Mais les choses se passeraient très différemment si, au con-
traire, notre observateur restant immobile, c'était la terre qui
s'éloignât de lui avec une vitesse de 500 000 kilomètres à la
seconde. Qu'arriverait-il alors? Il est clair qu'en ce cas notre
observateur verra les événements terrestres non plus à l'envers
mais à l'endroit; avec cette différence toutefois, qu'ils lui paraî-
tront se dérouler avec une majestueuse lenteur, puisque les
rayons lumineux, ayant quitté la terre à la fin d'un événement
quelconque, mettront beaucoup plus de temps a lui parvenir
que les rayons ayant quitté la terre au commencement.
En résumé, les phénomènes observés par lui étant essen-
tiellement différents dans les deux cas, notre observateur
supposé aurait un moyen de savoir si c'est lui qui s'éloigne de
la Terre ou si c'est la Terre qui s'éloigne de lui, de déceler la
translation vraie de la Terre dans l'espace. Translation par
rapport au milieu qui propage la lumière... ce qui ne veut pas
nécessairement dire, — nous l'avons montré, — translation par
rapport à l'espace absolu.
Certes, l'expérience telle que nous venons de la concevoir ne
serait pas facile a réaliser avec les ressources actuelles de nos
laboratoires. Nous ne pouvons pas obtenir des vitesses aussi
fantastiques, et, si nous les obtenions, l'observateur ne distin-
guerait pas grand chose. Mais nous avons pris un exemple
énorme et les résultats en auraient été énormes, puisqu'il ne
s'agissait de rien moins que de renverser l'ordre des temps. Sup-
posons que nous employions des moyens plus modestes, les résul-
tats seront plus modestes, mais ils devraient d'après les anciennes
théories être encore appréciables pour nos instruments. Or
l'expérience de Michelson, — qui serait en plus petit celle que
nous venons de décrire, — montre que les différences attendues
ne -"ut pas observées. Donc, les prémisses que nous avons posées,
REVUE SCIENTIFIQUE. ')2'1
à savoir qu'il p.-iit exister dos vitesses supérieures à celle de la
lumière dans le vide, ne correspondent pas à la réalité. Donc
cette vitesse est un mur, une limite qui ne peut être dépassée.
Voyons les conséquences. Il y a à la base de la mécanique
• lassique, telle que l'ont fondée Galilée, Huyghens, Newton,
telle qu'on l'enseigne partout aux lycéens, un principe fondé
en dernière analyse, comme tous ceux de la mécanique, sur l'ex-
périence, — c'est celui de la composition des vitesses. Si un
navire fait en eau calme du 10 kilomètres à l'heure et qu'il
descende un fleuve dont la vitesse est de 5 kilomètres à l'heure,
la vitesse du navire par rapport au rivage immobile sera,
comme on peut le mesurer et le constater, égale à la somme de
ces deux vitesses, c'est-à-dire à 15 kilomètres à l'heure. C'est le
principe de l'addition des vitesses. D'une manière plus géné-
rale, si un corps part du repos et sous l'action d'une force
prend en une seconde une vitesse V,que va-t-il faire, si l'action de
la force se prolonge pendant une deuxième seconde? Il prendra,
d'après la mécanique classique, une vitesse 2 V (1). Supposons,
en effet, un observateur animé d'une vitesse de translation V et
qui se croit au repos. Pour lui, à la fin de la première seconde
le corps parait au repos (puisqu'il a la même vitesse que l'ob-
servateur). En vertu du principe de relativité classique, le mou-
vement apparent de ce corps doit être le même pour notre
observateur que si ce repos était réel. C'est-à-dire qu'à la tin de
la deuxième seconde, la vitesse relative du corps par rapporta
l'observateur sera V, et comme l'observateur a déjà une vitesse
V, la vitesse absolue du corps sera 2 V. On verrait de même
qu'elle serait 3 V au bout de trois secondes, 4 V au bout de
4 secondes et ainsi de suite. Elle pourrait donc croître au delà
de toute limite, si la force agit pendant assez longtemps? Oui,
dit la mécanique classique. Non, dit Einstein, puisqu'aucune
vitesse ne peut dépasser celle de la lumière dans le vide.
Nous avons supposé tout à l'heure un observateur qui pos-
sède la vitesse V par rapport à nous et qui se croit au repos.
Pour lui, le corps observé était également au repos au début de
(1) Comme exemple d'une force identique agissant pendant des temps succes-
sivement égaux à 1, 2 ou 3, on peut supposer 3 canons de même calibre, mai» des
longueurs égales à 1, 2, et 3 et dans lesquels les charges ou plutôt leur force
propulsive sont identiques et constantes. On constate que les vitesses initiales
des obus sont entre elles comme 1.2, et 3.
tome lxv. — 1921. E>9
930 REVUE DES DEUX MONDES.
la deuxième seconde, puisque la vitesse était la même que celle
de l'observateur. De ce que le mouvement apparent du corps
est pour cet observateur, pendant la deuxième seconde, ce qu'il
<l.iit pour nous pendant la première, la mécanique classique
incluait que sa vitesse doublait pendant cette deuxième
'•mie. Bile avait tort; elle ne savait pas ce qu'Einstein nous
la appris, que le temps et l'espace dont se sert cet observateur
sont différents des nôtres. Qu'est-ce qu'une vitesse ? C'est
l'espace parcouru pendant une seconde. Mais l'espace que
mesure ainsi notre observateur en mouvement, et qu'il croit
avoir une certaine longueur, est, en réalité, pour nous immo-
bile, plus petit qu'il ne croit, parce que les mètres dont il se
sert, sont — nous l'avons montré, — raccourcis par la vitesse,
as qu'il puisse s'en apercevoir.
Et alors les vitesses ne s'ajoutent plus exactement et au delà
de toute limite, comme le voulait la mécanique classique, par
rapport à un observateur donné. Sous l'action d'une même force,
disait l'ancienne mécanique, un corps subira toujours la même
accélération, quelle que soit la vitesse déjà acquise. Sous l'action
d'une même force, dit la mécanique nouvelle, le mouvement
d'un corps s'accélérera d'autant moins qu'il sera plus rapide.
Voici par exemple un mobile. Dans le langage des physi-
ciens, ce mot n'a pas du tout le même sens que pour les mora-
listes, puisque, pour les premiers, il signifie un corps en mouve-
ment, et pour ceux-ci au contraire ce qui met un corps en mou-
vement ! Sans m'appesantir sur toutes les réflexions que suggère
cette antinomie verbale, qui n'est qu'un exemple de tout ce qui
sépare la morale de la physique, je tiens à préciser que je prends
ce mot dans le sens des physiciens. Soit donc un mobile anime
par rapport à moi d'une vitesse de 200 000 kilomètres par
onde. Sur ce premier mobile plaçons un observateur. Celui-
ci projettera dans le même sens, et dans les mêmes conditions
que nous avons fait, un deuxième mobile qui aura donc par rap-
port à lui une vitesse de 200 000 kilomètres. Mais la vitesse
ii liant de ee deuxième mobile par rapport à nous ne sera
pas, comme le voudrait la mécanique classique, 200000 +
300000 = 400000 kilomètres par seconde. Elle sera seulement
21*7000 kilomètres par seconde. Ce que le deuxième observateur
• ii mouvement croyait être 200 000 kilomètres (parce que ses
lient raccourcies par sa vitesse) ne valait donc en réalité
REVUE SCIENTIFIQUE. 93 1
que 77 000 de DOS kilomètres. Comment peut-on calculer cela?
Mais très simplement en appliquant la formule de Lorentz que
j'ai indiquée (Revue dvi 1"» septembre, page 327) et qui donne la
valeur de la contraction due à la vitesse. On trouve alors très
simplement ceci: si on a deux vitesses v, et v2, et si on appelle
w leur résultante, la mécanique classique affirmait que
w = v4 + v,
la mécanique d'Einstein montre que cela n'est pas exact el que
l'un a en réalité G étant la vitesse delà lumière)
w ■ = —
Je m'excuse d'introduire de nouveau ca sera la dernière
foisl) une formule algébrique dans cet exposé. Mais elle
m'épargne un très grand nombre de périphrases et môme de
phrases, et elle est d'une telle simplicité que tous les lecteurs,
et ils sont assurément nombreux, — avant la moindre teinture de
mathématiques élémentaires, en saisiront immédiatement la
vaste signification et les conséquences.
Cette formule exprime d'abord que, si grande soit-elle, la
résultante de deux vitesses ne peut dépasser la vitesse de la
lumière. Elle exprime aussi que si l'une des vitesses com-
posantes est celle de la lumière, la vitesse résultante a, elle aussi,
la même valeur. Elle exprime enfin qu'aux faibles vitesses aux-
quelles nous avons affaire dans la pratique (c'est-à-dire lorsque
les vitesses composantes sont beaucoup plus petites que celles de
la lumière) la résultante est, à très peu près, égale à la somme
des deux composantes, comme le voulait la mécanique classique.
Celle-ci a été, ne l'oublions jamais, édifiée sur l'expérience; et
on comprend, dans ces conditions, que Galilée et ses successeurs,
n'ayant eu affaire qu'à des mobiles relativement lents, soient
arrivés à un principe apparemment vrai pour eux, mais qui
n'est qu'une approximation.
Par exemple, la résultante de deux vitesses, égales chacune
à 100 kilomètres par seconde (ce qui dépasse infiniment les
vitesses réalisables jadis par Galilée et Newton), est égale non
pas à 200 kilomètres, mais à 199 km. 999 978. La différence est
;i peine de 22 millimètres sur 200 kilomètres! On conçoit que
les expériences anciennes n'aient pas pu constater des diffé-
rences bien en deçà de celle-ci.
(2 RK\ I L DES DEUX MONDES.
P u mi les vérifications de la nouvelle loi de composition des
vitesses, on peut en citer une qui est remarquablement frap-
pante et qui ressort d'une expérience déjà ancienne de notre
_ and Fizeau.
Supposons un tuyau plein d'un liquide, d'eau par exemple,
el que parcourt dans sa longueur un rayon lumineux. On con-
naît la vitesse de la lumière dans l'eau (qui est bien inférieur-'
à Ba valeur dans l'air ou daus le vide). Supposons maintenant
que Peau ne soit plus immobile dans le tuyau, mais coule, cir-
cule dans celui-ci avec une certaine vitesse. Quelle sera, à la
sortie du tuyau, la vitesse du rayon lumineux ayant traversé
ce liquide en mouvement? C'est ce que Fizeau s'est demandé,
en variant les conditions de l'expérience. La vitesse de la
lumière dans l'eau est d'environ 220000 kilomètres par seconde,
c'est-à-dire qu'il s'agit ici de vitesses telles qu'il y a une grande
difierence entre la loi d'addition classique et celle de la méca-
nique einsteinienne. Or les résultats de l'expérience de Fizeau
concordent rigoureusement avec la formule d'Einstein et sont
en désaccord avec celle de la mécanique ancienne. De nom-
breux observateurs, et récemment le physicien hollandais
Zeeman, ont repris avec une extrême précision l'expérience de
Fizeau, et les résultats ont été identiques.
Lorsqu'au siècle dernier Fizeau fit celte expérience, on avait
certes essayé d'en interpréter les résultats numériques à la
lumière des anciennes théories. Mais cela avait conduit à des
hypothèses tout à fait invraisemblables. C'est ainsi que Fresnel,
pour expliquer les résultats de Fizeau, avait été obligé d'ad-
mettre que l'éther est partiellement entraîné par l'eau dans son
mouvement, mais que cet entraînement partiel varie avec la
longueur des ondes lumineuses propagées, et n'est pas la même
pour les rayons bleus ou pour les rayons rouges! Conséquence
absurde et inadmissible.
La nouvelle loi de composition des vitesses donnée par
Einstein rend compte, au contraire, immédiatement, et avec
une extrême exactitude, des résultats de Fizeau. Ceux-ci sont
en contradiction avec la loi classique. Ainsi les faits, arbitres et
critères souverains, montrent ici que la mécanique nouvelle
correspond à la réalité, l'ancienne non.
I t voilà qui déjà nous fait toucher du doigt la beauté, la
vérité profonde (la vérité scientifique étant ce qui est vérifiable)
REVUE SCIENTIFIQUE. 933
de la doctrine einsteinienne. Voilà qui nous démontre dès
maintenant en quoi, magnifiquement, une théorie scientifique,
une théorie physique se distingue d'un système philosophique
arbitraire et plus ou moins cohérent.
L'expérience, juge souverain, décide en faveur de la méca-
nique einsteinienne, contre la mécanique classique. Nous en
verrons d'autres exemples. Nous n'en trouverons aucun qui
prononce en sens contraire.
Mais voici bien autre chose. La nouvelle loi de composition
de vitesses, et l'existence d'une vitesse limite égale à celle de; la
lumière, peuvent s'exprimer dans un langage différent de celui
que nous avons employé jusqu'ici. Nous n'avons jusqu'ici parlé,
que de vitesses, de mouvements; voyons comment les choses se
présentent lorsque nous examinons en même temps les qualités
particulières des objets en mouvement, des corps, de la matière.
Chacun sait que ce qui caractérise la matière, c'est ce qu'on
appelle l'inertie. Si la matière est en repos, il faut une force
pour la mettre en mouvement. Si elle est en mouvement, il
faut une force pour l'arrêter. Il en faut une pour accélérer le
mouvement. Il en faut une pour le dévier. Cette résistance que
la matière oppose aux forces qui tendent à modifier son état de
repos ou de mouvement, c'est ce qu'on appelle l'inertie. Mais
les divers corps peuvent opposer à ces forces une résistance plus
ou moins grande. Si une force est appliquée à un objet, elle lui
imprimera une certaine accélération. Mais la même force appli-
quée à un objet différent lui imprimera en général une accélé-
ration moindre. Un cheval de course déployant son effort maxi-
mum détalera plus vite, s'il porto un minuscule jockey, que s'il
porte un cavalier de cent kilos. Un cheval de trait démarrera à
plus grande vitesse si le chariot qu'il traîne est vide que s'il est
chargé de marchandises. Vous pourrez mettre une charrette en
mouvement avec le même effort qui n'ébranlerait pas un train
de chemin de fer.
Lorsqu'une locomotive traînant cinq wagons démarre brus-
quement, la vitesse imprimée au train pendant la première
seconde est (à une constante près) ce qu'on appelle son accéléra-
tion. Si la locomotive démarre dans les mêmes conditions en
traînant, non plus cinq, mais dix wagons identiques aux pre-
miers (abstraction faite des frottements des roues), on remarque
que l'accélération est deux fois plus petite. De là provient la
REVU1 il- m l X MONDES.
notioD, Introduiia dans la science par Newton, de la masse des
ps, tjui .-ii mesure l'inertie. Si, dans notre exemple, la loco-
laotive produit une accélération deux fois plus petite la seconde
fois, cela s'exprime en disant que la masse des dix wagons est
double de celle des cinq premiers. Supposons qu'il ne s'agisse
plus de wagons identiques, mais de plateformes chargées de
marchandises très différentes et très inégalement lourdes. Si on
trouve que l'accélération produite par la locomotive est la même
pour trois wagons chargés de blé et pour un seul wagon chargé
de lingots, ou dira que ceux-là ont au total la même masse que
celui-ci Autrement dit, et en un mot, les masses des corps sont
des données conventionnelles définies par ce fait qu'elles sont
proportionnelles aux accélérations produites par une même
force. Autrement dit encore, la masse d'un corps est le quotient
de la force qui agit sur lui par l'accélération qu'il lui imprime.
Poincaré disait pitloresquement : Les masses sont des coeffi-
cients qu'il est commode d'introduire da?is les calculs!
S'il c-l une propriété des objets qui tombe sous le sens, sous
les sens, dont chaque homme ait en quelque sorte l'instinct,
l'intuition, c'est bien celle de la masse des corps. Ehbienl un«
analyse un peu aiguë nous montre notre impuissance à définir
cette chose autrement que par des conventions déguisées. La
définition poincariste semble paradoxale dans son aveu d'im-
puissance. Elle est juste pourtant. La masse n'est qu'un «coeffi-
cient, )» qu'une création conventionnelle de notre infirmité 1
Pourtant quelque chose nous restait où nous pensions pou-
voir accrocher, sinon notre besoin de certitude, — il y a long-
temps que les savants dignes de ce nom ont renoncé à la certi-
tude! — du moins notre besoin de netteté dans la déduction, dans
le classement des phénomènes. On croyait constante la masse,
on croyait constant le coefficient si commode et si bien défini.
Ici aussi, il faut déchanter, hélasl — ou plutôt tant mieux, —
puisque rien n'égale après tout le plaisir de la nouveauté.
L'ancienne mécanique nous enseignait que la masse est cons-
tante pour un même corps, indépendante par conséquent de la
vitesse que ce corps a déjà acquise. D'où il suivait, comme nous
l'expliquions plus haut, que, si une force continue à agir, la
vil cquise au bout d'une seconde sera doublée au bout de
rades, triplée au bout de trois et ainsi de suite jusqu'au
delà de toute limite.
REVUE SCIENTIFIQUE. 935
Mais nous venons de voir que la vitesse augmente moins
pendant la deuxième seconde que pendant la première et ainsi
de suite, toujours de moins en moins jusqu'à ce que, la vitesse
de la lumière étant atteinte, celle du mobile ne puisse plus
augmenter, quelle que soit la force agissante.
Qu'est-ce à dire? Si la vitesse du corps s'accroît moins pen-
dant la deuxième seconde, c'est qu'il oppose à la force accélé-
ratrice une résistance plus grande. Tout se passe comme si son
inertie, comme si sa masse avait changé! Cela revient à dire
que la masse des corps n'est pas constante-rqu'elle dépend de leur
vitesse, qu'elle croit quand cette vitesse croit. Aux petites vitesses
cette influence est insensible et, parce qu'ils n'avaient pu observer
que des petites vitesses, les fondateurs de la mécanique classique,
— science expérimentale, — ont observé que les masses étaient
sensiblement constantes, et en ont cru pouvoir conclure qu'elles
l'étaient absolument. Aux grandes vitesses cela n'est plus vrai.
Pareillement, aux petites vitesses, dans la mécanique nouvelle
comme dans l'ancienne, les corps opposent ' sensiblement la
même résistance d'inertie aux forces qui tendent à accélérer
leur mouvement et à celles qui tendent à le dévier, à courber
leur trajectoire. Aux grandes vitesses cela n'est plus vrai.
La masse croit donc rapidement avec la vitesse jusqu'à deve-
nir infinie, quand cette vitesse égale celle de la lumière. Un
corps quelconque ne pourra jamais atteindre ni dépasser la
vitesse de la lumière, puisque, pour dépasser cette limite, il
faudrait surmonter une résistance infinie.
Voici, pour fixer les idées, quelques chiffres qui permettent
de voir dans quelles proportions les masses varient avec la vitesse.
Le calcul est facile, grâce à la formule, — que nous avons indi-
quée,— et qui donne les valeurs de la contraction de Fitzgerald-
Lorentz. Une masse de 1 000 grammes pèsera deux centigrammes
de plus à la vitesse de 1 000 kilomètres par seconde; elle pèsera
1060 grammes à la vitesse de 100000 kilomètres par seconde;
1341 grammes à la vitesse de 200000 kilomètres par seconde;
2000 grammes (elle aura doublé) à la vitesse de 259806 kilo-
mètres par seconde; 3 905 grammes à la vitesse de 290 000 kilo-
mètres par seconde.
Voilà' ce qu'indique la théorie. Comment la vérifier? Cela eût
été impossible il y a encore cinquante ans, alors qu'on ne con-
naissait que nos pauvres petites vitesses de véhicules et de pm-
036
REVl'E DES DEUX MONDES.
jectiles t irrestres, qui alors ne dépassaient jamais, même pour
les "luis, 1 kilomètre par seconde. Les planètes elles-mêmes
h ..ni que des vitesses bien trop faibles pour que cette vérifica-
tion fut facile, el Mercure, par exemple, qui est la plus rapide de
toutes, ne fail que du 100 kilomètres à la seconde, ce qui est
encore insuffisant.
Si nous n'avions disposé que de vitesses comme celles-là, il
n'y aurait pas <m moyen de vérifier qui avait raison de la méca-
nique classique affirmant la masse constante ou de la mécanique
nouvelle l'affirmant variable.
Ce sont les rayons cathodiques et les rayons Bêta du radium
qui nous ont fourni des vitesses suffisantes pour une vérifica-
tion. On se souvient peut-être qu'au cours d'une étude récente
parue ici même, j'ai expliqué que ces rayons sont constitués par
un bombardement ininterrompu de petits projectiles à très
grande vitesse, d'une masse inférieure à la deux-millième partie
de celle de l'atome d'hydrogène, chargés d'électricité négative
el qu'on appelle des électrons. Je ne crois donc pas utile de
revenir sur toutes les particularités de ceux-ci.
Les tubes cathodiques et le radium effectuent un bombarde-
ment continuel de petits projectiles chargés non pas de méli-
nite, mais d'électricité, infiniment moins gros que les obus des
artilleries européennes, mais en revanche animés de vitesses
initiales infiniment plus grandes et auprès desquelles celle de
Bertha elle-même fait piètre figure
Comment maintenant a-t-on pu mesurer la vitesse de ces
projectiles? On sait que les corps électrisés agissent les uns sur
les autres : ils s'attirent ou se repoussent. Nos petits projectiles
sont chargés d'électricité ; donc si on les place dans un champ
électrique, entre deux plateaux réunis aux deux bornes d'une
machine électrique ou d'une bobine d'induclion, ils vont être
soumis à une force qui les déviera de leur route. Les rayons
cathodiques seront donc déviés par un champ électrique. Cette
déviation dépendra de la vitesse du projectile, et elle dépendra
aussi de sa masse, c'est-à-dire de la résistance d'inertie qu'elle
oppose aux causes qui tendent à la dévier.
Ce n'est pas tout: les charges électriques portées par ces
projectiles sont en mouvement, et même en mouvement rapide.
De l'électricité en mouvement, c'est un courant électrique; or
non- -nvons que les courants sont déviés par les aimants, par
REVUE SCIENTIFIQUE. 931
les champs magnétiques. Les rayons cathodiques seront donc
déviés par l'aimant. Cette déviation, comme la première, dépendra
de la vitesse et de la masse du projectile. Seulement, elle n'en
dépendra pas de la même manière. Toutes choses égales d'ail-
leurs, la déviation magnétique sera plus grande que la déviation
électrique si la vitesse est grande. Et, en effet, la déviation
magnétique est due à l'action de l'aimant sur le courant; elle
sera d'autant plus grande que le courant sera plus intense; et
le courant sera d'autant plus intense que la vitesse sera plus
grande, puisque c'est le mouvement du projectile qui produit
le courant. Au contraire, la trajectoire de nos petits projectiles,
sous l'influence de l'attraction électrique, sera d'autant moins
déviée que le projectile sera plus rapide.
On conçoit donc qu'en soumettant un rayon cathodique à
l'action d'un champ électrique, puis à celle d'un champ magné-
tique, on puisse, en comparant les deux déviations, mesurer à
la fois la vitesse du projectile et sa masse (rapportée à la charge
électrique déterminée de l'électron).
On trouve ainsi des vitesses énormes allant de plusieurs
dizaines de kilomètres jusqu'à 150 000 kilomètres par seconde et
davantage. Quant aux rayons Bêta du radium, ils sont encore
plus rapides et atteignent jusqu'à des vitesses très voisines de
celle de la lumière et supérieures à 290 000 kilomètres par
seconde. Voilà bien les vitesses qu'il nous faut pour voir si, oui
ou non, la masse augmente avec elles.
Cela posé, et pour comprendre parfaitement la marche des
expériences, il nous reste à dire quelques mots de ce curieux
phénomène d'inertie électrique qu'on appelle la self-induction.
Quand on veut établir un courant électrique, on éprouve une
certaine résistance initiale qui cesse dès que le courant est
établi; si ensuite on veut rompre le courant, il tend à se main-
tenir et on a autant de mal à l'arrêter qu'à arrêter une voiture
une fois lancée. L'expérience journalière peut le montrer.
Quelquefois les trolleys d'un tramway quittent un instant le
fil qui amène le courant ; à ce moment, on voit jaillir des étin-
celles. Pourquoi? Il passait un courant qui allait du fil au
trolley; si le trolley s'éloigne un instant du fil, laissant un
intervalle d'air qui est un obstacle au passage de l'électricité,
le courant ne s'arrête pas pour cela, parce qu'il est lancé pour
ainsi dire, il franchit l'obstacle sous forme d'étincelle. Ce phé-
REVU1 DES DEUX MONDES.-
nomène c-st ce qu'on appelle lu self-induction. Lu self-induction,
..h simplement la self, comme disent les ouvriers électriciens,
esl une véritable inertie. Le milieu ambiant oppose une résis-
tance à la force qui tend à établir un courant électrique et à
celle qui tend à faire cesser un courant préalablement établi,
de même que la matière résiste à la force qui tend à la faire
passer du repos au mouvement, ou au contraire du mouvement
au repos. 11 y a donc, ù côté de l'inertie mécanique, une véri-
table inertie électrique.
Mais nos projectiles cathodiques, nos électrons sont chargés;
quand ils se mettent en mouvement, ils font naître un courant
ctrique; quand ils s'arrêtent, le courant cesse; à côté de
l'inertie mécanique, ils doivent donc posséder également
l'inertie électrique; ils ont pour ainsi dire deux inerties, c'est-à-
dire deux masses inertes, une masse réelle et mécanique , et une
masse apparente due aux phénomènes de self -induction électro-
magnétique. En étudiant les deux déviations, électrique et
magnétique, des rayons Bêta du radium ou des rayons catho-
diques, on peut déterminer quelle est, dans la masse totale de
1 électron, la part de ces deux masses. En effet, la masse électro-
magnétique due aux causes que nous venons d'expliquer, varie
av.c la vitesse, suivant certaines lois que la théorie de l'électri-
cité nous fait connaître. En observant la relation entre la
masse totale et la vitesse, on peut donc voir quelle est la part
de la masse véritable et invariable, et celle de la masse appa-
rente d'origine électro-magnétique. L'hypothèse que l'on fait, —
et elle a été vérifiée de maintes manières (voyez mon étude
sur l'électron), — c'est que tous les projectiles cathodiques de
même que ceux du radium sont identiques, que leur masse
véritable et leur charge électrique sont les mêmes, et qu'ils ne
diffèrent que par leur vitesse. Si cette hypothèse était fausse,
à moins de je ne sais quel hasard inadmissible, la masse totale
observée et la vitesse varieraient d'une façon tout à fait irrégu-
lière et indépendamment l'une de l'autre. Il en serait donc de
même des deux déviations magnétique et électrique, qui
dépendent, comme nous l'avons vu, de cette masse totale et de
cette vitesse. Si l'on reçoit les projectiles sur un papier photo-
iphique, les points de chute apparaîtront après le développe-
ment comme de petites taches noires ; supposons que l'on ait dis-
posa l'appareil de luron que lu déviation magnétique se fasse
REVUE SCIENTIFIQUE. 039
dans le sens de la largeur du papier et la déviation électrique
dans le sens de la longueur. Alors, si l'hypothèse dont nous
avons parlé tout à l'heure n'était pas vraie, les points de chute
se répartiraient au hasard sur le papier et le rempliraient tout
entier. Mais ce n'est pas cela qui arrive; ils se distribuent sur
une courbe bien régulière.
L'hypothèse étant ainsi justifiée, l'étude de la courbe four-
nissait la relation cherchée entre la masse totale de l'électron et
la vitesse. L'expérience fut réalisée et répétée par des physiciens
très habiles ; le résultat est bien fait pour surprendre : la
masse réelle est nulle, toute la masse de la particule était d'ori-
gine électro-magnétique. Voila qui est de nature à modifie i
complètement nos idées sur l'essence de la matière. Mais ceci,
comme dit Rudyard Kipling, est une autre histoire
Pour en revenir à nos moutons, on s'est demandé alors, — et
c'est là que nous voulions en venir après ces quelques détours
qui auront débroussaillé le chemin, — si la relation entre la
masse et la vitesse des projectiles cathodiques, était la même
que celle où nous avait conduits le principe de relativité.
Or le résultat des expériences est absolument net et concor-
dant et certaines d'entre elles ont porté sur des rayons Bèta
correspondant à une valeur de la masse décuple de la masse ini-
tiale. Ce résultat est celui-ci : les masses varient avec la
vitesse et exactement suivant les lois numériques de la dyna-
mique d'Einstein. Nouvelle et précieuse confirmation expéri-
mentale, et qui établit, elle aussi, que la mécanique classique
n'était qu'une grossière approximation, valable tout au plus
pour les médiocres vitesses auxquelles nous avons affaire dans
le cours ridiculement borné de la vie quotidienne.
Ainsi la masse des corps, cette propriété newtonienne qu'on
croyait le symbole même de la constance et l'équivalent de ce
qui est, dans l'ordre des choses morales, la fidélité aux traités,
n'est plus qu'une petite chose variable, ondoyante et relative
selon le point de vue. En vertu de la réciprocité que nous avons
déjà précisée, lorsqu'il s'est agi de la contraction due à la vitesse,
la masse d'un objet augmente pareillement non seulement s'il
se déplace, mais si celui qui l'observe se déplace, et sans
d'ailleurs qu'un autre observateur lié à l'objet puisse jamais
constater la différence.
Ainsi, une règle qui se meut à une vitesse d'environ
010
REVl'E DES DEUX MONDES.
260000 kilomètres par seconde aura non seulement sa longueur
diminuée de moitié, mais en même temps sa masse doublée.
Sa densité, qui est le rapport de sa masse à son volume, sera
donc quadruplée.
Les notions physiques qu'on croyait les mieux établies, les
plus constantes, les plus inébranlables deviennent, déracinées
par l'ouragan de la mécanique nouvelle, des choses flottantes,
molles, plastiques et que modèle la vitesse.
D'autres vérifications de la formule nouvelle et tout à fait
indépendantes de celle que nous venons d'exposer ont été
fournies récemment par les physiciens.
L'une des plus étonnantes estapportée par laspectroscopie. On
sait, je l'ai expliqué maintes fois, que lorsqu'on fait passer un
rayon de lumière solaire blanche, provenant d'une fente fine, à
travers l'arête d'un prisme de verre, ce rayon s'étale à la sortie
«lu prisme comme un magnifique éventail dont les lames succes-
sives sont constituées par les couleurs de l'arc en ciel. Dans cet
éventail coloré une observation attentive fait reconnaître de fines
discontinuités, des lacunes étroites où il n'y a pas de lumière ;
on dirait des coupures faites par des ciseaux dans l'éventail
polychrome, et qui sont les raies sombres du spectre solaire.
Chacune de ces raies correspond à un élément chimique déter-
miné et sert à l'identifier tant au laboratoire que dans le soleil
ou les étoiles. On a depuis longtemps expliqué que ces raies pro-
viennent des électrons tournant à toute vitesse autour du centre
des atomes et dont les changements rapides de vitesse produisent
dans le milieu ambiant une onde (pareille à celle causée dans
l'eau par la chute d'un caillou) et qui est une des ondes lumi-
neuses caractéristiques de l'atome, et se manifestant par une des
raies du spectre. Le physicien danois Bohr a récemment déve-
loppé cette théorie dans tous ses détails, qui importent peu ici»
et montré qu'elle rend compte avec exactitude des diverses raies
spectrales correspondant aux éléments chimiques. Ceux-ci, je le
rappelle, diffèrent entre eux par le nombre et la disposition des
• hictrons gravitant dans leurs atomes. Or M. Sommerfeld a fait
le raisonnement suivant : les électrons qui gravitent près du
centre d'un atome doivent avoir une vitesse beaucoup plus
mdeque ceux qui gravitent vers l'extérieur, de même que les
planètes inférieures, Mercure et Vénus, ont autour du soleil des
vit' l'ion plus grandes que les planètes supérieures, Jupiter,
REVUE SCIENTIFIQUE. 941
Saturne. Il s'ensuit, — si les idées de Lorentz et d'Einstein sont
exactes, — que la masse des électrons internes des atomes doit
être plus grande que celle des électrons externes, sensiblement
plus grandes, car ces électrons tournent à des vitesses énormes.
Le calcul montre alors que, dans ces conditions, chaque raie du
spectre d'un élément chimique doit être en réalité composée
d'un ensemble de plusieurs petites raies fines et juxtaposées.
C'est précisément ce qui a été postérieurement (1916) constaté
par Paschen.qui a trouvé que la structure des raies fines est très
rigoureusement celle qu'annonçait Sommerfeld. Etonnante
confirmation de l'hypothèse faite : exactitude de la nouvelle
mécanique I
Mais ce n'est pas tout. J'ai expliqué ici même récemment
que les rayons X sont des ondes analogues à la lumière, de
même origine, mais de longueur d'onde beaucoup plus courte,
c'est-à-dire d'une plus grande fréquence. Donc, tandis que la
lumière provient des électrons extérieurs de ce petit système
solaire en miniature qu'est l'atome, les rayons X proviennent
des électrons les plus rapides, c'est-à-dire les plus près du centre.
Il s'ensuit que la structure particulière des raies fines, due à la
variation delà masse électronique avec la vitesse, doit être bien
plus marquée encore pour les raies des rayons X que pour les
raies spectrales de la lumière. C'est effectivement ce que l'expé-
rience a constaté et démontré, et les chiffres caractérisant les
faits observés correspondent exactement aux calculs de la méca-
nique nouvelle, à la variation prévue de la masse avec la vitesse.
Il est donc établi que les phénomènes qui ont lieu
dans le microcosme de chaque atome obéissent aux lois de la
mécanique nouvelle, et non de l'ancienne, et qu'en particulier
les masses en mouvement y varient comme le veut celle-là.
L'expérience, « source unique de la vérité, » a prononcé.
Nous voilà bien loin des idées naguère courantes. Lavoisier
nous a enseigné que la matière ne peut se créer ni se détruire,
qu'elle se conserve. Ce qu'il a voulu dire par là, c'est que la
masse est invariable, et il l'a vérifié avec la balance. Et voici
maintenant que les corps n'ont peut-être plus de masse, — si
elle est entièrement d'origine électro-magnétique, — et voici en
tout cas que cette masse n'est plus invariable. Cela ne veut pas
dire que la loi de Lavoisier n'ait plus de sens. Il subsiste
quelque chose qui se confond avec la masse aux petites vitesses.
012
REVUE DES DEUX MONDES.
Mais enfin notre conception do la matière est violemment bou-
leversée. Ce que nous appelions matière, c'était avant tout la
masse qni étail en elle, ce qui nous semblait de plus tangible à
la fois ei de phis durable. Et voilà que cette masse n'existe pas
plus que le temps et l'espace où nous croyions pouvoir la
situer!
Qu'on me pardonne ce que cet exposé a d'un peu ardu. Mais
la nouvelle mécanique nous ouvre des horizons si étrangement
nouveaux et si étendus qu'elle vaut mieux qu'un regard dédai-
gneux et rapide. Pour contempler un vaste paysage dans un
monde inexploré, il ne faut pas hésiter, quitte à s'essouffler
légèrement, à grimper parfois une côte un peu rude.
Il est enfin une autre notion fondamentale de la méca-
nique, la notion *X énergie qui, à la lumière de la théorie eins-
leinienne, nous apparaît sous un aspect étrangement nouveau
et justifié dans une large mesure, lui aussi, par l'expérience.
Nous avons vu qu'un corps, chargé d'électricité et en mou-
vement, oppose une certaine résistance au déplacement, par
suite de cette inertie électrique qu'on appelle la self-induction.
Or, le calcul et l'expérience montrent que, si on diminue les
• îimensions du corps portant une certaine quantité d'électri-
cité, sans changer celle-ci, cette inertie électrique augmente.
En effet, dans les hypothèses faites et si l'inertie est d'origine
exclusivement électro-magnétique, les électrons ne sont plus que
des sortes de sillages électriques se mouvant dans ce milieu
propagateur des ondes électriques et lumineuses qu'on a
l'habitude d'appeler l'éther. Les électrons ne sont alors plus rien
par eux-mêmes ; ils sont seulement, suivant l'expression de
l'oincaré, des sortes de « trous dans l'éther, » et autour
desquels s'agite l'éther, à la manière d'un lac faisant des remous
qui résistent à l'avancement d'un esquif.
Mais alors, plus les trous dans l'éther seront petits, plus
l'agitation de l'éther autour d'eux sera proportionnellement
importante. Plus, par conséquent, l'inertie du « trou dans
l'éther » qui constitue le corpuscule étudié sera grande. Que
\a-t-il s '. Mi-uivre ? On sait, par les mesures faites, que la
m isse du petit soleil de chaque atome, du noyau positif, — au-
tour duquel tournent les planètes électrons, — on sait, dis-je,
que ce noyau positif a une masse beaucoup plus grande que
celle d'un électron. Si cette masse, .si l'inertie correspondante
REVUE SCIENTIFIQUE. 943
sont ici aussi d'origine électro-magnétique, il s'ensuit donc que
le noyau positif est beaucoup plus petit que l'électron. En par-
ticulier, si nous prenons l'atome «Je l'hydrogène, le plus léger
et le plus simple des gaz, nous savons qu'il est formé par une
seule planète, par un seul électron négatif tournant autour du
petit soleil central, autour du noyau positif. Nous savons aussi
(voir ma chronique sur l'électron) que la masse de l'électron
est 2 000 fois plus petite que celle de l'atome d'hydrogène. Il suit
de tout cela, le calcul ie montre, que le noyau positif doit avoir
un rayon 2 000 fois plus petit que celui de l'électron. Or,
les expériences des physiciens anglais ont établi que les grosses
particules alpha des rayons du radium peuvent traverser plu-
sieurs centaines de milliers d'atomes, sans être déviées sensible-
ment par le noyau positif, et on en déduit que celui-ci est en
effet bien plus petit que l'électron, conformément aux prévi-
sions théoriques.
Tout cela conduit irrésistiblement à penser que l'inertie de
l' Miles les parties constituantes des atomes, c'est-à-dire de toute la
matière, est exclusivement d'origine électro-magnétique. Il n'y a
plus de matière, il n'y a plus que de l'énergie électrique, qui,
par les réactions que le milieu ambiant exerce sur elle, nous fait
croire fallacieusement à l'existence de ce quelque chose de sub-
stantiel et de massif que les générations ont accoutumé d'ap-
peler matière. Mais de tout cela il ressort aussi par des calculs et des
raisonnements simples et élégants établis par Einstein, — et dont
je ne puis ici que laisser deviner la marche, — que la masse
et l'énergie sont la même chose, ou du inoins sont les deux
faces d'une même médaille. Donc, plus de masse matérielle, rien
que de l'énergie dans l'univers sensible. Etrange aboutissement
presque spiritualiste en un sens, de la physique moderne I
D'après tout cela, la plus grande partie de la « masse » des
corps serait due à une énergie interne considérable et cachée.
-I cette énergie que nous voyons se dissiper peu à peu dans
les corps radioactifs, seuls réservoirs d'énergie atomique ouverts
jusqu'ici sur l'extérieur.
Si tout cela est vrai, si énergie et masse sont synonymes, si
la masse n'est que de l'énergie, réciproquement l'énergie libre
doit posséder des propriétés massives. Effectivement, la lumière
par exemple a une masse : des expériences précises ont en effet
montré qu'un rayon de lumière, frappant un objet matériel,
'i,; REVUE DES DEUX MONDES.
exerce sur lui une pression qui a été mesurée. La lumière a une
iii.. — . », donc elle a un poids comme toutes les masses. Nous ver-
rons d'ailleurs, h propos de la nouvelle forme donnée par Eins-
tein au problème de la gravitation, une autre preuve directe, —
-I combien 1><- Ilel — que la lumière est pesante. On peutcalculer
que la lumière reçue du soleil sur la terre en l'espace d'une
année pèse un peu plus de 58 000 tonnes. C'est peu en somme,
-i l'on songe au poids formidable de charbon qu'il faudrait,
pour entretenir sur ce globule terraqué la température, en
somme assez douce, qu'y maintient le soleil,... au cas où celui-
ci s'éteindrait brusquement.
La différence provient de ceci*: quand nous nous chauf-
fons avec un certain poids de charbon, nous n'utilisons qu'une
faible partie de son énergie disponible, son énergie chimique :
toute son énergie intra-atomique nous reste inaccessible. C'est
fâcheux, sans quoi il suffirait de quelques grammes de charbon
pour chauffer, l'année durant, toutes les villes et toutes les usines
de France. Que de problèmes en seraient simplifiés! Quand
l'humanité sera sortie de l'ignorance et de la maladresse bar-
bare où elle croupit, c'est-à-dire dans quelques centaines de
siècles, nous verrons cela. Oui, nous verrons cela. Ce sera un beau
spectacle en vérité, et dont on a le droit de se réjouir par
avance. En attendant, le soleil, comme tous les astres, comme
tous les corps incandescents, perd peu à peu de son poids à
mesure qu'il rayonne. Mais. avec une telle lenteur que nous
n'avons pas à craindre de le voir, de si tôt, s'évanouir à nos yeux,
pareil à ces êtres de choix qui meurent de s'être trop donnés.
Voici, pour finir, une bien suggestive application de ces
notions sur l'identité de l'énergie et de la masse.
Il y a en chimie une loi élémentaire bien connue de tous
les lycéens et qui s'appelle loi de Prout. Elle dit que les masses
atomiques de tous les éléments doivent être des multiples
entiers de celle de l'hydrogène. Celui-ci étant, de tous les corps
connus, celui dont l'atome est le plus léger, la loi de Prout
partait de l'hypothèse que tous les atomes sont construits d'après
un élément fondamental qui est l'atome d'hydrogène. Cette
unité supposée de la matière semble de plus en plus démontrée
par lis faits. D'une part, il est prouvé que les électrons prove-
nant d'éléments chimiques différents sont identiques. D'autre
• t, dans les transformations des corps radioactifs nous voyons
REVUE SCIENTIFIQUE.
045
des atomes lourds émettre successivement plusieurs atomes du
gaz hélium en se simplifiant. Eniin. le grand physicien britan-
nique Rutherford a montré en 1910 qu'en bombardant, dans
rtaines conditions, au moyen des rayons du radium, les
atomes du gaz azote, on peut en arracher des atomes d'hydrogène.
Cette expérience, d une importance qui n'a pas été assez aperçue
et qui constitue en somme le premier exemple d'une transmu-
tation réellement accomplie par l'homme, tend, elle aussi, à
prouver la validité de l'hypothèse de Prout.
Pourtant, lorsqu'on mesure exactement et qu'on compare
les masses atomiques des divers éléments chimiques, on cons-
tate qu'elles ne suivent pas exactement la loi de Prout. Par
exemple, la masse atomique de l'hydrogène étant 1. celle du
chlore est 35,46, ce qui n'est pas un multiple entier de 1.
Cependant on remarque que les éléments les plus simples, les
plus légers ont des masses atomiques qui ne diffèrent que de
très peu de multiples entiers de celle de l'hydrogène. Or on
peut calculer que si la formation des atomes complexes à partir
de l'hydrogène s'accompagne, — comme il est probable, — de
variation d'énergie interne, par suite d'une certaine quantité
d'énergie rayonnée dans la combinaison, il s'ensuivra néces-
irement (puisque l'énergie perdue est pesante) des variations
de la masse du corps résultant qui rendent très bien compte des
écarts constatés à la loi de Prout.
Dans notre promenade un peu hâtive, eten zig-zag,a travers
la broussaille des faits nouveaux qui étayent et vérifient la
mécanique ébauchée par Lorentz, achevée par Einstein, notre
démarche a été assez heurtée. C'est que, faute de la termi-
nologie et des formules techniques dont l'appareil, ici, serait
pas trop rébarbatif, on doit se contenter de quelques raids hardi-
ment et rapidement poussés dans le secteur à reconnaître. Ils
auront suffi, peut-être, pour comprendre quel bouleversement
total des bases mêmes de la science, quelle explosion dans ses
fondements séculaires a produite la fulgurante synthèse einstei-
nienne. Vraiment des lumières nouvelles rayonnent mainte-
nant sur ceux qui, lentement, s'efforcent à la rude escalade du
savoir, sur ceux qui, ayant sagement renoncé à chercher les
« pourquoi, » veulent du moins scruter quelques « comment. »
Peu avant sa mort et prévoyant avec son intuition géniale
l'avènement de la nouvelle mécanique, Poincaré conseillait aux
TOME LXV. — 1921. 60
l;l \ i r DES ni i \ «ONDES.
pr< utrs «le ae pas l'enseigner aux enfants avant qu'ils ne
fussent pénétrés jusqu'aux moelles de la mécanique classique.
m <j'"sl, ajoutait-il, avec la mécanique ordinaire qu'ils doivent
vivre; c'est la seule qu'ils auront jamais à appliquer; quels que
soient les progiv- de l'automobile, nos voitures n'atteindronj
jamais les vitesses où elle n'est plus vraie. L'autre n'est qu'un
luxe et l'on ne doit penser au luxe que quand il ne risque plus
d>- nuire au nécessaire. »
Pour un peu, j'en appellerais de ce texte de Poincaré à Poiu-
caré lui-même. Car pour lui, ce luxe, la vérité, était la seule
chose nécessaire. Ce jour-là, il est vrai, il songeait aux
mis. Mais les hommes cessent-ils jamais d'être des enfants?
A cela le maître trop tôt disparu eût répondu peut-être, de
voix grave adoucie d'un sourire: « Oui: du moins il est plus
commode de le supposer. »
Charles Nordmann.
P. -S. — Dans ma récente étude Sur /'Espace et le Temps
selon Einstein (Revue du 15 septembre 1921), s'est glissé un
lapsus absurde que le lecteur tant soit peu versé dans les plus
élémentaires mathématiques aura rectifié de lui-même. Recher-
chant les origines algébriques de la notion d'espace à plus de
trois dimensions, j'ai écrit que les lignes, les surfaces et les
volumes sont respectivement représentés par des équation*
du 1er, du 2e et du 3e degré, alors qu'ils sont réellement repré-
sentés par des expressions, du 1er, du 2e et du 3e degré. En
initiant équations au lieu d'expressions, j'ai, dans le feu de
l'écriture, affirmé une chose inexacte au lieu d'une chose
vraie. Voilà l'erreur réparée.
,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La quinzaine s'encadre entre deux inaugurations de monuments.
tctobre, à Sainte-Hermine, statue de M. Clemenceau; le
ltf octobre, à Metz, statue de Paul Déroulède. De la Vendée à la Lor-
raine, les deux cérémonies se complètent et se relient. Il y a peu
d'années, ce rapprochement eût semblé impossible. Pour qu'il se fît,
il a fallu la guerre et la victoire. Les hommes de ma génération se
rappellent la trafique séance parlementaire où Déroulède et Clemen-
ceau se sont affrontés dans un terrible duel oratoire. Devant une
assemblée glacée d'effroi, qui comptait les coups en silence, les deux
adversaires cherchaient à se frapper mortellement. On eût juré alors
qu'ils prendraient place dans l'histoire à des extrémités opposées et
feraient à jamais ligure d'ennemis irréconciliables. Cependant, au
mois de décembre 191 8, en Lorraine et en Alsace, les amis de Dérou-
lède se pressaient sur les pas de Clemenceau pour l'acclamer, et, si
l'auteur des Chants du soldat ne s'était pas éteint avant de voir son
réalisé, Clemenceau se fût, à ce moment, jeté dans ses bras, et
Ions deux se fussent avoué qu'ils s'étaient méconnus. Ils ont. en
réalité, vécu l'un et l'autre pour la même idée : la reconstitution de la
France, qu'avait démembrée la défaite. Les erreurs politiques qu'a pu
autrefois commettre M. Clemenceau, sa violente opposition à tout
agrandissement de notre domaine colonial, son altitude dans l'affaire
d'Egypte, s'expliquent, en grande partie, par l'obsession de notre
frontière. Il n'a vraiment rempli sa destinée que le jour où, la lon-
gueur des hostilités déchaînées par l'Allemagne ayant commencé à
faire naître la lassitude dans quelques esprits, le pessimisme et la
trahison se sont développés comme des plantes vénéneuses et ont
ri> )ué d'envahir le pay-. If. Clemenceau a aussitôt parlé et agi
Copyright by Raymond Poincaré, 1921.
i*i8 REVl i DES DEUX MONDES.
comme eût agi el parlé Paul Déroulède. « Radical, modéré, socialiste,
conservateur, royaliste, républicain, disait l'ancien président de
la Ligue des Patriotes, ce ne sont là que des prénoms; notre nom
patronymique à tous est Français. » Lorsqu'il faisait aux poilus
une de ces visites qu'il a rappelées à Sainle-Uermine avec tant de
poésie, M. Clemenceau portait mieux que personne notre nom de
famille. Il l'a rendu plus éclatant et plus glorieux. Quoi d'étonnant à
ce qu'après avoir évoqué, l'autre jour, les fêtes de la victoire, il ait
ajouté : « Qui n'a pas vécu ces moments ne sait pas ce que peut
donner la vie? » M. Clemenceau ne passe pas pour très émotif.
Mais, Français et patriote, il a éprouvé, à l'heure voulue, une de ces
« émotions profondes qui créent l'efficacité de l'action;» il a vibré
avec la vraie France, et aucune action n'a été plus efficace que la
si enne.
Déroulède était républicain, mais il avait l'horreur du régime par-
lementaire et, un jour, le régime parlementaire l'exila. Il n'est pour-
tant jtas aujourd'hui un seul de ceux dont il a combattu la politique
intérieure qui ne songe à lui avec reconnaissance. Il a mieux que
tout autre contribué à nous sauver de la lâcheté de l'oubli; il a entre-
tenu la flamme dans la lampe sacrée ; il a l'ait en sorte que jamais ne
fût amnistié, dans nos cœurs, le vol de nos provinces. Ce serait le
mal juger que de prétendre qu'il a été le héraut de la revanche. Pas
plus qu'aucun Français, il n'aurait voulu prendre la responsabilité de
provoquer une guerre pour effacer les conséquences de nos anciens
désastres. Mais il comptait, lui aussi, sur la justice immanente; et
dans son ardente foi patriotique, il était convaincu que, tôt ou tard,
le militarisme allemand, ivre de ses succès, nous fournirait lui-même
l'occasion de le châtier. Il voulait que la France demeurât prête poui
ce jour proche ou lointain et qu'elle gardât pieusement jusque-là la
mémoire des fils qui lui avaient été enlevés. C'est donc une dette de
gratitude qu'a tenu à acquitter le Comité messin, présidé par M. Prevel,
ancien maire de la ville, et c'est également une dette de gratitude
qu'entend payer le Gouvernement de la République en se faisant
représenter, par un de ses membres les plus éminents, à la fête du
16 octobre. Nulle part, on ne pourra se méprendre sur la signification
de cette solennité. Le traité de Francfort avait arraché à la France,
malgré les protestations des habitants, toute l'Alsace et un morceau
de la Lorraine; aucun peuple civilisé ne pouvait ratifier une aussi
audacieuse violation du droit des gens; jamais cependant la France
n'a médité de reprendre les armes pour reconquérir le patrimoine qui
BEVUE. — CHRONIQUE. 949
lui a été dérobé. Elle a patienté, elle a attendu, et loin de jamais
devancer l'Allemagne dans les préparatifs militaires, elle ne l'a suivie
qu'à grande distance et n'a pas cessé de demeurer sur la défensive.
Dans sa folie d'impérialisme, l'Allemagne nous a déclaré la guerre;
elle a été vaincue; et, quoi qu'on pense de La paix de Versailles, on est
bien forcé de reconnaître qu'au rebours de ce qu'avait fait l'Empire en
1871, la Fiance n'a pas annexé la moindre parcelle de sol étranger.
Elle a recouvré les trois départements qui lui avaient été pris et toutes
les élections qui y ont eu lieu depuis ont homologué cette restitution.
Mais elle n'a même pas retrouvé ses frontières de 1814 et le traité ne
lui a pas attribué le territoire de la Sarre, dont le sorl sera réglé par
un plébiscite ultérieur. Elle n'a pas certes abusé de sa victoire. Elle
aurait pu aisément la pousser plus loin. Elle l'a volontairement
arrêtée au moment où ses armées allaient pénétrer en pays ennemi.
Le vainqueur a été envahi, pillé, ruiné; le vaincu est resté indemne.
L'Allemagne devrait donc se résigner sans trop de peine à une paix
qui l'a épargnée et qui, môme à en supposer toutes les clauses exé-
cutées, nous laisserait encore des charges énormes. Si l'esprit de
revanche commence, dès maintenant, à s'éveiller dans la Répubbque
allemande, c'est que la République ne diffère guère de l'Empire et que
le militarisme germanique, qu'on nous disait mort, est encore vivant.
Depuis plus de deux ans, le Reich s'est chargé de nous faire cette
démonstration. Combien de temps les Alliés auront-ils des yeux pour
ne pas voir?
La Commission interalliée de contrôle, que préside le général
Nollet, vient de nous donner un nouvel avertissement. Non seule-
ment l'Allemagne n'a respecté aucun des délais que lui a si géné-
reusement accordés le Conseil suprême pour exécuter les prescrip-
tions du traité de Versailles relatives à son désarmement terrestre et
aérien; mais elle a reconstitué, sous le nom de police de sûreté,
toute une armée à l'état potentiel. Elle s'est précipitée avidement
sur toutes les concessions qui lui étaient faites par les Alliés, mais
des conditions qui lui avaient été signifiées en contre-partie elle s'est
bien gardée de tenir le moindre compte. Il avait été précisé, par
exemple, que la police de sûreté ne serait pas centralisée, qu'elle ne
composerait ;^as un grand corps unifié, qu'elle ne serait pas tout
entière dans la main du Reich, qu'elleserait, au contraire, composée
de formations distinctes, relevant des autorités locales. On espérait
qu'ainsi elle ne deviendrait pas l'armature d'une vaste organisation
militaire. Mais le premier soin qu'a pris l'Allemagne a été de donne
930
REVUE DES DEUX MONDES.
ette police les cadres, la structure, la discipline d'une armée. Elle
l'a installée dans des casernes, accoutumée partout à l'école du
soldat, pliée à tous les exercices, outillée, approvisionnée, équipée
unie une force combattante. Prête à être mobilisée et, dès main-
tenant mobile, cette prétendue Siclierheifpolizei peut être, sur un
ne du Gouvernement de Berlin, transportée de l'Est à l'Ouest et
du Nord au Sud. Sans doute, elle ne crée pas un péril immédiat. Le
matériel qu'elle a à sa disposition est, pour le moment, très incom-
plet. L'Allemagne a dû livrer ceux de ses canons et celles de ses
munitions qu'il a été possible de découvrir. Mais son industrie
est en mesure de se réadapter rapidement aux fabrications de
erre; et, en attendant, la Sicfterheitpolizei tient le pays en
haleine et conserve partout les vieilles traditions du militarisme
prussien.
Ce qui se passe en Allemagne est exactement, pour un obser-
vateur attentif, la réédition de ce qui a précédé et préparé,
après 1806. la guerre de 1813. Le général Ludendorff et ses amis ne
se gênent pas, d'ailleurs, pour invoquer les grandes leçons du passé,
r.ertes, il manque au Reich un Fichte capable de renouveler les
« discours à la nation allemande. » Mais les entreprises semblables à
celle qui s'était fondée à Kœnigsberg pour la publication du Volks-
freund de Bartsch ou du Bùrgerblatt de Heidemann, les sociétés
secrètes qui fonctionnent dans l'ombre sur le modèle de l'ancien
Tugendbund, les cours universitaires qui s'inspirent tant bien que
mal de l'enseignement des Humboldt, des Schlegel et des Schleier-
macher, les chansons patriotiques qui rappellent celles des Maurice
Arndt, des Kœrner et des Rûckert, toutes ces manifestations de l'idée
de revanche recommencent sous les formes anciennes. Lorsque
les Français étaient chassés de Pillau, que leur avait livrée, avec
d'autres places, le traité du 29 mai 1815, lorsque Frédéric-Guillaume
liait avec le tsar, le 28 février 1813, le traité de Kalisch, par lequel
la Prusse devait éire rétablie dans ses frontières de 1806 et l'Alle-
magne restaurée dans sa souveraineté, lorsque Bùlow ouvrait aux
tinsses le passage de l'Oder, lorsqu'était promulguée, le 17 mars,
l'ordonnance organisant la Landwehr, lorsque, dans son fameux appel
a son peuple. — « Brandebourgeois, Prussiens, Silésiens, Poméra-
niens, Lithuaniens, » — Frédéric-Guillaume cherchait à soulever la
Prusse, et que, de son côté, Wittgenstein invitait les populations
allemandes à revendiquer leur liberté par les armes, cette explosion
u •'•tait que l'aboutissement fatal du travail souterrain qui se pour-
REVUE. — CHRONIQUE. 951
suivait depuis plusieurs années. Contre l'impérialisme napoléonien,
l'Allemagne n'avait que trop de griefs ; aujourd'hui, c'est de son seul
impérialisme qu'elle porte la peine ; mais, au lieu de reconnaître -
torts, elle trouve plus simple de nous accuser, et elle pense qu'une
propagande calquée sur celle d'autrefois lui rendra les mômes
succès. Resterons-nous indéfiniment les spectateurs inertes de celte
mobilisation à lointaine échéance? Attendrons-nous que l'Allemagne
soit redevenue forte et redoutable pour exiger son désarmement et
l'exécution stricte du traité qu'elle a signé?
Il ne saurait plus être question, j'imagine, malgré les bruits qui
courent, de mettre fin à la mission du général Nollet et de ses col-
lègues allies. La présence de la Commission de contrôle est de plus en
plus nécessaire en Allemagne et même il ne serait pas inutile que ses
moyens de surveillance fussent sensiblement renforcés. Mais il ne
suffit pas qu'elle puisse exercer un contrôle efficace. 11 faut que
injonctions soient suivies d'effet, et c'est aux Gouvernements alliés
qu'il appartient de prendre toutes mesures pour que le désarmement
de l'Allemagne, condition essentielle et primordiale du rétablissement
de la paix, devienne enfin une réalité. M. André Lefèvre, ancien
ministre de la Guerre, qui avait, avant le vote du traité, dénoncé l'in-
suffisance des dispositions qui ont trait à cette question capitale, a
lumineusement montré, depuis de longs mois, les complaisances
excessives que nous avions témoignées à l'Allemagne dans l'applica-
tion de ces clauses déjà trop larges. De nouveaux retards ne seraient
plus tolérables. Au point où nous en sommes, il s'agit de savoir si
nous laisserons l'Allemagne revenir tranquillement au militarisme,
forme naissante de l'impérialisme belliqueux, ou si nous l'arrêterons
dans cet audacieux retour au passé. Il n'y va pas seulement de la
sécurité de la France, il y va de la paix du monde ; mais, pour nous,
qui avons bien le droit de nous occuper, d'abord, de nos intérêts et de
veiller sur notre vie, nous ne pouvons pas ne pas nous dire que, le
pacte d'assistance signé par MM. Wilson et Lloyd George étant
aujourd'hui lettre morte et chacun de nos alliés redescendant peu à
peu, par une pente fatale, à « l'égoïsme sacré, » nous devons, à tout
prix, si nous voulons travailler dans le calme, obtenir le désarmement
immédiat et total de l'Allemagne. Ce n'est pas là un problème dont la
solution puisse être remise au lendemain. Chaque jour qui passe le
complique à nos dépens.
M. Clemenceau nous a, il est vrai, laissé entendre à Sainte-
Hermine que nous trouverions, au besoin, plus tard, dans cer-
r.EVl'E DES ni. I \ MONDES.
taines stipulations du traité, une compensation à l'aide militaire
iv. • que nous avaient promise MM. Lloyd George et Wilson :
, En vue de maintenir la paix, nos alliés avaient senti la nécessité
de ni Mis offrir leur concours, sans attendre que le négociateur français
U leur eût demandé. Ils ont signé à cet effet des engagements,
dont il leur sera parlé quelque jour. Grâce aux réserves du Traité
de Versailles, leurs actes, à ce moment, décideront des nôtres. »
- trois phrases sont un peu sibyllines, mais, si je les comprends
n, voici ce qu'elles signifient : « Ce n'est pas le Gouvernement
li ançais qui a demandé à M. Wilson et à M. Lloyd George une
■ messe de concours en cas d'agression de l'Allemagne. C'est
M. Wilson, c'est M. Lloyd George qui ont pris l'initiative d'offrir
cette assistance éventuelle, et cela, du reste, pour raccourcir, autant
que possible, la durée de l'occupation. Jusqu'ici, les engagements
spontanés pris par l'ancien Président des États-Unis et par le Pre-
mier ministre britannique n'ont pas été ratifiés. Mais si, lorsque
viendra la date fixée par le Traité pour l'évacuation, le pacte de
garantie n'est pas entré en vigueur, nous rouvrirons la conversation
avec les Alliés, nous leur rappellerons leurs offres de 1919, nous leur
demanderons une promesse formelle de concours, et, s'ils ne nous
la donnent pas, nous reprendrons notre liberté et nous agirons
comme nous l'entendrons. » Malheureusement, si nous attendons le
t> i nie contractuel de l'occupation pour engager cet entretien, nous
[uons fort qu'il tourne contre nous. L'Allemagne sera devenue
plus forte et plus agressive, et rien ne nous permet d'espérer que
nos alliés seront plus disposés à nous accorder ce qu'ils nous
refusent aujourd'hui.
D'autre part, quelles sont les réserves qui seraient, d'après
M. Clemenceau, contenues dans le Traité et qui nous autoriseraient
à décider alors de nos actes, selon que nos alliés nous donneraient
ou non les garanties promises? M. Clemenceau, je le suppose,
veut faire allusion au dernier paragraphe de l'article 429 : « Si, à
ce moment, les garanties contre une agression, non provoquée, de
l'Allemagne, n'eiaient pas considérées comme suffisantes par les
Gouvernements alliés et associés, l'évacuation des troupes d'occu-
pation pourrait être retardée dans la mesure jugée nécessaire à
l'obtention desdites garanties. » J'ai eu l'occasion de démontrer
h eemment qu'il y avait dans ce texte, non pas, hélas! des réserves
au profit individuel de la France vis-à-vis des Gouvernements alliés,
mais des réserves communes au prolit de l'ensemble des Gouverne-
HL\ l L. — CHJRO.N Kjl I . 953
menls alliés vis-à-vis de l'Allemagne. Tous les publicistes qui ont
examiné l'article sans parti pris et de sang-froid, que ce fût M. Gau-
vain ou M. Gustave Hervé, que ce fût l'amiral Degouy ou Pertinax,
ont bien voulu déclarer mon raisonnement irréfutable. Je ne puis
donc pas avoir l'illusion que nous trouvions jamais dans cette rédac-
tion malencontreuse une arme contre l'indifférence de nos alliés ou
un moyen pratique de nous passer d'eux. Il serait, en tout cas, extrê-
mement périlleux de livrer cette difficulté à l'avenir.
En revanche, ce qui nous donne, dès aujourd'hui, contre l'Aile,
magne, une force réelle, c'est que le même article 429 subordonne
expressément l'évacuation des trois zones occupées à l'observation
lidèle des conditions du traité. Nous voici au 15 octobre 1921. L'Alle-
magne n'a pas désarmé. Aux termes de l'article 160, c'est à dater du
31 mars 1920 que l'armée allemande aurait dû ne plus comprendre
que sept divisions d'infanterie et trois divisions de cavalerie. Aux
termes de l'article 162, le nombre des gendarmes et des employés et
fonctionnaires des polices locales ou municipales ne pouvait être
augmenté que dans une proportion correspondant aux augmentations
constatées depuis 1913 dans la population des localités qui les
emploient. Aucune de ces prescriptions n'a été respectée. Lorsque
le Conseil suprême, soit à Rapallo, soit à Hythe, soit à Spa, soit à
Londres, soit à Paris, a déchiré quelques morceaux du Traité et
octroyé des faveurs à l'Allemagne, il n'a pas réussi une seule fois à
faire prévaloir les volontés qu'il avait exprimées pour le chiffre des
etfeclifs et pour les échéances. Le Reich est donc en révolte conti-
nuelle, non seulement contre le Traité, mais contre les protocoles
édulcorésquil'ontsuivi. Comment pourrions-nous admettre, dès lors,
que les délais d'évacuation eussent commencé à courir? Successive-
ment, MM. Millerand, Leygues et Briand ont proclamé qu'en effet,
ces délais ne couraient point. Mais le Gouvernement de Berlin a pro-
testé et le cabinet de Londres s'est tu. Devant l'effronterie prolongée
de la résistance au désarmement, nos alliés continueront-ils à garder
le silence? Ils ont, je pense, autant d'intérêt que nous à empêcher le
recommencement de la guerre. Ils savent maintenant ce qu'eût fait
l'Allemagne, si elle eût été victorieuse; et si beaucoup d'entre eux
sont impatients de nous voir quitter Mayonce et Coblentz, il n'en est
pas, je suppose, qui désirent que les Allemands s'installent, avec de
nouvelles Berlhas, à Anvers et à Calais.
Mais ce n'est pas seulement dans l'obstination que met le Reich
à conserver des armées déguisées que se révèle, de plus en plus
REVUE DES DEUX MONDES.
clairement, bob véritable état d'esprit. M. Clemenceau a eu raison de
réveiller une autre affaire que les Alliés semblent désormais vouloir
laisser dormir et dont cependant l'importance morale avait frappé
jadis lf Gouvernement britannique. Que deviennent les procès contre
les officiers coupables de crimes de droit commun? Les inculpés
devaient nous être livrés; ils ne l'ont pas été; nous avons consenti à
qu'ils fussent jugés à Leipzig; il y ont été acquittés; nous avons
retiré nos dossiers. Et puis? J'ai parcouru cet été toute une région
désolée où, dans chaque commune, se retrouvent les traces de for-
faits allemands, incendies, pillages, assassinats. Est-ce parce que
nous souhaitons de supprimer la guerre que nous allons commencer
par en innocenter les horreurs systématiques et inutiles? Notre fai-
blesse a. du reste, produit ici vis à vis de l'Allemagne son effet habi-
tuel. Nous voyant hésiter, tarder, reculer, le Reich a pris l'offen-
sive et maintenant on parle sérieusement à Berlin de nous commu-
niquer, si nous revenons à la charge, une contre-liste d'officiers
français qui auraient malmené des prisonniers allemands. Ce qui
n'était, il y a quelques mois, qu'une facétie de journal est aujourd'hui
une manœuvre politique; ce sera demain un expédient diplomatique.
Inutile de dire que la liste est un tissu de calomnies odieuses. Mais
qu'importe? On essaiera de frapper l'imagination et de troubler la
conscience des neutres, et ce n'est pas seulement sur les origines de
la guerre qu'on cherchera à tromper l'opinion universelle, c'est sur
la manière même dont la guerre a été conduite. Laissez faire et, avant
peu, ce seront les Français qui auront inventé les gaz toxiques et
asphyxiants, inauguré les bombardements de villes ouvertes, fusillé
des civils, déporté des femmes et des jeunes filles.
Vous pensez bien qu'à mesure que le vieux dieu allemand recti-
fiera ainsi l'histoire, pour l'édification des générations futures, notre
créance s'en ira de plus en plus en fumée. Les sanctions économiques
dont je parlais il y a quinze jours viennent d'être levées, sans qu'au-
cune entente fût encore établie entre l'Allemagne et les Alliés sur le
fonctionnement du contrôle douanier. Il a suffi que l'Allemagne
versât un milliard de marks pour qu'elle reçût ce nouveau cadeau.
Mais qu'était-ce donc que ce milliard, qu'elle s'est procuré, du reste,
de son propre aveu, par des emprunts à des banques des pays alliés •
C'était un des douze qu'elle redevait sur la provision de vingt mil-
liards de marks or prévue par l'article 235. Cette provision, elle
s'était engagée à la payer en or, en marchandises ou en valeurs,
lût le l,r mai 1921, Le 15 mars, la Commission des Réparations
REVUE. — CHRONIQUE. 955
lui avait rappelé cette obligation et lui avait, en outre, demandé,
à titre de premier à-compte, le paiement d'un milliard de marks
or avant le 23 mars. Notez qu'il avait été constaté que rencaisse
de la Reichsbank dépassait ce milliard et que, par conséquent, le
versement était aisé pour l'Allemagne. La Rriegslastenkommis-
sion n'en avait pas moins répondu, le 22 mars, par une fin de non-
recevoir et, deux jours après, la Commission des Réparations avait
notifié au Gouvernement allemand qu'il avait violé le Traité. Le
18 avril suivant, elle avait, dans une pensée de conciliation, proposé
que l'encaisse métallique de la Reichsbank fût transférée dans
les succursales de Cologne et de Coblentz. Nouveau refus de la
h)iegslastenkommi$$ion le 22 avril. Le 25, la Commission des Répa-
rations invite l'Allemagne à s'exécuter, au plus tard, le 30 avril, par
le versement d'un milliard à la Banque de France. Le 29, réponse dila-
toire de la Kriegslastenkommission. Le 3 mai, la Commission des
Réparations, dans une note signée de MM. Louis Dubois, sir John
Bradbury, marquis Salvago Haggi, L. Delacroix, déclare derechef
que l'Allemagne a manqué à ses obligations, et cela, ajoute-t-elle
expressément, pour une somme d'au moins 12 milliards. Sur quoi, les
Gouvernements alliés, que le traité autorisait à prendre des sanctions
immédiates, même isolément, pour la défense de leurs intérêts res-
pectifs (paragraphes 17 et 18 de l'annexe II de la partie VIII), ont
offert à l'Allemagne de nouveaux délais. Il a été convenu que les
douze milliards d'or, de marchandises, de valeurs, seraient convertis
en obligations souscrites par l'Allemagne et remises le l*r juillet et
que, d'autre part, l'Allemagne paierait, dans les vingt-cinq jours, la
somme de 1 milliard, soit en or, soit en devises étrangères, soit en
traites sur l'étranger, soit en effets à trois mois sur le trésor allemand,
avalisés par des banques allemandes. Donc, retraite des Alliés sur
toute la ligne. C'est ce que les Alliés ont appelé l'ultimatum. L'Alle-
magne a naturellement fait mine de s'incliner, et aujourd'hui elle
nous répète, sur tous les tons, que cet ultimatum si bienveillant, elle
ne pourra pas l'exécuter.
Il faut relire toute cette histoire, dont nous n'avons pas lieu d'être
très fiers, dans une intéressante brochure que deux avocats à la
Cour d'appel de Paris, MM. Maurice Orgias et A. G. Martini, vien-
nent de publier sous ce titre: Le Traité de Versailles devant le droit.
On y trouvera les dates, les faits et les documents. Dans quinze
jours, le l*r novembre, l'Allemagne doit remettre à la Commission
une nouvelle série d'obligations pouf une somme de trente-huit mil-
!C56 REVUE DES DEUX MONDES.
liards de marks or. Toutes ces obligations, les secondes comme les
premières, doivent porter, on se le rappelle, l'intérêt dérisoire de
p, 100, et il doit être, en outre, affecté 1 pour 100 à la consti-
tution d'un fonds d'amortissement. C'est à ce double objet que
sonl destinés les versements de l'Allemagne, à savoir: « 1° une
m le 2 milliards de marks or par an ; 2°une somme que la Com-
mission déterminera comme étant l'équivalent de 25 pour 100 de la
valeur des exportations allemandes ou telle autre somme équivalente
qui pourrait être fixée d'après un autre indice; 3° une sommesupplé-
mentaire équivalente à 1 pour 100 de la valeur totale des exporta-
tions. » Le Comité des garanties, institué au mois de mai dernier et
présidé par M. Mauclerc, délégué adjoint de la France à la Commis-
sion des Réparations, vient d'aller à Berlin pour tâcher de se rendre
compte de la façon dont seront payées ces annuités. Sa lâche n'est
pas facile. Les moyens d'investigation dont il dispose sont extrême-
ment limités. Le protocole du 5 mai lui interdit d'intervenir dans
l'administration allemande.il y a, en outre, de grandes chances pour
que ses décisions soient inopérantes, car il n'a aucun moyen de les
faire respecter et, si les Gouvernements ne sont pas là pour le sou-
tenir énergiquement, nous assisterons bientôt à la disparition de tout
contrôle. Il est donc indispensable d'assurer, sans retard, avec une
méthode rigoureuse, l'autorité du Comité.
Et d'abord, qu'on ne laisse pas l'Allemagne prétendre que, n'ayant
pas le droit d'intervenir dans son administration, il ne peut exa-
miner les dossiers sur place ni vérifier les opérations. La malheu-
reuse phrase du protocole du 5 mai ne saurait détruire le Traité de
Versailles. Le paragraphe 12 de l'annexe II de la partie VIII confère
à la Commission des Réparations les plus larges pouvoirs de contrôle.
Le Comité des garanties n'est qu'une émanation de la Commission,
il a donc forcément les mêmes pouvoirs qu'elle. Il est, d'ailleurs,
chargé d'assurer aux Alliés, conformément à l'article "24S du traité,
un privilège de premier rang sur tous les biens et ressources de
l'Allemagne. L'Allemagne n'a aucun droit de le paralyser dans l'exer-
cice de cette mission. Le Comité ne peut intervenir dans l'adminis-
tration allemande, en ce sens qu'il n'est pas libre de se substituer
aux autorités allemandes, mais il est maître d'examiner ce qu'elles
font, de recueillir toutes les informations dont il a besoin et de
compulser tous les dossiers qui intéressent la réparation des dom-
mages. Il faut, en première ligne, qu'il soit mis à même de contrôler
les finances, côté recettes et côté dépenses, et de prévenir les
REVUE. CHRONIQUE. <K>7
Alliés en temps utile si l'Allemagne se ménage une insolvabilité
artificielle. Ce contrôle sera certainement facilité par la centralisa-
tion financière, regrettable à tant d'autres égards, à laquelle l'Alle-
magne a procédé depuis l'armistice. Autrefois, l'Empire n'avait à su
disposition qu'un nombre très limité de sources de revenus, dont la
plus importante était les impôts indirects. Presque toute l'administra-
tion financière était, en outre, sous l'autorité des États particuliers.
C'étaient môme eux qui percevaient les contributions impériales.
Les douanes, par exemple, étaient administrées par les Étals. L'Em-
pire se bornait à en contrôler la gestion par des commissaires spé-
ciaux. Aujourd'hui que 1ns Alliés se sont prêtés à l'unification de
l'Empire et ont laissé proclamer la Constitution de Weimar, tout est
changé. Le Reich tient les moindres fils des administrations finan-
cières; il peut créer à sa guise toutes les ressources fiscales, et il a
sous ses ordres cinquante-cinq mille fonctionnaires, employés et
agents financiers, qui lui obéissent au doigt et à l'œil. Ministère
impérial des finances, directions régionales, services locaux, tout est
à la merci de Berlin. J'entends bien que le Comité des garanties ne
pourra jamais embrasser dans un contrôle efficace et continu la tota-
lité de cette vaste administration. Il en sera réduit à surveiller sur-
tout les actes essentiels des autorités centrales et à faire de fréquents
sondages dans l'océan des Landes finanzàmter . Auprès du personnel
des directions régionales, il faudra, en effet, rechercher s'il y a con-
cordance entre les chiffres des états locaux et les chiffres fournis à.
Berlin. Autrement, les vérifications du Comité seraient illusoires, et
les recettes réelles pourraient dépasser de beaucoup celles qu'il nous
serait loisible d'enregistrer.
Le contrôle sera, sans doute, encore plus difficile à l'endroit des
exportations allemandes. La formule dont se sert le protocole de
Londres laisse, il est vrai, à la Commission des Réparations et, par
suite, au Comité des garanties une assez grande latitude. Ni celle-là,
ni celui-ci, ne sont obligés d'accepter, les yeux fermés, les statis-
tiques présentées par le Gouvernement de Berlin. Mais que faut-il
entendre, au juste, par exportations? El ces exportations une fois
définies, comment en déterminera-t-on la valeur exacte? Les deux
questions sont moins simples qu'elles ne paraissent à première vue
11 y a en Allemagne trois manières de dresser le tableau des exporta-
tions : commerce général, commerce total propre, commerce spécial.
Tout se trouverait faussé au profit du Reich si le Comité des garanties
s'en tenait au commerce spécial. Les fraudes seraient, en outre,
REVUE DES DEUX MONDES.
beaucoup plus aisées. Lorsqu'on aura déterminé les catégories
d'exportations à envisager, il restera à en fixer la valeur. Il con-
viendra que le Comité de garantie n'accepte pas comme indis-
cutables les chiffres de la commission allemande chargée de con-
trôler les déclarations et qu'il se réserve formellement la faculté de
les réviser. En un mot, le Comité des garanties n'est pas au bout
de ses peines. Il sera réduit à une irrémédiable impuissance, si les
Gouvernements alliés ne sont pas résolus à lui donner les moyens
d'action qui lui sont nécessaires. Le Conseil suprême a cru qu'en
instituant, a côté de la Commission des Réparations, un organisme
nom. -au, qu'il a fini, du reste, après quelques hésitations, par lui
demander à elle-même d'extraire de son sein, il créerait un meil-
leur instrument de contrôle. Il a, au contraire, dispersé et énervé
l'autorité, sans donner au Comité des pouvoirs nouveaux et sans
faciliter la surveillance. Il a changé des noms; il n'a pas amélioré
les choses, loin de là. La politique des réparations n'a pas fait un
pas. On a proclamé que l'Allemagne aurait à payer 132 milliards ; on
a prévu des séries d'obligations d'une valeur nominale correspon-
dante; on a décidé que les annuités fixes et variables seraient desti-
nées au service de l'intérêt et de l'amortissement; on a lixé les dates
d'échéance; et l'Allemagne ayant affecté de s'incliner, on a cru ou
paru croire que tout était fini. Tout commence. Nous n'avons jus-
qu'ici qu'un papier de plus, et l'Allemagne s'est déjà mise à le
déchiqueter. Le même esprit qui la pousse à ne pas désarmer, l'in-
cite à ne pas payer. Elle spécule sur la baisse de son mark, elle
s'imagine même parfois qu'une banqueroute serait une solution
opportune, qui la libérerait vis-à-vis de ses créanciers et lui per-
mettrait de revenir ensuite, pour son seul avantage, à meilleure
fortune. Si les Alliés ne s'entendent pas, dès maintenant, pour
déjouer ces manœuvres, M. Clemenceau, ici encore, aura eu raison :
Hier, nous étions vainqueurs. Qu'on ne nous mette pas au point de
nous demander si nous le sommes toujours. »
Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant :
René Doumic.
SEPTIÈME PÉRIODE. — XCI* ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DU
CINQUIÈME VOLUME
SEPTEMBRE — OCTOBRE
Livraison du 1er Septembre.
Pages.
Suprêmes visions d'Orient. — II, par Pierre LOTI, de l'Académie française. 5
La Non blabcbe, par M. Henry CORDEAUX, de l'Académie française ... 3-
Le 20» corps a Morhawge '80 août 1914;, par M. le Maréchal FOCH, de l'Aca-
démie française ^ "io
Impressions de Berlin, par M. Georges BLONDEL 80
François Buloz et ses amis. — IV. Hesri Blaze de Bvry et la BARONNE
Rose, par M" Mark-Louise PAILLERON 100
Après quinze ans nr. séparation. — II. Les FIDÈLES, par M. le Vicomte
Georges D'AVENEI 137
Souvenirs do second mameluck de l'Empereur. — IV. La Vie a SAJNTE-
HÊLÊNE, par SAINT-DENIS dit ALI 152
Une Visite al canal de Panama, par M. le Comte Jean DE KERGORLAY. 189
Littératures étrangères. — V« JULIEN SORSL italien, par M. Louis
GILLET 205
Revue littéraire.— Sors les dehors de L'IRONIE, par M. André BEAUNIER! 211
Chronique de la quinzainb. — Histoire politiqub, par M. Ratmond POLNCARÉ,
de l'Académie française 229
Livraison du 15 Septembre.
L'Appel de la routb. première partie, par M. Edouard E6TAUNIÉ 241
Au Pays de l'érabli .. — JOURNAL DE LA MISSION FRANÇAISE AD CAaSADA, par
M. le Maréchal FAYOLLE 281
Sur l'espace it le temps selon Einstein, par M. Charles NORDMANN. . . 313
Les Plagiats de Stendhal, par M. Paul HAZARD 3*i
i.; \ i i DES DE1 \ MONDES.
Page»-
vvnus. _ i. les OniGiJfBS (1914-1918J, par M. L. PAUL-DUBOIS. 633
mIKB< __ iv. LA VIEILLESSE BT LA CONVERSION, par
M. AnoRi HALLAYS. JJj
. , , .,,, ummaM,k. - « LA BONTE NOIRE, » par
M Soi VI STRE 4n
Du IIAFAIT D! DiBOIBBMBHT, par M. PAUL DESCOMBES «4
Darti a Ravbrri, par M. Louis G1LLET 44G
<,,. _ /.; |n) w./ DS CBAUDFONTA1NB, par M. Camille BEL-
LA1GU1 : • •
I * qi razAlRB.— BlSTOlBB politique, par M. Raymond POINCARÉ.
d<- l'Académie française
■469
Livraison du 1er Octobre.
L'Ami Di ik ROOTI, deuxième parlio, par M. Edouard ESTAUNIÉ 481
M ...' \ ÇBAPDELAINE : Louis HÉMON, par M. Rfné BAZIN,
de l'Académie française ;-'-s
Tint hantais in Hollande au xvir siècle, par M. Gustave LANSON. SuS
l Drame irlandais. — II. Le Sinn Fein tmsmw, par M. L. PAUL-
Dl BOIS 584
Sqpvbxirb du bbcord mameluck de l'Empereur. — V. Les Derniers jours. —
ULLBS, par SAINT-DENIS DIT ALI 620
Impressions ce Vibhhb. — L'Équipée du roi Charles, par Mm» Henriette
LARIÉ C4y
t'.v COLLÊGB i> autrefois. — Le Vieux Louis-le-Grand, par M. André
BELLESSORT 679
Rente littéraire. — Ernest Daudet, par M. André BEAUNIER 691
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique, par M. Raymond POINCARÉ,
de l'Académie française ~69
Livraison du 15 Octobre.
L'Appel de la routf, troisième partie, par M. Edouard ESTAUNIÉ 721
I ,ih ou Traité DE Tien-Tsin. — SOUVENIRS DIPLOMATIQUES, par M. le Vice-
Amiral FOURNIER, de l'Institut 755
AoonsTUi Thierry d'après sa correspondance. — I. La Jeunesse, par M. A.
- UN-THIERRY 791
A l'aidb db l'Italie. — (Octorre-novemrre 19IT), par M. Paul HEUZÉ. . . 819
Ban srau bt --aines finances, par M. Raphaël -Georges LÉVY, de
l'Institut 843
Chateaubriand romanesque et amoureux, par M. Victor GIRAUD 868
> Drqooat, par M. Henry B1DOU 884
Pi isi>s, par *** DIS
I.a H • h s, par M. Charles NORDMANN 925
Chronique di l<i QOIHZAIKB.— Histoire politique, pur M.Raymond POINCARÉ,
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