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Full text of "Revue des deux mondes"

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Univ.  of 

Toronto 
Library 


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REVUE 


DES 


DEUX    MONDES 


XCI«   ANNÉE.  -  SIXIÈME    PÉRIODE 


TOME    LXV.     —    l£r    SEPTEMBRE    1921. 


I 

REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XCÏ6  ANNÉE.   —  SIXIÈME    PÉRIODE 


TOME  SOIXANTE-CINQUIÈME 


^7-Q     33 


PARTS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUB     DE     L'UNIVERSITÉ,    15 

1921 


A? 


SUPRÊMES  VISIONS  D'ORIENT 


(0 


II  « 


Jeudi,  21  août  1913. 

Je  quitte  aujourd'hui  la  tragique  Andrinople  où  mes  chers 
amis  Turcs  m'avaient  donné  pendant  trois  jours  des  visions 
'de  grandes  féeries  orientales;  oubliant  pour  un  temps  leurs 
misères  sans  nom  et  leurs  rancœurs  si  justifiées  contre  l'Europe 
dite  chrétienne,  ils  m'avaient  fait  un  accueil  de  fête  dans  un 
merveilleux  décor  d'Orient,  et  tout  cela  restera  pour  moi  inou- 
bliable. Cette  nuit,  je  serai  de  retour  à  Constantinople,  au  Bos- 
phore, chez  mes  amis  de  Candilli  que  je  vais  retrouver  aussi 
angoissés  que  moi  du  sort  que  l'Europe,  excitée  par  les  men- 
songes de  la  grécaille,  prépare  à  notre  chère  Turquie. 

Vendredi,  22  août. 

Candilli.  —  Malgré  le  temps  lourd,  sombre  comme  en  hiver, 
je  voulais  aller  seul  à  Béïcos,  me  reposer  dans  la  «  Vallée  du 
Grand  Seigneur.  » 

Mais,  là-bas,  une  lourde  pluie  d'orage  m'oblige  à  me  réfugier 
dans  un  petit  café  turc.  Et  voici  qu'on  m'y  reconnaît,  tout  le 
monde  s'attroupe  :  les  officiers,  les  soldats,  le  peuple,  même  les 
plus  humbles  du  village.  Je  suis  pressé,  acclamé,  on  m'embrasse 
les  mains,  on  ne  veut  plus  me  quitter...  Quel  est  donc  le 
peuple  au  monde  où  l'on  trouverait  tant  de  reconnaissance? 

Je  n'arrive  qu'à  grand'peine  à  prendre  le  «  Chirket  »  (le 
petit  bateau  à  vapeur  qui  me  ramènera  à  Candilli  en  longeant 
de  près  la    côte    d'Asie).  Des  gens,  montés  avec   moi    sur  ce 

(1)  Copyright  by  Pierre  Loti,  1921. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  août. 


D  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bateau,  me  signalent  à  tous  les  passagers  et  lorsque  je  débarque 
à  Candilli,  des  centaines  de  personnes  encore  m'acclament. 

Aux  dernières  nouvelles  de  ce  soir,  il  semble  que  l'Europe 
aura  pitié,  que  la  Russie  cédera,  qu'Andrinople  enfin  restera 
turque. 

Dimanche,  24  août. 

Mon  dernier  jour  de  Candilli.  Je  dois  prendre  possession 
demain  d'une  maison  que  mes  amis  Turcs  m'ont  préparée,  au 
cœur  de  Stamboul. 

Aujourd'hui,  accompagné  de  la  comtesse  0...,  je  vais  à 
Thérapia,  pour  ma  visite  à  l'ambassadrice  de  France.  Le  palais, 
qui  servait  de  résidence  d'été  à  notre  ambassade,  vient  d'être 
détruit  par  un  incendie  ;  l'ambassadrice  nous  promène  dans  les 
décombres.  Ce  vieux  palais  de  bois,  desséché  par  le  temps, 
appartenait  à  la  France  depuis  plus  d'un  siècle;  il  a  brùié 
comme  de  la  paille  et  on  n'a  rien  pu  sauver  de  tous  les  souvenirs 
précieux  qu'il  contenait. 

La  plupart  des  choses  que  j'aime  en  Turquie  auront  le 
même  sort,  puisque  le  feu  est,  avec  le  «  progrès  »  et  la  gré- 
caille,  un  des  plus  grands  destructeurs  du  passé  oriental. 

Le  soir,  après  le  diner,  nous  assistons,  la  comtesse  et  moi,  à 
la  prière  dans  la  mosquée  de  Candilli.  C'est  une  toute  petite 
mosquée  de  village,  sans  coupole  et  qu'un  simple  minaret  de 
bois  distingue  seul  des  maisons  d'alentour.  Il  y  fait  presque 
sombre,  les  quelques  lumignons  à  l'huile,  qui  pendent  du  pla- 
fond, éclairent  à  peine  la  chaux  des  murs  et  les  décorations 
naïves  du  Mirhab.  Mais  le  recueillement  des  fidèles,  dans  ce 
modeste  lieu  de  prière,  frappe  peut-être  plus  encore  que  dans 
les  somptueuses  grandes  mosquées  de  Stamboul. 

Après  la  cérémonie,  les  notables  de  Candilli  et  les  Imans 
viennent  me  faire  leurs  adieux,  puisque  demain, hélas!  je  quitte 
leur  délicieux  village. 

Lundi,  25  août. 

A  deux  heures,  mes  amis  Turcs  sont  venus  nous  prendre  à 
Candilli  et  nous  ont  menés  dans  une  nouvelle  demeure,  que  je 
ne  connaissais  pas  encore. 

Notre  maison  a  été  arrangée  à  la  turque,  avec  de  vieilles 
belles  choses  que  le  Sultan  m'a  envoyées  du  Palais  du  Vieux 
Sérail  et  notre  souper  nous  est  servi  dans  de  la  vaisselle  d'or. 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  1 

Mais  ce  soir,  comme  exprès  pour  donner  un  peu  de  tragique 
à  mon  installation  dans  ce  quartier  si  perdu,  un  terrible  orage 
vient  ébranler  notre  toit,  tout  s'assombrit  ici  et,  malgré  le  luxe 
oriental  qui  m'entoure,  tout  me  parait  un  peu  lugubre. 

Jeudi,  28  août. 

Me  voici  donc  encore  une  fois  installé  dans  mon  cher  Stam- 
boul, au  fond  d'un  quartier  introuvable,  presque  inaccessible, 
au  bout  de  longues  rues  du  temps  passé,  dont,  jusqu'à  ce  jour, 
j'ignorais  presque  l'existence. 

Quand  on  est  sur  la  sainte  place  de  Sultan  Fatih,  qui,  elle, 
m'est  familière  depuis  bientôt  quarante  ans,  il  faut  prendre 
«  Charchembé  Djiadessi,  »  une  rue  de  vieille  Turquie,  entre 
des  tombes  et  des  maisons  aux  fenêtres  grillagées,  la  suivre  pen- 
dant un  kilomètre  et  demi,  tourner  à  droite,  devant  une  petite 
mosquée  très  antique,  traverser  une  fondrière  et  enfin  on  arrive 
chez  nous,  au  fond  d'une  sorte  d'impasse,  au  premier  aspect  de 
coupe-gorge,  où  les  cochers  hésitent  toujours  à  s'engager.  Cette 
impasse  tortueuse,  bordée  de  vieilles  maisons  de  bois  crou- 
lantes, de  vieux  murs,  de  vieux  arbres,  se  perd  dans  un  recoin 
mystérieux  et  sombre.  De  l'herbe  partout  sur  les  pavés,  un  petit 
minaret  en  ruine,  pas  de  vue,  d'aucun  côté;  on  se  croirait  dans 
un  humble  village  d'Anatolie,  bien  plutôt  que  dans  cette  ville 
immense. 

Le  matin,  un  chant  ou  une  musiquette  de  flûte  annonce 
l'arrivée  de  quelque  marchand  de  fruits,  ou  de  quelque  por~ 
teur  d'eau,  en  costume  d'Asie.  Le  reste  du  temps,  personne  ne 
passe,  si  ce  n'est,  de  loin  en  loin,  un  Turc  en  caftan  et  turban, 
qui  va  se  perdre  dans  l'une  des  maisonnettes  grillées  de  la 
ruelle.  Le  soir,  au  clair  de  lune,  deux  jeunes  filles,  toujours  les 
mêmes,  font  les  cent  pas,  bras  dessus,  bras  dessous,  mélanco- 
liques et  craintives,  sans  s'éloigner  de  leur  demeure.  Les  siècles 
n'ont  pas  dû  marcher  pour  ce  quartier  mort. 

Et  ma  maison  est  là,  très  grillagée,  elle  aussi,  et  très  silen- 
cieuse. Au  rez-de-chaussée  sont  les  logis  des  domestiques  et  de 
la  police  qui  me  garde  :  huit  ou  dix  hommes.  Dans  le  vestibule 
de  marbre  blanc,  bas  et  sombre,  il  y  a,  sur  des  étagères,  leurs 
socques  et  leurs  babouches;  Sabah  Eddin,l'un  des  serviteurs  que 
m'a  prêtés  le  Sultan,  est  derviche,  et  j'ai  aussi  repris  mesanciens 
domestiques  d'il  y  a  dix  ans,  le  grand  Djemil  et  Hassan  le  naïf. 


8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Au  premier  étage  se  trouve  la  salle  à  manger.  Chez  moi,  on 
ne  mange  que  des  mets  turcs,  servis  à  la  turque,  dans  d'ado- 
rables petits  plats  d'or.  La  table  de  ma  salle  à  manger  est  en 
argent  massif  et  elle  fut  celle  du  Sullan  Abd-ul-Aziz. 

Nous  avons  souvent  des  invites,  que  ce  service  oriental 
amuse;  ce  sont  surtout  des  invités  de  mon  fils,  des  enseignes  de 
vaisseau  français,  des  attachés  d'ambassade.  Mais  il  faut  aller 
au-devant  de  nos  convives,  les  attendre  jusque  devant  la  mos- 
quée de  Mébémet  Fatih,  sans  quoi  ils  n'arriveraient  jamais  à 
notre  introuvable  maison,  sans  se  perdre  en  route. 

Au  second  étage,  où  la  plupart  des  fenêtres  et  la  véranda 
donnent  du  côté  opposé  à  la  ruelle  d'arrivée,  on  s'aperçoit,  tout 
à  coup,  qu'on  est  très  haut  perché,  en  nid  d'aigle,  dominant  à 
pic  les  quartiers  du  Fener  et  de  Balata,  puis  la  Corne  d'Or  et» 
sur  la  rive  opposée,  le  village  d'Ilaskeui... 

C'est  à  Haskeui  que  j'avais  habité  d'abord,  —  il  y  a  trente-six 
ans!  —  et  que  j'avais  reçu  la  petite  amie  de  ma  jeunesse,  à  son 
arrivée  de  Salonique.  Là,  rien  n'est  changé.  De  ma  maison 
actuelle,  je  peux  voir  tous  les  jours,  en  face  et  au-dessous  de  moi, 
ma  maisonnette  de  jadis  devant  la  petite  mosquée  d'Ilaskeui  et  ce 
même  débarcadère  de  vieilles  planches,  sur  lequel,  tant  de  fois, 
s'était  posé  mon  pied  anxieux,  quand  j'arrivais  le  soir  au  logis, 
clandestin.  Comme  le  temps  a  coulé,  depuis  cette  époque,  cha- 
virant des  sultans  et  des  empires I...  Et  aujourd'hui,  non  plus 
petit  aventurier,  comme  jadis,  mais  quelqu'un  que  la  Turquie 
vénère,  j'habite  de  ce  côté-ci  de  la  Corne  d'Or,  au  sommet  des 
quartiers  farouches,  que  j'osais  à  peine  aborder  autrefois,  et 
près  de  cette  mosquée  de  Sultan  Sélim.qui  m'avait  été  nommée 
un  soir  de  ma  jeunesse,  par  mon  pauvre  Méhémet,  quand  nous 
passions  en  caïque  et  qu'elle  nous  apparut  pour  la  première  fois, 
tout  en  haut,  au-dessus  de  nos  têtes... 

A  ce  second  étage,  il  y  a  mon  salon  entièrement  à  la  turque, 
avec  des  divans,  des  inscriptions  coraniques  et  des  bibelots 
envoyés  toujours  du  palais  du  Vieux  Sérail  par  le  Sultan.  Et 
puis  il  y  a  nos  chambres,  tout  à  fait  à  la  turque,  elles  aussi, 
tapis  épais,  matelas  de  soie  par  terre,  robes  de  chambre  en  soie 
de  Damas,  linge  brodé  magnifiquement  d'argent  et  d'or.  Chez 
moi,  table  de  nacre  et  lavabo  en  vermeil  marqué  au  chiffre 
d'une  sultane  morte  il  v  a  cent  ans.  Les  chambres  de  mon  fils 
et  d'Osman  donnent  sur  le  panorama  de  la  Corne   d'Or;  —  la 


SUPREMES    VISIONS    D  ORIENT.  9 

mienn  i,  —  plus  tristement,  mais  d'une  tristesse  voulue,  —  sur 
la  petite  impasse  lugubrement  close  dont  l'herbe  verdit  les 
pavés. 

Le  soir  après  le  dîner,  en  fez  naturellement,  nous  allons  sur 
la  grande  place  de  Méhe'met  Fatih,  centre  de  tous  ces  quartiers 
musulmans,  et  là,  devant  la  mosquée  merveilleuse,  nous  nous 
asseyons  sous  les  arbres  du  traditionnel  café  turc  de  Mustapha, 
nous  mêlant  aux  quelques  centaines  de  rêveurs  à  turban  qui 
fument  des  narguilhés  en  parlant  à  peine.  Autour  de  cette  place 
de  Méhémet  Fatih,  Stamboul,  à  cette  époque,  est  partout  en 
grande  féerie  de  Ramazan;  les  minarets  ont  tous  leurs  cou- 
ronnes de  feu  et  soutiennent  en  l'air,  au  moyen  de  cordes  jetées 
de  l'un  à  l'autre,  de  saintes  inscriptions  faites  d'innombrables 
petites  veilleuses. 

Vers  dix  heures,  long  trajet  encore  pour  regagner  notre 
logis  par  les  rues  désertes.  Dans  ces  vieilles  rues,  endormies 
malgré  le  Ramazan,  on  entend  de  tous  côtés,  sur  les  pavés  qui 
résonnent,  le  heurt  des  bâtons  ferrés  des  veilleurs  de  nuit,  — ■ 
le  bruit  classique  du  vieux  Stamboul.  Pendant  ces  chaudes  nuits 
d'été,  lorsque  je  ne  peux  dormir,  je  relève  souvent  le  grillage 
d'une  de  mes  fenêtres,  aux  vitres  toujours  ouvertes,  pour 
regarder  la  petite  ruelle  mystérieuse,  sous  les  étoiles.  Dans 
l'ombre  se  promène  d'un  pas  velouté  le  chaouch  qui  me  gan!<; 
contre  les  incendiaires  bulgares. 

A  la  pointe  de  l'aube,  nous  arrive  le  chant  d'un  muezzin, 
du  haut  du  minaret  en  ruine  de  la  petite  mosquée  qui  nous 
surplombe.  On  ne  chantait  plus  là  depuis  des  années,  mais  les 
Turcs,  pour  me  faire  plaisir,  envoient  maintenant  chaque  nuit, 
dans  ce  minaret  abandonné,  un  muezzin  différent,  choisi  parmi 
ceux  à  la  voix  la  plus  belle  et  claire. 

Vendredi,  29  août. 

Ce  soir,  pour  célébrer  la  grande  nuit  sainte  du  Ramazan, 
nous  avons  été  invités  à  souper  chez  les  Derviches  Tourneurs, 
dont  le  couvent  est  situé  hors  des  murs  de  Stamboul,  au  milieu 
de  l'immense  et  silencieux  désert  des  morts.  A  Constantinople, 
il  existe  d'autres  couvents  de  Tourneurs  plus  accessibles  que 
celui-ci,  il  en  existe  même  en  plein  Péra,  où  les  étrangers  sont 
admis  ;  mais  ici  n'entre  pas  qui  veut,  et  il  faut  avoir  des  intel- 
ligences dans  la  place. 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  est  saisi,  dès  l'entrée,  par  l'aspect,  le  calme  et  la  blan- 
cheur de  ce  grand  réfectoire  de  couvent  aux  murs  garnis  d'ins- 
criptions coraniques.  Les  Derviches,  en  très  haut  bonnet  brun, 
soupent  là  par  petites  tables,  —  une  douzaine  de  petites  tables 
rondes,  basses  presque  au  ras  du  sol,  autour  desquelles  ils  sont 
gravement  accroupis  sur  les  nattes  du  plancher  ;  des  bougies, 
longues  comme  des  cierges,  les  éclairent;  pendant  le  repas,  l'un 
des  religieux  lit  des  prières,  les  autres  l'écoutent  en  pieux 
silence  et,  à  chaque  pose,  lorsque  le  lecteur  s'arrête,  tous,  d'une 
voix  profonde,  prononcent  en  s'inclinant  le  nom  d'Allah. 

Notre  hôte,  le  chef  des  derviches,  est  un  homme  encore 
jeune,  instruit,  très  au  courant  de  toutes  les  questions  modernes, 
mais  qui  a  su  garder,  ainsi  qu'il  sied  à  ses  fonctions,  la  noblesse 
et  la  tranquille  courtoisie  des  Turcs  d'autrefois.  D'ailleurs  il 
porte  le  titre  de  «  saint,  [»  et  son  haut  bonnet,  qu'entoure  un 
turban  noir,  sa  robe  sombre  lui  donnent  très  grand  air.  La 
table  autour  de  laquelle  nous  sommes  à  ses  côtés  est  cependant 
aussi  basse  et  aussi  petite  que  les  autres;  seulement,  la  vaisselle 
y  est  plus  précieuse;  c'est  de  la  vieille  porcelaine  chinoise, 
venue  sans  doute  de  là-bas  en  des  temps  reculés.  Après  le  sou- 
per, il  nous  emmène  dans  son  salon  particulier.  Ici  encore,  bien 
entendu,  aucun  objet  d'Occident  ne  vient  rompre  l'harmonie 
purement  orientale.  Trois  ou  quatre  panneaux  noirs,  où  des 
phrases  du  Coran  sont  écrites  en  caractères  d'or,  ornent  seuls 
les  murs;  de  larges  divans,  quelques  très  petites  tables  pour 
poser  le  café  et  les  cigarettes,  c'est  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ce 
salon  d'une  austérité  étrange. 

Ensuite  nous  nous  rendons  à  la  mosquée  du  couvent  pour 
assister  à  la  cérémonie  de  la  nuit  sainte.  Là,  de  la  tribune  où 
nous  avons  pris  place,  sur  des  tapis  de  prière,  nous  dominons 
l'espace  réservé  à  la  danse  des  Tourneurs;  c'est  un  grand  cercle 
vide  qui  occupe  tout  le  centre  de  la  mosquée  et  qu'entoure  une 
barrière.  Le  chef  est  resté  en  bas,  à  l'intérieur  de  ce  cercle 
sacré;  debout  et  nous  faisant  face,  il  se  tient  immobile,  rigide, 
comme  anesthésié,  les  yeux  en  rêve.  Un  à  un,  les  derviches 
arrivent,  sortis  sans  bruit  des  lugubres  solitudes  d'alentour;  ils 
arrivent  les  yeux  baissés,  les  mains  jointes  sur  la  poitrine,  dans 
la  pose  hiératique  des  momies  égyptiennes.  Ils  sont  revêtus  de 
longues  robes  sombres,  très  amples,  à  mille  plis,  mais  que  des 
ceintures  serrent  beaucoup  à  leur  taille  mince.  Ils  commencent 


SUPRÊMES    VISIONS    d'oRIF.NT.  Il 

leurs  exercices  par  une  lente  promenade  rituelle,  à  In  file,  autour 
de  la  salle  ronde.  C'est  déjà  comme  en  rêve  qu'ils  se  meuvent, 
et  chaque  fois  qu'ils  passent  ou  repassent  devant  le  chef  de  la 
confrérie,  ils  lui  adressent  une  très  profonde  révérence,  qui 
leur  est  rendue  avec  la  même  gravité.  La  danse  religieuse  sera 
menée  par  un  petit  orchestre  de  tlùtes  et  d'énormes  tambourins 
caverneux;  elle  durera  pendant  tout  l'office,  accompagnée  de 
chants  discrets  à  plusieurs  voix.  D'abord,  les  derviches  déploient 
les  bras  par  saccades  comme   des  automates  dont   les  ressorts 
engourdis  joueraient  difficilement,  et  quand  ils  ont  fini  par  les 
étendre  tout  à  fait, presque  en  croix,  la  tête  penchée  sur  l'épaule 
avec  une  grâce  un   peu   morbide,  c'est  alors  seulement  qu'ils 
commencent  à  tourner,  d'un  mouvement   d'abord   très  doux, 
mais  qui,  de  minute  en  minute,  s'accélère  et  arrondit  en  cloche 
leurs  larges  robes  sombres;  on  dirait  bientôt  de  grandes  cam- 
panules renversées,  devenues  maintenant  si  légères  qu'il  suffi- 
rait d'un  souffle  imperceptible  pour  les  faire  glisser  comme  cela 
en  rond,  tout  autour  de    la  salle  ronde,  comme  des  feuilles 
mortes  que  le  vent  balaye.  Ils  ont  pris  tous  un  mouvement  de 
toupie  lancée  sans  heurt  sur  une  surface  plane.  En  passant,  ils 
ne  font  aucun  bruit,  on  ne  voit  même  pas  s'agiter  leurs  pieds 
rapides  et  leurs  si  hauts  bonnets  ne  chancellent  même  pas  sur 
leurs  têtes  aux  yeux  d'extase.  Ils  tournent,  ils  tournent  ainsi, 
toujours  du  même  côté;  tant  on  s'est  identifié  à  leur  mouve- 
ment, il  semble  que,  s'ils  en  changeaient  le  sens,  on  en  ressen- 
tirait une  commotion  douloureuse  et  qu'une  rêverie  ultra-ter- 
restre en  serait  rompue  sans  recours...  Ils  tournent  intermina- 
blement, à  donner  le  vertige... 

Le  décor  en  pénombre  où  tournoient  ces  personnages  si 
légers  est  un  grand  décor  funèbre;  ils  dansent  devant  un  par- 
terre de  morts,  de  morts  qui,  toute  leur  vie,  avaient  tournoyé 
comme  eux,  ici,  au  milieu  de  ce  même  sanctuaire,  mais  qui 
aujourd'hui  se  contentent  de  surveiller,  dans  un  silence  attentif 
et  intimidant,  de  quelle  manière  ces  derviches  actuels  conti- 
nuent la  sainte  tradition  du  vertige  religieux.  En  effet,  la 
mosquée  est  ouverte  par  de  larges  arceaux  sur  des  bas-côtés 
profonds  tout  peuplés  d'immenses  et  très  hauts  catafalques  que 
drapent  des  étoffes  vertes,  la  couleur  du  Prophète.  Tous  ces 
tombeaux  vert  émir,  qui  se  pressent  les  uns  derrière  les  autres 
comme  pour  'mieux  voir  si  les  rites  du  tournoiement  séculaire 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  bien  conservés  de  nos  jours,  tous  ces  tombeaux  des  diffé- 
rentes époques  de  l'Islam  sont  d'autant  plus  élevés  et  impo- 
sants que  le  mort  endormi  en  dessous  était  plus  saint  et  plus 
vénéré  dans  le  milieu  des  dervicheries,  et  chaque  catafalque 
est  du  reste  surmonté  d'un  haut  bonnet  pointu  de  derviche  que 
supporte  un  «  champignon  »  en  bois  et  qui  donne  à  l'ensemble 
une  sorte  de  vague  aspect  humain. 

Devant  ces  spectateurs  immobiles  et  cachés,  ils  tournent,  les 
derviches,  ils  tournent  de  plus  en  plus  vite,  au  son  de  leur 
toujours  même  petite  musique  flùtée  que  l'on  dirait  étrange- 
ment lointaine  et  entendue  du  fond  des  temps  passés;  c'est  si 
invraisemblable,  la  continuation  de  leur  tournoiement  sans  un 
à-coup,  ni  un  faux  pas,  ni  une  hésitation,  qu'on  les  dirait  déma- 
térialisés ou  plutôt  réduits  à  l'état  de  machines  tourbillon- 
nantes, dont  les  robes  s'enflent  de  plus  en  plus  en  forme  de 
campanules  renversées.  Les  morts,  qui  tant  s'intéressent  sous 
les  catafalques  verts,  semblent  de  plus  en  plus  captivés  par 
cette  danse  facile  qui  ne  fait  pas  de  bruit;  ils  ont  l'air  d'étirer 
leur  cou  raide  et  de  se  hisser  pour  mieux  voir.  Du  reste,  ce  que 
cherchent  les  danseurs,  c'est  la  fatigue  qui  grise,  c'est  l'ivresse 
élégante,  éthérée,  c'est  le  vertige  favorable  à  l'envol  dans  les 
régions  où  réside  le  dieu  inaccessible  sous  la  forme  spéciale  de 
cet  Allah,  Dieu  de  l'Islam  et  des  grands  déserts.  A  force  de  re- 
garder, le  vertige  vous  prend  aussi,  et  les  bonnets  géants,  qui 
coiffent  les  morts  attentifs,  ont  tout  à  fait  maintenant  l'air  de  se 
soulever  pour  s'approcher  des  danseurs. 

Tout  de  même  on  a  peur  à  la  fin  qu'ils  ne  tombent,  ces  ver- 
tigineux valseurs,  et  voici  que  tout  à  coup  la  petite  musique  si 
monotone  parait  vraiment  fatiguée,  elle  aussi,  et  hésitante, 
près  de  finir,  et  les  tambours  caverneux  battent  quelque  chose 
de  déréglé,  comme  serait  une  sorte  de  berloque  qui  voudrait 
dire  :  C'est  assez,  finissez.  Les  danseurs  commencent  à  s'affaisser 
par  terre,  d'abord  un  seul,  puis  deux,  puis  trois,  puis  tous... 
C'est  fini.  On  se  sent  presque  aussi  épuisé  qu'eux-mêmes,  et 
les  grands  bonnets  des  catalfaques  font  l'effet  de  s'affaisser  aussi, 
de  rentrer  leur  cou  de  bois.  C'est  fini... 

Pendant  toute  la  cérémonie,  on  n'avait  pas  perdu  la  notion 
•  1  être  environné  d'une  région  absolument  mortuaire,  et  main- 
tenant on  frissonne  un  peu  à  l'idée  que,  pour  s'en  aller,  il  va 
falloir  se  replonger  là-dedans,  cheminer  longtemps  parmi  les 


SUPRÊMES    VISIONS    d'ûRIENT.  13 

stèles,  parmi  les  cyprès  au  feuillage  noir,  aux  ramures  blanches 
dont  les  pointes,  sous  la  pâleur  du  ciel  de  minuit,  simulent, 
elles  aussi,  de  colossales,  d'obsédantes  coiffures  de  derviches... 

Samedi,  30  août. 

Ce  soir,  à  9  heures  et  demie,  je  traverse  Stamboul  pour  me 
rendre  h  la  représentation  nationale  que  les  Turcs  donnent  eu 
mon  honneur.  Dans  les  rues,  la  foule  orientale  est  en  grande 
fête  de  Ramazan,  et  au-dessus,  dans  le  ciel  noir,  les  minarets 
aériens  ont  leurs  couronnes  de  feux.  Tout  le  long  du  chemin,  je 
suis  acclamé.  Devant  le  théâtre,  la  foule,  qui  m'attendait,  délire 
en  me  voyant  et  les  musiques  jouent  la  Marseillaise.  Quand 
j'entre  dans  ma  loge,  qui  est  garnie  de  tentures  et  de  fleurs,  la 
salle  bondée  se  lève  tout  entière  et  les  applaudissements  ne 
cessent  plus.  Le  Sultan,  son  fils  et  le  prince  héritier  ont  chacun 
envoyé  un  aide  de  camp  pour  me  saluer  de  leur  part. 

A- 11  heures,  toujours  à  travers  la  foule,  dans  la  féerie  des 
nuits  du  Ramazan,  je  regagne  ma  maison  solitaire. 

Lundi,  i"  septembre. 

Un  grand  diner  m'avait  été  préparé  à  Thérapia  et  l'on  venait 
me  chercher  avec  un  vapeur  tout  pavoisé  monté  par  une  cen- 
taine de  personnes.  Mais,  de  son  côté,  le  Sultan  m'a  envoyé 
prendre  pour  un  diner  au  palais  du  Vieux  Sérail  ;  un  diner 
que,  pour  me  faire  plaisir,  il  a  commandé  à  la  mode  ancienne, 
avec  tout  un  cérémonial  suranné  et  charmant.  Il  n'y  a  pas  d'hé- 
sitation possible,  je  me  fais  excuser  auprès  de  tous  ces  aimables 
gens  de  Thérapia  et  je  me  rends  au  Vieux  Sérail. 

Le  Vieux  Sérail!...  Le  nom  de  ce  lieu  unique  au  monde  a 
pris  à  lui  seul  quelque  chose  d'imposant  et  de  presque  terrible. 
Le  Vieux  Sérail...  c'est  le  promontoire  qui  termine  l'Europe  et 
qui  s'avance  magnifique  et  dominateur  vers  l'Asie  voisine,  tout 
chargé  de  cyprès  centenaires,  de  kiosques  de  faïence  et  de 
marbre  que  remplissent  des  trésors  de  pierreries,  dans  un 
éternel  silence  de  cimetières  interdits.  C'est  là  que,  pendant  un 
demi-millénaire,  fut  la  résidence  de  ces  sultans  devant  qui  trem- 
blait le  monde,  au  milieu  d'une  pompe  que  nous  n'imaginons 
plus,  lieu  immense  qu'enferme  une  muraille  de  citadelle 
flanquée  de  monstrueux  bastions  carrés  et  surmontée,  dans 
toute  sa  longueur,  de  hauts  créneaux  menaçants.  Les  ogives  par 


ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lesquelles  on  pénètre  dans  l'épaisseur  de  ces  murailles  sont 
fermées  par  des  portes  bardées  de  fer  que  gardent  nuit  et  jour 
des  sentinelles  en  armes  ;  lorsqu'on  entend  se  refermer  derrière 
soi  ces  portes  farouches,  on  se  sent  comme  séquestré  et  séparé 
à  jamais  du  reste  du  monde.  Tout  d'abord,  on  se  trouve  dans  des 
avenues  pavées  de  grandes  dalles  de  pierre  qu'abritent  les 
ramures  de  cyprès  et  de  platanes  sans  âge,  et  l'on  arrive  aux 
kiosques  épars,  dans  cette  région  du  silence,  que  ne  visite 
presque  jamais  personne  aujourd'hui.  Là,  chaque  Sultan  de 
jadis,  pour  suivre  la  tradition  et  ne  pas  vivre  où  son  prédéces- 
seur était  mort,  avait  fait  construire  son  propre  palais.  Et  il  faut 
des  autorisations  très  spéciales  pour  s'en  faire  ouvrir  les  portes 
fermées  à  double  tour  (1). 

Nous  sommes  six  ou  huit  invités,  triés  parmi  les  membres 
les  plus  considérables  du  Comité  de  la  Suprême  Défense 
Nationale.  Avant  d'aller  prendre  place  autour  de  la  table  ronde, 
en  argent  ciselé  comme  toujours,  on  nous  propose  de  nous  pro- 
mener dans  les  appartements  des  harems  de  ces  sultans  d'autre- 
fois, dans  lesquels  on  n'avait  jamais  pénétré  jusqu'à  ce  jour  et 
où  n'habitaient  que  de  vieilles  sultanes  quasi  centenaires  qui  y 
finissaient  leur  vie,  dans  une  séquestration  et  un  silence  éter- 
nels ;  à  cause  de  nous,  on  a  momentanément  caché  ces  nobles 
vieilles  dames.  Un  des  appartements  qui  nous  frappe  le  plus, 
c'est  le  Harem  du  Sultan  Abd-ul-Medjid  ;  après  avoir  traversé 
nombre  de  couloirs  étroits  et  obscurs,  avec  des  sentinelles  par- 
tout et  des  portes  effroyables,  nous  pénétrons  dans  des  salons 
aux  plafonds  tout  ciselés  et  dorés  dont  les  divans  sont  recou- 
verts de  merveilleux  lampas  d'un  rose  cerise  lamé  d'argent.  Je 
dis  alors  à  mes  aimables  hôtes  :  «  Ce  sont  des  vrais  palais  des 
Mille  et  une  Nuits,  mais  combien  on  y  est  oppressé  par  le  senti- 
ment qu'on  ne  peut  y  entrer  et  en  sortir  que  par  d'étroits  pas- 
sages en  souricières  et  que  toute  évasion  serait  absolument 
impossible  s'il  plaisait  au  Souverain,  Maître  de  céans,  de  vous  y 
garder  captif!  —  Oh  !  non,  dit  mon  guide,  avec  un  sourire 
semi-ironique  semi-respectueux,  regardez,  il  y  a  aussi  une 
sortie  pour  certains  privilégiés.  »  Il  ouvre  alors  un  petit 
panneau  délicieusement  ciselé  et  doré,  qui  est  au  pied  du  divan 

(1;  Ceci  était  écrit  eD  1913,  mais  ce  n'est  plus  exact  aujourd'hui.  Maintenant  ce 
]ieu  a  été  profané  par  une  quantité  de  touristes  de  marque,  qui  ont  obtenu  par  les 
ambassades  l'autorisation  de  le  visiter. 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  15 

impérial  en  lampas  rose  et  argent,  par  où  un  homme  pourrait 
sortir,  mais  à  la  condition  d'y  être  jeté  la  tête  la  première.  II 
s'en  échappe  aussilôt  une  bouffée  d'air  humide  et  glacé  qui  sent 
la  mort.  —  «  Ah  !  parfaitement,  dis-je,  une  oubliette  1  »  Une 
oubliette  en  effet,  et  on  y  jette,  pour  me  convaincre,  une  pierre 
que  j'entends  rouler  peu  à  peu  à  d'étonnantes  profondeurs  et 
dont  la  chute  se  termine  dans  les  eaux  du  Bosphore,  à  une  cen- 
taine de  mètres  au-dessous  de  nous. 

Nous  visitons  ensuite  d'autres  appartements  splendides  et 
terribles  et  de  petits  jardins  nostalgiques,  aux  plates-bandes 
bordées  de  buis,  qui  sont  enfermés  dans  des  murailles  dont  on 
peut  juger  l'épaisseur  par  les  parois  des  fenêtres.  À  travers  les 
grilles  de  ces  ogives  on  aperçoit,  mais,  il  est  vrai,  de  très  loin  et 
de  très  haut,  l'azur  magnifique  de  la  Marmara. 

Pour  rendre  ce  Vieux  Sérail  plus  sinistre,  de  place  en  place, 
dans  les  couloirs  étroits  et  sombres,  qui  conduisent  d'un  palais  à 
un  autre,  sontsuspendues  des  petiteslampes  allumées.  —  «  C'est, 
me  disent  mes  hôtes,  pour  perpétuer  le  souvenir  de  tel  Sultan 
ou  de  telle  Sultane  qui  furent  égorgés  ici  il  y  a  cent  ou  deux 
cents  ans.  » 

Afin  de  me  faire  plus  d'honneur,  on  me  présente  les  der- 
niers eunuques  blancs,  sorte  de  demi-fantômes  qui  terminent 
ici  leur  vie  étrange.  (On  sait  qu'on  ne  fait  plus  maintenant  que 
des  eunuques  noirs.)  Ce  sont  de  petits  vieillards  tout  ratatinés, 
dont  le  visage  à  mille  plis  est  d'une  pâleur  presque  grisâtre.  On 
nous  montre  aussi,  à  l'entrée  de  leur  quartier,  des  séries  de 
bâtons  de  différentes  grosseurs,  de  gourdins  noueux,  suspendus 
par  des  ficelles,  qui  servaient  à  les  battre  quand  ils  avaient  com- 
mis quelque  manquement  grave. 

Notre  couvert  de  six  ou  huit  personnes  est  mis  dans  un  petit 
salon  oppressant  et  obscur  où  la  table  ronde  en  argent  massif 
est  chargée  d'une  vaisselle  sans  prix,  dont  la  moindre  pièce 
serait  un  objet  de  choix  pour  un  musée.  Le  diner  servi  dans  une 
telle  magnificence,  par  des  hommes  graves  en  longue  robe  de 
soie  ancienne  et  de  coupe  surannée,  est  frugal,  sans  alcool,  bien 
entendu,  sans  vin,  ce  qui  serait  fort  injurieux  pour  les  mânes 
des  grands  morts  qui,  avec  la  nuit,  vont  sortir  des  souterrains 
ou  des  salons  somptueux. 

On  parle  bas  et  chacun  a  son  tour. 

La  nuit,  qui  enveloppe  déjà  ce  lieu  plein  de  mystères,  même 


46  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  places  et  ses  avenues  dallées,  ne  nous  permet  plus  de  rester 
à  table.  On  nous  conduit,  pour  le  café  et  la  fumerie,  dans  des 
salons  vitrés  où  il  fait  grand  jour.  Nous  sommes  là  dans  l'espace 
cl  la  lumière,  assis  sur  des  divans  de  lampas  rose  lamé  d'ar- 
gent; d'énormes  pièces  d'orfèvrerie,  posées  çà  et  là  parterre, 
servent  à  faire  tremper  des  gerbes  de  fleurs  odorantes.  Pour  cette 
fumerie,  on  apporte  à  chacun  de  nous  des  chibouks  au  fourneau 
alourdi  de  gros  diamants  historiques,  qui  représentent  chacun 
une  fortune,  et  dont  les  tuyaux  de  jasmin  sont  si  longs  que  les 
bras  des  hommes  seraient  trop  courts  pour  les  allumer;  affaire 
d'étiquette,  car  ça  oblige  un  serviteur,  agenouillé  dans  sa  grande 
robe  de  soie,  à  se  tenir  auprès  de  chacun  de  nous  pour  les 
entretenir.  Le  café  blond,  il  va  sans  dire,  est  d'un  parfum 
exquis...  Tout  à  coup,  dans  ce  vieux  palais  mort,  s'élève  le 
chant  délicieux  du  muezzin;  c'est  l'appel  pour  la  prière  du  soir, 
dans  la  mosquée  de  ces  hommes  demi-fantômes,  que  sont  les 
eunuques  blancs.  Quand  nous  nous  levons  pour  nous  y  rendre, 
Stamboul  s'est  déjà  illuminé;  vu  de  ce  lieu,  surtout  le  soir,  il 
offre  aux  yeux  une  féerie  incomparable  ;  la  forêt  des  minarets, 
qui  a  poussé  sur  toute  cette  pointe  du  Sérail,  est  entièrement 
baguée  de  couronnes  de  feux. 

A  notre  sortie,  les  étranges  vieillards  insexués  sont  encore 
rangés  près  des  portes,  pour  nous  faire  honneur. 

«  Vous  savez,  me  dit  un  de  mes  hôtes,  que  Sa  Majesté  avait 
eu  l'idée  de  vous  loger  ici  même,  un  honneur  jamais  fait  à 
personne.  C'est  nous  qui  l'en  avons  dissuadé;  c'eût  été  trop 
funèbre  :  il  y  a  trop  de  revenants  qui  se  promènent  ici,  la 
nuit.  »  Hélas!  c'est  donc  vrai  que  j'aurais  pu  habiter  là,  y  faire 
transporter  ma  table  d'argent  massif  et  ma  lourde  vaisselle 
d'or,  y  devenir  le  maître  pendant  quelques  jours,  et  mainte- 
nant, jamais  je  ne  retrouverai  plus  une  telle  occasion... 

Mardi,  2  septembre. 

La  lune  nouvelle  a  été  aperçue,  c'est  donc  la  fin  du 
Ramazan.  Demain  aura  lieu  la  fête  de  Baïram;  et  après,  Stam- 
boul reprendra  sa  physionomie  habituelle  et  son  tranquille 
silence. 

Mercredi,  3  septembre. 

Baïram,  Stamboul  en  fête  sous  l'ardent  soleil,  —  pour  moi, 
jour  de  profond  désespoir  que  j'étais  loin  d'attendre... 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  17 

Je  me  trouvais  déjà  bien  en  retard,  étant  en  Turquie  depuis 
près  d'un  mois,  pour  faire  ma  première  visite  au  lieu  où  dort 
la  petite  amie  de  ma  jeunesse.  Aujourd'hui  donc,  avec  Kcnan 
Bey  et  Osman,  je  m'étais  mis  en  route  pour  les  cimetières,  à 
travers  toute  cette  fête  de  Baïram,  à  travers  tons  les  beaux  cos- 
tumes éclatant  au  soleil  en  couleurs  vives  sur  le  fond  sombre 
des  vieilles  maisons  de  bois. 

Après  un  long  trajet  dans  le  vieux  Stamboul,  notre  voiture 
passe  la  «  Porte  d'Andrinople,  »  et  nous  mettons  pied  à  terre, 
hors  de  la  grande  muraille  byzantine,  à  l'entrée  des  solitudes  et 
des  cimetières. 

Voici,  sous  d'immenses  cyprès  noirs,  le  cimetière  enclos  que 
nous  cherchons  et  nous  nous  dirigeons,  au  milieu  des  stèles 
droites,  penchées  ou  brisées,  vers  le  groupe  de  cyprès  qui  doit 
abriter  la  chère  petite  tombe. 

Mais  comment  se  fait-il  que  je  n'aperçoive  pas  les  stèles 
encore?  Me  serais-je  trompé  de  direction?  Ce  n'est  pas  pos- 
sible... Elles  n'y  sont  pas  cependant,  et  l'inquiétude  commence... 
Je  cherche,  je  cherche...  C'était  bien  là  pourtant,  à  cette  dis- 
tance des  murailles...  Quelque  chose,  sans  doute,  s'est  obscurci 
dans  ma  mémoire  ;tj'étais  si  sûr  de  moi  tout  à  l'heure  1  mainte- 
nant je  ne  me  reconnais  plus  bien...  C'était  là,  il  n'y  a  aucun 
doute...  Osman,  qui  m'y  avait  accompagné  souvent,  affirme, 
lui  aussi,  que  la  tombe  était  là...  Et  elle  n'y  est  plus.  Nous 
allons  voir  plus  au  fond  de  l'enclos,  parmi  les  herbes  brûlées 
et  les  vieilles  stèles  en  déroute...  Mais  non,  ce  n'était  pas  si  loin 
que  cela,  je  le  sais  bien...  L'angoisse  m'étreint,  j'entends  battre 
mes  tempes.  C'est  fini,  la  tombe  a  disparu...  Et  d'ailleurs  c'est 
comme  dans  les  cauchemars,  je  ne  m'y  reconnais  plus  bien... 
Il  me  semble  qu'il  n'y  avait  pas  cette  brèche  en  face,  dans  la 
grande  muraille  byzantine  ;  il  n'y  avait  pas,  non  plus,  cette 
maison  solitaire,  qui  pourtant  a  l'air  bien  vieux...  Des  bergers 
sont  là  avec  leurs  chèvres,  je  les  interroge  :  «  Cette  maison, 
répondent-ils,  mais  le  père  de  notre  père  l'avait  toujours 
connue...  »  Alors,  est-ce  que  je  deviens  fou?...  La  chère  petite 
tombe  n'y  est  plus,  c'est  le  point  indiscutable;  peu  importe  le 
reste,  ma  mémoire  a  pu  se  tromper,  et  nous  avons  maintenant 
parcouru  tout  le  cimetière  !... 

Visiblement  désemparé,  Kenan  Bey  me  conte  toutes  les 
horreurs  de  la  guerre  qui  vient  de  finir  :  deux  cent  mille  émi- 

TOME    LXV.    —     i  92  i  .  2 


18 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


grés,  fuyant  devant  les  massacres  bulgares,  ont  campé  pendant 
deux  mois  dans  ces  cimetières,  avec  leurs  chariots,  leur  bétail  ; 
ils  ont  dû  tout  chavirer,  et  ce  n'est  la  faute  de  personne...  Mais 
non,  si  c'était  cela,  je  retrouverais  par  terre  les  deux  stèles  et 
leur  grand  socle  de  marbre...  C'est  donc  que  tout  a  été  profané 
exprès  par  des  fanatiques,  pour  punir  peut-être  la  chère  petite 
morte.  «  Personne  aujourd'hui,  me  dit  Kenan  Bey,  ne  serait 
assez  intolérant  pour  faire  cela...  »  Alors,  ce  sont  des  marbriers, 
voleurs  de  tombes,  qui,  voyant  celle-là  un  peu  à  l'abandon, 
auraient  enlevé  les  marbres  pour  les  retailler  et  les  revendre... 
«  Ah!  oui,  me  dit  encore  Kenan  Bey,  cela,  hélas  I  n'est  pas 
impossible;  il  y  a  des  rôdeurs  qui  la  nuit  font  de  tels  métiers. 
Le  tombeau  d'un  de  mes  oncles,  une  fois,  a  disparu  ainsi...  » 
Et  il  cherche  à  me  consoler  :  «  avec  les  relèvements  que  vous 
avez  dessinés  jadis  on  retrouvera  la  place,  on  réédifiera  tout 
pareil  et  les  Turcs,  à  l'avenir,  seront  jaloux  de  garder  celte 
tombe...  »  Mais  non,  la  place  exacte,  à  cinq  ou  dix  mètres  près, 
ne  sera  jamais  retrouvée  et  un  jour  est  proche,  s'il  n'est  pas 
déjà  arrivé,  où  l'on  fouillera  celte  terre;  où  l'on  brouillera  les 
chers  petits  ossements,  pour  jeter  là  quelque  nouveau  cadavre. 
Celte  pensée  est  pour  moi  l'horreur  dernière.  Allons-nous-en, 
sans  retourner  la  tète.  Tout  est  fini... 

Un  immense  dégoût  me  prend  soudain  pour  cette  Turquie 
que  j'avais  tant  aimée...  Le  secret  de  mon  amour  pour  l'Orient, 
c'était  ces  deux  stèles  et  la  cendre  qui  dormait  dessous.  Mainte- 
nant que  tout  est  profané,  je  maudis  ce  pays,  auquel  rien  ne 
m'attache  plus,  où  rien  ne  m'intéresse  plus.  Et  je  vais  partir 
par  le  prochain  paquebot,  pour  ne  revenir  jamais. 

Mon  Dieu,  avoir  tant  tremblé  pour  ce  pauvre  petit  monu- 
ment, si  humble,  tout  l'hiver  dernier,  quand  les  barbares  aux 
casquettes  plates  étaient  si  près  des  murs  de, Stamboul!  Avoir 
tant  de  fois,  dans  mes  mauvais  rêves,  imaginé  qu'ils  étaient  là, 
ces  barbares,  au  pied  des  murailles,  brisant  les  stèles,  souillant 
les  morts  et  les  mortes,  suivant  leur  coutume,  —  et  mainte- 
nant que  j'étais  débarrassé  de  cette  angoisse,  maintenant  que 
la  Turquie  est  encore  vivante,  —  apprendre  que  ce  sont  les 
Turcs,  eux-mêmes,  qui  ont  commis  le  sacrilège  !... 

La  voilure  me  ramène,  morne,  au  logis.  Injustement  j'en- 
globe tous  les  Turcs  dans  ma  rancœur  ;  même  le  pauvre  Kenan 
Bey,   qui  est  à  côté  de  moi.  Je  ne  dis  plus  rien  ;  tous  mes  pro- 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  19 

jets  de  rendez-vous  pour  ce  soir,  je  les  abandonne,  sans  un  mot 
d'excuse.  Stamboul  est  vide  et  sans  âme  pour  moi;  mon  \ot 
oriental  me   fait  hausser  les  épaules  et  me  dégoûte.  Je  m'en- 
ferme et  ne  veux  voir  personne. 

Vendredi,  5  septembre. 

Grâce  à  un  vieil  imam  laveur  de  morts,  la  tombe  a  été 
enfin  retrouvée  ;  je  me  réveille  d'un  cauchemar.  Et  c'est  invrai- 
semblable, cette  histoire,  c'est  comme  si  de  mauvaises  fées,  de 
mauvais  génies  s'en  étaient  mêlés... 

Avant-hier  soir,  nous  ayant  entendu  parler  entre  nous  des 
stèles,  donner  des  détails  sur  leur  inscription,  leur  dessin  et 
leur  couleur,  l'un  de  mes  domestiques  turcs,  —  celui  qui  est 
derviche  tourneur,  —  était  allé  en  causer  avec  ce  vieil  imam 
laveur  de  morts.  Et  ce  matin,  le  vieil  imam  est  venu  dire  : 
«  J'ai  retrouvé  une  tombe  qui  se  rapporte  au  signalement 
donné  :  le  nom  de  la  morte  est  le  même,  et  la  date  et  tout... 
Seulement  cette  tombe  n'est  pas  dans  le  cimetière  de  la  «  Porte 
d'Andrinople,  »  mais  dans  celui  de  la  «  Porte  de  Top-Kapou.  » 
En  pntendant  cela,  j'ai  d'abord  haussé  les  épaules  ;  est-ce  que 
c'est  possible?  Alors,  je  serais  fou!  Je  sais  bien  que,  depuis  des 
années,  je  sortais  par  la  «  Porte  d'Andrinople,  »  pour  aller  au 
cimetière.  —  «  Il  faut  tout  de  même  voir,  »  m'ont  dit  mon  fils 
et  Osman,  et  je  me  suis  laissé  entraîner...  Il  y  avait  bien  en 
effet  ce  point  inexplicable  :  c'est  que,  mercredi,  dans  le  cime- 
tière, je  ne  me  sentais  pas  chez  moi,  les  arbres  familiers 
n'étaient  pas  tout  à  fait  à  leur  place,  le  décor,  sans  doute  par 
un  affaiblissement  de  ma  mémoire,  me  semblait  changé,  — et 
puis,  cette  vieille  maison  qui  n'y  était  pas  jadis  et  qui  avait 
surgi  là,  comme  par  miracle... 

Nous  montons  dans  notre  voilure,  Kenan  Boy,  Osman  et 
moi.  —  Je  suis  sceptique,  sans  espoir.  Nous  allons  chercher 
d'abord  le  vieil  imam  dans  sa  maisonnette,  car  c'est  lui  qui 
doit  nous  guider.  Puis  nous  sortons  des  remparts  encore  par  la 
«  Porte  d'Andrinople;  »  mais  nous  ne  nous  arrêtons  pas  au- 
jourd'hui au  cimetière  en  face,  puisque  la  tombe  ny  est  plus. 
Nous  tournons  a  droite,  longeant  la  muraille  byzantine,  par  la 
route  désolée,  jusqu'à  l'autre  porte,  qui  doit  avoir  elle  aussi 
son  cimetière.  Que  des  fées  y  aient  transporté  les  stèles,  cela  me 
semble  toujours  impossible. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais,  tout  à  coup,  comme  nous  approchons,  je  lève  les 
yeux  :  la  voici,  là-bas,  l'autre  vieille  porte  toute  pareille  à  la 
première,  avec  ses  petits  cafés  turcs  sous  les  arbres,  et  en  face, 
sur  notre  droite,  son  cimetière!...  Est-ce  que  je  rêve?  Je  reçois 
comme  une  grande  commotion  nerveuse.  Cette  fois,  je  recon- 
nais tout,  jusqu'à  la  forme  des  cyprès,  jusqu'au  moindre  détail 
du  chemin  ;  je  retrouve  tout  cela,  qui  s'était  gravé  dans  ma 
mémoire,  comme  sur  une  plaque  de  photographie.  Comment 
ai-je  pu  un  instant  me  laisser  tromper  par  l'autre  cimetière, 
malgré  la  ressemblance  extrême?...  Et  la  brèche  de  l'enclos, 
par  où  j'avais  l'habitude  de  passer,  je  la  reconnais  tout  à  coup 
avec  émotion  I  Elle  me  saute  aux  yeux  comme  un  document 
irréfutable,  cette  brèche  un  peu  blanchie  par  les  pas  des  ber- 
gers, qui  amènent  leurs  chèvres  sur  les  tombes,  et  même  un 
peu  blanchie  par  mes  pieds,  à  moi,  car  ils  s'y  posèrent  tant  de 
fois,  jadis  1  Oh  1  cette  brèche  familière,  trace  blanche  parmi  les 
pierres  grises  1  Mais  je  suis  chez  moi,  ici  !...  Et  j'ai  hâte  de  des- 
cendre de  voiture.  J'escalade  en  courant  la  brèche,  suivi  de 
mes  compagnons  et  du  vieil  imam,  qui  n'a  plus  besoin  mainte- 
nant de  me  conduire...  «  Et  la  voilà,  votre  tombe  1  »  dit 
derrière  moi  la  voix  joyeuse  d'Osman;  oui,  la  voilà  retrouvée  I 
De  quel  singulier  maléfice  je  suis  enfin  délivré  1  J'arrive,  tou- 
jours en  courant,  parmi  les  herbes  desséchées  et  les  chardons 
bleus,  jusqu'aux  marbres,  que  je  touche  avec  tendresse;  ils 
sont  bien  réels,  il  n'y  a  pas  à  dire,  et  bien  les  miens. 

Ceux  qui  me  suivaient,  même  l'imam  à  la  démarche  alourdie 
par  l'âge,  m'ont  rattrapé.  Ils  s'asseyent  alentour,  et  moi,  je 
m'écarte  un  peu  pour  qu'ils  ne  me  voient  pas,  car  les  larmes 
embrouillent  mes  yeux. 

Comme  elle  a  vieilli  encore,  la  chère  petite  tombe,  depuis 
trois  ansl  Elle  a  vu,  trois  fois  de  plus,  les  longues  neiges  d'hiver, 
et  puis  elle  a  vu  l'horreur  de  tous  ces  campements  de  fuyards, 
où  les  femmes,  les  vieux,  les  petits  enfants  mouraient  de  faim, 
de  froid  et  de  misère. 

Il  va  falloir  la  faire  repeindre,  redorer,  pour  qu'elle  n'ait 
plus  cet  air  d'abandon;  cet  air  qui  plonge  tout  ce  passé  plus 
loin  dans  la  nuit.  Avec  le  vieil  imam,  au  courant  des  spécialités 
de  cimetière,  nous  convenons  de  la  réparation  et  de  la  dorure; 
une  des  stèles  penche  un  peu,  on  la  redressera  et,  dans  huit 
jours  au  plus  tard,  tout  sera  mis  à  neuf. 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  21 

Et  nous  repartons;  j'ai  le  cœur  léger,  je  me  sens  rajeuni.  Il 
me  semble  que  tout  dans  ma  vie  a  repris  son  équilibre  ;  la  Tur- 
quie a  retrouvé  son  àme.  Je  l'aime  encore,  ce  pays  de  ma  jeu- 
nesse, et  ce  soir,  au  clair  de  lune,  je  m'abandonnerai  aux 
enchantements  de  Stamboul. 

C'est  égal,  il  y  a  une  chose  qui  restera  éternellement  inex- 
pliquée :  comment  ai-je  pu  me  tromper?  Pendant  vingt  ans  de 
ma  vie,  c'était  à  la  «  Porte  d'Andrinople  »  que  je  venais  cher- 
cher ce  cimetière,  et  je  suis  bien  sur  d'avoir  dit  à  tous  les 
cochers  qui  me  conduisaient,  cette  phrase  que  ma  mémoire 
répéterait  comme  un  phonographe  :  «  Edirné  Kapoussouna 
gueutur.  »  (Mène-moi  à  la  porte  d'Andrinople.) 

Quand  j'ai  demandé  à  Osman,  à  Djemil  et  à  tous  ceux  qui  y 
étaient  venus  avec  moi  par  quelle  porte  nous  sortions  pour  aller 
là,  tous,  sans  hésiter,  m'ont  répondu  :  «  Par  la  Porte  d'Andri- 
nople. » 

Alors,  cela  restera  un  de  ces  mystères,  comme  il  y  en  a  déjà 
beaucoup  dans  ma  vie... 

Jeudi,  11  septembre. 

Stamboul.  —  Longue  agonie  et  mort  de  notre  petit  chat 
Mahmoud.  Il  avait  passé  avec  nous  les  cinq  ou  six  jours  heureux 
de  son  existence,  ce  pauvre  petit  martyr. 

C'était  sur  la  place  de  Mahmoud-Pacha  que  nous  l'avions 
trouvé,  assis  sur  son  derrière  dans  une  pose  de  résignation 
suprême,  tout  contre  un  mur,  dans  un  coin  d'ombre.  Il  ne 
disait  rien,  ne  demandait  rien,  ne  bougeait  pas.  Etonnamment 
petit,  un  diminutif  de  chat,  un  tout  petit  corps  tout  ratatiné  par 
la  misère  et  par  la  faim,  mais  un  amour  de  petite  figure,  la  plus 
jolie,  la  plus  intelligente  figure  de  chaton  que  j'aie  jamais  vue. 

Il  était  angora,  d'un  gris  foncé  presque  noir,  avec  un  peu 
de  gris  clair  sous  le  menton  ;  âgé  de  trois  ou  quatre  mois  peut- 
être,  mais  beaucoup  trop  petit  pour  son  âge,  la  croissance 
retardée  par  la  misère.  La  figure  du  petit  chat  était  si  adorable 
que  nous  nous  étions  rapprochés:  alors  il  nous  avait  parlé  en 
nous  regardant  droit  dans  les  yeux  :  «Oui,  je  suis  bien  malheu- 
reux, vous  voyez,  je  suis  un  pauvre  petit  rien,  bien  abandonné.  » 

Après  nous  être  assurés  qu'il  n'appartenait  à  personne,  nous 
l'avions  emporté  dans  notre  voiture.  Chez  nous,  tout  de  suite,  il 
comorit  la  protection,   sentit  la  sécurité,  éprouva  de  l'affection 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reconnaissante.  Nous  l'avions  baptisé  Mahmoud,  parce  qu'il 
venait  de  Mahmoud-Pacha,  et  ce  nom,  qui  fait  penser  aux  gros 
mammouths,  semblait  drôle,  donné  à  une  petite  bète  aussi 
chétive. 

Mahmoud  ne  voulait  plus  nous  perdre  de  vue,  mon  fils  ou 
moi,  acceptant  tout  au  plus  la  compagnie  des  domestiques.  Il 
nous  suivait  partout  en  courant  sur  ses  petites  pattes  trop 
maigres,  qui  le  supportaient  à  peine.  Le  bon  lait,  les  meilleures 
pâtées  ne  lui  disaient  pas  grand  chose  ;  sans  doute,  il  était 
trop  tard,  il  avait  trop  souffert,  ses  intestins  étaient  atrophiés. 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  il  ne  se  trouvait  bien  que  sur 
l'épaule  de  l'un  de  nous.  Obstinément,  il  grimpait  le  long  des 
pantalons,  de  la  veste  et  s'installait  là-haut,  sa  tête  appuyée 
contre  notre  joue;  blotti,  comme  cela,  il  était  heureux  et  faisait 
son  ron-ron.Où  avait-il  pu  apprendre  l'affection  et  la  tendresse, 
ce  petit  abandonné,  dont  les  premières  pensées  ne  dataient  que 
de  trois  mois  à  peine? 

Par  moments,  le  petit  malade  se  sentait  la  force  de  jouer 
un  peu  avec  un  bouchon  au  bout  d'une  ficelle  ;  cependant  il  ne 
se  rétablissait  pas,  ses  petits  os  semblaient  près  de  percer  sa 
peau.  Un  vétérinaire,  appelé,  ordonna  de  petits  remèdes,  dit 
qu'il  faudrait  surtout  une  chatte  nourrice.  Mon  domestique 
Djemil  découvrit  la  chatte  cherchée  dans  la  maison  d'une 
vieille  femme  voisine.  Cette  vieille  voisine  consentit  à  sevrer  ses 
petits  chats  et  à  nous  envoyer  leur  mère,  deux  fois  par  jour, 
moyennant  trois  sous  par  visite,  —  en  tout  six  sous  de  lait  de 
chat,  à  l'abonnement.  —  Le  grand  colosse  Djemil  allait  cher- 
cher, dans  un  panier,  la  mère  chatte  et  pendant  tout  le  temps 
que  le  petit  tétait,  il  la  tenait  par  les  quatre  pattes,  car  cette 
opération  la  mettait  toujours  dans  une  colère  a  peine  contenue. 
Après  on  servait  à  la  nourrice  une  pâtée,  qu'elle  mangeait  glou- 
tonnement, puis  elle  se  sauvait  comme  si  le  diable  l'emportait. 

Mais  la  chatte  nourrice  avait  beau  venir  matin  et  soir,  le 
pauvre  petit  Mahmoud  ne  grossissait  pas.  Sa  tendresse  et  son 
besoin  de  protection  augmentaient  de  jour  en  jour.  Il  pleurait 
dès  qu'on  le  laissait  seul  et  il  ne  voulait  plus  quitter  son  poste, 
sur  mon  épaule,  la  tête  contre  ma  joue;  là,  il  oubliait  son  mal 
et  tout... 

Maintenant,  son  poil  était  tout  dépeigné,  tout  englué  par 
les  drogues  que  l'on  essayait  de  lui  faire  prendre;  il  en  arrivait 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  23 

à  être  une  pauvre  petite  chose  repoussante.  Mais  sa  tête,  trop 
grosse  pour  son  corps  de  malade,  était  toujours  aussi  jolie  et  il 
avait  toujours  ses  mêmes  yeux  qui  imploraient  et  qui  remer- 
ciaient. II  était  perdu  et  il  avait  l'air  de  le  savoir;  il  nous  regar- 
dait bien  en  face,  avec  une  expression  intense  de  tristesse  et  de 
prière. 

Et  ce  matin,  il  n'eut  plus  la  force  de  se  lever  ;  mais  tout  de 
même,  quand  on  s'approchait,  il  dressait  encore  la  tète,  pour 
remercier  du  regard,  et  faisait  son  petit  ron-ron  affaibli.  Ce 
soir,  il  s'allongea  dans  la  pose  des  chats  qui  vont  mourir.  Nous 
nous  sommes  relayés,  mon  fils  et  moi,  pour  lui  tenir  compa- 
gnie; il  avait  très  bien  conscience  de  notre  présence,  et  le  petit 
ron-ron,  que  l'on  n'entendait  plus  maintenant  qu'en  s'appro- 
chant  tout  près,  nous  remerciait  encore. 

Mon  fils  l'a  gardé  sur  ses  genoux  jusqu'à  une  heure  du 
matin,  jusqu'au  moment  où,  après  deux  ou  trois  crispations 
d'agonie,  il  ne  fut  plus  qu'une  petite  chose  froide  et  inerte, 
dégoûtante  à  toucher,  un  rien  pitoyable.  Sa  petite  pensée,  sa 
petite  connaissance,  sa  [petite  tendresse,  qui  dira  où  tout  cela 
était  parti?... 

Vendredi,  12  septembre. 

Le  matin,  au  beau  soleil,  nous  avons  fait  un  trou  dans  le 
jardin  de  notre  maisonnette,  sous  une  treille,  pour  enfouir  le 
petit  chat  Mahmoud.  Cinq  ou  six  enfants  du  voisinage  étaient 
venus  pour  assister  gravement  à  cette  inhumation. 

Samedi,  13  septembre. 

Le  chef  des  Derviches,  notre  hôte  de  l'autre  jour,  m'a  fait 
annoncer  sa  visite  pour  cet  après-midi  ;  c'est  aussi  le  jour  où  la 
Supérieure  de  l'Hôpital  français  m'a  promis  de  venir  me  voir, 
dans  ma  petite  maison  de  Stamboul.  Tant  pis,  la  bonne  sœur  et 
le  derviche  ne  peuvent  que  bien  s'entendre,  et  ce  sera  comique 
de  les  recevoir  ensemble. 

Il  faut  que  j'envoie  prendre  la  sœur  en  haut  de  Péra,  sans 
quoi  elle  n'oserait  jamais  se  risquer  seule  au  cœur  de  Stamboul; 
et  ce  sera  Djernil  qui  ira  la  chercher,  car  il  l'a  déjà  vue,  il  y  a 
trois  ans,  quand  j'étais  à  l'hôpital. 

Djernil,  d'ordinaire  si  débrouillard,  a  été  assez  long  à  com- 
prendre la   mission  que  je   lui  confiais.  J'essayais  de  lui  expli- 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quer  ce  qu'estime  lionne  sœur,  je  lui  traduisais  en  turc  le  mot 
«  Religieuse,  »  mais  il  ne  voyait  pas  bien  ce  que  je  voulais  dire. 
Tout  d'un  coup,  enfin,  il  s'est  souvenu  :  «  Ah  I  oui,  c'est  cette 
dame  qui  avait  toujours  sur  la  tête  un  grand  chapeau  blanc!  » 
(sa  cornette  de  sœur  de  Saint-Vincent  de  Paul).  Et  il  est  parti 
sur  de  lui,  dans  ma  belle  voiture  de  pacha. 

Deux  heures  après,  voici  en  effet  la  bonne  sœur.  Elle  arrive 
très  troublée  ;  cette  escapade,  en  compagnie  du  grand  diable  de 
Djemil,  vêtu  de  rouge  et  d'or,  dans  ces  vieux  quartiers  musul- 
mans qu'elle  ne  connaissait  pas,  depuis  vingt  ans  qu'elle  habite 
Constantinople,  lui  parait  être  la  plus  folle  des  aventures.  Mon 
salon  oriental  l'étonné  visiblement  beaucoup;  mais  son  étonne- 
ment  arrive  à  son  comble  lorsqu'elle  voit  entrer  le  derviche  en 
haut  bonnet  et  longue  robe.  Cependant  mon  invité  sait  tout  le 
respect  que  l'on  doit  à  une  religieuse,  il  s'incline  profondément 
devant  elle  et  la  salue  à  la  turque,  en  portant  la  main  à  sa 
bouche,  puis  à  son  front.  La  bonne  sœur,  pour  ne  pas  être  en 
reste  de  politesse,  incline,  elle  aussi,  sa  cornette  blanche,  et  la 
glace  est  rompue.  Je  conduis  mes  hôtes  dans  ma  salle  a  manger 
où  un  petit  lunch  frugal  les  attend,  servi  dans  ma  vaisselle 
d'or  massif.  Le  derviche  parle  très  bien  le  français  et  la  sœur 
n'est  plus  embarrassée  du  tout.  En  échangeant  de  discrètes 
galanteries,  ils  s'asseyent  tous  deux  à  ma  lourde  table  d'argent 
ciselé  pour  manger  des  gâteaux,  des  fruits  et  prendre  des 
sorbets. 

Avant  de  se  séparer,  la  bonne  sœur  et  le  derviche  se  pro- 
mettent mutuellement  de  se  revoir. 

Dimanche,  14  septembre. 

Je  me  rends  à  Dolma-Bagtché,  où  le  prince  héritier 
m'accorde  une  audience.  —  Longue  causerie  presque  intime 
avec  ce  prince. 

Après  l'audience,  Kenan  Bey  et  moi,  nous  voulons  avoir  le 
temps  de  nous  rendre  aux  grands  cimetières,  avant  la  tombée 
de  la  nuit,  car  mon  séjour  en  Turquie  touche  à  sa  fin.  Il  est 
déjà  tard,  notre  cocher  presse  ses  chevaux  et  nous  brûlons  les 
pavés.  A  Stamboul,  nous  changeons  d'attelage,  pour  aller  plus 
vite  avec  des  chevaux  reposés. 

Cette  fois-ci,  c'est  par  en  dedans  que  nous  longeons  la 
grande  muraille  byzantine  qui  encercle  la  ville  et  nous  passons, 


SUPREMES    VISIONS    D  ORIENT.  25 

au  crépuscule,  dans  des  quartiers  d'abandon  et  de  misère,  que 
je  ne  connaissais  pas  encore,  —  le  quartier  des  bohémiennes 
qui  nichent  dans  les  ruines  des  remparts.  —  Gela  n'en  finit 
plus  et  il  semble  que  nous  n'arriverons  jamais.  Enfin,  voici  la 
porte  de  Top-Kapou  et  il  ne  fait  pas  encore  tout  a  fait  nuit; 
nous  entrons  dans  le  vieux  cimetière,  parmi  les  hauts  cyprès 
et  les  stèles  rongées  de  lichen  qui  se  penchent  dans  l'herbe. 

«  Voyez  votre  tombe,  me  dit  Kenan  Bey,  elle  brille  comme 
un  bijou  I  »  En  effet,  elle  est  la  seule  redorée  de  frais,  au  milieu 
de  tout  ce  délaissement  ;  les  petits  couronnements  de  fleurs,  en 
haut  des  deux  stèles,  semblent  avoir  concentré  tout  ce  qui  reste 
de  la  lumière  du  jour,  pour  briller  doucement  et  délicieusement, 
tandis  que  s'assombrissent  déjà  les  choses  recueillies  d'alen- 
tour. La  chère  petite  tombe  que  j'avais  crue  perdue,  la  voici 
donc  encore  une  fois  pieusement  restaurée,  et  encore  une  fois, 
je  vais  lui  faire  mes  adieux,  ne  sachant,  ni  si  je  pourrai  la 
revoir',  ni  dans  quel  écroulement  et  dans  quel  oubli  elle  doit 
finir... 

Mais  cette  vision  dernière,  au  crépuscule,  a  quelque  chose 
de  merveilleux  et  de  dramatique,  comme  pour  se  graver  à 
jamais  dans  ma  mémoire.  Ils  brillent,  les  ors  tout  neufs  qui  cou- 
ronnent les  stèles;  partout  alentour,  dans  les  immenses  cime- 
tières, où  les  cyprès  appellent  la  nuit,  les  milliers  de  tombes 
aux  couleurs  de  terre  rousse  se  confondent  avec  le  sol,  res- 
semblent à  d'incolores  peuplades  de  fantômes.  Du  côté  de  la 
sèche  et  déserte  campagne,  on  les  dirait  infinis,  ces  champs  de 
morts,  on  aime  mieux  être  ici,  à  l'entrée,  près  de  s'évader,  que 
de  s'aventurer  plus  loin,  à  cette  heure  où  la  nuit  tombe.  Et  de 
l'autre  côté,  c'est  Stamboul,  et,  par  delà  les  écroulements  de  la 
vieille  muraille  byzantine,  on  voit  se  déployer,  dans  le  vague  cré- 
puscule, des  myriades  de  vieilles  maisonnettes  en  bois  de  sombre 
couleur,  d'où  émergent,  plus  blancs  à  cette  heure  que  dans  le 
jour,  des  groupes  de  minarets  aigus  et  des  coupoles  de  mosquées. 
Au-dessus  de  cette  ville,  aux  lointains  estompés  par  le  soir,  la 
lune  commence  de  briller;  des  bandes  de  nuages  aux  contours 
trop  accusés,  qui  ressemblent  à  des  découpures  de  bronze,  — 
des  nuages  d'orage,  —  traversent  un  profond  ciel  d'or  vert.  Et 
cette  lune  apparaît  entre  ces  découpures,  pas  très  haut  encore 
sur  l'horizon  et  déjà  brillante  comme  un  disque  de  vermeil. 
Cette  grande    lune  monte  au  ciel  tragique   sur  cette  ville  en 


26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ruines  sombres  où  pointent  partout  des  minarets  blancs..*, 
Jamais  encore  je  n'avais  vu  ma  chère  tombe  à  une  heure 
aussi  tardive,  presque  nocturne,  et  c'est  le  soir  où  je  vais  lui 
dire  adieu...  Mais  les  ors  qui  persistent  à  briller  en  haut  des 
stèles,  au  milieu  de  ce  suprême  délaissement  des  entours,  où 
tombe  le  silence  de  la  nuit,  attestent  qu'au  moins  le  souvenir  de 
ma  petite  amie  continue  de  vivre;  elle  n'est  pas,  elle,  comme 
cette  cendre  si  oubliée  qui  l'environne. 

L'immense  Stamboul  a  allumé  ses  mille  petites  lumières, 
quand  nous  le  traversons  pour  rentrer  au  logis,  sous  la  lune  de 
tout  à  l'heure  qui  maintenant  resplendit  en  l'air. 

Lundi,  15  septembre. 

Stamboul.  —  Préparatifs  pour  quitter  à  jamais  notre  petite 
maison  de  Féthié.  Beaucoup  de  visites  ce  matin,  entre  autres 
celles  de  Mme  Zénour  et  de  ses  deux  sœurs.  Très  voilées  toutes 
les  trois,  elles  arrivent  escortées  de  leur  esclave  négresse.  Et 
c'est  si  drôle  de  voir  ici  Zénour,  que  j'avais  connue  en  France 
si  Parisienne,  redevenue  maintenant  plus  Turque  encore  qu'au 
temps  des  «  désenchantées;  »  mais  aujourd'hui,  elle  me  fait  sa 
visite  dans  mon  logis  à  moi,  où  nous  sommes  en  sûreté,  et  non 
plus  dans  ces  logis  clandestins,  où  l'on  se  sentait  tout  le  temps 
en  péril. 

Dans  mon  salon  turc,  je  reçois  naturellement  mes  invitées  à 
la  turque,  en  leur  offrant  la  traditionnelle  tasse  de  café. 

Lorsqu'elles  doivent  repartir,  il  y  a  deux  voitures  en  bas, 
dans  cette  impasse  si  déserte  avant  que  je  l'habite  et  où  ma  pré- 
sence cause  maintenant  une  animation  anormale.  Je  conduis  les 
trois  dames  voilées  et  leur  négresse  à  l'une  de  ces  voitures  et  je 
monte  dans  l'autre  ;  tout  cela,  sans  me  préoccuper  de  la  police 
qui  nous  surveille  et  devant  tous  les  enfants  du  quartier  assem- 
blés pour  nous  voir...  C'est  égal,  comme  les  temps  sont  changés 
depuis  l'époque  où  Abd-ul-IIamid,  du  fond  de  son  palais 
d'Yeldiz,  jetait  son  oppression  et  sa  terreur  1 

Mardi,  16  septembre. 

La  veille  du  grand  départ.  Journée  agitée  et  pleine  de  com- 
plications qui  ne  me  laisse  pas  le  temps  de  penser.  J'ai  à  faire 
mes  adieux  à  tout  le  Bosphore. 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  27 

A  dix  heures  du  matin,  une  mouche  vient  nous  prendre, 
mon  fils  et  moi,  à  l'échelle  du  Fener,  dans  la  Corne  d'Or,  juste 
au-dessous  de  la  colline  où  notre  maison  est  perchée.  Après  le 
pont  de  Galata,  nous  commençons  à  remonter  le  Bosphore, 
pour  la  dernière  fois.  Vers  le  milieu  du  détroit,  comme  nous 
longeons  les  grandes  tours  moyenâgeuses  de  Rouméli-Ilissar, 
une  femme  en  violet  pâle,  à  demi  cachée  derrière  le  grillage  do 
l'une  des  fenêtres  d'un  vieux  palais  turc  très  sombre,  fait  un 
appel  de  la  main  ;  c'est  Niguar  llanum  :  nous  voyant  passer  au 
large,  elle  se  croyait  oubliée.  De  la  main  aussi,  je  lui  fais 
signe  •  «  Oui,  je  monte  jusqu'à  Thérapia,  mais  en  redescendant 
le  Bosphore,  je  m'arrêterai  pour  vous  dire  adieu.  »  Et  à  demi 
cachée  toujours,  elle  me  répond  par  un  geste  qui  veut  dire  : 
«  Ah!  bon,  très  bien  alors,  j'attends  votre  retour.  »  Celte  conver- 
sation par  signes,  faite  à  la  vue  de  tous,  est  de  la  dernière  incor- 
rection en  Islam,  mais  c'est  justement  ce  qui  la  rend  amusante; 
et  cette  silhouette  en  robelilas  est  jolie,  à  la  fenêtre  du  farouche 
conak  grillé,  au  pied  des  grandes  tours 

Au  bout  d'une  heure  de  voyage,  nous  sommes  à  Thérapia 
où  je  fais  ma  dernière  visite  à  l'ambassadrice.  Combien  notre 
ambassade  est  devenue  banale,  depuis  l'incendie  de  ce  palais 
de  France  qui  était  ici  le  seul  vestige  du  passé  turc,  la  seule 
vieille  belle  chose,  perdue  au  milieu  de  tout  le  mauvais  goût 
d'une  ville  cosmopolite  1 

Nous  nous  rembarquons  pour  descendre,  cette  fois-ci,  le  Bos- 
phore. Suivant  ma  promesse,  je  fais  accoster  la  mouche  à  Rou- 
méli-Hissar,au  pied  de  la  maison  de  la  dame  en  robe  lilas.  Dans 
sa  belle  demeure  à  la  mode  ancienne,  Mme  Niguar  Hanum  nous 
reçoit  avec  le  café  et  les  cigarettes. 

Puis  nous  passons  sur  la  rive  d'Asie  ;  nous  nous  arrêtons  à 
Candilli,  dire  adieu  à  mes  amis  0.-.,  qui  pendant  deux  étés 
m'ont  donné  l'hospitalité  charmante,  dans  leur  vieille  maison 
sur  pilotis. 

Redescendant  toujours  le  Bosphore,  nous  nous  arrêtons 
encore  à  Bêler  bey.  Sur  la  place  du  village,  où  des  turbans  sont 
assis  à  l'ombre  des  grands  arbres,  on  me  reconnaît  et  on  me 
salue.  J'avais  commandé  une  voiture  qui  devait  m'attendre  là, 
sur  le  quai,  pour  me  monter  au  palais  de  Tchamlidja,  où  je  dois 
prendre  congé  du  prince  Abd-ul-Medjid.  La  voiture  nevientpas; 
après  une  longue  attente,   il  faut  se  contenter  d'une  mauvaise 


28  REVUE    DES     DEUX    MONDES. 

voiture  de  louage  traînée  par  un  vieux  cheval.  Nous  partons 
cahin-caha,  longeant  les  grands  murs  gardés  de  sentinelles  du 
palais  où  le  «  Sultan  Rouge  »  est  captif.  Par  des  sentiers  de  mon- 
tagne, dans  la  poussière,  sous  une  terrible  chaleur,  nous  finis- 
sons par  arriver  au  palais  de  Tchamlidja.  Le  prince,  qui  n'apas 
reçu  ma  dépêche,  est  parti  pour  l'autre  rive  du  Bosphore  (pour 
Dolma  Bagtché,  appelé  par  le  Sultan).  Repos  dans  le  frais  palais 
oriental,  où  des  eunuques  nous  servent  des  sorbets.  Pendant  ce 
temps,  on  a  attelé  une  belle  voiture  du  prince  qui  nous  ramène 
à  l'embarcadère  où  nous  reprenons  notre  mouche.  De  là,  je  me 
fais  conduire  à  bord  du  Henri  IV,  le  grand  bateau  envoyé  par 
la  France  depuis  la  guerre  balkanique;  je  dis  adieu  au  com- 
mandant qui  fut  mon  compagnon  en  Chine,  il  y  a  douze  ans. 

La  journée  s'avance,  je  me  fais  enfin  déposer  par  ma  mouche 
à  Stamboul,  à  l'échelle  de  Sirkedji.  Là,  vite  une  voiture,  car  j'ai 
de  derniers  achats  à  faire  au  Bazar.  Le  jour  baisse;  pourvu  qu'il 
ne  soit  pas  trop  tard,  que  je  ne  trouve  pas  les  boutiques 
fermées  !  Il  était  juste  temps;  il  s'en  allait,  le  marchand  turc  avec 
lequel  j'étais  en  marché  depuis  plusieurs  jours,  comme  le  font 
en  Orient  les  habitués  des  bazars.  Cette  fois,  c'est  mon  dernier 
soir,  il  faut  conclure.  Je  m'attarde  pourtant  encore  à  discuter,  à 
choisir.  Quand  enfin  mes  tapis  et  mes  coussins  sont  empaquetés, 
ficelés  et  que,  le  marchand  et  moi,  nous  voulons  sortir,  le  Bazar 
a  déjà  fermé  ses  portes  de  fer;  nous  sommes  prisonniers,  errant 
dans  la  pénombre  des  ruelles  voûtées.  Nous  arrivons  au  poste 
d'un  veilleur  de  nuit  qui,  après  beaucoup  d'hésitation,  finit  tout 
de  même  par  nous  délivrer.  — Ouf!  —  Stamboul  a  déjà  allumé 
ses  mille  lanternes.  Me  voici  sans  voiture,  avec  mon  lourd  paquet 
de  tapis  et  de  coussins  sous  le  bras.  Je  me  dirige  vers  la  place 
de  Mahmoud-Pacha,  qui  heureusement  n'est  pas  loin.  Là, 
chacun  me  connaît  et  l'on  me  donne  un  porteur  pour  mon  colis. 
Nous  allons  ensemble,  le  porte-faix  et  moi,  à  Divan  Youlou,  où 
stationnent  toujours  des  voitures.  Mais  aucun  cocher  ne  veut  me 
conduire  jusqu'à  mon  quartier  perdu  :  cinq  kilomètres...  fon- 
drières... on  ne  sait  pas  le  chemin...  disent-ils.  Cependant,  en 
voici  un  qui  consent  à  me  prendre  jusqu'à  la  mosquée  Féthié; 
mais  là,  il  refuse  d'aller  plus  loin.  Force  m'est  de  descendre 
de  voiture  et,  toujours  avec  mon  lourd  paquet  sous  le  bras,  de 
faire  à  pied  la  longue  route  qui  me  sépare  encore  de  ma  maison. 
Enfin,  je  suis  chez  moi!  Mes  domestiques  alignés  me  reçoivent 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  29 

avec  le  cérémonial  habituel,  —  honneur  qui  m'est  rendu  ce  soir 
pour  la  dernière  fois. 

Pour  la  dernière  fois  aussi,  un  peu  avant  le  lever  du  soleil, 
quand  chante  le  muezzin,  je  vais  m'accouder  à  ma  fenêtre.  Je 
regarde  le  jour  naître  dans  la  vieille  ruelle  déserte,  que  demain 
je  ne  reverrai  plus. 

Mercredi,  17  septembre. 

Au  beau  soleil  de  neuf  heures  du  matin,  nous  nous  en  allons, 
mon  fils  et  moi,  de  notre  logis  de  Stamboul,  pour  ne  plus  y 
revenir.  Osman,  Hamdi  et  Djemil  sont  partis  devant  avec  les 
bagages,  et  maintenant,  c'est  pour  nous  l'heure  de  partir  aussi. 
En  bas,  sur  les  vieux  pavés  sertis  d'herbe  verte,  on  entend 
piaffer  les  chevaux  de  la  belle  voiture  qui,  pendant  un  mois, 
m'a  promené  comme  un  pacha.  Et  c'est  l'éternelle  et  toujours 
pareille  mélancolie  de  quitter  une  demeure  où  l'on  a  vécu  et 
vibré  et  que  l'on  ne  reverra  jamais.  Hélas  I  elle  s'émousse,  elle 
s'éteint  cette  mélancolie  qui  a  été  celle  de  toute  ma  jeunesse 
errante;  par  la  force  de  l'habitude  elle  s'est  presque  trop  atté- 
nuée, je  crois  que  j'aimerais  la  sentir  davantage.  Les  ans  ont 
donc  commencé  de  porter  atteinte  même  à  ma  faculté  de  re- 
gretter et  de  souffrir? 

Pourtant  je  veux  regarder  une  dernière  fois  par  les  fenêtres 
haut  perchées  de  mon  salon  oriental,  regarder  là-bas,  de  l'autre 
côté  de  la  Corne  d'Or,  sur  la  rive  en  face,  un  peu  dans  le  loin- 
tain et  comme  au  fond  d'un  gouffre,  le  vieux  petit  débarcadère 
d'Haskeui  au  pied  de  l'humble  mosquée  et  du  si  humble  logis 
de  ma  prime  jeunesse.  Je  leur  fais  mes  adieux.  Peut-être,  si  je 
reviens  en  Turquie,  me  sera-t-il  donné  de  le  voir  encore,  ce  cher 
quartier  de  mon  premier  séjour;  mais  jamais  plus  je  ne  l'aper- 
cevrai d'ici,  à  travers  les  grillages  des  hautes  fenêtres  de  la 
maison  que  je  quitte  aujourd'hui.  Cette  maison  où,  par  la  grâce 
délicate  de  mes  amis  Turcs,  je  vivais  au  milieu  de  tout  l'appa- 
reil du  passé  oriental:  c'était  là  un  petit  rêve  qui  est  bien  fini 
et  qui,  pour  moi  ni  pour  personne,  ne  se  réalisera  plus... 

L'heure  file;  en  bas  les  chevaux  s'impatientent.  Sur  la  petite 
impasse  sans  vue  darde  le  clair  soleil  du  matin.  Les  gentils  enfaul  s 
du  voisinage  se  sont  assemblés  là  huit  ou  dix,  pour  regarder 
partir  l'hôte  qui  attira  dans  leur  quartier  un  mouvement  inso- 
lite. Ils  n'auront  plus  à  guider  maintenant  les  visiteurs  vers  ma 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

maison  cachée.  J'espérais  qu'elles  y  seraient  aussi,  les  deux 
jeunes  filles  qui,  chaque  soir,  sous  les  étoiles  ou  la  lune,  faisaient 
leur  promenade  de  recluses  dans  la  ruelle  morte  ;  mais  non,  elles 
n'y  sont  pas  ;  celles-là,  je  ne  les  verrai  jamais  plus,  et  je  m'en 
vais  sans  même  oser  m'informer  d'elles. 

Départ  au  grand  trot  bruyant  qui  fait  résonner  les  tristes 
pavés.  11  faut  une  dernière  fois  traverser  tout  l'immense  Stam- 
boul et  cela  n'en  finit  plus,  descendre  par  les  rues  en  peute 
rapide  vers  la  mer,  franchir  le  pont  de  la  Corne  d'Or  et  arriver 
enfin  au  quai  cosmopolite  de  Galata,  tout  le  long  duquel  des 
paquebots  dressent  à  la  file  leurs  noires  carcasses  de  fer.  C'est 
ici  une  Babel,  un  brouhaha  où  tous  les  costumes  de  l'Orient  se 
croisent  et  où  l'on  entend  tous  les  langages.  C'est  ce  quai  émou- 
vant des  arrivées  et  des  départs,  qui  change  d'année  en  année, 
se  modernise  et  s'enlaidit  lamentablement;  mais  qui  reste,  pour 
moi,  toujours  aussi  évocateur  des  passés  de  ma  vie;  le  lieu  où, 
en  arrivant,  on  pose  le  pied,  repris  d'un  seul  coup  par  tout  le 
charme  de  Constantinople,  impatient  et  inquiet  de  ce  que  l'on  va 
revoir  ou  ne  plus  retrouver;  le  lieu  aussi  où,  avant  de  monter 
sur  la  grande  machine  de  fer  qui  vous  emportera,  on  s'assied, 
pendant  quelques  dernières  minutes,  devant  le  plus  proche  café 
turc,  pour  se  griser  un  moment  encore  de  la  senteur  des  nar- 
guilhés  et  des  cigarettes  orientales. 

Oh  I  jadis,  quand  je  n'étais  qu'un  pauvre  petit  officier  obscur, 
à  la  merci  des  ordres  d'un  quelconque  amiral,  avec  quels,  ser- 
rements de  cœur  je  lui  disais  adieu,  à  ce  coin  des  quais  de  Cons- 
tantinople d'où  les  paquebots  partent,  incertain  que  j'étais  de 
pouvoir  jamais  y  revenir  !  Maintenant,  au  soir  de  ma  vie,  je 
suis  libre  et  je  reviens  ici  quand  je  veux;  aussi  a-t-elle  un  peu 
pâli,  l'émotion  de  m'en  aller,  comme  ont  pâli  du  reste  toutes 
les  choses  de  ce  monde... 

Aujourd'hui,  je  n'ose  pas  m'asseoir  en  plein  air  pour  fumer 
le  narguilhé  des  adieux,  je  suis  trop  connu  sur  la  place,  et  puis 
trop  d'aimables  gens,  venus  pour  me  reconduire,  m'attendent 
déjà  a  bord,  —  vite  il  me  faut  monter  sur  la  grande  machine 
de  fer. 

Ils  sont  venus  trop  nombreux,  mes  amis  Turcs,  il  m'est 
impossible  de  les  remercier  tous  autant  que  je  le  voudrais. 
Comme  à  mon  arrivée,  il  y  a  des  pachas,  des  officiers,  des 
imams,  des  derviches,   des  aides  de  camp  de  Sa  Majesté  et  des 


SUPRÊMES    VISIONS    D'ORIENT.  31 

princes.  Tous  me  portent  des  souhaits  de  bon  voyage  et  me 
demandent  de  revenir  encore;  la  reconnaissance  turque  ne  se 
lasse  jamais.  Je  suis  entouré  jusqu'au  dernier  son  de  cloche  du 
départ. 

Quand  le  paquebot  se  détache  du  quai  et  part  comme  en 
glissant  sur  les  eaux  tranquilles  de  la  Marmara,  j'ai,  une  fois  de 
plus,  cette  illusion  que  c'est  Gonstantinople  qui  bouge,  s'éloigne 
et  va  s'évanouir,  tandis  que  le  bateau  me  semble  immobile. 
Maintenant  Stamboul  n'est  plus  qu'une  silhouette  qui  s'efface  à 
l'horizon...  pour  jamais,  sans  doute... 

Rochefort,  24  septembre. 

Je  pensais  que  ce  serait  plus  triste,  ce  retour,  après  l'enchan- 
tement des  yeux,  là-bas...  Mais  il  fait  merveilleusement  beau  et 
chaud  ici.  Ma  vieille  maison  de  Rochefort  me  parait  jolie  et 
mon  vieux  jardin,  avec  son  airjde  bocage  tropical,  est  à  sa  plus 
belle  saison. 

Une  fois  encore  se  déballent  des  choses  d'Orient,  et  les  char- 
dons bleus  rapportés  du  cimetière  de  Stamboul.... 

Pierre  Loti. 


LA  NUIT  BLANCHE 


(0 


On  éprouTe  le  besoin  d'être  pur  en  pré- 
sence du  beau. 

ALFRED  TONNELE. 


I.    —   LES   PRISONNIERES 

Chaque  année,  d'impitoyables  ou  ironiques  médecins  expé- 
dient dans  les  stations  de  montagnes,  Alpes,  Vosges,  Auvergne, 
Pyrénées,  un  lot  important  de  belles  dames  anémiques,  chloro- 
tiques,  neurasthéniques  ou  simplement  mélancoliques,  afin  de 
les  tonifier,  et  fortifier.  L'altitude,  —  qui  ne  le  sait?  —  est  favo- 
rable à  l'accroissement  des  globules  rouges  dans  le  sang,  et  les 
globules  rouges,  c'est  la  jeunesse  dont  nul  ne  se  passe  plus 
aujourd'hui,  surtout  depuis  que  sa  fleur  a  été  fauchée  par  la 
guerre,  car  il  n'y  a  plus  de  vieilles  femmes.  D'elles-mêmes,  elles 
se  sont  toutes  mobilisées.  En  avez-vous  jamais  rencontré  dans  le 
monde?  Je  veux  dire  :  d'authentiques  vieilles  dames  avec  de 
vrais  cheveux  blancs,  des  rides  avouées  et  par  là  même  effacées, 
des  yeux  las  et  doux,  un  air  indulgent  et  détendu,  une  toilette 
décente,  un  décolletage  modeste  et  une  conversation  reposante 
et  diverse  qui  puise  dans  le  passé  pour  rendre  le  présent  aimable. 
Elles  ont  été  remplacées  par  une  école  achalandée  de  jeunes 
femmes  âgées,  si  l'on  peut  dire,  à  la  chevelure  flamboyante, 
aux  lèvres  peintes,  aux  yeux  soulignés  par  le  khôl,  au  teint 
biscuité  qui  ne  permet  pas  le  sourire,  aux  robes  extravagantes, 
et  qui  portent  en  elles  et  répandent  autour  d'elles  l'inquiétude 
et  la  peur.  Celles-ci  demeurent  en  état  de  guerre  :  elles  en  ont 
le  harnais,  le  temps  est  leur  mortel  ennemi.   Elles  confondent 

(1)  Copyright  by  Henry  Bordeaux,  1921. 


LA    NUIT    BLANCHE.  33 

l'effroi  qu'elles  provoquent  avec  l'attention  dont  elles  croient 
être  l'objet,  et  s'estiment  victorieuses  à  l'instant  où  les  conver- 
sations des  hommes  les  qualifient,  non  sans  quelque  exagéra- 
tion, d'octogénaires  dévoyées... 

—  Docteur,  où  m'envoyez-vous? 

—  Choisissez  vous-même,  madame  :  Gauterets,  Saint-Moritz, 
Zermatt,  Chamonix,  Saint-Gervais,  Courmayeur... 

—  Docteur,  j'y  mourrai  d'ennui. 

—  On  ne  meurt  pas  d'ennui,  madame.  Et  même  l'ennui 
calme  les  nerfs.  D'ailleurs,  à  Chamonix  comme  à  Zermatt,  à 
Courmayeur  comme  à  Saint-Moritz,  rassurez-vous,  on  change 
de  toilette  trois  ou  quatre  fois  par  jour. 

Rassurées,  elles  acceptent  l'exil.  Et  dans  les  malles  monu- 
mentales on  ne  manque  pas  d'entasser  tout  ce  qui  pare  une 
femme  sans  la  vêtir.  On  y  ajoute  seulement,  pour  la  rigueur  du 
climat,  quelques  minces  manteaux,  incapables  d'infliger  au 
corps  le  déshonneur  d'une  dissimulation,  et  des  cravates  de 
renard,  des  collets  de  martre  ou  plutôt  d'hermine  démouchetée, 
afin  d'être  en  harmonie  avec  la  neige  des  sommets. 

Elles  vont  à  la  montagne  pour  leur  santé,  et  c'est  miracle 
qu'elles  n'attrapent  pas  des  pneumonies  quotidiennes  avec  ces 
robes  ouvertes  en  haut,  coupées  ou  fendues  en  bas,  sous  lesquelles 
elles  se  meuvent  quasi  nues,  pareilles  à  ces  dames  aux  camélias 
qui  sur  la  scène  vivent  et  meurent  en  beauté.  Quel  poète  célé- 
brera les  prodiges  de  la  résistance  féminine?  Mais  parlez-leur 
de  bons  gros  bas  de  laine  qui  ne  flattent  pas  les  chevilles  et  qui 
maintiennent  aux  jambes  une  heureuse  chaleur  malgré  l'humi- 
dité, de  jupons  de  flanelle,  de  chandails,  de  souliers  ferrés,  et  de 
longues  marches  bienfaisantes  dans  cet  appareil  au  bord  des 
ravins,  sur  les  rochers,  sur  les  névés  :  rien  que  d'y  penser,  elles 
en  auront  froid  dans  le  dos,  et  leur  dos  révélateur  le  manifestera 
par  des  signes  sensibles  et  d'ailleurs  agréables  à  suivre  sous  les 
pâtes  et  la  poudre  de  riz. 

Heureusement  l'on  a  pitié  d'elles.  Autour  de  chaque  station 
on  dispose  agréablement,  en  des  sites  soignés,  peignés  et  rap- 
procha, des  pavillons  où  l'on  va  boire  du  lait.  Pendant  la  saison, 
les  baigneurs  s'y  traînent  de  compagnie  et  s'y  donnent  l'illu- 
sion de  la  vie  champêtre  et  des  hauts  alpages.  Ou  quelque  funi- 
culaire les  conduit  dans  le  voisinage  d'un  glacier  préposé  à 

TOME    LXV.    192 J  .  3 


u 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


recevoir  ces  hôtes  de  choix  et  tout  disposé  à  les  accueillir  avec 
bienveillance.  Le  reste  du  temps,  on  reprend  la  vie  parisienne 
devant  un  décor  de  théâtre  oublié  là  comme  par  hasard.  Au 
retour,  on  ne  manquera  pas  de  rapporter  néanmoins  quelques 
phrases  sur  la  majesté  des  sommets,  le  silence  des  soirs,  la 
salubrité  de  l'air,  l'enivrement  de  la  solitude.  C'est  ce  qui 
s'appelle  :  aller  à  la  montagne.  Elles  vont  à  la  montagne,  et  ne 
connaissent  pas  la  montagne. 

Sauf,  toutefois,  ce  jeune  page  effronté  de  Mme  Lénard  qui  a 
passé  une  nuit  au  refuge  du  Géant,  à  3  400  mètres  d'altitude, 
s'il  vous  plaît,  dans  le  voisinage  des  neiges  et  des  glaces  qu'elle 
n'avait  auparavant  goûtées  que  dans  les  entremets  et  de  préfé- 
rence recouvertes  d'une  crème  brûlante. 

Une  nuit  blanche  dont  on  a  beaucoup  parlé  à  Courmayeur. 

Courmayeur  est  un  village  italien  de  la  vallée  d'Aoste,  bien 
connu  avant  la  guerre  de  la  société  cosmopolite  qui  venait 
demander  la  santé,  pendant  la  saison  chaude,  à  son  air  pur,  à 
son  site  abrité  et  à  ses  eaux  minérales.  Il  est  adossé  au  massif 
du  Mont-Blanc,  formidable  bastion  qui  le  sépare  de  Ghamonix 
où  l'on  accède  par  ce  fameux  col  du  Géant  perdu  dans  les 
nuées.  Les  hôtels  y  sont  nombreux  et  assez  confortables.  L'hôtel 
Victor-Emmanuel  est  surtout  renommé  pour  ses  aménagements 
intérieurs,  ses  vérandas,  ses  jardins,  ses  jets  d'eau.  Le  roi 
galant  homme  y  avait,  dit-on,  des  rendez-vous  pendant  les 
périodes  de  ses  chasses  au  bouquetin,  mais  ce  n'était  alors 
qu'une  auberge. 

Pour  la  première  fois  depuis  la  paix,  cette  société  cosmo- 
polite, dispersée  par  la  catastrophe  mondiale,  et  parfois  même 
retenue  utilement  dans  les  camps  de  concentration,  reprenait 
une  offensive  mondaine  et  tentait  le  rapprochement  des  nations 
et  des  races  comme  si  rien  ne  s'était  passé.  Ainsi  pouvait-on 
rencontrer  à  Courmayeur  la  blonde  Mme  Daseneff  échappée  au 
bolchévisme  russe  et  qui  ne  paraissait  point  avoir  souffert  dans 
sa  personne  ni  dans  ses  biens,  la  brune  Mme  Panitis,  adorable 
Grecque  qui  n'est  pas  sans  avoir  joué  un  rôle  assez  mystérieux 
et  équivoque  dans  le  retour  du  roi  Constantin,  la  rousse 
MmeO'Cartyqui  ne  serait  pas  étrangère  aux  troubles  de  l'Irlande, 
et  nombre  d'autres  dames  non  moins  singulières,  toutes  sans 
leurs  maris,  d'ailleurs  authentiques  mais  par  délicatesse  absents, 


LA    NUIT    BLANCHE.  35 

et  quelques-unes  gardées  avec  négligence  par  des  mères  occu- 
pées de  petits  chiens. 

Mme  Lénard  s'était  jointe  sans  hésiter  à  ce  bouquet  de  belles 
fleurs  suspectes.  Le  risque  ne  lui  déplaisait  pas.  Elle  aimait  a 
côtoyer  les  abimes,  dans  la  vie,  non  dans  la  montagne,  peut-être 
parce  que  les  faux  pas  y  entraînent  moins  de  conséquences.  Ni 
blonde,  ni  brune,  ni  rousse,  elle  était  de  cette  nuance  presque 
indéfinissable  qui  tient  de  toutes  ces  teintes  à  la  fois,  et  qui  res- 
semblerait à  la  châtaigne  mûrissante  quand  le  châtain 
s'éclaire  d'un  reste  d'or.  Petite  de  taille,  mince  et  bien  prise, 
elle  avait  l'air  d'un  jeune  garçon  aux  angles  arrondis,  à  la  peau 
trop  blanche,  aux  yeux  verts  allongés-  à  l'abri  de  longs  cils.  Son 
mari,  député  d'une  nuance  aussi  changeante  qu'elle-même, 
administrait  par  surcroit  diverses  entreprises,  toutes  du  plus 
grand  intérêt  puisqu'elles  avaient  pour  objet  de  reconstruire  les 
territoires  saccagés,  toujours  dans  l'attente  des  réparations  alle- 
mandes, et  l'on  assurait  qu'une  autre  personne  l'avait  courtisée 
tout  l'hiver  et  tout  le  printemps,  —  avec  ou  sans  succès,  les  avis 
étaient  partagés  et  les  paris  ouverts,  —  mais  se  voyait  également 
privée  de  lui  rendre  visite  par  suite  d'obligations  financières 
évidemment  plus  impérieuses. 

L'ennui  est  habituellement  la  cause  de  toutes  les  fréquenta- 
tions malsaines.  Sans  doute,  l'hôtel  Victor-Emmanuel  était-il 
pourvu  d'un  orchestre,  et  même  d'un  jazz-band,  mais  c'étaient 
des  nègres  à  demi  décolorés.  Une  jeunesse  forcenée  y  dansait 
tous  les  soirs,  mais  c'étaient  de  ces  petits  jeunes  gens  qui  n'ont 
que  des  jambes  et  pas  de  conversation.  Ces  dames  s'étaient 
bientôt  aperçues  que  le  principal  élément  de  la  vie  n'est  point 
la  danse,  comme  on  le  pouvait  croire  depuis  quelques  années, 
ni  même  l'amour,  comme  on  l'avait  toujours  cru,  mais  la 
curiosité.  Elles  vivaient  à  Paris  dans  l'espérance  de  l'événe- 
ment sensationnel  qui  ébranlerait  leurs  nerfs  :  un  duel  oratoire 
entre  M.  Tardieu  ou  M.  Forgeot  et  M.  Briand,  vieux  sanglier 
qui  découd  encore  les  chiens,  une  conférence  de  M.  Poincaré  sur 
les  origines  de  la  guerre,  le  discours  de  M.  Barrés  sur  Dante, 
la  confrontation  du  maréchal  Foch  avec  l'ombre  de  l'Empereur 
aux  Invalides,  le  fameux  portrait  de  femme  de  Vermeer,  un 
ballet  au  Cercle  interallié,  la  Pavlova  dansant  la  Mort  du 
Cygne  au  bord  du  lac  en  miniature  de  Bagatelle  tout  parfumé 
de  l'odeur   de  ses  roses,  le  bal  des  Perroquets  à  l'Opéra,  un 


3G  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

combat  de  boxe  où  Carpentier  battu  ne  manquerait  pas  de  trouver 
l'occasion  d'un  chapitre  pour  ses  mémoires  si  modestes  et  si 
bien  écrits,  un  dîner  ou  un  goûter  chez  Madame  Une  Telle,  où 
l'on  rencontrerait  le  roi  momentané  du  jour  ou  de  l'heure. 
Voilà  ce  qui  leur  manquait  :  la  promesse  quotidienne  de 
prendre  part  au  cortège  historique  qui  accompagne  dans  leurs 
manifestations  les  souverains  de  la  politique,  des  armes,  des 
lettres,  des  arts  ou,  plus  simplement,  de  la  mode.  Que  devenir 
à  Courmayeur,  quand  on  a  épuisé  toutes  les  promenades,  — 
celles  du  moins  que  l'on  fait  en  petits  souliers  et  bas  de  soie, 
—  la  grotte  de  cristal,  les  bains  de  la  Saxe,  le  pont  de  la  Doria 
Baltea,  le  petit  village  de  Dollone  en  face  des  formidables 
escarpements  des  Jorasses,  et  même  Notre-Dame-de-Guérison 
déjà  plus  éloignée?  Il  ne  reste  plus  qu'à  attendre  l'heure  des 
repas  et  à  potiner.  Mme  Lénard  avait  retrouvé  un  peu  d'excita- 
tion à  écouter  les  récits  de  la  blonde  Russe  sur  les  excès  bolché- 
vistes  et  sur  les  bonnes  fortunes  de  Raspoutine,  de  la  brune 
Grecque  sur  le  complot  constantinien,  et  de  la  rousse  Irlandaise 
sur  la  conspiration  des  sinn-feiners.  Dans  son  for  intérieur, 
elle  s'accusait  bien  un  peu  de  compromission,  —  les  amitiés 
royales  de  la  citoyenne  d'Athènes  n'étant  guère  plus  inquié- 
tantes que  lés  intrigues  d'outre-Manche,  ou  que  les  relations 
anarchistes  de  l'élève  exaspérée  de  Tolstoï.  Elle  avait  montré 
dans  les  hôpitaux  un  rare  courage  à  soigner  nos  soldats,  et  même 
elle  avait  sollicité  l'un  de  ces  postes  du  front  dont  elle  pensait 
enorgueillir  toute  son  existence  de  femme  parce  qu'on  y  rece- 
vait des  obus  ou  des  bombes  et  qu'on  refusait  de  descendre  dans 
les  caves  pour  demeurer  auprès  des  grands  blessés,  mais  elle 
n'ignorait  pas  que  ces  glorieux  souvenirs  n'étaient  plus  de  saison 
et  que  déjà  l'on  était  revenu  à  Paris,  dans  un  certain  monde 
qui  se  piquait  d'être  le  monde,  aux  licences  idéologiques  et 
amoureuses  d'avant  1914.  Ne  lui  fallait-il  pas,  avant  toutes 
choses,  suivre  le  train? 

Quand  elle  eut  épuisé  cette  gazette  exotique,  elle  se  retrouva 
désemparée  et  l'esprit  vide.  Courmayeur  est  resserré  entre  la 
colossale  barrière  du  Mont-Blanc  et  de  sa  cour,  et  les  monts  de 
la  Saxe  et  autres  têtes  ou  aiguilles  moins  imposantes,  mais 
suffisantes  pour  contraindre  les  cous  à  se  dresser  quand  les 
regards  veulent  apercevoir  un  morceau  de  ciel.  Ces  dames 
n'appréciaient  point  la  nudité  de  ces  parois  rocheuses,  pas  plus 


LA    NUIT    BLANCHE.  37 

que  le  bruit  perpétuel  du  torrent  glacé  qui  parcourt  la  vallée. 

—  Nous  sommes  en  prison,  soupirait  Mme  Lénard  en  prenant 
son  thé  où  elle  trempait  des  toasts,  sans  reconnaître  équitable- 
ment  qu'elle  devait  à  cette  prison  son  appétit. 

—  Comme  à  Moscou,  approuva  Mraa  DasenefT. 

—  Gomme  à  Dublin,  proclama  Mm9  O'Carty. 

—  Comme  à  Athènes,  déclara  Mm8  Panitis. 

Toutes  trois  se  vantaient  d'avoir  subi  les  rigueurs  de  l'incar- 
cération. Comme  elles  en  tiraient  vanité,  on  n'en  pouvait  avoir 
la  certitude. 

—  Qui  nous  délivrera?  réclama  la  première. 

Certes,  il  n'eût  pas  manqué  de  jeunes  gens  prêts  à  s'offrir 
pour  cette  œuvre  d'humanité.  Mais  ils  avaient  été  classés  une 
fois  pour  toutes  dans  la  catégorie  des  danseurs.  Traités  en  pro- 
fessionnels, ils  n'étaient  pas  pris  au  sérieux  hors  de  leur  com- 
pétence. 

Il  ne  se  passait  rien  à  Courmayeur,  absolument  rien.  Et  ces 
belles  curieuses  alanguies  par  l'ennui,  a  demi  engourdies  comme 
les  marmottes  voisines,  attendaient,  gardées  par  les  montagnes 
farouches,  comme  Brunehilde  endormie  et  veillée  par  les 
flammes.  Leur  santé  délabrée  s'était  consolidée  dans  le  repos, 
mais  elles  ne  s'en  apercevaient  qu'à  leur  impatience  plus 
grande.  Malheur  au  Siegfried  aventureux  qui  franchirait  la 
barrière  des  neiges  au  lieu  du  cercle  de  feu  et  réveillerait  ces 
Walkyries  modernes  I 

II.    —    LE    RÉVEIL 

11  arriva  un  soir  de  ce  brûlant  mois  d'août,  par  le  col  Ferret, 
comme  un  grand  berger  ombragé  par  son  feutre,  la  pèlerine  de 
loden  sur  le  bras,  le  sac  tyrolien  sur  le  dos,  la  taille  ceinturée, 
les  culottes  courtes,  guêtre,  clouté,  le  piolet  en  main,  haut  de 
taille,  large  de  poitrine,  bronzé,  et  même  brûlé  de  soleil  sur 
toute  la  figure. 

Quand  il  fit  son  entrée  dans  la  salle  du  restaurant,  lavé, 
brossé,  le  linge  frais,  mais  dans  son  même  costume  d'alpiniste 
couleur  de  rocher,  de  toutes  les  petites  tables  les  regards  se  bra- 
quèrent sur  lui.  Il  supporta  sans  broncher  cette  fusillade,  et 
même  sans  paraître  s'en  apercevoir,  choisit  sa  place  à  l'écart,  et 
commença    d'examiner    la  carte  avec   attention,    comme    s'il 


38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'agissait  d'une  opération  qui  méritât  le  recueillement  et  l'étude. 

—  Il  reluit  comme  un  fond  de  casserole,  lança  M",eDaseneff. 

—  Il  n'a  donc  pas  de  smoking?  réclama  la  belle  Grecque. 

—  Il  va  emporter  le  parquet  avec  ses  chaussures,  constata 
Mme  O'Carty. 

—  Oui,  conclut  Mme  Lénard,  c'est  un  homme. 

Et,  de  fait,  tous  les  petits  jeunes  gens  disséminés  dans  la 
pièce  étaient  devenus  tout  à  coup  des  collégiens. 

Ces  dames  s'étaient  rassemblées  contre  l'ennui  à  la  même 
table,  comme  des  barques  se  réunissent  dans  le  même  port 
contre  l'orage.  Elles  tentèrent  d'aborder  ce  soir-la  divers  sujets, 
mais  revinrent  d'un  commun  accord  à  l'inconnu  qu'elles  avaient 
commencé  de  dévisager  avec  impertinence,  et  qu'elles  obser- 
vaient avec  curiosité  maintenant.  Avec  curiosité  :  elles  étaient 
sauvées. 

Elles  le  furent  tout  à  fait  quand  la  blonde  Russe,  transpor- 
tée par  un  accès  de  lyrisme,  s'écria  : 

—  Mais  je  le  connais  !  J'ai  vu  sa  tête  sur  un  journal  de 
Moscou. 

Sur  un  journal  de  Moscou  ?  Il  y  avait  donc  à  Moscou  des 
journaux  illustrés?  Sans  doute  il  y  en  avait,  et  même  des  re- 
vues, et  même  des  revues  décadentes.  C'était  peut-être  Lénine, 
ou  Trotsky,  ou  l'un  de  leurs  suppôts.  Ce  solide  gaillard  avait 
dû  faire  tomber  des  têtes,  qui  sait?  assassiner  quelque  grand- 
duc.  Enfin  on  allait  voir  un  de  ces  terribles  bolchévistes  dont 
le  joug  risquait  de  ployer  l'univers,  et  peut-être  l'apprivoiserait- 
on  d'autant  plus  qu'il  montrait  une  bonne  figure,  et  bien  fran- 
çaise. Dalila  a  toujours  en  mains  les  ciseaux  qui  couperont  les 
cheveux  de  Samson,  et  Omphale  tient  sa  quenouille  prête  pour 
les  mains  d'Hercule.  Ces  dames  frissonnèrent,  suspendues  a 
l'oracle  qu'allait  rendre  Mme  Daseneff.  Celle-ci  hésitait  et  quand 
elle  parla  ce  fut  une  légère  désillusion  : 

—  Non,  ce  doit  être  sur  un  journal  de  Stockholm,  un  jour- 
nal de  sports.  J'y  suis  :  c'est  le  gagnant  du  concours  de  skis, 
cet  hiver.  Il  a  exécuté  un  saut  prodigieux.  Il  a  enfoncé  les  Sué- 
dois, les  Norvégiens,  les  Russes  et  les  Allemands.  Et  l'on  a 
crié  :  Vive  la  France!  à  Stockholm,  ce  qui  ne  s'était  point  fait 
durant  toute  la  guerre.  Ah!  vous  avez  eu  là  un  fameux  agent 
de  propagande. 

=*=  Vous  avez  aussi  Carpentier,  accentua  l'Irlandaise  sensible 


LÀ    NUIT    BLANCHE.  39 

à  la  force  physique,  en  se  tournant  avec  défe'rence  du  côté  de 
Mme  Lénard,  comme  pour  rendre  hommage  à  sa  nationalité. 

—  Oui,  répliqua  celle-ci,  dans  un  sourire,  et  nous  avons 
encore  à  votre  service  Mlle  Suzanne  Lenglen,  notre  champion 
de  tennis. 

—  C'est  vrai,  c'est  vrai,  convint  MraeO'Carty  enthousiasmée  : 
comment  l'avais-je  oubliée  ?  La  France  est  un  grand  pays. 

Dans  son  coin,  l'inconnu  savourait  le  repas  qu'il  avait  com- 
mandé avec  cet  air  de  béatitude  que  montre  volontiers  le  soldat 
à  l'étape,  cependant  que  le  sommelier  penchait  sur  son  verre 
une  bouteille  mollement  couchée  dans  un  panier. 

—  Du  vin  d'Enfer!  murmura  le  maitre  d'hôtel  plein  d'admi- 
ration pour  son  client. 

—  Il  s'appelle  Pierre  Laval,  continua  Mme  Daseneff  devenue 
pareille  à  un  commissaire  de  police  qui  rétablit  des  états  civils 
embrouillés.  On  l'a  porté  en  triomphe. 

—  Pour  un  saut!  objecta  Mme  Lénard  dédaigneuse. 

—  Mais  oui,  pour  un  saut,  accentua  la  Russe  qui,  familière 
avec  le  génie  de  sa  race,  s'éleva  sans  retard  aux  considérations 
générales  :  l'humanité  ne  sera  jamais  qu'un  enfant  qui  joue 
tantôt  avec  la  guerre,  tantôt  avec  la  science,  tantôt  avec  la  révo- 
lution, et  tout  cela  n'est  qu'un  sport.  Mais  je  vous  le  présente- 
rai après  dîner. 

—  Qui  donc? 

—  Ce  Pierre  Laval. 

—  Que  vous  ne  connaissez  pas. 

—  Un  homme  dont  les  journaux  ont  publié  le  portrait 
appartient  à  tout  le  monde. 

Après  le  diner,  comme  l'inconnu  s'était  confortablement 
installé  dans  le  jardin  sur  un  fauteuil  d'osier,  devant  une  petite 
table  qui  portait  une  tasse  de  café  dont  il  respirait  voluptueuse- 
ment l'arôme,  il  vit  s'approcher,  —  non  sans  une  certaine  con- 
trariété dont  il  ne  sut  pas  entièrement  dissimuler  l'expression, 
—  un  groupe  de  quatre  jolies  femmes  bigarrées  dont  il  ne 
pouvait  douter  qu'il  ne  fût  l'objectif.  Avec  une  parfaite  aisance 
mondaine,  Mme  Daseneff  fit  les  présentations  : 

—  Mesdames,  M.  Pierre  Laval  dont  je  vous  ai  parlé,  le 
vainqueur  du  concours  de  skis  à  Stockholm. 

L'alpiniste  s'était  levé.  Adieu  la  solitude  et  le  repos,  adieu 
la  tasse  de  café  parfumé  qui  n'est  réellement  savoureux  que  s'il 


40  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  pris  brûlant  et  qui  sans  doute  ne  pourrait  plus  être  absorbé 
qu'abominablement  tiède  !  Adieu  la  rêverie  après  la  journée  de 
fatigues,  dans  la  contemplation  de  la  nuit,  la  «  douce  nuit  qui 
marche  1  » 

—  En  effet,  convint-il  poliment,  je  ne  me  rappelais  pas.  Je 
vous  demande  pardon.  Il  y  avait  tant  de  monde  à  ce  concours 
de  Stockholm. 

Et  il  eut  un  geste  évasif  pour  écarter  cette  gloire  malen- 
contreuse, et  aussi  une  moue  d'ironie  que  fut  seule  à  sur- 
prendre Mme  Lénard  : 

—  C'est,  paraît-il,  en  Suède  la  grande  célébrité,  fit-elle.  En 
Suède,  ils  n'ont  pas  eu  la  guerre. 

Il  tourna  son  regard  vers  la  fine  petite  femme  qui  lui 
donnait  une  leçon  de  modestie  dont  il  n'avait  nul  besoin  : 

—  Que  vous  avez  raison,  Madame  !  Nous  qui  l'avons  faite, — 
elle  portait  un  minuscule  ruban  rouge  et  vert  sur  son  corsage 
et  de  ses  yeux  exercés  il  l'avait  remarqué,  —  nous  tenons  ces 
manifestations  sportives  pour  ce  qu'elles  valent.  Et  même... 

—  Et  même?  répéta  Mme  Lénard  qui  commençait  de  le 
trouver  intéressant. 

—  Et  même,  je  les  estime  assez  philosophiques. 

—  Philosophiques? 

—  Oui,  lorsque  je  songe  que  pour  un  saut  j'ai  connu  la 
popularité  et  la  réputation,  tandis  que... 

—  Tandis  que? 

Il  fallait  décidément  lui  arracher  les  mots  de  la  bouche, 
tant  il  devait  peu  goûter  le  plaisir  de  parler  de  soi. 

—  Tandis  qu'il  n'est  déjà  plus  question  de  la  guerre  (d'où 
l'on  pouvait  induire  qu'il  y  avait  rempli  son  rôle  non  sans 
éclat)  et  que  mes  études  géologiques  sur  les  Alpes  et  sur  la 
marche  des  glaciers  n'ont  retenu  l'attention  que  de  quelques 
savants. 

—  Natura  procedit  per  saltus,  intervint  la  Russe  dont  l'éru- 
dition était  un  incroyable  bric-à-brac  de  toute  sorte  de 
langues.  Nous  ne  faisons  jamais  que  des  sauts.  Et  nous  finis- 
sons par  un  saut  dans  l'inconnu. 

—  Mais  regardez-/^  donc  1  s'écria  Pierre  Laval  avec  brus- 
querie, au  risque  d'interrompre  une  dissertation  sur  l'autre 
monde.  Comme  elles  sont  belles  ce  soirl 

Elles?  Il  y  avait   donc    d'autres    femmes  dans  l'hôtel    qui 


LA    NUIT    BLANCHE.  41 

retenaient  son  attention  ?  Elles  cherchèrent  autour  d'elles,  dans 
le  jardin  tout  bruissant  du  caquetage  des  baigneurs. 

—  Qui?  demandèrent-elles,  surprises  et  peut-être  indignées. 

—  Les  montagnes. 

Elles  soupirèrent,  et  sourirent,  et  daignèrent  contempler  le 
spectacle  qu'il  leur  offrait.  Par  un  prodigieux  contraste,  tandis 
que  la  valle'e  de  la  Doire  commençait  de  se  perdre  dans  l'obscu- 
rité où  se  perdaient  aussi  les  montagnes  boisées  qui  la  bor- 
daient, là-haut,  tout  là-haut,  une  lumière  venue  d'on  ne  sait 
quel  soleil  disparu  courait  à  une  vertigineuse  allure  sur  les 
neiges  éternelles  des  cîmes,  y  semait  des  fleurs  roses  et  or. 
Fleurs  resplendissantes  aussitôt  fanées.  Car  déjà  l'apparition 
s'enfuyait,  et  l'ombre  de  la  nuit  s'installait  sur  les  sommets  à  sa 
place. 

Ces  dames  impressionnées  avaient  suivi  ie  phénomène  : 

—  Nous  n'avions  jamais  remarqué  cela. 

—  ,C'est  le  retour  de  lumière.  Il  n'est  pas  régulier.  Quand 
les  soirées  sont  trop  pures,  comme  celle-ci,  il  pleut  d'habitude 
le  lendemain. 

—  Quel  ennui  ! 

—  Surtout  quand  on  doit  partir. 

—  Vous  partez  ? 

—  Pour  le  col  du  Géant. 

—  Où  est-il? 

Il  montra  la  direction.  Puis,  étonné  de  leur  ignorance,  il  les 
gourmanda  : 

—  Vous  n'avez  donc  jamais  gravi  de  montagne? 

—  Jamais. 

—  Vous  êtes  à  Courmayeur,  et  vous  n'êtes  pas  montées  sur 
la  Tête  de  Grammont  d'où  l'on  voit  toute  la  chaîne  du  Mont- 
Blanc  à  la  toucher?  Vous  n'êtes  même  pas  allées  au  lac  Combal 
dont  les  eaux  sont  d'un  vert  pâle  tout  glacé  au  bord  de  la  mysté- 
rieuse Allée  Blanche?  Mais  alors,  Mesdames,  que  faites-vous  à 
Courmayeur? 

A  ce  sermon  irrité,  comme  des  pénitentes  courbées  sous  la 
paiole  d'un  capucin  véhément,  elles  confessèrent  d'un  commun 
accord  : 

—  Rien. 

Elles  étaient  assises  encercle  autour  de  lui,  dans  l'ombre  qui 
maintenant  régnait  sur  les  glaciers  perdus  là-haut,  comme  sur 


42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  parterres  et  les  pelouses  du  jardin,  et  regrettaient  qu'il  ne 
pût  voir  leur  confusion,  car  elles  éprouvaient  un  vif  désir  de 
s'accuser  et  de  se  frapper  la  poitrine,  à  la  condition  que  ces 
manifestations  d'un  trouble  intérieur  s'accompagnassent  de 
quelque  publicité. 

A  ce  moment  précis,  brusquement  la  lumière  jaillit  des 
lustres  du  salon  et  les  vint  trouver  dans  leur  coin  écarté,  tandis 
que  s'accordaient  sournoisement  des  instruments  barbares  qui 
éclatèrent  bientôt  en  un  crépitement  pareil  aune  averse  d'orage 
dans  un  roulement  de  tonnerre. 

—  Qu'est-ce  donc?  s'informa-t-il  avec  une  inquiétude  qui 
pouvait  donner  à  penser  sur  son  courage. 

—  Le  jazz-band,  expliqua  Mmc  Lénard.  Il  sévit  tous  les 
soirs. 

—  Et  l'on  danse? 

—  Et  nous  dansons. 

—  Tard? 

—  Minuit. 

—  Quelle  horreur,  Mesdames!  J'ai  marché  onze  heures,  et 
demain  je  pars  au  lever  du  jour.  Quand  dort-on  dans  cet 
hôtel? 

—  On  dort  le  matin,  expliqua  l'une  de  ces  dames. 

—  Vous  dormez  le  matin?  Ainsi  perdez-vous  ce  moment 
unique  où  la  nature  s'étire  lentement  et  s'éveille,  où  la  lumière 
chante  comme  les  oiseaux  dans  les  branches  !  Enfin,  je  n'ai  rien 
à  dire  puisque  demain,  à  l'aube,  je  serai  parti. 

—  Même  s'il  pleut?  demanda  M™  Lénard. 

—  Le  proverbe  dit  que  la  pluie  du  matin  n'arrête  pas  le 
pèlerin. 

—  Même  s'il  pleut  très  fort? 

—  Ahl  non,  pas  sous  un  déluge. 

—  Vous  avez  annoncé  le  mauvais  temps.  Levez  la  tête, 
monsieur  le  prophète,  il  n'y  a  déjà  plus  d'étoiles. 

—  Ce  sont  votre  jazz-band  et  vos  lampes  qui  les  ont  éteintes, 

—  Et  il  commence  à  pleuvoir. 

En  effet,  des  gouttes  d'eau,  rares  encore,  claquaient  en 
tombant  sur  les  feuilles.  Le  temps  changeait  avec  cette  éton- 
nante rapidité  qui  peut  être  si  dangereuse  à  la  montagne. 
Aussitôt  les  quatre  belles  créatures  se  levèrent,  bousculèrent  les 
chaises  et  les  fauteuils,  et  joignant  les  mains  dansèrent,  au   son 


LA    NUIT    BLANCHE.  43 

de  l'orchestre  frénétique,  une  ronde  improvisée  autour  de  l'alpi- 
niste souriant  et  quelque  peu  interloqué.  Tour  à  tour  il  voyait 
passer  devant  ses  yeux  les  quatre  visages,  si  divers,  quintes- 
sences de  races  et  de  civilisations,  mais  n'en  cherchait-il  pas  un, 
déjà,  parmi  les  quatre?  Elles  le  narguaient  à  tour  de  rôle  en 
défilant  : 

—  Vous  êtes  notre  prisonnier... 

—  Notre  prisonnier... 

Gomme  les  Filles-Fleurs  elles  enchaînaient  Parsifal  qui  ne 
pouvait  plus  appeler  à  l'aide  sa  divinité  disparue. 

—  Le  ciel  est  avec  vous,  convint-il. 

Et  sous  la  pluie  croissante  elles  l'entraînèrent  jusqu'au 
salon  où  elles  s'engouffrèrent  dans  une  farandole  dénouée.  Il 
les  considéra  un  instant,  bientôt  devenues  la  proie  de  tout  un 
lot  de  jeunes  danseurs  exercés,  et  il  s'en  fut  gagner  sa  chambre 
heureusement  située  dans  une  aile  du  bâtiment. 

«  11  vaut  toujours  mieux,  pensait-il,  —  car  c'était  un  sage, 
. —  partir  le  lendemain.  Et  parfois  la  veille.    » 

III.    —   IL   PLEUT,    BERGÈRE 

Le  lendemain  il  pleuvait  à  seaux,  et  Pierre  Laval,  après  un 
réveil  matinal,  s'était  rendormi  philosophiquement,  à  la  façon 
des  montagnards  qui  acceptent  le  travail  selon  les  jours  et  les 
saisons.  Levé  tard,  frais  et  dispos,  le  visage  entièrement  rasé,  il 
trouva  dans  le  hall,  dès  qu'il  descendit,  son  corps  de  ballet  qui 
le  guettait,  tout  en  roucoulant  autour  d'un  piano.  Et  comme  il 
y  avait  une  éclaircie,  il  essuya  sans  retard  des  sarcasmes  : 

—  La  pluie  du  matin  n'arrête  pas  le  pèlerin. 

—  La  nature  s'est  éveillée  sans  vous. 

—  Et  la  lumière  a  chanté  comme  les  oiseaux. 

—  Ou  comme  vous,  Mesdames,  répliqua-t-il  galamment. 
Elles  ne   se    firent  pas   prier  pour  exhaler   leur    ennui  en 

musique.  La  Russe,  de  ses  doigts  chargés  de  bagues  oubliées  par 
les  bolchévistes,  joua  de  mémoire  du  Glinka  ou  du  Mous- 
sorgski.  Puis  elle  accompagna  Mme  Panitis  qui  interprétait  par 
les  pas  et  la  mimique,  à  la  manière  d'Isadora  Duncan,  des 
rvthmes  de  Y  Orphée  de  Gluck.  L'Irlandaise  lança  avec  jovialité, 
et  comme  sous  l'influence  d'une  pointe  de  gin,  des  chansons 
populaires    de    son    pays.   Mme  Lénard,  d'une  voix   délicate  et , 


44  REVUE  DES  DEUX  MOM'l  - 

nuancée,  chanta  des  romances  de  Reynaldo  Hahn  et  de  cet 
Henri  Duparc  disparu,  comme  une  fumée  au-dessus  du  feu, 
dans  sa  gloire  qui  ne  cesse  d'alimenter  les  salons.  Après  quoi, 
elles  invitèrent  l'homme  de  la  montagne  à  montrer  ses  talents, 
pensant  bien  le  mettre  en  mauvaise  posture. 

—  Je  chante  aussi,  convint-il,  mais  il  faut  ouvrir  les  fenêtres. 

—  Et  pourquoi? 

—  Pour  laisser  passer  ma  voix.  Je  ne  suis  pas  un  ténor  de 
salon. 

On  y  consentit  et  il  chercha  des  partitions  dans  un  casier. 
Ayant  découvert  la  Damnation  de  Faust  et  la  Walkyrie,  il  se 
contenta  de  ces  monuments.  Sous  son  autorité,  Mme  Daseneiï 
déchiffra  V Invocation  à  la  nature,  et  il  partit  en  guerre.  En 
effet,  les  fenêtres  closes,  le  salon  eût  éclaté.  Sa  voix  fruste  sans 
doute  et  sauvage  était  d'une  sonorité,  d'une  ampleur,  d'une  plé- 
nitude qui  faisaient  d'un  coup  mesurer  la  misère  des  chanteurs 
claqués  de  nos  opéras.  Ces  dames  en  vibraient  de  la  tête  aux 
pieds,  comme  des  arbustes  secoués  des  racines  au  faite  par  un 
grand  vent.  Puis  ce  fut  Siegmund  devant  l'apparition  de  Cépée 
jaillie  du  frêne.  Dans  cet  ouragan  défilaient  des  paysages  fan- 
tastiques, dignes  de  l'Enfer  de  Dante,  rochers,  sapins,  gorges 
profondes,  torrents  impétueux  charriant  l'eau  de  neige. 

—  Avez-vous  reconnu  la  montagne  ?  demanda-t-il,  sans 
ombre  de  vanité  personnelle,  à  ses  auditrices,  les  partitions 
refermées. 

—  La  montagne? 

—  Ah  !  c'est  vrai,  vous  ne  la  connaissez  pas.  Alors  vous  ne 
pouvez  la  reconnaître.  \J  Invocation  à  la  nature,  ce  sont  les  soli- 
tudes de  la  Grande-Chartreuse  où  Berlioz  s'était  enfoncé.  Il  avait, 
enfant,  vécu  tout  près,  à  Meylan,  dans  la  vallée  de  l'Isère,  au 
pied  du  Saint-Eynard.  Et  Wagner  est  allé  chercher  son  inspi- 
ration en  se  heurtant  aux  glaciers  des  Alpes  Bernoises.  Le 
silence  des  étendues  glacées  lui  parlait. 

—  Je  veux  y  aller,  déclara  Mme  Lénard,  conquise  par 
l'exemple  de  ces  musiciens  notoires. 

Et  ses  trois  amies  l'approuvèrent  en  chœur  :  —  Nous  aussi. 
Nous  aussi. 

Pierre  Laval  les  toisa  successivement  et  sévèrement  : 

—  On  n'y  va  pas  comme  ça. 

—  Oui,  nous  attendrons  le  beau  temps. 


LA    NUIT    BLANCHE.  4j 

—  Mais  il  faut  vous  habiller,  Mesdames. 

On  ne  parle  jamais  en  vain  de  toilette  à  une  femme.  Aus- 
sitôt elles  songèrent  au  moyen  de  se  dévêtir.  Déjii  il  reprenait: 

—  Avez-vous  des  souliers  ;i  clous,  des  molletières  ou  des 
guêtres,  une  jupe  courte  et  de  bonn.-  étoffe,  un  jupon  du  laine, 
un  chandail,  un  manteau  ou  une  pèlerine,  des  gants  fourrés, 
un  bonnet,  béret  ou  polo  capable  de  tenir  à  la  tète  contre  la 
bise,  une  canne  ferrée,  et  encore  des  lunettes  noires  à  cause  de 
l'éclat  des  neiges?  Non?  Alors  il  n'y  faut  point  songer. 

Consternées,  elles  constatèrent  qu'elles  n'avaient  rien  de 
tout  cela  dans  leurs  malles  cependant  vastes  et  bourrées. 

—  Est-ce  bien  nécessaire  ?  osa  questionner  Mme  Lénard. 

—  On  n'y  va  pas  en  petits  souliers  et  bas  a  jour. 

—  J'ai  des  bottines  avec  de  fortes  semelles. 

—  C'est  mieux.  Un  cordonnier  y  pourra  planter  des  pointes. 
Et  l'on  doit  trouver  des  bandes  molletières  à  Courmayeur,  des 
vêtements  de  laine  et  des  bérets.  Quant  aux  jupes,  elles  ne 
sauraient  être  plus  courtes. 

—  Vous  voyez  bien. 

—  Reste  l'entraînement. 

—  L'entraînement? 

—  Sans  doute.  Combien  d'heures  consacrez-vous  chaque 
jour  à  la  marche? 

—  Nous  ne  l'avons  pas  calculé.  Mais  sûrement  plus  de  vingt 
minutes. 

—  Je  m'y  attendais.  Cet  après-midi,  si  le  temps  s'élève,  je 
vous  emmènerai  aux  chalets  de  Purtud,  au  pied  du  glacier  de 
la  Brenva. 

—  Est-ce  loin  ? 

—  Non  :  de  Notre-Dame  de  Guérison  il  faut  un  bon  quart 
d'heure. 

—  Mais  ne  pçut-on  aller  en  voiture  à  Notre-Dame-de-Gué- 
rison  ? 

—  Oh  I  voyons,  Mesdames.  Quand  je  rêve  de  vous  conduire 
au  col  du  Géant  ? 

Les  préparatifs  furent  les  plus  amusants  du  monde.  Ils 
consistèrent  a  courir  les  magasins  de  Courmayeur,  ;i  porter  des 
bottines  au  cordonnier,  à  enrouler  des  bandes  de  toile  autour 
des  mollets,  à  essayer  des  chandails  de  diverses  couleurs  et  des 
bérets  assortis.  Ces  dames  étaient  enchantées  de  se  composer  un 


46 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


nouveau  costume.  Déjà,  secrètement  rivales,  chacune  se  réser- 
vait d'y  ajouter  quelque  perfectionnement  d'élégance.  Pierre 
Laval  leur  fit  choisir  par  surcroît  des  cannes  au  bec  recourbé  et 
au  bout  ferré,  mais  d'un  poids  léger.  Elles  eussent  souhaité  des 
piolets  : 

—  Vous  portiez  hier,  en  débarquant,  une  espèce  de  pic. 

—  Un  piolet.  C'est  pour  tailler  les  marches  sur  le  glacier, ou 
pour  se  fixer  dans  la  neige.  Vous  ne  sauriez  pas  vous  en  servir, 
et  vous  n'en  aurez  nul  besoin. 

De  quoi  elles  furent  dépitées,  promptes  à  s'imaginer  que 
l'équipement  fait  l'alpiniste. 

L'après-midi,  le  ciel  était  couvert,  mais  sans  eau.  On  décida 
de  partir  pour  les  chalets  de  Purtud.  C'était  la  répétition  géné- 
rale, ou  tout  au  moins  celle  des  couturières,  avant  la  grande 
première  du  Col  du  Géant,  3  400  mètres  d'altitude.  Pierre  Laval 
ouvrait  la  marche,  d'un  pas  lent  et  long,  égal  et  rythmé.  Ces 
dames  se  précipitaient  sur  sa  trace  à  la  sortie  du  village,  rangées 
tout  d'abord  de  compagnie,  comme  les  trois  mousquetaires  qui, 
précisément,  étaient  quatre.  Le  corsage  et  la  coiffure  de  laine 
portaient  leurs  couleurs,  comme  les  casaques  des  jockeys  aux 
courses  :  vertes  pour  la  blonde  Mme  Daseneff,  orangées  pour  la 
brune  Grecque,  mauves  pour  la  rousse  Irlandaise.  Mme  Lénard 
s'était  vouée  au  blanc.  A  Notre-Dame-de-Guérison,  celle-ci  avait 
pris  la  tête  du  bataillon  féminin,  distançant  ses  compagnes  de 
plusieurs  longueurs.  La  Russe  fermait  le  cortège,  soupirant 
d'une  voix  plaintive  : 

—  Moi  qui,  à  Moscou,  ne  sortais  jamais  qu'en  voiture  ! 

Le  régime  des  Soviets  ne  l'avait  donc  pas  contrainte  à  plus 
d'humilité  et  moins  de  luxe?  Elle  portait  un  collier  de  perles 
roses  et  des  bagues  à  chaque  doigt  de  ses  mains  nues.  Comment 
avait-elle  pu  franchir  la  frontière  bolchéviste  avec  tous  ces 
bijoux? 

Pierre  Laval  les  arrêta  à  la  lisière  d'un  bois  de  mélèzes,  d'où 
je  regard  découvre  en  face  le  glacier  de  la  Brenva,  à  gauche  les 
fines  aiguilles  de  Pétéret,  à  droite  la  mince  et  dure  muraille  de 
la  dent  du  Géant,  au-dessus  la  coupole  du  Mont-Blanc,  roi  de  la 
vallée  de  Courmayeur  comme  de  la  vallée  de  Chamonix.  11 
appelait  chaque  montagne  par  son  nom,  —  et  il  y  en  avait!  — 
avec  une  certaine  familiarité  où  se  révélaiLune  amitié  ancienne; 
mais  quand  il  en  vint  au  Mont-Blanc,  il  mit  un   respect  infini 


LA    NUIT    BLANCHE.  47 

dans  ces  deux  syllabes.  Et  il  ne  se  contenta  pas  de  les  désigner, 
il  les  donna  à  comprendre  : 

—  Voyez,  dit-il,  quelles  lignes  d'architecture I  Ces  aiguilles 
s'élancent  dans  le  ciel  comme  les  tours  et  les  clochetons  des 
églises  ogivales.  C'est  une  dentelle  de  neige.  Ces  contreforts  res- 
semblent à  de  gigantesques  arcs-boutants.  Et  d'un  jet  fou- 
droyant part,  au-dessus  de  leur  assemblée,  la  prodigieuse  cou- 
pole du  Mont-Blanc.  La  cathédrale  est  complète. 

—  La  cathédrale,  répéta  Mme  Lénard  initiée  à  un  art  nou- 
veau. 

—  Voyez,  voyez  comme  les  nuages  courent  sur  ses  parois. 
Ils  montent,  ils  montent,  ils  s'accrochent  aux  pics  qui  les  dé- 
chirent et  les  effilochent.  Il  y  en  a  un  qui  est  resté  fixé  au 
sommet  de  la  dent  du  Géant.  Non,  il  a  été  arraché.  Il  doit 
souffler  là-haut  un  vent  terrible. 

Et  il  rit  à  belles  dents,  comme  si  les  caresses  de  ce  vent  ter- 
rible fussent  désirables. 

—  Et  c'est  là-haut  que  vous  prétendez  nous  conduire?  s'in- 
forma, non  sans  épouvante,  Mrae  Daseneff. 

—  Là-haut?  Mais  oui.  N'apercevez-vous  pas  l'aiguille  du 
Géant?  Le  col  est  au-dessous.  Il  y  a  un  refuge  confortable,  le 
Refuge  Turin.  Et  vous  vivrez  enfin  dans  le  monde  des  Alpes. 
Vous  connaîtrez  la  vie  de  la  montagne. 

—  J'irai,  déclara  Mme  Lénard  subjuguée,  déjà  dévorée  de  cet 
inconnu  désir  et  ne  pouvant  détacher  ses  yeux  de  la  ronde  éche- 
velée  des  nues  sur  les  crêtes. 

—  Nous  irons,  affirmèrent  à  leur  tour  ses  compagnes,  exal- 
tées par  son  exemple. 

Au  retour,  Mme  Daseneff  qui  traînait  la  patte  en  arrière  eut 
une  idée  qui  lui  servirait  tout  au  moins  à  ralentir  la  marche  de 
la  troupe  : 

—  Et  ne  pourrait-on,  monsieur  le  tranche-montagne,  effec- 
tuer à  cheval  une  partie  du  parcours  ? 

Pierre  Laval  se  retourna  en  effet  et  l'attendit  : 

—  A  cheval,  non,  mais  à  mulet.  Nous  pouvons  monter  à 
mulet  jusqu'au  pavillon  du  mont  Fréty.  Et  même,  je  vous  le 
conseille,  car  il  faut  épargner  vos  petits  souliers.  A  partir  de 
là,  par  exemple,  il  n'y  a  plus  que  les  jambes,  et  l'ascension  est 
raide. 

—  Combien  de  temps? 


48  REVUE    DES    DEUX    MON  DE  8. 

—  Pour  vous,  au  moins  cinq  heures. 
■ —  Et  pour  vous? 

—  Trois.  Mais  je  ne  suis  pas  pressé. 

Le  traître  comptait  bien,  à  pied  ou  a  cheval,  les  laisser  au 
mont  Fréty  et  ne  pas  s'embarrasser  d'une  telle  colonne  dès  que 
le  chemin  offrirait  de  réelles  difficultés.  Son  zèle  d'apôtre  s'ar- 
rêterait au  seuil  de  la  forteresse  dont  il  entendait  garder  la  clé 
pour  lui  seul.  Néanmoins,  il  poussa  l'obligeance  jusqu'à  com- 
mander lui-même  les  cinq  mulets,  le  guide  et  le  porteur  qui 
composeraient  l'imposante  caravane.  Le  départ  fut  non  sans  peine 
fixé  à  cinq  heures  du  matin. 

—  Fera-t-il  beau  ?  interrogea  anxieusement  la  Russe  qui  ne 
comptait  plus  que  sur  la  pluie  et  qui  eût  déchaîné  un  orage 
avec  grêle  si  elle  avait  disposé  des  puissances  célestes.  Mais  elle 
ne  devait  jouir  là-haut  de  nul  crédit. 

—  Sans  aucun  doute,  madame  :  le  baromètre  remonte,  et 
c'est  le  bon  vent. 

—  Tant  mieux,  approuva-t-elle  rageusement. 
La  belle  Grecque  déplora  le  choix  de  l'heure  : 

—  Il  fera  nuit. 

—  Point  du  tout,  madame.  Mais  je  vois  que  vous  ignorez  la 
marche  du  soleil.  Le  jour  se  lève  a  cinq  heures.  C'est  une 
grande  concession  que  je  vous  accorde  en  ne  le  précédant  pas. 

En  deux  heures  et  demie  au  plus  on  atteindrait  le  mont 
Fréty  où  l'on  déjeunerait  abondamment  :  une  omelette,  du 
jambon,  du  fromage. 

—  Tout  cela  le  matin? 

—  Plus  quelques  bons  verres  de  vin  blanc,  mesdames,  car 
vous  aurez  faim  et  soif. 

Ce  diable  d'homme  était-il  sérieux,  ou  se  moquait-il?  Cha- 
cune, néanmoins,  s'efforçait  de  lui  plaire  en  flattant  ses  goûts. 
Se  servait-il  de  leur  rivalité  ou  dressait-il  ces  catéchumènes 
avec  désintéressement?  Toute  la  soirée,  il  fut  l'objet  de  leurs 
agaceries  dont  il  devina  bientôt  le  but.  Pourquoi  ne  demeure- 
rait-il pas  quelques  jours  à  Courmayeur?  N'avait-il  pas  parlé 
d'entraînement  nécessaire?  Demain  on  se  rendrait  au  mont 
Fréty  à  mulet.  Après-demain  on  irait  à  pied  à  l'Allée-Blanche. 
Il  fallait  bien  une  semaine  de  préparation  pour  le  col  du  Géant. 
On  avait  promis  d'y  aller  :  on  tiendrait  parole.  Mais  il  pouvait 
bien  montrer    quelque  patience.    Cinq  ou  six  jours  :  on  ne  lui 


LA    NUIT    BLANCIIE.  l 'J 

réclamait  pas  davantage.  Le  séjour  à  Courmayeur  manquait-il 
d'agrément?  Quatre  Dalila,  de  nationalités  et  de  chevelures  dif- 
férentes, s'efforçaient  en  lui  souriant  de  le  ligoter.  Mais  il  résis- 
tait : 

—  J'ai  rendez-vous  au  Montauvert. 

—  Avec  une  dame? 

—  Non,  avec  un  ami. 

—  Il  attendra. 

—  C'est  impossible.  Nous  devons  escalader  ensemble 
l'Aiguille  Verte. 

Il  avait  parlé  de  ce  rendez-vous  à  l'Aiguille  Verte  avec  un 
tel  accent  que  dès  lors  elles  cessèrent  d'insister  pour  le  garder. 
Evidemment,  la  montagne  détenait  un  pouvoir,  une  force  de 
fascination,  d'envoûtement  qui  les  dépassait  et  qu'elles  connaî- 
traient demain,  puisque  Pierre  Laval  les  emmenait.  Jusqu'où? 

IV.  —   LE   DÉPART   POUR   LA    MONTAGNE 

Le  lendemain,  à  cinq  heures  moins  le  quart,  Pierre  Laval 
achevait  de  déjeuner  copieusement  dans  la  salle  de  restaurant, 
son  sac  ficelé,  son  piolet  et  sa  pèlerine  rangés  à  côté  de  lui. 
Mettant  la  main  sur  le  personnel  qui  se  montrait  à  sa  portée, 
cireurs  de  parquet,  chasseurs  ensommeillés,  femmes  de  chambre 
en  ingrat  déshabillé  du  matin,  il  expédiait  ces  estaffettes  dans 
toutes  les  directions,  comme  un  général  qui  presse  ses  régiments 
en  retard. 

A  cinq  heures  précises,  il  se  leva,  sortit,  inspecta  le  ciel  et  la 
rue.  Le  soleil  n'était  pas  encore  levé  à  l'horizon,  mais  il  éclai- 
rait les  sommets  :  pas  un  nuage,  et  un  air  vif,  presque  froid, 
qui  picotait  la  peau  agréablement.  Quant  à  la  rue,  son  aspect 
l'invita  au  sourire.  Cinq  mulets  alignés  en  ordre  de  bataille, 
harnachés  et  sellés,  —  dont  deux  seulement  avec  des  selles  de 
dames,  la  Russe  et  l'Irlandaise  ayant  déclaré  qu'elles  montaient 
à  califourchon,  —  impatients  de  partir,  se  détendaient  en 
ruades  :  trois  muletiers  les  contenaient  avec  des  paroles  flat- 
teuses. Le  guide,  un  paquet  de  cordes  sur  le  dos,  appuyé  sur 
son  piolet,  mangeait  du  pain  et  du  fromage  en  compagnie  du 
porteur. 

«  En  voilà  un  rassemblement!  songea-t-il.  Jamais  je  n'au- 
rai  mené  à  l'assaut  une  telle    cavalcade,  ni  tant  de    nations 

TOME    LXV.    1921.  4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

diverses.  Car  je  commande  les  Alliés,  ni  plus  ni  moins  que  le 
maréchal  Foch  :  France,  Grande-Bretagne,  Russie,  Grèce,  sans 
compter  les  guides  d'Italie,  tout  y  est.  Si,  toutefois,  ces  dames 
tiennent  parole.  » 

Enfin,  Mm*  Lénard  parut  la  première.  Il  la  cueillit  du  regard, 
de  la  tète  aux  pieds,  et  parut  satisfait  :  elle  portait  de  hautes 
bottines  jaunes,  le  mollet  était  bien  pris  dans  les  molletières 
beige,  la  taille  moulée  dans  le  chandail  blanc;  mais,  au  lieu  du 
béret  acheté  la  veille,  elle  s'était  coiffée  d'un  ravissant  tricorne 
de  feutre  avec  quoi  elle  pensait  bien  écraser  ses  rivales. 

—  Ahl  fit-il  avec  admiration,  vous  avez  l'air  d'un  aide  de 
camp  de  Bonaparte  au  Grand  Saint-Bernard. 

Elle  fut  contente  du  compliment  : 

—  N'est-ce  pas  le  matin  de  Marengo?  Vous  nous  conduisez 
à  la  victoire. 

Il  la  débarrassa  de  la  minuscule  valise  où  elle  avait  ras- 
semblé son  linge  et  ses  objets  de  toilette  pour  une  expédition  de 
deux  jours  et  une  nuit,  et  qui  s'engouffra  dans  le  vaste  sac 
ouvert  du  porteur. 

—  Et  vos  belles  amies? 

—  Elles  descendent. 

—  Toutes  les  trois? 

—  On  n'a  pas  de  nouvelles  de  Mme  Daseneff. 

En  effet,  peu  après,  Mme  Panitis  et  Mme  O'Carty  firent  leur 
apparition,  comme  des  divinités  bocagères,  l'une  orangée  et 
l'autre  mauve,  l'une  mince,  grande  et  musclée,  l'autre  plus 
grande  encore  et  plus  forte,  les  joues  rouges  de  ses  ablutions. 
Et  toutes  deux  jetèrent  sur  le  tricorne  un  regard  venimeux, 
comme  des  joueurs  surprenant  une  tricherie,  à  quoi  Mme  Lénard 
reconnut  qu'elle  avait  pris  un  avantage. 

On  n'attendait  plus  que  la  Russe.  Mrae  Lénard  offrit  de  partir 
à  sa  recherche  : 

—  Pressez-la,  supplia  le  jeune  homme. 
Elle  y  courut  et  revint  en  riant  : 

—  Elle  m'a  reçue  dans  l'obscurité,  refusant  de  donner  la 
lumière  électrique,  et  m'a  priée  de  l'excuser;  elle  est  souffrante 
ce  matin. 

Que  Mme  DasenefTfùt  souffrante  inopinément,  en  quoi  cette 
circonstance  pénible  pouvait-elle  provoquer  l'hilarité  de  ces 
dames?  Car  le  rire  de  M"'e  Lénard  avait  instantanément  gagné 


LA    NUIT    BLANCHE.  SI 

ses  deux  amies,  dès  sa  communication  terminée.  Déjà  la  Russe 
avait  donné  la  veille,  au  retour  des  chalets  de  Purtud,  des  signes 
évidents  de  fatigue,  et  ses  traits  altérés  n'avaient  pas  craint  de 
révéler  son  angoisse  intérieure.  Nul  doute  qu'elle  refusât  de 
livrer  à  l'implacable  miroir  de  l'aube  la  friperie  d'un  visage 
savamment  reconstruit  chaque  jour.  Son  âge  véridique  s'y  fût 
inscrit.  Elle  préférait  s'avouer  d'avance  vaincue.  Aucune  de 
ses  compagnes  habituelles  ne  s'y  était  méprise  un  instant,  et 
Pierre  Laval  en  fut  informé,  rien  qu'à  entendre  sonner  leur 
joie. 

«  La  sélection  se  fera  d'elle-même  en  chemin,  »  se  dit-il  en 
bon  fataliste,  comme  il  offrait  la  main  creusée  pour  recevoir  le 
pied  de  Mme  Lénard  et  la  mettre  en  selle.  Il  installa  ensuite 
Mme  Panitis,  un  peu  moins  légère,  tandis  que  Mme  O'Carty,  se 
pendant  à  la  crinière  de  sa  monture,  se  hissait  d'elle-même  à  la 
manière  des  hommes.  On  renvoya  la  bête  destinée  à  l'absente, 
et  la-caravane  s'ébranla  sur  le  pavé  avec  un  tel  vacarme  que, 
sur  toute  la  façade  de  l'hôtel,  les  persiennes  s'entrouvrirent, 
laissant  deviner  des  têtes  curieuses,  avides  de  contempler  ce 
départ  sensationnel. 

—  C'est  le  harem  de  cet  immoral  Français,  déclara  avec  un 
dégoût  supérieur,  tout  en  se  recouchant  auprès  de  sa  digne  et 
corpulente  épouse,  un  Allemand  déjà  réinstallé  en  pays 
ennemi. 

Après  le  village  d'Entrèves  que  baigne  la  Doire,  le  chemin 
muletier  attaque  les  pentes  de  Fréty.  Là,  on  rejoignit  les  mulets 
qui  montent  les  provisions  destinées  au  Refuge  Turin  jusqu'à 
une  cabane  encastrée  dans  le  rocher  d'où  elles  sont  transpor- 
tées à  dos  d'homme  au  col  du  Géant.  Accrue  de  ce  renfort,  la 
cavalcade  composa  un  cortège  interminable,  qui  se  déroulait 
comme  un  ruban  au  flanc  de  la  montagne. 

—  L'armée  d'Italie,  proclama  Mme  Lénard  qui  se  remémo- 
rait le  compliment  de  son  compagnon  et  se  prenait  véritable- 
ment pour  un  ofticier  de  l'état-major  du  Petit  (laperai,  à  cause 
de  son  tricorne.  N'est-ce  pas,  Andromaque? 

Andromaque!  Elle  interpellait  la  belle  Grecque  all'ublée  dé 
ce  prénom  magnifique.  Pierre  Laval,  qui  séparait  ces  dames,  se 
pencha  vers  le  tricorne  qui  le  précédait  : 

—  Vous  l'appelez  Andromaque? 

—  Sans  doutj. 


•'»-  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Après  un  instant,  il  reprit  : 

—  En  voilà  un  petit  nom  pour  l'intimité  1 

—  Ohl  son  mari  n'a  rien  à  lui  envier,  car  il  est  encore  mieux 
partagé. 

—  Comment  s'appelle-t-il? 

—  Agamemnon,  tout  simplement. 

—  C'est  juste  :  le  Roi  des  Rois. 

—  Taisez-vous. 

Il  rapprocha  sa  mule  pour  mieux  entendre  ce  qu'elle  ne 
voulait  dire  qu'à  mi-voix  : 

—  Son  beau-père,  Panilis  l'archéologue,  a  découvert  les 
ruines  de  Thèbes  et  mis  à  nu  des  sépulcres  emplis  de  guerriers 
d'or.  Il  ne  pouvait  mieux  faire  que  perpétuer  les  traditions 
antiques,  en  appelant  ses  deux  fils,  l'un  Agamemnon  et  l'autre 
Epaminondas.  Par  surcroit,  il  a  exigé  de  sa  belle-fille  qu'elle 
changeât  de  nom. 

—  Comment  s'appelait-elle  auparavant? 

—  A  Smyrne,  d'où  elle  vient,  elle  s'appelait  Hélène. 

—  Je  comprends,  approuva  Pierre  Laval.  Puis  il  conclut  : 

—  Et  l'on  s'étonne  des  ambitions  de  la  Grèce  I 

Mme  Panitis,  semblable  sur  sa  mule  à  un  berger  arcadien, 
détachait  son  profil  de  médaille  sur  le  jour  clair.  Elle  s'était 
avancée,  devinant  qu'il  était  question  d'elle.  Un  imperceptible 
sourire  l'accueillit.  De  cette  seconde  rivale,  Mrae  Lénard  venait 
de  se  débarrasser  en  un  clin  d'œil.  Pour  séduire  un  de  ces  Fran- 
çais mesurés,  cultivés  et  prompts  à  l'ironie,  il  est  prudent  de 
ne  pas  porter  une  enseigne  trop  voyante.  Jamais  Pierre  Laval 
n'oserait  attenter  à  ses  souvenirs  classiques  en  adressant  une 
déclaration  à  une  femme  que  protégeait  à  une  séculaire  distance 
la  vertu  inébranlable  de  la  veuve  d'Hector.  Quant  à  Mme  O'Carty, 
elle  serrait  sa  mule  entre  ses  fortes  jambes  et  avait  pris  la  tête 
de  la  caravane,  humant  l'air  et  inspectant  les  lieux  comme  si 
elle  conduisait  une  expédition  de  sinn-feiners  contre  les  troupes 
régulières  de  la  Grande-Bretagne.  Celle-ci,  redoutable  guer-. 
rière,  serait  plus  difficile  à  réduire.  Mme  Lénard,  la  voyant 
juste  au-dessus  d'elle  à  un  tournant  du  chemin,  mesurait  du 
regard  toute  son  importance,  non  sans  effroi,  quand  un  détail  la 
rassura. 

Le  spectacle,  cependant,  commençait  de  la  surprendre.  Elle 
allait  de  découverte  en  découverte.   La    montagne  qu'elle   ne 


LA    NUIT    BLANCnE.  "'\ 

connaissait  pas  s'animait.  On  a  devant  soi,  pendant  qu'on  gravit 
les  pentes  du  mont  Fréty,  la  paroi  déchiquetée,  rouge  et  striée 
de  névés  blancs  suspendus,  des  Grandes  Jorasses,  la  robuste  et 
fine  dent  du  Géant  et,  plus  à  droite,  la  coupole  du  Grand 
Gombin.  Puis  la  vue  change,  et  ce  sont  les  dentelles  des 
Aiguilles  de  Pétéret  et  la  coupole,  autrement  haute  et  majes- 
tueuse ,  du  Souverain,  du  Roi,  du  Mont-Blanc.  Elle  les  regar- 
dait sans  demander  à  son  compagnon  de  les  lui  désigner,  pré- 
férant leur  anonymat,  se  contentant  de  les  contempler  dans  l'au- 
dace et  la  puissance  de  leur  architecture,  dans  leur  éclat  imma- 
culé qui  s'opposait  au  ciel  bleu,  de  ce  bleu  profond  et  pur  qu'a 
le  ciel  d'Italie. 

C'est  un  bon  piédestal  qu'un  mulet  pour  cueillir,  sans 
fatigue,  les  beautés  de  l'Alpe.  Et  avec  une  sympathie  accrue, 
elle  voulut  prendre  à  témoin  de  son  émotion  grandissante  Pierre 
Laval  qui  l'initiait.,  Mais  Pierre  Laval,  la  tête  haute,  suivait  des 
yeux  la  silhouette  vigoureuse  de  l'Irlandaise. 

Au1  pavillon  du  mont  Fréty,  on  mit  pied  à  terre.  Comme  il 
était  prévu,  ces  dames  firent  le  plus  grand  honneur  à  l'omelette 
au  lard,  au  jambon  et  au  fromage  qui  leur  furent  servis,  sans 
oublier  certain  petit  vin  clair  récolté  sur  les  coteaux  de  la  vallée 
d'Aoste  et  qui  sentait  la  pierre  à  fusil.  Mme  O'Carty,  surtout,  en 
but  forces  rasades,  pour  favoriser  le  passage  de  toute  la  crème 
blanche  qu'elle  avait  engloutie.  Andromaque,  mélancolique, 
puisait  dans  un  pot  de  miel  en  souvenir  du  mont  Hymète.  A 
ces  nuances  indéfinissables  dont  un  instinct  sûr  nous  avertit, 
elle  soupçonnait  son  échec  et  songeait  à  en  tirer  vengeance. 

—  Je  n'irai  pas  plus  loin,  déclara-t-elle  comme  on  se  levait 
de  table.  Cette  promenade  à  cheval  me  suffit. 

On  insista  poliment,  sans  excès.  Pierre  Laval,  cependant, 
lui  accordait  plus  de  beauté  en  la  perdant,  comme  il  arrive 
d'habitude.  Volontiers,  à  cette  heure,  eût-il  peut-être  glissé  sur 
un  prénom  en  somme  honorable,  et  d'ailleurs  substitué  par  un 
caprice  d'archéologue  à  un  autre  plus  engageant.  Elle  redes- 
cendit avec  les  muletiers  et  les  mulets,  tandis  que  la  caravane 
prenait  un  ordre  de  marche  :  le  guide  en  tête,  puis  Mme  Lénard, 
puis  Laval,  puis  Mme  O'Carty,  et  enfin  le  porteur.  Mais  cet  ordre 
fut  bientôt  rompu  :  jusqu'à  la  cabane  aux  provisions,  le  chemin 
est  large  et  relativement  facile.  L'Irlandaise  l'ébranlait  de  son 
pas  mécanique. 


5*4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  C'est  le  moment  de  chanter  Y  Invocation  à  la  nature, 
observa  Mme  Lénard. 

—  En  effet. 

Pierre  Laval  s'arrêta  pour  l'entonner.  Il  avait  pour  accom- 
pagnement le  bruit  des  ruisseaux  qui  descendent  des  glaciers 
et  l'incomparable  décor.  Inspiré,  il  donna  toute  sa  voix,  et  la 
montagne  en  tressaillit.  En  bas,  la  cavalcade  des  mulets  qui 
retournaient  à  Courmayeur  s'était  arrêtée  :  la  belle  Grecque 
devait  tendre  l'oreille.  Quant  au  guide  et  au  porteur,  ils  frétil- 
laient d'aise,  clignaient  des  yeux,  tiraient  leur  barbe  avec  satis- 
faction, mais  tout  à  coup  le  guide,  sentant  sa  responsabilité, 
s'assombrit  et,  le  concert  terminé,  intervint  : 

—  Ne  chantez  pas  plus  haut,  Monsieur,  à  cause  des  ava- 
lanches. 

—  Je  sais,  je  sais,  convint  le  jeune  homme. 

On  craignait  qu'il  ne  fit  dégringoler  la  montagne.  Plus 
puissant  qu'Orphée,  de  sa  musique  il  agitait  la  terre. 

A  la  cabane  aux  provisions  on  fit  halte.  A  partir  de  là,  c'est 
une  rude  ascension.  Quand  elle  vit  la  raideur  de  la  pente, 
jyjme  O'Carty  se  plaignit  de  ses  semelles  trop  minces  et  de  ses 
chaussures  trop  courtes  et  trop  étroites.  Pierre  Laval  se  pencha 
pour  lui  porter  secours.  Il  vit  des  pieds  considérables  et  des 
chevilles  semblables  à  des  colonnes.  Comme  il  se  redressait,  il 
surprit  le  sourire  aigu  de  Mme  Lénard,  celui  qu'elle  avait  en 
prononçant  le  nom  d'Andromaque.  Ce  sourire  signifiait  tout  à 
l'heure  :  «  Essayez  donc  de  dire  :  Andromaque,  vous  me 
plaisez...!  »  Il  signifiait  maintenant  :  «  Tombez  donc  aux  pieds 
d'une  femme,  quand  elle  en  a  de  pareils!  »  Et,  devenu  son 
complice,  à  son  tour  il  sourit.  Mnie  O'Carty,  rouge  et  superbe, 
s'en  aperçut.  Elle  annonça  aussitôt  sa  défection  : 

—  Je  n'irai  pas  plus  loin. 

Elle  but  néanmoins,  avant  de  repartir,  à  la  gourde  de  Pierre 
Laval  qu'elle  dessécha  à  moitié,  et  le  porteur  lui  fut  donné  pour 
l'assister  à  la  descente. 

—  Bonne  chance,  dit-elle  avant  de  se  mettre  en  route.  Et 
bonne  nuit  au  refuge. 

Elle  s'était  efforcée  de  déposer  dans  ce  vœu  toute  sorte 
d'allusions  et  de  poisons.  Mais  son  teint  éclatant  et  sa  face 
irritée  prêtaient  à  ses  paroles  un  air  de  comédie  qui  leur  enle- 
vait tout  fiel  et  toute  amertume.  En  sorte  qu'ils  la  remercièrent 


LA    NUIT    BLANCHE.  55 

de  sa  sollicitude.  Elle  s'en  fut  rejoindre  à  Courmayeur  la  belle 
Grecque  :  à  elles  deux,  elles  se  chargeraient  a  l'avance  de  rédiger 
l'historique  de  l'expédition  et  de  donner  à  son  dénouement  une 
publicité  retentissante. 

Successivement  libérée  de  ses  trois  rivales,  Mme  Lénard, 
la  plus  frêle  et  la  plus  délicate,  celle  de  qui  l'on  eût  attendu  la 
moindre  résistance,  debout  sur  un  rocher,  le  tricorne  bien  posé 
sur  la  tête,  regardait  la  dernière  s'enfuir,  dans  cet  état  de 
lyrisme  qui  devait  être  celui  de  Bonaparte  en  voyant  les  Autri- 
chiens de  Mêlas  détaler  le  soir  de  Marengo. 

V.    —   LE  REFUGE 

Cette  joie  du  triomphe,  toujours  chère  à  une  femme,  bientôt 
se  dissipa.  La  véritable  bataille  commençait.  Par  la  rigueur  de 
la  paroi,  par  les  glaces  et  les  neiges,  par  l'air  plus  froid  et  plus 
rare,  par  toute  la  faiblesse  humaine  dont  elle  s'entend  à  provo- 
quer les  défaillances,  la  montagne  se  défendait.  Après  une  demi- 
heure  d'efforts,  le  souffle  court,  le  cœur  battant,  le  corps  en 
sueur,  Mme  Lénard  s'arrêta  et  s'assit  n'importe  où,  là,  sur  la 
piste. 

—  Sera-ce  long?  implora-t-elle. 
Il  l'évalua  avec  un  peu  de  pitié  : 

—  Voulez-vous  redescendre,  vous  aussi?  Je  vous  donnerai 
le  guide. 

—  Et  vous  ? 

—  Je  continuerai  seul.  J'ai  l'habitude. 

—  Ce  serait  lâche.  Combien  de  temps  encore? 

—  Mon  Dieu,  nous  irons  lentement,  nous  nous  reposerons. 
Trois  ou  quatre  heures,  cela  dépendra. 

—  Oui,  cela  dépendra  de  moi.  Trois  ou  quatre  heures.  Enfin! 
Elle  s'était  levée,  prête  à  repartir.  Elle  lui  parut  si  mince, 

si  menue,  si  fragile  qu'il  pensa  la  dissuader.  Et  d'ailleurs 
n'avait-il  pas  compté,  précisément,  sur  sa  vieille  maîtresse,  la 
montagne,  pour  le  purifier  de  l'air  des  stations  balnéaires  et  le 
débarrasser  de  ses  conquêtes  de  Courmayeur?  Ne  lui  accordait-il 
pas  la  préférence  et  même,  pendant  les  deux  ou  trois  semaines 
de  ses  courses  dans  les  Alpes^  l'exclusivité?  Cependant,  contre 
lui-même,  il  encouragea  la  jeune  femme  : 

—  Nous  vous  aiderons.  Et  d'abord,  nous  allons  vous  corder. 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  guide  déroula  sa  corde,  lui  fit  des  nœuds,  la  passa  autour 
du  corps  de  Mrae  Lénard,  puis  de  Pierre  Laval,  avant  de  la 
ceindre  lui-même. 

—  Pourquoi  s'attacher?  implora-t-elle. 

—  Parce  que,  si  l'un  glisse  sur  un  névé  ou  sur  la  glace,  les 
autres  le  retiennent. 

—  Il  y  a  du  danger? 

—  Non,  quand  on  est  prudent. 

—  C'est  dommage  qu'il  n'y  ait  pas  de  danger. 

—  Mais  il  y  en  a. 

Elle  fut  contente  de  cette  concession  qu'il  lui  faisait. 
La  marche  reprit,  lente,  régulière  au  début.   Pour  la  dis- 
traire, Pierre  Laval  lui  raconta  des  histoires  d'ascension  : 

—  La  première  femme  qui  est  montée  au  Mont-Blanc  était 
une  servante  de  Chamonix  qui  s'appelait  Maria  Paradis.  Les 
guides  l'avaient  emmenée,  par  manière  d'amusement.  Aux 
Rochers  Rouges,  elle  refusa  d'aller  plus  loin,  suppliant  qu'on 
la  jetât  dans  une  crevasse.  Les  guides  la  tirèrent,  la  portèrent. 
Sur  la  cîme,  elle  ne  pouvait  plus  ni  souffler  ni  parler. 

—  C'est  gai. 

—  Et  quand  on  lui  demanda  ses  impressions  au  retour,  elle 
les  résuma  ainsi  :  «  Je  me  rappelle  que  c'était  blanc  partout 
près  de  moi,  et  noir  en  bas,  voilà  tout.  »  Mais  elle  fut  surnom- 
mée Maria  du  Mont-Blanc  et  les  étrangers  lui  payaient  très  cher 
une  tasse  de  lait. 

—  Eh  bien!  moi,  conclut  Mme  Lénard,  je  serai  donc  plus 
modestement  la  Rose  du  Col  du  Géant. 

—  Vous  vous  appelez  Rose  ? 

—  C'est  banal.  Mais  c'est  toujours  mieux  qu'Andromaque. 

—  Petite  Rose  de  Bagatelle  qu'on  ne  s'attendait  pas  à  voir 
fleurir  si  haut,  déclara-t-il  avec  amitié. 

Ainsi  commença-t-il  de  l'appeler  par  son  prénom.  Un  nou- 
veau sentiment  les  liait,  bien  connu  de  lui  dans  les  Alpes  et 
mieux  encore  à  la  guerre,  inconnu  d'elle,  inconnu  de  la  plu- 
part des  femmes,  et  c'était  la  camaraderie.  Ils  étaient  devenus 
camarades  de  combat.  On  met  alors  en  partage  tout  ce  qu'on  a, 
boisson,  nourriture,  effets,  —  il  est  vrai  qu'il  portait  le  tout, 
mais  n'était-il  pas  le  plus  fort?  —  et  aussi  tout  ce  qu'on  a  en 
dedans,  le  courage  et  la  patience  comme  la  fatigue  et  la  crainte. 
Quand  il  lui  donnait  la  main  pour  franchir  un  mauvais  pas- 


LA    NUIT    BLANCHE.  51 

sage,  cette  main  ne  cherchait  pas  ,i  [tresser  les  petits  doigts  qui 
lui  étaient  confiés  pour  en  sentir  la  caresse.  Elle  se  devinait 
protégée  par  une  mystérieuse  convention  qui  abrogeait  momen- 
tanément l'éternelle  lutte  des  sexes.  Etait-ce  donc  cela  que  lui 
devait  révéler  la  montagne,  cela  ou  bien  autre  chose  de  plus 
étrange  et  de  plus  puissant? 

—  Dites-moi  encore  des  histoires,  réclama-t-elle,  comme  elle 
faiblissait. 

Il  lui  parla  de  la  célèbre  Henriette  d'Angeville,  la  première 
femme  qui  voulut  monter  au  Mont-Blanc,  puisque  Maria  Paradis 
n'y  fut  que  par  jeu.  Cette  Henriette  d'Angeville  étant  en  villé- 
giature à  Chamonix,  le  Mont-Blanc  lui  tourna  la  tète.  Elle 
l'assiégea  pendant  quelques  années  et  dut  vaincre  de  terribles 
résistances  de  famille,  comme  pour  un  mariage  d'amour.  Enfin, 
à  quarante-quatre  ans,  elle  entreprit  l'ascension.  Ses  forces  la 
trahirent  près  du  but  :  battements  de  cœur,  palpitations,  puis 
engourdissement,  elle  connut  tous  les  symptômes  du  mal  de 
montagne  et  dut  s'arrêter.  Son  principal  guide,  le  rude  Joseph- 
Marie  Couttet,  énervé  de  toutes  ses  façons,  se  laissa  aller  à 
murmurer  :  —  Si  jamais  il  m'arrive  encore  de  mener  des 
dames  au  Mont-Blanc  I...  Tout  à  coup,  il  la  vit  se  relever, 
secouer  sa  torpeur,  reprendre  la  marche,  poussée  par  une 
énergie  surhumaine  qui  lui  tenait  lieu  de  résistance  physique 
et  que  produisait  l'idée  fixe.  Et  les  guides  lui  entendirent  tenir 
ce  langage  :  —  Si  je  meurs  avant  d'avoir  atteint  la  cime,  pro- 
mettez-moi d'y  porter  mon  corps  et  de  l'ensevelir  là-haut... 
Les  guides,  comprenant  ce  sentiment  mystique  inspiré  par  leur 
montagne,  solennellement  le  promirent  :  —  Soyez  tranquille, 
mademoiselle,  morte  ou  vivante,  vous  irez  ! . . .  Elle  y  alla,  en  effet, 
et  vivante.  L'orgueil  de  la  victoire  la  redressa,  la  réconforta,  et 
lui  inspira  toute  sorte  d'enfantillages.  Gomme  elle  était  bonne 
royaliste,  —  on  était  sous  le  gouvernement  de  Juillet,  —  elle 
but  du  Champagne  à  la  santé  du  comte  de  Paris.  Puis  elle  se  fit 
hisser  par  ses  guides  au-dessus  de  leurs  têtes,  afin  d'être 
montée  plus  haut  que  tout  le  monde.  Le  soir  de  son  retour  à 
Chamonix,  un  diner  fut  offert  en  son  honneur.  En  face  d'elle 
qui  le  présidait,  on  avait  installé  la  pauvre  Maria  du  Mont- 
Blanc,  devenue  toute  vieille  et  furieuse  d'être  dépossédée  de  son 
privilège.  A  la  fin  du  repas,  celle-ci  s'amadoua  quelque  peu  et 
demanda  à  sa  concurrente  : 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ma  mie,  où  donc  avez-vous  cru  pour  être  si  robuste?... 
M"e  d'Angeville  avait  poussé  dans  la  Bresse,  patrie  de  Brillât- 
Savarin  et  l'une  des  provinces  de  France  où  l'on  mange  le  mieux... 

Sur  cette  péroraison  qui  terminait  tant  bien  que  mal  l'aven" 
turc  de  Mlle  d'Angeville,  Rose  Lénard  arrêta  la  caravane  : 

—  Mon  .souffle  I  mon  souffle  1  A  quelle  hauteur  sommes-nous 
donc? 

—  A  trois  mille  mètres,  et  même  un  peu  plus. 

—  Rassurez-vous  :  cette  fois,  je  suis  sûre  d'aller  jusqu'en 
haut.  Votre  demoiselle  avait  quarante-quatre  ans,  dites-vous.  Ce 
serait  une  honte  de  rester  en  chemin  quand  on  n'en  a  guère 
plus  de  la  moitié. 

Elle  se  rajeunissait  sans  nul  doute,  mais  de  peu,  et  bien 
inutilement.  Sa  sveltesse  et  sa  fraîcheur  n'étaient-elles  pas 
d'une  jeune  fille? 

—  Buvez,  conseilla  Pierre  Laval  en  lui  tendant  sa  gourde, 
si  toutefois  Mme  O'Carty  nous  a  laissé  quelque  chose. 

—  Est-ce  du  vin  ? 

—  Non,  mais  un  mélange  de  thé  et  de  rhum  que  j'apprécie 
en  courses. 

Elle  en  prit  une  bonne  gorgée  et  il  but  après  elle,  sans  même 
y  prendre  garde,  tant  cette  communauté  de  vie  était  brusque- 
ment devenue  naturelle.  Puis,  comme  Mlle  d'Angeville  dont 
l'exemple  la  stimulait,  elle  voulut  se  lancer  tête  baissée  à  l'assaut 
de  la  muraille  qui  restait  à  escalader. 

—  Pas  si  vite  1  ordonna  doucement  son  compagnon,  son 
camarade. 

Elle  ne  voyait  rien  du  paysage  prodigieux  qui  s'offrait  mieux 
à  ses  regards  à  mesure  qu'elle  gagnait  de  la  hauteur.  Ce  serait 
pour  plus  tard,  au  repos.  Pour  le  moment,  elle  tendait  toutes 
ses  forces  presque  épuisées  dans  la  lutte  sauvage  qu'elle  affron- 
tait. Le  vent  lui  marbrait  les  joues,  l'éclat  du  soleil  sur  la 
neige  lui  blessait  les  yeux,  elle  se  sentait  les  pieds  en  sang,  la 
poitrine  oppressée  et  comme  écrasée.  Ce  supplice  ne  prendrait-il 
pas  fin  ?  Que  la  montagne  était  donc  sévère  et  cruelle  I  Pour- 
quoi se  montrait-elle  si  exigeante,  si  farouche  envers  ceux  qui 
l'aimaient,  ou  qui  n'auraient  demandé  qu'à  l'aimer?  Ou  bien 
l'amour  impose-t-il  des  épreuves  éliminatoires? 

Un  brouillard  les  enveloppa  subitement.  Elle  eut  une 
impression  de  froid  qui  tombait  sur  ses  épaules  moites. 


LA    NUIT    BLANCHE.  59 

—  Que  nous  arrive-t-il?  supplia-t-elle,  comme  si  elle  redou- 
tait quelque  maléfice  de  ces  puissances  mystérieuses  dont  elle 
avait  franchi  le  seuil  redoutable. 

—  Rien  ;  un  nuage  qui  passe.  Tenez  :  il  est  passé. 
Brusquement,  comme  il  était  venu,  le  brouillard  se  dissipa 

en  effet,  emporté  par  le  vent.  Maintenant  il  fallait  franchir  un 
névé  qui  apparaissait  presque  vertical.  Elle  eut  envie  de  pleurer  : 

—  Nous  n'allons  pas  monter  là? 

—  Mais  si,  mais  si  :  nous  vous  taillerons  des  marches. 
Avec  son  piolet,  déjà  le  guide  faisait  sauter,  comme   des 

copeaux,  des  éclats  de  neige  glacée,  et  Mme  Lénard  fut  toute  sur- 
prise de  pouvoir  poser  son  pied  à  plat. 

■ —  Vous  voyez  bien,  Rose,  vous  voyez  bien. 

Elle  était  contente  qu'il  prononçât  familièrement  son  prénom. 
Lorsqu'on  fut  en  haut  du  névé,  il  fut  décidé  que  la  halte,  cette 
fois,  serait  prolongée.  Tous  trois,  —  eux  et  le  guide,  —  s'assirent 
sur  une  pierre  et  partagèrent  également  quelques  plaques  de 
chocolat  et  le  reste  de  la  gourde. 

—  Où  vous  avez  passé,  lui  expliqua  Pierre  Laval,  un  homme 
s'est  tué  il  y  a  bien  des  années.  Cette  petite  croix  de  fer,  encas- 
trée dans  le  rocher,  en  rappelle  le  souvenir. 

—  Là  où  j'ai  passé,  vraiment? 

—  C'était  un  guide  de  la  vallée  de  Chamonix.  Il  aimait  une 
jeune  fille  de  Courmayeur.  Il  voulut  traverser  la  montagne  au 
printemps  pour  la  venir  voir.  La  tempête  le  prit,  et  c'est  là  qu'il 
a  roulé. 

—  Pauvre  garçon!  Mais  elle,  qu'est-elle  devenue?  Le 
sait-on? 

—  Non,  je  ne  sais  rien  d'elle. 

Petitgas  le  guide,  qui  n'avait  guère  ouvert  la  bouche  pendant 
tout  le  trajet  que  pour  donner  des  indications  pratiques,  prit 
alors  la  parole  avec  une  grande  politesse  : 

—  Je  vous  demande  pardon,  Monsieur,  on  le  sait.  Quand  on 
eut  découvert  l'accident,  elle  voulut  monter  avec  la  caravane 
qui  s'en  allait  chercher  le  corps.  Après  avoir  reconnu  son 
homme,  soit  qu'elle  fût  prise  de  vertige,  soit  volontairement, 
elle  tomba  à  la  descente.  Mais  on  croit  que  ce  fut  volontaire. 
Nous  avons  passé  devant  l'emplacement  :  il  n'y  a  pas  de  croix, 
à  cause  du  suicide  qui  est  défendu,  vous  comprenez.  Au  lieu 
d'un  mort,  il  y  en  eut  deux,. 


GO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  rentra  dans  le  silence,  étonné  d'avoir  tant  parlé,  et  tira 
sur  sa  pipe  qui  s'éteignait. 

—  N'est-ce  pas  l'histoire  d'Héro  et  Léandre?  commenta 
Pierre  Laval.  La  montagne  les  séparait,  comme  la  mer  ces 
amants  célèbres.  Et  comme  la  mer,  la  montagne  les  a  pris  tous 
les  deux. 

Héro  et  Léandre  :  tout  bas  elle  répéta  ces  deux  noms.  Elle  ne 
se  souvenait  plus  très  exactement  si  c'était  Héro  le  jeune  homme 
et  Léandre  la  jeune  fille  ou  le  contraire,  et  se  garda  bien  de 
s'en  informer,  en  femme  qui  excelle  à  paraître  érudite  par  le 
moyen  d'opportuns  silences  et  de  mines  entendues.  Il  lui  suffi- 
sait que  leurs  noms  fussent  tout  brûlants  d'amour,  rien  que 
d'être  réunis,  comme  ceux  de  Roméo  et  Juliette,  ou  de  Fran- 
cesca  et  Paolo  Malatesta,  ou  même  de  Manon  Lescaut  et  des 
Grieux  qui  ont  dû  exister  en  chair  et  en  os,  puisqu'ils  vivent 
encore  à  Paris  dans  le  meilleur  monde.  Mais  voici  qu'une  autre 
Divinité  lui  apparaissait,  plus  redoutable  même  que  l'Amour, 
ou  plutôt  qui  baignait  de  toutes  parts  l'Amour  comme  les  eaux 
une  île,  et  c'était  cette  Divinité  naturelle,  cette  force  des  éléments 
que  symbolisaient  la  mer  ou  la  montagne  et  qui  la  recevait  dans 
son  temple  mystérieux,  réservé  aux  seuls  initiés.  Elle  avait  l'im- 
pression flatteuse  d'être  admise  dans  une  société  très  fermée  où 
l'on  n'est  reçu  que  sous  le  patronage  de  personnes  autorisées  et 
après  des  épreuves  difficiles.  Ne  venait-elle  pas  de  passer  la  où 
s'était,  jadis,  tué  un  homme?  Et  toute  enorgueillie  de  cette 
circonstance,  elle  se  releva  pour  donner  elle-même  le  signal  du 
départ. 

Cependant,  après  un  nouvel  effort,  elle  se  sentit  bientôt  exté- 
nuée. Pierre  Laval  lui  évita  l'humiliation  de  la  plainte  : 

—  Nous  arrivons,  dit-il.  Voici  déjà  l'ancienne  cabane.  En 
moins  de  dix  minutes,  nous  serons  au  Refuge  Turin,  et  l'on  ne 
monte  presque  plus.  Voyez  :  là,  entre  le  grand  Flambeau  et  les 
Aiguilles  Marbrées.  Vous  tenez  la  victoire,  petite  Rose  :  c'est  très 
bien. 

Il  l'encourageait  d'une  voix  fraternelle.  Et  quand  ils  furent 
sur  le  sommet  de  la  pente,  à  deux  pas  du  Refuge  où  ils  trouve- 
raient bon  souper,  bon  gîte,  et  même  le  reste  peut-être,  s'il  leur 
en  prenait  fantaisie,  il  l'arrêta  pour  lui  faire  hommage,  enfin,  de 
l'horizon  tout  entier,  comme  on  offre  un  bouquet  de  fleurs  rares 
à  une  visiteuse  au  seuil  de  son  jardin  : 


LA    NUIT    BLANCHE.  <i  I 

—  Rose,  maintenant,  les  Alpes  sont  à  vous,  toutes  les  Alpes. 
Vous  les  avez  gagnées  à  la  sueur  de  votre  front,  à  la  persistance 
inattendue  de  votre  volonté.  Mais  voyez  comme  elles  vous  récom- 
pensent. 

Ayant  repris  son  souffle,  et  sachant  qu'elle  n'aurait  plus 
aucune  marche  à  gravir,  elle  retrouva  comme  par  enchante- 
ment la  liberté  de  ses  yeux  et  de  son  esprit.  Et  comme  elle  rece- 
vait dans  son  regard  le  bouquet  prodigieux  qu'il  lui  offrait,  elle 
crut  le  prendre  à  pleins  bras  pour  l'appuyer  a  son  cœur  débor- 
dant et  le  respirer  à  pleines  narines.  Sa  fatigue,  ses  hésitations, 
ses  émotions,  les  bourdonnements  qu'elle  avait  eus  dans  les 
oreilles,  les  suffocations,  la  souffrance  de  ses  pieds  saignants,  de 
ses  jambes  rompues,  tout  cela  tombait  d'elle,  comme  des  pièces 
de  vêtements,  l'allégeait  d'un  poids  lourd,  s'évanouissait.  En 
face  d'une  telle  splendeur  découverte,  qui  la  dépassait  à  peine, 
qu'elle  pouvait  presque  traiter  d'égale  à  égale  sans  lever  la  tête, 
elle  était  comme  nue  dans  sa  vérité  de  femme  nouvelle,  révélée 
a  elle-même  par  la  persistance  inattendue  de  sa  volonté.  Car  elle 
se  trouvait  transportée,  sans  bien  s'en  être  rendu  compte  à  cause 
de  la  rude- ascension  qui  l'avait  accaparée,  corps  et  àme,  tout 
entière,  dans  une  assemblée  fantastique  dont  elle  n'avait  eu 
auparavant  aucune  idée  et  dont  Pierre  Laval  lui  présentait  les 
membres  avec  des  commentaires  glorieux. 

—  Honneur  au  Roi  tout  d'abord  :  le  Mont-Blanc  est  la, 
Rose,  en  pleine  lumière,  d'un  blanc  si  pur,  d'un  blanc  qui 
étincelle.  Envoyez-lui  un  baiser.  Un  beau  jour  il  vous  prendra, 
comme  Henriette  d'Angeville.  Voyez  son  cortège  de  seigneurs  : 
ces  tours  aiguës,  de  granit  mauve,  ce  sont  les  Aiguilles  de 
Pétarel.  Leur  dessin  est  reproduit  plus  bas,  dans  un  ton  brun 
plus  sombre,  par  les  Aiguilles  de  la  Brenva.  Cette  fine  dentelle 
de  pierre,  les  Dames  anglaises  l'ont  brodée.  Voici  le  Mont 
Maudit,  l'Aiguille  du  Plan,  le  dur  Grépon,  conquête  de  Mum- 
mery,  et,  plus  à  droite,  l'Aiguille  Verte  de  Whymper  qui  m'in- 
vite, l'Aiguille  du  Géant,  là,  tout  près,  si  élégante,  qui  a  l'air 
de  chanter  de  joie  comme  une  alouette,  et  plus  loin  les  grandes 
Jorasses  aux  belles  lignes  d'architecture. 

Elle  ne  prenait  pas  garde  à  tous  ces  noms.  Comme  au  bal, 
elle  dévisageait  des  toilettes  et  des  visages.  C'étaient  des  robes 
de  lumière  et  de  purs  profils  marmoréens.  Et  cependant  il  con- 
tinuait sa  nomenclature  avec  une   exaltation1  grandissante,  dé- 


62 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


signant  au  delà  des  premiers  plans  les  chaînes  plus  éloignées. 

—  Mais  on  domine  trois  nations,  Madame,  ou  plutôt  Rose, 
petite  Rose  du  Mont-Blanc.  On  va  du  col  de  la  Seigne  qui 
mène  d'Italie  en  Savoie  aux  Alpes  valaisanes  parfaitement 
visibles  dans  les  vapeurs  rousses  de  l'extrême  horizon.  Les 
Alpes  dauphinoises  s'estompent  dans  le  lointain.  Elles  ont  aussi 
leurs  princesses  immaculées  :  la  Meije  dont  on  aperçoit  la 
brèche  pareille  à  un  arc,  la  Barre  des  Ecrins  plus  massive.  Les 
Alpes  de  Tarentaise  nous  montrent  le  Dôme  de  Chasse-Forêt,  la 
Grande  Casse  qui  est  leur  reine,  le  massif  du  Grand  Paradis. 
C'est  le  large  glacier  du  Ruitor  qui  s'étale  comme  un  fleuve. 
Nous  quittons  l'Italie  et  la  France.  Nous  pénétrons  en  Suisse 
avec  le  Vélan,  avec  le  Grand-Combin  en  forme  de  coupole 
byzantine.  Voyez,  enfin,  sur  notre  droite,  le  Mont-Rose,  rival 
de  notre  Mont-Blanc,  et  le  Cervin.  Le  Cervin  pareil  à  une  pyra- 
mide d'Egypte,  ou,  plus  élancé,  à  un  obélisque,  le  Cervin  isolé 
qui  semble  s'élancer  du  sol  comme  un  jet  d'eau,  ou  comme  la 
tige  d'une  fleur  céleste. 

Ces  syllabes  inconnues,  qui  sonnaient  à  ses  oreilles  comme 
de  beaux  noms  d'étoiles  et  que  sa  mémoire,  sans- doute,  ne 
retiendrait  pas,  produisaient  sur  elle  un  effet  singulier  :  elles 
créaient  des  présences  réelles.  Ce  n'étaient  plus  seulement  des 
montagnes  qui  l'environnaient  de  toutes  parts,  mais  des  êtres 
susceptibles  de  sentir  sa  venue  et  d'apprécier  sa  visite,  et  qui 
l'accueillaient  dans  leur  intimité  avec  une  bienveillance  flat- 
teuse. Ces  montagnes  vivaient,  séparées  les  unes  des  autres  par 
des  trous  remplis  d'ombre  qu'on  appelait  des  vallées  et  du  bord 
desquelles  elles  s'adressaient  des  paroles  et  des  sourires.  EU  s 
vivaient,  toutes  parées  de  lumière  jusqu'au  soir,  et  la  lumière 
qui  les  caressait  changeait  selon  les  saisons,  selon  les  jours, 
selon  les  heures,  faisait  leur  beauté  diverse.  Elles  s'épanouis- 
saient dans  l'azur,  car  elles  n'étaient  point  immobiles:  l'air 
qui  les  enveloppait  et  les  illuminait  communiquait  à  leurs  con- 
tours une  sorte  de  vibration  comparable  à  celle  des  sons  dan- 
la  musique.  Et  comme  la  jeune  femme,  dans  un  vif  élan 
d'amitié,  leur  tendait  les  mains,  elle  fit  choir  la  pèlerine  que 
Pierre  Laval  lui  avait  posée  sur  les  épaules  par  précaution  contre 
le  froid  sans  qu'elle  s'en  fût  aperçue.:  Il  la  ramassa  et  la  lui 
remit  : 

—  Soyez  prudente. 


LA    NUIT    BLANCHE.  03 

—  Vous  êtes  gentil. 

Et  par  gaminerie,  se  retrouvant  dans  sa  claire  enfance,  elle 
lui  demanda  : 

—  Dites-moi,  Pierre,  quand  vous  faites  l'appel,  il  n'en 
manque  jamais  une? 

—  Une  quoi? 

—  Une  montagne.  Vous  les  connaissez  toutes  par  leur  nom. 
Il  lui  prit  la  main  et  la  serra  tendrement  : 

—  Je  suis  content,  dit-il,  que  vous  les  connaissiez  aussi. 
Elles  sont  mes  amies. 

Ses  amies  I  il  en  avait  beaucoup.  Elle  les  partagerait  avec 
lui.  Cependant,  comme  ils  entraient  dans  le  Refuge  Turin, 
ayant  pu  lui  procurer  la  seule  chambre  qui  ne  fût  pas  une  sorte 
de  dortoir  pour  touristes,  il  l'y  installa  et  lui  adressa  des 
recommandations  impératives  : 

—  Vous  allez  mettre  du  linge  sec,  et  sur  le  corps  tout  ce  que 
vous  avez  apporté  :  corsage,  chandail,  manteau.  Car  nous 
aurons  froid  au  coucher  du  soleil.  Pour  vos  ablutions  pas  d'eau 
chaude,  parce  que  vous  avez  un  coup  de  soleil  sur  la  figure. 

—  Je  dois  être  affreuse.  Et  moi  qui  me  croyais  en  beauté. 
Comme  on  se  trompe  1 

—  Mais  non,  mais  non.  Vous  êtes  bien  plus  jolie  avec  cet 
éclat.  A  Courmayeur,  vous  étiez  jaune  et  verte. 

—  Dites  donc... 

Mais  elle  ne  se  fâcha  pas.  Elle  avait  pris  en  lui  une  confiance 
absolue  depuis  la  traversée  du  névé  qui  avait  coûté  la  vie  à  un 
guide  de  Chamonix  amoureux  d'une  fille  de  Courmayeur.  Et 
tout  à  coup  elle  songea  qu'elle  était  seule  avec  un  jeune 
homme,  loin  du  monde,  au  sommet  du  monde.  Un  jeune 
homme  dont  elle  ne  connaissait  pas  l'existence  trois  jours  avant 
et  dont  elle  continuait  d'ignorer  à  peu  près  tout.  Elle  y  songea 
et  en  éprouva,  contrairement  à  son  attente,  une  grande  paix. 

VI.    —  LES   APPARITIONS 

Ils  avaient  débarqué  au  Refuge  Turin  dans  l'après-midi.  Le 
refuge  était  alors  désert.  Peu  à  peu  il  se  remplit  de  caravanes 
venues  d'Entrèves  ou  de  Chamonix  :  des  Italiens,  des  Anglais, 
et  même  une  paire  d'Allemands  déjà  réinstallés  dans  la  défroque 
verte  du  professeur  Knatschké  et  disposés  à  prendre  des  air  avan- 


64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tageux  que  dissipa  bientôt  Pierre  Laval  rien  qu'en  les  fixant  avec 
ironie.  Quand  Mme  Lénard  sortit  de  sa  cabine,  —  sa  petite 
chambre  boisée  ressemblait  à  une  cabine  de  paquebot, — fraîche 
et  luisante,  mélancolique  aussi  à  cause  de  son  coup  de  soleil, 
il  l'entraina  au  pied  du  Grand  Flambeau  qui  forme  l'une  des 
parois  du  col,  bien  à  l'écart,  dans  un  coin  repéré  soigneuse- 
ment. Là  il  étala  sur  la  neige  une  couverture,  fit  asseoir  la 
jeune  femme,  s'assit  à  côté  d'elle  et  lui  tint  ce  langage  : 

—  Vous  êtes  lasse.  Goûtez  la  joie  du  repos  sans  penser.  Nous 
sommes  ici  à  l'abri  du  vent.  On  peut  vivre  des  heures  à  la  mon- 
tagne comme  au  bord  de  la  mer,  sans  bouger,  sans  parler. 
Alors  vous  connaîtrez  que  la  fatigue  est  une  chose  divine. 

Le  sorcier  avait  deviné  ce  qu'elle  ressentait.  Elle  était  un 
peu  ivre,  comme  si  elle  avait  bu  d'un  vin  trop  fort.  Et  c'était 
bien  cela  :  elle  désirait  de  s'étendre,  de  s'étirer,  de  laisser  les 
minutes  et  même  les  heures  couler  sans  songer  à  rien,  de  se 
dissoudre  dans  toute  cette  neigé  et  ce  bleu  mêlés.  Elle  était 
heureuse,  complètement  heureuse,  d'un  bonheur  paisible,  blanc 
et  pur  comme  l'horizon  qui  l'entourait,  fait  du  sentiment  de  sa 
victoire  sur  elle-même  et  sur  la  nature  et  plus  encore  d'une  plé- 
nitude inexprimable. 

—  On  est  bien  chez  vous,  murmura-t-ellé. 

Et,  s'allongeant,  elle  plongea  de  ce  bonheur  dans  le 
sommeil... 

—  Rose,  Rose,  je  vous  en  prie,  réveillez-vous. 

Elle  entendait  cette  voix  en  rêve.  Et  comme  la  voix  insistait, 
elle  se  réveilla.  Penché  sur  elle,  Pierre  Laval  guettait  ses  pau- 
pières closes,  afin  de  cueillir  leur  premier  regard. 

—  Eh  bienl  dit-il  gaiment,  vous  en  avez  fait,  un  somme  1 

—  Combien  de  temps? 

—  Deux  heures. 

—  Et  vous? 

—  J'ai  dormi  aussi,  moins  longtemps  que  vous. 

Ainsi  avaient-ils  reposé  l'un  près  de  l'autre,  sur  la  même 
couverture,  comme  deux  compagnons  d'armes  après  la  bataille. 
Elle  sourit  de  plaisir. 

—  Et  pourquoi  m'avoir  appelée? 

—  Parce  que  le  soleil  va  se  coucher.  Cela  ne  se  manque  pas. 
Venez. 


LA    NUIT     BLANCHE.  G 


H 


Déjà  debout,  il  lui  tendit  la  main  pour  l'aider  a  se  relever, 
et  l'entraina  au  bord  de  la  pente.  En  etîet,  il  eut  été  scandaleux 
de  manquer  cela. 

Les  vallées  et  les  pentes  étaient  déjà  recouvertes  d'ombre. 
Seule,  émergeait  au-dessus  de  cette  mer  ténébreuse,  comme  une 
escadre  aux  mats  illuminés,  l'assemblée  des  pics,  des  aiguilles 
et  des  coupoles.  La  lumière  qui  les  éclairait  n'était  plus  cette 
lumière  égale  de  l'après-midi.  Elle  éclatait  en  gerbe  comme  un 
feu  d'artifice  qui  dévorait  le  bleu  du  ciel  jusqu'au  zénith.  Elle 
incendiait  la  neige,  et  quand  elle  heurtait  quelque  muraille  nue, 
le  rocher  s'embrasait  comme  un  volcan.  Toute  la  gamme  des 
jaunes  qui  va  du  vert  à  l'orangé,  du  jaune  soufre  au  jaune 
safran,  toute  la  gamme  des  rouges,  rouge  sang,  rouge  feu, 
pourpre,  grenat,  garance,  carmin,  capucine,  chantaient  sur 
les  cimes  qui  semblaient  tressaillir  et  vouloir  sortir  du  décor 
pour  s'avancer.  Entre  elles,  se  creusaient  des  sillons  d'un  bleu 
glacé  qui  paraissaient,  au  contraire,  s'enfoncer  dans  le  sol,  en 
sorte  que  la  hauteur  des  montagnes  s'accroissait  dans  le  cou- 
chant. 

Cependant,  l'ombre  impitoyable  achevait  à  pas  rapides  son 
ascension.  Tour  à  tour,  elle  conquérait  un  sommet.  Tour  à  tour, 
elle  réduisait  ces  forteresses  en  tlammes.  Un  instant  le  Mont- 
Blanc,  seul  dans  l'assemblée  vaincue,  garda  sa  couronne  royale, 
sa  couronne  d'or.  Brusquement,  elle  lui  fut  ravie.  Et  ce  fut, 
dans  le  monde  des  Alpes,  l'immobilité  soudaine  d'un  cortège 
voilé,  portant  le  deuil  de  la  lumière. 

—  J'ai  froid,  murmura  Mrae  Lénard  qui  avait  suivi  de  tous 
ses  yeux  et  de  toute  son  âme  le  spectacle  magnifique  et  dou- 
loureux. 

Pierre  Laval  avait  prévu  cette  impression  subite  et  déjà, 
pour  la  seconde  fois,  il  avait  posé  sa  chaude  pèlerine  sur  les 
épaules  de  la  jeune  femme.  Il  la  vit  si  désolée  qu'il  la  consola  : 

—  Ne  pleurez  pas.  Il  reviendra. 

—  Qui? 

—  Le  jour. 

—  Je  le  sais  bien,  mais  c'était  si  triste  de  le  voir  partir 
tout  à  l'heure.  Il  aurait  dû  au  moins  rester  sur  le  Mont-Blanc. 

—  N'est-ce  pas?  Il  n'est  pas  son  maître.  Personne  n'est  son 
propre  maître.  Mais  vous  le  verrez  revenir  :  c'est  encore  plus 
beau.  Et  maintenant,  allons  dîner. 

TOME   LXV.    —    4,021.  5 


66  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  l'entraîna  à  l'intérieur  du  refuge.  Il  avait  retenu  leurs 
Jeux  places  à  l'extrémité  de  la  table  commune,  afin  de  s'isoler 
avec  elle  des  autres  caravanes.  A  côté  d'eux  on  parlait  toutes 
les  lafigues  :  l'anglais,  l'allemand,  l'italien.  Dans  celte  cabane 
de  bois  perdue  parmi  les  neiges,  des  rivalités,  des  inimitiés  na- 
tionales se  faisaient  jour.  On  leur  servit  une  soupe  aux  lentilles 
qu'elle  estima  délicieuse  : 

—  Moi  qui  détestais  les  lentilles  1 

—  Ici  tout  chance. 

Puis,  ce  furent  des  pommes  de  terre  bouillies  avec  du 
beurre,  du  bœuf  en  daube  assez  dur,  et  une  compote  de  fruits. 
Le  tout  fut  déclaré  parfait.  C'était  la  détente  après  l'effort,  ce 
bien-être  qui  suit  le  bon  usage  des  muscles.  II  la  regardait 
manger,  boire,  rire,  rire  surtout,  —  et  quel  rire  d'enfant,  cris- 
tallin, frais,  ingénu  1  —  avec  des  yeux  où  elle  lisait,  —  car  elle 
avait  appris  à  lire  dans  les  yeux  des  hommes,  —  une  prière, 
une  imploration.  Timidement  presque,  il  lui  demanda  au 
dessert  : 

—  Que  ferez-vous  demain? 

—  Eh  bienl  mais  je  redescendrai.  Il  faut  bien  redescendre. 

—  Oui,  convint-il  avec  mélancolie  :  on  finit  toujours  par 
redescendre.  C'est  cela  qui  est  triste. 

—  Mais  vous-même,  vous  n'allez  pas  rester  ici. 

—  Je  suis  attendu  au  Montanvert.  Venez  avec  moi.  Il  y  a 
une  belle  traversée  de  crevasses  et  de  glaciers. 

Il  lui  offrait  des  glaciers  et  des  crevasses  comme  ses  dan- 
seurs lui  offraient  à  Paris  des  petits  fours  ou  du  Champagne. 
Elle  soupira  : 

—  Mon  mari  doit  venir  me  rejoindre  un  jour  prochain  à 
Courmayeur. 

—  C'est  vrai  :  vous  êtes  mariée. 

Elle  songea  qu'elle  l'avait  bien  oublié  et  trouva  sans  l'avoir 
cherché  ni  voulu  le  moyen  de  rougir  jusque  sous  le  coup  de 
soleil  qui  lui  empourprait  le  visage,  comme  si  elle  naissait  à 
une  pudeur  nouvelle.  Déjà  remise  de  son  trouble,  elle  lui  de- 
manda à  son  tour  : 

—  Et  vous? 

—  Moi  aussi.  Comme  tout  le  monde. 

Et  à  son  tour  il  rougit.  En  vain  s'était-il  efforcé  de  prendre 
un   air  bien    parisien    en    ajoutant  :   comme  tout  le  monde. 


LA    NUIT    BLANCHE.  67 

Derrière  sa  mine  contrainte  et  sa  confusion  involontaire,  elle 
imagina  promptement  un  ménage  tendre  dont  elle  envia  le 
bonheur,  tant  il  portait  de  franchise  sur  les  traits,  tant  il  pa- 
raissait peu  doué  pour  les  complications  et  les  petits  mensonges 
quotidiens  de  l'adultère,  mais  sait-on  jamais?  Et  dans  un  be- 
soin de  confidence,  elle  dit  encore  : 

—  J'ai  une  petite  fille. 

—  Moi  aussi.  Mais  je  n'ai  pas  vu  la  vôtre  à  Courmayeur. 
Découvrit-elle  un  blâme  dans  celte  simple  constatation?  Elle 

se  sentit  incontinent  bourrelée  de  remords: 

—  Je  la  laisse  beaucoup  trop  avec  sa  gouvernante.  Je  ne  le 
ferai  plus.  Je  vous  le  promets. 

Elle  s'excusait  comme  une  enfant  prise  en  faute,  quand  il 
n'avait  ni  le  droit  ni  même  la  pensée  de  lui  adresser  un 
reproche.  Mais  aussitôt,  avec  ce  ressort  que  lui  donnait  l'habi- 
tude de  la  lutte  sentimentale  et  du  flirt,  elle  pratiqua  l'offen- 
sive :    - 

—  Mais,  vous-même,  quand  on  a  femme  et  enfant,  on  ne 
monte  pas  sur  l'Aiguille  Verte. 

—  Oh  1  oh  1  petite  Rose,  qui  vous  a  chargée  de  me  mori- 
géner ? 

—  Mon  amitié. 

Il  semblait  qu'à  une  telle  altitude,  il  n'y  eût  plus  ni  liens 
ni  obligations.  Et  ne  venaient-ils  pas  maladroitement  de  se  rap- 
peler tous  deux  les  leurs?  Subissaient-ils  la  secrète  influence  de 
ce  Monde  Blanc  qui  exige  de  ses  visiteurs  la  vérité  ? 

Il  lui  proposa  de  sortir  du  refuge  pour  contempler  les  mon- 
tagnes au  crépuscule  : 

—  Elles  auront  changé  encore.  Mais  laissez-moi  vous  mettre 
ce  chàle  sur  les  épaules,  par-dessus  ma  pèlerine.  Car  vous  serez 
surprise  par  le  froid. 

—  Comme  vous  avez  soin  de  moi,  Pierre  I  Merci. 

En  effet,  la  nuit  n'était  pas  venue,  et  même  il  parut  à 
Mme  Lénard  que  l'horizon  s'était  éclairci  depuis  le  coucher  du 
soleil.  Des  violets  et  des  verts  oubliés  par  l'or  du  jour  traînaient 
sur  les  pentes  de  neige,  bordaient  le  contour  des  cimes.  Mais  les 
montagnes  étaient  devenues  plus  lointaines,  plus  inaccessibles. 
Quelques  étoiles  de  peu  d'éclat  piquaient  le  milieu  du  ciel, 
s'éteignaient  sur  ses  bords.  Ce  qu'il  y  avait  d'étrange,  d'inouï, 
de   prodigieux,  c'était  la   paix    nocturne.    Il   semblait  que   la 


68  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moindre  parole  eût  été  sacrilège.  Et  ce  fut  à  voix  basse,  comme 
dans  une  église,  que  Mme  Lénard  demanda  : 

—  Qu'est-ce  qu'on  entend  dans  ce  silence  ?Cela  parait  venir 
de  si  loin,  de  si  basl 

—  C'est  la  vallée  qui  se  rappelle  à  nous.  C'est  le  torrent. 
C'est  la  Doire. 

—  On  voudrait  ne  rien  entendre,  pas  même  cela.  Ici  tout 
s'oublie.  Cette  paix  est  si  purel  Je  n'ai  jamais  vécu  de  nuits 
pareilles.  On  a  envie  de  prier. 

—  Oui,  répéta-t-il,  on  a  envie  de  prier.  J'ai  connu  d'autres 
nuits,  plus  religieuses  encore. 

Il  avait  parlé  comme  pour  lui-même.  Elle  désira  d'en  savoir 
davantage  : 

—  Lesquelles?  Oh  I  dites-le  moi... 

—  C'est  un  secret. 

—  Ne  suis-je  pas  votre  amie? 

—  Oui,  vous  pouvez  comprendre.  Vous  avez  vu  des  blessés, 
vous  avez  senti  la  guerre.  Je  pensais  à  mes  nuits  de  Verdun, 
toutes  déchirées  par  les  éclairs  des  batteries  et  par  les  fusées, 
toutes  sanglantes  et  douloureuses,  où  la  mort  nous  accompagnait, 
où  l'on  connaissait  une  sorte  d'exaltation  sombre  dont  on  ne 
savait  pas  si  elle  venait  d'un  amour  décuplé  de  la  vie  ou  de 
l'acceptation  de  mourir. 

Elle  lui  prit  la  main. 

—  Vous  avez  vécu  cela,  Pierre  ! 

—  Oh  !  comme  tout  le  monde.  Ce  qui  en  reste,  c'est  le  sou- 
venir d'un  abîme  sur  quoi  l'on  s'est  penché.  Un  abîme  si  pro- 
fond que  nous  devions  être,  par  contraste,  sur  un  sommet. 

—  Comme  ici. 

—  Oui,  comme  ici.  Nous  avions  atteint  le  sommet  de  nos 
sentiments,  de  notre  volonté.  Vous  voyez,  Rose,  à  quoi  l'on 
pense  à  la  montagne. 

—  Vous  avez  de  la  chance,  répondit-elle,  de  pouvoir  penser 
à  cela. 

Elle  aurait  souhaité  d'évoquer  de  tels  souvenirs,  tout  au 
moins  des  souvenirs  d'amour.  Les  siens  lui  paraissaient  si  ché- 
tifs,  si  mesquins!  Elle  les  jetait  à  la  vallée,  au  torrent,  à  la 
Doire.  Elle  redevenait  une  jeune  fille  qui  n'a  pas  encore  aimé, 
qui  n'est  pas  sûre  de  ne  pas  aimer  déjà. 

Puis  la  nuit  s'alourdit  et  les   étoiles  se  prirent    à  briller, 


LA    NUIT    BLANCHE.  69 

suspendues  comme  des  lampes  et  rapprochées.  Pierre  Laval  lui 
cita  leurs  noms,  de  beaux  noms  étranges  et  énigmatiques. 

—  A  Belloy-en-San terre,  ajouta-t-il,  peu  avant  les  assauts  de 
juillet  1916,  mon  régiment  avait  pour  voisin  la  Légion  étran- 
gère. Là  j'ai  connu  un  poète  américain,  Alan  Seeger,  qui  vivait 
à  Paris  avant  la  guerre  et  qui,  pour  défendre  son  pays  adoptif, 
./était  engagé.  Un  garçon  bizarre,  tantôt  sombre,  et  tantôt  d'un 
enthousiasme  lumineux.  Une  nuit,  il  me  montra  la  Grande 
Ourse  au-dessus  de  notre  tranchée  :  «  N'éprouvez-vous  pas,  me 
dit-il,  une  sorte  de  camaraderie  avec  les  étoiles?  »  Peu  après,  il 
fut  tué.  A  la  montagne,  sa  parole  me  revient.  On  ressent  une 
sorte  de  camaraderie  avec  les  étoiles.  Ne  trouvez-vous  pas? 

Cependant  il  s'aperçut  qu'elle  tremblait  toute  et  même 
qu'elle  claquait  des  dents. 

—  Ah!  je  l'avais  prévu,  Rose  :  vous  avez  froid.  Il  faut  rentrer. 

—  La  nuit  est  trop  belle.  Encore  quelques  instants.  Montrez- 
moi  encore  là-haut  quelques-uns  de  nos  camarades? 

—  Ce  serait  imprudent.  Je  vous  en  prie. 

—  J'obéis  :  ne  vous  fâchez  pas.  Vous  voyez  comme  je  vous 
écoute. 

Il  la  conduisit  à  sa  chambre.  Elle  y  pénétra  la  première» 
mais  resta  sur  le  seuil  comme  pour  en  défendre  l'accès.  Ils 
étaient  face  à  face,  les  yeux  dans  les  yeux.  Elle  revit  dans  le 
regard  de  son  compagnon,  de  son  camarade,  lajprière,  l'implo- 
ration qu'elle  y  avait  déjà  surprise.  Pourquoi,  dans  cette  nuit 
divine,  avait-il  tenu  des  propos  quasi  sacrés,  qui  lui  avaient  res- 
titué à  elle,  —  pour  combien  de  temps?  —  un  cœur  intact,  une 
âme  neuve,  un  corps  pudique?  Elle  aurait  pleuré  volontiers  du 
trouble  qu'elle  ressentait  et  qui  était  plus  délicieux  que  toutes 
les  caresses.  Au  lieu  de  pleurer,  elle  sourit  : 

—  Embrassez-moi,  dit-elle,  comme  une  sœur. 

Elle  lui  tendit  la  joue,  qu'il  effleura  d'un  baiser  craintif.  Le 
sentiment  qu'il  éprouvait,  lui  aussi,  lui  rendait  les  timidités  de 
l'adolescence,  qu'un  trop  grand  désir  de  bonheur  agite  et  para- 
lyse ensemble.  Et  c'est  ainsi  qu'ils  se  séparèrent. 

VII.    —   SUITE   ET    FIN    DES   APPARITIONS 

A  la  lueur  de  la  bougie  piquée  dans  une  bouteille  et  posée 
sur  la  modeste  table  de  toilette  en  sapin,  elle  avait  noué  pour  la 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuit  ses  cheveux,  —  ses  beaux  cheveux  de  la  couleur  des  châ- 
taignes mûrissantes  quand  un  rcllet  d'or  y  persiste,  —  et  non 
sans  mérite,  à  cause  de  l'exiguïté  de  la  glace.  Déjà,  elle  avait 
quitté  ses  molletières  et  ses  bottines  cloutées  pour  les  remplacer 
par  de  toutes  petites  mules  extraites  de  la  mince  valise.  Cepen- 
dant, elle  ne  pouvait  se  décider  à  achever  de  se  déshabiller, 
comme  si  tout  l'inconnu  de  celle  chambre  boisée  l'effarouchait. 
Fut-ce  de  crainte  qu'elle  tressaillit  quand  elle  entendit  craquer 
le  plancher  et  doucement  frapper  à  sa  porte? 

—  Entrez,  dit-elle  sans  aucune  hésitation. 

Pierre  Laval  entra,  le  visage  égaré,  comme  un  somnambule, 
et  s'excusant  : 

—  Je  ne  vous  ai  pas  effrayée  ? 

—  Oh  1  non,  assura-t-elle  avec  son  sourire  ambigu.  Je  vous 
attendais. 

—  Vous  m'attendiez? 

Il  entrait  comme  un  malfaiteur  encore  mal  accoutumé  aux 
effractions,  et  on  l'attendait.  Comme  il  connaissait  peu  les 
femmesl  Mais  qui  les  connaît?  Déjà  elle  s'expliquait  posé- 
ment : 

—  Oui.  N'avons-nous  pas  déjà  dormi  ensemble,  cet  après- 
midi,  sur  la  môme  couverture  ? 

Il  y  avait  un  précédent  :  pourquoi  n'y  avait-il  pas  songé? 
Pendant  que  cette  déclaration  le  bouleversait,  elle  continuait  : 

—  Et  puis  j'ai  peur  dans  celle  baraque.  La  porte  n'a  ni  clé 
ni  verrou.  Tout  le  monde  peut  entrer  comme  dans  un  moulin. 
Ces  Italiens,  ces  Anglais,  ces  Allemands.  Vous  me  voyez  d'ici 
en  face  de  ces  nations  diverses,  en  face  d'un  Boche.  J'aime 
mieux  que  ce  soit  vous. 

Elle  plaisantait.  Comment  pouvait-elle  plaisanter  dans  une 
circonstance  si  grave,  où  leur  bonheur  se  jouait  ?  Voici  qu'après 
l'avoir  rassuré,  elle  le  déconcertait.  Il  essaya  de  sourire  comme 
elle  : 

—  Oui,  je  ne  pouvais  fermer  l'œil  là-haut  dans  notre  dortoir. 
Ce  Boche  que  vous  redoutiez  ronfle  comme  un  tonnerre.  C'est 
une  musique  désagréable.  Alors... 

—  Alors  vous  voilà. 

Mais  il  ne  put  garder  le  ton  debadinage  qu'elle  avait  adopté, 
peut-être  pour  se  dissimuler  à  elle-même  son  émoi. 

i —  Rose,   petite  Rose,  mon  amie,  ne  parlez  plus  de  cet  air 


LA    NUIT    BLANCHE.  11 

détaché.  La  nuit  que  nous  vivons  est  incomparable,  ne  le  com- 
prenez-vous pas?  Ces  heures  qui  nous  sont  données, ces  heures 
uniques,  n'allons  pas  nous  les  g;Uer.  Nous  sommes  seuls,  loin 
du  monde.  Là  dessous,  a  Courmayeur,  je  puis  bien  vous  le 
révéler  maintenant,  je  ne  vous  distinguais  pas  de  vos  com- 
pagnes. Vous  étiez  toutes  pour  moi  de  ces  petits  êtres  frivoles 
et  falots,  compliqués  et  absurdes,  comme  on  en  rencontre  des 
tas  à  Paris  ou  aux  bains  de  mer.  Je  ne  vous  estimais  pas  digne 
de  la  montagne.  Je  pensais  bien  vous  laisser  en  chemin,  me 
retrouver  sur  les  hauteurs  dans  ma  chère  solitude.  Les  autres 
ne  sont  pas  allées  jusqu'au  bout,  mais  vous,  vous  êtes  venue. 
Et  j'ai  vu  briller  dans  vos  yeux  la  flamme  de  vie  que  j'adore 
parce  qu'elle  ne  trompe  pas.  Maintenant  je  sais  qui  vous  êtes. 
Maintenant  je  vous  connais,  et  tout  ce  qu'il  y  a  en  vous  de  fort 
et  de  sensible.  Nous  ignorons  ce  que  sera  demain.  Mais  cette 
nuit  est  a  nous,  n'est-ce  pas?  Elle  sera  le  sommet  de  nos  deux 
vies. 

Elle  l'avait  écouté,  le  corps  tendu  comme  une  tige  de  fleur 
vers  le  soleil.  Et  quand  il  se  tut,  elle  se  cacha  la  tète  dans  les 
mains.  Interdit,  comme  il  la  regardait,  il  crut  entendre  un 
sanglot. 

—  Vous  pleurez,  Rose.  Pourquoi  pleurez-vous? 

Elle  releva  son  visage  en  larmes  et  tenta  de  sourire  encore  : 

—  Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  pleure,  mon  ami.  Oui,  cette 
nuit  est  unique.  Oui,  elle  sera  le  sommet  de  ma  vie.  Et  vous 
avez  raison:  il  ne  faut  pas  la  gâter.  Je  vous  aurai  donné  ce 
qu'il  y  a  en  moi  de  meilleur,  ce  qui  est  au-dessus  de  moi  dans 
mon  existence  actuelle,  ce  que  je  ne  retrouverai  peut-être 
jamais  :  tout  un  désir  passionné  d'aimer  sans  mensonge,  dans 
la  loyauté  et  la  vérité,  dans  la  paix. 

—  Vous  m'aurez  donné,  Rose...  Vous  ne  m'avez  rien  donné 
encore. 

—  Ohl  si,  mon  ami. 

—  Ce  n'est  pas  assez. 

—  Je  ne  suis  qu'une  pauvre  petite  femme  dont  vous  ignorez 
les  misères  et  vous  m'avez  apporté  un  trouble  inconnu,  que  je 
préfère  à  tous  les  autres. 

Cependant  il  l'avait  prise  dans  ses  bras  avec  précaution, 
comme  un  objet  fragile  que  des  mains  inexpertes  redoutent  de 
briser,  et  déjà  elle  ne  se  défendait  plus  que  mollement,  bien 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  gardât  au  coin  des  lèvres  une  moue  de  tristesse  et 
qu'elle  tremblât  comme  si  elle  avait  peur,  quand  tout  à  coup 
la  chambre,  où  vacillait  la  lueur  de  la  bougie,  fut  envahie  d'un 
Ilot  de  clarté  blanche  comme  si  le  bras  d'un  lointain  projecteur 
avait  découvert  la  fenêtre. 

—  Oh!  quelqu'un!  s'écria-t-elle,  comme  si  celte  lumière 
annonçait  une  présence. 

Il  cessa  de  l'étreindre,  vint  à  la  croisée  et  la  rassura  : 

—  C'est  la  lune  qui  se  lève. 

Il  souilla  l'inutile  bougie  et  voulut  reprendre  sa  place  auprès 
d'elle.  Mais  elle  s'était  levée  et  regardait  à  son  tour  l'extraor- 
dinaire paysage  nocturne  que  livrait  la  fenêtre  sans  persienne. 
La  lune  s'était  brusquement  détachée  d'un  épaulement  des 
Aiguilles  Marbrées  qui  la  dissimulait.  Elle  se  balançait,  presque 
entière,  dans  un  air  si  pur  qu'il  laissait  plus  d'espace  entre  elle 
et  les  étoiles,  qu'entre  elle  et  la  montagne.  Ses  reflets  s'allon- 
geaient sur  les  glaciers  et  les  névés  comme  sur  les  eaux  de  la 
mer,  et  cette  blancheur  immatérielle  des  neiges  s'animait  sous 
la  coulée  d'argent  qui  lui  tombait  du  ciel,  scintillait  comme  un 
prodigieux  lac  de  diamant.  Une  à  une,  les  cimes  reprenaient 
leur  place  et  leur  nom  dans  l'assemblée  que  les  ténèbres  avaient 
tenté  de  disperser.  Et  c'était  comme  une  assemblée  de  vierges 
convoquées  pour  quelque  mystérieux  office.  La  jeune  femme, 
elle-même  enveloppée  de  toute  cette  lumière  pâle  comme  d'un 
voile  transparent,  changeait  de  visage  et  de  forme,  prenait  un 
aspect  d'apparition  à  quoi  l'on  n'ose  plus  toucher,  de  crainte 
qu'elle  n'achève  de  se  dissiper. 

Comme  il  tentait  sans  confiance  de  lui  prendre  la  main,  elle 
n'eut  même  pas  à  le  repousser  : 

—  Maintenant  il  est  trop  tard.  Elles  sont  là,  toutes  vos  amies. 

—  Mes  amies? 

—  Oui,  les  montagnes.  Faites  l'appel  :  il  n'en  manque  pas 
une.  Elles  nous  regardent. 

Il  essaya  de  revenir  au  badinage  pour  rompre  l'enchante- 
ment dont  il  avait  été  lui-même  l'initiateur  : 

—  Elles  sont  discrètes. 

—  Chut  !  Elles  sont  sévères.  Et  si  pures,  et  si  blanches  ! 
Elles  ont  l'air  de  premières  communiantes.  C'est  trop  beau.  Je 
n'aurais  jamais  cru.  Ne  bougez  pas.  Ne  dites  rien.  Laissez-moi 
appuyer  ma  joue  à  votre  épaule.    Là,  je  suis  bien.   xMainte- 


LA    NUIT    BLANCHE.  13 

nant  dormons,  comme  cet  après-midi  sur  la  même  couverture. 

Elle  était  si  fatiguée  de  sa  longue  marche  de  la  journée,  si 
lasse  et  brisée  de  toutes  ces  émotions  imprévues,  qu'elle  ne 
tarda  pas  à  s'endormir  en  effet.  Quand  il  sentit  le  poids  de  la 
chère  tête  s'aggraver,  il  la  souleva  doucement,  cueillit  le  corps 
immobile  avec  d'infinies  délicatesses,  le  posa  sur  le  lit,  le 
recouvrit  de  châles  et  de  manteaux  pour  le  garantir  du  froid,  et, 
s'asseyant  sur  une  chaise,  il  veilla  sur  le  sommeil  du  petit  cama- 
rade qui  se  confiait  à  lui. 

Ses  blanches  amies  les  montagnes  le  regardaient  par  la 
croisée.  La  lune  semblait  courir,  libre,  dans  l'étendue  diaphane. 
C'était  une  nuit  nuptiale... 

A  des  indices  que  seuls  relèvent  les  chasseurs  et  les  monta- 
gnards, il  distingua  les  approches  du  jour.  Ces  indices,  pourtant, 
étaient  malaisés  à  reconnaître,  parce  que  la  lune  descendait 
lentement  à  l'horizon  et  n'aurait  pas  achevé  sa  course  quand  le 
soleil  paraîtrait.  Il  hésita  longtemps  dans  son  dessein,  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  acquis  une  certitude.  Alors  il  se  hâta  de  réveiller  la 
jeune  femme,  mais  avec  un  respect  nouveau  : 

—  Madame,  madame,  je  vous  en  prie. 
Elle  ouvrit  lentement  les  yeux  : 

—  Qu'y  a-t-il?  Oh!  vous  êtes  là. 

—  Le  jour  va  venir.  Il  faut  vous  lever  et  sortir  avec  moi. 

—  Est-ce  bien  nécessaire? 

—  C'est  indispensable. 

Il  parlait  avec  autorité,  il  commandait.  Elle  n'essaya  pas  de 
lui  résister.  Il  l'aida  à  se  rechausser.  Il  la  couvrit  de  châles  à 
cause  du  froid  et  il  l'entraîna. 

—  Mais  c'est  encore  le  clair  de  lune,  soupira-t-elle  avec  le 
regret  d'avoir  été  arrachée  au  bon  sommeil. 

—  Non,  non,  c'est  bien  le  jour. 

Les  pâles  transparences  de  l'atmosphère  d'argent  paraissaient 
agitées  d'un  long  frisson.  Derrière  les  murailles  violettes  des 
montagnes  éloignées,  se  tramait  quelque  chose  d'inusité  et 
de  mystérieux  qui  se  rapprochait,  qui  ne  tarderait  pas  à  se  révé- 
ler. Le  monde  immaculé  en  avait  le  pressentiment  et  se  recueil- 
lait dans  l'attente.  Et  soudainement  une  flèche  d'or,  partie  d'un 
arc  invisible,  atteignit  la  cime  du  Mont-Blanc,  dont  les  neiges 
saignèrent  comme  une  chair  vivante.  Le  Roi  des  Alpes  avait, 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retrouvé  sa  couronne.  Mais  l'invisible  archer  tirait  sans  relâche, 
et  tous  les  sommets,  comme  ces  ilamboaux  des  églises  que  relie 
un  cordon  lumineux,  s'allumèrent  un  à  un  il  de  courts  inter- 
valles. L'Aiguille  Noire  de  Péleret  rougit  son  fer  de  lance.  Les 
Grandes  Jorasses  échauffèrent  leur  paroi.  La  Dent  du  Géant 
pointa,  sanglante,  dans  l'azur  dore.  L'incendie  gagna  de  proche 
en  proche,  et  les  glaciers  prirent  dus  teintes  d'amandiers  en 
llcurs.  La  lumière  se  promenait  dans  les  vergers  célestes.  Alors 
Sa  Majesté  le  Soleil  parut,  et  toutes  les  montagnes  énamourées 
tremblèrent  de  plaisir,  tandis  que  la  lune  outragée  se  dissolvait 
au  couchant. 

Mme  Lénard,  bouleversée  par  la  nouveauté  du  spectacle, 
avait  glissé  tendrement  ses  doigts  entre  ceux  de  Pierre  Laval. 
Mais  quand  il  tourna  vers  elle  son  visage  illuminé,  elle  ne 
retrouva  plus  le  timide  suppliant  de  la  nuit. 

—  Vous  êtes  contente  d'avoir  été  réveillée,  lui  dit-il  avec  un 
air  triomphant. 

—  Oh  1  mon  ami. 

Et  redevenu  chef  d'expédition,  il  décida  : 

—  Nous  allons  déjeuner.  On  se  lève  matin  dans  les  refuges 
et  le  café  doit  être  prêt.  Après  quoi,  nous  nous  séparerons. 

—  Nous  séparer? 

Elle  s'y  attendait  bien,  mais  eût  souhaité  de  l'apprendre 
avec  plus  de  ménagements  et  moins  de  désinvolture.  Ne  lui 
appartenait-il  pas,  à  elle,  de  provoquer  celte  séparation? 

—  Oui.  Petilgas,  le  guide,  vous  reconduira  à  Courmayeur.  Il 
est  sûr  et  je  puis  vous  confier  à  lui. 

—  Et  vous? 

—  Je  descendrai  seul  au  Montanvert. 

—  Seul?  N'est-ce  pas  imprudent?  Raccompagnez-moi  jus- 
qu'au pavillon  du  mont  Fréty.  Là,  je  trouverai  bien  quelque 
caravane  venue  de  la  vallé  !. 

—  Non.  C'est  ici  qu'il  faut  nous  dire  adieu. 

—  Ici  :  oui,  vous  avez  raison. 

Et  comme  ils  regagnaient  la  cabane,  elle  se  pencha  genti- 
ment vers  lui  pour  lui  dire  avec  son  sourire  ambigu  : 

—  Tout  de  même,  vous  avez  passé  la  nuit  dans  ma  chambre, 
monsieur. 

Il  la  regarda  jusqu'au  fond  des  yeux,  et  elle  fut  surprise  de  la 
clarté  de  son  regard  : 


LA    NUIT    BLANCnÉ.  75 

—  Nous  n'étions  pas  seuls,  madame.  Il  y  avait  toutes  nos 
amies  qui  vous  gardaient. 

—  Oui,  c'est  un  pays  d'apparitions.  Elles  m'ont  presque  trop 
bien  gardée... 

Un  peu  plus  tard,  comme  il  était  décidé  qu'il  partirait  le 
premier,  elle  l'accompngna  jusqu'à  l'endroit  où  la  ponte  s'in- 
cline vers  le  glacier  du  Géant. 

—  Oui,  dit-elle  toute  en  larmes,  vous  disparaîtrez  comme  le 
génie  de  la  montagne.  Peut-être  ne  vous  reverrai-je  plus. 

—  Ne  souhaitons  pas  de  nous  revoir. 

—  C'est  vrai  :  ne  souhaitons  pas  de  nous  revoir.  J'ai  l'im- 
pression d'avoir  vécu  dans  une  légende.  Ces  neiges,  c'est  d'une 
blancheur  contagieuse.  Adieu,  mon  ami.  Ne  regrettez-vous 
rien? 

—  Je  ne  regrette  rien,  petite  Rose.  Ce  que  vous  m'avez 
donné  de  vous,  d'autres  ne  me  le  prendront  pas. 

— -  Ohl  non.  Adieu,  mon  cœur. 

Et  il  se  jeta  dans  la  descente,  non  sans  se  retourner  deux  ou 
trois  fois,  pour  apercevoir  le  petit  tricorne  en  bataille  qui  se 
détachait  en  sombre  sur  le  col... 

Quand  elle  reparut  à  Courmayeur,  le  premier  soin  do 
M™6  Lénard  fut  de  faire  table  à  part  à  l'hôtel  avec  sa  fille 
retrouvée. 

—  Songez  donc,  racontent  ses  anciennes  amies,  elle  n'ose 
plus  se  montrer  :  elle  s'est  affichée  au  Refuge  Turin  avec  un 
jeune  homme. 

Mais  quand  on  lui  demande  ses  impressions  sur  le  Col  du 
Géant,  elle  répond  à  peu  près  comme  Maria  Paradis  à  son 
retour  du  Mont-Blanc  : 

—  Là-haut,  eh  bien  I  c'est  tout  blanc,  le  jour  el  la  nuit, 
dehors  et  dedans... 

Henry  Bordeaux. 


LE 

20e  CORPS  A  MORHANGE 

(20  AOUT  1914) 


M.  le  maréchal  Foch  nous  adresse  la  lettre  suivante,  que  nous 
nous  empressons  d'insérer  : 

Trofeunteuniou,  le  5  août  1921. 

Monsieur  le  directeur  et  cher  confrère, 

La  Revue  des  Deux  Mondes,  dans  son  numéro  du  1er  août  et 
sous  la  signature  de  M.  Victor  Giraud,  présente  le  20e  corps 
d'armée  et  son  chef,  à  la  bataille  de  Morhange  de  1914,  sous 
un  jour  contraire  en  certains  points  à  la  réalité. 

«  Le  20  (août)  à  l'aube,  emporté  par  sa  fougue,  est-il  écrit, 
ie  commandant  du  20e  corps  lance  la  39e  division  à  l'attaque 
des  hauteurs  de  Marthil-Baronville,  découvrant  son  flanc 
gauche.  A  4  heures  du  matin,  un  formidable  orage  d'artil- 
lerie lourde  s'abat  sur  les  troupes  françaises,  et  peu  après, 
tout  le  IIIe  corps  bavarois,  dévalant  des  bois,  se  rue  à  l'assaut. 
En  une  demi-heure,  la  39e  division,  en  dépit  de  tout  son 
héroïsme,  est  bousculée,  et  à  8  heures,  elle  est  en  pleine  retraite, 
entraînant  dans  son  mouvement  la  11e  division;  presque  tous 
ses  chefs  de  corps  sont  hors  de  combat,  et  elle  a  dû  laisser  aux 
mains  des  Bavarois  les  deux  tiers  de  son  artillerie  divisionnaire. 
Découverte  par  la  retraite  du  20e  corps,  vivement  pressée  par 
les  Allemands,  la  68e  division  de  réserve  se  replie  à  son  tour. 
Quant  aux  15e  et  16e  corps,  leur  offensive  a  été  relardée  par  le 


LE    20e    CORPS    A    LA    BATAILLE    DE    MORHANGE.  71 

brouillard.  Attaqués  par  des  forces  très  importantes,  fort 
éprouvés  par  l'artillerie  lourde  allemande,  ils  rétrogradent 
eux  aussi  défendant  pied  à  pied  le  terrain  et  se  dégageant,  sur- 
tout le  16e  corps,  par  de  vives  contre-attaques. 

«  C'est  un  grave  échec  dont  les  causes  stratégiques  et  tactiques 
sont  multiples  et  complexes,  mais  dont  il  s'agit  de  limiter  les 
elîets,  en  attendant  de  le  réparer.  A  10  heures  30,  le  général  de 
Castelnau  donne  à  toutes  ses  troupes  l'ordre  de  se  retirer  par 
échelons...  » 

A  lire  ces  lignes,  l'insuccès  et  la  retraite  du  20e  corps  au- 
raient décidé  du  sort  des  autres  corps  d'armée,  auxquels  la 
fortune  se  montre  moins  sévère  dans  le  récit.  Son  échec  aurait 
entraîné  celui  de  l'armée,  fixé  définitivement  l'issue  de  la  ren- 
contre et  motivé  l'ordre  de  retraite  lancé  à  10  heures  30  par  le 
commandant  de  l'armée. 

L'histoire  documentée  fera  connaître  un  jour  les  causes  stra- 
tégiques et  tactiques  comme  aussi  les  erreurs  morales  qui  ont 
présidé  à  la  conduite  des  événements.  Dès  aujourd'hui,  certaines 
erreurs  matérielles  du  récit  sont  à  rectifier  : 

«  La  39P  division  lancée  à  l'aube  à  l'attaque  des  hauteurs 
de  Marthil-Baronville.  »  Erreur,  disons-nous. 

Lorsque  a  4  heures,  dans  la  matinée  du  20,  l'attaque  alle- 
mande part  avec  la  violence  exposée,  la  39e  division  n'a  encore 
engagé  aucune  entreprise  offensive.  Elle  continue  de  tenir  les 
positions  conquises  la  veille  et  qui  étaient  les  objectifs  assignés 
à  sa  marche  de  ce  jour,  notamment  le  signal  de  Marthil.  Elle 
commence  ses  préparatifs  pour  agir,  mais  pas  avant  6  heures. 
Franchement  devancée,  elle  se  trouve  de  suite  engagée  dans 
une  puissante  action  dont  l'ennemi  a  pris  l'initiative.  A  la 
guerre,  on  est  toujours  deux.  C'est  l'attaque  qu'elle  a  à  rece- 
voir, au  lieu  de  la  lancer  comme  il  est  écrit.  Sa  situation  est 
l'inverse  de  celle  que  lui  fait  l'écrivain.  Comment  s'en  retire- 
t-elle? 

«  A  8  heures,  elle  est  en  pleine  retraite,  entraînant  dans 
son  mouvement  la  11e  division,  »  est-il  écrit  encore.  Erreur, 
disons-nous  de  nouveau  : 

A  8  heures,  en  réalité,  la  division  a  été  éprouvée,  oui,  mais 
elle  est  établie  à  la  lisière  Nord  de  la  foret  de  Château-Salins;  elle  y 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

restera  jusqu'après  midi  ;  elle  lient  la  ligne  de  Château-Brehain, 
Brehain,  Achain;  elle  est  en  liaison  étroite  avec  la  11e  division 
toujours  à  Pévange,  un  de  ses  objectifs  de  la  veille.  «  En  pleine 
retraite?  »  Non.  Au  20e  corps  on  ne  bat  en  retraite  que  sur  des 
ordres  formels.  Pour  qui  a  vu  les  troupes,  ce  jour-là  notamment, 
cet  esprit  y  règne  de  haut  en  bas.  En  fait,  la  39e  division  ne 
quittera  la  corne  Nord  de  la  forêt  de  Château-Salins  qu'à  midi 
45;  et  de  même,  la  région  avoisinante  des  localités  ci-dessus 
indiquées.  Mais  à  ce  moment,  les  ordres  de  retraite  sont  depuis 
longtemps  partis  d'en  haut,  et  l'ont  touchée. 

Quant  à  la  11e  division  qui  aurait  été  entraînée  dans  ce  mou- 
vement de  retraite,  toujours  dès  8  heures,  l'erreur  est  aussi 
complète.  Elle  tient  dans  la  matinée  les  positions  gagnées  la 
veille  et  se  maintient  toute  la  journée  sur  les  hauteurs  qui  h  s 
dominent  :  hauteurs  Sud  d'IIabondange  et  de  Conlhil-Riche, 
Lidrequin  et  Haut  de  Koking.  Bien  plus,  de  ces  derniers  points 
elle  aspire  et  se  prépare  à  répondre  aux  appels  de  l'armée  for- 
mulés dès  7  heures,  répétés  à  8  heures  15,  d'attaquer  vers 
Lidrezing  pour  dégager  le  15e  corps.  Car  ce  corps  d'armée 
contre-attaque  sur  tout  son  front  depuis  la  région  de  Bideffstrofl" 
jusqu'à  la  lisière  Sud-Est  de  la  forêt  de  Bride  et  Koking  est  dans 
une  situation  critique.  Il  est  demandé  par  l'armée  au  20e  corps, 
à  8  heures  15,  «  d'attaquer  immédiatement  vers  Lidrezing  pour 
enrayer  l'offensive  ennemie  et  dégager  le  15e  corps.  » 

La  11*  division  ne  quittera  celle  région  que  dans  la  soirée, 
et  avec  ses  arrière-gardes  dans  la  nuit,  après  l'exécution  du 
repli  ordonné  à  la  39e  division.  C'est  toujours  sur  un  ordre 
qu'elle  se  repliera  et  dans  une  tenue  parfaite. 

«  Découverte  par  la  retraite  du  20e  corps,  vivement  pressée 
par  les  Allemands,  la  C8e  division  de  réserve  se  replie  à  son 
tour,  »  est-il  encore  écrit  dans  le  récit  de  la  matinée  du 
20  août.  Nous  avons  vu  ce  qu'était  la  retraite  du  20e  corps.  Il 
n'y  en  avait  pas.  Jusqu'à  midi  45,  il  tient  la  forêt  de  Château- 
Salins,  y  compris  sa  corne  Nord;  par  là,  il  couvre  toujours  le 
flanc  droit  de  la  68e  division  de  réserve.  Quand  il  se  replie  dans 
l'après-midi,  par  ordre  supérieur,  la  G8e  s'est  déjà  repliée. 

En  résumé,  le  20  août  1914,  à  midi,  le  20e  corps  esl  en  état 
physique  et  moral  de  résister  à  l'ennemi  et  de  l'arrêter,  si  on 


LE    20e    CORPS    A    LA    DATAILLE    DE    MORHANGE.  19 

le  lui  demande.  De  plus  rudes  épreuves  devaient,  au  cours  de  la 
guerre,  montrer  tout  son  pouvoir  de  résistance.  Sa  retraite,  ce 
jour-là,  est  donc  l'effet  et  non  la  cause  de  l'ordre  de  l'armée 
de  10  heures  30.  Il  ne  m'appartient  pas  de  dire  de  quelles 
considérations  cette  décision  résultait.  Elle  ne  pouvait,  en 
aucun  cas,  sortir  de  la  situation  ou  de  l'attitude  du  20e  corps. 

Quant  au  chef  du  20e  corps  «  emporté  par  sa  fougue  »  et 
lançant  à  l'aube  la  39e  division  à  la  prétendue  attaque  des  hau- 
teurs et  devenant  ainsi  une  des  causes  de  tout  le  désastre,  on  a 
vu  qu'il  n'avait  rien  lancé. 

Pas  davantage,  on  ne  trouverait  trace  de  cette  fougue  incon- 
sidérée dans  ses  ordres  au  20e  corps,  malgré  les  invitations 
formelles  du  commandement  supérieur. 

Celui-ci  prescrivait  en  effet,  le  18  août,  dans  une  instruc- 
tion générale  : 

«  L'ennemi  cède  devant  nous  :  en  particulier,  il  a  abandonné 
Sarrebourg  et  Château-Salins. 

«  Dans  l'intérêt  général,  il  faut  le  poursuivre  avec  toute  la 
vigueur  et  toute  la  rapidité  possibles. 

«  Le  général  commandant  la  2e  armée  compte  sur  l'énergie, 
sur  l'élan  de  tous  pour  atteindre  ce  résultat. 

«  Il  invite  les  commandants  de  corps  d'armée  à  inspirer  à 
leurs  troupes  cet  état  d'àme  différent  de  l'esprit  de  méthode 
qui  s'impose  vis-à-vis  d'organisations  défensives  préparées. 

«  Dans  ce  même  ordre  d'idées,  les  éléments  lourds,  qui  retar- 
dent la  marche,  seront  rejetés  en  queue  des  colonnes,  jusqu'au 
moment  où  leur  entrée  en  action  deviendra  nécessaire.   » 

Commandant  du  20e  corps  à  cette  date,  je  dois  aujourd'hui 
à  son  honneur,  à  son  splendide  passé,  à  ses  glorieux  drapeaux, 
de  ne  pas  en  laisser  approcher  l'ombre  d'une  tache,  sous  la 
forme  d'un  récit  inexact,  ni  de  lui  laisser  attribuer  un  renver- 
sement dans  la  direction  des  opérations  que  rien  ne  justifie  de 
sa  part. 

Recevez,  Monsieur  le  directeur  et  cher  confrère,  l'assurance 
de  mon  entière  considération. 

Maréchal  Focn. 


IMPRESSIONS  DE  BERLIN 


Qui  voudrait  soutenir  aujourd'hui  que  la  paix,  à  laquelle 
nous  sommes  parvenus  au  prix  de  si  grands  sacrifices,  est  vrai- 
ment adéquate  a  la  guerre  ?  Qui  oserait  nier  que  nous  sommes 
inquiets  pour  l'avenir,  et  qu'il  ne  nous  est  pas  facile,  malgré  notre 
victoire,  d'avoir  des  «  âmes  de  vainqueurs?  »  Les  difficultés 
grandissent.  Nous  ne  saurions  nous  donner  trop  de  peine  pour 
comprendre  les  périls  auxquels  nous  pouvons  être  exposés  demain . 

Ayant  longuement  étudié,  avant  la  guerre,  les  transforma- 
tions économiques  et  sociales  de  nos  redoutables  voisins,  j'ai 
cherché,  à  plusieurs  reprises,  depuis  la  fin  des  hostilités,  à  me 
rendre  compte  des  changements  qui  se  sont  produits  en  Alle- 
magne; j'ai  cherché  surtout  à  entrevoir  ce  que  nous  pouvons 
pressentir  pour  un  jour  prochain.  Je  voudrais  communiquer 
aux  lecteurs  de  la  Revue  quelques-unes  de  mes  impressions  et 
leur  dire  quelles  sont  mes  craintes. 


* 
*    * 


Les  premiers  voyages  que  j'avais  entrepris  après  l'armistice 
m'avaient  fait  croire  que  les  idées  particularistes  (et  le  particu- 
larisme a  été  longtemps  pour  l'Allemagne  une  tradition)  allaient 
reprendre  quelque  force.  N'était-ce  pas  une  nouvelle  Allemagne 
politique  qui  paraissait  vouloir  s'édifier  sur  les  ruines  de  l'Em- 
pire ?  Ce  n'était  qu'une  illusion  :  l'idée  d'unité  s'est  au  contraire 
affirmée  de  nouveau.  Le  nombre  est  minime  de  ceux  qui  parais- 
sent aujourd'hui  sympathiques  aux  idées  séparatistes,  ou  qui 
du  moins  osent  le  dire.  Le  nombre  est  minime  également  de 
ceux  qui,  en  faisant  quelques  réserves  sur  la  Prusse,  ont  le 
courage  de  dire  que  c'est  elle  qui  a  entraîné  l'Allemagne  dans 
une  voie  fausse,  que  c'est  elle  qui  est  la  véritable  cause  de  sa 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  SI 

défaite.  L'œuvre  de  Bismarck  semble,  à  cet  égard,  plus  solide  que 
jamais.  L'adroite  propagande  qui  a  été  faite  par  les  Prussiens  de 
Berlin  pour  fortifier  dans  les  différentes  parties  de  l'Allemagne 
le  sentiment  de  la  solidarité  nationale  a  été  couronnée  de  succès. 
Et  c'est,  hélas!  en  attisant  la  haine  à  notre  égard  qu'ils  sont 
parvenus  à  ce  résultat.  «  Ce  sont  les  Français,  ont-ils  dit,  qui 
sont  cause  de  la  détresse  actuelle.  C'est  par  l'union  étroite  de 
tous  les  Allemands  que  nous  parviendrons  à  nous  dégager  de 
l'abominable  traité  qu'on  nous  a  imposé.  Evitons  donc  avec  soin 
tout  ce  qui  pourrait  nous  désunir.  » 

Cette  propagande  a  été  d'autant  mieux  accueillie  que  l'Al- 
lemagne avait  éprouvé  beaucoup  de  déceptions.  La  révolution 
du  mois  de  novembre  1918  avait  fait  concevoir  des  espérances 
qui  ne  se  sont  pas  réalisées.  «  C'est  une  ère  nouvelle,  qui  va 
commencer,  dirent  alors  ceux  qui  s'emparèrent  du  pouvoir, 
ère  féconde  qui  amènera  de  grandes  améliorations.  La  «  socia- 
lisation »  ne  peut  manquer  d'avoir  d'heureux  effets;  nous  ne 
tarderons  pas  à  reprendre  dans  des  conditions  économiques 
st  sociales  meilleures  l'œuvre  que  la  guerre  a  interrompue.  » 
Et  comme  la  situation  des  classes  populaires  a  empiré,  celles-ci 
tournent  contre  nous  toute  l'aigreur  qui  est  la  conséquence  de 
leur  contrariété  :  la  France  seule  aurait  empêché  la  reprise 
de  la  vie  économique.  «  Vous  voulez  nous  étrangler,  me  disait 
il  y  a  quelques  jours  un  vieux  savant,  qui  avait  entretenu  jadis 
de  bonnes  relations  avec  les  savants  français.  Vous  vous  obs- 
tinez à  ne  pas  comprendre  que,  pour  guérir  toutes  les  blessures 
qui  ont  été  faites,  il  faut  accepter  l'idée  d'une  reprise  générale 
de  la  vie  économique.  N'est-il  donc  pas  nécessaire  que  l'Alle- 
magne s'enrichisse,  pour  qu'elle  puisse  vous  donner  les  milliards 
que  vous  lui  réclamez?  Votre  conduite  est  odieuse.  Jamais 
peuple  n'a  été  traité  comme  nous.  »  —  «  La  paix  de  Versailles, 
me  disait  de  son  côté  un  historien  distingué,  est  le  plus  grand 
crime  qui  ait  été  commis  dans  l'histoire  de  l'humanité.  » 

* 

*    * 

De  toutes  les  questions  qui  méritent  aujourd'hui  de  fixer 
l'attention  des  enquêteurs,  il  n'en  est  pas  de  plus  grave  que  la 
question  de  la  «  responsabilité.  »  Beaucoup  d'Allemands  se  don- 
nent une  peine  incroyable  pour  prouver  à  leurs  compatriotes 
d'abord,  aux  autres  nations  ensuite  (c'est  heureusement   plus 

TOME   LXV.   —   1921.  0 


82 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


difficile),  que  le  peuple  allemand  n'est  responsable  ni  de  la 
guerre  ni  de  ses  conséquences.  «  Nous  prouverons,  m'affirmait, 
il  y  a  peu  de  jours,  le  professeur  Ilœniger,  à  l'aide  des  documents 
qui  ont  été  trouves  soit  sur  le  front  russe,  soit  en  Belgique  et 
sur  le  front  français  (il  m'a  parle  notamment  de  documents  qui 
auraient  été  découverts  au  fort  de  Moronvilliers),  que  l'Alle- 
magne a  été  victime  d'un  guet-apens.  Nos  diplomates  ont  pu 
commettre  des  erreurs,  nous  sommes  innocents.  »  L'immense 
majorité  des  Allemands  est  aujourd'hui  convaincue  que  la 
guerre  a  été  une  «  guerre  de  défense.  »  «  Si  l'Empereur  a 
déclaré  la  guerre,  m'a-l-on  maintes  fois  répété,  c'est  parce  qu'il 
savait  bien  que  nous  allions  être  attaqués;  ce  n'est  pas  celui 
qui  déclare  la  guerre  qui  est  le  véritable  auteur  du  conflit.  » 

L'Allemagne  sent  combien  il  est  important  pour  elle  de 
faire  admettre  que,  si  ses  diplomates  ont  été  maladroits  ou  ont 
commis  des  erreurs  (on  ne  les  défend  guère),  le  peuple  du 
moins  est  innocent.  «  A  quelque  parti  politique  que  nous  appar- 
tenions, nous  devons,  dit  Slreseman,  entreprendre  une  cam- 
pagne acharnée  pour  montrer  que  notre  bon  peuple  n'est  pas 
coupable.  »  Partant  de  là,  on  déclare  que  l'Allemagne  ne  doit 
pas  être  «  punie.  »  C'est  une  monstruosité  de  parler  de  châti- 
ment. Le  traité  de  Versailles,  fondé  sur  l'idée  de  la  culpabilité 
de  l'Allemagne,  ne  peut  être  respecté. 

Et  de  môme  que  les  Allemands  déclinent  toute  responsabi- 
lité, ils  se  refusent  aussi  à  accepter  l'idée  de  «  regret.  »  «  Nous 
n'avons  rien  à  regretter,  »  m'a  déclaré  avec  aigreur  le  professeur 
Ulrich  Stutz,  juriste  estimé,  directeur  de  la  Fondation  Savigny. 
Et  comme  je  disais  h.  un  de  ses  collègues  que  nous  nous 
serions  montrés  moins  défiants  si  nous  avions  pu  constater 
l'existence  en  Allemagne  d'un  sentiment  de  contrition  pour  le 
passé  et  de  ferme  propos  pour  l'avenir  :  u  Eh  quoi!  me  répon- 
dit-il, de  pareils  sentiments,  c'est  bon  pour  les  enfants  qu'on 
invile  à  demander  pardon  quand  ils  ont  fait  une  sottise;  nous 
sommes  parvenus  à  un  degré  plus  élevé  d'intellectualité.  » 

Le  peuple  allemand  accepte  donc  de  payer,  comme  paye  le 
joueur  qui,  ayant  commis  des  fautes,  a  perdu  la  partie.  Mais  il 
espère  bien  gagner  la  partie  suivante.  Et  il  est  décidé  à  tenter 
de  nouveau  la  chance.  J'ai  demandé  souventsi  on  voulait  recom- 
mencer la  guerre.  Les  réponses  qui  m'ont  été  faites  n'ont  guère 
varié.    «    Une   nouvelle    guerre    est  inévitable,   »   ne  m'a  pas 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  83 

caché  M.  Slulz.  D'autres,  moins  belliqueux,  m'ont  laissé 
entendre  que  c'était,  en  effet,  le  sentiment  qui  pénétrait  peu  à 
peu  dans  tous  les  esprits.  Et  c'est  d'un  ouvrier  «  pacifique  » 
que  je  tiens  ce  propos  :  «  Vous  avez  voulu  humilier  l'Alle- 
magne :  elle  ne  pourra  pas  rester  sous  le  coup  de  L'humiliation 
que  vous  lui  avez  imposée  (1).  » 

* 
*    * 

J'ai  demandé  aussi  à  beaucoup  d'Allemands  ce  qu'ils  pen- 
saient des  sanctions.  J'ai  recueilli,  dans  tous  les  milieux,  les 
plus  vives  doléances  à  cet  égard  Elles  sont  unanimement 
regardées  comme  inconciliables  avec  l'acceptation  de  l'ultima- 
tum de  Londres.  «  C'est  le  maintien  de  ces  sanctions  qui  est, 
m'a-t-on  dit,  la  cause  principale  du  redoublement  d'animosité 
dont  vous  vous  plaignez;  elles  contribuent  aussi  à  empêcher 
l'Allemagne  d'évoluer  vers  la  démocratie.  »  —  «  C'est  une  mau- 
vaise tactique,  me  disait  un  industriel,  de  vouloir  tenir  l'Al- 
lemagne sous  une  pression  continue  du  dehors.  Vous  en  serez 
victimes.  »  Des  réflexions  qui  m'ont  été  faites,  je  dois  conclure 
que  le  peuple  allemand  voudrait,  tout  en  payant  certaines 
sommes  (le  moins  possible,  bien  entendu),  qu'on  lui  laissât  les 
plus  grandes  facilités  pour  rétablir  sa  situation  économique, 
de  telle  sorte  que  l'Allemagne,  redevenue  prépondérante  sur 
le  terrain  industriel  et  commercial,  put  être  bientôt  en  mesure 
de  tenter  avec  succès  la  guerre  de  revanche  si  ardemment  désirée. 

C'est  sous  l'empire  de  cette  préoccupation  que  les  Allemands 
fulminent  contre  les  dispositions  qui  entravent  les  relations 
commerciales  entre  les  régions  occupées  et  celles  qui  ne  le  sont 
pas,  qu'ils  nous  accusent  de  vouloir,  contrairement  au  traité  de 
Versailles,  briser  l'unité  politique  en  môme  temps  que  l'unité 
économique  de  l'Empire,  qu'ils  soutiennent  que  nous  voulons 
empêcher,  d'une  façon  «  inadmissible,  »  le  relèvement  du  pays. 

(1)  «Il  faut  espérer,  m'a  dit  un  autre,  qu'une  autre  guerre  nous  donnera  ce  que 
nous  n'avons  pu  obtenir  avec  celle-ci.  »  En  étudiant  les  efforts  qu'on  fait 
pour  former  la  jeunesse,  j'ai  constaté  qu'on  tenait  à  ce  que  cet  effort  put  aussi 
servir,  comme  me  le  disait  un  des  principaux  pédagogues  de  là-bas,  à  «  faciliter 
nos  buts  militaires.»  «  La  guerre,  écrit. M.  de  Waldeyer-llarlz  à  propos  du  procès 
de  Leipzig,  est  une  nécessité.  Elle  ne  peut  être  justifiée  moralement  que  si  on  la 
considère  comme  un  jugement  de  Dieu,  devant  lequel  toute  humanité  se  rape- 
tisse à  d'inûmes  proportions  [Kreuzzeitung ,  2  juillet  1921).*  Les  manifestations 
bostiles  à  la  délégation  française  ont  paru  toutes  naturelles.  On  y  a  vu  «  l'incar- 
nation de  la  haine  et  de  la  volonté  d'anéantissement  qui  anime  ia  France.  » 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Mauvaise  tactique,  ajoutent-ils;  vous  ne  faites,  en  agissant  de 
cette  manière,  que  renforcer  la  cohésion  nationale  et  paralyser 
les  tendances  séparatistes  auxquelles  vous  étiez  favorables.  » 

Beaucoup  d'Allemands  vont  jusqu'à  regretter  que  le  gouver- 
nement ait  accepté  l'ultimatum.  «  Il  eût  mieux  valu,  m'ont-ils 
dit,  laisser  vos  soldats  occuper  la  Ruhr.  On  aurait  bien  vu  ce  que 
cela  vous  aurait  donné  !  Lloyd  George  nous  aurait  d'ailleurs 
défendus.  »  La  plupart  des  industriels  ue  sont  pas  de  cet  avis. 
L'un  d'eux  faisait  naguère  la  remarque  suivante  :  «  Les  Français 
n'auraient  pas  été  trop  embarrassés  pour  exploiter  nos  mines. 
Mais  ils  n'auraient  pu,  faute  de  wagons,  expédier  au  dehors  tout 
le  charbon  qu'ils  en  auraient  extrait.  Ils  en  auraient  vendu  sur 
place  une  notable  partie.  C'est  aux  industriels  de  Rhénanie  et 
de  Westphalie  qu'ils  l'auraient  cédé.  La  situation  des  industriels 
dans  les  autres  parties  de  l'Allemagne  aurait  vite  été  déplorable.  » 

* 

*    * 

Toutefois  la  diversité  des  réflexions  que  j'ai  recueillies  au 
cours  de  mon  voyage  m'a  permis  de  constater  que  les  Allemands 
ne  jugent  pas  tous  la  situation  de  la  même  façon.  Beaucoup  re- 
connaissent qu'ils  «  doivent  »  réparer  le  mal  qu'ils  ont  fait. 

Ainsi  le  gouvernement  actuel  admet  que  l'Allemagne  a  au 
moins  sa  part  de  responsabilité;  il  parait  comprendre,  mieux  que 
ceux  qui  l'ont  précédé,  les  motifs  de  notre  inquiétude;  il  essaye 
de  résister  à  la  poussée  des  partis  réactionnaires,  et  de  nous 
donner  quelques  satisfactions.  Un  entretien  avec  M.  Walther 
Rathenau,  la  personnalité  la  plus  marquante  du  ministère., 
offrait  à  cet  égard  un  intérêt  particulier.  M.  Rathenau  est  un 
homme  d'une  véritable  valeur  intellectuelle,  et  d'une  tournure 
d'esprit  originale.  C'est  un  philosophe,  en  même  temps  qu'un 
réalisateur  et  un  savant.  Je  connaissais,  depuis  longtemps 
déjà,  ses  principaux  ouvrages;  il  y  est  dit  que  l'Allemagne, 
même  victorieuse,  se  trouvera  nécessairement  après  la  guerre 
en  présence  de  grosses  difficultés.  Je  connaissais  aussi  ses  projets 
de  réformes  sociales,  et  les  critiques  qu'il  avait  adressées  à  l'or- 
ganisation économique  de  l'Allemagne  telle  qu'elle  s'était  cons- 
tituée à  la  fin  du  xixe  siècle  et  au  commencement  du  xxe.  Je 
savais  comment  il  réclamait  que  le  Reich  fut  organisé  sur  des 
bases  nouvelles,  et  déclarait  l'heure  venue  de  préparer  l'avè- 
nement d'un  état  démocratique  national,  d'un  régime  qui  devait 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  85 

avoir  pour  résultat  une  réglementation  meilleure,  en  même 
temps  qu'une  augmentation  considérable  de  la  production.  Sous 
le  nom  de  Plamcirtschaft,  il  proposait,  il  y  a  quelques  mois, 
toute  une  organisation  qui  devait  grouper  en  associations  forte- 
ment constituées  les  industries  d'une  même  branche.  M.  Ra- 
thenau  a  fait  de  réels  efforts  pour  chercher  comment  peut  être 
réalisée  «  la  conciliation  des  intérêts  de  la  collectivité  avec  ceux 
de  l'individu.  »  Que  pense-t-il  donc  de  la  situation  actuelle  et 
de  la  légitimité  de  nos  revendications?  Trouve-t-il,  lui  aussi, 
que  nous  ayons  fait  à  l'Allemagne  des  conditions  tellement 
injustes  qu'elles  soient  inacceptables?  «  La  guerre,  m'a-t-il  dit, 
a  laissé  derrière  elle  une  plaie  qu'il  faut  cicatriser  :  cette  plaie, 
ce  sont  vos  régions  dévastées.  Tant  qu'elles  ne  seront  pas  remises 
en  état,  aucune  entente  durable  ne  sera  possible  entre  nous.  Je 
veux  travailler,  dans  toute  la  mesure  de  mes  forces,  a  effacer 
les  traces  de  ces  dévastations.  Ne  convient-il  pas  que  la  France 
et  l'Allemagne  étudient  de  concert  ce  qui  peut  être  fait?  Nous 
sommes  prêts  pour  notre  compte  à  vous  offrir  notre  collabora- 
tion. »  Sachant  bien  d'ailleurs  la  défiance  que  nous  inspirent 
ces  propositions,  M.  Rathenau  m'a  parlé  de  l'utilité  qu'il  pour- 
rait y  avoir  à  fonder  maintenant  des  sociétés  d'entreprises  com- 
munes, et  du  désir  qu'il  éprouvait  de  fournir  des  prestations 
en  nature.  «  Ces  prestations  sont  d'autant  plus  naturelles,  a-t-il 
ajouté,  que  vous  ne  pouvez  pas  livrer  vous-mêmes  tous  les  maté- 
riaux qui  vous  sont  nécessaires.  Et  ces  livraisons  que  nous  vous 
offrons,  nous  vous  les  ferons  le  plus  rapidement  possible.  Le  pro- 
blème des  réparations, —  il  a  de  nouveau  développé  cette  idée  au 
Congrès  de  la  Presse  qui  s'est  tenu  à  Hambourg,  —  n'est-ce  pas 
en  réalité  le  problème  de  la  reconstruction  du  monde,  pro- 
blème immense  qu'on  ne  peut  résoudre  qu'en  admettant  l'idée 
d'une  solidarité  de  souffrance,  et  comprenant  que  la  restaura- 
tion d'un  pays  est  impossible  si  le  rétablissement  des  autres  pays 
dans  une  situation  économique  satisfaisante  ne  se  produit  pas 
également?  Vous  voudriez  que  l'Allemagne  payât  toutes  les 
sommes  qui  sont  nécessaires  pour  la  remise  en  état  du  monde; 
mais  elle  n'a  ni  or,  ni  matières  premières  ;  elle  ne  peut  payer 
qu'en  travail  ;  il  faut  admettre  l'idée  d'une  solidarité  interna- 
tionale, si  l'on  veut  que  l'Allemagne  s'acquitte  de  sa  dette.  » 

Ce  sont  là  considérations  générales  et  philosophiques.  J'ai 
cherché  à  savoir  ce  qu'en  pensent  les  Allemands  eux-mêmes  :  la 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plupart  d'entre  eux  les  jugent  dangereuses.  Les  économistes  que 
j'ai  entretenus  de  ce  grave  problème  prétendent  que  la  solidarité 
internationale,  vers  laquelle  M.  Halhenau  veut  orienter  les 
esprits,  est  irréalisable  :  «  elle  est,  m'ont-ils  dit,  en  opposition 
trop  complète  avec  le  régime  d'économie  capitaliste  qui  domine 
notre  époque.  » 

* 

*  * 

Ancien  ministredes  Finances,  le  chancelier  actuel,  M.  Georges 
Wirth,  un  Allemand  du  Sud,  qui  s'exprime  sur  ces  questions 
avec  beaucoup  de  réserve,  est  de  ceux  qui  espèrent  que  l'Ai le- 
mngne  parviendra  h  se  démocratiser.  La  «  démocratisation  de 
l'Allemagne,  »  voilà  en  effet  l'un  des  problèmes  les  plus  impor- 
tants de  l'avenir,  un  de  ceux  auxquels  le  président  Wilson, 
dont  on  m'a  si  souvent  parlé  (car  on  cherche  toujours  à  se 
cramponner  à  ses  quatorze  points),  attachait  le  plus  d'impor- 
tance. Ne  disait-il  pas,  lorsqu'il  a  déterminé  l'Amérique  à 
entrer  en  guerre,  qu'il  comptait  rendre  le  monde  «  sûr  pour 
la  démocratie?  »  —  Un  socialiste  autrichien,  M.  F.  Auslerlilz, 
avait  écrit  cependant,  quelques  mois  auparavant,  dans  YArbei- 
terzeituug  de  Vienne,  que  la  démocratisation  de  l'Allemagne 
élail  une  utopie.  «  La  démocratie,  disait-il,  est  un  état  d'esprit 
bien  plus  qu'un  ensemble  d'institutions;  il  peut  y  avoir  dans 
un  pays  une  foule  d'institutions  démocratiques,  sans  qu'on 
puisse  affirmer  pour  cela  qu'il  est  une  démocratie...  L'histoire 
prouve  que  l'Allemand  préfère  l'ordre  et  la  discipline  à  la 
conscience  de  soi;  le  propre  de  la  politique  allemande,  c'est 
l'idée  monarchique.  »  Un  autre  socialiste,  le  docteur  Edouard 
Stilgebauer,  n'hésitait  pas  à  écrire  plus  récemment  :  «  La  Ré- 
publiqueapparait  aujourd'hui  aux  Allemands  comme  un  régime 
ridicule;  les  Allemands  n'ont  pas  encore  répudié  celte  idée  que 
la  démocratie  est  dangereuse;  c'était  le  sentiment  du  vieil  em- 
pereur Guillaume  Ier,  pour  lequel  on  conserve  beaucoup  d'affec- 
tion; c'était  l'opinion  de  Bismarck  qui  disait  un  jour  :  le 
peuple  allemand  est  monarchiste  jusqu'aux  moelles  (1).  »  En 
tout  cas,  le  régime  d'apparence  républicaine  qui  s'est  imposé 
au  mois  de  novembre  11)18  n'enthousiasme  personne;  il  n'est 
pas  le  corollaire  d'un  désir  sincère  de  liberté;  il  ne  peut  être 

(lj  Le  Démocrate,  5  mai  1920. 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  87 

présenté  ni  comme  un  réveil  de  la  conscience,  ni  comme  le 
fruit  d'un  désir  profond  de  se  débarrasser  d'un  régime  jug 
déplorable.  La  république  en  Allemagne  a  eu  pour  origines  la 
faim,  le  découragement,  les  déceptions  :  elle  n'est  en  aucune 
manière  l'aboutissement  d'un  travail  fécond  des  esprits  dési- 
reux de  se  ressaisir.  M.  Slilgebauer  reconnaît  que  L'Allemagne 
n'offre  pas  le  spectacle  d'une  nation  qui  ss  régénère,  d'une  na- 
tion propre  à  comprendre  les  changements  d'ordre  moral  cepen- 
dant nécessaires  pour  l'avenir. 

Sur  celte  question  si  grave,  que  de  fois  m'a-t-on  répondu, 
lorsque  je  cherchais  à  obtenir  quelques  précisions  :  «  Mais  qu'est- 
ce  donc  au  juste  que  la  démocratie?  Nous  demandez-vous  de  la 
comprendre  comme  vous  la  comprenez  vous-mêmes?  Le  vent  qui 
a  soufflé  sur  la  France  depuis  1189,  a-l-il  donné  des  bases  solides 
à  votre  démocratie?  Nous  étions  attachés  depuis  si  longtemps  à 
des  institutions  monarchiques,  que  nous  ne  pouvons  pas  deve- 
nir en  quelques  mois  de  bons  démocrates.  »  L'une  des  réponses 
qui  me  fut  faite  m'a  rappelé  cette  remarque  du  prince  de  liulow 
notant  un  jour  que  le  principal  mérite  de  Dismarck  avait  été  de 
comprendre  que,  pour  achever  l'unité  de  l'Allemagne,  il  fallait 
soustraire  cette  œuvre  délicate  aux  facultés  qui,  par  hérédité, 
sont  les  plus  faibles  chez  les  Allemands,  c'est-à-dire  aux  facultés 
politiques,  pour  les  confier  à  leurs  meilleures  facultés  innées, 
c'est-à-dire  à  leurs  facultés  guerrières.  L'Allemand  n'a  pas  le 
sens  politique;  il  lui  faudra  longtemps  pour  l'acquérir,  une 
génération  au  moins,  m'a  dit  M.  Wirth.  Et  il  a  ajouté  :  «  C'est 
toute  une  éducation  à  entreprendre.  »  Or,  que  d'événements 
peuvent  se  produire  avant  que  cette  éducation  soit  terminée  1 
Le  gouvernement  actuel  ne  pourra  résister  à  la  formidable 
poussée  qui  vient  des  partis  de  réaction  ;  le  gouvernement 
Wirth-Rathenau  ne  se  maintiendra  qu'en  faisant  siennes  les 
doléances  de  ceux  qui  fulminent  sans  cesse  contre  nous.  Et  com- 
ment oublier  que  le  chancelier  a  donné  son  assentiment  aux 
paroles  de  son  prédécesseur  déclarant  à  la  Chine  que  le  gouver- 
nement allemand  ne  pouvait  «  renouveler  une  reconnaissance 
générale  du  traité  de  Versailles,  »  car  une  pareille  démarche 
équivaudrait  à  son  acceptation  par  le  gouvernement  allemand, 
«  ce  qui  porterait  préjudice  à  la  revision  ultérieure  de  ce  traité?» 

J'étais  bien  aise  aussi  de  savoir  comment  M.  Wirth,  finan- 
cier important  et  grand  ami  d'Erzberger,  apprécierait  devant  un 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Français  la  situation  financière  du  Reich.  Pense-t-il,  à  l'encontre 
de  certains  économistes,  que  l'Allemagne  est  en  état  de  faire 
face  aux  engagements  qu'elle  a  pris?  «  Nous  voulons,  m'a-t-il 
dit,  montrer  toute  notre  bonne  volonté.  Il  faut  redoubler  d'ar- 
deur au  travail,  le  gouvernement  actuel  le  reconnaît.  Il  faut 
faire  rendre  le  maximum  aux  impôts  qui  existent  déjà,  il  faut 
en  créer  d'autres  dont  le  produit  sera  affecté  aux  réparations.  Je 
suis  de  ceux  qui  pensent  que  la  frontière  doit  être  soigneuse- 
ment gardée  ;  nous  devons  faire  des  économies  et  nous  dispen- 
ser d'acheter  les  produits  qui  ne  sont  pas  de  première  néces- 
sité. Le  sous-sol  de  l'Allemagne  peut  être  d'ailleurs  exploité 
d'une  façon  plus  intensive,  nos  forêts  pourront  être  employées 
pour  les  paiements  que  nous  sommes  disposés  à  faire.  J'espère 
que  nos  industriels  feront  un  effort  pour  augmenter  le  plus 
possible  les  exportations.  Nous  faisons  appel  à  l'esprit  de  sacri- 
fice de  toutes  les  classes  :  elles  doivent  toutes  comprendre  qu'il 
faut  travailler  sans  relâche  au  relèvement  du  pays.  Nous  com- 
ptons sur  une  collaboration  étroite  des  industriels  et  des 
ouvriers,  des  commerçants  et  des  banquiers.  Cette  collabora- 
tion, en  même  temps  qu'elle  fortifiera  l'unité  du  Reich 
(M.  "NYirth  m'a  paru  très  hostile  aux  tendances  séparatistes), 
facilitera  l'accroissement  qui  est  absolument  nécessaire  de  notre 
production.  On  m'a  reproché  d'avoir  accepté  l'ultimatum,  mais 
l'occupation  de  la  Ruhr,  si  nous  avions  refusé,  aurait  eu  pour 
nous  de  bien  plus  fâcheuses  conséquences.  »  M.  Wirth  s'attend 
à  de  nouvelles  attaques  de  ceux  qui  ont  voté  contre  l'accepta- 
tion, mais  il  se  déclare  résolu  à  travailler  pour  l'apaisement. 
Devons-nous  penser  que  les  espérances  du  chancelier  devien- 
dront des  réalités?  Beaucoup,  parmi  ceux  auxquels  j'ai  demandé 
leur  avis,  m'ont  paru  sceptiques.  «  M.  Wirth  a  assumé,  m'ont-ils 
dit,  une  tâche  formidable.  L'Allemagne  ne  pourra  payer  le  tri- 
but que  l'Entente  lui  a  imposé!  (C'est  une  idée  qu'on  cherche, 
j'ai  pu  m'en  convaincre,  à  faire  entrer  dans  les  cerveaux.)  Le 
paiement  d'une  annuité  fixe  de  2  milliards  de  marks-or 
est  impossible!  Quant  aux  paiements  variables  dont  la  valeur 
sera  fixée  d'après  les  exportations  allemandes,  ne  vous  faites  pas 
d'illusions  :  cela  ne  vous  donnera  pas  ce  que  vous  croyez.  Vous 
espérez  que  la  valeur  des  exportations  allemandes  va  devenir 
quatre  fois  plus  importante  qu'elle  ne  l'est  maintenant.  Erreur! 
La  diminution  des  fortunes  privées,  qui  sera  la  conséquence  des 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  89 

impôts  que  nous  aurons  à  payer,  ne  permettra  pas  une  telle  aug- 
mentation du  commerce  extérieur  allemand.  Vous  oubliez  que 
notre  industrie  est  surtout  une  industrie  de  transformation.  Elle 
exige  l'emploi  de  matières  premières  qui  ne  sont  pas  en  général 
produites  par  notre  pays.  L'achat  de  ces  matières  premières, 
avec  notre  change  déprécié,  est  une  dépense  formidable  pour 
nous.  En  admettant  même  qu'en  1925  les  exportations  allé- 
mandes  s'élèvent  à  25  milliards  de  marks-or  (c'est  le  chilïn 
donné  par  M.  Loucheur),  il  faut  tenir  compte  de  ce  fait  que  60  à 
70  p.  100  de  ces  exportations  devront  être  consacrées  au  paie- 
ment des  matières  premières  et  des  denrées  alimentaires  dont 
nous  avons  besoin.  La  base  que  vous  avez  fixée  pour  le  paiement 
des  taxes  variables  vous  donnera  infailliblement  des  mécomptes. 
Les  difficultés  en  présence  desquelles  nous  a  placés  l'acceptation 
de  l'ultimatum  sont  insolubles!    » 

* 

*   * 

J'ai  pu  m'entretenir  aussi  avec  le  Président  du  Conseil, 
M.  Adam  Stegerwald,  ancien  secrétaire  général  des  Syndicats 
chrétiens.  Je  lui  ai  demandé  ce  qu'étaient  devenus  les  pro- 
grammes des  différentes  catégories  de  syndicats  ouvriers  avec 
lesquels  il  est  depuis  longtemps  en  relations.  lisse  sont  entendus 
pendant  la  guerre  sur  le  terrain  du  patriotisme,  car  on  a  fait 
croire  à  tous  les  ouvriers  que  la  guerre  n'était  qu'une  guerre 
défensive.  «  Mes  socialistes,  avait  dit  un  jour  l'Empereur,  je  les 
connais  :  ils  marcheront.  »  On  sait  comment  ils  ont  marché. 
Le  président  du  Reichstag,  M.  Kempf,  avait  pu  dire  avec  rai- 
son :  «  Nous  n'avons  qu'un  cœur  et  qu'une  àme  pour  soutenir 
la  lutte  dans  laquelle  nous  sommes  engagés!  »  M.  Stegerwald 
m'a  parlé  des  conséquences  que  la  guerre  avait  eues  sur  l'esprit 
des  travailleurs.  Leur  patriotisme  s'est  accentué.  Les  différents 
syndicats  sont  unis  pour  la  défense  de  la  patrie  allemande.  Les 
ouvriers  sont  presque  tous  des  «  unitaristes.  »  Les  idées  sépa- 
ratistes (ce  que  M.  Joseph  Smeets  m'a  dit  à  ce  sujet  ne  peut 
suffire  pour  me  faire  changer  d'avis)  (1)  ne  trouvent  au  sein 
des  masses  ouvrières  que  fort  peu  d'adhérents. 

J'ai  rappelé  aussi  à  M.  Stegerwald  le  souvenir  des  discus- 
sions qui  s'étaient  élevées  entre  les  syndicats  catholiques  et  les 

(1)  M.  Smeets  est  le  chef  d'un  petit  groupe  qui  voudrait  arriver  à  la  création 
d'une  république  rhénane  complètement  séparée  du  Reich. 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

syndicats  chrétiens  (interconfessionncls).  Ces  luttes  ne  sont  plus 
qu'à  l'état  de  souvenirs.  «  Mais  on  ne  peut  s'attendre,  estime- 
t,— il,  à  uno  fusion  entre  \cs  frète  Gewerkschaflen  (syndicats  socia- 
listes) et  les  autres  syndicats;  le  fossé  qui  les  sépare  est  toujours 
aussi  profond.  »  Il  y  a  entre  eux,  en  effet,  sur  le  terrain  moral  et 
religieux  de  profondes  divergences.  M.  Stcgerwald  est  nette- 
ment catholique.  11  est  do  ceux  qui  pensent  que  la  religion, 
nécessaire  à  l'homme,  est  aussi  nécessaire  à  l'Allemagne  pour 
se  relever.  Et  le  relèvement  moral  du  pays  ne  lui  parait  pas 
moins  important  que  son  relèvement  matériel.  Il  repousse  donc 
énergiquement  la  thèse  de  ceux  qui  voudraient  faire  triompher 
les  idées  de  laïcisation  :  c'est  d'ailleurs  une  des  raisons  qui 
expliquent  les  attaques  dont  il  est  l'objet. 

La  question  religieuse  est  une  de  celles  dont  il  est  impossible 
de  faire  abstraction  si  on  veut  comprendre  les  préoccupations 
actuelles  du  peuple  allemand.  Dans  les  régions  protestantes, 
l'indifférence  a  prodigieusement  grandi.  La  révolution  de  1918 
et  la  chute  de  l'Empereur  ont  eu  à  cet  égard  un  grave  contre- 
coup. Beaucoup  de  pasteurs  protestants  sont  de  purs  rationa- 
listes. Ceux  qui  sont  sincèrement  croyants  ont  peu  d'action  sur 
les  masses  populaires.  L'un  des  professeurs  avec  lesquels  je  me 
suis  entretenu  du  problème  religieux,  —  un  protestant,  — 
n'a  pas  hésité  à  me  répondre  :  «  Le  protestantisme  a  fait 
faillite  1  »  Il  y  a  sans  doute  en  Allemagne  des  esprits  élevés,  qui 
désirent  une  réforme.  L'action  de  ces  réformateurs  est  en  quel- 
que sorte  noyée  dans  le  courant  autrement  puissant  de  la  philo- 
sophie de  Kant,  dont  les  disciples  ne  croient  pas  à  l'utilité  d'une 
religion  précise  et  positive.  Le  désarroi  de  l'Allemagne  au  point 
de  vue  moral  est  grand.  Mais  je  dois  ajouter  qu'il  y  a  aussi  des 
Allemands  qui,  en  présence  des  progrès  de  l'immoralité  et  de 
la  débauche,  se  tournent  vers  la  religion  :  le  catholicisme  semble 
en  progrès.  Un  certain  nombre  do  protestants,  frappés  de  sa 
force  morale,  se  sont  depuis  quelques  mois  convertis.  On  m'a 
donné  des  renseignements  significatifs  sur  les  associations  de 
jeunes  gens  qui  se  proposent  de  restaurer  la  vie  religieuse,  et 
de  reprendre  l'étude,  un  peu  négligée,  du  dogme  et  de  la  litur- 
gie. Ces  jeunes  gens  paraissent  se  bercer  de  l'espoir  de  conci- 
lier la  conception  catholique  avec  une  admiration  pour  le  ger- 
manisme qui,  —  à  l'appeler  par  son  nom,  —  n'est  autre  aujour- 
d'hui que  le  prussianisme.  On  sait  la  place  énorme  que  cette 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  91 

doctrine  accorde  à  la  notion  de  force  et  au  concept  de  l'État. 
Dociles  aux  doctrines  de  Fichte  et  de  Hegel,  les  Allemands,  — 
les  catholiques,  comme  les  autres,  — en  sont  venus  à  croire  que 
le  germanisme  est  le  droit  du  monde  nouveau.  Lorsque  Guil- 
laume parlait  de  son  vieux  Dieu,  les  catholiques  n'ont  élevé 
aucune  protestation.  Et  depuis  celte  époque  ils  n'ont  guère 
changé.  J'ai  demandé  à  plusieurs  d'entre  eux  comment  ils 
avaient  interprété  la  pensée  de  l'Empereur.  La  question  est 
demeurée  sans  réponse. 

Je  n'ose  encore  espérer  que  les  catholiques  allemands 
pourront  déterminer  un  recul  de  cet  esprit  prussien  qui  a  empoi- 
sonné l'Allemagne.  Seront-ils  capables  d'aider  les  populations 
germaniques,  dont  l'intellectualilé  était  autrefois  très  différente 
de  ce  qu'elle  est  maintenant,  à  s'orienter  vers  des  conceptions 
religieuses  et  morales  qui  nous  offriraient  des  garanties  pour 
l'avenir?  L'un  de  ceux  auxquels  je  laissais  entendre  que  les 
catholiques  me  paraissaient  complètement  dominés  par  ceux  qui 
continuent  à  jouer  le  rôle  de  chefs  d'orchestre  dans  le  concert 
des  peuples  germaniques,  m'a  fait  cet  aveu  significatif  :  «  Pour 
réagir,  nous  n'avons  plus  assez  de  caractère.  » 

* 

*    * 

Un  voyage  en  Allemagne  provoque  d'autres  remarques. 
Dans  tous  les  milieux,  qu'il  s'agisse  de  catholiques  ou  de  pro- 
testants, qu'on  interroge  des  ouvriers  ou  des  bourgeois,  des 
professeurs  ou  des  étudiants,  on  est  frappé  de  voir  à  quel  point 
les  préoccupations  d'ordre  matériel  ont  envahi  les  esprits. 

La  transformation  économique  de  la  fin  du  xixe  siècle  et  du 
commencement  du  xxe  avait  déjà  modifié  la  mcntalilé  du 
peuple  allemand.  On  était  très  préoccupé,  dans  toutes  les  classes 
de  la  société,  de  vie  agréable,  de  confort,  et  de  bien-êlro.  La 
«  matérialisation  »  croissante  de  la  société  était  un  fait  indé" 
niable.  Il  a  fallu  pendant  la  guerre  se  soumettre  à  bien  des  pri- 
vations :  on  voudrait  pouvoir  se  dédommager  maintenant.  «  La 
production  allemande,  faisais-je  observer  au  docteur  Ilavenstein, 
directeur  de  la  Reichsbank,  qui  connaît  très  bien  la  situation 
économique  et  financière,  a  plus  que  triplé  de  1875  à  1913;  la 
consommation  pendant  cette  période  a  doublé.  Si  les  Allemands 
qui  se  plaignent  de  ne  produire  aujourd'hui  que  la  moitié  de 


92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  qu'ils  produisaient  avant  la  guerre  (1)  voulaient  réduire  de 
moitié  leur  consommation,  ils  se  retrouveraient  vite  dans  une 
situation  économique  satisfaisante.  —  Malheureusement,  me 
répondit  M.  Havenstein,  il  est  impossible  de  demander  aux 
Allemands  de  se  plier  au  genre  de  vie  dont  se  contentaient  leurs 
pères  ou  leurs  grands-pères  il  y  a  cinquante  ansl  L'Allemagne 
a  marché  trop  vite   Elle  ne  peut  revenir  en  arrière.   » 

En  circulant  à  Berlin  (et  la  même  constatation  a  été  faite 
dans  d'autres  villes),  j'ai  eu  le  sentiment  que  les  besoins  ont 
considérablement  grandi.  Les  magasins  sont  très  bien  approvi- 
sionnés. On  y  trouve  tout  ce  qu'on  peut  désirer.  Et  les  ache- 
teurs ne  manquent  pas.  Les  restaurants  et  les  cafés  regorgent 
de  clients;  les  théâtres  et  les  cinémas  sont  pleins.  Même  dans 
les  quartiers  populaires,  on  n'a  pas  l'impression  d'être  dans  un 
pays  qui  «  marche  à  sa  ruine.  »  Il  y  a  sans  doute  des  catégo- 
ries sociales  qui  sont  durement  éprouvées.  Les  classes  moyennes 
surtout  doivent  s'imposer  des  privations;  j'en  dirai  autant  de 
beaucoup  d'ouvriers,  car  il  est  prouvé  maintenant  que  l'aug- 
mentation des  salaires  a  été  moindre  que  l'augmentation  du 
coût  de  la  vie.  Mais  cependant  nous  n'avons  pas  lieu  de  nous 
apitoyer  sur  la  situation  de  nos  ennemis.  L'activité  économique 
de  l'Allemagne  est  considérable.  Si  les  petits  industriels  sont 
gênés,  si  quelques-uns  font  faillite,  les  grandes  industries  sont 
presque  toutes  prospères.  Les  informations  recueillies  par  les 
services  économiques  de  la  Haute  Commission  interalliée,  com- 
binées avec  les  statistiques  que  j'ai  pu  me  procurer  à  Berlin  (2), 
permettent  de  penser  qu'elles  souffrent  moins  que  nous  de  la 
crise  industrielle  qui  se  fait  sentir  partout  dans  le  monde.  J'ai 
relevé  de  notables  progrès  du  mouvement  de  «  concentration  » 
qui  leur  a  permis  de  parvenir  à  une  puissance  d'action  extraor- 
dinaire. C'est  ainsi  que  le  trust  électro-minier  créé  par  Stinnes 
dispose  d'un  capital  de  plus  de  2  milliards.  Il  produit  les  matières 
premières  telles  que  le  charbon  et  le  fer;  il  produit  la  fonte  et 
l'acier,  puis  les  produits  finis,  tels  que  locomotives,  automo- 
biles, navires  et  bateaux.  L'un  des  journaux  socialistes  de  Ham- 

(1)  Ils  produisent  en  réalité  davantage. 

(2)  Je  dois  remercier  à  ce  sujet  M.  R.  Kuczynski,  directeur  de  l'office  de  Berlin 
Srhnœneberg.  11  adonné  aussi  des  chiUres  intéressants  dans  la  brochure  qu'il  a 
publiée  sous  ce  titre  :  Wiedergulmachung  und  deutsche  WirUchaft.  Berlin  (Engel- 
naann),  Pentecôte  1921. 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  93 

bourg,  le  Hamburger  Echo,  après  avoir  fait  des  réserves  sur 
les  procédés  auxquels  recourent  les  potentats  de  l'industrie, 
déclarait  dernièrement  qu'il  fallait  rendre  hommage  à  L'activité 
qu'ils  déploient,  à  leur  puissance  d'organisation,  au  zèle  dont 
ils  font  preuve  pour  préparer  le  relèvement  de  l'Allemagne 
Ces  grands  consortiums  distribuent  d'ailleurs  à  leurs  action- 
naires de  très  beaux  dividendes.  Le  consortium  des  industries 
chimiques  Concordia  a  donné  un  dividende  de  75  pour  100 
(au  lieu  de  8  pour  100  l'an  dernier).  Les  Deutsche  Eisenwerke  de 
Berlin  ont  donné  60  pour  100  ;  l'union  des  sucreries  du  Rheingau 
a  donné  48  pour  100.  La  plupart  des  grands  cartels  donnent  20, 
30,  40  pour  100,  et  font  en  outre  d'importantes  réserves.  «  Les 
profiteurs  de  la  guerre,  écrit  M.  de  Gerlach  dans  le  journal  Die 
Welt  am  Montag,  font  suite  aux  profiteurs  de  la  guerre...  Tout  le 
monde  sait  au  surplus  que  des  millions  de  papier-monnaie  sont 
dissimulés  pour  échapper  aux  impôts.  Depuis  la  guerre,  la  morale 
fiscale,  comme  l'autre,  est  allée  à  tous  les  diables.  » 

Ce  mouvement  de  concentration  mérite  d'autant  plus  de 
fixer  notre  attention  que  nous  ne  devons  pas  nous  faire  d'illusion 
sur  le  but  que  se  proposent  les  grands  industriels  aidés  par  les 
grands  financiers.  Ils  veulent,  quelles  que  puissent  être  les  dif- 
ficultés présentes,  que,  dans  quelques  années,  lorsque  certains 
tassements  se  seront  produits,  l'Allemagne  possède  sur  le  ter- 
rain industriel  une  supériorité  analogue  à  celle  qu'elle  avait  en 
1914  sur  le  terrain  militaire.  «  Ce  qui  se  passe  aujourd'hui, 
écrivait  M.  Rathenau  lui-même,  avant  d'être  appelé  au  ministère, 
n'est  que  le  prélude  d'un  grand  mouvement  qui  nous  conduira 
à  la  formation  d'un  organisme  parfaitement  agencé,  où  aucune 
force  ne  sera  perdue;  nous  ferons  une  part  aux  désirs  de  socia- 
lisation, mais  le  problème  de  la  socialisation  a  peu  d'impor- 
tance à  côté  du  problème  de  l'organisation  qui  doit  nous  per 
mettre   d'augmenter  notre  puissance  de  travail  pour  l'avenir.  » 

Il  est  a  peine  besoin  d'ajouter  qu'on  parle  souvent  du  fameux 
Stinnes.  Est-il  sympathique?  Je  ne  voudrais  pas  l'affirmer,  mais 
je  peux  dire  que  les  Allemands  admirent  son  imagination  cons- 
tructive  et  son  talent  d'organisation.  On  le  considère  comme 
l'apôtre  d'une  thèse  nationaliste  qui  plaît.  Le  Vorwserli  disait 
un  jour  de  lui  :  «  C'est  un  magicien  1  »  Il  a  su  donner  une  note 
pangermaniste  à  des  journaux  (il  en  a  acheté  près  de  cent),  qui 
étaient  connus  pour  leur  fidélité  aux  idées  démocratiques.  Les 


94  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

efforts  qu'il  a  faits  pour  accaparer  les  principales  usines  autri- 
chiennes ont  accru  la  considération  qu'on  a  pour  lui.  Il  inspire 
confiance.  On  espère  qu'il  saura  rendre  l'inlluence  allemande 
prépondérante  dans  l'Europe  centrale,  et  que,  grâce  aux  conces- 
sions considérables  qu'il  a  obtenues  en  Russie,  l'Allemagne 
sera  maîtresse  un  jour  du  marché  russe. 

Les  commerçants  se  plaignent  beaucoup.  Ici  encore,  il  ne 
faut  pas  prendre  à  la  lettre  leurs  doléances.  11  se  peut  que  le 
commerce  extérieur  ne  donne  pas  de  gros  profits.  Avant  la 
guerre,  l'Allemagne  importait(en  valeur)  plus  de  marchandises 
qu'elle  n'en  exportait.  Mais  le  déficit  était  largement  compensé 
par  los  avoirs  allemands  à  l'étranger  et  par  les  profits  que  pro- 
curait au  pays  sa  Hotte  commerciale.  Le  solde  débiteur,  qui  est 
plus  considérable  aujourd'hui  qu'avant  la  guerre,  ne  peut  être 
compensé  :  la  flotte  de  commerce  n'existe  plus  et  les  avoirs  alle- 
mands a  l'étranger  ont  été  vendus.  La  confiance  dans  la  valeur 
de  la  devise  allemande  va  donc  forcément  baisser.  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  que  les  capitaux  étrangers  affluent  en  Allemagne,  et 
que  le  cours  des  actions  d'un  grand  nombre  de  sociétés  s'élève. 
La  dépréciation  du  change  a  pour  conséquence  une  hausse  du 
cours  des  actions;  elle  est  favorable  à  beaucoup  de  capitalistes. 
On  évalue  à  plus  de  100  milliards  de  marks  le  total  des  valeurs 
allemandes  qui  se  trouvent  entre  les  mains  d'étrangers. 

11  n'était  pas  sans  intérêt  de  savoir  ce  que  les  ouvriers  pen- 
sent de  la  situation,  de  savoir  surtout  s'ils  ont  confiance  dans 
l'avenir  de  l'Allemagne.  La  note  qui  domine  m'a  paru  être  une 
note  optimiste.  L'un  de  ces  ouvriers,  après  s'être  plaint  que  «  les 
beaux  jours  de  l'Allemagne  fussent  passés,  »  m'avouait  que 
les  constructeurs  de  machines  faisaient  des  affaires  d'or.  Le 
journal  anglais  Cologne  Post  parlait  dernièrement  (numéro  du 
7  juin  1921)  de  la  situation  prospère  des  fabriques  de  bateaux, 
de  machines  à  écrire,  de  bicyclettes,  de  matériel  roulant,  etc.. 
et  de  l'importance  des  commandes  reçues  de  l'Amérique  méri- 
dionale et  des  pays  Scandinaves.  Le  journal  Der  Konfektionàr 
(n°  du  12  juin)  reconnaît  que,  si  l'industrie  lainière  marche 
médiocrement,  la  situation  des  filatures  de  colon  est  satisfai- 
sante. On  se  plaint  dans  l'industrie  chimique,  mais  c'est  parce 
que  l'Angleterre  soumet  à  un  contrôle  rigoureux  l'entrée  des 
•matières  colorantes  et  refuse  l'entrée  aux  couleurs  qui  peuvent 
être  fabriquées  dans  le  pays  même.  Autre  aveu  :  jamais  on  n'a 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  93 

joue*  autant  à  la  Bourse  que  maintenant.  Et  ce  sont  les  fa- 
bricants qui  jouent  le  plus.  Ne  gagnant  pas  ce  qu'ils  vou- 
draient en  vendant  leurs  produits,  ils  lâchent  de  faire  des  pro- 
fits supplémentaires  en  spéculant  sur  les  valeurs.  C'est  une 
maladie. 

Les  banquiers  font  naturellement  de  gros  bénéfices.  Nous 
avions  déjà  constaté  que  les  banques,  dès  1919,  étaient  parve- 
nues à  de  brillants  résultats.  Les  rapports  concernant  l'année  1920 
sont  autrement  significatifs.  Toutes  les  grandes  banques  ont  vu 
leur  activité  s'accroître  et,  chose  importante  à  noter,  elles 
reçoivent  de  l'étranger  des  sommes  considérables  :  on  spécule  à 
la  hausse.  La  Berliner  Handelsgesellschaft  a  reçu  ainsi  à  elle 
seule,  en  1920,  près  d'un  milliard  de  marks.  Nous  pouvons 
certifier  que  la  plupart  des  banques  font  de  gros  bénéfices  sur 
les  opérations  de  change,  car  elles  prélèvent  de  fortes  commis- 
sions. Elles  font  aussi  beaucoup  d'avances  sur  marchandises, 
dans  des  conditions  très  rémunératrices. 

On  dit  bien  que  le  volume  des  transactions  est  la  consé- 
quence de  l'inflation.  Ce  phénomène  économique,  qui  gêne  évi- 
demment beaucoup  d'industries,  ne  suffit  pas  à  expliquer  les 
différences  qui  existent  entre  les  chiffres  de  1919  et  ceux  de 
1920.  Nous  pouvons  affirmer  qu'en  dépit  de  l'inflation,  il  y  a  eu 
une  reprise  des  affaires,  qui  a  laissé  à  des  catégories  nombreuses 
de  personnes  de  gros  profits.  L'accroissement  des  dépenses 
prouve  que  la  prospérité  révélée  par  certains  bilans  n'est  pas 
une  pure  illusion.  Il  n'y  a  pas  que  des  Schieber  et  des  mercanlis 
dans  les  lieux  de  plaisir,  les  hôtels  et  les  théâtres,  les  cafés,  les 
restaurants  et  les  cinémas.  «  Les  caisses  d'épargne,  écrit  Maximi- 
lien  llarden,  sont  archipleines  et  personne,  ajoute-t-il,  ne  sait  ce 
qui  est  amoncelé  dans  les  armoires,  les  bahuts  et  les  cachettes  de 
la  campagne.  »  Pour  ne  pas  être  forcées  de  distribuer  des  divi- 
dendes correspondant  à  la  dévalorisation  de  l'argent,  les  banques 
et  les  sociétés  industrielles  dissimulent  leurs  réserves  et  ins- 
crivent à  leur  bilan,  en  les  évaluant  en  marks-papier,  des  quan- 
tités de  machines  et  d'outils.  D'autres  donnent  ou  bien  des 
sommes  fantastiques  sous  forme  d'actions  nouvelles  émises  à 
bas  prix,  ou  bien  d'énormes  primes  aux  actionnaires  (l).  Les 
banques,  avoue  de  son   côté  la   revue  Die   Bank,   réalisent  de 

(i)  Die  Zukunft,  16  juin  1921. 


%  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tels  bénéfices  qu'elles  sont  obligées  de   recourir  à  des  artifices 
pour  les  ramener  à  une  mesure  décente  (1). 

Voilà  ce  qui  doit  nous  donner  à  réfléchir,  à  nous  autres 
Français.  Le  gouvernement  actuel  nous  offre  une  «  collabo- 
ration »  qui  pourrait  en  effet  nous  permettre  de  restaurer  plus 
vite  nos  départements  dévastés.  Mais  cette  collaboration  ne 
pourrait  manquer  de  faciliter  le  développement  déjà  si  remar- 
quable de  l'industrie  allemande.  Et  dans  quelques  années, 
lorsque,  grâce  à  ce  concours,  nos  régions  du  Nord  seront  remises 
en  état,  nous  nous  trouverons  en  présence  d'une  industrie  qui 
aura  pris  tant  de  force  que  la  lutte  sera  impossible  pour  nous. 

* 
*  * 

L'examen  des  différentes  questions  que  je  viens  d'aborder, 
m'a  souvent  conduit  à  parler  de  l'Angleterre.  Les  Allemand? 
font  à  ce  sujet  de  singuliers  aveux. 

Aux  yeux  du  professeur  Hôniger  (il  n'est  pas  seul  de  son  avis), 
c'est  l'Angleterre  qui  est  responsable  de  la  guerre,  c'est  elle  qui 
a  tout  dirigé.  M.  Rathenau  m'a  parlé  lui  aussi  de  la  «  perfide 
Albion.  »  Il  considère  que  l'Angleterre  reste  l'ennemi  le  plus 
dangereux  pour  l'avenir.  Il  estime  qu'elle  pèse  d'un  poids 
inquiétant  sur  la  politique  générale  du  monde.  Il  n'est  pas 
éloigné  de  penser  qu'une  entente  entre  la  France  et  l'Allemagne 
contre  l'Angleterre  pourrait  devenir  un  jour  une  «  nécessité.  » 
Et  pourtant  l'Allemagne  a  aujourd'hui  un  tel  désir  de  nous 
brouiller  avec  nos  alliés  qu'elle  se  montre  pleine  d'indulgence 
pour  eux  :  il  existe  de  l'autre  côté  du  Rhin  un  véritable  «  cou- 
rant d'anglomanie.  »  Il  est  pénible  à  un  Français  d'entendre  des 
Allemands  répéter,  sous  les  formes  les  plus  variées  :  «  Les  An- 
glais !  mais  ce  sont  nos  meilleurs  alliés  !  »  On  m'a  plus  d'une  fois 
rappelé  les  affinités  de  race  qui  existent  entre  Allemands  et 
Anglo-Saxons  ;  on  m'a  laissé  plus  d'une  fois  entendre  que  le 
terrain  gagné  par  l'Angleterre  était  précisément  le  terrain  perdu 
par  nous.  C'est  avec  une  àpreté  singulière  qu'on  cherche  à  rele- 
ver les  désaccords  qui  peuvent  se  manifester,  soit  au  point  de 
vue  de   l'occupation  de  la    Ruhr,   soit   au    point   de  vue   de  la 

(1)  Numéro  de  juillet  1921.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  noter  que  les  caisses 
d'épargne,  qui  ont  vu  les  dépôts  augmenter,  se  sont  mises  à  faire  delà  banque.  Les 
sommes  qui  leur  ont  été  confiées  sont  allées  finalement  à  l'industrie,  comme  si  on 
les  avait  portées  chez  un  banquier. 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  97 

Haute-Silésie.LaRuhr!  «  Nous  savons  bien,  m'a-t-il  été  cent  fois 
répété,  que  les  Anglais  ne  veulent  pas  que  vous  l'occupiez.  Ils  ne 
veulent  pas  que  vous  preniez  en  Europe  une  situation  prépondé- 
rante. Ils  sentent  d'ailleurs  mieux  que  vous  l'importance  qu'au- 
rait à  bref  délai  cette  reconstitution  économique  de  l'Europe  à 
laquelle  vous  mettez  tant  d'obstacles.  Ils  rendent  hommage  mieux 
que  vous  à  nos  efforts  et  savent  bien  que  nous  ne  sommes  pas  un 
danger  pour  l'avenir  (?)  »  Quant  a  la  Haute-Silésie,  aucune 
question  n'a  contribué  autant  que  celle-là  à  surexciter  la  haine 
des  Allemands  à  notre  égard.  Que  n'a^ons-nous,  hélas  1  au  len- 
demain de  l'armistice,  tracé,  «  d'après  les  statistiques  alle- 
mandes, »  la  limite  que  nous  avons  tant  de  peine  à  déterminer 
maintenant?  On  se  fût  incliné  devant  cette  solution  :  j'en  ai 
eu  l'assurance  maintes  fois  répétée. 

Les  Allemands  ne  se  sont  pas  trompés  en  pensant  que  le 
temps  travaillerait  pour  eux.  Ils  cherchent,  par  tous  les  moyens 
imaginables,  à  empêcher  la  résurrection  de  la  Pologne.  «  La 
Pologne!  mais  elle  n'est  pas  viable!  Les  Polonais  sont  si  arrié- 
rés qu'ils  sont  incapables  de  constituer  un  Etat!  Ils  ne  parvien- 
dront à  se  civiliser,  me  disait  une  Allemande  fort  instruite,  une 
ancienne  admiratrice  du  professeur  Lasson,  que  dans  la  mesure 
où  ils  accepteront  de  subir  l'influence  d'une  race  supérieure,  la 
race  allemande!  »  Ainsi  reparaît  la  thèse  que  l'Allemagne  sou- 
tenait si  énergiquement  avant  la  guerre,  la  thèse  des  races 
supérieures  et  des  races  inférieures,  la  thèse  d'après  laquelle 
celles-ci  doivent  accepter  «  pour  leur  plus  grand  bien  »  la 
tutelle  des  premières.  C'est  à  l'Allemagne  investie  d'une  mis- 
sion providentielle  qu'il  appartient  d'entraîner  dans  son  orbite 
les  peuples  qui  l'entourent.  L'Allemagne  veut,  dans  le  domaine 
politique  comme  dans  le  domaine  économique,  réaliser  la 
grande  loi  de  la  concentration. 

Les  Allemands  agitent,  au  surplus,  à  propos  de  la  Haute-Silé- 
sie, un  autre  problème,  un  problème  économique.  Beaucoup 
d'entre  eux  ne  se  préoccupent  guère  de  la  question  de  savoir 
s'il  faut  reconnaître  aux  habitants  du  pays  le  droit  de  décider 
de  leur  sort.  C'est  une  question  secondaire.  Il  s'agit,  en  prévi- 
sion d'un  nouveau  conflit  et  de  l'éventualité  d'une  occupation 
de  la  Ruhr  par  les  armées  françaises,  de  conserver  une  région 
qui,  au  double  point  de  vue  métallurgique  et  minier,  permettrait 
de  tenter  une  nouvelle  guerre  avec  quelque  chance  de  succès. 

TOME    LXV.    1921.  ? 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


* 
*  * 


J'ai  été  amené,  au  cours  de  mon  enquête,  à  faire  d'autres 
observations.  J'ai  cherché,  par  exemple,  à  savoir  si  le  retour 
de  l'Empereur  était  envisagé,  si  Guillaume  II  avait  chance  de 
remonter  sur  le  trône  et  de  retrouver  la  situation  qu'il  a  perdue. 
J'ai  recueilli  des  réponses  très  embarrassées.  Beaucoup  d'Alle- 
mands conservent  manifestement  quelque  sympathie  pour  le 
souverain  déchu;  ils  avaient  une  si  profonde  affection  pour  son 
grand-père!  Ils  éprouvent  aussi  un  sentiment  de  reconnaissance 
à  l'égard  des  Hohenzollern.  Le  souvenir  de  Frédéric  II,  surtout, 
n'est  pas  effacé  dans  les  esprits  et  nous  ne  devons  pas  oublier 
que  Guillaume  II  a  été  acclamé  au  cours  du  procès  de  Leipzig 

Je  ne  crois  pas  cependant  qu'il  ait  chance  de  revenir.  Sa 
chute  a  été  piteuse  et  le  kronprinz  n'est  pas  aimé.  Mais  si, 
de  quelqu'une  des  dynasties  tombées,  surgissait  un  homme  de 
valeur,  je  suis  convaincu  qu'il  pourrait  aisément  restaurer 
l'Empire  ;  le  terrain  est  préparé  :  l'Allemagne  cherche  un 
homme.  «  L'Allemand,  disait  un  jour  M.  Ernest  Lavisse,  a  le 
regard  hiérarchique.  »  J'ai  été  frappé,  au  cours  de  mes  derniers 
voyages,  de  voir  à  quel  point  la  discipline,  qui  s'était  affaiblie 
pendant  les  premiers  mois  qui  ont  suivi  la  guerre,  a  reparu  ; 
on  était  habitué,  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  à  recevoir 
d'  «  en  haut  »  les  impulsions  dont  on  avait  besoin.  L'Alle- 
mand cherche  d'instinct  ceux  qui  représentent  l'autorité; 
il  est  plein  de  respect  pour  les  puissants  et  les  forts.  C'est 
pourquoi  il  admire  tant  ces  capitaines  d'industrie  qui  lui  appa- 
raissent comme  les  plus  capables,  dans  le  désarroi  actuel,  d'aider 
l'Allemagne  à  se  remettre  en  selle  et  à  retrouver  la  situation 
qu'elle  a  perdue. 


* 

*    * 


En  comparant  l'Allemagne  actuelle  à  l'Allemagne  d'avant- 
guerre,  on  a,  en  dernière  analyse,  le  sentiment  qu'on  est  en 
présence  de  profonds  changements  :  «  L'Allemagne,  écrivait 
naguère  Théodor  Wolff,  est  comme  une  mer  agitée,  couverte 
d'épaves.  »  Cette  observation  est  exacte.  La  machine  impériale 
est  détraquée,  mais  on  la  répare;  on  cherche  en  même  temps 
à  voir  comment  on  pourra  en  utiliser  les  débris.  Les  difficultés 
présentes  ne  doivent  pas  nous  faire  conclure  que  l'Allemagne 


IMPRESSIONS    DE    BERLIN.  99 

n'est  plus  un  danger.  Les  Allemands  se  raidissent;  ils  n'ont  rien 
perdu  de  leur  orgueil  :  ils  sont  toujours  convaincus  qu'ils  sont 
le  premier  peuple  du  monde.  Et  ils  n'ont  rien  perdu  non  plus 
de  leur  propension  au  mensonge.  L'Allemand  est  très  dissi- 
mulé, j'en  ai  eu  plus  d'une  fois  la  preuve.  Il  attend  son  heure; 
il  espère  bien  que  ses  dirigeants  ne  laisseront  pas  échapper  le 
moment  favorable.  «  Ayons  confiance,  disait  naguère  le  général 
de  Winterfeldt,  nous  retrouverons  demain  la  situation  que 
nous  avions  hier.  »  L'influence  de  ceux  qui  préparent  une  re- 
vanche grandit  peu  à  peu.  Le  fameux  pangermaniste  Kurd  von 
Strantz,  dans  une  lettre  enflammée  que  plusieurs  journaux 
ont  reproduite,  n'a  pas  craint  de  pronostiquer  une  nouvelle 
guerre  «  à  bref  délai.  » 

Certains  Allemands  paraissent  animés  d'un  désir,  peut-être 
sincère,  de  justice  et  de  vérité;  mais  ce  désir  est  comme  sub- 
mergé par  une  sorte  de  culte  à  l'égard  du  germanisme.  Cet 
état  d'esprit  est  le  résultat  du  dressage  auquel  l'Allemagne  a  été 
soumise  et  de  la  transformation  qui  s'est  faite  sous  la  triple 
influence  de  l'école,  de  l'armée,  de  l'administration. 

Si  nous  considérons  ce  que  l'Allemagne  a  fait  hier,  nous 
devons  nous  demander  ce  qu'elle  pourra  faire  demain.  Il  ne 
faut  sans  doute  pas  désespérer  de  l'avenir;  mais  l'enquête  à 
laquelle  je  me  suis  livré  ne  m'a  pas  permis  de  découvrir  jusqu'à 
ce  jour  une  Allemagne  libérée  de  l'influence  prussienne,  une 
Allemagne  avec  laquelle  nous  puissions  collaborer  sans  crainte 
pour  les  œuvres  pacifiques  qui  sollicitent  l'activité  des  hommes. 
Le  premier  devoir  de  la  France  est  de  garantir  sa  sécurité. 
Soyons  très  attentifs  du  côté  de  l'Est  et  préparons-nous  à 
prendre,  s'il  le   faut,  de  viriles  résolutions. 

Georges  Blondel. 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS 

AU  TEMPS  DU  SECOND  EMPIRE 


IV  w 

HENRI  BLAZE  DE  BURY  ET  LA  BARONNE  ROSE 


De  taille  élevée  et  sec;  dans  un  mince  visage,  un  nez  aquilin, 
des  yeux  un  peu  saillants,  mais  vifs,  un  menton  terminé  par 
une  barbiche  grise  qui  s'agite  et  ponctue  le  discours;  des  mains 
longues,  aux  ongles  démesurés  de  vieil  érudit  chinois  :  tel  est 
Henri  Blaze  de  Bury  dans  sa  vieillesse.  —  Mme  François  Buloz 
prétend  que  son  frère  est  la  vivante  image  du  cardinal  de 
Richelieu,  telle  que  l'a  peinte  Philippe  de  Champaigne  et,  de 
fait,  voici,  dans  le  Louvre,  en  somptueuse  robe  écarlate,  le 
rochet  de  dentelle  barré  par  l'azur  du  Saint-Esprit,  Blaze  de 
Bury  en  personne  :  même  coupe  de  visage,  même  sourire,  le 
regard  seul  diffère  :  celui  de  Blaze  de  Bury  est  plus  sautillant, 
plus  malicieux  que  celui  de  l'Eminence.  Avec  sa  barbe  pointue, 
Henri  Blaze  ressemble  encore  au  Méphisto  qui  accompagne  le 
jeune  Faust  chez  Gretchen,  et  susurre  derrière  l'épaule  de 
dame  Marthe. 

Ce  Méphisto  que  voici,  causeur  intarissable,  dans  ses  bons 
jours,  aimait  à  rappeler  le  passé,  et  à  évoquer  avec  sa  sœur, 
Mme  François  Buloz,  les  amis  disparus,  dont  les  noms  seuls  frap- 
paient de  respect.  Il  disait,  par  exemple,  le  plus  simplement  du 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  février,  1"  mars,  15  avril. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  101 

monde  :  «  Alors,  je  dis  à  Rossini...;  »  ou  :  «  C'est  l'année  où 
Vigny  fut  si  malade...;  »  encore  :  «  Hugo  entra  chez  moi  en 
coup  de  vent,  et  s'écria  :  — Mon  petit,  courez  chez  Sainte-Beuve, 
ramenez-le,  faites  cela  pour  moi;  —  et  tu  sais  bien  qu'à  cette 
heure-là,  Sainte-Beuve  n'était  jamais  au  logis...  » 

Aimant  et  recherchant  les  polémiques,  malicieux  avec 
délices,  caustique  pour  ses  contemporains,  sévère  pour  les 
autres,  étincelant  toujours,  jetant  à  la  volée  les  paradoxes,  les 
mots,  les  anecdotes  avec  un  brio,  une  verve  qui,  à  soixante- 
quinze  ans,  semblaient  aussi  éclatants  que  jamais,  Henri  Blaze 
était  demeuré  de  son  temps  :  un  charmant  parfum  de  roman- 
tisme se  dégageait  de  sa  personne. 

Il  habitait  dans  ses  dernières  années,  20,  rue  Oudinot,  un 
rez-de-chaussée,  dont  les  fenêtres  s'ouvraient  sur  le  boulevard 
des  Invalides;  son  appartement  spacieux,  et  un  peu  sombre,  avait 
naguère  abrité  Mme  d'Agoult;  Listz  y  vint,  et  jadis,  Pauline  de 
Beaumont  planta  dans  le  jardinet  un  figuier,  que  les  filles 
d'Henri  Blaze  de  Bury  connurent  (1).  La  façade  de  la  maison, 
supportée  par  d'épaisses  colonnes,  a  aujourd'hui  changé  d'as- 
pect :  hélas!  le  jardinet,  avec  le  figuier  de   Pauline,  a  disparu. 

Blaze,  qui  était  maigre  et  sec  comme  un  sarment,  glissa 
un  jour  sur  son  parquet,  et  se  cassa  la  jambe,  —  il  avait  alors 
soixante-huit  ans  (2);  — lorsque  sasœur,  Christine  Buloz,  le  venait 
voir,  il  arrivait  au  salon,  tapant  le  sol  de  ses  béquilles,  s'instal- 
lait dans  un  fauteuil,  et  se  perdait  dans  ses  souvenirs;  de  temps 
en  temps,  une  indignation  le  soulevait,  il  frappait  de  sa  main 
sèche  aux  ongles  démesurés,  le  bras  de  son  siège,  ou  prenait 
sa  béquille,  pour  en  heurter  le  marbre  du  foyer,  et  appuyer 
son  dire. 

Je  ne  jurerais  pas  que  toutes  les  anecdotes  qu'il  racontait 
fussent  rigoureusement  exactes,  et  que  l'imagination  du  vieil 
homme  n'y  brodât  quelques  fantaisies  brillantes  de  temps  en 
temps  :  c'était  un  poète.  J'ai  cité  d'autre  part  quelques  passages 
de  ses  Souvenirs,  parus  naguère  dans  une  revue  florentine  :  la 
Revue  Internationale  ;  en  marge  de  sa  narration,  sa  sœur,  Chris- 
tine Buloz,  plus  pondérée,  traça  quelques  remarques  que  j'ai 
retrouvées  ;  elle  écrivit  :  «  Exagération  1   »  «  Erreur  !  »  ou  rec- 

(i)  Le  fait  m'a  été  affirmé  par  M""  Fernande  Blaze  de  Bury;  d'ailleurs,  l'hôtel 
de  Montmorin  était  voisin. 

(2)  Henri  Blaze  naquit  en  1813. 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tifîa  encore  quelques  dates;  donc,  Henri  Blaze  se  laissait  em- 
porter par  sa  fantaisie,  qui  était  vive.  11  tint  certainement  de 
son  père  Castil,  son  brio,  sa  conversation  étincelante,  son  abon- 
dance lyrique,  cet  amour  du  paradoxe  et  de  la  controverse  ; 
mais  chez  le  vieux  cigalier,  tout  est  rondeur,  bonhomie, 
bouffonnerie  souvent;  il  y  a,  dans  la  nature  du  musicien,  tel 
<  ôté  «  opéra  buffo  »  qui  est  une  des  originalités  de  cette  figure 
savoureuse.  La  verve  de  son  fils  fut  plus  fine,  teintée  de  parisia- 
nisme, elle  eut  moins  de  laisser-aller.  Castil-Blaze  arriva  jadis  de 
sa  province  armé  «  de  flûtes  et  de  bassons,  »  compositeur,  chro- 
niqueur, adaptateur,  pour  conquérir  Paris.  Henri  Blaze  y  fut 
élevé,  y  vécut  jeune  homme,  eut  le  temps  d'en  prendre  l'air  et 
le  ton,  et  si  son  ambition  égala  celle  du  vieux  maestro,  la  forme 
qu'il  lui  donna  en  fut  plus  nuancée.  Le  père  et  le  fils,  d'ailleurs, 
ne  s'entendaient  pas  :  le  bouillant  Castil  traitait  Henri  de  rai- 
sonneur, il  lui  reprochait  son  caractère  froid,  il  ne  se  recon- 
naissait pas  en  lui.  Marchant  côte  à  côte  sur  les  boulevards,  le 
père  et  le  fils  allaient  le  long  des  trottoirs  encombrés,  à  travers 
la  fouie  parisienne.  Castil-Blaze,  le  feutre  sur  l'oreille,  pardessus 
ouvert,  face  joyeuse,  rire  aux  dents,  chantait  quelque  refrain 
du  pays,  en  faisant  le  moulinet  avec  sa  canne.  Henri  le  faisait 
taire  :  «  Ne  soyons  pas  ridicules,  »  recommandait-il  à  son  père. 

Un  de  mes  amis  très  plein  d'esprit  disait  en  parlant  d'un 
historien,  qui  faisait  à  ses  heures  le  commerce  du  vin  :  «  On 
peut  acheter  le  vin  de  X.  11  est  excellent,  et  il  doit  être  sincère  : 
comme  historien,  X  n'a  aucune  imagination.  »  Quoique  Henri 
Blaze  se  laissât  volontiers  entraîner  par  la  sienne,  ses  études 
historiques  sont  d'une  qualité  excellente.  Le  mystère  de  Kœnigs- 
mark  le  tenta  un  des  premiers,  et  le  livre  qu'il  écrivit  sur 
l'Épisode  de  l'histoire  de  Hanovre,  découragerait,  tant  son 
intérêt  est  vif  et  soutenu,  les  meilleurs  romanciers  d'aventures. 

En  1839  il  fit  le  voyage  de  Weimar,  y  entreprit  une  traduc- 
tion de  Faust,  qui  est,  actuellement  encore,  une  des  meilleures  : 
Gœthe  était  mort  sept  ans  auparavant;  Henri  Blaze  put  explorer, 
aidé  par  le  vieux  chancelier  de  Mùller,  les  papiers  et  les  manus- 
crits du  maître.  La  cour  de  Weimar  l'enchanta;  il  prit  ,goùt, 
après  ce  premier  séjour,  à  l'Allemagne,  y  revint  souvent. 
Gœthe  demeura  l'objet  de  son  admiration  constante,  le  dieu  ;  il 
commença  dès  1839  d'étudier  sa  vie  et  sa  correspondance,  et 
consacra  par  la  suite  des  ouvrages  à  la  jeunesse  du  maître,  à 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS.  103 

Wetzlar  et  à  Francfort;  et  encore  à  la  comtesse  de  Stolberg, 
Fre'dérique  Brion,  Mrae  de  Stein.  Les  poètes  lyriques  de  l'Alle- 
magne n'eurent  point  de  secret  pour  lui  ;  en  France  alors  on 
connaissait  peu  les  Lieds  et  les  Niebelungen;  quant  à  Novalis, 
il  y  était  si  ignoré,  que  Lamartine  demanda  un  jour  a  Blaze  : 
«  Qu'est-ce  donc  que  ce  Novalis  dont  vous  parlez  si  souvent? 
On  dit  qu'il  m'imite?  »  —  Novalis  était  mort  depuis  dix  ans. 

Les  meilleurs  travaux  d'Henri  Blaze  à  cette  époque,  sont 
peut-être  ceux  qu'il  consacra  à  Arnim.  On  y  rencontre  cette 
folle,  Bettina,  l'amoureuse  du  vieux  Gœthe,  et  la  Giinderode, 
autre  démente,  qui  se  jeta  à  l'eau  par  amour  du  très  laid 
Creutzer,  et  Charlotte  Streglitz,  dont  le  suicide  eut  pour  but 
de  procurer  à  son  mari  l'émotion  sacrée  du  génie,  et  Adolphine 
Vôgel...  Enfin,  tout  le  bataillon  romantique  des  Lorelei  éper- 
dues. Notez  qu'aucun  des  sujets  traités  par  Henri  Blaze  n'est 
morose;  leur  prête-t-il  sa  verve?  ou  n'est-il,  d'instinct,  attiré 
que  par  les  plus  attachants?  Sous  sa  plume,  les  personnages 
s'animent  le  plus  bizarrement  du  monde,  et  c'est  à  regret  qu'on 
les  voit  se  marier  comme  Bettina,  ou  se  jeter  dans  le  Rhin 
comme  la  Giinderode. 

Henri  Blaze  de  Bury  écrivit,  vers  I808-I86O,  de  remarquables 
études  sur  la  société  de  Vienne  et  de  Berlin  (1),  à  propos  du 
différents  mémoires  de  l'époque,  ceux  de  Varnhagen,  du  prince 
de  Metternich,  du  comte  Strindberg.  Tout  en  blâmant  les  indis- 
crétions inutiles,  il  se  moque  de  certains  prophètes  pusillanimes, 
qui  annoncent  qu'ils  ne  parleront  dans  leurs  souvenirs,  ni  des 
hommes,  ni  des  événements  :  «  On  se  retire  de  cette  lecture, 
dit-il,  aussi  penaud  et  déçu  que  si  l'on  venait  de  faire  sa  révé- 
rence contre  un  mur.  »  — ■  Les  ouvrages  dont  il  parle  ici,  le 
satisfont  davantage.  Il  faudrait  relire  tout  le  livre  de  Blaze  de 
Bury,  on  ne  le  regretterait  pas  ;  c'est  là  que  l'on  rencontre  la 
fameuse  Rahel  qui  «  avait  apporté  dans  le  monde  tout  ce  qu'il 
faut  pour  y  souffrir  plus  que  son  dû,  »  et  Varnhagen  d'Ense  lui- 
même.  Henri  Blaze,  qui  le  connut  à  Berlin  jadis,  le  juge  avec 
autorité.  Le  personnage  de  ce  Prussien  lettré,  qui  combattit 
aux  côtés  de  l'archiduc  Charles  à  Wagram,  est  fort  curieux. 
Notre  auteur  cite  la  tirade  haineuse  de  Varnhagen  sur  l'Empe- 
reur; elle  se  termine  ainsi  :  «  Sur  le  terrain  de  la  conversation 

(i)  Les  Salons  de  Vienne  et  de  Berlin.  Michel  Lévy,  1861. 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

où  il  (Napoléon)  avait  la  faiblesse  de  vouloir  qu'on  l'admirât, 
rien  ne  lui  réussissait.  »' —  Il  est  vrai,  ajoute  Blaze,  qu'eu 
revanche  sur  d'autres  terrains,  les  choses  allaient  mieux;  sans 
quoi  nous  ne  verrions  pas  l'auteur  de  ce  portrait  mettre  tant 
d'animosité  dans  son  langage  (1). 

Rappelant  Metternich,  Henri  Blaze  est  amené  à  mentionner 
la  princesse  Mélanie  Zichy,  «  esprit  très  insoumis  et  mobile, 
aimant  surtout  à  dominer...  »  femme  indomptable;  il  rappelle 
la  réponse  de  Metternich  au  maréchal  Maison,  après  que  l'am- 
bassadeur de  Louis-Philippe  vint  se  plaindre  des  impertinences 
de  la  dame  :  «  Que  voulez-vous,  monsieur  le  Maréchal,  ce  n'est 
pas  moi  qui  l'ai  élevée  I  » 

C'est  ici  encore  que  l'on  voit  le  charmant  prince  de  Puckler 
Muskau,  «  dandy  »  Berlinois  qui  parcourait  alors  le  monde  en 
«  touriste  »  enragé,  sceptique,  moqueur,  insouciant  du  but,  et 
voyageant  pour  voyager...  «  épicurien  rusé,  rasé,  blasé,  coquetant 
parfois  avec  les  idées  libérales,  parfois  affirmant  qu'un  despo- 
tisme bien  entendu,  et  même  l'esclavage,  sont  les  seuls  moyens 
qu'il  y  ait  de  gouverner  une  nation.  »  Blaze  de  Bury  esquisse 
le  personnage,  mais  son  modèle,  visiblement,  l'inquiète  :  cette 
fantaisie-là  dépasse  celle  du  critique,  et  il  ne  goûte  pas  la  façon 
dont  «  le  prince  se  moque  de  tout.   » 

Puckler  Muskau  s'occupa  à  ses  heures  de  l'art  des  jardins  ;  il 
sut  créer  et  dessiner  les  plus  beaux;  il  possédait  ce  don.  Il  est 
vrai  qu'il  y  mettait  une  énergie  rare  :  pour  une  idée,  pour  un 
caprice,  «  il  changeait  le  lit  des  rivières,  creusait  des  vallons... 
et  remuait  le  sol  de  fond  en  comble.  »Le  vieux  roi  de  Hanovre, 
Ernest-Auguste,  ne  pouvait  surtout  le  voir  arriver  sans  trembler 
à  l'instant  pour  l'économie  de  ses  résidences,  car  cette  manie 
que  possédait  le  prince  de  «  modifier  les  perspectives,  de  voiler 
ou  d'éclairer  les  horizons,  de  faire  voyager  du  Nord  au  Sud  les 
kiosques  et  les  stations,  était  connue  du  monde  entier.  »  Blaze 
de  Bury  juge  Puckler  Muskau,  un  homme  bizarre  et  redoutable. 
Ce  prince  est  cependant  bien  divertissant,  et  ses  boutades,  très 
inattendues.  C'est  lui  qui  déclarait  (chez  Varnhagen,  je  crois)  : 
«  Je  ne  discute  jamais  qu'avec  des  gens  qui  sont  de  mon  avis  !  » 

Chemin  faisant,  dans  la  même  étude,  on  rencontre  l'étonnant 
vieux  M.  de  Gentz,  fastueux  publiciste,  épris  de  Fanny  Elssler, 

(1)  Lu  Salon»  de  Vienne  et  de  Berlin. 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS.  105 

que  le  favori  de  Metternich  rencontra  toute  jeune  aux  Funam- 
bules «  où  la  gracieuse  enfant  montrait  ingénument  ses  jolies 
jambes,  et,  vêtue  en  génie  des  Mille  et  une  Nuits,  la  torche 
d'Éros  à  la  main,  venait  chaque  soir  devant  un  soleil  tournant, 
et  le  jet  d'eau  classique,  présider  aux  noces  d'Arlequin  et  de 
Colombine.  »  Plus  loin,  c'est  un  autre  original,  le  «  prince  Witt- 
genstein,  courtisan  de  l'ancienne  école,  dernier  exemplaire 
d'une  espèce  heureusement  disparue.  Froid,  imperturbable  au 
dehors,  plein  de  fiel  et  de  haine  au  dedans,  il  savait,  le  sourire 
aux  lèvres,  lancer  au  nez  des  gens  de  ces  impertinences  qui 
font,  au  dire  de  Shakspeare,  que  l'honneur  leur  tombe  de  la 
bouche  comme  une  dent  gâtée.  Le  feu  Roi,  lorsqu'il  voulait  se 
débarrasser  d'un  importun,  le  livrait  d'ordinaire  au  prince,  qui 
vous  l'exécutait  de  main  de  maître.  Ce  qu'il  possédait  de 
secrets  et  d'anecdotes  scandaleuses  ne  se  pouvait  calculer,  et 
faire  sa  partie  était  un  honneur  qu'on  se  disputait  entre  diplo- 
mates,, quitte  à  se  laisser  toujours  gagner.  De  là  des  scènes  d'un 
comique  étourdissant,  d'impayables  tableaux  de  genre,  dignes 
d'avoir  leur  place  dans  le  cabinet  d'un  amateur  de  curiosités 
historiques  (1).  » 

Henri  Blaze  signa,  je  l'ai  dit,  à  la  Revue  sa  première  œuvre, 
un  acte  en  vers,  d'un  pseudonyme  :  Bans  Werner ;  il  était  trop 
jeune  pour  se  faire  connaître  ;  qu'auraient  pensé  les  abonnés  de 
de  la  Revue,  en  apprenant  que  ce  poète  avait  vingt  et  un  ans?  Les 
pseudonymes  servent  à  cacher  un  trop  grand  nom,  ou  une  per- 
sonnalité si  mince,  qu'elle  n'apporte  aucune  gloire  à  un  recueil. 
Qui  donc  connaissait  ce  petit  poète-là?  Assez  rapidement  il 
leva  le  masque,  en  s'essayant  à  la  critique  musicale.  Il  com- 
mença par  Beethoven,  avec  une  audace  toute  juvénile.  Fils  de 
musicien,  très  sensible  à  l'art  musical,  il  ne  fut  jamais  lui- 
même  un  exécutant  comme  son  père.  De  1833  à  1873,  il  rédigea 
la  chronique  musicale  à  la  Revue  (un  des  premiers  il  y  signala 
Berlioz)  et  quoiqu'il  se  destinât  à  la  diplomatie. 

Il  y  débuta  fort  jeune,  avec  Alexis  de  Saint-Priest,  comme 
attaché  d'ambassade  à  Copenhague,  et  c'est  de  là  que  M.  de  la 
Rochefoucauld  l'emmena  à  Weimar.  En  1848,  Lamartine  nomma 
Henri  Blaze  de  Bury  «  ministre  de  Hesse-Darmstadt,  »  mais  je 
n'ai  jamais  vu  qu'il  ait  rempli  effectivement  ces  fonctions.  Sous 

(i)  Les  Salons  de  Vienne  et  de  Berlin. 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  présidence  de  Napoléon  Bonaparte,  M.  de  Tocqueville  pria 
notre  jeune  diplomate  de  revenir  à  la  carrière.  Blaze  haïssait 
le  bonapartisme,  il  refusa  avec  indignation  :  «  Vous  pouvez 
bien  être  là  où  je  suis?  »  dit  Tocqueville,  conciliant.  Ce  ne  fut 
pas  l'avis  de  Blaze,  qui  entra  immédiatement  après  le  coup 
d'Etat  dans  l'opposition.  Bientôt  sa  maison  en  devint  un  des 
centres  actifs,  et  sur  la  liste  trouvée  par  M.  de  Kératry  à  la 
préfecture  de  police,  en  1870,  «  les  deux  noms  de  M.  et 
M'ne  Henri  Blaze  de  Bury  étaient  inscrits  pour  la  déportation 
d'urgence  (1).  »  Ce  qui  m'étonne,  connaissant  actuellement  le 
foyer  d'intrigue  qu'était  devenue  la  maison  de  la  rue  de  la 
Chaise  (2),  c'est  que  le  gouvernement  de  Napoléon  III  ait  tant 
attendu,  pour  coffrer  M.  et  Mrae  Blaze  de  Bury. 

SES   CONTEMPORAINS 

Henri  Blaze,  contemporain  de  Musset  et  de  Vigny,  vécut 
assez  tard  pour  connaître  certains  hommes  de  ce  temps  : 
Alexandre  Dumas  fils,  Labiche,  Brunetière  même.  Sa  corres- 
pondance s'étend  sur  une  durée  d'un  demi-siècle.  Elle  nous 
initie  à  ses  antipathies,  à  ses  admirations,  à  l'ingéniosité  de 
son  esprit,  à  son  activité.  Malheureusement,  la  nervosité 
d'Henri  Blaze  fut  extrême,  et  entravait  des  projets  magnifiques; 
prendre  un  parti  l'accablait  d'ennui,  et  lorsqu'il  s'agissait  de  se 
décider  à  voyager,  par  exemple,  il  lui  arriva  souvent  de  se 
décourager  avant  d'avoir  pris  son  billet,  et  de  ne  se  déplacer 
qu'en  imagination.  Sous  ses  dehors  brillants  se  cachait  souvent 
une  grande  mélancolie,  surtout  à  la  fin  de  sa  vie.  Il  sentit,  sans 
doute,  qu'il  n'occupait  pas  la  place  qu'il  aurait  pu  occuper  ;  et 
comment  ne  fut-il  pas  de  l'Académie  française?  Il  s'y  présenta 
en  1810,  mais  se  retira  devant  la  candidature  d'Emile  Ollivier; 
puis  la  guerre  vint,  on  oublia  cet  excellent  homme  de  lettres. 

Pour  en  revenir  à  la  jeunesse  d'Henri  Blaze,  il  faut  consta- 
ter qu'Alfred  de  Musset,  alors,  n'éprouva  pour  lui  que  de  l'anti- 
pathie. A  son  tour,  Blaze  ne  manifesta  au  poète  des  Nuits 
qu'aigreur  et  malice.  Pourquoi?  Jalousie  de  poète  sans  doute, 
Blaze  lui  opposa  parfois  même  Arvers  (on  l'apprend  avec  éton- 

(1)  F.  Sarcey,  La  République  frunçaise,  11  avril  1888. 

(2j  Blaze  de  Bury  habita  quelques  années,  9,  rue  de  la  Chaise,  de  1860  à  67  envi- 
ron. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  101 

nement).  Il  prétend  que  Musset  n'eut  pour  Arvers  que  méfiance, 
et  qu'il  composa,  en  raillant  son  rival,  ce  petit  quatrain  : 

C'est  moi  l'étoffe, 
0  philosophe  ! 
Et  ton  Arvers 
N'est  que  l'envers. 

Suivant  Blaze  de  Bury,  l'auteur  des  Heures  perdues  fut  le 
sosie  de  Musset,  le  talent  des  deux  poètes  se  ressemblait;  c'est 
pourquoi  Musset  ombrageux,  sentant  peut-être  qu'on  les  rappro- 
chait l'un  de  l'autre,  repoussa  les  avances  d' Arvers. 

François  Ier,  comme  Charles  IX  et  la  Saint-Barthélémy  fort 
à  la  mode  au  temps  du  romantisme,  tenta  les  deux  «  rivaux,  » 
qui  écrivirent  chacun  un  drame  dont  la  belle  Ferrounière  fut 
l'héroïne.  Blaze  préféra  le  drame  d' Arvers  à  celui  de  Musset, 
et  cite  même  dans  ses  Souvenirs  quelques  passages  inédits  des 
deux  œuvres  (1).  Pour  sa  part,  Musset  ne  voulut  jamais  tirer  la 
sienne  de  l'ombre.  Celle  d'Arvers  parut,  en  partie,  trop  osée  au 
directeur  de  l'Odéon,  qui  craignit  de  la  monter.  Oui,  il  y  eut 

(1)  Voici  le  passage  que  Blaze  qualifie  de  «  rapsodie  enfantine  de  Musset  « 
dans  son  article  sur  le  Poète  Arvers  {Revue  des  Deux  Mondes,  i"  février  1883). 

Lb  Fol. 

•    ■    I 

La  première  heure  est  triste,  égayons  la  dernière. 

Le  Roi. 
Bien  dit  !  mon  page,  amène  ici  la  belle  Ferronnière. 


Et  du  page  qui  court,  une  torche  à  la  main, 

Le  mantel  d'or  pourtant  flotte  sur  le  chemin, 

Car  il  sait  avertir  la  belle  Ferronnière, 

Mais  dans  sa  chambre  où  dort  la  lampe  funéraire 

L'avocat  à  l'œil  dur  est  en  habits  de  deuil; 

Il  se  penche  pour  voir  sa  femme  en  son  cercueil 

Et  dit  :  Le  duc  d'Etampes  eut  pour  lui  la  Bretagne. 

Bien!  Au  lieu  du  remords,  le  mépris  l'accompagne; 

Châteaubriant  eut  peur  et  n'ouvrit  qu'un  tombeau, 

Sa  vengeance  boiteuse  oublia  le  plus  beau. 

Mais  certes,  qui  verrait  cette  femme  en  sa  courbe 

Avec  ce  maigre  corps,  ces  longs  bras,  cette  bouche 

Qui  n'a  plus  rien  d  humain,  pas  même  la  pâleur, 

Qui  verrait  ce  cadavre  et  se  souvient  de  l'ange, 

Celui-là  frémirait  sachant  comme  on  se  venge. 
La  facture  de  ces  vers,  Derniers  instants  de  François  I",  rappelle  celle  du  Roi 
s'amuse,  mais  la  pièce  de  Musset  est  de  1331.  «  Tout  le  monde  se  disputait  alors 
François  I",  dit  Blaze,  autant  que  Charles  IX,  la  Saint-Barthélémy,  les  lévriers 
et  les  fols  :  ces  sujets  appartiennent  au  romantisme.  » 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

certainement  un  peu  de  jalousie  dans  l'antipathie  de  Blaze  de 
Bu ry  pour  Musset;  les  deux  hommes  ne  se  rapprochaient  que 
pour  parler  musique  :  ils  l'aimaient  passionnément  tous  deux. 
Le  poète  des  Nuits  vantait  Schubert  :  «  Quels  secrets  a  ce  diable 
d'homme!  Citez-moi  un  bruit  de  la  nature  qu'il  n'ait  pas  inven- 
torié. Personne  comme  lui  ne  s'entend  à  peindre  l'eau,  et 
quelle  variété  de  touche  !  L'eau  qui  fait  aller  le  moulin  de  la 
<(  belle  meunière,  »  n'est  point  la  même  que  celle  du  ruisseau 
clair  où  danse  «  la  truite.  »  II  a,  comme  nous  disions  en  rhéto- 
rique, des  onomatopées  dont  aucun  musicien  ne  s'est  douté,  des 
roulis,  des  rythmes,  des  tic-tac,  qui  réveillent  en  vous  le  senti- 
ment de  toute  une  série  de  bruits  réellement  perçus...  tenez, 
c'est  un  paysagiste  incomparable...  et  Mendelssohn  donc!  » 
Musset  confiait  à  Henri  Blaze  qu'il  proposa  jadis  à  Véron, 
alors  directeur  de  l'Opéra,  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  «  opéra 
en  deux  actes,  paroles  de  Shakspeare,  musique  de  Mendels- 
sohn :  »  Véron  n'en  voulut  point. 

En  1846,  Musset,  pour  se  divertir,  je  pense,  écrivit  à  propos 
d'un  poème  de  Blaze,  Franz  Coppola,  des  vers  sur  leur  auteur. 
François  Buloz  en  avertit  son  beau-frère  :  «  J'ai  là  des  vers 
d'Alfred  sur  vous,  voulez-vous  les  lire?  Il  m'a  autorisé  à  vous 
les  montrer.  »  Mais  Blaze  :  —  «  Je  les  lirai  quand  ils  paraîtront 
dans  la  Revue.  —  Autant  dire  jamais.  »  Non,  F.  Buloz  ne 
voulut  pas  publier  ces  vers  de  Musset  :  «  Tous  ceux  qui  ont 
connu  Buloz  savent  jusqu'où  cet  homme,  difficile  et  dur,  poussait 
la  délicatesse  professionnelle.  Une  fois  sur  le  terrain  de  la 
Revue,  il  ne  tolérait  ni  attaques,  ni  représailles  entre  ses  rédac- 
teurs. Somme  toute,  ces  vers  manquaient  de  bienveillance,  non 
de  courtoisie...  Mais  Buloz  avait  sa  règle  de  conduite,  et  son 
inflexible  défiance  surveillait  les  coups  de  filet,  à  l'égal  des 
coups  d'encensoir  (1).  » 

Notre  critique,  qui  fut  l'élève  de  Michelet,  lorsque  celui-ci 
enseignait  l'histoire  au  collège  Rollin,  eût  voulu  l'attacher  à  la 
Revue.  Michelet  y  écrivit  peu  ;  il  eût  fallu  «  l'attirer,  »  affirmait 
Henri  Blaze,  qui  se  vit  refuser  un  article  sur  Y  Histoire  romaine; 
«  car,  lui  dit  François  Buloz,  pour  avoir  le  droit  d'exprimer 
son  opinion  sur  un  homme  de  talent  ou  de  génie,  il  faut  ne  le 
connaître,   ni  l'aimer.  »  Scrupules  exagérés,  pensait  Blaze,  que 

(1)  Henri   Blaze   de  Bury,   Mes   Souvenirs  (Revue    Internationale,  1888,  t.    17, 
page  335.) 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  109 

d'autres  ont  pu  lui  pardonner,  mais  dont  se  froissait  la  suscep- 
tibilité nerveuse  de  Michelet.  De  là  son  peu  d'empressement 
à  donner  des  travaux,  qu'il  n'offrait  qu'au  dernier  moment  au 
directeur  de  la  Revue.  «  Je  vous  dis,  moi,  que  Buloz  ne  m'aime 
pas,  »  répétait  Michelet  à  son  ancien  élève  d'histoire... 

Henri  Blaze  connut  Stendhal,  que  l'amour  de  ce  dernier 
pour  la  musique  attirait  chez  Gastil-Blaze.  Il  assure  d'ailleurs, 
que  l'auteur  de  la  Chartreuse,  à  cette  époque,  n'était  guère 
écouté,  et  que,  dans  les  conversations,  «  Bequet  ou  Janin  le  fai- 
sait volontiers  taire.  »  Il  connut  encore  Louis  Bertrand,  l'au- 
teur de  Gaspard  de  la  Nuit,  et  affirma  que  lorsque  ce  manuscrit 
fut  publié,  on  n'en  «  plaça  »  que  vingt  exemplaires,  ce  qui  fit 
dire  à  Victor  Pavie  que  ce  poème  de  Bertrand  n'était  «  pas  né 
pour  la  lumière.  » 

LA    BELLE   ROSE 

Henri  Blaze  de  Bury  rencontra  en  Allemagne,  au  cours  d'une 
de  ses  visites  à  Weimar  peut-être,  une  jeune  Ecossaise, 
Miss  Rose  Stuart,  amie  et  parente  des  Lords  Brougham  et  Dunbar. 
Il  s'en  éprit,  et  l'épousa  en  1844. 

Cette  figure  de  Mme  Blaze  de  Bury,  comment  en  donner  une 
idée?  Décrire  sa  beauté,  son  esprit  mordant,  passe  encore;  mais 
sa  personnalité,  ses  goûts,  ses  tendances,  son  activité,  son  ambi- 
tion prodigieuse  ?  Avec  ses  traits  purs,  ses  beaux  cheveux  noirs, 
son  corps  charmant,  elle  aurait  pu  n'être  qu'une  jolie  femme, 
fêtée  du  monde  agréable  où  elle  vivait;  mais  c'est  bien  autre 
chose  que  Mme  Blaze  de  Bury  I  C'est  un  esprit  débordant  d'acti- 
vité, d'ambition,  élaborant  les  pians  les  plus  vastes,  et  passion- 
nément orientée  vers  la  politique.  C'est  là  que  cette  femme  sur- 
prenante trouvera  un  champ  digne  de  son  activité,  assez  fertile 
pour  satisfaire  son  goût  d'entreprise. *Au  demeurant,  elle  possède 
une  volonté  et  une  santé  de  fer,  une  grande  intelligence,  une 
indépendance  toute  britannique,  de  l'esprit  de  suite,  peu  de  sensi- 
blerie lorsque  son  ambition  est  en  jeu.  Toutes  ces  qualités 
excellentes  se  rencontrent  rarement  réunies  chez  une  femme.  Il 
semble  bien  que  dans  le  couple  Blaze  de  Bury,  la  belle  Rose 
fut  le  «  dirigeant.  »  C'est  elle  qui  insuffle  à  son  époux  l'ambi- 
tion, et  lui  impose,  pour  ses  propres  entreprises, une  admiration 
si  fervente,  qu'il    lui    écrit  en   Autriche,   lorsque   parfois  elle 


HO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'impatiente  des  exigences  d  i  François  Buloz  à  la  Revue:  «  Ne 
doute  pas  de  ton  génie  !  »  Energique  et  aventureuse,  Mme  Blaze 
de  Bury  devait  avoir,  sur  le  caractère  plus  rêveur  de  son  époux, 
cet  ascendant;  il  ne  fut  d'ailleurs  pas  seul  ii  le  subir,  et  beau- 
coup, autour  de  lui,  l'éprouvèrent  de  même.  La  nature  confie  à 
certains  êtres,  comme  celui-ci,  un  rôle;  leur  force  les  destine  à 
le  jouer:  ils  mènent,  ils  imposent  leur  pensée,  entraînent  à 
l'action,  il  semble  qu'à  côté  d'eux,  rien  ne  peut  échouer,  enfin 
ils  sont  dirigeants,  et  non  dirigés. 

Maintes  fois  j'ai  éprouvé  le  pouvoir  de  chef  que  possé- 
dait cette  femme,  en  lisant  sa  correspondance.  Ajoutez  que  la 
baronne  Rose  est  une  amie  excellente  ;  quelles  que  soient  ses 
occupations,  ses  inquiétudes,  ou  son  éloignement,  elle  n'a  garde 
de  négliger  ses  amis,  s'occupe  constamment  de  leurs  affaires, 
les  guide,  les  encourage,  intrigue  pour  eux  ;  elle  connaît  tant 
de  monde,  et  aux  quatre  coins  de  l'Europe,  elle  exige  d'être 
tenue  au  courant  de  leurs  démarches,  s'offre  à  en  faire  de  nou- 
velles. En  quoi  peut-elle  les  servir  ?  Le  père  Gratry  lance-t-il 
un  livre  ?  Voici  3Vlme  Blaze  de  Bury  sur  l'heure  en  campagne, 
parlant  à  Cousin  et  à  Villemain,  obtenant  un  article  de  Lermi- 
nier  sur  l'ouvrage  du  Père,  qui  écrit  enchanté  :  «  Combien  je 
vous  remercie,  chère  dame,  car  c'est  votre  œuvre  (1)  1  »  Il  ter- 
mine :  «  Soyez  bénie.  »  M.  de  Montalembert  lui  rend  grâces  aussi 
pour  le  même  service,  en  1860  :  «  Vous  me  gâtez,  madame, 
comme  toujours,  mais  aussi  il  n'y  a  que  vous  qui  me  veuillez  du 
bien,  en  France  comme  en  Angleterre.  Avez-vous  lu  ce  qu'a  dit 
de  moi  le  Times,  et  surtout  le  Morning  Post,  qui  me  compare  à 
Thersite  et  à  la  courtisane  Phryné?  etc.  (2)  » 

La  sentant  si  entièrement  dévouée,  ses  amis,  souvent,  s'en 
remettaient  à  elle  et  disaient  :  «  Dirigez-nous.  »  D'autres,  mal- 
heureux ou  découragés,  venaient  puiser  auprès  d'elle  l'énergie 
dont  elle  débordait  :  elle   en  avait  assez   pour  tout  le  monde. 

A  dix-huit  ans,  miss  Stuart  écrivait,  à  la  demande  de 
lord  Brougham,  des  articles  sur  les  lois  dans  The  Law  Review  ; 
en  1843,  avant  son  mariage,  elle  collaborait  à  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  à  la  Revue  de  Paris  (3)  ;  elle  donna  aussi  des 
articles  au  Correspondant,  et  aux  revues  étrangères  (elle  écrivait 

(1)  1847. 

(2)  Inédite. 

(3)  Elle  signait  Arthur  Dudley  dans  les  deux  revues. 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS.  111 

couramment  en  quatre  langues"),  notamment  au  Daily  News  oh. 
elle  ^publia  régulièrement  des  chroniques  sur  la  politique 
et  le  mouvement  des  idées  en  France.  En  1850,  elle  signait  deux 
volumes:  Germania,  ouvrage  qui  «  contenait  le  tableau  fidèle 
de  l'Autriche  et  des  cours  allemandes  à  cette  époque.  »  Elle 
écrivit  aussi  en  anglais  différents  romans;  l'un  d'eux,  Love  the 
avenger,  obtint  un  gros  succès;  pour  la  première  fois  on  y  vit 
en  Angleterre  figurer  une  courtisane:  lord  Lytton,  ami  de  l'au- 
teur, en  fut  choqué,  et  le  lui  reprocha. 

Sous  l'Empire,  la  maison  de  Mme  Blaze  de  Bury  fut  un  centre 
d'opposition  et  de  complots.  Lord  Brougham,  de  passage  à 
Paris,  y  rencontrait  Berryer  et  tous  les  adversaires  du  régime. 
La  maîtresse  du  lieu  recevait,  aussi  Ed.  Blanc,  le  père  Gratry, 
Montalembert,  Cousin,  Villemain  (ce  dernier  en  fut  éperdu- 
ment  amoureux),  Delacroix,  Halévy,  et  la  plupart  des  collabo- 
rateurs de  la  Revue,  Lerminier,  Alexis  de  Saint-Priest,  d'Orti- 
gues.  de  Belmont,  Meyerbeer,  Mignet,  etc.. 

Plus  tard,  Mme  Blaze  de  Bury,  évoquant  ses  jeunes  années, 
avouait  à  son  ami  le  musicien  Boïto,  que  Gœthe,  leur  dieu, 
l'avait  jadis  rapprochée  de  son  mari  :  n'appartenaient-ils  pas 
tous  deux  à  une  même  religion,  celle  du  grand  poète?  Et 
Boïto  :  «  Votre  passé,  chère  baronne,  je  l'avais  deviné.  J'avais 
tout  pressenti;  votre  existence,  je  la  savais  par  cœur.  On  peut 
donc  vivre  dans  un  poème  comme  dans  une  patrie,  puisque 
toute  votre  vie  est  dans  Faust,  et  votre  destinée  aussi,  et  celle 
de  Blaze  de  Bury.  Très  jeune  (il)  est  rivé  à  sa  merveilleuse  tra- 
duction des  deux  Faust,  vous  vous  rencontrez  chez  l'Olympien, 
vous  vous  épousez,  c'est  naturel...  » 

Ah  !  cette  Mme  Blaze  de  Bury,  je  la  vois  :  belle,  frémissante, 
sans  cesse  agitée,  comme  le  peuplier  sous  l'orage,  l'esprit  occupé 
de  mille  projets,  entreprises  de  toute  sorte  ;  courtisée  et  adu- 
lée, elle  n'a  rien  de  l'héroïne  romantique,  elle  est  bien  por- 
tante, fraîche  et  rose  comme  son  nom;  elle  n'a  ni  vapeurs,  ni 
crises  de  nerfs;  elle  ignore  la  chaise-longue  :  en  revanche,  elle 
voyage  volontiers,  et  monte  à  cheval  avec  passion.  Cette  jolie 
dame  a  des  vertus  si  viriles,  qu'elle  écrit  à  l'un  de  ses  corres- 
pondants :  <(  Je  veux  capitonner  la  vie  des  miens,  et  je  désirerais 
que  cette  tâche  m'incombât  seule.  »  Langage  et  aspirations  peu 
féminins,  on  en  conviendra.  Oui,  il  est  rare  de  rencontrer  une 
femme  à  la  fois  si  belle  et  si  fêtée,  attirée  par  des  ambitions  de 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  genre.  Celle-ci  écrira  des  articles  si  graves,  que  François 
Buloz  refusera  de  les  faire  paraître  dans  la  Revue,  sous  une 
signature  féminine  :  «  Personne  ne  croirait  que  l'auteur  est 
une  femme.  »  Et  puis,  tout  à  coup,  voici  ce  grave  historien 
occupé,  dans  le  Maine-et-Loire,  à  courir  les  bois  et  les  vallées, 
à  cheval  tout  le  jour,  le  soir  soupant  et  dansant.  Les  contem- 
porains s'écrient  :  «  Où  trouve-t-elle  le  temps  de  faire  tout 
ce  qu'elle  fait?  »  On  dit  d'elle  :  «  Elle  est  entraînante,  et  elle 
a  de  l'esprit  comme  un  démon  !  » 

Singulière  femme!  Lisez  :  Deux  visites  royales  en  Hongrie, 
que  son  mari  signa  par  force,  et  qu'elle  écrivit  en  1865.  Vous 
penserez  :  «  Quel  excellent  travail!  et  l'auteur,  quel  bon  his- 
torien dans  la  première  partie,  quel  politique  clairvoyant  dans 
la  seconde,  quelle  vue  nette  de  la  situation  en  Hongrie  depuis 
Y  October-diplom  de  1861  I  Qui  donc  a  écrit  ces  pages,  peut-être 
ce  George  Maïlath,  alors  tavernicus  (1),  ou  encore  le  comte 
Esterhazy  ?»  —  Vous  n'y  êtes  pas  :  l'auteur  est  cette  femme  qui 
passe  là-bas,  en  robe  à  volants:  son  corps  vif  semble  toujours 
prêt  à  bondir  et  à  franchir  quelque  obstacle;  elle  sourit;  sa 
lèvre  supérieure,  un  peu  courte,  découvre  ses  dents;  dans  ses 
beaux  yeux  gris  la  pensée  traverse  rapide,  éclatante,  comme 
un  rayon  sur  l'eau.  — Le  comte  Hermann  Zichy  l'accompagne, 
quelque  marivaudage  les  occupe-t-il  ?  Non.  En  passant  près 
de  la  belle  Rose,  vous  entendez  tomber  de  ses  lèvres  ces  mots  : 
«  Vous  savez,  comte,  que  la  Banque  Viennoise  a  vu  passer  chez 
elle  400  millions  de  florins  la  première  année  ;  avais-je  raison 
de  prédire  le  succès?  »  Je  ne  dis  pas  que  le  comte  Zichy  n'eût 
préféré  d'autres  jeux,  mais  quoi?  Mme  Blaze  de  Bury  ne  songe 
qu'à  ses  vastes  projets,  et  le  moyen  de  marivauder  avec  une 
femme  qui  vous  parle  emprunts  nationaux,  et  émissions  ! 

Ce  qui  manque  à  Mme  Blaze  de  Bury  pour  être  un  excel- 
lent diplomate,  c'est  l'empire  sur  elle-même.  Aucune  dissimu- 
lation dans  ces  beaux  yeux-là.  Ils  reflètent  le  triomphe,  la 
colère,  l'inquiétude  qui  agitent  tout  à  tour  cette  «  belle  guer- 
rière, »  comme  l'appelle  son  mari.  Le  regard  de  la  vraie 
conspiratrice,  ou  de  la  parfaite  intrigante,  si  l'on  veut,  ne  doit 
rien  refléter  du  tout.  Cependant  il  est  permis  aux  femmes  les 
plus    franches    d'être    adroites,    et    lorsque    le    gouvernement 

(1)  Ministre  de  l'Intérieur  du  royaume. 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS.  113 

impérial,  qui  surveillait  la  maison  des  Blaze  de  Bury.  v 
envoyait  ses  policiers  pour  saisir  les  correspondances  compromet- 
tantes, la  maîtresse  de  maison,  avise'e,  laissait  ouvrir  les 
armoires  avec  sérénité.  N'avait-elle  pas  mis  à  l'abri  ses  papiers, 
soit  à  l'ambassade  d'Angleterre,  soit  a  l'étranger?  Les  policiers 
revenaient  bredouilles. 

Comment  s'accorda  cette  ambitieuse  avec  sa  belle-sœur 
Christine  Blaze?  Mal.  Mra8  François  Buloz  vit  le  mariage  d'un 
mauvais  œil;  elle  fut  quelque  peu  jalouse  aussi  de  l'influence 
que  Rose  Stuart  prit  sur  son  frère  Henri  ;  et  puis,  les  allures 
indépendantes  de  sa  femme,  son  orgueil,  son  audace,  déplurent 
à  la  douce  Mme  F.  Buloz.  «  Elle  ne  vient  jamais  ici,  écrit-elle 
à  Mme  Combe  sa  sœur  ;  les  gens  qu'elle  y  rencontre  ne  sont  pas 
assez  high  life  pour  elle;  les  bonnes  femmes  qui  viennent  ici  le 
samedi  soir,  ne  satisfont  pas  ses  appétits  de  grandeur.  Nous  tri- 
cotons au  coin  du  feu,  pendant  que  Buloz  fait  le  whist  avec  le 
père  Babinet,  et  deux  ou  trois  habitués.  »  Il  faut  ajouter  que 
Ajme  François  Buloz  fut  certainement  suffoquée  par  l'impétuosité 
de  sa  belle-sœur.  Quitter  ses  enfants!  voyager,  laisser  là  son 
mari,  «  son  foyer,  »  pour  raisons  politiques  ou  autres,  une 
femme  !  elle  ne  peut  l'admettre.  Elle  parlait  de  tout  ceci  à 
cœur  ouvert  avec  sa  sœur  Rosalie,  aussi  traditionaliste  qu'elle- 
même,  et  en  outre,  provinciale.  Cette  dernière,  pour  le  coup, 
n'en  revenait  pas.  «  Cette  femme  est  sans  mesure,  lui  écrivait 
Mme  François  Buloz,  quoique  douée  d'un  esprit  vaste.  » 

En  18o5,  F.  Buloz  refusa  un  article  de  sa  belle-sœur  sur 
lord  Palmerston,  «  qu'elle  exécutait,  et  en  quels  termes!  sur 
l'autel  de  lord  Elgin,  le  plus  grand  diplomate  des  temps  passés 
et  à  venir.  »  L'autorité  était  déjà  en  humeur  contre  la  Revue  ; 
on  eût  craint,  en  faisant  passer  cet  article  audacieux,  d'être 
«  averti.  »  —  «  Lorsque  cette  princesse  vint  pour  corriger  son 
œuvre,  on  lui  dit  qu'elle  ne  pouvait  pas  paraître...  »  Philoso- 
phiquement, Mme  François  Buloz  prend  son  parti  de  l'aventure. 
«  Quand  on  fait  des  lettres,  il  faut  s'attendre  aux  déboires,  insé- 
parables de  ce  genre  de  commerce  (1).  » 


(1)  24  avril  1855,  inédite,  Mme  F.  Buloz  à  M—  Rosalie  Combe.  Cette  lettre  de 
Mm*  F.  Buloz,  écrite  au  moment  des  préparatifs  de  l'Exposition,  est  assez  curieuse. 
*  On  inaugurera  le  1",  et  le  lendemain  on  fermera  les  portes  jusqu'au  1"  juin. 
11  y  a  déjà  beaucoup  d'étrangers  ici,  qui  auront  un  cruel  pied  de  nez.  Je  voudrais, 
au  reste,  que  cette  exposition  fût   loin.  Nous  ne  pourrons  bientôt  plus  vivre  ici, 

tome  lxv.  —  1921.  8 


114 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Mmc  Blaze  de  Bury  ne  s'entendait  pas  toujours  non  plus  au 
début  avec  François  Buloz,  que  ses  allures  inquiétaient;  il 
n'était  pas  facile  d'éblouir  le  directeur  de  la  Revue,  mais  il  sut 
apprécier  en  son  temps  la  belle  Rose,  qui  lui  rendit  certainement 
des  services.  «  L'autre  jour,  écrivait-elle  de  Vienne  à  son  mari 
dans  un  court  billet  griffonné  à  la  hâte,  j'avais  un  diner  de 
seize  personnes,  ministres,  Hongrois,  Polonais,  etc.  ;  Schemer- 
ling  (1)  prend  la  Revue  sur  une  table  et  me  demande  :  Quel 
homme  est  vraime?it  Buloz?  —  Oh  I  dit  un  «  Polonais  »  que  je 
ne  nomme  point,  très  fort,  mais  par  trop  désagréable.  —  Je 
prends  alors  la  parole,  et  dis  mon  avis  que  tous  écoutent,  et  je 
crois  que  Buloz,  s'il  avait  entendu,  n'eût  pas  été  mécontent  de 
madame  sa  belle-sœur,  laquelle,  avec  tous  ses  défauts,  aime  et 
admire  les  puissances  réelles  (en  étant  elle-même  une)  (2).  » 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  plus  complète  de  la  nature 
de  cette  femme,  que  ce  petit  billet  :  courage,  netteté,  élan, 
orgueil,  tout  y  est.  Henri  Blaze  l'envoya  à  son  beau-frère  dans 
une  lettre,  en  lui  disant  :  «  Permettez-moi  de  vous  envoyer  ce 
post-scriptum  d'une  lettre  que  je  reçus  de  Vienne  ce  matin; 
vous  y  verrez  que  cette  nature  impraticable,  comme  vous  l'appe- 
lez dans  vos  moments  de  colère,  sait  pourtant  reconnaître  le 
vrai  mérite,  et  lui  rendre  témoignage.  Puisque  nous  parlons 
de  Schemerling,  j'ajoute  qu'il  n'a  pas  été  le  seul  à  s'informer 
de  vous;  un  autre  plus  haut  placé  s'en  était  enquis  d'avance,  et 
se  propose  de  vous  envoyer  une  marque  très  illustre  de  la  dis- 
tinction où,  personnellement,  on  vous  tient.  Je  sais  comme 
vous,  ce  qu'à  notre  âge,  il  faut  penser  de  ces  hochets...  Quoi 
qu'il  en  soit,  de  tels  honneurs,  lorsqu'ils  nous  viennent  sans 
que  nous  les  ayons  recherchés,  ne  sont  qu'une  constatation  de 
notre  valeur,  du  succès  de  ce  que  nous  avons  fait,  et  fondé.  » 
La  lettre  de  H.  Blaze  n'est  pas  datée,  il  dut  l'écrire  vers  1845. 
Au  début  de  cette  lettre,  il  propose  à  François  Buloz  de  sus- 
pendre momentanément  ses  critiques  musicales,  offre  trois 
articles  de  mois  en  mois  à  la  Revue,  sur  d'autres  sujets  que  la 

les  denrées  sont  hors  de  prix,  nous  payons  notre  viande,  par  faveur  spéciale, 
0,80  centimes  ;  et  on  nous  promet  de  la  mettre  un  de  ces  jours  à  0,85.  Un  pot-au- 
feu  me  coûte  actuellement  4  francs.  Le  litre  de  vieilles  pommes  de  terre  coûte 
0,60  centimes,  le  beurre  1  fr.  80.  Enfin,  c'est  odieux,  et  nous  ne  sommes  pas 
même  au  commencement.  » 

(1)  Ministre  d'État. 

(2;  Les  mots  souligné?  Iç  sont  par  \l""  Blaze  de  Bury. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  Il"' 

musique,  et  demande  en  échange  une  mensualité  de  aOO  francs, 
car,  dit-il,  «  cela  me  mettrait  plus  à  l'aise,  et  me  donnerait 
le  moyen  d'avoir  une  voiture...  » 

Henri  Blaze  de  Bury  qui  devait  mourir  re'publicain  fut,  au 
début  de  sa  vie,  légitimiste;  voyageant  avec  sa  jeune  femme, 
en  Autriche-Hongrie,  et  dans  les  «  petites  cours  allemandes,  »  il 
s'arrêta  à  Frohsdorf,  et  aussi  à  Venise  pour  saluer  le  comte  de 
Chambord.  C'était  en  1849.  La  duchesse  d'Angoulème,  fille  de 
Marie-Antoinette,  vivait  encore  :  Mm-  Henri  Blaze  de  Bury  passa 
huit  jours  auprès  d'elle,  et  ne  l'oublia  jamais.  A  ce  moment,  on 
pouvait  croire  à  une  restauration.  Bientôt  vint  le  2  décembre: 
on  ne  crut  plus  à  rien.  On  devine  l'impression  que  devait  pro- 
duire en  1849  la  présence  de  la  «  Dauphine.  »  Pour  les  contem- 
porains, déjà  elle  entrait  dans  la  légende,  escortée  d'images, 
de  souvenir  et  d'histoire.  Que  l'on  se  figure  à  Venise,  dans  le 
palais  Cavalli,  ou  à  Frohsdorf,  la  fille  de  Marie-Antoinette 
assise  à  la  gauche  du  comte  du  Chambord,  causant  et  brodant  : 
quelle  saisissante  réalité  !  «  Sa  conversation  était  pleine  de  dou- 
ceur et  de  mansuétude,  écrit  Henri  Blaze.  Les  derniers  jours  de 
cette  vie  chrétienne  se  consumaient  dans  un  touchant  hommage 
de  dévouement  qu'elle  rend  à  son  neveu  :  elle  se  lève  quand 
il  entre  et  l'appelle  :  Mon  Roi.  » 

Les  enfants  du  siècle  (Blaze  naquit  en  1813)  dont  la  mémoire 
avait  recueilli  les  relations  de  leurs  pères,  témoins  du  10  août  et 
des  massacres  de  septembre,  demeuraient  saisis  à  ce  nom  :  la 
Dauphine...  De  quel  effroyable  passé  surgissait  cette  ombre  I 

Le  couple  Blaze  de  Bury  subit  le  prestige  de  la  duchesse 
d'Angoulème,  prestige  immense.  Une  auréole  de  respect  et  de 
vénération  entourait  cette  princesse  vêtue  de  noir,  qui  repré- 
sentait l*épave  survivante  de  la  Royauté  pré-révolutionnaire  et 
plus  encore  :  le  Malheur.  Les  lettres  de  la  baronne  Rose  sont 
enthousiastes  à  son  sujet,  comme  au  sujet  du  comte  et  de  La 
comtesse  de  Chambord. 

Le  30  décembre  1849,  la  baronne  écrit  de  Vienne  :  «  Il  esl 
probable  que  nous  irons  faire  une  visite  à  Venise...  Nous  avons 
vu  le  Prince  (1).  Lui  et  la  Princesse  ont  été  plus  que  charmants 
Elle  nous  a  reçus  une  semaine  après  la  mort  de  son  frère  l'ar- 
chiduc... Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  leur  amabilité.  Elie 

(I)  Le  comte  de  ChamborJ. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  certainement  une  femme  très  supérieure.  Quant  au  Prince, 
il  fera  un  roi  a  la  façon  de  Henri  IV.  »  Après  la  visite  au  Palais 
Cavalli  :  «  Rien  ne  peut  égaler  leur  bonté  envers  nous.  Pour 
la  Princesse,  j'en  raffole.  Elle  est  l'être  le  plus  parfait.  Elle  est 
absolument  laide  avec  un  tel  charme,  une  telle  manière  d'être, 
que  je  défie  n'importe  qui...  de  se  souvenir  de  sa  laideur. 
Quant  au  Prince,  il  est  évident  qu'il  sera  roi,  mais  pour  com- 
bien de  temps?...  Dans  le  salon  de  la  comtesse  de  Chambord, 
que  ce  soit  à  Vienne,  Frohsdorf  ou  Venise,  vous  êtes  en  France, 
et  tout  ce  qui  vous  entoure  est  tellement  imprégné  du  parfum 
de  la  patrie  absente,  qu'un  soir,  en  entendant  des  barcajuoli 
chanter  une  sérénade  sous  les  fenêtres  du  Palais  Gavalli,  je  me 
suis  retenue  de  dire  à  ma  voisine  :  Que  font-ils  sur  le  bou- 
levard! Henri  voudrait  (et  je  l'y  pousse)  écrire  une  brochure 
politique  sur  Henri  V  (1)  aussitôt  son  retour  à  Paris...  afin  que 
l'on  sache  que  le  dernier  des  Bourbons  est  l'idéal  des  rois  cons- 
titutionnels et  libéraux,  et  qu'il  a  beaucoup  appris,  et  beaucoup 
oublié  (2).  » 

ALEXIS    DE    SAINT-PRIEST 

Dans  la  correspondance  d'Henri  Blaze,  je  n'ai  aucune  lettre 
de  lui  écrite  de  son  poste,  Copenhague.  Il  faut  en  conclure 
que  le  jeune  attaché  était  rarement  en  Danemark.  Cependant, 
de  Copenhague,  Saint-Priest  l'interroge;  il  s'ennuie  furieuse- 
ment, Saint- Priest  :  «  Voyez- vous  souvent  M.  Decazes?  Etes- 
vous  content  de  lui?  Il  doit  l'être  de  moi  :  au  lieu  de  deux 
volumes  qu'il  n'aurait  pas  lus,  j'ai  fait  avoir  la  croix  de  Com- 
mandeur à  son  fils.  Que  ne  puis-je  orner  aussi  vos  jeunes 
épaules,  ou  du  moins  suspendre  quelques  amulettes  à  votre  bou- 
tonnière I  Vous  vous  plaignez  de  l'exiguïté  de  mes  missives;  ce 
reproche  est  obligeant;  mais  que  diantre  voulez-vous  que  je  vous 
mande  de  Copenhague  ?. . .  Quant  à  vous,  mon  cher  collaborateur, 
ne  vous  dégoûtez  pas  de  m'écrire  de  jolies  lettres...  Louis  La 
Harpe  et  leur  Grimm,  ne  vous  valaient  pas.  Adieu,  chevalier  1 
Adieu,  commandeur I  (3)  » 

Le  mois  précédent,  Saint-Priest  a  lu  les  Burgraves  :  «  Le 

(i)  Henri  Blaze  écrivit  en  effet  cette  brochure. 

(2)  Inédite. 

(3)  26  mai  1843,  inédite. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  1  17 

principal  défaut  que  j'y  trouve,  c'est  de  ressembler  à  tous  les 
autres  tours  de  force  de  l'ami  Victor;  qui  se  soucierait  devoir 
faire  dix  fois  le  saut  du  tremplin?  Connu!  connu  I  et,  malheu- 
reusement, c'est  ce  qu'on  peut  dire  aujourd'hui  de  toutes  choses.. 
Il  n'y  a  plus  rien  d'original,  pas  même  les  Mystères  de  Paris, 
car  le  contraste  des  ravageurs  et  de  la  femme  vertueuse,  à  qui 
on  a  volé  ses  derniers  vingt  sous,  avec  la  vie  splendide  de  M.  de 
Saint-Rémy,  n'est  autre  chose  que  Justine  ou  les  Malheurs  de  la 
Vertu.  Mais  c'est  pour  vous  lettre  close,  jeune  homme.  —  Quand 
vous  déferez-vous  de  la  manie  de  croire  toujours  M.  G.  (1)  au 
bord  du  précipice?  Il  durera  autant  que  Villèle,  et  Buloz  aurait 
bien  fait  de  m'en  croire  là-dessus  il  y  a  un  an  ;  qu'il  dégorge 
vite  son  Mole,  c'est  viande  creuse.  —  Adieu  (2).  » 

Il  faut  regretter,  dans  la  correspondance  d'Henri  Blaze  de 
Bury,  la  rareté  des  lettres  d'Alexis  de  Saint-Priest.  Quel  esprit 
«  incisif  »  et  charmant  que  le  sien  1  Henri  Blaze  raconte,  dans 
un  de  ses  livres,  qu'il  trouva  un  jour  le  diplomate  annotant  les 
Mémoires  d'outre-tombe,  et  à  son  ordinaire,  dit  Blaze,  «  il  épi- 
loguait;  »  il  disait  :  «  Il  m'est  arrivé  une  fois  d'aller  dans  les 
coulisses  de  l'Opéra,  et  c'est  une  chose  curieuse  à  quel  point 
l'impression  que  j'ai  éprouvée  là  ressemble  à  celle  que  me 
procurent  tous  ces  livres  de  mémoires.  «  Vous  voyez  bien  ceci, 
me  dit  un  régisseur  en  me  montrant  une  feuille  de  tôle  laminée, 
eh  bien  I  c'est  avec  quoi  nous  faisons  le  tonnerre;  ce  timbre 
accroché  là,  et  qui  donne  le  mi  bémol,  c'est  le  timbre  de  la 
Saint-Barthélémy,  »  etc.  :  de  même  tous  ces  grands  politiques, 
prosateurs,  ou  poètes,  semblent  n'avoir  pour  but,  que  de  vous 
ôter  toute  espèce  d'illusion  même  sur  eux,  en  vous  montrant 
l'envers  des  choses,  le  mobile  caché,  la  ficelle  (3).  » 

En  1848,  il  écrit  :  «  On  parle  beaucoup  de  menées  légiti- 
mistes. Mon  Dieu,  je  le  veux  bien;  je  n'en  suis  plus  à  chicaner 
sur  les  couleurs  de  la  monarchie;  ces  délicatesses  de  goût  ne 
sont  plus  même  de  saison,  et  pourvu  que  l'étoffe  soit  durable  et 
bon  teint,  je  me  moquerai  de  rechercher  si  elle  est  blanche  ou 
tricolore;  mais  j'ai  la  conviction  intime  que  la  monarchie  n'est 
pas  plus  possible  que  la  république,  Henri  V  pas  plus  prati- 

(i)  Guizot. 

(2)  8  avril  1843,  inédite. 

(3)  H.  Blaze  de  Bury,  Les  Salons  de  Vienne  et  de  Berlin,  p.  110. 


IIS  BEVUE  DES  DEUX  MONDEES. 

cable  que  M.  Armand  Marrast,  et  c'est  ce  qui  me  fait  voir  l'avenir 
avec  une  anxiété  bien  vive.  Nous  sommes  dans  une  impasse, 
car  je  suis  trop  voltairien  pour  dire  dans  un  cul-de-sac, 

«  A  propos,  M.  de  G...  (1)  a  parfaitement  raison  d'aller 
en  Italie  ;  à  sa  place,  si  j'étais  libre  et  sans  liens,  je  ferais 
comme  lui,  c'est-à-dire  que  j'irais  en  Italie.  Entendons-nous 
bien,  et  n'allez  pas  équivoquer  sur  les  termes.  Vous  m'insultez 
sur  la  honte  de  mes  guelfes  et  le  triomphe  de  vos  gibelins; 
vous  avez  beau  jeu  pour  cela.  Mais  les  gibelins,  avec  leurs  gros 
bras,  leurs  gros  pieds,  et  leurs  faces  moitié  sentimentales,  moitié 
vineuses,  n'en  sont-ils  pas  moins  d'odieuses  créatures?  Au  reste, 
on  m'écrit  d'Allemagne  que  cette  fameuse  unité  germanique 
branle  dans  le  manche,  que  les  Prussiens  n'en  veulent  pas,  ce 
qui  est  tout  simple,  ni  les  Autrichiens  non  plus,  chose  plus 
extraordinaire,  car  enfin  cette  mauvaise  plaisanterie  semblerait 
faite  h  leur  profit.  Tant  mieux  pour  la  France,  qui  avait  la 
stupidité  d'applaudir  à  cette  unité  allemande,  l'événement  le 
plus  fatal  pour  nous,  s'il  avait  jamais  pu  s'accomplir.  Par 
bonheur,  il  est  impraticable,  et  nos  généralisateurs  de  revues 
en  seront  pour  leurs  frais.  Ce  n'est  pas  une  pierre  dans  votre 
jardin,  car  vous  ne  vous  appelez  pas  Saint-René  Taillandier,  ou 
quelque  autre  saint  du  même  calendrier,  du  moins  que  je  sache. 

«  Que  fait  Buloz?  La  Revue  est  en  coquetterie  avec  moi; 
la  Presse  me  fait  de  la  peine;  l'excursion  de  mon  amie  sur  le 
banc  d'acajou  ne  me  semble  pas  digne  d'elle;  il  y  a  cependant 
dans  le  même  article,  une  colonne  sur  Lamartine  qui  n'a  pu 
être  écrite  que  par  une  femme  qui  le  connaît  bien.  Vertuchou  ! 
c'est  ce  qui  s'appelle  déshabiller  son  homme  de  la  tête  aux 
pieds;  et  la  grande  peinture  génésiaque  de  M.  Chenavard,  des- 
tinée au  Panthéon,  qu'en  dites-vous?  Je  ne  connais  au  reste 
que  le  Panthéon  qui  soit  la  véritable  Eglise  du  chaos  où  nous 
sommes,  et,  lorsqu'il  sera  peinturluré  par  M.  Chenavard  et 
qu'on  verra  Jésus-Christ  à  côté  de  Théophile  Gautier,  le  Pan- 
théon sera  complet  (2).  » 

En  octobre  Sainte-Beuve,  fuyant  Paris,  arrivait  a  Liège. 
Prévenu  de  cette  quasi-fuite,  Saint-Priest  écrivait,  le  29  sep- 
tembre, à  Henri  Blaze  :  «  En  vérité,  je  suis  tenté  de  faire 
comme    Sainte-Beuve.    Mais    pourquoi  va-t-il  à   Liège?  Pour 

(1)  Custine. 

(2)  Coulomb,  par  Nogent-le-Roi  (Eure-et-Loir),  9  septembre  1848  (inédite). 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  119 

suivre  vos  métaphores  tant  soit  peu  calembouresques,  que  va- 
t-il  faire  dans  ce  bouchon?  Vous  m'en  donnez  une  explication 
à  laquelle  je  ne  comprends  rien.  Croyez-vous  qu'on  entende  à 
demi-mot, 

Sur  les  bords  fortunés  de  l'Iton  et  de  l'Eure? 

comme  disait  Voltaire  dans  ses  moments  de  pur  rococo.  Vous 
seriez  capable  de  ne  pas  vous  rappeler  votre  Henriade,  pour 
apprécier  ma  citation.  Revenons  à  Delorme  :  il  me  faut  une 
explication  claire,  nette  et  précise  de  tout  ce  qu'on  a  dit  sur  ce 
sujet  important,  de  hasardé  ou  de  certain,  de  vrai  ou  de  faux, 
peu  importe;  il  faut  toujours  regarder  les  nouvelles  fausses  que 
tout  le  monde  donne  pour  vraies;  les  commentaires  fussent-ils 
un  peu  méchants,  je  les  demande  instamment,  cela  ne  gâte 
rien.  Appelez-moi  encore  sceptique,  qualité  qui  m'a  valu  la 
désapprobation  de  M.  de  C...  (1);  mais,  pour  le  coup,  je  suis 
vengé.-  S'il  n'aime  pas  mes  ouvrages,  en  quoi  je  suis  de  son 
avis,  me  voilà  en  fonds  pour  lui  rendre  la  pareille.  J'avais 
trouvé,  et  je  trouve  encore  du  talent  dans  la  Russie.  En  re- 
vanche, son  Romuald  est  pitoyable.  Il  est  évident  que  c'est  un 
livre  neuf  senti  par  un  vieux.  J'ai  senti  le  moisi  sous  le  badi- 
geon. Et  puis,  il  est  trop  radical,  je  dirai  même  trop  violent,  de 
parler  vertu,  religion,  métaphysique  quand,  à  tort  ou  à  raison, 
on  passe  pour  s'être  beaucoup  occupé  de  physique.  Dans  ce  cas, 
je  préférerais  l'impudence,  il  y  aurait  la  tartufferie  en  moins. 
Quant  au  style,  ce  n'est  pas  écrit  en  français.  Les  deux  jeunes 
gens  (il  n'y  a  jamais  que  cela  dans  ses  ouvrages)  marchaient 
d'un  pas  réfléchi...  Et  des  niaiseries!  Il  appelle  un  cimetière 
un  établissement  salubrt.  Il  y  a  là  un  arlequin  de  Genlis,  de 
Staël,  de  Chateaubriand,  de  Victor  Hugo.  C'est  l'archevêque  de 
Grenade,  moins  l'archevêché,  mais  non  sans  enfant  de  chœur. 
«  Vous  avez  fait  une  prédiction  politique,  et  vous  me  de- 
mandez ce  que  j'en  pense.  Je  n'en  sais  rien.  J'ai  mon  pronostic 
à  moi,  tout  différent  du  vôtre,  mais  pas  plus  gai.  Vous  dites  : 
séparation  et  démembrement  dans  l'intérieur.  Moi,  je  dis  pis 
que  cela  :  invasion  et  démembrement  par  l'extérieur.  Cela 
sent  bien  son  homme  tout  frais  émoulu  du  partage  de  la 
Pologne.  En  effet,  je  viens  d'écrire  ce  grand  événement  histo- 

(i)  Custine. 


i  20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rique,  si  défiguré  selon  moi  par  de  sottes  sympathies.  C'est  ce 
que  j'ai  fait  de  moins  mauvais.  J'ai  donné  à  mon  travail  la 
forme  d'un  grand  article  de  la  Revue.  Mais  je  ne  suis  pas 
décidé  à  le  livrer  à  votre  beau-frère.  Ce  dernier  point  entre 
nous  (1)...  Quelle  atrocité,  quels  événements  dans  Francfort! 
Quels  bœufs  enragés  que  vos  Teutsch!  Et  avec  cela  plagiaires 
de  la  France,  qu'ils  détestent,  sauf  la  lâcheté,  qu'on  ne  peut  pas 
encore  nous  reprocher,  au  moins  le  fusil  à  la  main.  En  vérité, 
j'aime  mieux  les  Italiens  que  je  n'aime  guère,  surtout  depuis 
que  j'ai  lu  leur  apologie  par  la  princesse  B...  (2).  Mieux  vaudrait 
un  sage  ennemi,  comme  dit  la  fable  du  jardinier  et  de  l'ours. 

«  J'ai  connu  ce  malheureux  Lichnowsky,  mais  je  ne  l'ai 
connu  qu'impertinent  et  fat.  Depuis,  il  a  montré  de  l'esprit, 
même  de  l'éloquence.  Vous  savez  que  la  duchesse  de  Talley- 
rand,  qui  en  était  folle,  lui  a  payé  pour  un  million  de  dettes,  et 
n'a  pas  voulu  prêter  cinquante  mille  francs  à  son  fils,  pour 
payer  les  siennes.  Si  la  lettre  de  Broum  (3)  n'est  pas  un  mythe 
propre  à  cacher  son  défaut  de  gentillesse,  envoyez-la-moi,  je 
serai  bien  aise  de  lire  de  la  prose  épistolaire  de  ce  Dupin  bri- 
tannique (4).  » 

Ce  prince  Lichnowsky,  Henri  Blaze  le  rencontra  aussi  na- 
guère chez  Véry,  le  restaurateur.  Blaze  y  dinait  lorsqu'il  vit 
arriver  un  «  barbare  de  très  grand  air,  regard  dur,  geste  impé- 
rieux. »  Lichnowsky  traversait  Paris,  au  risque  d'être  arrêté 
par  le  gouvernement  de  Louis-Philippe;  il  venait  de  guerroyer 
en  Espagne  pour  don  Carlos.  Il  s'attabla  seul.  Tout  de  suite  le 
dineur  commanda  six  douzaines  d'Ostende,  deux  fioles  de 
Johannisberg-Metternich  :  ceci  pour  ouvrir  l'appétit;  puis  le 
diner  :  bisque,  turbot,  jambon  aux  épinards,  côtes  de  chevreuil 
purée  d'ananas,  faisan  rôti  aux  ortolans,  le  tout  arrosé  de  Châ- 
teau-Margaux  et  de  Champagne.  Henri  Blaze  était  émerveillé. 
Le  prince  surprit  son  regard  :  «  Convenez,  monsieur,  que  ma 
gloutonnerie  exotique  vous  scandalise?  »  Les  deux  hommes 
causèrent,  le  prince  fit  des  confidences,  avoua  qu'il  était  à  Paris 
en  danger,  offrit  de  livrer  son  nom.  «  Inutile  1  vous  êtes  le  prince 


(1)  A.   de  Saint-Priest  :  Le   Partage  de  la  Pologne,  Revue  des  Deux  Mondes, 
1"  et  15  octobre  1849. 

(2)  Belgiojoso. 

(3)  Brougham? 
{i)  Inédite. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  121 

Lichnowsky,  vous  n'avez  pas  pris  garde  tout  à  l'heure  que  vous 
vous  trahissiez,  en  me  parlant  de  Beethoven  comme  d'un  client 
de  votre  famille.  »  D'après  Henri  Blaze,  le  prince  Lichnowsky 
fut  un  type  étrange,  «  barbare  chevaleresque  et  pervers,  »  qui 
possédait,  avec  des  mœurs  rudes,  la  plume  d'un  Bonvenuto  et 
le  crayon  d'un  Salvator.  Assez  lâche  avec  ses  maîtresses  qu'il 
battait,  jaloux  au  point  de  couper  méchamment  les  magni 
tiques  cheveux  de  l'une  d'elles,  Mme  Pleyel,  et  courant  brave- 
ment sus  aux  émeutiers  en  181-8  à  Francfort,  une  simple  cra- 
vache à  la  main  (1). 

Le  comte  Alexis  de  Saint-Priest  écrivit  peu,  en  somme,  dans 
la  Revue.  Sans  doute,  ses  voyages  lui  laissaient-ils  des  loisirs 
insuffisants.  En  avril  1844,  il  commença  pourtant  une  série 
d'Etudes  diplomatiques  sur  le  xvin9  siècle,  par  un  travail  sur  la 
Suppressio?i  de  la  Société  des  Jésuites  en  Portugal.  Il  y  eut,  à 
propos  de  ce  travail  sur  les  Jésuites,  et  de  la  préface,  certaines 
discussions;  le  ton  de  ces  discussions  fut  aigre-doux.  «  Pourquoi 
cela?  écrivit  Saint-Priest  à  son  ami.  Il  me  semble  qu'elle  n'au- 
rait dû  choquer  personne  (la  préface)  ;  quant  à  certaine  assemblée 
des  quarante,  j'en  serai  ou  n'en  serai  pas,  mais  je  ne  ferai  certai- 
nement aucune  bassesse  pour  y  entrer,  j'y  suis  bien  décidé  (2).  » 

L'année  1844,  précisément  celle  où  il  écrivait  son  étude  sur 
la  Société  des  Jésuites  en  Portugal,  Saint-Priest  fut  charmé  du 
livre  que  la  comtesse  Merlin  venait  de  terminer  sur  la  Havane. 
Il  chargea  Henri  Blaze  de  transmettre  ses  compliments  à  la 
dame,  et  il  n'est  «  pas  complimenteur.  »  Deux  lettres  surtout  le 
frappèrent  :  l'une  sur  Ferdinand  Gortez,  l'autre  sur  Las  Casas. 
Celle-ci  est  un  morceau  d'histoire  très  remarquable,  «  le  plus 
remarquable  que  j'aie  jamais  vu  sortir  de  la  main  d'une 
femme,  »  écrit-il;  «  si  elle  l'étendait,  elle  ferait  un  ouvrage  com- 
plet, unique  dans  son  genre  ;  tel  qu'il  est,  c'est  excellent.  Pour 
lui  prouver  que  je  l'ai  lu  bien  attentivement,  je  la  prierai,  dans 
une  seconde  édition,  de  nous  expliquer  dans  une  note,  que  le 
cardinal  Cirneros  est  le  même  que  le  fameux  cardinal  Ximenès, 
car  nous  ne  le  connaissons  que  sous  ce  nom...  Que  la  belle  his- 
torien me  pardonne  mon  pédantisme  (3).  » 

(i)  H.  Blaze  de  Bury,  Mes  Souvenirs  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  déjà  cités. 

(2)  29  juin  1846.  Inédite.  Saint-Priest  fut  nommé    de  l'Académie  le  <8  jan- 
vier 1849,  en  remplacement  de  M.  Vatout. 

(3)  18  juillet  1844.  Inédite. 


422  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'année  suivante,  la  comtesse  Merlin  était  à  Madrid,  où  elle 
ne  manquait  pas  une  corrida  de  toros  et  voyait  régulièrement 
«  éventrer  douze  ou  quinze  chevaux,  et  quatre  ou  six  hommes 
blessés,  aux  grands  applaudissements  des  spectateurs  et,  hélas! 
ajoute-t-elle,  aussi  des  miens,  tant  les  infirmités  humaines  nous 
gagnent  aisément.  Il  est  vrai  que  ce  spectacle  est  grand,  et 
coloré  de  teintes  vigoureuses  :  tous  ces  instincts  populaires 
féroces  et  généreux,  manifestés  à  la  fois  spontanément,  avec 
l'éclat  des  passions  méridionales,  et  par  la  multitude  assemblée 
au  grand  air,  sous  les  rayons  d'un  soleil  ardent,  c'est,  je  vous 
assure,  un  ensemble  magnifique. 

«  Nous  avons  ici  deux  troupes  italiennes.  On  y  entend  tous  les 
opéras  de  Verdi,  de  Mercadente  et  d'autres,  dont  nous  sommes 
privés  à  Paris...  On  ne  porte  plus  de  basquines  dans  les  rues,  et 
cela  me  désole  ;  on  porte  la  mantille  seule,  sur  des  robes  à  la 
française,  comme  les  Turcs  portent  le  turban  en  palletot.  Est-ce 
un  signe  de  progrès  ou  de  décadence?  Entre  nous  soit  dit,  je 
crains  que  notre  classe  moyenne  ne  se  cramponne  à  la  civilisa- 
tion par  la  queue.  Ce  qui  me  console,  c'est  qu'il  y  a  encore  des 
foires  dans  nos  provinces,  où  l'on  fait  des  affaires  pour  15  et 
20  millions  de  veaux  sur  parole.  Toutefois,  et  quoi  que  l'on 
dise,  il  faut  bien  savoir  gré  au  ministère  actuel  des  réformes 
qu'il  entreprend  si  courageusement,  car  tout  est  ici  à  refaire, 
et  à  refaire  lentement,  à  cause  de  la  paresse  nationale,  et  du 
manana,  etc.  Mais  je  m'aperçois  qu'il  faut  finir.  Adieu.  Mille 
tendresses  à  Rose  (1).  » 

En  1851,  à  Weimar,  Blaze  de  Bury  refusa,  dit  Belmont,  une 
mission  en  Italie,  qui  lui  offrait  bien  des  avantages  comme 
importance  et  résultats  personnels...  Mais  il  ne  peut  quitter 
Weimar, l'ombre  de  Grœthe,la  cour  de  Weimar,  et  le  grand-duc. 

LES    AMIS,    COUSIN,    VILLEMAIN    AMOUREUX 

Henri  Blaze,  d'ailleurs,  commençait  h  cette  heure  d'être  très 
connu.  Il  avait  déjà  publié  ses  articles  sur  Goethe,  Schiller, 
Uhland,  Kerner,  etc.  Il  terminait  son  ouvrage  sur  les  Kœnigs- 
mark.  Sa  maison  à  Paris  se  remplissait  d'amis  :  Cousin  et 
Villemain  furent  parmi  les  familiers. 

(1)  1845.  Inédite. 


FRANÇOIS    DULOZ    ET    SES    AMIS.  \  l'-\ 

Mais  Mme  Blaze  de  Bury  ne  fut  jamais  une  maîtresse  de 
maison  casanière;  on  ne  pouvait  la  trouver  chez  elle  à  toi i * •  ' 
heure  du  jour,  et  souvent  elle  sacrifiait  les  rendez-vous  accordés 
aux  amis  dans  un  élan  affectueux,  h  d'autres  rendez-vous  poli- 
tiques, qui  l'attiraient  au  dehors,  et  l'intéressaient  davantage. 
Son  mari  fut  plus  sédentaire;  d'ailleurs  sa  fille,  qu'il  adorait,  le 
retenait  chez  lui,  alors  qu'Arthur  Dudley  courait  les  routes. 
C'est  l'époque  où  Henri  Blaze  déjeunait  avec  Jules  Janin  et 
Berlioz  «  aux  Petits  Moulins  rouges,  17,  avenue  d'Antin,  aux 
Champs-Elysées.  »  Meyerbeer,  qui  habitait  2,  rue  Montaigne, 
venait  les  rejoindre. 

Victor  Cousin,  comme  les  autres  amis,  subit  l'influence 
entraînante  de  Mme  Henri  Blaze  ;  il  écrivait  à  cette  sirène  : 
«  Savez-vous,  chère  dame,  que  l'autre  jour  le  charme  de  votre 
conversation  m'a  retenu  jusqu'à  oublier  l'heure,  et  les  prescrip- 
tions jde  M.  Andral?  »  Après  un  article  publié  dans  la  Revue 
en  octobre  1857  :  Une  promenade  philosophique  en  Allemagne, 
il  adressa  une  longue  lettre  à  Mme  Blaze  de  Bury.  Celle-ci, 
avisée,  l'avait  évidemment  complimenté  ;  Cousin  n'est  plus  alors 
Y  «  étourdi  de  génie  »  dont  parle  Sainte-Bjuve,  c'est  un  vieux 
monsieur  assez  malade,  qui  craint  de  souffrir  de  la  pierre;  le 
ton  de  ses  lettres  est  bien  bénisseur.  Si  Joseph  Delorme  a  pu 
dire  de  lui  jadis  :  «  L'allure  ordinaire  de  Cousin  est  celle  d'un 
vainqueur  :  Veni,  vidi,  vici...  Il  monte  continuellement  au 
Capitole  (1);  »  son  allure  maintenant  est  plutôt  celle  du  «  lion 
devenu  vieux.  » 

«  Je  suis  bien  touché  de  la  bonne  impression  qu'a  faite  sur 
vous  le  petit  article  de  la  Revue.  Puisse-t-il  faire  la  même 
impression  sur  d'autres  âmes,  de  la  même  famille  que  la  vôtre  1 
C'est  bien  sincèrement  mon  dernier,  mon  unique  objet.  C'est 
désormais  d'améliorer  un  peu  mon  caractère,  et  à  faire  quelque 
bien  moral  à  ma  faiblesse,  avant  de  paraître  devant  Dieu,  ou 
plutôt  afin  de  vivre  et  de  mourir  en  harmonie  avec  le  Dieu  que 
je  vois,  et  que  je  sens  partout,  et  qui  ne  me  manquera  pas  plus 
dans  la  mort,  que  dans  la  vie. 

«  Ce  peu  de  lignes  a  fort  irrité  le  parti  athée,  mais  croyez- 
vous  que  le  clergé  ait  senti  le  secours  que  j'apportais  à  la  cause 
chrétienne  ?  Pas  du  tout,  et  à  l'heure  qu'il  est,  je  n'en  ai  pas 

(1)  Sainte-Beuve,  Cahiers. 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reçu  le  plus  petit  compliment,  d'aucun  de  mes  amis  du  parti 
catholique.  Le  bon  archevêque  lui-même  m'a  dit  que  cette  dis- 
tinction ne  plairait  point  à  Rome.  Si  vous  êtes  en  correspon- 
dance avec  M.  le  curé  de  Saint-Louis  d'Antin,  touchez-lui  en  un 
mot,  je  vous  prie;  comme  il  est  loin  d'être  ultramontain,  j'espère 
qu'il  me  lira  avec  quelque  indulgence...  Pascalxa.  enfin  paraître, 
avec  un  autre  volume  où  se  trouvera  l'article  de  la  Revue  fort 
amplifié.  Ces  deux  volumes  vous  attendent  et  vous  appellent, 
avec  presque  autant  d'impatience  que  leur  auteur  (1).  » 

On  retrouve  ici  le  vieux  Cousin  si  laborieux,  dont  on  a  dit 
qu'il  «  n'avait  pas  perdu  une  heure  de  sa  vie  (2).  »  Toujours  souf- 
freteux, souvent  malade,  d'ailleurs  âgé  de  soixante-cinq  ans  alors, 
ce  vieux  philosophe  n'a  garde  d'oublier  sa  «  belle  voisine  »  si 
influente,  si  dévouée.  Mais  souvent  sa  santé  l'arrête  au  moment 
où  il  va  dîner  chez  elle.  «  Hélas!  Madame,  impossible.  »  Il  a 
pris  froid,  ou  il  a  la  fièvre,  pour  «  avoir  été  quelques  minutes  »  à 
l'Académie.  «  Vous  êtes  la  plus  séduisante  et  la  plus  entraînante 
personne  du  monde,  mais  que  pouvez-vous  sur  un  cadavre?  » 

A  la  mort  de  Louis-Philippe,  Mme  Blaze  de  Bury  part  pour 
l'Angleterre;  Cousin  lui  écrit  :  «  Plusieurs  de  même  s'en  vont  à 
Londres  porter  l'expression  de  notre  douleur  à  la  pauvre  famille, 
et  je  n'oserais  écrire  encore  à  Mgr  le  duc  d'Aumale.  Mais  j'ai  bien 
envie  de  vous  prier  de  me  rendre  un  petit  service,  si  cela  ne 
vous  incommode  point.  Pourriez-vous  faire  passer  le  volume  ci- 
joint  à  M.  Fraser  d'Edinburgh?  Vous  êtes  tellement  notre  lien, 
que  mon  triste  livre  lui  paraîtra  moins  rébarbatif.  »  C'est  encore 
Pascal. 

J'aime  à  m'imaginer  le  vieux  Cousin  se  rendant  chez 
Mmc  Blaze  de  Bury.  Je  le  voudrais  vêtu  comme  il  l'était  souvent, 
son  grand  corps  maigre  drapé  dans  une  «  longue  redingote  de 
bouracan  bleu  »  ornée  de  «  trois  collets  doublés  de  peluche 
rouge  (3),  »  le  chef  couvert  d'un  chapeau  gris,  une  canne  à  la 
main.  Dans  sa  vieillesse,  ses  yeux  si  flamboyants  naguère  et  ter- 
ribles, étaient  encore  vifs  et  illuminaient  un  maigre  visage  que 
deux  houppes  de  cheveux  blancs  encadraient.  Monselet,  le  char- 


(1)  Inédite;  timbre  de  laposte,22  novembre  185T.  Pascal  parut1M,n•  Blaze  de  Bury, 
obtint  pour  son  vieil  ami  un  rendez-vous  avec  le  curé  de  Saint-Louis  d'Antin 
mais  Cousin  ne  put  s'y  rendre. 

(2)  Jules  Simon,  Victor  Cousin. 

(3)  Jules  Simon,  Victor  Cousin. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  12") 

ma nt  et  si  fantaisiste  Monselet,  fait  de  Cousin  un  portrait  d'un 
comique  achevé  lorsqu'il  le  montre  dans  son  appartement  où 
des  araignées  «  du  temps  de  la  minorité  de  Louis  XIV  »  se 
balancent,  recevant  un  candidat  à  l'Académie.  Se  rappelle-t-on 
ce  passage  des  Tréteaux  ?  Le  candidat,  timide,  s'approche  de  Cou- 
sin :  «  M.  Cousin...  »  Et  le  philosophe  sursautant  :  «  Qui  est  là? 
Est-ce  vous,  d'Hocquincourt?  »  L'autre  se  fait  connaître  :  «  Il 
y  a  deux  fauteuils  à  l'Académie.  »  Cousin  :  «  Vraiment?  il 
faut  les  donner  à  M.  le  Prince  et  à  Turenne...  » 

Cousin  est  distrait,  car  il  est  épris  d'une  belle  dame.  Est-ce 
Mme  de  Longueville,  dont  il  considère  le  portrait  amoureuse- 
ment? «  La  voilà  bien,  en  costume  d'Hébé,  une  coupe  à  la 
main,  gorge  un  peu  bas  placée,  comme  toutes  les  femmes  de 
condition  ;  les  yeux  ni  beaux,  ni  grands,  mais  d'un  éclat  pareil 
à  celui  des  turquoises;  un  nez  camard  à  rendre  fou  d'amour. 
Ces  marques  de  petite  vérole  semées  çà  et  là,  loin  de  diminuer  le 
charme  de  sa  personne,  en  relèvent,  au  contraire,  l'éclat  vain- 
queur, etc.  (1).  » 

Une  lettre  de  1865  qu'Henri  Blaze  écrit  de  Paris  à  sa  femme, 
alors  à  Vienne,  montre  l'intérêt  que  Mme  Blaze  de  Bury  porte 
toujours  au  vieux  philosophe.  «  Il  sera  bien  que  tu  écrives 
à  Cousin,  pour  lui  faire  savoir  le  bien  que  tu  as  dit  de  lui  dans 
ton  article.  »  (Mais  Cousin  ne  devait  pas  ignorer  ces  choses...) 
Dans  la  même  lettre,  Henri  Blaze  souligne  les  avances  faites 
par  la  Cour  à  Victor  Cousin.  Ces  avances,  Cousin  les  accepte  : 
«  Il  est  fort  consulté  aux  Tuileries,  où  il  se  rend,  sous  prétexte 
de  donner  à  l'Impératrice  des  directions  pour  l'éducation  du 
Prince  impérial.  Depuis  qu'on  a  donné  son  nom  à  une  rue, 
il  est  tout  rallié,  et  sans  se  laisser  faire  sénateur,  aime  qu'on 
le  consulte.  Il  paraîtrait  que  le  petit  est  d'un  esprit  épais, 
alourdi,  et  que  sa  mère,  en  l'accablant  de  travail,  et  en  voulant 
lui  tout  faire  apprendre  à  la  fois,  nuirait,  dans  les  meilleures 
intentions  du  monde,  à  son  développement.  C'est  contre  ce 
mode  d'éducation  que  M.  Cousin  s'est  élevé,  et  c'est  pourquoi 
il  est  bien  en  cour  (2).  » 

Au  milieu  de  ses  voyages,  de  ses  études,  de  ses  longs  séjours 
à  l'étranger,  Mme  Blaze  de  Bury  qui  adorait,  notons-le,  passion- 
nément son  mari,  blessait  d'autres  cœurs  au  passage.  Le  triste 

(1)  Monselet  :  Les  Tréiaux,  1859.  L'Académie,  p.  7. 

(2)  Juin  1865.  Inédite, 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Villemain  fut  parmi  les  victimes.  Ses  lettres  sont  celles  d'un 
ami  dévoué  et...  désolé;  j'imagine  que"  la  cour  qu'il  fit  à  la 
baronne  Rose,  dut  amuser  la  belle  dame,  et  qu'elle  fut,  avec 
lui,  coquette  ;  quelle  femme  dans  sa  situation  ne  l'eût  été? 

Il  est  certain  que  Villemain,  tout  laid  que  la  nature  l'a  fait, 
espère  fléchir  cette  Diane  et  se  multiplie.  Mais  elle  I...  Bast!  elle 
s'en  soucie  peu...  Oui,  elle  est  heureuse  de  compter  cet  acadé- 
micien célèbre  parmi  «  ses  victimes  ;  »  mais  y  ponse-t-elle  en 
dehors  de  son  salon?  Guère,  —  et  Villemain  gémit.  Compte-t-il 
aller  trouver  chez  elle  MmeBlaze  de  Bury  ?  il  s'en  réjouit;  malgré 
mille  graves  occupations,  —  il  est  à  cette  heure  secrétaire  per- 
pétuel de  l'Académie  (1),  et  s'occupe  avec  conscience  de  ses 
cours,  de  ses  rapports,  etc.,  — malgré  tout  cela,  dis-je,  au  jour 
promis,  il  s'élance.  Mais  la  maison  est  vide.  La  volage  s'est 
enfuie  sans  crier  gare,  à  Vienne  ou  à  Londres,  chez  Lady  Dufïe- 
rin,  Normanby,  ou  Westmoreland;  on  invite  la  jeune  femme 
aux  chasses,  le  fils  du  duc  de  Wellington  lui  prête  ses  meil- 
leurs chevaux;  après  cela,  elle  rendra  visite  aux  Apponyi;  ou 
dans  le  Loir-et-Cher,  à  la  comtesse  de  Grouvello  ;  et  voilà  notre 
académicien  assombri.  Un  autre  jour,  il  forme  encore  l'aimable 
projet  de  l'aller  voir  :  «  mais  vous  serez  sortie  pour  quelque  pro- 
menade à  cheval,  quelque  belle  visite  à  Mme  Parnell.  Plaignez- 
moi,  je  suis  triste  en  voyant  la  vanité  des  plus  belles  apparences.  » 
Un  autre  billet, —  il  y  en  a  une  liasse, —  est  daté  du  24  février 
et  débute  ainsi  : 

«  My  soft  and  white  lady,  my  dearest  friend  (2)...  » 

Un  autre  le  14  juillet  : 

«  My  dear  and  forgetful  lady, 

«  I  beg  your  mercy  because  I  am  a  poor  sick  man,  not  only 
with  a  broken  heart,  but  with  a  sore  throat.  I  am  a  speechless 
guest,  »  etc.,  et  il  signe: 

«  Your  dutiful  servant,  and  neglected  friend  (3). 

«  Villemain.  » 

Il  se  mêle  à  ces  lettres,  comme  à  beaucoup  de  celles  qui  sont 
adressées  à  cette  femme,  à  la  fois  coquette  et  ambitieuse,  des 

(1)  Il  fut  membre  et  vice-président  de  l'Instruction  publique,  Pair  de    France. 

(2)  Ma  douce  et  blanche  dame,  ma  plus  chère  amie. 

(3)  Ma  chère  et  oublieuse  dame,  j'implore  votre  pitié,  parce  que  je  suis  un 
pauvre  homme  souffrant,  non  seulement  d'un  cœur  brisé,  mais  de  mal  de  gorge. 
Je  suis  un  invité  aphone.  —  Votre  dévoué  serviteur  et  ami  bien  négligé. 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  I2~i 

allusions  à  de  graves  travaux,  et  d'autres  allusions,  plus  aima- 
bles :  «  Voici  votre  Grand  Cyrus,  l'honneur  de  l'avoir  fait  ne 
me  consolerait  pas  de  bien  des  choses.  Je  suis  triste  plus  que  je 
ne  puis  dire.  Ce  départ  est  demain,  et  sans  terme.  Gomme  je  vais 
regretter  tout  ce  que  vous  oublierez!...  Je  suis  entre  la  grippe  et 
le  spleen,  maladie  qui  est  le  contraire  de  l'oubli  et  de  l'indiffé- 
rence. » 

Ces  billets  ne  sont-ils  pas  fort  mélancoliques?  et  comme  ils 
devaient  ennuyer,  mais  flatter  aussi,  la  belle  personne  qui  les 
lisait  !  Elle  les  garda  cependant.  A-t-on  refusé  a  Villemain  la 
porte  de  son  amie?  il  lui  écrit  dès  son  retour,  d'un  ton  assez  ren- 
frogné :  «  On  m'a  dit  que  vous  travailliez.  You  are  in  high 
spirits,  because  you  not  hâve  an  heartfelt  sorrow.  »  (Il  en  oublie 
sa  grammaire)  (1).  Une  lettre  commence  ainsi  :  «  Mille  par- 
dons, mais  je  n'ai  pas  le  bulletin  des  lois,  »  et  finit  par  :  «  Yours 
for  ever.  » 

Un  jour  Mme  Blaze  de  Bury  a  demandé  à  Villemain  quelque 
renseignement;  il  s'empresse  de  lui  écrire  une  note,  qu'il  lui 
envoie,  accompagnée  de  ce  billet  : 

«  My  dear  white  and  unseen  lady, 

«  I  beg  your  mercy  because  I  love  you,  and  I  send  you  a 
token  of  my  faithful  service  (2).  Voici  une  note  sur  M.  B.,  j'au- 
rais quelques  détails  à  y  ajouter,  quelques  traits  de  cet  homme 
d'esprit  sans  caractère,  mais  la  brièveté  dont  vous  avez  besoin, 
exclut  cela  peut-être  (3).  » 

Il  faut  bien  convenir  que  le  leitmotiv  de  Villemain,  quand 
il  s'adresse  à  sa  correspondante,  est  la  plainte.  Beaucoup  de  ses 
lettres  les  plus  longues,  sont  adressées  à  la  voyageuse  au  château 
du  Plessis,  ou  au  château  de  Brissac,  d'autres  lui  courent  apiv^ 
à  travers  l'Europe  : 

«  My  dear  lady, 

«  Je  me  sentais  tristement  bien  oublié,  et  je  ne  me  trompais 
pas,  malgré  votre  souvenir  littéraire.  Où  sont  vos  promesses  de 
revenir  le  10  octobre?  Vous  ne  songez  plus  qu'à  prolonger votiv 
absence  tout  le  mois,   et  à  calculer  votre  retour,  pour  n'être  pas 

•     (1)  Vous  êtes  de  belle  humeur  parce  que  vous  n'avez  pas  de  chagrin  de  cœur. 

(2)  Ma   chère  blanche  et    invisible   dame.  J'implore  votre  grâce  parce  que  je 
vous  aime,  et  je  vous  envoie  un  gage  de  mon  fidèle  dévouement. 

(3)  Sans  date.  Inédite. 


128  R.EVÎJË    DES    DEUX    MONDES. 

seule  un  moment.  Ce  retour  au  Plessis  n'a  pas  d'autre  motif. 
Sauf  peut-être  aussi  la  passion  des  courses  à  cheval. 

«  ...  Je  désire  que  votre  esprit  charmant  se  distraie,  et 
s'amuse  autant  qu'il  en  a  besoin  pour  vivre...  Vous  ne  négligez 
que  les  humbles  et  anciens  amis  :  c'est  à  eux,  non  de  se  con- 
soler, mais  de  se  taire.  » 

Pourtant  il  ne  se  tait  pas. 

Pendant  que  Villemain  marivaude  ainsi,  il  prépare  la  suite 
d'un  travail  sur  les  Pères  de  l'Église.  Il  y  a  loin  de  la  belle 
baronne  Rose  aux  Pères  de  l'Église.  Mais  l'étude  est  le  repos  du 
philosophe,  et  la  consolation  du  sage  :  deus  nobis  haec  olia  fecit. 
Assez  fidèle  à  la  Revue,  Villemain,  pendantcette  année  1856,  lui 
donne  son  article  en  février,  sur  :  les  Chrétiens  d'Orient;  il  en 
publie  un  second  en  septembre  :  L'opinion  de  quelques  publi- 
cistes  modernes  sur  l'Angleterre;  mais  il  en  avait  promis  un 
autre  en  mars  aux  Blaze  de  Bury  pour  la  Revue,  et  c'est  au 
Correspondant  qu'il  l'apporte!  F.  Buloz  lui  en  veut  terrible- 
ment, et  surtout  il  lui  en  veut  de  l'avoir  leurré,  il  ne  le  lui 
pardonnera  pas  de  sitôt.  Aussi  traite-t-il  assez  vivement  son  au- 
teur. Cet  article  de  Villemain  sur  Astérius  éveque  d' Amasée  est 
moins  précieux  au  point  de  vue  documentaire,  qu'au  point  de 
vue  de  la  forme  que  l'écrivain  lui  donne  :  la  description  des 
paysages  y  est  charmante,  et  Villemain,  puriste,  s'y  plaît. 

La  Note  de  la  Direction  qui  accompagnait  le  travail  du  trans- 
fuge, dut  exaspérer  F.  Buloz.  Elle  se  termine  ainsi...  «  Nos  lecteurs 
nous  sauront  gré  d'avoir  accueilli  avec  empressement  cette  bonne 
fortune,  et  les  collaborateurs  habituels  du  Correspondant  s'hono- 
reront du  voisinage  d'une  si  haute  renommée  littéraire.  » 

Voici  la  lettre  de  François  Buloz  : 

26  mars  1856. 

«  Apprendrez-vous  enfin,  mon  cher  Henri,  à  connaître  cer- 
tains hommes  pour  ce  qu'ils  sont  ?  Voyez  le  Correspondant  du 
25,  et  vous  jugerez  si  Villemain  vous  a  trompés  l'un  et  l'autre, 
aussi  bien  que  nous. 

Après  de  tels  mensonges,  après  un  manque  de  foi  pareil, 
nous  avons  bien  le  droit  d'apprécier  à  sa  mesure  l'homme  qui  se 
respecte  si  peu,  qui  manque  à  sa  parole,  sans  même  l'audace  de 
ces  sortes  de  gens.  Qu'il  aille  donc  avec  la  tourbe  des  cagots,  il 

(1)  Inédite.  9  octobre,  sans  autre  date. 


FRANÇOIS    nULOZ    ET    Sr:S     \M1S.  129 

est  digne  d'èlre  au  milieu  d'eux,  après  les  avoir  décriés.  Mais 
j'espère  que  vous  et  votre  femme,  n'aurez  pas  la  môme  indul- 
gence. En  tout  cas,  je  vous  demande  instamment  de  faire  con- 
naître à  Villemain  l'opinion  que  j'ai  le  droit  d'avoir  sur  son 
compte.  Je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  que  ma  lettre  n'ait  pas  été 
remise  sur  le  champ  au  personnage. 

«  Je  garde  copie  de  celle-ci,  voilà  pourquoi  ja  la  fais  trans- 
crire par  G. (1)  » 

«  Tout  à  vous,  «  F.  Buloz.  » 

«  G'esten  vain  que  Villemain  a  voulu,  avec  sa  finasserie  ordi- 
naire, tirer  parti  de  ma  lettre  remise  samedi  seulement  ;  je  sais 
que,  dès  le  milieu  de  la  semaine  passée,  il  avait  corrigé  déjà 
deux  épreuves  de  l'article  qu'il  vous  avait  promis  solennelle-- 
ment,  et  qui,  par  conséquent,  ne  lui  appartenait  plus.  » 

Je  ne  pense  pas  que  Mm*  Blaze  de  Bury  ait  tenu  longtemps 
rigueur, à  Villemain;  le  30  juillet  1857,  il  lui  écrivait  au  châ- 
teau de  Brissac  ;  il  gémissait  toujours  : 

«  Vous  oubliez  même  les  missions  que  vous  donnez,  on  ne 
peut  seulement  vous  rendre  compte  de  vos  ordres,  jugez  ce  qu'il 
est  permis  d'espérer  de  vos  promesses.  C'est  à  faire  trembler. 

«Agréez  cependant  mille  remerciements  bien  dévoués  de  ce 

qu'il  y  a  de  si  gracieux  dans  votre  lettre.  J'espère  que  votre 

santé  (2)  et  votre  esprit  vont  se  trouver  au  mieux  de  cette  belle 

retraite,  que  vous  vous  reposerez,  que  vous  travaillerez,    que 

vous  rendrez  votre  fille  aussi  spirituelle  que  vous,  et  que  vous 

regretterez  le  mal  que  vous  avez  fait.  Je  n'espère  pas  que  votre 

repentir    aille  assez  loin  pour  consoler  celui  de  vos  amis  qui 

trouve  que  vous    ménagez  beaucoup  plus  l'amour-propre  que 

l'affection,    mais  il    n'importe,  comme    on  ne    peut    ni   vous 

oublier    quand  on  vous  a  connue,    ni  borner  son   ambition  à 

obtenir  votre  estime  littéraire,   laissez-moi  me  dire  votre  bien 

dévoué  admirateur  et  ami. 

«  Yours  for  ever. 

Ce  30  juillet  (3). 

«  Lady  Holland  m'a  écrit  une  lettre  où  elle  me  reproche  de 
n'être  pas  venu  la  voir  à  Londres.  Feriez-vous  cela  ?  » 

(1)  Gerdès. 

(2)  M°"  Blaze  de  Bury  venait  d'être  très  souffrante. 

(3)  Inédite. 

tomb  lxv.   —   1921.  0 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


* 


Henri  Dlaze  de  Bury  et  sa  femme,  séparés,  s'écrivaient 
chaque  jour.  Le  plus  souvent  Blazo  de  Bury  est  à  Paris,  et  c'est 
la  belle  Rose  qui  voyage  ;  ses  lettres  sont  datées  de  Vienne,  de 
Londres,  d'Ecosse,  —  elle  tient  son  mari  au  courant  de  ses 
démarches,  — car  ses  absences,  a  partir  de  4838-5(J  environ,  ont 
un  but  politique.  Elle  conçoit  un  projet  très  vaste,  il  faut  en 
convenir:  celui  du  relèvement  économique  de  l'Autriche; 
comme  on  le  voit,  la  baronne  Blaze  de  Bury  concevait  grande- 
ment les  choses.  A  ce  projet  elle  travailla  énergiquement  avec 
un  groupe  de  diplomates  et  de  financiers;  il  devait  aboutir 
d'abord  à  une  entente  commerciale  entre  l'Angleterre  et  l'Au- 
triche ;  la  baronne  eût  voulu  y  intéresser  la  France,  mais  celle- 
ci,  acquise  aux  projets  de  Gavour,  lui  échappa.  Cependant  une 
banque  anglo-autrichienne  fut  fondée  en  effet,  grâce  à  l'activité 
et  à  la  volonté  de  celte  femme  étonnante,  qui  se  servit,  pour 
arriver  à  ses  fins,  de  ses  relations  fort  étendues  en  Autriche  d'une 
part,  et  d'autre  part,  de  sa  nationalité  et  parenté  anglaises. 

La  banque  de  Mme  Blaze  de  Bury,  composée  d'éléments 
catholiques,  devait  faire  face  aux  éléments  israélites  trop  puis- 
sants, à  son  gré,  en  Autriche,  et  surtout  à  Vienne.  Elle  apporta 
à  l'Autriche  des  souscriptions  anglaises,  vit  l'empereur  Fran- 
çois-Joseph, lui  dénonça  le  péril  menaçant;  disait-elle,  tenta  de 
île  pousser  vers  une  Autriche  libérale...  Sur  ce  terrain-ci,  on  le 
sait,  elle  ne  fut  pas  suivie.  François-Joseph  ne  s'intéressa  pa» 
au  libéralisme  de  Mme  Blaze  de  Bury;  pourtant  un  emprunt  fut 
souscrit,  des  émissions  faites  pour  la  construction  de  nouvelles 
lignes  de  chemin  de  fer,  puis  l'Empereur  se  désintéressa  de  la 
question,  puis  vintSadowa;  Mme  Blaze  de  Bury, que  ces  intrigues 
passionnaient,  portait,  ainsi  que  ses  alliés,  une  bague  sur  laquelle 
étaient  gravés  trois  A,  ce  qui  signifiait:  Alliance  Anglaise-Au- 
trichienne. 

Pendant  ce  temps,  Blaze  de  Bury  est  au  logis.  Il  travaille 
pour  la  Hevue,  et  envoie  a  la  voyageuse  les  nouvelles  de  Paris, 
les  derniers  «  potins  »  des  Tuileries,  etc..  ;  les  lettres  s'échangent 
quotidiennes. 

Dans  une  lettre  de  1862,  Blaze  signale  l'apparition  des 
Misérables  : 

«  ...  A  propos    de  littérature,   on  a  mis  hier  en  vente  les 


FRANÇOIS    BULOZ    ET    SES    AMIS.  131 

Misérables,  de  Victor  Hugo,  et  ce  livre  est,  en  ce  moment,  le 
bruit  de  la  ville.  11  faut  voir  aussi  les  réclames  dont  on  infeste 
depuis  un  mois,  à  son  sujet,  tous  les  journaux  de  l'Europe. 
MIBe  Hugo  et  ses  fils  sont  ici,  passant  leur  vie  à  rédiger  des  an- 
nonces, et  a  voir  des  journalistes.  Cette  plaisanterie  va  môme  si 
loin  que  l'éditeur  de  l'ouvrage,  M.  Pagnerre,  rencontrant  au 
foyer  du  Vaudeville  un  de  ses  amis,  lui  disait  quelques  jours 
avant  la  mise  en  vente:  «  En  vérité,  je  ne  sais  plus  quand  nous 
paraîtrons,  les  imprimeurs  ne  nous  rendant  pas  les  épreuves. 
Impossible  d'oblenir  rien  des  ouvriers:  tous  ces  gaillards  se  sont 
mis  à  lire  en  imprimant,  et  ce  diable  de  livre  les  émeut  telle- 
ment, qu'ils  en  pleurent  toute  la  journée,  et  que  les  larmes 
leur  ôtent  la  vuel  »  Est-ce  beau  cela?  Les  imprimeurs  chômant 
pour  cause  de  sensiblerie,  et  tout  cela  à  cause  des  infortunes  de 
Fantine,  ou  de  Jean  Valjeanl  Le  livre  a  été  payé  trois  cent 
mille  francs  par  une  compagnie,  mais  ce  n'est  pas  tout,  comme 
on  a  voulu  faire  dire  en  manière  de  réclame,  que  des  traductions 
paraissaient  le  même  jour  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe, 
il  a  fallu  payer  ces  traductions  do  ses  propres  deniers  :  traduc- 
tions anglaise,  allemande,  suédoise,  danoise,  russe,  que  sais-je! 
Autant  de  frais  immenses  ajoutés  aux  trois  cent  mille  francs  et 
puis,  il  y  aura  dix  volumes,  c'est-à-dire  cinq  publications  (1).  » 

Voici  une  autre  lettre  de  Ilenri  Blaze  écrite,  je  pense,  vers 
18G4,  et  concernant  Alexandre  Dumas  père.  Plus  tard,  en  1880, 
sur  le  désir  d'Alexandre  Dumas  fils,  et  avec  ses  notes,  Henri 
Blaze  entreprit  un  livre  sur  l'auteur  des  Mousquetaires,  qui 
est  conçu  avec  admiration  et  respect;  on  y  sent  l'influence 
filiale  de  l'ami  d'Henri  Blaze,  qui  veille  à  l'exécution  de  cet 
ouvrage,  et  en  fournit  les  principaux  éléments.  Mais  dans  la 
lettre  que  l'on  va  lire,  il  n'est  question  ni  d'admiration,  ni  de 
respect,  et  le  critique,  dont  la  plume  est  acérée,  ne  se  contraint 
en  rien  lorsqu'il  écrit  à  sa  femme  ;  il  dessine,  pour  le  plaisir  de 
celle-ci,  un  Dumas  père  assez  burlesque,  et  tout  à.  fait  amusnnt. 

«  Alexandre  Dumas  a  quille  hier  Paris  subitement,  et 
l'histoire  de  ce  départ  atteint  des  proportions  si  pyramidales, 
qu'il  faut  que  l'univers  entier  en  soit  informé. 

«  L'auteur  de  Monte-Cristo  était  donc  à  Paris  depuis  un 
mois  environ,  pour  affaires  de  littérature.  Mais  ce  n'était  guère 

(1)  Inédite. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

là  qu'un  prétexte,  car  il  s'agissait  bien  plutôt  pour  lui  d'échapper 
aux  nouveaux  créanciers  qu'il  s'est  fait  pendant  cinq  années  de 
séjour  à  Naples,  où  il  exerce  comme  vous  savez  toutes  les 
industries,  depuis  celle  de  débitant  de  journaux  révolution- 
naires, jusqu'à  celle  de  marchand  de  comestibles  et  de  restau- 
rateur; or,  comme  un  de  ses  meilleurs  amis  me  le  disait  hier, 
Dumas  n'a  pas  l'habitude  de  séjourner  impunément  dans  un  pays 
quelconque  sans  y  faire  de  dettes...  Dumas  vivait  donc  depuis 
un  mois  dans  la  capitale  de  ses  triomphes  littéraires,  et  de  la 
majorité  de  ses  créanciers,  lorsqu'il  y  a  trois  jours,  l'inspiration  lui 
vient  de  fuir,  toute  affaire  cessante.  A  cette  résolution  soudaine, 
ses  intimesopposent  la  nécessité  de  rester  au  moins  vingt-quatre 
heures  de  plus,  pour  régler  certains  intérêts  en  soulTrance  . 
«  Non,  leur  répond  alors  Dumas,  il  faut  que  j'aille  à  Turin 
sans  un  quart  d'heure  de  retard,  car  je  pressens  que  mon  ami 
Garibaldi  va  faire  des  sottises.  Si  je  n'y  vais  pas,  il  est  capable 
de  s'en  retourner  k  Caprera,  et  de  cette  année  encore,  nous  ne 
pre?idrons  pas  Venise\  (sic  1)  »  L'ami  qui  me  rapportait  ces  paroles, 
vraiment  olympiennes,  les  a  entendues  de  ses  oreilles,  et  pour 
peu  que  vous  connaissiez  ce  colosse  de  hâblerie  et  de  vantardise, 
c'est  à  peine  si  elles  vous  étonneront.  » 

Chaque  événement  politique  ou  autre,  de  nature  à  inté- 
resser la  voyageuse,  est  noté  par  son  mari  dans  ses  lettres.  Voici 
Gaëtana  ;  la  pièce  d'About  eut  à  l'Odéon  la  chute  retentissante 
que  l'on  sait.  On  a  vu  que  George  Sand  compara  le  succès  de 
Villcmer  au  désastre  de  Gaëtana  (le  sort  des  deux  pièces  d'ailleurs 
fut  certainement  dû  à  des  raisons  politiques).  Or,  au  lendemain 
de  la  chute  de  la  pièce  d'Edmond  About,  le  savant  M.  Babinet, 
de  l'Institut,  rédacteur  à  la  Revue,  habitué  du  whist  hebdoma- 
daire rue  Saint-Benoit,  dînait  chez  le  prince  Napoléon  ;  Edmond 
About,  présent  aussi,  causait  dans  un  groupe;  M.  Babinet  s'entre- 
tenait avec  le  Prince  de  son  récent  voyage  en  Amérique  et 
lui  parlait  du  Niagara  :  «  Nous  avons  vu  là,  Monseigneur,  la 
plus  belle  chute  du  monde  après  Gaëtana.  » 

On  sait  combien  Henri  Blaze  et  sa  femme  furent  opposés  à 
l'Empire,  mais  les  lettres  du  mari  à  la  femme,  si  elles 
contiennent  quelques  critiques,  et  quelques  traits  à  l'adresse  du 
gouvernement  de  Napoléon  III,  sont,  en  somme,  assez  discrètes 
pour  ne  pas  éveiller  l'attention  de  la  censure  postale,  constam- 
ment en  éveil;  de  1860  à  180.",  le  thème  de  ses  lettres  consiste 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS.  133 

surtout  en  nouvelles  politiques  ou  de  cour;  il  est  souvent  ques- 
tion aussi  de  la  Jeunesse  de  Goethe,  opéra  qu'Henri  Blaze  écrivit 
en  collaboration  avec  Meyerbeer,  à  la  demande  de  celui-ci  : 
terminé  avant  la  mort  du  musicien,  il  ne  fut  jamais  joué,  et 
est  actuellement  encore  inédit  a  Berlin. 

Henri  Blaze  se  complaît  à  envoyer  à  sa  femme  toutes  les 
impressions  défavorables  au  gouvernement...  «  Il  devait  y  avoir 
pour  le  mardi  gras  une  manifestation  révolutionnaire.  Tout  le 
quartier  latin  était  convoqué  par  des  meneurs  que  l'on  a  mis 
sous  clef,  et  une  affiche  avait  été  placardée  sur  les  murs  des 
écoles,  ainsi  conçue  :  On  demande  des  ouvriers,  pour  balayer  une 
cour  et  deux  chambres.  »  Les  collèges  qui  devaient  sortir  sont 
consignés,  ainsi  que  l'école  de  Saint-Cyr;  quant  à  l'école  Poly- 
technique, le  général  qui  la  commande  rassemble  le  matin  tous 
les  jeunes  gens,  et  leur  dit  qu'il  prend  sur  lui  de  les  laisser 
sortir,  mais  que  ceux  d'entre  eux  qui  seraient  rencontrés  dans 
des  groupes,  seraient  irrévocablement  expulsés. 

«  L'adresse  du  Sénat  s'est  terminée,  mais  non  sans  avoir  pro- 
voqué dans  l'intérieur  de  la  famille  impériale,  des  irritations 
plus  graves  peut-être  que  celles  du  dehors.  Ainsi  à  l'un  de  ces 
petits  dîners  des  Tuileries  auxquels  n'assistent  que  la  famille  et 
le  service,  comme  le  prince  Napoléon  tardait  à  venir,  l'Impéra- 
trice, se  levant  tout  à  coup,  dit  tout  haut  :  «  Eh  bien  !  on  dînera 
sans  lui  ;  d'ailleurs  il  fera  tout  aussi  bien  de  ne  pas  venir,  car 
je  lui  réservais  un  compliment  qui  ne  lui  aurait  pas  été 
agréable.  »  On  dîna  donc,  le  Prince  ne  vint  pas.  Après  le  dîner, 
comme  on  était  tout  à  fait  entre  soi,  Galliffet  dit  au  Prince 
Murât  :  «  Ah  !  ça,  mais  il  se  passe  ici  d'étranges  choses,  vous 
avez  entendu  tout  à  l'heure  la  sortie  de  Sa  Majesté,  et  voici 
maintenant  ce  dont  j'ai  été  témoin  aujourd'hui. 

<(  Le  colonel  Franconnière,  aide  de  camp  du  Prince,  était 
venu  nous  voir  dans  notre  salle;  je  lui  ai  dit,  à  propos  du  der- 
nier discours  du  prince  Napoléon  :  «  Savez-vous  qu'il  est  sin- 
gulier, notre  Prince,  et  qu'il  apporte  a  la  tribune  du  Sénat  de 
drôles  d'idées  à  propos  de  l'hérédité?  »  (Ceci  est  une  allusion 
à  un  passage  du  discours,  dans  lequel  le  Prince  avait  soutenu 
que  l'Empereur  ne  régnait  que  par  le  suffrage  universel,  et  que 
désormais  il  n'y  aurait  en  France  d'autres  droits  dynastiques 
que  ceux-là).  «  Mais,  répondit  Franconnière,  ce  sont  là  les  idées 
du  Prince,  et  je  crois  aussi,  de  l'Empereur.  »  Et  Murât,  qui  avait 


134  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

écouté  Galliffet,  alla  droit  à  l'Impératrice  et  lui  raconta  l'his- 
toire. L'Impératrice  alors,  de  prendre  l'Empereur  a  partie  dans 
une  croisée,  et  de  lui  débiter  son  chapelet;  vainement  l'Empe- 
reur essayait  de  la  calmer,  car  tout  d'un  coup,  perdant  son 
sang-froid,  elle  s'écria  :  «  Oui,  Siro  I  cet  homme  est  le  lléau  de 
votre  race,  il  vous  perdra,  mais  je  vous  déclare  que  si  vous 
mourez  avant  moi,  on  me  trouvera  entre  lui  et  votre  fils!  »  Et 
à  ces  mots,  elle  quitta  la  place  ;  on  la  chercha  dans  ses  apparte- 
ments, elle  n'y  était  pas,  chez  l'Empereur  non  plus:  elle  s'était 
réfugiée  chez  le  Prince  Impérial,  qu'elle  tenait  embrassé  quand 
on  la  retrouva. 

«  L'Empereur, qui  était  sorti  du  salon,  s'approcha  alors  de 
GallilTct,  et,  sans  s'émouvoir  autrement:  «  M.  de  Galliiïet,  lui 
dit-il,  quand  vous  aurez  quelque  chose  d'important  à  dire  ici, 
adressez-vous  à  moi,  et  non  à  l'Impératrice,  dont  le  bon  cœur 
se  laisse  trop  facilement  entraîner.  » 

«  Voilà  bien  des  nouvelles,  ma  chère  adorée;  j'ajoute  que  la 
Reine  de  Saba  est  un  four,  et  qu'on  dit  de  tous  côtés  que  la 
musique  deX...  ruisselle  de  mélodies  à  côté  de  celle-là.  » 

Henri  Blaze  de  Bury,  ami  de  Meyerbeer,  et  son  collaborateur 
pour  la  Jeunesse  de  Gœthe,  critique  musical  à  la  Revue,  ne 
pouvait  manquer  de  s'intéresser  au  sort  de  l'Africaine.  Meyer- 
beer était  mort  depuis  peu  (1).  Cet  opéra  fut  représenté  en 
avril  4865.  Quelque  temps  avant  la  première,  le  critique  écrit 
à  sa  fille,  Yetta  :  «  L'Africaine  (2)  se  répète,  et  sera  donnée  en 
mars.  On  dit  que  c'est  splendide,  les  premiers  actes  surtout.  » 
Sa  chronique  du  15  mai  est  consacrée  tout  entière  à  l'opéra  de 
Meyerbeer,  et  il  semble,  d'après  celte  chronique,  que  la  mu- 
sique de  cet  opéra  souleva  en  son  temps  bien  des  polémiques, 
paraissant  aussi  révolutionnaire  sans  doute,  que  le  parut, 
quelque  temps  après,  la  musique  de  Wagner.  Mais  Henri  Blaze 
défend  énergiquement  le  musicien  mort,  et  sa  chronique  est 
curieuse.  Que  reprochait-on  à  Meyerbeer  en  1805  ?  d'être  bruyant 
et  obscur;  et  Blaze  répond  :  «  Vous  ne  comprenez  pas,  c'est 
possible  ;  en  ce  cas,  ouvrez  vos  oreilles,  ouvrez  surtout  vos 
intelligences,  et   apprenez   à  comprendre...  Ce   serait  en  effet 

(1)  Meyerbeer  mourut  en  1864. 

(2)  Tout  le  monde  ignore  que  l'idée  première  de  l'Africaine  appartient  à  Castil- 
Blaze.  11  avait  intitulé  sa  pièce  :  l'Arbre  de  Mort.  Scribe  en  eut  vent,  et  fit  la  pièce 
aveo  Meyerbeer  (II.  Blaze,  Met  Souvenirs). 


FRANÇOIS  BULOZ  ET  SES  AMIS.  135 

trop  magnifique  d'entrer  ainsi  de  plain-pied  dans  tous  les  sanc- 
tuaires de  la  pensée...  C'est  le  temps,  ne  l'oublions  pas,  qui  fait 
le  chef-d'œuvre.  Il  faut  qu'à  leur  esprit,  se  mêle  l'esprit  d'une 
génération  qui,  les  fréquentant,  les  expliquant,  s'imprègne  de 
leur  vie,  et  leur  communique  la  sienne  propre.  On  s'étonnera 
sans  doute  dans  quinze  ans,  que  la  partition  de  l'Africaine  ait 
pu  paraître  obscure  à  bien  des  critiques...  Au  reste  plus 
l'œuvre  est  magistrale,  moins  elle  échappe  à  cette  destinée...  La 
science  du  rythme  et  des  combinaisons  enharmoniques,  Spohr 
et  Mendelssohn  l'ont  eue  à  l'égal  de  Meyerbeer;  l'instinct 
suprême  des  sonorités  de  l'orchestre,  assure  à  l'auteur  de 
Tannhaùser  son  meilleur  titre  à  la  renommée...  »  Il  terminait 
ainsi:  «  Si  c'est  la  décadence,  les  musiciens  de  l'avenir  réagi- 
ront contre  ce  prétendu  vacarme  symphonique,  en  revenant  à 
la  musette  des  aïeux,  et  je  souhaite  à  leur  auditoire  bien  du 
plaisir.  Si  c'est  au  contraire  le  progrès,  comme  j'aime  à  le 
croire, -il  est  permis  de  se  faire  dès  aujourd'hui  une  assez  belle 
idée  des  générations  qui  nous  succéderont,  car  ce  ne  seront  point 
assurément  des  hommes  ordinaires,  mais  de  fiers  titans  ceux  qui, 
ayant  pris  comme  point  de  départ  en  musique  soit  la  neuvième 
symphonie  de  Beethoven,  soit  la  partition  de  l'Africaine,  trou- 
veront moyen  de  mettre  entre  ce  point  de  départ  et  le  but,  l'espace 
parcouru  par  Beethoven  et  Meyerbeer  dans  leur  carrière  (1).  » 

Cet  article,  Henri  Blaz3  de  Bury  le  signa  Lagenevais  comme 
il  faisait  quelquefois  et  il  écrivit  à  sa  femme  peu  de  temps 
après  :  «  Ce  travail  sur  l'Africaine,  tout  signé  qu'il  soit  de  Lage- 
nevais, a  remué  tout  Paris.  Tu  rirais  bien  si  tu  savais  quelle 
origine  on  prête  à  ce  pseudonyme  I  On  raconte  que  ce  nom  cache 
une  insolence  à  l'endroit  de  tous  les  griiïonnements,  et  que  ce 
Lagenevais  signifie  tout  simplement  «  là  je  ne  vais,  »  c'est- 
à-dire  :  «  Allez-y  vous  autres,  tas  de  pleutres  et  d'imbéciles, 
mais  moi  je  me  trouve  trop  grand  seigneur  pour  me  mêler  à 
la  cohue, et  je  signe  :  Là  je  ne  vais!  »  Du  diable  si  j'avais  pensé 
à  celte  interprétation,  mais  puisque  d'autres  l'ont  trouvée,  je 
l'estime  fort  drôle,  et  m'en  amuse  (2).  » 

Cette  année  18G5,  on  l'a  vu,  Mme  Blaze  de  Bury  la  passa 
encore  en  partie  à  Vienne  ;  tous  les  salons  lui  étaient  ouverts,  et 
à  côté  de  sa  vie  de  plénipotentiaire  et  d'écrivain,  elle  menait  une 

(!)  Revue  des  Deux  Mondes,  15  mai  1865. 
(2)  Inédite. 


I 36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fort  agréable  vie  mondaine.  Cependant  elle  s'attristait  souvent 
de  sentir  loin  d'elle  tous  ceux  qu'elle  aimait.  L'année  suivante, 
à  Vienne  encore,  elle  assista  chez  les  Schwarzenberg  à  une 
soirée.  Elle  vit  jouer  des  charades.  L'un  des  mots  choisis  par 
Mme  de  Mensdorff  fut  :  Revue  des  Deux  Mondes.  Ceci  l'amusa,  et 
elle  décrivit  minutieusement  chaque  lableau  à  son  mari. 
«  ttaconte  cela  à  Buloz  et  aussi  à  Forcade.  » 

Le  premier  tableau  représentait  une  Revue  de  dames 
habillées  en  soldats.  Le  deuxième,  une  partie  de  dès.  Du  troi- 
sième, elle  ne  se  souvient  pas.  Le  quatrième  tableau,  c'est  une 
leçon  de  géographie.  Enfin  voici  comment  est  résumée  la  cha- 
rade : 

«  Mme  Mensdorff  et  la  Princesse  Furstemberg,  causent  ensemble 
à  la  campagne.  Un  visiteur  leur  apporte  un  livre,  l'une  de  ces 
dames  le  prend,  et  lit  les  nouvelles  qu'il  contient,  les  nouvelles 
politiques  bien  entendu.  Elle  lit  un  passage  très  fort  sur  Bis- 
marck. On  l'interrompt  :  «  Quel  est  ce  livre?  »  et  la  réponse  : 
«  Quoil  Vous  ne  savez  pas  que  c'est  la  Revue  des  Deux  Mondes? 
—  Applaudissements  frénétiques.  —  Sensation  prolongée.  — 
Rideau.  » 

Cette  petite  attention  aimable  à  l'adresse  de  la  Revue,  divertit 
Mme  Blaze  de  Bury;  elle  y  prit  aussi  sa  part. 

Marie-Louise  Pailleron. 
(A  suivre*) 


L'ÉGLISE  FRANÇAISE 

APRÈS  QUINZE  ANS  DE  SÉPARATION 


ii  « 

LES  FIDÈLES 


Combien  y  a-t-il  de  catholiques  en  France?  Et  d'abord, 
qu'appellerons-nous  «  catholiques?  » 

Au  temps  où  les  annuaires  officiels  contenaient  an  «  État 
de  la  population  suivant  les  cultes,  »  ils  englobaient  d'office, 
en  France,  sous  la  domination  de  «  catholiques,  »  tous  les  indi- 
vidus qui,  n'étant  ni  protestants  ni  israélites,  s'abstenaient  de 
déclarer  formellement  ne  professer  aucune  religion.  La  statis- 
tique française  n'a  rien  perdu,  il  y  a  une  quarantaine  d'années, 
à  la  suppression  de  ce  classement  qui  donnait,  en  d'autres  pays 
où  il  avait  subsisté,  des  aperçus  assez  trompeurs,  pour  ne  pas 
dire  fantaisistes  :  c'est  ainsi  qu'en  Autriche-Hongrie,  quarante- 
deux  mille  habitants  sur  50  millions,  et  en  Allemagne  dix-sr/it 
mille  cinq  cents  seulement,  sur  68  millions,  figuraient  comme 
«  n'appartenant  à  aucune  confession  religieuse.  » 

Si  nous  appliquions  cette  méthode  à  la  France  de  1921, 
nous  estimerions  qu'il  n'y  a,  dans  le  diocèse  de  Paris,  qui: 
5  pour  100  de  «  non  catholiques;  »  si  nous  l'appliquions  aux 
1275  000  habitants  qui  peuplaient  les  communes  suburbaines 
du  département  de  la  Seine  lors  du  recensement  de  1912,  du 
fait  que  l'on  comptait  seulement  parmi  eux  15  700  protestants 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août. 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  3  200  juifs,  nous  en  conclurions  que  1rs  «  catholiques  »  for- 
maient plus  des  98  centièmes  du  total.  Affirmation  passablement 
absurde,  puisque  nous  savons  que,  dans  nombre  de  paroisses 
populeuses  de  la  banlieue,  aussi  bien  que  dans  celles  de  certains 
arrondissements  excentriques  de  la  capitale,  la  proportion 
actuelle  des  non  baptisés  varie  du  tiers  à  la  moitié  de  la  popu- 
lation. 

Mais  suffit-il  qu'un  adulte  ait  reçu,  entre  les  bras  de  sa  nour- 
rice, le  sacrement  du  baptême,  pour  être  compte  au  nombre  des 
calboliques  effectifs,  c'est-à-dire  des  croyants  ou  des  «  fidèles?  » 
N'avons-nous  pas  sous  les  yeux  des  exemplaires  notables  de 
Français  baptisés  qui  sont  des  zélateurs  d'athéisme,  à  tout  le 
moins  des  antiebrétiens  passionnés?  Cela  n'est  pas  le  propre  de 
notre  pays,  ni  de  notre  temps;  il  en  a  été  de  même  dans  tous 
les  siècles,  et  le  contraire  se  voit  également  :  le  christianisme 
prôné  ou  soutenu  par  des  gens  qui  n'étaient  pas  baptisés.  Pour 
n'être  pas  suspect  de  faire  des  personnalités  parmi  les  contem- 
porains, je  me  contenterai  de  citer  les  illustres  exemples  de 
l'empereur  Julien  l'Apostat,  baptisé  de  très  bonne  heure,  et 
celui  tout  contraire  de  son  prédécesseur  Constantin  qui,  lui, 
bien  que  favorable  aux  chrétiens,  ne  voulut  recevoir  le  baptême 
qu'à  l'article  de  la  mort,  quelques  jours  avant  de  rendre  le 
dernier  soupir. 

Il  existe  encore  parmi  nous,  suivant  la  vieille  formule  impé- 
riale, des  «  protecteurs  de  la  Religion,  »  qui  prétendent  l'im- 
poser, mais  n'ont  point  de  goût  à  la  pratiquer.  Nous  nous  gar- 
derons de  classer  parmi  les  fidèles  l'engeance  de  ces  cléricaux 
non  catholiques  qui,  séparant  le  Culte  de  la  Foi  et  l'Eglise  de 
l'Evangile,  se  tlattent  de  ressusciter  ce  qui,  précisément,  était 
odieux  au  peuple  autant  que  funeste  au  clergé  :  le  «  bras  sécu- 
lier »  du  dogme,  la  superstructure  vieillie  d'un  catholicisme 
temporel  qui  devrait  payer  de  soi-disant  «  privilèges,  »  au  prix 
de  la  «  liberté  »  chèrement  achetée. 

A  l'autre  bout  de  l'échelle,  échelle  dont  les  degrés  supérieurs 
ne  sont  atteints  que  par  très  peu  d'occupants,  on  aperçoit  les 
chrétiens  parfaits  :  ceux-là  observent  intégralement  le  précepte 
évangélique  de  l'amour,  qui,  obéi  à  la  lettre  par  l'humanité, 
changerait  la  face  du  monde.  Il  est  clair  en  effet  qu'une  société 
dont  tous  les  membres  auraient  un  tel  oubli  de  soi,  une  telle 
honte,  une  telle  tendresse  mutuelle,  aurait  par  là  même  réalisé 


l'église  française  après  quinze  ans  de   séparation.      1!V.> 

un  paradis  volontaire,  assez  différent  du  paradis  obligatoire  que 
maint  système  politique  se  Halte  d'organiser  à   coups  de  bâton. 

Entre  ces  disciples  modèles  da  Christ,  élite  sainte  qui,  par 
un  renversement  d'équilibre  des  motifs  humains,  se  voue  pour 
l'amour  des  autres  aux  besognes  ingrates,  répugnantes  et  dan- 
gereuses, soins  aux  malades,  idiots,  aliénés,  inlirmes,  entretien 
des  vieillards,  des  pauvres,  des  enfants,  des  abandonnés,  orphe- 
linats, asiles,  refuges,  prisons,  le  tout  gratuitement  ou  pour  un 
morceau  de  pain;  entre  ces  corvéables  volontaires,  bienfaiteurs 
par  vocation,  et  la  foule  qualifiée  «  chrétienne,  »  parce  qu'elle 
est  baptisée,  s'étageut  des  catégories  multiples  de  créatures  plus 
ou  moins  attachées  au  culte  et  observatrices  des  commande- 
ments :  d'abord  ceux  qui  veulent  un  prêtre  et  une  église,  bien 
qu'ils  n'usent  ni  de  l'un  ni  de  l'autre;  mais  pour  qui  l'église  et 
le  prêtre  représentent  sans  doute  une  tradition  ou  un  idéal 
inavoué. 

C'est  ainsi  que,  dans  tel  diocèse  assez  peu  fervent,  l'évêque, 
au  moment  de  la  Séparation,  ayant  provoqué  un  référendum 
et  fait  demander  par  les  curés  à  leurs  paroissiens  s'ils  enten- 
daient garder  leurs  églises  et  leurs  prêtres,  aider  au  maintien  et 
à  la  célébration  du  culte,  etc.,  sur  240  000  habitants  il  n'y  en 
eut  qu'une  dizaine  de  mille  qui  répondirent  d'une  manière 
négative  ou  douteuse.  Mais,  parmi  ces  230000  qui  se  déclarent 
théoriquement  catholiques  et  entendent  demeurer  tels,  quelle  est 
la  proportion  de  catholiques  «pratiquants?  »  Beaucoup  moindre 
assurément,  même  si  l'on  se  contente,  pour  leur  appliquer  cette 
épithète.de  l'assistance  habituelle  à  la  messe  du  dimanche. 

On  observera  d'ailleurs  que  le  degré  de  religion  pratique 
de  nos  concitoyens  varie  beaucoup,  d'une  région  à  l'autre,  sur 
le  territoire  de  notre  république.  Dans  tel  diocèse  règne  l'indif- 
férence, dans  tel  autre  la  dévotion.  Dans  l'Ouest,  les  cinq  dépar- 
tements de  l'ancienne  Bretagne;  Séez  et  Coutances  en  Norman- 
die, c'est-à-dire  l'Orne  et  la  Manche;  Laval  dans  le  Maine;  dans 
l'Est  Beiley,  Saint-Dié,  Chambéry;  dans  le  Midi  Rodez,  Mende, 
Auch,  Dax,  Cahors,  sont  peuplés  de  catholiques  exacts  observa- 
teurs, en  majorité,  des  commandements  de  leur  Eglise;  et  le 
vote  de  ces  départements  n'est  pas  acquis  pour  cela  à  une  poli- 
tique bien  réactionnaire;  comme  on  peut  s'er*  rendre  compte 
par  les  noms  d'hommes  célèbres  ou  voyants  qu'ils  ont  envoyés 
à  la  Chambre  :    depuis  Jules  Ferry,  l'élu  du  diocèse  de  Saint- 


140  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Die  (Vosges),  où  le  plus  grand  nombre  des  électeurs  vont 
à  la  messe  et  font  leurs  Pâques,  jusqu'à  M.  Malvy,  représentant 
des  campagnes  du  diocèse  de  Cahors,où  95  pour  100  des  hommes 
vont  à  la  messe  et  où  les  deux  tiers  font  leurs  Pâques.  Dans  le 
diocèse  de  Belley,  correspondant  au  département  de  l'Ain, d'opi- 
nion plutôt  avancée,  2  hommes  sur  3  et  8  femmes  sur  10  com- 
munient à  Pâques  ;  il  ne  s'y  fait  pas  chaque  année  plus  de  4  ou 
5  mariages  civils  et  l'on  n'y  compte  que  40  non-baptisés  sur  une 
population  de  342000  âmes,  dont  1000  protestants. 

En  contraste  formel  avec  ceux-là  sont  par  exemple  les  diocèses 
de  Blois,  de  Langres,  de  Sens  ou  de  Troyes,  où  domine,  non 
pas  l'hostilité,  —  toujours  et  partout  exceptionnelle,  —  mais 
l'insouciance  religieuse,  dans  les  campagnes  aussi  bien  que 
dans  les  villes.  Pour  réconforter,  —  par  comparaison,  —  le  clergé 
de  la  cathédrale  de  Gap  (Hautes-Alpes)  qui  déplore  de  n'avoir, 
sur  1 000  habitants,  que  5  ou  600  hommes  fidèles  à  la  commu- 
nion pascale,  on  lui  pourrait  citer  le  cas  de  l'ancienne  capitale 
de  Champagne,  Troyes,  où  l'on  considère  comme  merveilleux 
d'avoir  ce  même  chiffre  de  600  communions  d'hommes  à  Pâques... 
sur  une  population  de  55000  âmes  1  Dans  les  campagnes  de  ce 
département  de  l'Aube,  bien  peu  de  paroisses  comptent  un  ou 
deux  hommes  faisant  leurs  Pâques;  il  y  en  a  30  au  chef- 
lieu  de  la  sous-préfecture  réputée  la  moins  étrangère  au 
culte  et,  dans  celle  qui  se  montre  le  plus  éloignée  de  tout 
sacrement,  où  la  moitié  des  enfants  ne  sont  pas  même  présentés 
au  baptême,  sur  quatre  soldats  de  telle  paroisse  tués  à  l'ennemi 
au  cours  de  la  dernière  guerre,  pas  un  n'était  baptisé. 

Fait  local,  à  la  vérité,  borné  ici  à  quelques  cantons.  En 
effet,  dans  le  sein  du  même  diocèse,  cohabitent  à  peu  de  distance 
des  citoyens  de  mentalités  très  diverses,  sinon  opposées;  aussi 
bien  à  Digne,  en  Provence,  où  personne  en  certaines  paroisses 
et  tout  le  monde  en  d'autres  accomplit  les  devoirs  religieux, 
qu'en  Flandre,  dans  le  diocèse  de  Cambrai,  où  les  districts 
agricoles  sont  en  majorité  pratiquants,  tandis  que  dans  les 
districts  miniers  ou  industriels  la  fréquentation  des  sacrements 
est  presque  nulle  du  côté  des  hommes  et  peu  suivie  par  les 
femmes. 

Dans  les  campagnes  rouennaises,  le  «  pays  de  Caux  »  est  bien 
plus  religieux  que  le  «  pays  de  Bray;  »  dans  le  diocèse  d'Autun, 
(Sdône-et-Loire),  dans  le  Charolais,  presque  toutes  les  femmes  et 


l'église  française  après  quinze  ans  de  séparation.      l»-l 

la  plus  grande  partie  des  hommes  vont  à  la  messe  et  font  leurs 
Pâques;  dans  l'Autunois,  c'est  seulement  la  moitié  des  femmes 
et  un  quart  des  hommes;  dans  le  Ghàlonnais,  et  le  Maçonnais, 
pays  de  vigne,  grande  indifférence.  Dans  telle  portion  du 
diocèse  d'Aix  (Bouches-du-Rhùne)  la  pratique  de  la  communion 
pascale  est  générale,  les  abstentions  sont  une  petite  minorité  ; 
dans  telle  autre  portion,  c'est  tout  le  contraire.  Dans  les  diocèses 
de  Lyon  et  de  Saint-Etienne,  les  pays  de  montagne,  Tarare  et 
les  environs,  sont  des  centres  de  traditionalisme  religieux;  de 
même,  dans  les  campagnes  de  la  Loire,  la  grande  majorité  des 
hommes  et  des  femmes  va  à  la  messe  et  fait  ses  Pâques;  le 
Beaujolais  au  contraire  est  indifférent,  comme  l'agglomération 
lyonnaise  ;  on  veut  seulement  le  prêtre  avant  de  mourir. 

Le  diocèse  d'Angers  compte  cinq  arrondissements  :  Segré  et 
Gholet  où  les  pratiques  religieuses  sont  générales;  Bauge  et 
Saumur  où  elles  le  sont  beaucoup  moins,  surtout  les  parties  qui 
confinent  à  la  Touraine  et  à  laSarthe,  Angers  enfin  qui  tient  le 
milieu  entre  les  deux  états.  A  Moulins  qui,  sur  300  communes, 
possède  157  écoles  libres,  et  où  pourtant  l'effectif  des  hommes 
et  jeunes  gens  pratiquant  au-dessus  de  seize  ans  n'est  que  de 
18  à  20  pour  100,  la  population  religieuse  est  groupée  surtout 
dans  les  paroisses  montagneuses,  confinant  à  1  Auvergne  et  à  la 
Loire.  Le  diocèse  de  Pamiers  (Ariège)  compte  aussi  300  paroisses 
sur  lesquelles  il  n'en  est  que  20,  —  dix  petites  et  dix  grandes,  — 
où  la  majorité  des  femmes  n'assiste  pas  à  la  messe  ;  mais  dans 
un  tiers  du  diocèse,  où  les  hommes,  en  majorité,  font  leurs 
Pâques,  les  préceptes  de  l'Église  sont  beaucoup  plus  observés 
que  dans  les  deux  autres  tiers.  Dans  le  diocèse  de  Carcassonne 
(Aude),  l'un  des  plus  indifférents  qu'il  y  ait  en  France,  l'arron- 
dissement de  Castelnaudary  possède  cependant  une  majorité 
d'hommes  pratiquants. 

Dans  la  Haute-Loire  :  arrondissement  de  Brioude,  peu  de 
monde  à  la  messe,  un  maigre  noyau  pour  les  Pâques;  arrondis- 
sements du  Puy  et  d'Yssingeaux,  le  plus  grand  nombre,  sans  dis- 
tinction de  sexe,  assiste  à  la  messe  et  fait  ses  Pâques.  Là  où  le 
protestantisme  est  le  plus  répandu,  la  ferveur  des  catholiques 
n'en  paraît  nullement  influencée  dans  un  sens  ou  dans  l'autre; 
tel  diocèse,  comme  La  Rochelle,  étant  assez  tiède  et  tel  autre, 
comme  Albi,  fort  attaché  à  sa  foi.  Même,  dans  chacun  de  ces 
diocèses,  d'un  arrondissement,  d'un  canton  à  l'autre,  la  qualité 


142  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  catholiques  varie  sensiblement  :  ainsi,  dans  le  canton  de 
Surgères  (Charente-Inférieure),  sur  11200  catholiques  1550  seu- 
lement, dont  13G  hommes,  vont  a  la  messe,  tandis  que,  dans  le 
canton  de  Cozes  (même  département),  sur  8300  calholiqu 
2  !>00  d'entre  eux,  dont  870  hommes,  assistent  régulièrement  à 
la  messe  dominicale.  Dans  le  Tarn,  la  proportion  des  catholiques 
hommes  communiant  à  Pâques  est  des  trois  quarts  dans  les 
arrondissements  de  Castres  et  de  Lavaur,  de  moitié  dans  celui 
d'Albi,  d'un  tiers  seulement  dans  celui  de  Gaillac. 

Et  non  seulement  lus  pratiques,  et  sans  doute  les  croyances, 
varient  ainsi  à  quelques  lieues  de  distance,  mais  elles  varient 
tantôt  pour  un  sexe,  tantôt  pour  l'autre  :  il  est  certain  que  le 
nombre  des  femmes  pratiquantes  est  en  général  plus  grand  que 
celui  des  hommes,  mais  ce  n'est  pas  vrai  partout,  et  surtout  les 
deux  sexes  ne  sont  pas  partout,  à  ce  point  de  vue,  dans  le  même 
rapport  vis-à-vis  l'un  de  l'autre.  Dans  celte  géographie  reli- 
gieuse, on  peut  admettre  que  lescampagnes  pratiquent  plus  que 
les  villes,  les  pays  pauvres  plus  que  les  riches,  les  paysans  plus 
que  les  ouvriers. 

En  conclura-t-on  que  le  Dieu  de  l'Evangile  est  exclusive- 
ment rural,  qu'il  plait  mieux  à  la  montagne  qu'à  la  plaine  et 
moins  aux  pays  de  vigne  qu'aux  pays  d'élevage;  qu'il  est  fait 
pour  les  individus  de  moindre  instruction,  de  moindre  valeur 
sociale,  de  moindre  indépendance  d'esprit;  qu'il  ne  convient 
plus  aux  citadins?  On  aurait  grand  tort,  et  le  mouvement 
actuel  du  catholicisme  français  prouve  tout  le  contraire.  Il  y  a 
déjà  longtemps  que  l'incroyance  ou  l'indifférence  règne  dans 
les  centres  urbains;  elle  était  seulement  rriasquée,  au  début 
du  xixe  siècle,  par  une  armature  extérieure,  une  volonté  du 
pouvoir  officiel  et  des  anciennes  classes  dirigeantes  de  main- 
tenir un  christianisme  légal  «  pour  le  peuple,  »  ce  qui  est  pro- 
prement tout  le  «  cléricalisme.  » 

Mais,  pour  leur  compte  personnel,  comment  se  comportaient 
ces  «  amis  de  la  religion?  »  Sous  la  Restauration,  où  l'on  se 
figure  que  la  dévotion  était  effective  parmi  les  défenseurs  «  du 
trône  et  de  l'autel,  »  la  bonne  compagnie  en  général  n'avait 
guère  de  goût  pour  les  sacrements;  à  telle  enseigne  que, 
dans  un  chef-lieu  comme  Amiens,  il  n'y  avait  pas,  sous 
Charles  X,  vingt  hommes  de  la  bourgeoisie  qui  fissent  leurs 
Pâques.! 


l'église  française  après  quinze  ans  de  séparation.     143 

Villes  ou  campagnes,  de  l'aveu  do  toutos  les  autorités  com- 
pe'tentes,  le  déclin  des  pratiques  religieuses  est  très  antérieur  h 
la  République  de  1870;  en  certains  diocèses,  on  le  fait  même 
remouler  au  jansénisme.  Ce  qui  est  récent,  c'est  un  réveil,  un 
renouveau  chrétien;  et  le  plus  curieux,  c'est  que  ce  renouveau 
se  manifeste  surtout  dans  les  villes,  par  des  œuvres,  des  patro- 
nages de  jeunesse,  par  l'afllucnce  croissante  d'hommes  qui 
tiennent  à  assister  à  la  messe  le  dimanche,  môme  en  des  localités 
où  régnait  dès  longtemps  une  hoslil t le  connue  :  à  la  cathédrale 
de  Sens,  15 000  communions  maintenant  dans  une  année,  au 
lieu  de  35000  il  y  a  dix  ans;  à  Auxerre,  40  000  communions  par 
an  de  plus  que  naguère. 

Cela'  prouve  seulement,  dira-t-on,  que  la  foi  augmente  en 
intensité  dans  une  minorité  agissante,  mais  non  qu'elle  gagne 
en  étendue  dans  la  masse;  il  est  bien  clair  que,  pour  le  diocèse 
de  Paris,  le  chiffre  de  six  millions  d'hosties  consacrées  distri- 
buées annuellement  signifie  qu'un  dixième  des  Parisiens  sans 
doute  pratique  la  communion  fréquente,  puisque  les  neuf 
autres  dixièmes  s'en  abstiennent  totalement;  attendu  que,  s'il 
y  a  12000  Pâques  à  Saint-Sulpice  sur  39  000  paroissiens  et 
10  000  à  Ghaillot  sur  25  000  paroissiens,  il  n'y  en  a  que  1  000  à 
Saint-Ambroise-Popincourt  sur  90  000  et,  à  Sainte-Marguerite, 
6  500  sur  9G000. 

Ces  9G000  «  paroissiens  »  du  faubourg  Saint-Antoine  ne 
sont  peut-être  pas  de  très  bons  catholiques;  mais  le  sont-ils 
beaucoup  moins  que  ce  paysan  du  Berry  qui,  se  rendant  en 
pèlerinage  avec  ses  moutons  à  la  chapelle  éloignée  d'un  saint, 
renommé  protecteur  de  la  race  ovine,  passe  le  dimanche  de- 
vant l'église  de  son  village  sans  se  soucier  d'y  entrer  pour 
entendre  la  messe,  et  comme  on  lui  en  fait  le  reproche  :  «  Oh  ! 
répond-il,  avec  le  bon  Dieu  on  s'arrange  toujours,  mais  avec 
ces  ehtis  saints-là,  c'est  si  vengeancieuxl  »  Il  est  possible  que, 
dans  cinquante  ans,  ce  berger  berrichon  cesse  de  ménager  des 
saints  qu'il  ne  croira  plus  redoutables;  il  est  possible  aussi  qu'à 
la  môme  époque  le  Parisien  des  faubourgs  ait  retrouvé  le  chemin 
de  l'église. 

Du  moins,  c'est  le  mouvement  qui  se  dessine  un  peu  partout 
en  France  :  la  foi,  qui  s'attiédit  dans  les  champs,  se  réchauffe 
dans  les  agglomérations  urbaines  de  chaque  diocèse  :  en  Bour- 
gogne comme  en  Normandie,  en  Orléanais  comme  en  Gham- 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagne,  en  Limousin,  en  Roussillon  ou  en  Lorraine;  dans  le 
Midi  aussi  bien  que  dans  le  Centre  ou  le  Nord,  l'autorité  reli- 
gieuse est  unanime  à  constater  un  mouvement,  d'ailleurs  anté- 
rieur à  la  guerre  de  1914,  par  suite  duquel  le  nombre  des 
hommes  pratiquants  est  sensiblement  plus  élevé  qu'avant  la 
Séparation.  Ici,  l'hostilité  a  disparu,  remplacée  même  quelque- 
fois par  une  bonne  volonté  sympathique;  ailleurs,  le  «  respect 
humain,  »  la  honte  bizarre  et  toute  moderne  qu'éprouvaient 
certains  croyants  à  s'avouer  tels,  non  seulement  a  disparu, 
mais  la  jeunesse  principalement  se  plaît  à  manifester,  en  des 
groupements  et  associations  multiples  de  propagande  et  de  cha- 
rité, sa  conviction  et  sa  pratique  du  catholicisme. 

C'est  ainsi  que  les  œuvres  sont  partout  en  croissance  dans 
les  villes.  Il  s'en  crée  sans  cesse  de  nouvelles  et  elles  trouvent 
toujours  de  l'argent  en  abondance.  Que  Paris  où  le  denier  du 
culte  rapporte  annuellement  1500  000  francs,  en  donne  à  peu 
près  autant  pour  diverses  destinations  pieuses  :  chapelles  de 
secours  (300  000  fr.),  séminaires,  écoles  et  Institut  catholique 
(ensemble  160000  fr.),  Propagation  de  la  Foi  (120  000  fr.), 
Denier  de  Saint-Pierre  (70  000  fr.)  et  vingt  autres,  soit  tempo- 
raires comme  la  Basilique  du  Sacré-Cœur,  soit  permanentes 
comme  l'«  œuvre  de  Saint-François  de  Sales;  »  que  la  plupart 
des  diocèses  trouvent  aussi,  chacun  en  proportion,  —  et  quel- 
ques-uns au  delà  des  proportions,  —  de  leur  richesse  et  de  leur 
population,  le  moyen  de  subvenir  à  des  fondations  charitables, 
telles  que  fourneaux  économiques,  dispensaires,  vestiaires, 
caisses  des  familles,  maisons  des  apprentis,  bibliothèques,  etc., 
tout  cela  pourrait  être  attribué  à  un  noyau  de  bourgeois  pieux, 
disposés  à  ouvrir  libéralement  leur  bourse. 

Mais  depuis  quinze  ans,  un  peu  partout,  se  manifeste,  par 
les  «  Cheminots  catholiques,  » —  50  000  adhérents,  —  les  em- 
ployés de  grands  magasins,  les  midinettes,  les  «  Associations  des 
chefs  de  famille,  »  les  «  Fédérations  de  Jeanne  d'Arc,  »  les 
«  Jeunesses  catholiques,  »  les  conférences  et  congrès  diocésains 
d'hommes  et  de  jeunes  gens,  la  volonté  nouvelle  et  résolue  de 
citoyens  de  toute  condition,  unis  par  la  foi  en  dehors  et  au- 
dessus  de  toute  politique,  d'affirmer  publiquement  leurs  croyances 
religieuses. 

Ce  mouvement  est  remarquable  en  ce  que,  déclenché  durant 
la  période  comprise  entr.^  la  Séparation  et  la  Guerre,  ses  adhé- 


l'église  française  après  quinze  ans  de  séparation.      145 

rents  ne  pouvaient  être  suspects  d'aucune  vue  intéressée  :  ils  ne 
devaient  pas  se  flatter,  en  agissant  ainsi,  d'être  admis  à  puiser  peu 
ou  prou,  dans  le  trésor  des  faveurs,  des  profits,  de  ces  innom- 
brables avantages  matériels  ou  honorifiques,  que  réservait  le 
Pouvoir,  il  y  a  cent  ans,  aux  membres  de  la  Congrégation,  il  y 
a  quinze  ans,  aux  membres  de  la  Franc-Maçonnerie.  Un  illustre 
chirurgien  nous  contait  un  soir  s'être  fait  franc-maçon  «  pour 
embêter,  »  disait-il,  un  confrère  en  faveur  auprès  des  ministres 
et  dont  il  croyait  avoir  à  se  plaindre.  En  qualité  de  président 
d'une  Loge,  il  se  trouva  plus  tard  à  son  tour,  appelé  à  procéder 
à  l'initiation  des  nouveaux  adeptes  de  l'ordre  :  l'un  de  ces  néo- 
phytes qu'il  interrogeait,  suivant  la  formule  rituelle,  sur  «  le 
motif  qui  le  poussait  à  solliciter  son  admission  dans  la  Franc- 
Maçonnerie,  »  lui  fit  ingénument  cette  réponse  :  «  C'est  afin 
d'obtenir  les  palmes  d'officier  d'académie!  » 

Quoique  aucune  palme  ne  récompense  de  nos  jours  la  pro- 
fession de  catholicité,  non  seulement  il  se  voit  des  centaines  de 
milliers  de  Français  pour  se  livrer,  en  apôtres  laïques,  à  la  pro- 
pagande de  la  parole  et  de  l'exemple,  mais  il  s'en  trouve  dos 
millions  qui  témoignent,  par  des  actes  formels  et  répétés,  de 
l'attachement  à  leur  culte.  Et,  quoique  le  fait  soit  de  nature  à 
étonner,  l'effectif  de  ces  chrétiens  pratiquants  est  beaucoup  plus 
grand  qu'il  y  a  trente  ans.  Les  chiffres  donnés  par  Taine,  en 
1890,  dans  son  Régime  moderne  ne  correspondent  plus  du  tout 
a  la  réalité,  ni  à  Paris,  ni  en  province.  Les  chiffrés  actuels 
leur  sont  de  beaucoup  supérieurs;  et  l'on  constaterait  qu'ils  le 
sont  aussi  sans  aucun  doute  a  ceux  de  la  seconde  moitié  du 
xixe  siècle,  si  l'on  disposait  pour  cette  période  de  statistiques 
comparatives  un  peu  étendues. 

En  1847,  un  prêtre  bien  connu,  l'abbé  Petitot,  curé  de  Saint- 
Louis  d'Antin,  estimait  à  2  millions  seulement,  sur  une  popu- 
tion  de  32  millions,  le  nombre  des  Français  allant  h  confesse. 
Cette  appréciation  pourra  passer  pour  pessimiste;  mais  l'abbé 
Bougaud,  —  évêque  lui-même  plus  tard,  —  écrivait  sous  le 
second  Empire  :  «  Je  connais  un  évêque  qui,  arrivant  dans  son 
diocèse,  eut  l'idée  de  se  demander,  sur  les  400000  âmes  qui  lui 
étaient  confiées,  combien  il  yen  avait  qui  faisaient  leurs  Pâques. 
Il  en  trouva  37  000?  »  Et  Mgr  Dupanloup,  dans  une  lettre  pas- 
torale de  1851,  considère,  dit-il,  «  qu'il  répond  à  Dieu  de  près 
de  350  000  âmes  dont  il  y  en  a  à  peine   45  000  qui  remplissent 

TOME    LXV.      -     {021  'A 


140  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  devoir  pascal.  »  Or,  aujourd'hui,  ce  même  diocèse  d'Orléans 
en  compte  plus  de  100000.  Et,  suivant  l'autorité  épiscopale,  le 
nombre  des  communions  fréquentes  ou  de  dévotion  y  est  quinze 
fois  plus  élevé  qu'il  n'était  naguère. 

Pour  tel  diocèse  do  l'ancienne  Normandie,  une  statistique 
locale,  récemment  faite  dans  42)  paroisses  peuplées  de 
218  000  habitants,  fournit  un  chill're  de  120  000  communions 
pascales,  soit  une  proportion  de  43  pour  100,  très  supérieure 
évidemment  à  la  moyenne  de  la  France. 

Quelle  est  donc  la  moyenne  de  la  France?  Sans  disposer, 
pour  l'intégralité  du  territoire,  de  chiffres  aussi  détaillés  que 
celui  qui  précède,  les  renseignements  suffisamment  précis  que 
j'ai,  —  non  compris  Paris  dont  il  a  été  parlé  ci-dessus,  — 
recueillis  sur  Gl  diocèses,  m'autorisent  à  les  classer  en  trois 
catégories  :  1°  ceux  que  l'on  "peut  appeler  «  religieux,  »  au 
nombre  de  27,  où  la  majorité  des  femmes  vont  à  la  messe  et 
font  leurs  Pâques  et  où  les  hommes,  pour  moitié,  vont  à  la 
messe  et,  pour  un  quart,  font  leurs  Pâques;  2°  ceux  que  nous 
qualifions  de  «  lièdes,  »  au  nombre  de  28,  où  la  majorité  des 
femmes  vont  aussi  à  la  messe,  mais  où  seulement  la  moitié  font 
leurs  Pâques,  et  où  les  hommes  pour  un  tiers  seulement  vont  à 
la  messe  et  ne  font  la  communion  pascale  que  dans  la  propor- 
tion de  12  à  25  pour  100;  3°  ceux  enfin,  au  nombre  de  18,  qui 
méritent  de  passer  pour  «  indiiïérents,  »  parce  qu'une  minorité 
seulement  de  femmes  y  vont  à  la  messe  et  que  l'efleclif  de  la 
population  masculine  communiant  à  Pâques,  est  inférieur  à 
12  pour  100. 

«  Indifférents,  »  ai-je  dit,  sont  nos  concitoyens  de  ces  dix- 
huit  départements,  mais  non  point  «  antireligieux,  »  puisque 
presque  tous  tiennent  b.  faire  baptiser  leurs  enfants  et  se  font 
eux-mêmes  marier  et  enterrer  à  l'église. 

Ces  G7  départements  comprennent  une  population  totale 
d'environ  28  millions  d'àmes,  qui  doit  être  considérée  comme 
représentant  à  peu  près  l'opinion  moyenne  de  la  France,  — sauf 
Paris  et  la  Seine  avec  leurs  4  millions  et  demi  d'habitants;  — 
attendu  que,  parmi  les  6  millions  que  j'ai  dû,  faute  de  réponses 
des  autorités  compétentes,  laisser  de  côté,  se  trouvent  des  dio- 
cèses de  la  première  catégorie,  comme  Nantes  ou  Bayonne,  et 
des  diocèses  de  la  troisième  comme  Chartres  ou  Limoges. 

On  peut  donc  estimer  que,  pour  l'ensemble  du  territoire,  — 


l'église   française   après  quinze   ans   DE   SÉPARATION.       147 

Paris  el  les  trois  départements  d'Alsace  el  do  Lorraine  misa  part, 
—  sur  les  31  millions  d'individus  des  deux  sexes  qui  peuplent 
notre  République,  10  millions  environ  sont  des  c  illioliques  pr  iti- 
quants,  tG  à  17  millions  s'acquittent  plus  ou  moins  des  devoirs 
imposés  par  l'église,  mais  en  remplissent  cependant  une  partie, 
comme  l'assistance  intermittente  à  la  messe  du  dimanche;  el 
7  à  8  millions  seulement,  parmi  lesquels  un  petit  groupe  nette- 
ment hostile,  vivent  sans  souci  d'aucun  culte  et,  bien  que 
baptisés,  ne  sont  chrétiens  que  de  nom. 

Tel  parait  être,  après  quinze  années  de  séparation  d'avec 
l'Etat,  l'étiage  des  croyances  françaises.  On  ne  saurait  soutenir 
sérieusement  que  le  pays  s'est  «  déchristianisé.  »  On  pourrait 
plutôt  affirmer  le  contraire,  et  que  c'est  précisément  parce  que 
la  foi  catholique  a  gagné  du  terrain  sous  un  régime  dont  ses 
amis  s'effrayaient  tant  et  dont  ses  ennemis  espéraient  tout;  c'est 
précisément  parce  que  l'opinion  du  pays  est  devenue  plus  favo- 
rable à  l'Eglise,  que  les  pouvoirs  publics  viennent  de  renouer 
aujourd'hui  des  rapports  diplomatiques  avec  le  Vatican. 

Le  plus  illustre  des  archevêques  de  Paris  au  xixe  siècle, 
Mgr  Affre,  en  délicatesse  avec  les  ministres  du  roi  Louis-Phi- 
lippe qui,  disait-il,  «  ne  voyaient  dans  la  religion  qu'une 
machine  gouvernementale,  »  écrivait  à  Monlalembert  :  «  Je 
suis  pour  la  liberté  donnée  au  clergé  comme  aux  autres 
citoyens,  parce  qu'on  ne  peut  rien  lui  donner  d'aussi  pré- 
cieux. »  Cette  liberté,  que  possèdent  les  autres  citoyens,  de 
s'associer  et  de  posséder  en  société,  le  clergé  ne  la  possède  pas 
dans  notre  démocratie,  après  cinquante  ans  de  République  et 
quinze  ans  de  séparation.  Mais,  dùt-il  attendre  encore  son 
admission  au  droit  commun  des  Français,  il  a  prouvé,  durant, 
ces  quinze  années,  que,  même  traité  en  paria,  il  pouvait  vivre, 
se  renouveler  et  multiplier  ses  recrues  par  la  seule  vertu  de  son 
enseignement  et  de  son  exemple. 

Et  il  est  très  important  que  cette  preuve  ait  été  faite  et 
qu'elle  apparaisse  à  tous  les  yeux:  h  ceux  des  catholiques,  pour 
qu'ils  gardent  jalousement  cette  indépendance  qui  fait  leur 
force,  comme  à  ceux  des  indifférents,  hostiles  au  cléricalisme, 
pour  qu'ils  ne  croient  pas  que  jamais  certaines  formes  de  «  pro- 
tection »  de  l'État  puissent  être  à  nouveau  souhaitées,  ni  même 
acceptées  par  l'Eglise  de  France. 

De  protecteur  l'Église  en  a  un,  le  Ghrisl    et  je  pense  qu'il 


148  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  suffit.  Mais  elle  peut  le  faire  mieux  connaître  à  ceux  qui 
l'ignorent  ;  car  le  Ghristest  à  peu  près  inconnu  parmi  notre  peuple. 
Combien  y  a-t-il  d'ouvriers  d'usines  qui  se  soient  entretenus 
avec  lui  ?  Un  théologien  trop  zélé  relevait,  sous  Pie  X,  comme 
une  erreur  inhérente  au  «  modernisme,  »  —  on  disait  sous 
Léon  XIII  «  américanisme  »  et  sous  Pie  IX  «  libéralisme,  »  — 
celte  proposition  que  :  «  il  faut  abandonner  les  procédés  et  la 
méthode  dontlescatholiquesont  usé  jusqu'à  ce  jour  pour  ramener 
les  dissidents,  afin  de  lui  en  substituer  une  autre  à  l'avenir  » 
Or,  pratiquement,  l'Eglise  n'a  cessé  de  changer  «  ses  pro- 
cédés »  et  «  sa  méthode,  »  afin  de  ramener  les  dissidents.  Son  apos- 
tolat, son  instruction,  son  prosélytisme,  se  sont  modifiés  cons- 
tamment, en  prenant  sans  cesse  d'autres  formes,  en  tenant  un 
autre  langage,  pour  se  plier  aux  temps,  aux  lieux,  aux  circons- 
tances, et,  l'on  peut  en  être  sur,  elle  continuera  à  s'y  plier  pour 
accomplir  sa  mission.  La  foi  ne  changera  pas,  mais  les  formes 
contingentes  de  l'Eglise  changeront;  elles  ne  font  pas  autre 
chose  depuis  dix-neuf  cents  ans.  Les  changements  dans  l'avenir 
ne  pourront  jamais  être  plus  grands,  quelque  grands  qu'ils 
soient,  que  les  changements  dans  le  passé. 

Par  exemple,  la  désignation  des  évêques.  Lors  de  la  première 
nomination,  celle  qui  fut  faite  à  Jérusalem,  au  lendemain  de 
l'Ascension  du  Christ,  les  onze  apôtres  ne  voulurent  pas  pro- 
céder seuls  au  remplacement  de  Judas.  Ils  y  convièrent  des 
disciples  qui  formèrent  avec  eux  un  collège  électoral  de  cent 
vingt  personnes,  disent  les  Actes,  etcomme  deux  candidats  pré- 
sentés se  partageaient  les  suffrages,  on  tira  leurs  noms  au  sort, 
en  priant  Dieu  de  choisir  le  plus  digne. 

De  là  aux  élections  populaires  des  premiers  siècles,  puis  aux 
élections  capitulaires  du  moyen  âge,  il  y  avait  encore  moins  de 
distance  qu'il  n'y  en  eut  depuis  que  Je  droit  d'éleclion,  dont 
les  chapitres  furent  dépossédés  par  le  Concordat  de  1516,  se 
trouva  transféré  au  roi  seul  en  échange  du  cadeau  fait  à  la 
cour  de  Rome  des  Annales,  —  un  an  de  revenu  de  tous  les 
bénéfices  français  à  chaque  vacance.  —  Et  depuis  que  ce  droit 
royal  a  disparu  par  la  séparation  de  1905,  qui  semblait  rendre 
naturellement  au  clergé  français  ses  antiques  prérogatives,  le 
Saint-Siège  a  cru  devoir  se  réserver  à  lui  seul  le  recrutement 
des  premiers  pasteurs  en  France,  comme  il  en  use  dans  les  pays 
de  missions  d'Afrique  ou  d'Asie...    sans  doute  jusqu'à  ce  qu'un 


L  EGLISE    FRANÇAISE    APRES    QUINZE    ANS    DE    SÉPARATION.        149 

nouveau  statut  intervienne  pour  l'Église  de  France,  dans  un 
délai  plus  ou  moins  bref 

L'Eglise  a  donc  varié  dans  ses  ministres  et  leur  mode  de 
recrutement,  dans  sa  discipline,  sa  hiérarchie,  ses  rites,  dans 
la  forme  de  ses  sacrements.  Et  de  même  que  ses  dogmes  se  sont 
lentement  fixés,  affirmés,  précisés,  sous  le  coup  de  fouet  de 
l'hérésie  qui  la  guettait  sans  cesse,  et  que  sa  discipline  s'est 
renforcée  et  raidie  contre  la  tendance  perpétuelle  au  relâche- 
ment que  renferment  toutes  institutions  humaines,  son  ensei- 
gnement aussi  a  subi  nombre  d'évolutions  et,  avouons-le,  connu 
certaines  éclipses. 

Les  personnes  un  peu  au  courant  de  l'histoire  religieuse 
savent  que  c'est  à  peine  depuis  300  ans  qu'existe  en  France  la 
formation  doctrinale  actuelle  :  le  séminaire  pour  les  clercs,  le 
catéchisme  pour  les  fidèles.  Il  n'y  avait  sous  Henri  IV  ni  caté- 
chisme, ni  séminaire,  et  l'ignorance  était  grande  aussi  bien 
chez  les  laïques  que  chez  les  prêtres.  Parmi  ces  derniers,  plusieurs 
ne  savaient  même  pas  la  formule  de  l'absolution.  A  Paris,  dans 
le  quartier  Saint-Sulpice,  M.  Olier  en  trouva  qui,  devant  un 
autel  élevé  à  Beelzebulh,  se  livraient  aux  superstitions  des 
sorciers. 

Depuis  longtemps  on  parlait  de  «  dresser  des  séminaires;  » 
au  concile  provincial  de  Tours  en  1583,  les  prélats  avaient 
décidé  qu'ils  seraient  établis  'partout  «  sous  trois  ans  ;  »  mais, 
cinquante  ans  après,  il  n'y  en  avait  encore  nulle  part.  A  Tours, 
justement,  il  n'y  en  eut  un  qu'en  1662.  Un  immeuble  de  la  rue 
du  Chardonnet  devint  en  1644  le  séminaire  officiel  de  la  capi- 
tale ;  encore  le  diocèse  de  Paris  n'était-il  pas  propriétaire  du 
local;  on  ne  songea  à  l'acheter  qu'en  1660,  cinq  ans  après  la 
mort  de  Bourdoise,  le  fondateur. 

Quant  au  peuple,  privé  d'instruction,  il  ignorait  parfois 
jusqu'à  l'existence  de  Dieu;  le  «  catéchisme,  »  qui  date  de  la 
même  époque,  fut  donc  une  nouveauté  utile,  un  bienfait  pour 
les  pasteurs  et  pour  le  troupeau.  Cet  abrégé  populaire  de  théo- 
logie, qui  condensait  le  dogme  catholique,  s'adressait  à  une 
masse  inculte,  docile,  religieuse  d'instinct,  qui  «  voulait  croire  » 
et  ne  savait  pas  au  juste  «  ce  qu'il  fallait  croire.  »  Ce  petit  livre 
parut  si  commode  qu'il  sembla  devoir  suffire  à  tout. 

Gomme  le  protestantisme  affectait  au  même  temps  de  s'ins- 
pirer uniquement  des  Écritures,  que  chacun  pouvait  entendre  à 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  puis1,  sans  intermédiaire  outre  soi  cl  l'Esprit-Saint,  il  fut 
juge  prudent,  pour  parer  an  danger  de  l'interprétation  indivi- 
duelle, (1  ■  ne  poinl  familiariser  les  catholiques  avec  l'Ancien 
cl  le  Nouveau  Testament,  rarem  ni  traduits  en  langue  vulgaire. 
La  lecture  de  la  liible,  sans  permission,  passa  même  pour 
interdite  parmi  eux. 

Or  il  esl  arrive  que  les  lomps  ont  marché  et  que  les  itle'es 
oui  évolué:  par  exemple,  nul  hérésiarque  n'a  de  nos  jours  grande 
chance  de  faire  ses  frais  ;  un  Luther  surgirait  dem  lin  qu'il  n'en- 
trainerail  pas  cinq  cenls  personn  ss.  Vieillis  el  vus  d'un  certain 
angle,  les  spécialistes  qui  ont  la  prétention  de  tondre  les  mys- 
tères de  trop  près,  paraissent  un  peu  bouffons  d'expliquer  ce 
qu'ils  déGn Usent  eux-mêmes  inexplicable.  Pour  nos  contempo- 
rains, la  foi  est  devenue  un  bloc,  qu'ils  admettent  ou  rejettent 
sans  discussion  ;  ils  croient  tout  ou  rien  et,  d'après  la  statistique 
des  consciences  que  nous  avons  tenlée  ci-dessus,  il  semble  bien' 
qu'une  bonne  moitié  des  Français  mâles  soient  dans  le  dernier 
cas.  Ils  ne  croient  pas  et,  tout  au  contraire  des  masses  du 
xvue  siècle,  ils  ne  vrillent  pas  croire.  Le  christianisme  leur  est 
suspect  et,  d'ailleurs,  ils  ne  le  connaissent  pas.    ' 

L'Église  catholique  française  se  contentera-t-elle  de  la  mi- 
norité des  fidèles,  plus  ou  moins  pratiquants,  qui  composent  sa 
clientèle  actuelle,  où  le  sexe  faible  tient  la  plus  grande  place?  Se 
résoudra-t-elle  à  négliger  et  à  ignorer  les  millions  d'hommes 
qui,  présentement,  n'ont  point  souci  d'elle?  Qui  pourrait  le 
croire? 

Comment  s'y  prendra-t-elle  pour  pénétrer  ces  foules,  fer- 
mées enapparence  au  spiritualisme  et  que  toute  théologie  fait 
sourire?  Par  quel  levain  nouveau  fera-t-elle  fermenter  cette 
pâte  humaine?  C'est  son  affaire;  il  serait  malséant  à  un  laïque 
de  soufller  le  prédicateur.  Nous  nous  bornerons  à  une  simple 
remarque  :  en  Angleterre  ou  aux  Etals-Unis  il  n'y  a  peut-être 
pas  plus  de  foi  positive  qu'en  France;  seulement,  en  ces  deux 
pays  le  Christ  est  un  personnage  universellement  «  sympa- 
thique. »  Il  est  sympathique  parce  qu'il  est  connu  et  il  est 
connu  parce  que  les  habitants  sont  imbibés  de  l'Evangile,  dont 
le  texte  leur  est  familier. 

C'est  beaucoup;  c'est,  j'imagine,  le  meilleur  point  de  départ 
pour  la  propagande  religieuse  de  nos  jours.  Celui  qui  aura 
l'ait  connaissance   avec   la  personne  humaine  de  Jésus,  en  s'en- 


l'éclise  française  après  quinze  ans  de  séparation,      loi 

trelenant  avec  lui,  aura  vraisemblablement,  comme  le  soldat  juif 
qui  refusait  de  l'arrêter,  l'impression  que  «  jamais  homme  n'a 
parlé  comme  cet  homme-là.  »  11  serait,  en  tout  cas,  surprenant 
qu'il  le  put  haïr. 

Certes,  le  prêtre  calholique  ne  peut  prétendre  créer  la  foi, 
puisqu'il  enseigne  lui-même  que  la  foi  est  une  «  grâce.  »  Mais 
il  peut  mettre  le  «  Fils  de  l'homme  »  en  communication  avec 
ceux  qui  l'ignorent  et  leur  inspirer  ainsi  la  curiosité  de  savoir 
si  ce  personnage  est  vraiment  le  Dieu  qu'il  dit  é/re,  ou  seule- 
ment quelque  illuminé  semi-imposteur. 

Quelle  que  soit  d'ailleurs  l'Églisede  demain,  il  est  aujourd'hui 
démontré  que  la  confiscation  des  biens  meubles  et  immeubles, 
séculiers  et  réguliers,  la  suppression  du  budget  des  cultes  et  le 
renvoi  du  clergé  des  logis  qu'il  occupait  il  y  a  quinze  ans 
(évêchés  ou  presbytères)  ne  lui  ont  pas  porté  le  préjudice  que 
les  uns  espéraient  et  que  redoutaient  les  autres. 

Même  son  prosélytisme  au  dehors  n'a  pas  souffert  :  élite 
et  force  du  catholicisme  mondial,  fidèles  et  clergé  fran- 
çais rayonnent  dans  l'univers:  sur  8  millions  de  francs  que 
recueille  annuellement  l'œuvre  internationale  delà  Propagation 
de  la  Foi,  la  France  en  fournit  5  à  elle  seule;  et,  parmi  les 
missionnaires  des  deux  sexes  et  de  toutes  nations  morts  l'an  der- 
nier sur  la  surface  du  globe  à  leur  poste  d'évangélisation,  les 
trois  cinquièmes,  —  60  sur  100,  —  étaient  des  missionnaires 
français. 

La  France  officielle  pouvait,  suivant  qu'elle  le  jugeait  ou  non 
avantageux  à  notre  pays,  rétablir  ou  ne  pas  rétablir  des  rela- 
tions protocolaires  et  galonnées  avec  ce  que  les  hommes  d'Etat 
de  l'ancien  régime  nommaient  la  «  Cour  de  Rome;  »  la  chose 
n'avait  pas,  au  point  de  vue  religieux,  l'importance  que  quelques 
personnes  se  figurent.  Ces  uniformes  et  la  diplomatie  tempo- 
relle qu'ils  représentent  sont  des  ornements  aussi  accessoires 
du  Vatican,  que  peuvent  l'être  la  garde  bariolée  des  Suisses  ou 
la  tiare  aux  trois  couronnes  sur  la  tète  de  celui  qui,  tenant  la 
place  de  l'apôtre  Pierre,  a  comme  tel,  au  regard  des  catholiques, 
le  pouvoirde  lier  et  de  délier  dans  le  ciel. 

Georges  d'Avenel. 


SOUVENIRS 

DE 

SAINT-DENIS  dit   ALI 

SECOND  MAMELUCK  DE  L'EMPEREUR 

LA  VIE  A  SAINTE -HÉLÈNE 

XI.    —   LA  JOURNÉE    DE   L'EMPEREUR 

A  Sainte-Hélène,  pas  plus  qu'antérieurement,  n'ayant  tenu 
aucun  journal,  je  me  bornerai  à  décrire  les  choses  comme  je  l'ai 
fait  jusqu'alors  et  telles  que  ma  mémoire  me  les  a  conservées. 
N'ayant  aucun  ouvrage  ni  aucune  date  qui  puissent  me  servir 
de  guide,  je  caserai  les  articles  séparés  à  peu  près  au  hasard. 

Quand  l'Empereur  habitait  les  Briars,  il  se  mettait  en  uni- 
forme des  chasseurs  à  cheval  de  la  garde.  11  avait  porté  ce  cos- 
tume à  bord  du  Bellérophon  et  du  Northumberland,  et,  bien 
entendu,  le  chapeau  à  cornes  et  la  cocarde  tricolore.  Celte 
cocarde,  plus  tard,  il  la  supprima.  Peu  après  son  installation  à 
Longwood,  il  mit  d'abord  un  habit  de  chasse  à  tir,  et  quand 
celui-ci,  après  avoir  été  retourné,  fut  devenu  par  trop  mauvais, 
il  le  remplaça  par  un  habit  bourgeois,  vert  ou  brun,  je  ne  me 
rappelle  pas  bien  lequel.  Le  dimanche,  il  en  mettait  un  bleu, 
également  bourgeois.  Ces  trois  habits-ci  étaient  coupés  sur  le 
même  patron.  Constamment,  lorsqu'il  s'habillait,  il  portait  le 
grand-cordon  de  la  Légion  d'honneur  (ce  cordon  était  sans 
croix  et  sous  l'habit)  et  la  plaque  sur  l'habit.  En  militaire 
comme  en  bourgeois,  il  mettait  un  gilet-veste  de  piqué  ou  de 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  juin,  l'r  juillet,  1"  août. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  J  53 

Casimir  blanc,  petites  poches  figurées,  culolte  courte  de  Casimir 
à  petit  pont  avec  poches.  Il  ne  portait  jamais  d'autres  bas  que 
des  bas  de  soie,  ayant  une  couronne  au  coin;  des  boucles  d'or 
sur  ses  souliers;  celles-ci  étaient  rondes  et  ornées  de  petites 
rosaces.  Celles  des  jarretières  de  la  culotte  étaient  également 
d'or  à  petits  dessins  et  un  peu  plus  longues  que  larges.  Toujours 
il  mettait  une  cravate  de  mousseline  et  un  col  de  soie  noire 
plissé,  lequel  était  bouclé  derrière  par  une  boucle  d'or  carrée 
et  étroite.  En  incognito,  il  mettait  une  redingote  verte  et  un 
chapeau  rond.  La  redingote  grise  n'était  mise  qu'avec  1  uniforme. 

Lorsque  l'Empereur  fit  travailler  dans  ses  jardins,  il  avait 
une  veste  de  chasse  et  un  pantalon  à  pieds  de  nankin,  un  cha- 
peau de  paille  à  large  bord,  garni  d'un  petit  ruban  noir;  aux 
pieds  des  pantoufles  rouges  ou  vertes.  A  la  main,  il  avait  ordi- 
nairement une  petite  queue  de  billard  en  bois  de  rose,  qui  lui 
servait  en  même  temps  de  bâton  et  de  toise.  Dans  sa  chambre, 
il  avait  une  redingote  de  piqué  pour  robe  de  chambre,  un  pan- 
talon à  pieds  de  futaine  blanche  ou  de  molleton,  ses  pantoufles 
aux  pieds  et  un  madras  sur  la  tête.  Excepté  la  circonstance  des 
jardins,  il  était  vêtu  ainsi  une  partie  de  la  journée;  il  s'y  trou- 
vait à  l'aisa.  S'il  allait  se  promener  dans  ses  jardins  pendant  la 
matinée,  ce  qui  lui  arrivait,  à  vrai  dire,  tous  les  jours,  il  n'avait 
pas  d'autre  vêtement.  Dans  les  quatre  premières  années,  il  fai- 
sait sa  toilette  tous  les  jours,  à  moins  qu'il  ne  se  trouvât  indis- 
posé. C'était  ordinairement  vers  les  trois  heures  qu'il  s'habil- 
lait. Il  ne  faisait  sa  barbe  que  tous  les  deux  ou  trois  jours. 

Lorsqu'il  était  habillé,  avant  de  sortir  de  sa  chambre,  il 
garnissait  les  poches  de  son  habit  d'un  mouchoir,  d'une  taba- 
tière, d'une  petite  lorgnette  et  d'une  bonbonnière  en  écaille, 
dans  laquelle  il  y  avait  du  jus  de  réglisse,  et  quelquefois,  s'il 
était  enrhumé,  de  la  pâte  de  jujube,  mais  jamais  autre  chose.  Il 
ne  mettait  jamais  de  gants,  si  ce  n'est  quand  il  devait  monter 
à  cheval,  et  encore  les  mettait-il  plutôt  dans  sa  poche  qu'à  ses 
mains. 

L'Empereur  ne  portait  d'autre  bijou  qu'une  montre  d'or, 
après  laquelle  était  une  chaîne  des  cheveux  de  l'impératrice 
Marie-Louise.  A  celle-ci  était  une  clé  d'or  et  un  petit  cachet  de 
même  métal,  sur  lequel  était  gravée  une  N  couronnée.  Au 
centre  du  dessous  de  la  montre,  il  y  avait  gravé  un  petit  B.  Dans 
la  dernière  année  de  l'exil,  l'Empereur  a  échangé  cette  montre-ci 


154  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  celle  du  Grand-Maréchal  ;  il  dit  en  la  lui  mettant  dans  les 
mains  :  «  Celle-ci  a  marqué  l'heure  de  mes  batailles.  » 

L'Empereur  avait  plusieurs  tabatières  dont  il  se  servait 
habituellement;  elles  étaient  en  écaille  doublée  d'or,  et,  sur  le 
couvercle  de  chacune,  des  médailles  antiques,  grecques  ou 
romaines,  en  argent,  enchâssées  dans  un  cercle  d'or.  Une  de  ces 
tabatières  avait  à  la  partie  inférieure  de  l'ouverture  une  petite 
médaille  en  or  de  Timoléon.  La  forme  de  ces  tabatières  était  : 
les  unes  ovales,  les  autres  carrées,  celles-ci  plus  longues  que 
larges,  les  angles  coupés.  Il  y  en  avait  deux  autres  également 
en  écaille  doublée  d'or;  sur  l'une  était  le  portrait  de  l'Impé- 
ratrice, et  sur  l'autre  un  enfant  nu,  qui  était  le  Roi  de  Rome. 
D'abord  il  s'était  servi  de  ces  deux  tabatières  comme  des  autres, 
mais  ensuite  il  les  fit  mettre  de  côté. 

Dans  une  boite,  que  l'on  nommait  la  boite  aux  tabatières, 
l'Empereur  avait  encore  d'autres  tabatières  ou  boites  avec  mé- 
daillons, peintures  et  camées.  La  plus  belle  était  carrée  et  ornée 
d'un  camée  antique  d'Alexandre  le  Grand.  Il  y  en  avait  une 
autre  ronde  et  d'un  assez  grand  modèle,  mais  d'un  travail  ordi- 
naire, ornée  de  deux  grandes  médailles  en  or;  dessus  était 
François  Ier  et  dessous  Charles-Quint,  etc. 

L'Empereur  était  d'une  sobriété  exemplaire.  Elevé  dans  la 
classe  ordinaire  de  la  société,  il  avait  conservé  dans  les  gran- 
deurs les  habitudes  de  son  jeune  âge.  Les  mets  les  plus  simples 
étaient  ceux  qui  lui  convenaient  le  mieux.  Par  exemple,  il  était 
délicat  à  l'extrême;  la  moindre  chose  contre  la  propreté,  ou  le 
mauvais  accommodement  lui  donnait  de  la  répugnance.  Il  pré- 
férait un  bon  potage,  et  un  bon  morceau  de  bouilli  à  tous  les 
mets  composés  et  succulents  que  ses  cuisiniers  pouvaient  lui 
faire.  Des  œufs  à  la  coque  ou  sur  le  plat,  une  omelette,  un  petit 
gigot,  une  côtelette,  un  filet  do  bœuf,  de  la  poitrine  de  veau 
sur  le  gril,  ou  une  aile  do  poulet,  des  lentilles,  dus  haricots  en 
salade  étaient  les  mois  qu'on  lui  servait  habituellement  à  ses 
déjeuners.  Sur  sa  table,  pour  ce  repas,  il  n'y  avait  jamais  que 
deux  plats,  dont  un  de  légumes,  précédés  d'un  potage. 

Le  dincr  était  plus  composé,  la  table  plus  abondamment 
servie;  mais  toujours  il  no  mangeait  que  les  choses  les  pi  us  sim- 
plement arrangées,  soit  viandes,  soit  légumes.  Un  morceau  de 
fromage  de  parmesan  ou  de  roquefort  était  la  clôture  de  ses 
repas.  S'il  arrivait  qu'on  eût  quelques  fruits,  on  les  lui  servait, 


SOUVEMRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  1  •"<•"' 

mais  s'il  en  mangeait,  ce  n'était  que  fort  peu;  d'une  poire  ou 
d'une  pomme,  par  exemple,  il  n'en  prenait  qu'un  quartier;  du 
raisin,  qu'un  petit  grappillon.  Ce  qu'il  aimait  beaucoup, 
c'étaient  les  amandes  fraîches.  Il  en  était  tellement  friand, 
qu'il  mangeait  presque  toute  l'assiettée.  Il  aimait  aussi  les 
gaufres  roulées,  dans  lesquelles  on  avait  mis  un  peu  de 
crème.  Deux  ou  trois  pastilles  étaient  tout  ce  qu'il  prenait  de  la 
sucrerie.  Après  ses  repas,  déjeuner  ou  dîner,  on  lui  donnait  un 
peu  de  café,  dont  il  laissait  souvent  une  bonne  partie.  Jamais 
de  liqueurs.  Etant  à  bord  du  Northumberland,  h  la  table  de 
l'amiral,  ebaque  jour,  au  dîner,  on  lui  offrait  un  petit  verre 
d'une  liqueur  quelconque;  rarement  il  y  portait  les  lèvres;  il 
se  plaisait  seulement  à  en  aspirer  le  parfum. 

Sa  nourriture  avait  été  à  Paris  ce  qu'elle  était  h.  Sainte- 
Hélène;  mais  ici  manquaient  la  qualité,  la  variété  des  mets  et 
leur  recherche.  Ce  dont  il  se  plaignait  souvent,  c'était  de  ne 
pas  trouver  de  viande  tendre.  Sa  boisson  a  Sainte-Hélène  était 
du  claret  (Bordeaux);  en  France,  elle  avait  été  du  chamberlin. 
Il  buvait  rarement  sa  demi-bouteille  et  toujours  niellant  autant 
d'eau  que  de  vin.  Presque  jamais  de  vins  fins.  Quelquefois,  dans 
la  journée,  il  buvait  un  verre  de  vin  de  Champagne,  mais  jamais 
sans  y  joindre  pour  le  moins  autant  d'eau  ;  c'était  une  limonade. 
Le  temps  employé  à  ses  repas  n'était  guère  plus  de  quinze  ou 
vingt  minutes;  mais,  à  Sainte-Hélène,  si  le  temps  était  mauvais, 
il  faisait  durer  le  dessert  pendant  assez  longtemps,  en  s'am  usant 
à  lire  à  haute  voix  un  acte  d'une  comédie,  d'une  tragédie  ou 
quelque  pièce  de  vers  ou  toute  autre  chose. 

Après  le  départ  de  M.  de  Las  Cases  et  du  général  Gourgaud, 
l'Empereur  aimait  assez  à  prendre  son  déjeuner  en  plein  air 
dans  un  de  ses  jardins,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  d'un  autre,  en 
compagnie  du  général  Monlholon  et  quelquefois  aussi  du  Grand- 
Maréchal,  quand  celui-ci  était  appelé  ou  venait  voir  l'Empereur. 

Ordinairement,  vers  les  cinq  heures,  cinq  heures  et  demie, 
six  heures  du  malin,  l'Empereur  sonnait  le  valet  de  chambre 
de  service,  faisait  tirer  les  rideaux  de  ses  fenêtres  et  ouvrir  ses 
persiennes.  «  Quel  temps  fait-il?  —  Sire,  il  fait  beau.  — 
Donne-moi  ma  robe  de  chambre,  mon  pantalon.  »  On  lui 
passait  l'un  et  l'autre  et  on  lui  chaussait  ses  pantoufles.  «  Ouvre 
les  portes,  les  fenêtres,  disait-il;  laisse  entrer  l'air  que  Dieu  a 
fait.  »  C'était  une  phrase  dont  il  se  servait  quand  il  était  de 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bonne  humeur.  «  Appelle  Montholon.  »  Il  passait  dans  le  jardin 
en  chantant  quelque  air  d'anciens  opéras  qu'il  avait  retenus. 
Si  le  temps  était  mauvais,  brumeux  ou  qu'il  plût,  il  disait  : 
<(  Maudit  pays:  il  fait  toujours  mauvais  1  »  Apres  s'être  fait 
passer  ses  vêtements,  il  se  mettait  à  son  bureau  et  écrivait  ou 
bien  s'allongeait  sur  son  canapé  et  s'amusait  à  lire.  Autrement, 
il  allait  se  promener  dans  le  salon  et  le  parloir  et  regardait  avec 
sa  lunette  par  les  petites  ouvertures  faites  aux  lames  des  per- 
siennes.  S'il  avait  fait  appeler  M.  de  Montholon,  ils  se  prome- 
naient ensemble  jusqu'à  l'heure  du  déjeuner.  Le  déjeuner  fini, 
l'Empereur  et  M.  de  Montholon  continuaient  à  se  promener 
ensemble  encore  une  heure  à  peu  près,  et  ensuite  l'Empereur 
rentrait  dans  son  intérieur,  se  mettait  sur  son  canapé  ou  à  son 
bureau  ou  dans  son  lit.  Assez  souvent,  quand  il  était  au  lit,  il  se 
faisait  faire  la  lecture  par  Marchand  et  cette  lecture  durait  quel- 
quefois deux  ou  trois  heures  de  suite.  Soit  que  l'Empereur  se 
fût  reposé,  soit  qu'il  eût  travaillé,  il  faisait  sa  toilette  vers  les 
trois  heures. 

L'Empereur  habillé,  il  sortait  de  son  intérieur  et  faisait  de 
nouveau  appeler  M.  de  Montholon,  avec  lequel  il  allait  se  pro- 
mener dans  les  jardins,  et,  vers  les  quatre  ou  cinq  heures,  ils 
rentraient  pour  le  dîner.  —  Si  le  temps  était  humide,  pluvieux, 
l'Empereur  entrait  au  salon  où  M.  de  Montholon  venait  le 
joindre,  et,  la  table  de  jeu  d'échecs  mise  devant  le  canapé,  ils 
faisaient  ensemble  quelques  parties  avant  l'heure  du  diner. 
Quelquefois  ils  se  promenaient  dans  le  salon  et  le  parloir. 
L'heure  du  repas  arrivé,  on  mettait  le  couvert  sur  un  guéridon 
qui  était  au  milieu  du  salon,  si  l'Empereur  n'en  ordonnait 
autrement.  La  première  partie  du  diner  était  lestement  faite  ; 
mais  souvent,  lorsque  le  dessert  était  sur  table,  l'Empereur 
demandait  tel  ou  tel  livre,  soit  de  vers,  soit  de  prose,  et  ren- 
voyait les  deux  personnes  de  service,  le  maître  d'hôtel  et  le  valet 
de  chambre,  en  leur  disant  «  Vous  autres,  allez  diner.  Dans 
une  demi-heure,  vous  reviendrez  me  donner  mon  café.  »  La 
demi-heure  écoulée,  on  le  retrouvait  quelquefois  à  table,  quelque- 
fois se  promenant  dans  le  parloir,  ou  dans  les  jardins,  si  le  temps 
permettait  qu'il  mit  les  pieds  dehors.  Dès  qu'il  avait  pris  le  café, 
il  faisait  appeler  le  Grand-Maréchal,  et  tous  les  trois  se  prome- 
naient dans  la  grande  allée  du  jardin,  qui  était  la  promenade 
habituelle  de  la  soirée. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  I  '">" 

Pendant  les  deux  premières  années  du  séjour  de  Longwood, 
c'est-à-dire  jusqu'au  départ  successif  de  M.  de  Las  Cases  et  du 
général  Gourgaud,  l'Empereur  dinait  avec  toutes  les  personnes 
de  sa  suite,  à  l'exception  cependant  du  Grand-Maréchal  et  de 
Mme  Bertrand;  et  ensuite,  jusqu'au  départ  de  Mme  de  Montholon, 
il  avait  invité  tantôt  le  Grand-Maréchal  seul,  tantôt  avec  la 
comtesse,  une  autre  fois  M.  et  M'"e  de  Montholon,  une  autre  fois 
tous  ensemble.  Souvent  aussi  il  lui  arrivait  de  diner  seul. 
Depuis  le  départ  de  sa  femme,  le  général  de  Montholon  mangeait 
presque  constamment  avec  l'Empereur,  à  moins  que  celui-ci  ne 
fût  indisposé  ou  ne  voulût  prendre  que  peu  de  chose.  L'Empe- 
reur sentait  que  l'état  d'un  homme  abandonné  à  lui-même  était 
chose  fort  triste,  surtout  pour  celui,  qui,  comme  M.  de  Montho- 
lon, venait  de  voir  récemment  s'éloigner  sa  famille.  Le  Grand- 
Maréchal,  n'étant  pas  dans  les  mêmes  conditions  que  M.  de 
Montholon,  n'était  pas  aussi  fréquemment  invité.  Entouré  d'une 
nombreuse  famille,  le  Grand-Maréchal  avait  maison  montée,  et 
tout  se  faisait  chez  lui  ou  du  moins  en  grande  partie  ;  c'eût  élé 
une  trop  grande  gêne  pour  lui  et  les  siens,  d'être  astreints  à 
venir  prendre  constamment  leurs  repas  à  Longwood,  particu- 
lièrement dans  les  mauvais  temps,  sa  maison  étant  éloignée  de 
trois  ou  quatre  cents  pas  de  celle  de  l'Empereur. 

La  promenade  durait  jusque  sur  les  huit  ou  neuf  heures.  A 
cette  heure-ci,  le  cordon  des  factionnaires  de  l'enceinte  de 
Longwood  se  rapprochait  autour  de  la  maison.  Alors  l'Empe- 
reur rentrait  dans  son  intérieur  et  ces  messieurs  s'en  allaient 
chacun  chez  soi.  Quelquefois  cependant  l'un  d'eux  était  retenu. 
L'Empereur  appelait  Marchand  pour  achever  de  le  déshabiller, 
car  il  n'était  pas  plus  tôt  dans  sa  chambre,  qu'il  jetait  son  chapeau 
sur  le  tapis,  se  dépouillait  de  son  habit,  ôtait  son  cordon,  son 
gilet,  son  col,  sa  cravate,  ses  bretelles  ;  tout  était  ça  et  là  autour 
de  lui.  S'il  voulait  travailler,  on  lui  passait  sa  robe  de  chambre  et 
son  pantalon.  Si,  en  se  couchant,  il  n'avait  pas  grande  envie  de 
dormir,  il  faisait  rester  celui  de  ces  deux  messieurs  dont  il  s'était 
fait  suivre,  ou  Marchand.  De  bonne  humeur,  il  causait;  de  mau- 
vaise, il  ne  disait  mot,  si  ce  n'est  une  parole  par  ci  par  là.  Celui 
qui  était  auprès  de  lui  restait  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  congédié 
ou  qu'il  se  fût  endormi.  Lorsque  l'Empereur  se  couchait  tard, 
le  valet  de  chambre  de  service  était  presque  toujours  sûr  de 
passer  une  bonne  nuit;  maiss'il  se  mettait  de  bonne  heure  au  lit, 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  devait  s'attendre  que,  vers  les  une  ou  deux  heures,  il  sonne- 
rail,  demanderait  do  la  lumière  et  se  mettrait  à  travailler. 
Parfois,  à  celle  heure-là,  il  commandait  un  bain  qu'il  prenait 
ou  ne  prenait  pas  ou  qu'il  ne  prenait  qu'au  jour.  Quand,  après 
avoir  travaillé,  il  voulait  se  recoucher,  il  avait  souvent  la  com- 
plaisance d'éteindre  lui-môme  son  (lambeau  pour  ne  pas 
déranger  le  valet  de  chambre. 

Si  des  nuits  sa  passaient  bien,  combien  d'autres,  et  en 
grand  nombre,  se  passaient  mail  Quand  il  rentrait  un  peu  tard 
do  la  promenade  et  qu'il  y  avait  attrapé  de  l'humidité,  le  plus 
souvent  il  avait  le  cerveau  pris;  on  était  presque  assuré  de 
passer  une  nuit  blanche,  s'il  se  levait  après  le  premier  sommeil. 
Alors  il  éternuait  et,  après  les  éternuements,  venait  une  toux  qui 
s'augmentait  do  plus  en  plus  et  ne  cessait  qu'avec  peine.  Il  prenait 
comme  calmant  du  thé  do  feuilles  d'oranger,  avec  une  cuillerée 
de  sirop  de  capillaire  ou  autre  et  buvait  ce  thé  jusqu'à  ce  que  les 
quintes  se  fussent  un  peu  apaisées.  Il  toussait  tellement  fort 
qu'on  l'entendait  de  toutes  les  parties  de  la  maison.  Pondant  une 
ou  deux  heures  que  durait  la  crise,  il  ne  cessait  do  tousser.  Enfin 
il  avait  la  poitrine  si  fatiguée  dos  efforts  qu'il  avait  faits,  qu'il 
était  contraint  de  se  recoucher  et,  moitié  dormant,  moitié 
veillant,  il  gagnait  le  jour.  Si  quelquefois  le  rhume  n'était  que 
passager,  quelquefois  aussi  il  durait  plusieurs  jours;  mais 
dans  ce  cas-ci,  il  ne  sortait  plus  de  sa  chambre,  et  mangeait 
fort  peu  :  une  soupe  à  la  Reine,  un  peu  de  thé,  ou  un  ou  deux 
œufs  lui  suffisait.  Quand  il  était  dans  cet  état  de  malaise,  à 
peine  permettait-il  qu'on  ouvrit  la  porte  pour  entrer  chez  lui 
ou  en  sortir  :  il  ne  pouvait  souffrir  le  moindre  air. 

Pendant  ces  nuits  de  toux,  le  valet  de  chambre  de  service 
était  fort  gêné.  Comme  il  n'y  avait  de  feu  nulle  part,  il  fallait 
qu'on  en  fit  dans  la  chambre  de  l'Empereur  avec  du  bois 
presque  vert,  et  aussi  devait-on  avoir  la  précaution  d'avoir  une 
certaine  quantité  de  broussailles  sèches  ou  de  copeaux,  pour 
favoriser  la  combustion  ;  et  c'est  sur  ce  feu  qu'on  mettait 
chauffer  l'eau  nécessaire  pour  le  thé  que  demandait  l'Empereur. 
L'Empereur  aimait  mieux  que  tout  ce  tripotage  se  fit  dans  sa 
chambre,  sous  ses  yeux,  que  d'être  fait  à  l'office,  afin  qu'on  ne 
dérangeât  personne  de  son  service  extérieur. 

Combien  de  fois  m'cst-il  arrivé,  la  nuit,  de  passer  de  longues 
heures  auprès  du  lit  de  l'Empereur  et  dans  l'obscurité  la  plus 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  459 

complète  à  attendre  qu'il  me  dit  d'aller  me  coucher.  Pour  no 
pas  avoir  à  rester  trop  longtemps  sur  mes  pieds,  j'avais  la  pré- 
caution d'apporter  un  oreiller  et  de  me  coucher  sur  le  lapis  au 
pied  de  son  lit,  afin  de  me  reposer.  J'avais  le  soin  d'avoir  l'oreille 
au  guet,  afin  d'être  sur  mes  pieds  et  près  de  lui  au  premier 
mouvement  et  la  moindre  parole  que  j'entendrais. 

L'Empereur  savait  peu  soigner  sa  .santé.  Il  n'ignorait  pas 
qu'un  rien  d'humidité  l'enrhumait;  eh  bien!  il  lui  arrivait  sou- 
vent d'aller  se  promener  dehors  et  de  s'y  laisser  surprendre  par 
la  pluie.  Plutôt  que  de  rentrer  à  la  maison  à  la  première  goutte 
d'eau,  il  continuait  sa  promenade  et  la  conversation  et  se  laissait 
mouiller.  N'ayant  qu'une  culotte  courte,  des  bas  de  soie  et  des 
souliers  très  minces,  il  se  refroidissait  facilement,  et  quand  il 
rentrait  à  la  maison,  bas  et  souliers  étaient  comme  si  on  les  eût 
trempés  dans  l'eau.  11  était  absolument  comme  un  enfant.  Mais, 
quand  il  se  sentait  une  fois  pris,  il  prenait  force  précautions, 
qu'il  abandonnait  bientôt,  des  qu'il  so  trouvait  un  peu  mieux. 

* 
*    * 

L'Empereur  avait  le  cœur  réellement  bon  et  était  capable 
d'un  grand  attachement.  Dans  son  intérieur,  à  Sainte-Hélène, 
c'était  un  excellent  père  de  famille  au  milieu  de  ses  enfants.  Sa 
mauvaise  humeur  n'était  jamais  de  longue  durée;  elle  disparais- 
sait peu  de  temps  après  qu'elle  s'était  montrée.  Si  le  tort  était 
de  son  côté,  il  ne  tardait  pas  à  venir  tirer  l'oreille  ou  a  donner 
une  claque  à  celui  sur  qui  elle  était  tombée.  Après  avoir  dit 
quelques  mots  relatifs  à  la  fâcherie,  il  lui  prodiguait  les  paroles 
si  agréables  de  «  Mon  fils...  Mon  garçon...  Mon  enfant.  »  Que 
n'eùt-on  pas  fait  pour  un  tel  homme,  pour  un  tel  Mailrel 

Si  quelqu'un  ne  s'était  pas  conformé  aux  ordres  qu'il  avait 
donnés  ou  s'était  conduit  contrairement  à  ses  intentions,  il  s'em- 
portait facilement;  il  accablait  la  personne  des  paroles  les  plus 
dures  et  menaçait  môme  de  la  faire  punir.  Mais,  le  moment  de 
vivacité  passé,  il  revenait  peu  à  peu  à  la  modération.  Ce  n'était 
jamais  dans  ses  mouvements  d'humeur  qu'il  sou  (Trait  les  obser- 
vations; c'était  le  moyen  de  l'irriter  au  plus  haut  degré.  Si  l'on 
avait  raison,  il  savait  promptement  le  reconnaître.  Effective- 
ment, il  n'était  pas  plus  tôt  seul,  qu'il  examinait  l'affaire,  non 
comme  partie  offensée  ou  offensante,  mais  comme  un  juge 
intègre.  11  pesait  les  raisons  de  l'un  et  de  l'auLre,  et  prononçait 


1  00  1U- VUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  sentence  comme  si  les  deux  parties  étaient  en  présence. 
Devant  lui,  pour  peu  qu'on  eût  quelques  bonnes  raisons  à  faire 
valoir,  on  était  sur  de  gagner  son  procès  d'emblée,  et,  le  lende- 
main ou  quelques  jours  après,  il  faisait  venir  celui  qu'il  avait 
malmené.  D'abord  il  le  recevait  avec  un  visage  sévère;  mais, 
après  que  les  premières  explications  étaient  passées,  la  sévérité 
disparaissait  et  faisait  place  à  la  bienveillance  et  à  la  bonté.  Il 
fallait  qu'on  l'eût  profondément  offensé  pour  que  la  mauvaise 
humeur  fût  durable.  Dans  ce  cas,  on  était,  pour  ainsi  dire,  mis 
à  l'écart  et  même  oublié;  encore  les  occasions  pouvaient-elles 
se  présenter  pour  qu'on  se  remit  sous  ses  yeux,  et  un  moment 
suffisait  pour  qu'il  ne  fût  plus  question  du  passé.  Les  fautes  pré- 
judiciables au  bien  public  n'étaient  jamais  pardonnées,  si  elles 
avaient  été  faites  avec  intention;  mais  celles  qui  ne  l'étaient 
qu'à  lui,  il  les  pardonnait  volontiers,  si  la  probité,  l'honneur 
du  fauteur  étaient  restés  intacts.  L'indulgence  pour  les  autres  le 
portait  naturellement  au  pardon;  il  savait  que  l'homme  n'est 
pas  d'une  nature  infaillible. 

L'Empereur  avait  l'a  me  grande  et  généreuse  et  avait  toutes 
les  vertus  des  grands  hommes  de  l'antiquité,  sans  avoir  leurs 
défauts.  Il  fut  grand  sur  le  trône,  au  faite  de  la  puissance 
humaine,  et  plus  grand  encore  dans  les  fers  de  ses  mortels  et 
implacables  ennemis.  Dans  la  prospérité,  ceux  qui  l'avaient 
flatté,  adulé,  ceux  qui  s'étaient  courbés  le  plus  et  avaient 
essuyé  de  leur  front  la  poussière  de  ses  pieds,  ceux  qu'il  avait 
élevés  aux  plus  hauts  emplois,  aux  plus  hautes  dignités,  ceux 
qu'il  avait  rendus  riches,  ceux-là,  pour  la  plupart,  l'accablèrent 
d'outrages,  dès  qu'ils  le  virent  dans  l'adversité.  On  oublia  le  bien 
qu'il  avait  fait  pour  ne  plus  se  souvenir  que  de  quelques  fautes 
semées  çà  et  là  dans  le  cours  de  son  règne,  lesquelles  servirent 
de  prétexte  pour  qu'on  le  déchirât  à  belles  dents  :  c'était  une  bête 
féroce,  un  tigre  altéré  de  sang,  un  être  vomi  sur  la  terre  par  un 
esprit  infernal,  enfin  l'Empereur  était  tout  ce  que.  la  méchan- 
ceté peut  inventer  de  plus  abominable  pour  salir  un  homme  et 
le  rendre  un  objet  de  réprobation  aux  yeux  de  tous  les  peuples. 
Quoi  qu'on  ait  fait,  quoi  qu'on  ait  voulu  faire,  il  est  resté  pour 
la  masse  l'homme  par  excellence,  le  bon  père  de  famille,  l'hon- 
nête homme,  le  grand  citoyen,  le  grand  bomme,  l'homme  de  la 
France,  et  l'homme  dont  l'Europe  conservera  un  éternel  sou- 
venir. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALT.  161 


* 

*      * 


L'Empereur  avait  une  imagination  extraordinaire  et  une  mé- 
moire des  plus  heureuses.  La  mobilité  de  sa  langue  était,  pour 
ainsi  dire,  insuffisante  à  rendre  tout  ce  que  lui  fournissait  sa 
pensée,  et  sa  plume  l'était  encore  plus.  Il  pouvait  dicter  plu- 
sieurs heures  de  suite  sans  désemparer.  Sa  mémoire  lui  fournis- 
sait tout  à  souhait.  Il  la  comparait  à  un  meuble  composé  d'un 
très  grand  nombre  de  tiroirs;  il  tirait  celui  dont  il  avait  besoin 
pour  y  prendre  les  matériaux  propres  à  son  sujet.  Le  classement 
de  toutes  choses  se  faisait  comme  de  soi-même,  et  il  ne  lui  res- 
tait plus  que  d'articuler  les  mots.  Il  disait  souvent  qu'il  était 
capable  de  tuer  six  secrétaires.  Ceux  qui  écrivaient  sous  sa  dictée, 
quoiqu'ils  écrivissent  de  la  manière  la  plusabrégée,  avaient  tou- 
jours une  ou  deux  phrases  et  même  trois  en  arrière.  Les  sténo- 
graphes seuls  pouvaient  le  suivre.  Aussi,  dès  le  moment  qu'il 
avait  eu  connaissance  de  la  méthode  d'écrire  aussi  vite  que  la 
parole  (c'était  à  sa  rentrée  de  la  campagne  de  Russie),  il  ne  manqua 
pas  d'avoir  un  secrétaire  (M.  Joanne)  qui  y  fût  fort  habile,  ce 
qui  soulagea  beaucoup  ses  autres  secrétaires.  Ce  fut  à  ce  sténo- 
graphe qu'il  dicta  le  Concordat  de  Fontainebleau. 

L'Empereur  écrivait  assez  vite,  mais  il  n'avait  pas  la  patience 
d'écrire.  Les  premières  lignes  étaient  passablement  écrites, 
mais  celles  qui  suivaient  étaient  illisibles.  Il  fallait  qu'on  fût 
très  habitué  à  la  forme  de  ses  lettres,  de  ses  mots  et  de  leurs 
liaisons,  pour  le  déchiffrer,  et  les  plus  habiles  mêmes  cher- 
chaient longtemps  avant  de  deviner  ces  espèces  de  signes  hiéro- 
glyphiques. Pour  lire  l'écriture  de  l'Empereur,  il  fallait  qu'on 
eût  de  bons  yeux  et  beaucoup  de  mémoire,  parce  que  d'une 
part  il  écrivait  par  moments  très  fin  et  que,  de  l'autre,  certains 
mots  étaient  écrits  diversement  dans  différents  endroits.  Ce  qui 
rendait  la  difficulté  plus  grande  encore,  c'est  que  l'Empereur 
écrivant  ordinairement  d'une  manière  très  abrégée,  omettait 
souvent  les  lettres  nécessaires,  ou  en  mettait  qui  ne  devaient  pas 
y  être.  Enfin,  presque  toujours,  il  lui  arrivait  de  ne  pouvoir  se 
lire.  Il  savait  bien  ce  qui  devait  y  être  ;  mais  il  ne  savait  pas  ce 
qu'il  avait  mis.  Maintes  fois,  étant  allé  à  lui  pour  demander  ce 
qu'il  avait  mis  là,  j'en  recevais  pour  réponse  :  «  Comment,  imbé- 
cile, tu  ne  sais  donc  pas  lire?  —  Non,  Sire.  —  C'est  cepen- 
dant écrit  comme  si  c'était   imprimé!   Regarde.  —   Sire,    j'ai 

TOME    LXV.    —    1921 .  11 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ln-au  regarder  de  tous  mes  yeux,  je  ne  puis  savoir  le  mot  qu'a 
écrit  Votre  Majesté.  »  L'Empereur,  lui  aussi,  regardait;  mais  il 
ne  se  montrait  pas  plus  habile  que  moi.  Après  avoir  vainement 
cherché  pendant  une  ou  deux  minutes,  il  me  disait  :  «  Assieds- 
toi  là  et  écris,  »  et  il  se  mettait  à  me  dicter  quelques  phrases 
ou  un  paragraphe  pour  remplacer  la  partie  où  il  y  avait  des 
mots  illisibles. 

Il  avait  fini  par  rejeter  l'encre  et  les  plumes  en  y  substi- 
tuant les  crayons;  il  en  avait  un  bon  nombre  de  préparés  sur 
son  écritoire,  ce  qui  lui  procurait  l'avantage  d'écrire  plus  rapi- 
dement et  gagnait  le  temps  qu'il  faut  pour  prendre  de  l'encre. 
S'il  supposait  que  ce  qu'il  avait  à  écrire  employât  plus  de 
crayons  qu'il  n'en  avait,  il  faisait  rester  quelqu'un  auprès  de 
lui  pour  les  lui  tailler  à  mesure  qu'ils  étaient  usés,  et  encore  lui 
arrivait-il  fréquemment  d'écrire  avec  le  bois.  Du  reste,  soit 
qu'il  écrivît  avec  la  plume,  soit  avec  le  .crayon,  il  n'en  traçait 
pas  mieux  ses  lettres  et  ses  mots;  aussi  fort  souvent,  quand 
j'avais  quelque  chose  écrit  de  sa  main,  je  substituais  un  autre 
mot  à  celui  que  je  n'avais  pu  lire,  et,  quand  il  relisait  mon  tra- 
vail, ou  il  mettait  un  autre  mot  ou  il  laissait  celui  que  j'avais 
écrit. 

Sans  cesse  l'Empereur  corrigeait  tout  ce  qu'il  avait  fait 
faire  ;  sans  cesse  il  faisait  gratter  des  mots,  des  phrases,  des 
lignes  entières,  et  même  jusqu'à  des  quarts  de  page;  constam- 
ment il  fallait  ajouter,  changer,  retrancher;  c'étaient  des  cor- 
rections sur  des  corrections,  même  dans  les  mises  au  net  qu'il 
considérait  comme  un  travail  fini,  terminé.  Il  disait  à  ce  sujet: 
«  Hé!  Rousseau  a  bien  recopié  sept  fois  sa  Nouvelle  Héloïse.   » 

Toutes  les  corrections  qu'il  voulait  faire,  si  c'était  pour 
ajouter,  il  les  écrivait  au  crayon  entre  les  lignes,  entre  lesquelles 
parfois  il  mettait  jusqu'à  deux  ou  trois  autres  lignes;  et  ce  qu'il 
écrivait  était  si  fin  que  la  plupart  du  temps,  j'étais  obligé  d'avoir 
recours  à  une  loupe  pour  grossir  les  caractères  et  soulager  mes 
yeux.  S'il  supprimait,  il  faisait  des  traits  obliques  de  gauche  à 
droite  sur  les  mots  et  sur  les  phrases. 

* 
*    * 

L'Empereur  aimait  infiniment  la  lecture.  Les  historiens 
grecs  et  romains  lui  revenaient  souvent  dans  les  mains,  surtout 
Plutarque.  Plus  que  personne  il  pouvait  apprécier  cet  excellent 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  163 

auteur.  Aussi,  dans  ses  bibliothèques  de  campagne,  les  Vies  des 
hommes  illustres  figuraient-elles  toujours  dans  les  rayons  de  ses 
caisses.  —  Il  parcourait  souvent  Rollin.  —  L'histoire  du  moyen 
âge,  la  moderne   et  les  histoires   particulières   ne  l'occupaient 
que  passagèrement.  De   livres  saints,  il  n'avait  que  la  Bible.  Il 
aimait  à  en  relire  les  chapitres  dont  il  avait  entendu  la  lecture 
sur  les  ruines  des  villes  anciennes  de  la  Syrie  ;  ils  lui   retra- 
çaient les  mœurs  des  habitants  de  ces  contrées  et  la  vie  patriar- 
cale du  désert  :  c'était,  disait-il,  une  peinture  fidèle  de  ce  qu'il 
avait  vu  de  ses  yeux.  —  Toutes  les  fois  qu'il   lisait  Homère, 
c'était  toujours  avec  une  nouvelle  admiration.  Personne,  à  ses 
yeux,  mieux  que  cet  auteur,  n'avait  connu  le  vrai  beau,  le  vrai 
grand  ;   aussi  le  reprenait-il  souvent  et  le  relisait-il   depuis   la 
première  page  jusqu'à  la  dernière.  —  Le  théâtre  avait  beau- 
coup de  charme  pour  l'Empereur.  Les  Corneille,  les  Racine,  les 
Voltaire  avaient  souvent  un  ou  deux  actes  de  leurs  pièces  lus  à 
haute  voix.  Corneille,  malgré  ses  imperfections,  était  préféré 
aux  autres  :  il  choisissait  toujours  ce  qui  était  à  la  hauteur  de 
lui,  Napoléon.  Parfois  il  demandait  une  comédie  de  celles  qu'il 
avait  vu  jouer,  et,  de  temps  en  temps,  quelque  pièce  de  poésie, 
par  exemple   Vert-Vert.  Il  prenait  aussi  plaisir  à  lire  quelques 
morceaux  de  l'Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations  de  Vol- 
taire, ainsi  que  quelques  articles  du  Dictionnaire  philosophique 
du  même  auteur.  —  Les  romans  servaient  à  le  délasser  et  à 
rompre  le  sérieux  de  ses  occupations  habituelles;  Gil  Blas,  Don 
Quichotte  et  un  petit  nombre  d'autres  lui  revenaient  dans  les 
mains.  Ceux  de  Mesdames  de  Staël,  Genlis,  Cottin,  Souza,  etc., 
il  les   revoyait   quelquefois  ;  mais  les  romans  qu'il  ne  pouvait 
souffrir,  c'étaient  ceux  de  Pigault-Lebrun.  Il  ne  pouvait  sentir 
cet  auteur,  dont  il  avait  cependant  presque  tous  les  ouvrag 
jamais  il  ne  s'est  avisé  d'en   demander    un   volume   et  aurait 
refusé  celui  qu'on  lui  eût  présenté.  —  Presque  constamment,  il 
avait  sous  les  yeux  tous  les  ouvrages  relatifs  à  l'art  militaire  et 
aux  campagnes  des  grands  capitaines.  Un  auteur,  Polybe,  qu  il 
avait  désiré  longtemps,   il  ne  le  reçut  que  dans  les   derniers 
temps,  et  alors  il  avait  presque  abandonné  le  travail.  —  Celait 
par  hasard  s'il  prenait  un  livre  de  sciences.  Ce  genre  d'ouvrages 
n'était  que  de  circonstance. 

L'Empereur  avait-il    dans    les  mains   un    livre   qui   l'inté- 
ressât, il  ne  le  quittait  pas  qu'il  n'en  eût  une  connaissance  en- 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tière.  II  lisait  avec  le  pouce,  comme  a  dit  l'abbé  de  Pradt,  et 
cependant  il  ne  lai  échappait  rien  du  contenu,  et  il  le  possédait 
si  bien  que,  longtemps  après,  il  pouvait  en  faire  une  analyse 
très  détaillée,  et  même  citer,  pour  ainsi  dire  textuellement,  les 
passages  qui  l'avaient  le  plus  frappé.  —  Entendait-il  parler 
d'une  chose  qui  ne  lui  était  pas  familière,  ou  qu'il  ignorait,  sur 
le  champ,  il  se  faisait  apporter  tous  les  livres  de  sa  biblio- 
thèque où  il  pouvait  en  être  question.  Il  ne  se  contentait  pas 
d'une  connaissance  superficielle,  il  approfondissait  la  matière  le 
plus  possible.  C'est  de  cette  manière  qu'il  procédait  pour 
s'éclairer  et  pour  se  meubler  l'esprit. 

Quand  on  recevait  des  caisses  d;  livres,  l'Empereur  ne  se 
donnait  pas  de  cesse  qu'elles  ne  fussent  ouvertes.  On  lui  passait 
les  volumes  les  uns  après  les  autres;  il  les  feuilletait  en  gros  et 
mettait  sur  une  table  ceux  qu'il  soupçonnait  contenir  quelque 
chose.  Pour  les  autres,  il  les  jetait  à  mesure  à  côté  de  lui  en 
tas,  se  réservant  de  les  examiner  plus  tard.  Les  livres  qu'il 
avait  choisis,  il  les  faisait  porter  dans  son  cabinet  et  mettre  sur 
le  guéridon  qui  était  près  de  son  canapé.  La  lecture  de  ces  nou- 
veautés lui  faisait  passer  agréablement  quelques  matinées. 

Lorsqu'il  recevait  des  journaux,  il  ne  les  quittait  pas  sans 
avoir  vu  tout  ce  qui  pouvait  l'intéresser.  Dans  ces  moments,  ce 
n'était  plus  le  même  homme  qu'auparavant;  son  port,  sa  voix, 
son  geste,  tout  annonçait  que  le  feu  circulait  dans  ses  veines; 
son  imagination  se  montait  à  un  tel  point  qu'il  devenait  un 
homme  surnaturel.  Il  semblait  encore  commander  à  l'Europe. 
Cet  état  de  vigueur,  d'animation,  durait  quelques  jours;  après 
quoi,  l'Empereur  reprenait  son  allure  habituelle  et  ses  paisibles 
occupations.  —  Cette  chaleur,  cette  puissance  dans  ses  organes 
se  manifestait  également  lorsqu'il  dictait  les  événements  de  sa 
vie,  par  exemple  le  récit  d'une  bataille  ;  c'était  comme  un 
de, ces  bulletins  de  la  Grande  Armée  après  avoir  été  vain- 
queur. 

Quelquefois,  lorsqu'il  lisait  les  journaux  anglais,  je  me 
tenais  auprès  de  lui  avec  un  dictionnaire  anglais-français,  et 
quand  il  trouvait  un  mot  dont  il  ne  comprenait  pas  la  signi- 
fication, je  le  lui  cherchais.  Il  continuait  ainsi  sa  lecture  jusqu'à 
ce  qu'il  se  trouvât  arrêté  de  nouveau  par  un  autre  mot. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  165 


* 

*       * 


L'Empereur  avait  beaucoup  d'ordre  en  toutes  choses.  Il  ne 
pouvait  sentir  ceux  qui  n'en  avaient  pas.  En  matière  de  finances, 
il  voulait  que,  tous  les  mois,  les  comptes  fussent  arrêtés  et  sol- 
dés. Il  examinait  avec  attention  tous  les  articles  de  dépense,  les 
uns  après  les  autres.  Quand  il  s'apercevait  qu'une  chose  avait 
été  payée  trop  cher,  il  le  faisait  observer,  afin  qu'à  l'avenir  on 
y  prit  garde.  Il  mettait  autant  d'importance  à  un  compte  de 
quelques  centaines  de  francs,  qu'il  en  eût  mis  à  un  de  quelques 
millions.  Il  avait  bonne  mémoire  et  connaissait  trop  bien  les 
chiffres  pour  qu'on  l'induisit  en  erreur,  ce  qui  ne  plaisait 
guère  aux  fripons.  Il  citait  à  ce  sujet  ces  trop  fameux  fournis- 
seurs des  armées  de  la  République,  qui  faisaient  payer  au  gou- 
vernement deux  ou  trois  fois  la  valeur  de  ce  qu'ils  avaient 
fourni,  par  toutes  les  fraudes  qu'ils  mettaient  en  usage  dans 
ces  temps  de  désordre... 

Il  réprimandait  sévèrement  ceux  des  siens,  petits  ou  grands, 
qui  faisaient  des  dettes.  Toute  dépense  courante,  suivant  lui, 
devait  être  payée  à  la  fin  du  mois  ou  au  commencement  du 
suivant.  «  Combien  de  fois,  disait-il,  ai-je  payé  les  dettes  de 
plusieurs  de  mes  généraux,  pour  ne  pas  entendre  crier  après 
eux  !  » 

Dans  ses  appartements,  sa  chambre,  son  cabinet,  son  salon, 
il  voulait  voir  régner  l'ordre.  Il  ne  pouvait  souffrir  qu'une  chose 
dont  il  se  servait  habituellement  fût  changée  de  place  ;  il  voulait 
une  place  pour  chaque  chose  et  chaque  chose  à  sa  place.  Aussi 
les  personnes  qui  le  servaient  étaient  tellement  faites  à  ses 
habitudes,  qu'il  était  fort  rare  qu'elles  cherchassent  n'importe 
quoi,  que  l'Empereur  leur  demandait.  Ce  qui  avait  eu  lieu  à 
Paris  existait  également  à  Sainte-Hélène. 

L'ordre  n'existait  pas  moins  dans  ses  papiers  que  dans  toute 
autre  chose.  Ceux  du  travail  fini  étaient  soigneusement  serrés 
dans  une  petite  armoire  de  son  bureau,  et  ceux  du  travail  qui 
ne  l'était  pas,  étaient  rangés  à  droite  et  à  gauche  de  la  place 
qu'il  occupait  à  ce  même  bureau. 

Quand  l'Empereur  avait  donné  sa  confiance  a  quelqu'un,  il 
la  lui  ôtait  difficilement;  mais,  dès  le  moment  qu'il  s'apercevait 
qu'on  l'avait  abusé,  trompé,  et  qu'il  en  avait  dans  les  mains 
des  preuves  convaincantes,  il  ne  pouvait  plus  souffrir  le  cou- 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pable  auprès  de  lui  ;  il  l'éloignait  pour  ne  plus  jamais  le  revoir; 
il  l'oubliait  entièrement. 

Lors  de  la  maladie  intestinale  qu'eut  Marchand,  le  docteur 
Werling,  médecin  de  l'artillerie  anglaise,  qui  était  a  Longwood 
par  ordre  du  gouverneur,  depuis  le  départ  de  MM.  O'Meara  et 
Stokoe,  lui  donna  des  soins.  L'Empereur,  sachant  combien  les 
mansardes  ou,  pour  mieux  dire,  les  greniers  qui  étaient  au- 
dessus  de  ses  appartements  étaient  exposés  à  l'ardeur  du  soleil, 
particulièrement  la  chambre  du  malade  qui  était  la  plus 
chaude,  eut  la  bonté  de  faire  dresser  un  lit  dans  la  salle  à 
manger,  pour  que  Marchand  tut  plus  au  frais  et  plus  à  l'aise. 
Chaque  matin,  l'Empereur  ne  manquait  jamais  de  demander 
de  ses  nouvelles,  ainsi  que  dans  le  courant  de  la  journée.  Lors- 
qu'il allait  se  promener  dans  ses  jardins,  s'il  venait  à  passer 
dans  la  salle  à  manger,  il  s'approchait  du  lit  du  malade  et  lui 
disait:  «  Eh  bien  !  Mamzelle  Marchand,  la  princesse  vient-elle 
vous  voir?  envoie-t-elle  savoir  de  vos  nouvelles?  Prends  garde: 
elle  pourrait  bien  te  faire  des  infidélités.  »  (Marchand  avait 
pour  maîtresse  une  nommée  Esther  qui  habitait  Jamestown. 
Elle  venait  habituellement  à  Longwood  tous  les  huit  jours  avec 
son  petit  garçon  que  l'on  nommait  Jemmi).  L'Empereur,  sorti 
de  la  maison,  demandait  à  celui  qui  le  suivait,  ce  que  pensait 
Werling,  quels  étaient  les  médicaments  qu'il  ordonnait.  Appre- 
nant que  l'on  donnait  du  mercure  à  Marchand,  il  dit  :  «  Ces 
diables  de  médecins  anglais  traitent  leurs  malades  comme  on 
traite  des  chevaux.  Enfin!  que  Werling  le  rende  à  la  santé,  c'est 
tout  ce  que  je  désire.  »  Marchand  en  eut  pour  une  vingtaine  de 
jours  à  être  cloué  sur  son  lit  et  ensuite  il  se  rétablit  promptement. 

C'était  à  bord  du  Northumberland  que,  pour  la  première 
fois,  j'ai  vu  M.  Werling.  Ce  médecin,  qui  était  un  homme 
distingué,  parlait  très  facilement  et  très  purement  le  français. 
Il  était  admis  chez  Mm*  Bertrand,  à  qui,  je  crois,  il  donnait  ses 
soins.  Peu  de  temps  après  l'arrivée  d'Antommarchi,  il  partit  de 
File  et  depuis  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  lui. 

Le  départ  du  docteur  0'  Meara  avait  été  précédé  de  celui  du 
général  Gourgaud,  et  fut  suivi,  après  un  certain  nombre  de  mois, 
de  celui  de  Mn'°  de  Monlholon  et  de  ses  enfants.  Des  personnes 
de  service,  Cypriani  était  mort  en  février  1818  et,  depuis,  Lepage 
et  Gentilini  étaient  retournés,  l'un  en  France  et  l'autre  à  l'ile 
d'Elbe.  Le  premier  fut  remplacé  par  un  cuisinier  français  qui, 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  1 1 *, "7 

je  crois,  avait  été  attaché  à  la  maison  de  Lord  Amherst  et  était 
resté  à  Plantation  House,  après  le  départ  du  Lord  pour  l'Europe. 
De  tous  ceux  qui  avaient  formé  la  colonie  de  Longwood,  il  ne 
restait  plus  auprès  de  l'Empereur  que  le  Grand-Maréchal  et  sa 
famille,  le  général  Montholon  et  cinq  serviteurs. 

Depuis  le  départ  de  Mm8  de  Montholon  et  de  ses  enfants, 
Longwood  était  devenu  plus  désert;  il  fallait  s'armer  de  cru- 
rage  pour  se  distraire  de  cette  augmentation  de  monotonie. 
Qu'on  se  figure  un  petit  nombre  de  personnes  constamment  en 
face  lesunesdes  autres  pour  un  temps  illimité,  et  séparées  du 
reste  des  humains,  l'on  aura  une  juste  idée  de  leur  existence.  Si 
la  vie  paraissait  triste  à  ceux  qui  étaient  auprès  de  l'Empereur, 
que  ne  devait-elle  pas  être,  pour  lui,  Napoléon?  Le  mouvement, 
l'activité  était  nécessaire  à  la  colonie  de  Longwood.  L'Empereur 
donna  lui-même  l'exemple  en  opposant  le  travail  actif  à  l'oisi- 
veté; l'un  était  le  remède  à  tous  les  maux,  tandis  que  l'autre  en 
était  la  source,  en  laissant  trop  de  temps  aux  réflexions  aux- 
quelles on  est  naturellement  porté,  quand  aucune  distraction  ne 
vient  rompre  l'uniformité  de  tous  les  jours. 

L'Empereur  se  remit  à  ses  Mémoires  qu'il  avait  négligés 
depuislongtemps;  il  y  fit  des  corrections,  desadditions,  des  chan- 
gements. Les  campagnes  d'Italie  et  d'Egypte  étaient  à  peu  prcs 
terminées,  le  Consulat  provisoire  l'était  aussi.  Différentes  autres 
parties  eurent  une  première  dictée.  Ce  qui  arrêtait  l'Empereur, 
dans  son  travail,  c'est  qu'il  n'avait  pas  encore  la  partie  des  Moni- 
teurs qui  lui  était  nécessaire.  En  attendant  qu'elle  lui  fût  envoyé'', 
il  s'occupa  des  précis  des  campagnes  de  César,  de  Turenne  et  du 
grand  Frédéric.  S'il  avait  eu  tous  les  livres  qu'il  désirait  et  que 
sa  santé  l'eût  permis,  il  se  promettait  défaire  les  précis  des  cam- 
pagnes des  grands  capitaines,  tant  les  anciens  que  les  modernes. 

Quand  les  trois  précis  qu'il  avait  entrepris  furent  termine-. 
•il  conçut  un  projet  sur  les  fortifications  de  campagne.  Les 
modèles  qu'il  avait  dessein  d'employer  dans  ce  nouvel  ouvrage, 
furent  construits  sur  le  terrain,  et  lorsqu'il  en  eut  fait  l'épreui 
il  en  fit  mettre  les  profils  au  net  et  dicta  ensuite  sur  la  manière 
et  le  temps  de  les  employer.  Cette  besogne  lui  plaisait.  Elle  lui 
rappelait  ses  premières  années  dans  l'état  militaire.  Dans  le 
même  temps  à  peu  près,  il  lit  un  projet  sur  la  composition 
d'une  armée  et  sur  les  états-majors.  Le  temps  lui  manqua  pour 
rendre  parfaits  ces  différents  ouvrages. 


1 CS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ce  n'était  que  par  bonds  qu'il  travaillait.  Il  n'aimait  pas  à  se 
sécher  plusieurs  mois  sur  le  même  sujet.  Son  imagination  le 
portait  à  en  changer  sans  cesse,  et,  par  cette  raison,  tout  ce  qu'il 
faisait  restait  le  plus  souvent  a  l'état  d'imperfection.  Ses  idées, 
pour  ainsi  dire,  n'étaient  que  jetées  sur  le  papier,  et,  pour  les 
compléter  et  les  développer,  il  attendait  des  matériaux. 

Toutes  les  écritures  que  l'Empereur  faisait  faire  n'occu- 
paient que  le  Grand-Maréchal,  M.  de  Montholon,  Marchand  et 
moi,  bien  entendu,  après  le  départ  de  M.  de  Las  Cases  et  du 
général  Gourgaud.  Les  deux  premiers  écrivaient  sous  sa  dictée, 
et  les  deux  autres  mettaient  au   net. 

Ce  fut  vers  le  milieu  de  l'année  1820  que  l'Empereur  mit  en 
ordre  et  fit  recopier  plusieurs  de  ses  manuscrits,  parmi  lesquels 
était  celui  de  la  campagne  d'Egypte.  Cette  campagne,  il  y  avait 
travaillé  avec  assez  de  suite  pendant  les  deux  premières  années. 
Après  une  première  dictée  faite,  partie  au  Grand-Maréchal, 
partie  au  général  Gourgaud,  Marchand  l'avait  mise  au  net;  mais 
cette  copie,  ^vec  le  temps,  se  trouva  si  remplie  de  corrections, 
de  changements,  de  transpositions,  que  l'Empereur  mêla  donna 
pour  que  je  la  refisse  avec  régularité.  Mon  travail  était  ter- 
miné, excepté  un  ou  deux  chapitres  concernant  l'administration 
de  l'Egypte,  lorsque  parurent  les  premiers  symptômes  de  sa 
maladie.  Il  n'eut  pas  le  temps  de  revoir  ce  ou  ces  chapitres-ci, 
qui  étaient  tout  entiers  de  la  main  du  Grand-Maréchal. 

Je  fais  observer  que  tous  les  manuscrits  de  Longwood  sont 
tous  de  ma  main,  excepté  quelques-uns  de  peu  d'importance  ou 
qui  n'auraient  eu  qu'une  première  dictée. 

XII.    —   LES   JARDINS    DE   LONGWOOD 

Si  les  diverses  occupations  de  cabinet  distrayaient  l'esprit 
de  l'Empereur  de  l'ennui,  son  corps  ne  prenait  pas  assez  d'exer- 
cice. Ce  n'était  pas  quelques  petites  promenades  qu'il  faisait 
dans  la  grande  allée  de  l'enceinte,  qui  étaient  capables  d'entre- 
tenir ses  forces.  Depuis  longtemps,  il  s'était  abstenu  de  toute 
excursion  au  delà  de  l'enclos  de  Longwood,  pour  ne  pas  donner 
sujet  au  gouverneur  de  lui  faire  éprouver  de  nouvelles  vexa- 
tions. Pour  compenser  un  peu  ce  défaut  d'exercice  extérieur,  il 
jugea  que  le  jardinage  était  ce  qui  convenait  le  mieux  à  son  état 
de  réclusion.  Dès  lors  il  ne  fut  plus  question  que  de  jardins  :  tout 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  169 

le  corps  de  bâtiment  qu'il  habitait  en  fut  entouré.  Ce  furent  les 
modèles  de  fortifications  qui  lui  donnèrent  cette  idée,  et  puis  il 
voulait  avoir  sous  la  main  dos  fruits,  des  légumes;  il  voulait 
avoir  quelques  allées  ombragées;  il  voulait  éloigner  les  senti- 
nelles de  ses  fenêtres,  etc. 

Du  côté  du  camp  (le  Nord),  la  maison  de  Lougwood  avait 
un  corps  de  bâtiment  avancé  et  deux  ailes  en  arrière.  Devant 
ces  deux  ailes  et  jusqu'à  l'alignement  de  la  façade  du  coq>> 
avancé  existaient  deux  carrés  de  verdure.  Les  fenêtres  du 
cabinet,  de  la  chambre  à  coucher  d'une  part,  celle  du  salon  et 
du  parloir  de  l'autre,  donnaient  sur  le  carré  de  l'Ouest;  la 
portée  vitrée  de  la  salle  à  manger,  les  fenêtres  de  la  biblio- 
thèque et  deux  du  parloir,  sur  celui  de  l'Est.  Ces  carr. 
avaient  chacun  trente  pieds  sur  quarante  à  peu  près.  Le  grand 
côté  était  la  longueur  du  salon  et  du  parloir. 

Au  centre  du  premier  carré,  celui  de  l'Ouest,  on  traça  un 
losange  ;  une  petite  allée  de  deux  pieds  le  bordait,  et  une  autre 
de  trois  pieds,  entourait  les  triangles,  en  ménageant  une  plate 
bande  en  dehors.  Les  plates-bandes  furent  garnies  d'une  très 
grande  quantité  de  rosiers;  des  fraisiers  étaient  sur  le  devant, 
et  du  gazon  pour  bordure  L'intérieur  du  losange  fut  gazonné  et 
au  point  de  centre,  l'Empereur  fit  planter  un  petit  caféier  dont 
on  lui  avait  fait  cadeau.  Il  appela  ce  petit  jardin  son  parterre. 

L'autre  jardin,  tracé  au  centre  du  carré  de  l'Est,  devint  si 
touffu  que,  dans  le  temps  des  feuilles,  le  soleil  n'y  pénétrait  que 
difficilement.  L'Empereur  le  nomma  son  bosquet  ou  le  jardin 
d'Ali.  L'autre  jardin,  le  parterre,  était  le  jardin  de  Marchand. 

Quand  toutes  les  plantations  furent  terminées,  l'Empereur, 
pour  clore  ses  deux  petits  jardins,  fit  faire  des  barrières  au 
pied  desquelles  on  mit  une  plante  grimpante,  nommée  la  fleur 
de  la  passion;  en  moins  de  trois  mois,  les  barrières  devinrent 
des  haies  très  épaisses.  Cette  plante,  dans  l'île,  a  une  végétation 
extraordinaire  :  elle  pousse  des  jets  d'un  demi-pied  par  vingt- 
quatre  heures.  La  feuille  est  d'un  vert  foncé,  et  la  tige  garnie 
de  tire-bouchons;  la  fleur,  qui  est  composée  de  différentes  cou- 
leurs, est  large  et  ressemble  à  peu  près  à  une  plaque  de  grand  • 
décoration. 

Trois  ou  quatre  mois  s'étant  écoulés,  sans  que  L'Empercui 
donnât  suite  au  projet  qu'il  avait  d'abord  conçu,  on  crut  qu'il 
voulait  se  borner  à  ses  deux  petits  jardins;  mais  il  n'en  fut  point 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi.  Au  moment  qu'on  s'y  attendait  le  moins,  il  fit  reprendre 
les  travaux.  Pour  commencer,  il  se  plaignit  que  le  vent  Sud-Est 
l'incommodait,  quand  il  était  dans  son  bosquet.  Le  gouverneur, 
d'après  le  désir  que  lui  avait  témoigné  M.  de  Montholon,  fit 
construire  un  mur  de  gazon  en  demi-cercle  de  huit  à  neuf  pieds 
de  haut.  A  l'extrémité,  six  mois  avant  sa  mort,  l'Empereur  a 
fait  faire  un  massif  de  gazon  de  cinq  à  six  pieds  de  haut  et  une 
plate- forme  de  six  pieds  de  côté,  et  fait  construire  en  charpente 
légère  sur  ce  cube  un  pavillon  carré.  La  muraille  et  le  couvert 
étaient  en  toile  à  voiles.  Il  était  éclairé  par  des  châssis  vitrés  en 
losanges.  Ce  pavillon  était  destiné  à  servir  d'observatoire  a  l'Em- 
pereur, pour  qu'il  put  voir  à  son  aise  l'arrivée  des  bâtiments. 
Quand  il  fut  terminé  et  les  soldats  retirés,  l'Empereur  ordonna 
à  M.  de  Monlholon  de  lui  faire  un  plan  de  jardin  qui  occupât 
tout  le  terrain  qui  était  entre  le  mur  qu'on  venait  de  construire 
et  la  cabane  du  jardinier. 

Une  fois  que  le  terrain  fut  clos,  on  le  nivela  dans  plusieurs 
de  ses  parties  et  on  traça  tout  ce  qui  avait  été  arrêté  sur  le 
plan.  L'Empereur  fit  creuser  un  bassin  près  du  mur  de  gazon, 
en  ménageant  une  allée  entre  l'un  et  l'autre.  Des  maçons 
du  génie  furent  appelés  et  le  bassin  fut  revêtu  d'une  construc- 
tion en  pierre  que  l'on  couvrit  de  ciment  à  l'intérieur,  et  ce 
ciment  fut  recouvertde  plusieurs  couches  de  peinture  à  l'huile. 
On  crut  qu'arrangé  ainsi  il  pourrait  garder  l'eau.  On  plaça  un 
petit  tuyau  qui,  du  réservoir  de  la  maison,  amena  l'eau  jusqu'au 
bassin.  Le  travail  terminé  et  les  ouvriers  partis,  l'Empereur 
impatient  de  jouir  fit  mettre  l'eau  dans  le  bassin  et,  quand 
celui-ci  fut  plein  ou  à  peu  près,  il  y  fit  jeter  une  centaine  de 
petits  poissons  rouges  qu'il  avait  fait  acheter  à  la  ville.  Le  len- 
demain, le  bassin  était  à  moitié  vide  et  les  cadavres  de  quelques 
poissons  étaient  à  la  surface  de  l'eau  et  couchés  sur  le  côté. 
Probablement,  ces  poissons  avaient  été  empoisonnés  par  la 
peinture  qui  n'était  pas  encore  entièrement  sèche.  On  remplit 
de  nouveau  le  bassin;  le  jour  suivant,  il  en  fut  comme  il  en 
avait  été  le  jour  précédent,  et  il  en  fut  ainsi  pendant  plusieurs 
jours;  chaque  matin,  des  poissons  avaient  perdu  la  vie.  L'Empe- 
reur,  voyant  enfin  que  son  bassin  ne  pouvait  tenir  l'eau,  se 
décida  de  le  faire  doubler  en  plomb.  On  ôta  les  poissons  qui 
avaient  survécu  et  on  les  mit  dans  un  tonneau,  en  attendant 
que  les  nouveaux  travaux  fussent  faits.  Le  plombier  fut  demandé 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  171 

aussitôt,  et  aussitôt  mis  à  l'œuvre.  Après  quelques  jours,  le 
bassin  fut  en  état  de  retenir  l'eau;  on  y  jeta  de  nouveau  Les 
poissons  qui  s'y  jouèrent  plus  à  l'aise  que  dans  le  tonneau  où  ils 
avaient  été  renfermés.  Malgré  tous  les  soins  que  l'on  eut  et  les 
précautions  que  l'on  prit  pour  conserver  ces  poissons,  quatre  ou 
cinq  mois  après,  il  n'en  resta  pas  un  seul  en  vie. 

Les  travaux  du  nouveau  jardin  allaient  leur  train.  En  avant 
et  autour  du  bassin,  il  y  avait  une  allée  circulaire  qui  était 
garnie  de  bancs  de  gazon.  Le  mur  et  le  bassin  étaient  séparés 
par  une  allée  de  quatre  pieds  de  large;  cette  allée  faisait  le  tour 
du  jardin  en  longeant  les  barrières  et  le  berceau.  Toute  la  partie 
qui  environnait  le  bassin  fut  plantée  de  pêchers,  d'acacias,  de 
saules  et  autres  arbres,  parmi  lesquels  des  arbustes,  des  plantes 
odoriférantes  et  beaucoup  de  fraisiers.  D'une  extrémité  à 
l'autre  du  mur  de  gazon,  en  ligne  diamétrale,  on  fit,  tout  le  long, 
un  talus  en  forme  de  banc  de  gazon,  qui  servit  à  soutenir  les 
terres  contenues  dans  le  demi-cercle.  Une  allée  de  quatre  pieds 
qui  le  bordait  était  coupée  par  un  petit  canal  de  deux  pieds  de 
large,  sur  lequel  fut  construit  un  petit  pont  également  de  deux 
pieds.  Ce  canal  était  alimenté  d'eau  par  une  rigole  par  laquelle 
s'écoulait  le  trop-plein  du  bassin. 

Dès  que  les  petits  travaux  hydrauliques  furent  terminés, 
chaque  jour,  vers  le  moment  du  coucher  du  soleil,  l'Empereur, 
qui  alors  était  dans  ses  jardins,  disait  à  un  de  ses  valets  de 
chambre  :  «  Allons  1  fais  jouer  les  eaux.  »  On  allait  tourner  le 
robinet  principal,  ainsi  que  les  secondaires,  et  au  même  instant 
les  eaux  coulaient  des  bassins  dans  les  rigoles.  Pour  jouir  de  ce 
spectacle,  qu'on  pourrait  dire  enfantin,  l'Empereur  se  plaçait 
entre  le  bassin  de  la  barrière  et  la  grotte,  et  regardait  l'eau  des- 
cendre et  arriver  jusqu'à  lui.  Ce  bruit,  ce  mouvement  l'amu- 
saient quelques  instants.  Il  riait  de  s'amuser  de  si  peu  de  chose. 
Le  jeu  cessait  quand  il  n'y  avait  plus  d'eau  dans  le  réser- 
voir. 

Quand  le  grand  jardin  fut  terminé,  l'Empereur  voulut  en 
avoir  un  second  du  côté  opposé,  c'est-à-dire  à  l'Ouest,  à  côté  du 
parterre  ou  jardin  de  Marchand,  comme  l'autre  à  côté  du  bosquet.. 
En  dehors  des  barrières  Ouest  et  Nord,  on  réserva  une  plate-^ 
bande  de  quatre  pieds  et  on  fit  un  petit  mur  de  gazon  semblable 
à  ceux  dont  j'ai  parlé  précédemment.  Dans  la  plate-bande  circu- 
laire, jusqu'à  l'extrémité  Ouest  du  mur  de  gazon,  on  planta  des 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pêchers  en  assez  grande  quantité  pour  former  un  rideau  de 
verdure,  afin  de  cacher  au  corps  de  garde  la  vue  de  Long- 
wood. 

Lorsqu'on  avait  creuse  le  grand  bassin  du  jardin  de  Nover- 
raz,  celui  dans  lequel  on  avait  mis  des  poissons,  on  avait 
:i ttaqué  et  môme  coupé  les  principales  racines  d'un  sapin; 
cet  arbre  se  sécha,  étant  privé  des  sources  de  la  vie.  Pour 
occuper  cette  place,  l'Empereur  fit  faire  par  un  Chinois 
une  grande  cage  ou  volière  en  bambou,  couronnée  d'une 
espèce  d'oiseau  que  le  Chinois  donna  pour  un  aigle.  Pour  peu- 
pler la  cage,  l'Empereur  fit  acheter  quelques  douzaines  de 
serins.  Ces  petits  oiseaux  demeurèrent  un  ou  deux  mois  dans 
leurs  petites  cages  suspendues  dans  le  berceau,  en  attendant  que 
la  volière  que  l'on  construisait  fut  terminée.  Tous  les  jours  on 
donnait  à  ces  petits  volatiles  tout  ce  qu'il  leur  fallait  pour 
vivre;  mais  ils  furent  pris  par  le  bouton,  dont  peu  à  peu 
presque  tous  moururent.  Les  quelques-uns  qui  restèrent  de- 
vinrent la  proie  des  chats.  En  définitive,  la  volière  organisée  et 
placée  eut  pour  premiers  habitants  un  faisan  estropié  et 
quelques  poules.  Pour  ne  pas  perdre  celles-ci,  on  fut  obligé  de 
les  retirer  de  la  cage  quelques  jours  après.  Quant  au  malheu- 
reux faisan,  il  termina  ses  jours  dans  la  prison.  L'idée  vint 
alors  à  l'Empereur  de  mettre  des  pigeons  dans  la  volière.  Pen- 
dant quelques  jours  on  tint  enfermés  les  nouveaux  habitants; 
mais,  aussitôt  que  la  porte  leur  fut  ouverte,  ils  retournèrent  à 
leur  précédent  domicile.  La  cage  resta  sans  oiseaux,  comme  le 
bassin  sans  poissons. 

Jamais  Longwood  n'avait  été  aussi  animé  qu'il  le  fut  pen- 
dant ces  travaux  de  jardin  ;  l'activité  semblait  nous  avoir  fait 
revivre.  Avant,  nous  avions  vécu  dans  une  espèce  d'engourdis- 
sement. L'Empereur,  depuis  qu'il  était  à  Sainte-Hélène,  ne 
s'était  pas  mieux  trouvé;  aussi  était-il  toujours  de  bonne  hu- 
meur. Il  se  levaitsur  les  cinq  heures,  cinq  heures  et  demie,  et 
attendait  très  impatiemment  que  les  factionnaires  fussent  retirés 
pour  aller  au  jardin.  II  faisait  ouvrir  les  fenêtres  de  ses  appar- 
tements et  allait  se  promener  dans  le  bosquet,  en  causant  avec 
le  valet  de  chambre  de  service.  Aussitôt  que  le  soleil  se  montrait 
à  l'horizon,  il  envoyait  éveiller  tout  son  monde.  Lorsque  je 
je  n'étais  pas  de  service,  il  m'appelait  en  jetant  quelques  petites 
mottes  de  terre  dans  les  vitres  de  la  fenêtre  de  ma  chambre  qui 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  173 

donnait  sur  le  bosquet  :  «  Ali  1  Ali  I  tu  dors  1  »  et  en  chantant  : 

Tu  dormiras  plus  à  ton  aise, 
Quand  tu  seras  rentré  chez  toi, 

il  continuait  l'ariette.  Au  même  moment,  j'ouvrais  la  fenêtre. 
«  Allons  donc,  paresseux,  criait-il  en  m'apercevant,  ne  vois-tu 
pas  le  soleil?  »  Une  autre  fois,  il  disait  plus  simplement:  «  Ali! 
Ali!  ah!  ah!  Allah!  il  fait  jour.  »  Marchand  avait  son  tour, 
mais  moins  souvent  parce  que  le  côté  où  il  logeait  était  moins 
fréquenté  par  l'Empereur.  «  Marchand!  Mamzelle  Marchand, 
disait-il  en  l'appelant,  il  fait  jour,  levez-vous.  »  Quand  Mar- 
chand était  arrivé,  il  le  regardait  en  riant  et  lui  disait  :  «  Avez- 
vous  assez  dormi  cette  nuit?  Votre  sommeil  a-t-il  été  interrompu? 
Vous  allez  être  malade  toute  la  journée  de  vous  être  levé  si  ma- 
tin, »  et,  prenant  le  ton  ordinaire  :  «  Allons,  prends  cette 
pioche,  cette  bêche,  fais-moi  un  trou  pour  mettre  tel  arbre.  » 
Pendant  que  Marchand  faisait  le  trou,  l'Empereur  allait  plus 
loin  et  voyant  un  arbre  nouvellement  planté  :  «  Marchand, 
apporte  ici  un  peu  d'eau,  arrose-moi  cet  arbre,  »  et,  un  mo- 
ment après  :  «  Va  me  chercher  mon  pied,  ma  toise;  »  à  un 
autre,  près  duquel  il  arrivait  :  «  Va  dire  à  Archambault  qu'il 
apporte  du  fumier,  et  aux  Chinois  qu'ils  coupent  du  gazon  ;  on 
n'en  a  plus,  etc.,  etc.  »  Puis,  passant  à  moi  qui  tenais  une  pelle 
pour  charger  de  terre  une  brouette  :  «  Comment!  Tu  n'as  pas 
encore  fini  d'ôter  cette  terre?  —  Non,  Sire;  cependant  je  ne 
me  suis  pas  amusé.  —  A  propos,  coquin,  as-tu  fait  le  chapitre 
que  je  t'ai  donné  hier  ?  —  Non,  Sire.  —  Tu  as  mieux  aimé, 
dormir,  n'est-ce  pas?  —  Mais,  Sire,  Votre  Majesté  ne  me 
l'a  donné  qu'hier  soir  —  Tâche  de  le  finir  aujourd'hui;  j'en 
ai  un  autre  à  te  donner.  »  L'Empereur  passant  à  Pierron,  qui 
plaçait  un  gazon  :  «  Comment!  Tu  n'as  pas  encore  terminé  ce 
mur?...  As-tu  assez  de  gazons  pour  le  finir?  —  Oui,  Sire.  » 
Puis,  revenant  de  mon  côté  :  «  Quelle  heure  était-il,  lorsque 
je  t'ai  éveillé  cette  nuit?  —  Sire,  il  était  deux  heures.  —  | 
Ah!  »  et  peu  après,  il  me  demandait  :  «  Montholon  est-il 
éveillé?  —  Je  n'en  sais  rien,  Sire.  —  Va  voir.  Surtout 
ne  le  réveille  pas;  laisse-le  dormir.  »  Se  dirigeant  ensuite  vers 
Noverraz  qui  piochait  :  «Allons,  ferme!  (en  appuyant  sur  le 
mot.)  Ah!  paresseux!  qu'est-ce  que  tu  as  fait  depuis  ce  matin? 
—  Hier,  Votre  Majesté  m'avait  dit  de  faire  goudronner  la  bai- 


ÎTÎ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnoire;  n'ayant  trouvé  personne  de  bonne  volonté,  j'ai  fait 
moi-même  la  besogne...  Sire,  voilà  M.  de  Monlholon.  — Ah! 
bonjour,  Montholon.  »  M.  de  Monlholon  s'inclinant  respectueu- 
sement :  «  Gomment  se  porte  Votre  Majesté?  —  Assez  bien. 
Est-ce  qu'on  vous  a  dérangé?  —  Non,  Sire;  j'étais  hors  du 
lit  quand  on  est  venu  chez  moi.  —  Votre  Excellence  a-t-elle 
quelque  chose  à  m'apprendre?  On  dit  qu'il  y  a  un  bâtiment  en 
vue.  —  Je  ne  sais  pas,  Sire;  je  n'ai  encore  vu  personne. 
—  Prenez  ma  lunette;  allez  voir  si  on  l'aperçoit.  »  M.  de 
Montholon  revenait  quelques  instants  après  et  rendait  compte 
à  l'Empereur  de  ce  qu'il  avait  vu.  Enfin  la  conversation  s'enga- 
geait entre  eux.  L'Empereur  allait  çà  et  là  en  se  promenant  et 
revenait  de  temps  à  autre  voir  ses  travailleurs.  C'est  ainsi  qu'il 
attendait  l'heure  de  son  déjeuner.  Lorsqu'il  sentait  la  faim,  il 
demandait  l'heure,  et  si  on  lui  répondait  qu'il  était  près  de  dix 
heures,  il  ordonnait  qu'on  le  servit.  C'était  assez  ordinairement 
dans  sa  chambre  qu'on  le  servait.  Alors  l'Empereur  laissait  ses 
travailleurs  et  allait  se  mettre  à  table.  Ceux  qui  devaient  le 
servir  quittaient  leurs  outils,  allaient  se  laver  la  figure  et  les 
mains  et  se  rendaient  auprès  de  lui. 

Le  déjeuner  fini,  l'Empereur  retournait  vers  ses  travailleurs, 
avec  lesquels  il  restait  jusqu'à  midi  ou  seulement  jusqu'à  onze 
heures,  si  le  soleil  était  par  trop  ardent,  et,  en  les  quittant,  il 
leur  disait  :  «  Allez  déjeuner.  C'est  assez  pour  aujourd'hui  :  il 
fait  trop  chaud.  »  L'Empereur  rentré  chez  lui,  où  il  était  suivi 
de  l'un  de  ses  valets  de  chambre,  se  débarrassait  de  sa  robe  de 
chambre  ou  de  sa  veste,  de  son  pantalon  et  se  mettait  dans  son 
lit.  S'il  restait  habillé,  il  se  mettait  sur  son  canapé  ou  à  son 
bureau.  Si,  s'étant  couché,  il  ne  se  sentait  point  l'envie  de 
dormir,  il  faisait  appeler  Marchand,  pour  que  celui-ci  lui  fit  la 
lecture  ;  mais  il  recommandait  de  lui  dire  de  ne  venir  qu'après 
le  déjeuner  et  qu'après  avoir  fait  sa  toilette.  Dans  le  cas  con- 
traire, il  faisait  fermer  les  volets,  tirer  les  rideaux,  et  dormait 
quelques  heures.  Enfin  il  lui  arrivait  assez  souvent  de  prendre 
un  bain  quelques  heures  après  son  repas.  Pendant  les  travaux 
du  jardins,  il  avait  presque  toujours  un  bain  de  préparé.  Le 
restant  de  la  journée,  il  le  passait  comme  je  l'ai  dit  ailleurs. 

Il  y  avait  déjà  plusieurs  mois  que  duraient  les  travaux  de 
jardins;  longtemps  on  avait  mis  une  grande  activité;  mais  peu 
a  peu  cette  activité  s'atfaiblit.  L'Empereur,  lui  aussi,  se  ralentit. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  175 

Le  résultat  des  jardins  fut,  pour  l'Empereur,  d'avoir  occupé 
son  monde,  de  s'être  distrait,  d'avoir  autour  et  près  de  sa 
maison  des  promenades  où  il  se  trouvait  chez  lui,  et  d'avoir 
éloigné  les  gardes,  qui,  avant,  étaient  sous  ses  fenêtres.  Quant 
au  produit,  il  fut  nul,  si  ce  n'est  parfois  que  sur  sa  table  il 
eut  une  petite  salade,  un  petit  plat  de  haricots  ou  de  pois  et  un 
bateau  de  petits  radis.  Pour  tout  fruit,  il  n'y  avait  que  des  pêches, 
et  ce  n'était  pas  l'Empereur  qui  les  mangeait.  Quand  l'Empe- 
reur voyait  sur  sa  table  quelque  chose  qui  venait  du  jardin,  il 
disait  :  «  Enfin  toutes  nos  peines  ne  bont  pas  perdues;  nos 
jardins  nous  nourrissent.  »  Nous  ne  pouvions  nous  empêcher 
de  sourire.  «  Comment,  coquin,  tu  ris!  »  disait  l'Empereur  en 
regardant  un  de  ceux  qui  le  servaient,  et  lui-même  il  riait. 

XIII.    —  CINQ    NOUVEAUX    ARRIVANTS 

Un  certain  nombre  de  mois  après  le  départ  de  Mn,e  de  Montho- 
lon  (cette  dame  était  partie  de  l'ile  au  mois  de  juillet  1819),  on 
avait  appris  à  Longwood  que  plusieurs  personnes  étaient  parties 
de  Rome  pour  se  rendre  en  Angleterre,  où  elles  devaient  s'em- 
barquer pour  venir  à  Sainte-Hélène.  L'avis  en  avait  été  reçu  et, 
chaque  jour,  depuis  un  mois  ou  deux,  on  s'attendait  à  les  voir 
arriver.  Enfin,  le  18  ou  19  septembre  1819,  elles  débarquèrent 
à  Jamestown  dans  la  matinée,  et  furent  dirigées  sur  Longwood 
vers  les  six  heures  du  soir.  Ces  personnes  étaient  envoyées  par 
la  famille  impériale  sur  la  demande  qui  en  avait  été  faite  il  y 
avait  environ  un  an.  Elles  étaient  cinq,  deux  prêtres,  un  méde- 
cin, un  cuisinier,  et  une  personne  de  service.  Les  trois  pre- 
miers étaient  Corses  et  les  deux  autres  Français. 

L'Empereur  reçut  l'un  après  l'autre  les  deux  prêtres  et  le 
médecin.  Il  leur  témoigna  toute  sa  surprise  qu'on  ne  leur  eût 
pas  donné  quelques  lignes  d'introduction.  Il  attribua  cette  faute 
à  la  négligence  du  cardinal,  et  ne  put  concevoir  que,  dans  la 
position  où  lui,  Napoléon,  se  trouvait,  on  eût  omis  une  chose 
qui  était  à  ses  yeux  d'une  très  grande  importance,  et  sur  quoi 
les  membres  de  sa  famille  avaient  glissé  bien  facilement  e\  bien 
légèrement.  Malgré  une  irrégularité  aussi  inconcevable,  il 
accepta  les  nouveaux  venus.  Il  causa  très  longuement  avec  eux 
et  entra  dans  les  plus  grands  détails. 

Ce  fut  un  grand  plaisir  pour  l'Empereur  d'apprendre  par  la 


17G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relation  qu'ils  lui  firent  de  leur  voyage,  que,  depuis  Rome 
jusqu'à  Londres,  son  nom  était  en  vénération  parmi  les  peuples 
chez  lesquels  ils  avaient  passé;  il  jouit  secrètement  d'avoir 
laisse  dassez  fortes  impressions  pour  mériter  l'affection  et  les 
regrets  de  ces  mêmes  peuples,  quoique  ceux-ci  eussent  eu  beau- 
coup à  souffrir  dans  les  temps  malheureux  île  1813  et  1814.  La 
domination  de  la  France  leur  était  toujours  chère,  et  ils 
faisaient  des  vœux  pour  que  celui  dont  ils  conservaient  si  vive- 
ment le  souvenir  fût  rendu  à  la  liberté.  Le  Saint-Père,  lui 
aussi,  oubliant  ses  malheurs  passés,  se  montrait  sensible  au 
dur  traitement  qu'on  faisait  éprouver  à  l'un  de  ses  fils.  Tels 
élaient  les  sentiments  des  populations,  depuis  les  rives  du 
Tibre  jusqu'à  celles  du  Rhin.  Et  vous,  Français!  quels  étaient 
les  vôtres?...  Les  voyageurs  n'avaient  pas  mis  le  pied  sur  le  sol 
de  la  France. 

L'abbé  Buonavita  était  un  homme  d'une  soixantaine  d'années, 
déjà  très  en  deux,  et  on  ne  sait  comment  il  avait  pu  se  ré- 
soudre à  entreprendre  un  si  long  voyage,  et  comment  et  pour- 
quoi la  famille  impériale  avait  jeté  les  yeux  sur  un  homme 
aussi  peu  robuste  ;  mais,  soit  attachement  réel  à  la  personne  de 
l'Empereur,  soit  tout  autre  motif,  l'abbé  s'était  déterminé  à  se 
mettre  en  route 

L'abbé  Vignaly  pouvait  avoir  une  trentaine  d'années.  Il  avait 
étudié  quelque  temps  en  médecine.  C'était  un  petit  homme  brun 
et  trapu.  On  avait  jugé  convenable  de  l'envoyer  pour  remplacer 
au  besoin  l'abbé  Buonavita  qui  pouvait  manquer,  et  seconder 
le  médecin,  s'il  était  nécessaire. 

M.  Antommarchi  était  le  médecin;  il  avait  trente  à  trente- 
deux  ans.  Il  avait  exercé  sa  profession  à  Florence  et  était  élève 
d'un  fameux  anatomiste  nommé  Mascagni,  qui  l'avait  soi-disant 
désigné  pour  son  continuateur. 

Le  nommé  Coursot  avait  été  valet  de  chambre  du  grand- 
maréchal  Duroc;  il  était  auprès  du  duc  et  lui  donna  des  soins 
lorsque  celui-ci  fut  blessé  mortellement  en  1813.  En  1815,  il 
était  entré  au  service  de  Madame-Mère  et  l'avait  suivie  à 
Rome.  —  Chandellier,  employé  à  la  bouche  de  l'Empereur  en 
1813,  avait,  depuis,  passé  au  service  delà  princesse  Pauline. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  177 

XIV.  —  LA  MESSE    A    SAINTE-I1ÉLÈNE 

Les  deux  dimanches  qui  suivirent  l'arrivée  des  prêtres, 
l'Empereur  entendit  la  messe  dans  le  salon,  où  l'autel  avait  été 
dressé;  mais  il  voulut  qu'à  l'avenir,  elle  fût  dite  dans  la  salle  i 
manger,  cet  endroit  convenant  mieux  à  lui  et  aux  prêtres.  En 
conséquence,  il  ordonna  qu'on  fit  toutes  les  dépenses  nécessaires 
pour  rendre  le  lieu  digne  du  service  divin.  La  salle  à  manger 
fut  donc  convertie  en  chapelle,  les  dimanches  et  fêtes,  pour  le 
moment  de  la  messe. 

Les  prêtres  avaient  bien  apporté  les  vases  sacrés,  la  pierre 
sacrée,  leurs  vêtements  et  ornements,  mais  tout  le  reste  man. 
quait.  On  rappropria  d'abord  la  pièce.  Du  papier  blanc  fut  collé 
au  plafond  et  du  papier  chinois,  fond  rouge  à  fleurs  d'or  avec 
bordure,  couvrit  les  murs.  On  acheta  une  assez  grande  quantité 
de  satin  blanc  pour  tapisser  le  fond  et  les  deux  côtés  de  l'endroit 
où  devait  être  placé  l'autel,  et  du  satin  vert  pour  la  garniture 
ou  pente,  qui  fut  relevée  en  draperie.  Deux  tringles  de  bois 
doré,  mises  bout  à  bout  et  garnies  d'une  pente  de  soie  verte  a 
franges  de  soie  jaune  ornée  de  sonnettes,  partageaient  le  fond 
de  la  salle  en  deux  parties.  Un  tapis  neuf  couvrit  tout  le  plan- 
cher de  la  salle.  De  la  belle  table  de  desserte  en  acajou,  on  fit 
un  autel.  Le  devant  de  l'autel  fut  fait  en  satin  blanc;  une  bor- 
dure de  velours  vert  l'encadra;  aux  angles  inférieurs,  on  fit  deux 
N  couronnées  et  au  centre  une  croix  en  galon  d'or.  L'autel  fut 
couvert  de  deux  nappes  de  percale  (batiste),  garnies  de  larges 
dentelles.  Un  petit  tabernacle  en  forme  de  temple  antique,  orné 
de  colonnes  et  surmonté  d'une  croix,  fut  fabriqué  en  carton- 
nage par  Pierron.  Quatre  flambeaux  garnis  de  bougies  et  des 
vases  remplis  de  fleurs  composèrent  tout  l'ornement  du  dessus 
d'autel.  L'Empereur,  ayant  appris  que  le  Grand-Maréchal  avait 
un  tableau  (dessin  d'une  tête  de  Christ,  Ecce  homo,  de  gran- 
deur naturelle),  le  lui  fit  demander  et  le  fit  placer  au-dessus  du 
tabernacle.  Les  deux  tables  consoles  du  salon  furent  mises  à 
droite  et  à  gauche  de  l'autel  et  sur  chacune  d'elles  une  giran- 
dole à  cinq  branches  en  argent.  Un  grand  tapis  de  velours  vert 
couvrit  les  marches  de  l'autel  ;  il  était  bordé  d'une  corde  de  soie 
jaune  et  de  passementeries;  sur  le  devant,  au  milieu,  était  une 
grande  N  couronnée  et  aux  deux  coins  deux  couronnes,  le  tout 
en  passement. 

TOME    LXV.    —    K»21.  1- 


H8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  fauteuil  de  l'Emp°reur  était  à  quatre  ou  cinq  pieds  des 
marches  de  l'autel,  une  chaise  devant  lui.  Les  chaises  du  Grand- 
Maréchal,  de  Mme  Bertrand  et  deM.de  Montholon  étaient  placées 
aux  deux  côtés  de  l'Empereur  et  un  peu  en  arrière.  Les  per- 
sonnes de  la  maison  se  tenaient  debout  près  des  paravents. 
L'abbé  Buonavila  disait  la  messe,  l'abbé  Vignaly  en  petit  rochet 
ou  petit  surplis  et  Napoléon  Bertrand  remplissaient  les  fonc- 
tions de  servants.  C'était  Vignaly  qui  donnait  l'évangile  à  baiser. 

La  chapelle  n'était  éclairée  que  par  les  bougies  des  candé- 
labres et  des  chandeliers,  la  porte  vitrée  du  jardin  étant  cachée 
par  la  tenture. 

La  messe  était  dite  tous  les  dimanches.  L'Empereur  y  assis- 
tait, à  moins  qu'il  ne  se  trouvât  indisposé  et  couché;  mais,  dans 
ce  cas-ci,  on  ouvrait  la  porte  de  sa  chambre  pour  que  les  paroles 
du  prêtre  pussent  arriver  jusqu'à  lui. 

La  messe  terminée  et  l'Empereur  passé  dans  le  jardin  ou 
dans  le  salon,  la  chapelle,  en  moins  d'un  quart  d'heure,  redeve- 
nait salle  à  manger,  où  tout  était  rétabli  dans  son  premier  état. 

Un  des  premiers  dimanches,  l'Empereur,  sortant  de  la  messe, 
dit  en  souriant  à  ceux  qui  l'accompagnaient  :  «  J'espère  que  le 
Saint-Père  ne  nous  fera  aucun  reproche;  nous  voilà  redevenus 
chrétiens.  S'il  voyait  notre  chapelle,  il  nous  accorderait  des 
indulgences...  » 

L'Empereur,  satisfait  de  la  manière  dont  ses  serviteurs 
avaient  décoré  la  chapelle,  voulut  de  nouveau  exercer  leur 
talent  à  décorer  sa  chambre  à  coucher  et  son  cabinet.  Ces  deux 
pièces  étaient  si  sales  qu'il  était  dégoûté  de  les  habiter.  C'étaient 
les  mêmes  tentures  que  l'amiral  Cockburn  avait  fait  mettre 
lors  de  notre  installation  à  Longwood  ;  elles  étaient  de  nankin 
jaune  avec  bordures  de  papier  à  tleurs  découpées.  L'humidité  et 
la  poussière  avaient  rendu  l'étoffe  affreuse. 

Quand  l'Empereur  se  fut  décidé  à  sortir  de  ses  chambres,  il 
déchira  lui-même  quelques  morceaux  de  la  tenture  et  avec  aussi 
peu  de  difficulté  qu'on  déchire  une  étoffe  brûlée.  On  se  mit  au 
travail.  Pour  commencer,  nous  collâmes  du  papier  blanc  sur  les 
plafonds  et  ensuite  sur  les  murs,  pour  cacher  leur  malpropreté. 
Cela  fait,  M.  de  Montholon  fit  acheter  une  grande  quantité  de 
mousseline  rayée  pour  la  chambre  à  coucher  et  de  percale  pour 
le  cabinet.  Dans  ces  deux  pièces,  au  moyen  de  coulisses  en  haut 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  1T!» 

et  en  bas,  la  tenture  formait  des  rouleaux,  depuis  l'angle  du  pla- 
fond jusqu'à  la  plinthe.  Dans  le  cabinet,  une  petite  poule 
volante  garnissait  le  haut  et,  dans  la  chambre  à  coucher,  c'étail 
une  petite  draperie  de  même  mousseline  que  la  tenture,  sou- 
tenue de  dislance  en  distance  par  de  petites  patères  en  cuivre 
doré  d'où  pendaient  des  cravates.  Les  fenêtres  furent  garnies  de 
grands  et  de  petits  rideaux.  Les  tapis  furent  renouvelés  et  le 
mobilier  quelque  peu  changé  et  augmenté.  Les  lits  de  campagne 
furent  réparés  et  les  rideaux  et  moustiquaires  remplacés  par 
des  neufs. 

Ce  fut  une  surprise  agréable  pour  l'Empereur  de  se  trouver 
si  proprement  logé;  depuis  qu'il  était  ;i  Sainte-Hélène,  il  ne 
s'était  pas  vu  si  bien.  «  Ceux  qui  verront  ma  chambre,  disait-il, 
me  prendront  pour  une  petite-maitresse.  »  Jadis  les  petites 
choses  n'avaient  pas  attiré  son  attention;  mais,  à  Longwood, 
les  choses  les  plus  simples,  les  plus  ordinaires,  étaient  pour  lui 
un  objet  de  curiosité. 

XV.    —    HUDSON    LOWT. 

Pendant  tout  le  temps  que  l'Empereur  avait  été  occupé  de 
ses  jardins,  de  l'arrivée  des  prêtres  et  de  la  décoration  de  6 
chambres,  il  avait  semblé  avoir  oublié  sa  position.  Effectivement, 
dans  cet  espace  de  temps,  l'activité  avait  fait  disparaître  cet  air 
soucieux  et  réfléchi  qu'il  avait  eu  antérieurement.  Mais  le 
ministère  anglais  et  le  gouverneur,  son  agent  dévoué,  étaient 
mécontents,  on  peut  dire,  quand  ils  ne  secouaient  pas  leschainea 
de  leur  prisonnier;  c'était  un  besoin  pour  eux  de  les  lui  faire 
sentir  et  même  d'en  augmenter  le  poids.  \]n  colosse,  un  hercule 
comme  le  général  Bonaparte  devait  être  chargé  jusqu'à  ce  qu'il 
pliât  soux  le  faix;  aussi  les  vexations  de  toute  nature,  les  mau- 
vais traitements  de  toute  espèce  se  renouvelaient-ils  fréquem- 
ment. La  victime  ne  demandait  que  la  tranquillité  cl,  cette 
tranquillité,  elle  ne  pouvait  l'obtenir.  Voici,  entre  plusieurs,  un 
des  aimables  procédés  de  l'exécuteur  des  hautes  œuvres  de  L'oli- 
garchie britannique. 

S'il  se  passait  deux  ou  trois  jours  sans  que  les  espions 
eussent  vu  l'Empereur,  sir  Iludson  Lowe  arrivait  h  Longwood 
escorté  de  quelques  officiers  de  son  état-major,  et  donnait 
l'ordre   à  l'officier   d'ordonnance   d'aller  se  promener  «>ua  les 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fenêtres  du  prisonnier  et  d'approcher  assez  près  pour  voir  dans 
l'intérieur.  Un  ordre  aussi  contraire  à  la  délicatesse,  à  l'hon- 
neur, n'était  exécuté  qu'avec  dégoût  par  l'officier  ;  mais  il 
fallait  obéir  sous  peine  de  destitution.  L'officier  avait  beau 
approcher  des  vitres,  il  ne  pouvait  rien  voir  :  les  rideaux 
étaient  fermés.  Il  retournait  vers  le  gouverneur  rendre  compte 
de  sa  promenade.  Sir  Hudson,  peu  satisfait,  ordonnait  à  ce 
même  officier  de  se  mettre  en  uniforme  et  de  se  présenter  à  la 
porte  principale  des  appartements,  qui  était  celle  du  parloir, 
et  d'y  frapper,  à  diverses  reprises,  si  l'on  ne  répondait  pas  au 
premier  coup.  Personne  ne  répondait,  cette  pièce  n'étant  pas 
un  endroit  où  se  tint  quelqu'un  du  service.  Après  avoir  frappé 
et  refrappé,  l'officier  s'en  retournait  comme  il  était  venu.  Le 
gouverneur,  vexé  et  humilié,  ordonnait  alors  à  un  de  ses  offi- 
ciers d'accompagner  l'officier  d'ordonnance,  de  se  présenter  à 
la  porte  de  l'intérieur  et  d'y  frapper.  Au  premier  coup,  la 
porte  était  ouverte.  On  avait  le  mot,  tout  ayant  été  combiné 
d'avance.  «  Que  désirent  ces  Messieurs?  demandait  le  valet  de 
chambre,  qui  venait  d'ouvrir  la  porte  et  qui  restait  en  dehors 
avec  les  officiers.  —  Où  est  le  général  Bonaparte?  —  L'Empe- 
reur est  dans  sa  chambre  à  coucher  et  malade.  —  Quelle  ma- 
ladie a-t-il?  —  Monsieur  le  gouverneur  doit  en  être  instruit  par 
les  bulletins  qu'on  lui  remet  chaque  jour.  —  Est-ce  qu'il  est 
bien  souffrant?  —  Messieurs,  il  n'y  a  que  son  premier  valet  de 
chambre  qui  puisse  vous  le  dire;  lui  seul  entre  chez  Sa  Majesté. 
—  Dites  à  Marchand  que  nous  voudrions  lui  parler.  —  En  ce 
moment,  il  est  auprès  de  l'Empereur.  —  Quand  il  sortira  de 
chez  le  général,  veuillez  lui  dire  qu'il  se  rende  chez  l'officier 
d'ordonnance.  »  Alors  les  officiers,  en  présentant  un  paquet  à 
l'adresse  du  général  Bonaparte,  disaient  au  serviteur  :  «  Voulez- 
vous  remettre  cette  lettre  au  général?  —  Non,  messieurs,  je  ne 
puis  m'en  charger;  il  ne  m'appartient  pas  de  prendre  les  lettres 
qui  sont  adressées  à  Sa  Majesté.  Si  vous  voulez  qu'elle  lui  par- 
vienne, remettez-la  à  Monsieur  le  général  de  Montholon  ou  à  M.  le 
comte  Bertrand.  »  Les  officiers  se  retiraient  et  allaient  rejoindre 
le  gouverneur,  qui  se  tenait  a  peu  de  distance  de  la  maison  ou 
chez  l'officier  d'ordonnance  et  qui  se  décidait  enfin  à  prendre  le 
parti  d'aller  chez  M.  de  Montholon  ou  chez  le  Grand-Maréchal. 
Aussitôt  que  les  officiers  étaient  hors  de  la  maison,  le  valet  de 
chambre,  qui  avait  vu  de  quel  coté  ils  avaient  porté  leurs  pas, 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  181 

allait  immédiatement  rendre   compte  à  l'Empereur  de  ce  qui 
s'était  passé. 

Dès  que  la  lettre  était  parvenue  a  l'Empereur,  soit  par 
M.  de  Montholon,  soit  par  le  Grand-Maréchal,  il  la  renvoyait  ou 
la  jetait  toute  cachetée  parla  fenêtre.  «  Qu'est-ce  qu'il  me  veut? 
disait-il;  qu'il  me  laisse  donc  tranquille!...  Je  n'ai  pas  besoin 
d'avoir  de  correspondance  avec  un  homme  qui  saisit  toutes  les 
occasions  possibles  de  m'outrager.  »  Soit  indisposition,  soit 
mauvaise  humeur,  soit  toute  autre  cause,  l'Empereur  restait 
dans  ses  appartements  plusieurs  jours  de  suite  et  ne  m  ittait  les 
pieds  dehors  que  lorsqu'il  était  ennuyé,  fatigué  de  sa  réclusion. 
Si  d'une  part  le  mauvais  temps  l'empêchait  quelquefois  de 
sortir,  quelquefois  aussi  il  y  avait  intention,  pour  voir  jusqu'à 
quel  degré  d'audace  irait  le  gouverneur. 

Une  de  ces  scènes  l'avait  tellement  irrité,  au  mois  d'août  1819, 
avant  l'arrivée  des  prêtres,  qu'il  avait  fait  fermer  ses  portes 
avec  des  verroux  et  fait  mettre  des  barres  derrière  les  voir I s 
de  ses  fenêtres;  il  avait  près  de  son  lit  ses  fusils  et  ses  pistolets 
chargés  et,  indépendamment,  son  épée,  son  sabre  et  son  poi- 
gnard. Il  jurait  d'étendre  sur  le  seuil  de  la  porte  celui  qui  serait 
assez  hardi  pour  franchir  cette  limite.  Il  ajoutait  qu'on  ne  péné- 
trerait dans  son  intérieur  que  lorsque  lui,  Napoléon,  ne  serait 
plus  qu'un  cadavre.  L'Empereur,  croyant  le  gouverneur  capable 
de  tout,  avait  cru  devoir  prendre  toutes  les  précautions  néces- 
saires pour  qu'on  ne  violât  pas  impunément  son  dernier  asile. 

Sir  Hudson  Lowe  était  l'homme  le  plus  peureux  et  le  plus 
soupçonneux  qui  existât  parmi  les  Anglais.  La  nuit  et  le  jour, 
il  ne  rêvait  que  la  fuite  de  son  prisonnier.  Il  fallait  être  bien 
simple  cependant  pour  imaginer  possible  l'évasion  d'un  indi- 
vidu renfermé  le  jour  dans  une  enceinte  de  quelques  mille  toises 
carrées,  dominée  de  tous  côtés  par  des  montagnes,  dont  plusieurs 
endroits  étaient  occupés  par  des  postes,  ainsi  que  toutes  les 
issues  qui  communiquaient  à  la  mer,  et  la  nuit,  la  maison  en- 
vironnée de  factionnaires  assez  rapprochés  les  uns  des  autres, 
pour  qu'un  chat  ne  pût  passer  sans  être  aperçu.  Tous  ces  obstacle 
n'étaient-ils  pas  assez  puissants  pour  ôter  au  prisonnier  l'idée 
de  s'évader?  Indépendamment  d'une  surveillance  très  active, 
Sir  Hudson  Lowe  comptait-il  pour  rien  les  difficultés  à  vaincre 
pour  parvenir  jusqu'à  la  mer?  Le  jour,  les  sentiers  frayés,  s'il 
en  existait,  étaient  déjà  fort  peu  praticables  pour  un  homme  jeune 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  leste.  Qu'auraient-ils  été  la  nuit,  pour  celui  qui  n'avait  pas 
la  moindre  connaissance  de  ces  lieux  où  les  pentes  sont  sillon- 
nées de  nombreux  ravins  plus  profonds  les  uns  que  les  autres. 
L'Empereur  aurait-il  pu,  lui  qui  était  assez  lourd  et  peu  habi- 
tué à  parcourir  les  monlagn 'S,  s'engager  dans  une  entreprise 
aussi  périlleuse,  dont  le  succès  ne  pouvait  être  qu'imaginaire? 
Le  gouverneur  oubliait-il  que  toutes  les  côtes  de  l'île,  excepté 
quelques  rares  endroits,  étaient  très  escarpées  ou  taillées  à  pic? 
Oubliait-il  encore  que  pendant  le  jour  et  la  nuit  des  bricks 
étaient  constamment  en  croisière  et  que  des  signaux  l'instrui- 
saient de  ce  qui  se  passait  sur  la  mer?  Quel  était  donc  le  moyen 
qui  restait  à  Napoléon  pour  se  sauver  de  l'île?  Pouvait-il  sur 
une  planche  gagner  un  continent  éloigné  de  quatre  cents  lieues? 
Le  gouverneur  n'avait  à  craindre  qu'une  Hotte,  et  encore  cette 
flotte  aurait-elle  eu  de  la  peine  à  se  rendre  maîtresse  de  l'ile qui 
partout  est  inexpugnable. 

Je  ne  doute  pas  que  le  gouverneur  ne  fût  esclave  des  ordres 
ou  instructions  qu'il  recevait  du  ministère  britannique;  mais, 
tout  en  les  exécutant,  même  à  la  lettre,  il  devait  y  mettre  plus 
de  forme  et  de  bons  procédés,  et,  si  ces  mêmes  ordres  ou  ins- 
tructions étaient  exagérés  et  contre  l'honneur,  il  devait  donner 
sa  démission.  Une  telle  conduite  eût  été  de  sa  part  un  acte  fort 
honorable  que,  certes,  la  nation  anglaise   n'eût    pas  désavoué., 

XVI.  —  MON   MARIAGE. 

Dans  les  premiers  mois  de  l'année  1819,  il  fut  envoyé  k 
Mme  Bertrand  par  lady  Jerningham,  sa  tante,  une  jeune  per- 
sonne pour  être  gouvernante  des  enfants  du  Grand-Marécha!. 
Il  y  avait  déjà  plusieurs  années  d'écoulées  depuis  que  nous 
étions  à  Longwood,  et  combien  d'autres  encore  pouvaient 
s'écouler!  Dans  celte  incertitude  de  l'avenir  et  vivant,  pour 
ainsi  dire,  dans  une  espèce  de  réclusion  continuelle,  n'ayant 
d'autre  distraction  que  le  travail  qui  demandait  et  exigeait 
beaucoup  d'assiduité  et  qui  n'était  coupé  que  par  quelques  mo- 
ments de  promenade, 'je  crus  devoir  me  marier,  pour  mener 
une  vie  d'époux  et  de  père  de  famille.  Je  fréquentai  la  jeune 
personne,  et  j'appris  à  la  connaître  et  à  apprécier  ses  qualité-, 
dont  tout  le  monde  faisait  l'éloge.  Elle  avait  été  fort  bien 
élevée.  Après  quelques  mois  d'assiduité,  je  me  décidai  à  réaliser 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  183 

mes  projets,  certain  que  j'étais  que  je  ne  déplaisais  pas  a  miss 
Hall  (c'était  le  nom  de  la  jeune  personne).  Depuis  peu  de 
mois,  Noverraz  s'était  marié  et  il  y  avait  peu  de  temps  que 
les  prêtres  étaient  arrivés.  M'étant  déclaré,  je  continuai  à  faire 
la  cour  à  celle  que  mon  cœur  avait  choisie,  en  attendant  le 
moment  favorable  pour  en  parler  à  l'Empereur.  Craignant  un 
refus,  j'hésitais;  enfin,  un  jour,  je  me  déterminai  et  je  saisis 
l'occasion.  Il  était  de  bonne  humeur  et  passait  au  salon  où  je 
le  suivis.  Je  lui  fisconnaitre  l'intention  où  j'étais  de  me  marier, 
mais  que  je  désirais  avoir  son  assentiment,  ou,  pour  mieux 
dire,  son  consentement.  Je  ne  me  rappelle  plus  quelles  furent 
ses  objections  ni  ce  que  je  lui  répondis.  Bref,  j'obtins  son 
agrément.  Dès  que  j'eus  un  moment  de  liberté,  j'allai  chez 
Mn>*  Bertrand  à  qui  je  fis  part  de  ma  bonne  nouvelle,  et,  immé- 
diatement, je  m'empressai  de  l'apprendre  à  ma  future,  qui  l'ac- 
cueillit avec  grand  plaisir. 

Je  crus  avoir  besoin  de  la  cérémonie  de  l'église  anglicane, 
quoique  ma  fiancée  fût  catholique;  mais  elle  était  Anglaise  et 
nous  étions  dans  un  pays  protestant  :  c'était  pour  moi  un 
mariage  civil.  A  Longwood,  voulant  fuir  toute  espèce  de  céré- 
monie, je  m'arrangeai  avec  M.  Buonavita  pour  que  le  mariage 
eût  lieu  chez  lui,  ce  qui  n'offrit  aucune  difficulté. 

Le  lendemain  ou  le  surlendemain,  ma  femme  et  moi,  nous 
allâmes  à  cheval  à  Plantation  House,  endroit  où  il  y  avait  une 
chapelle  protestante.  Pierron,  Noverraz  et  sa  femme,  et  peut- 
être  une  autre  personne,  nous  accompagnèrent.  Arrivés  à  la 
chapelle,  nous  y  trouvâmes  le  ministre,  M.  Vernon,  qui  pro- 
céda immédiatement  à  la  cérémonie  d'usage.  Cette  cérémonie, 
qui  fut  des  plus  simples,  étant  terminée,  nous  remontâmes  à 
cheval  et  allâmes  nous  promener  dans  différentes  propriétés 
pour  employer  le  temps  que  nous  avions  à  nous. 

Quand  notre  tournée  fut  finie,  nous  nous  dirigeâmes  vers 
Longwood,  où  nous  fûmes  rendus  pour  l'heure  du  diner  de 
l'Empereur.  Le  nôtre  fut  une  espèce  de  petite  noce  :  sur  la 
table,  il  y  eut  quelques  petits  mets  de  plus  qu'à  l'ordinaire. 
Dans  la  soirée,  Mme  Bertrand  envoya  à  ma  femme  un  carton 
rempli  de  différents  effets  de  toilette.  Le  lendemain,  je  repris 
mon  service  auprès  de  l'Empereur,  et  ma  femme  alla  faire  le 
sien  chez  la  comtesse. 

Avant  mon  mariage,  j'étais  logé  comme  les  autres  dan-  tine 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  mansardes  qui  étaient  au-dessus  des  chambres  de  l'Empe- 
reur. L'emplacement  était  bien  pour  loger  une  personne,  mais 
beaucoup  trop  petit  pour  en  loger  deux.  Quand  je  fus  avec  ma 
femme,  l'Empereur  dit  à  M.  de  Montholon  :  «  11  serait  conve- 
nable d'agrandir  le  logement  d'Ali,  pour  qu'il  put  se  retour- 
ner. Donnez-lui  la  chambre  de  Cypriani,  continua-t-il  ;  faites-la 
lui  arranger;  il  ne  serait  pas  humain  de  les  laisser  dans  un 
pareil  galetas.  »  M.  de  Montholon  fit  faire  une  fenêtre  qui  avait 
vue  sur  le  bosquet  de  l'Empereur  et  fit  couper  une  panne  pour 
en  permettre  l'accès.  Les  cloisons,  couvertes  de  papier,  trans- 
formèrent un  vilain  grenier  en  une  pièce  fort  gentille  et  des 
plus  agréables.  On  avait  sous  les  yeux  une  partie  des  jardins  de 
l'Empereur,  la  pelouse,  le  bois  de  Longwood,  le  rocher  noir  et 
la  mer  à  l'horizon. 

XVII.    —    PROPOS    DE   L'EMPEREUR 

L'Empereur  avait  l'habitude,  quand  le  temps  était  beau, 
d'aller  se  promener  dans  ses  jardins  immédiatement  après  son 
lever  et  après  et  avant  son  dîner.  S'il  apercevait  les  enfants  du 
Grand-Maréchal,  il  les  appelait.  Les  enfants,  qui  étaient  accou- 
tumés à  recevoir  toujours  quelque  chose  de  lui,  se  tenaient  à 
peu  de  distance  et  en  vue  et,  dès  qu'ils  s'entendaient  appeler, 
l'espace  qui  les  séparait  de  l'Empereur  était  bientôt  franchi. 
Son  plaisir  était  de  les  questionner  sur  ce  qu'ils  faisaient  et  ce 
qu'ils  avaient  à  faire  :  «  Sais-tu  bien  ta  leçon,  »  disait-il  à  l'un; 
et  à  l'autre  :  «  Répète-moi  donc  ta  table  de  multiplication.  » 
S'il  était  content  de  leurs  réponses,  il  se  faisait  apporter  des 
bonbons  et  les  leur  distribuait.  De  temps  à  autre,  il  les  faisait 
déjeuner  avec  lui;  il  jouissait  quand  il  trouvait  l'occasion  de 
leur  faire  des  niches;  leurs  petites  querelles  le  divertissaient. 
Il  aimait  beaucoup  à  s'en  voir  entouré.  Il  était  charmé  de  leur 
innocence,  et  de  la  franchise  avec  laquelle  ils  exprimaient 
leurs  pensées,  leurs  sentiments,  leurs  volontés.  «  Chez  eux, 
disait-il,  aucun  détour;  ils  disent  naturellement  ce  qui  leur 
vient  à  la  tête.  Si  la  gourmandise  les  presse,  sans  plus  attendre, 
ils  demandent:  Ah  !  le  petit  ventre  commande  toujours.  Heu- 
reux âge  que  celui  de  l'enfance  1  continuait-il,  c'est  bien  l'âge 
d'or  de  la  vie  de  l'homme.  »  Ses  malheurs  eussent  été  bien 
adoucis,  il  les  eût  supportés  avec  plus  de  résignation  encore, 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  IX", 

s'il  avait  eu  le  bonheur  d'avoir  son  fils  auprès  de  lui.  Cette 
consolation  lui  a  été  refusée;  aussi  a-t-il  souvent  répété  : 
«  Combien  un  savetier  est  plus  heureux  que  moi  I  Celui-là  a 
au  moins  auprès  de  lui  sa  femme  et  ses  enfants.  » 

Malgré  les  traverses  que  l'Empereur  avait  eu  à  essuyer  dans 
tant  de  circonstances,  le  souvenir  de  sa  puissance  était  toujours 
pour  lui  un  songe  très  agréable.  «  Je  mettais  toute  ma  gloire, 
disait-il,  à  faire  des  Français  le  premier  peuple  de  l'univers  ; 
tout  mon  désir,  toute  mon  ambition  était  qu'ils  surpassas*. Mil 
les  Perses,  les  Grecs,  les  Romains,  tant  dans  les  armes  que 
dans  les  sciences  et  les  arts.  La  France  était  déjà  le  pays  le  plus 
beau,  le  plus  fertile;  les  mœurs  y  étaient  parvenues  à  un  degré 
de  civilisation  inconnu  jusqu'alors;  en  un  mot  elle  était  déjà 
aussi  digne  de  commander  au  monde  que  l'avait  été  l'ancienne 
Rome...  Je  serais  arrivé  à  mon  but,  si  des  brouillons,  des  intri- 
gants, des  hommes  de  parti,  des  gens  immoraux,  ne  fussent  pas 
venus  me  susciter  obstacles  sur  obstacles  et  m'arrêter  dans  ma 
marche.  Je  sens  bien  qu'un  pareil  projet  était  gigantesque  ; 
mais  que  ne  peut-on  pas  faire  avec  des  Français?  C'était  déjà 
beaucoup  d'être  parvenu  à  gouverner  la  partie  principale  de 
l'Europe  et  de  l'avoir  soumise  à  une  unité  de  lois.  Des  peuples 
dirigés  par  un  gouvernement  juste,  sage,  éclairé,  eussent,  avec 
le  temps,  entraîné  d'autres  peuples,  et  tous  n'eussent  fait 
qu'une  même  famille.  Une  fois  que  tout  aurait  été  disposé, 
j'aurais  établi  un  gouvernement  où  le  peuple  n'aurait  eu  rien 
à  redouter  de  l'autorité  arbitraire  ;  tout  homme  eût  été  homme 
et  simplement  soumis  à  la  loi  commune  ;  il  n'y  aurait  eu  que 
le  mérite  de  privilégié.  Mais,  pour  faire  réussir  un  tel  projet, 
il  fallait  être  heureux  et  avoir  une  vingtaine  d'années  devant 
soi.  La  religion  portait  un  peu  obstacle  à  mon  système;  mais  il 
y  avait  un  moyen  dont  on  pouvait  user;  c'était  de  fermer  les 
yeux  et  de  favoriser  toutes  les  sectes  qui  se  fussent  présentées 
et  eussent  eu  pour  base  la  saine  et  vraie  morale.  Les  hommes, 
ainsi  divisés  pour  ce  qui  est  de  la  conscience,  n'en  eussent  été 
que  plus  soumis  aux  lois.  Cela  étant,  on  aurait  eu  l'avantage 
de  pouvoir  diminuer  les  abus  et  d'atteindre  à  la  perfectibilité 
possible  aux  hommes.  En  religion,  une  juste  et  sage  tolérance 
est  un  bienfait  des  gouvernements.  Une  religion  n'est  qu'une 
loi  qui  dirige  la  conscience.  Dès  le  moment  qu'elle  vise  à  suivre 
l'impulsion  de  la  nature  dans  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  social, 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  épure  les  mœurs,  qu'elle  rejette  tout  ce  qui  peut  porter 
atteinte  à  la  propagation  de  l'espèce  humaine,  à  l'ordre,  à  la 
liberté,  elle  doit  être  adoptée,  protégée  et  soutenue.  IN'avons- 
nous  pas  vu,  dans  les  siècles  qui  nous  ont  précédés,  combien  il 
était  dangereux  d'être  intolérant,  exclusif?  Dieu  nous  garde 
d'avoir  à  supporter  un  tel  fléau  qui  est  la  destruction  des 
nations I  Soyons  plus  sages  que  nos  ancêtres;  ne  voyons  que  le 
bien  et  le  bonheur  publics.  C'est  beaucoup  trop  sans  doute 
d'avoir  des  démêlés  pour  les  affaires  politiques.  Plus  les  choses 
sont  simplifiées,  et  moins  de  tourments  elles  nousdonnent.  Hélasl 
hier  nous  sommes  entrés  dans  ce  monde,  aujourd'hui  nous  le 
possédons,  et  demain  nous  disparaîtrons  de  sa  surface,  lâchons 
donc  d'être  heureux  sur  cette  terre,  où  nous  ne  restons  que 
quelques  instants.    » 

Quelques  mois  après  l'assassinat  du  duc  de  Berry,  l'Empe- 
reur reçut  des  nouvelles  de  l'Europe.  Comme  à  son  ordinaire,  il 
parcourut  avec  avidité  tous  ies  livres,  les  brochures,  et  les  jour- 
naux qu'on  lui  envoyait  d'Angleterre.  Il  lut  dans  ceux-ci  une 
relation  de  l'assassinat  du  prince.  La  nuit  suivante,  il  conversa 
assez  longuement  avec  moi  qui  étais  de  service.  Il  me  dit  : 
<c  Quelle  inconséquence  de  la  part  du  duc  de  Berry,  d'un  prince 
du  sang,  qui  pouvait  et  devait  être  appelé  un  jour  à  monter  sur 
le  trône  et  qui  était  susceptible  d'avoir  des  enfants,  d'aller 
prendre  son  plaisir  dans  de  grandes  réunions  publiques,  et  dans 
un  moment  où  toutes  les  opinions  se  froissent  si  fortement! 
N'était-il  pas  assez  grand  seigneur  pour  avoir  bal  ou  spectacle 
chez  lui,  plutôt  que  d'aller  se  montrer  dans  une  salle  d'opéra? 
Au  moins,  quand  on  se  mêle  dans  la  foule,  faut-il  prendre  les 
précautions  nécessaires  et  ne  pas  trop  se  fier  aux  apparences 
qui  sont  souvent  trompeuses.  Quel  tableau  déchirant  pour  une 
famille  et  horrible  pour  les  yeux  d'une  jeune  épouse  I  Toutes  les 
circonstances  de  cet  assassinat  sont  effroyables. 

«  Ah!  si  j'avais  agi  aussi  inconsidérément,  aussi  imprudem- 
ment, reprit-il,  combien  de  fois  je  serais  tombé  sous  le  poignard 
des  assassins!  Mais  j'avais  toujours  soin  d'être  où  l'on  m'atten- 
dait le  moins.  L'affaire  de  la  rue  Saint-Nicaise  faillit  m'èlre 
fatale,  parce  que  j'allais  dans  un  endroit  où  j'étais  attendu. Ce  ne 
fut  qu'aux  sollicitations  de  l'impératrice  Joséphine  que  je  me 
décidai  à  monter  en  voiture,  et,  sans  l'ivresse  de  mon  cocher, 
sans  l'incertitude  où  l'on  était  de  savoir  quelle  voiture  me  ren- 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS     DIT    ALI.  181 

fermait,  et  sans  le  coup  de  botte  donné  par  l'un  de  mes  grena- 
diers à  celui  qui  devait  mettre  le  feu  au  tonneau,  j'aurais  infail- 
liblement péri  avec  toute  ma  suite.  Depuis  cette  époque,  tous 
ceux  qui  m'entouraient  avaient  constamment  l'attention  de  ne 
pas  me  laisser  approcher  de  trop  près  et  faisaient  prendre  par  la 
police  toutes  les  mesures  convenables,  particulièrement  si  je 
devais  aller  en  public.  C'est  de  cette  manière  que  je  me  suis 
garanti   des  surprises  de  mes  ennemis. 

«  De  tous  les  assassins,  continua-t-il,  les  fanatiques  sont  les 
plus  dangereux  :  on  ne  se  garantit  que  très  difficilement  de  la 
férocité  de  ces  hommes.  Un  homme  qui  a  l'intention,  la  volonté 
de  se  sacrifier,  est  toujours  maitre  de  la  vie  d'un  autre  homme, 
et  quand  il  est  fanatique  et  surtout  fanatique  religieux,  il  porte 
ses  coups  avec  plus  d'assurance.  L'histoire  fourmille  de  pareilles 
actions  :  César,  Henri  III,  Henri  IV,  Gustave,  Kléber,  etc.,  etc. 
furent  au  nombre  de  leurs  victimes.  Fanatiques  religieux,  fana- 
tiques politiques,  tous  sont  à  craindre.  Les  complices  de  ces 
tigres,  si  toutefois  ils  en  ont,  car  ces  grands  criminels  n'ont 
souvent  de  complices  qu'eux-mêmes,  sont  toujours  enveloppés 
d'un  voile  impénétrable  qui  les  dérobe  aux  recherches  les  plus 
actives,  les  plus  exactes.  Il  est  bon  de  paraître  populaire,  mais  il 
faut  agir  avec  circonspection  ;  les  malheurs  arrivent  assez  tôt 
sans  qu'on  aille  les  chercher.  » 

Quand  l'Empereur  apprit  que  le  prince  Eugène  avait  fait 
mettre  en  vente  le  musée  de  la  Malmaison,  il  en  fut  outré. 
«  Est-il  possible  qu'Eugène,  mon  fils  adoptif,  aille  se  salir  en 
faisant  de  l'argent  des  objets  précieux  que  renferme  ce  château? 
Ne  l'ai-je  pas  fait  assez  riche  pour  qu'il  se  dispense  de  faire  une 
pareille  vilenie?  Malheureux  intérêt  I  Toutes  ces  belles  choses, 
qui,  pour  la  plupart,  ont  été  acquises  au  prix  du  sang  français, 
devaient-elles  avoir  une  pareille  destination?  Il  eût  été  digne,  il 
eût  été  noble  à  Eugène  d'en  faire  hommage  à  la  France,  et  le 
musée  de  Paris  eût  été  quelque  peu  indemnisé  des  pertes  qu'il  a 
faites  en  1815.  A  cet  acte,  on  eût  reconnu  un  cœur  français  et 
un  des  miens.  Il  ne  lui  reste  plus  maintenant  que  d'en  faire 
autant  de  la  Malmaison.  Cette  habitation  pour  lui  doit  être  sacrée 
et  doit  lui  être  chère  à  plus  d'un  titre;  il  doit  la  transmettre  à  ses 
descendants;  mais,  non!  il  semble  que  ceux  qui  m'appartiennent 
et  ceux  qui  m'ont  entouré  se  donnent  la  main  pour  se  confondre 
dans  la  foule  la  plus  abjecte.  On  dirait  qu'ils  prennent  à  tâche 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  se   montrer  incapables  de    sentiments  élevés.  0    homme  1 
seras-tu  donc  toujours  insensé  ?  » 

Depuis  longtemps  l'Empereur  avait  annoncé  et  souvent  il 
répétait  qu'une  fin,  plus  prochaine  qu'on  ne  le  pensait,  viendrait 
mettre  un  terme  à  ses  maux,  et  ni  lui  ni  personne  n'ajoutait 
foi  à  cette  espèce  de  prédiction,  qui  cependant  devait  s'accomplir 
quelques  années  plus  tard.  Ce  qui  nous  éloignait  d'une  telle 
pensée,  c'est  que  son  physique  ne  portait  aucune  empreinte 
qui  put  le  faire  soupçonner  malade.  Il  avait  conservé  son  embon- 
point, avait  bon  appétit  et  était  souvent  de  bonne  humeur.  De 
toutes  les  indispositions  qu'il  avait  à  Sainte-Hélène,  la  seule 
remarquable  était  une  espèce  de  catarrhe  et  on  le  lui  avait 
connu  avant  1814.  Outre  cette  indisposition,  qui,  du  reste, 
n'était  que  passagère,  il  en  avait  une  autre  qui  n'était  qu'un 
malaise  qu'il  disait  ressentir  dans  le  corps  et  qui  lui  causait 
parfois  des  douleurs  sourdes  :  il  croyait  être  attaqué  du  mal  de 
foie.  On  pensait  que  son  but,  en  se  disant  malade,  était  de 
tromper  le  gouverneur  et  le  ministère  anglais  et  de  décider  celui- 
ci  à  donner  des  ordres  pour  qu'il  fût  transféré  dans  un  autre 
pays  ou  remis  en  liberté.  Mais  l'Empereur  avait  affaire  à  des 
hommes  peu  sensibles  aux  maux  d'autrui  et  incapables  de  sen- 
timents généreux.  Ce  ne  fut  que  dans  les  derniers  mois  de 
l'année  1820,  que  ceux  qui  l'entouraient  s'aperçurent  de  quelque 
changement  dans  sa  santé  et  reconnurent,  dans  les  premiers  de 
1821,  qu'il  était  réellement  malade.  Il  ne  leur  en  avait  point 
imposé.  Parfois  il  avait  dit  à  ceux  qui  souriaient  lorsqu'il  leur 
parlait  de  ses  douleurs  intérieures  :  «  Eh  !  Messieurs  !  vous 
croyez  que  je  badine  ?  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  je  sens  là 
(en  mettant  sa  main  sur  le  côté,  au  défaut  des  côtes)  quelque 
chose  qui  n'est  pas  ordinaire.  » 

Saint-Denis, 

(A  suivre. j 


UNE 

VISITE  AU  CANAL  DE  PANAMA 


C'est  au  cours  d'un  récent  voyage  dans  la  mer  des  Caraïbes 
qu'il  m'a  été  donné  de  visiter  le  canal  de  Panama,  dont  l'ouver- 
ture a  passé  bien  inaperçue,  car  au  moment  où  le  premier  na- 
vire, allant  d'un  Océan  à  l'autre,  le  franchissait,  la  guerre 
mondiale  venait  d'éclater.  L'humanité  avait  ses  pensées 
ailleurs,  l'heure  des  fêtes  et  des  cérémonies  officielles  faisait 
place  aux  jours  de  douleur  et  de  deuil  dans  lesquels  la  terre 
allait  vivre  pendant  d'angoissantes  années. 

Lorsque  le  bateau  venant  des  Antilles  poursuit  sa  route  vers 
le  canal,  soit  pour  le  traverser,  soit  simplement  pour  faire 
escale  à  Colon,  il  franchit  par  une  passe  un  grand  brise-lames, 
formé  d'enrochements  jetés  à  pierres  perdues.  Cet  ouvrage, 
long  do  plus  de  11000  pieds,  mesurant  à  sa  base  environ 
150  pieds,  protège  les  quais  de  la  ville  des  grandes  vagues  du 
large.  A  la  grosse  mer,  à  la  houle  presque  toujours  très  forte 
dans  ces  parages,  succède  un  calme  délicieux  même  pour  ceux 
qui  sont  de  bons  marins.  Le  pont  ne  fuit  plus  sous  les  pas,  le 
secours  des  rampes  ou  des  bastingages  devient  inutile  ;  le  bateau 
glisse  sans  heurt  sur  l'eau  apaisée,  et  de  l'avant  le  voyageur 
aperçoit  une  succession  de  collines,  et  à  l'arrière-plan  de  mon- 
tagnes boisées  extrêmement  vertes,  noyées  dans  la  brume 
bleutée  sous  un  ciel  laiteux,  assez  terne,  car  la  quantité  de 
vapeur  d'eau  en  suspension  dans  l'air  est  considérable.  Le  ciel, 
parfaitement  pur,  d'un  bleu  éclatant,  ne  se  voit  guère  dans  ces 
régions  qu'après  les  orages  ou  au  début  des  nuits. 

A  gauche,  les  maisons  de  Colon  forment  une  longue  ligne 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blanche,  coupée  par  des  cocotiers.  La  ville,  entièrement  mo- 
derne, n'offre  aucun  intérêt  :  c'est  le  banal  point  d'arrêt  que 
l'on  retrouve  ii  tous  les  carrefours  des  grandes  routes  du  monde. 
S  is  larges  rues,  se  coupant  à  angle  droit,  sont  bordées  de  mai- 
sons à  un  étage  qui  font  songer  à  celles  de  Port-Saïd.  La  popu- 
lation, comme  du  reste  celle  de  Panama,  mais  à  un  degré  beau- 
coup plus  grand,  est  extrêmement  mélangée;  aux  blancs, 
Américains,  Européens  des  diverses  parties  de  notre  continent, 
aux  descendants  des  anciens  Espagnols  viennent  s'ajouter 
des  Indiens  du  pays  et  des  Indes  orientales,  des  nègres,  des 
Japonais,  des  Chinois  et  des  métis  de  toutes  ces  races,  à  des 
degrés  de  sang  différents.  Dans  bien  peu  d'autres  parties  du 
monde,  il  serait  possible  de  trouver  des  échantillons  plus  variés 
de  l'humanité  et  offrant  des  produits  plus  déconcertants  pour 
un  ethnologiste. 

Néanmoins,  si  la  ville  de  Colon  n'est  pas  pittoresque,  elle 
est  en  revanche  très  bien  équipée  pour  sa  destination.  Un  vaste 
d<;pôt  de  charbon  d'une  contenance  de  700  000  tonnes,  emmaga- 
siné sous  l'eau  pour  éviter  les  combustions  spontanées,  est  prêt 
à  répondre  à  toutes  les  demandes.  Un  système  de  wagons  circu- 
lant sur  des  rails  et  mus  par  l'électricité  déverse  dans  les  soutes 
des  navires,  à  l'aide  de  manches  articulés,  du  combustible  à 
raison  de  100  a  150  tonnes  à  l'heure.  Cependant  il  faut  ajouter 
que  la  mise  en  route  de  tout  ce  système  compliqué  a  toujours 
été,  pour  les  bateaux  à  bord  desquels  je  me  trouvais,  une  opération 
assez  longue.  Dois-je  avouer  aussi  que  ma  critique  se  double  d'un 
regret  :  celui  de  ne  pas  avoir  eu  sous  les  yeux,  comme  en 
Egypte  par  exemple,  la  longue  file  des  charbonniers  arabes, 
semblables  à  un  chapelet  humain,  montant  à  bord  d'un  pas 
alerte  le  combustible  dans  des  couffins,  au  son  d'une  vieille  et 
entraînante  mélopée  ? 

Sur  les  quais  sont  disposés  des  entrepôts  de  mazout  pouvant 
contenir  des  centaines  de  mille  de  barils.  La  glace  artificielle 
tellement  nécessaire  sous  les  tropiques  et  l'eau  de  bonne  qualité 
sont  en  abondance.  Deux  bassins  de  carénage,  dont  l'un  de  près 
de  1  000  pieds,  permettent  aux  navires  de  se  réparer. 

Il  y  a  soixante  ou  soixante-dix  ans,  les  environs  de  Colon 
n'étaient  que  de  vastes  marais  s'étendant  jusqu'aux  premiers 
contreforts  de  la  région  montagneuse.  Quand  il  fut  question  de 
construire   le  chemin   de  fer,  vers   1850,  le  sol   ferme  ne  fut 


UNE    VISITE    AU    CANAL    DE    PANAMA.  i!»l 

trouvé,  en  certains  endroits,  qu"à  plus  de  Ù'U  mètres  du  profondeur. 

Des  légions  de  moustiques,  tourbillonnant  dans  l'air,  ren- 
daient cette  contrée  extrêmement  insalubre.  C'était  le  royaume 
de  la  tièvre  jaune  et  de  la  malaria.  La  première  de  ces  maladies  a 
totalement  disparu  et  la  seconde  se  trouve  efficacement  enrayée 
grâce  aux  précautions  prises. 

11  est  difficile  maintenant  d'imaginer  ce  qu'était  cette  terre 
de  cauchemar  à  peu  près  inhabitable,  quand  on  traverse  en 
automobile  Gristobal  et  Gatun.  Les  marécages  ont  été  drainés 
ou  en  partie  comblés  et  sur  les  bords  d'une  route,  dont  bien 
peu  de  rues  de  Paris  peuvent  offrir  le  pendant,  s'élèvent  de- 
maisons  coloniales  et  des  casernes,  respirant  la  fraîcheur. 
Elles  sont  entourées  de  haies  de  crotons  tigrés,  de  bougainvilleas 
éblouissants,  de  bignonias  dorés  comme  le  feu.  De  grands  arbres 
tour  à  tour  couverts  de  fleurs  suivant  la  saison  les  ombragent; 
des  gazons  tondus  de  près,  verts  comme  des  tapis  d'éméràude, 
des  barrières  blanches,  achèvent  de  donner  à  ce  pays,  jadis 
maudit,  un  aspect  enchanteur.  Dans  les  potagers,  des  Chinois 
méticuleux  vêtus  de  bleu,  coiffés  de  larges  chapeaux  de  paille 
coniques,  vont  et  viennent,  portant  sur  l'épaule,  au  bout  de 
longues  perches,  des  seaux  d'eau,  ou  arrachent  les  mauvaises 
herbes  sans  cesse  renaissantes.  Dans  nos  climats,  les  jardiniers 
ne  se  doutent  pas  de  ce  que  peut  être,  sous  les  tropiques,  la  lutte 
continuelle  contre  la  végétation  envahissante. 

*    * 

Avant  de  continuer  notre  route,  il  est  nécessaire  de  rappeler 
brièvement  la  géographie  de  l'isthme.  Du  Nord  au  Sud  des 
deux  Amériques,  une  longue  chaîne  de  montagnes,  aux  reliefs 
souvent  très  puissants,  court  parallèlement  au  Pacifique,  ayee 
des  noms  différents.  A  hauteur  de  Panama,  elle  se  présente  sous 
l'aspect  de  collines  de  faible  élévation,  dont  la  ligne  de  faîte, 
distante  d'environ  11  kilomètres  du  Pacifique,  est  séparée  de 
l'Atlantique  par  une  longue  étendue  d'ondulations  sensiblement 
plus  basses,  se  conformant  ainsi,  toutes  proportions  gardées,  à 
la  loi  générale  de  plissement  du  continent  américain.  Cet 
ensemble  de  hauteurs  forme  le  bassin  d'un  fleuve,  le  Chagres, 
qui  va  se  jeter  dans  la  mer  à  l'Ouest  de  Colon.  Son  débit,  variable, 
est  cependant  considérable  surtout  pendant  la  saison  des  pluies, 
qui  dure  neuf  mois  de  l'année. 


l'.'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Avant  d'être  capté,  on  l'a  vu  monter  d'une  quinzaine  de 
mètres  en  deux  jours.  Les  ingénieurs  ont  donc  coupé,  par  la 
tranchée  de  la  Culebra,  l'épine  dorsale,  et  en  barrant  le  Chagres 
et  sa  vallée  à  Gatun,  ils  ont  créé  le  lac  artificiel  du  même  nom, 
dont  la  superficie  est  estimée  à  423  kilomètres  carrés.  Ce  réser- 
voir immense  donne  l'eau  nécessaire  à  Péclusage  des  navires 
sur  les  deux  versants.  Cette  partie  du  canal  et  le  lac  tout  entier, 
le  bief  central,  long  de  plus  de  51  kilomètres,  est  à  23  ou 
"26  mètres  suivant  la  saison  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Les 
navires  allant  d'un  Océan  à  l'autre  doivent  donc  être  élevés  et 
ensuite  abaissés  de  cette  hauteur. 

Sur  le  versant  de  l'Atlantique,  l'opération  se  passe  à  Gatun, 
à  12  kilomètres  de  la  mer,  et  sur  le  versant  du  Pacifique,  à 
I^dro  Miguel,  à  16  kilomètres  de  l'Océan,  et  ensuite  à  Miraflores. 

La  longueur  du  canal,  d'eau  profonde  en  eau  profonde  sur 
les  deux  mers  et  à  toute  heure,  —  car  si  à  Colon  les  marées  ne 
sont  guère  que  d'une  soixantaine  de  centimètres,  à  Panama  elles 
peuvent  atteindre  environ  6  mètres,  —  est  d'environ  80  kilo- 
mètres dont  à  peu  près  29  kilomètres  au  niveau  de  la  mer  et  le 
reste  dans  la  partie  des  lacs  et  des  écluses. 

Lorsqu'un  bateau,  venant  des  Antilles,  traverse  le  canal  après 
avoir  fait  son  charbon  ou  son  mazout,  et  renouvelé  sa  provision 
d'eau  à  Colon,  il  arrive  devant  Gatun  où  il  s'amarre  à  une 
muraille  séparant  les  trois  écluses  jumelles.  C'est  là  qu'il  est 
élevé  au  niveau  du  bief  central.  Il  y  a  en  effet,  à  Gatun,  un  sys- 
tème double  de  trois  sas,  se  succédant  directement  les  uns  aux 
autres,  qui  permettent  de  faire  traverser  en  même  temps  des 
navires  marchant  dans  des  directions  opposées,  ou,  en  cas  de 
réparation  des  écluses  de  droite,  de  pouvoir  employer  celles  de 
gauche. 

Aussitôt  que  le  bateau  se  sera  amarré,  il  n'aura  plus  le  droit, 
pendant  qu'il  sera  élevé  ou  abaissé,  de  se  servir  de  sa  vapeur 
ou  de  gouverner.  Six  locomotives  électriques,  trois  de  chaque 
côté,  avançant  avec  une  vitesse  de  3  kilomètres  à  l'heure  sur 
des  rails  à  crémaillères  à  trois  ressauts  pour  leur  permettre  de 
gagner  la  différence  de  niveau,  s'emparent  de  lui  en  le  tirant 
à  l'aide  de  câbles  d'acier  réglant  son  allure  et  le  maintenant, 
d'une  façon  absolument  fixe,  en  direction,  grâce  à  leur  poids  et 
aussi  aux  crémaillères  qui  ne  permettent  aucun  jeu.  Chaque 
chambre  d'écluse  a  une  longueur  de  305  mètres,  une  largeur  de 


UNE    VISITE    AU    CANAL    DE    PANAMA*.  193 

33  m.  53  et  une  profondeur  sur  les  seuils  de  12  m.  50.  Les  pins 
grands  navires  actuellement  à  Ilot,  peuvent  donc  traverser  le 
canal  de  Panama. 

Cependant,  afin  d'e'conomiser  l'eau,  chaque  chambre  est 
partagée  en  deux  par  des  portes  qui  servent  à  écluser  les  bateaux 
de  moyen  tonnage.  Ces  portes,  essayées  pour  la  première  luis  le 
26  septembre  1913,  sont  en  tôle  d'acier  à  deux  vantaux  a  double 
face...  Le  poids  d'un  vantail  varie  entre  300  tonnes  pour  les 
petites  portes  et  600  tonnes  pour  les  grandes,  qui  ont  près  de 
25  mètres  de  hauteur.  Cependant,  grâce  à  leur  chambre  à  air  et 
aussi  parce  qu'elles  plongent  dans  l'eau,  le  poids  sur  les  gonds 
se  trouve  notablement  diminué. 

Toutes  les  précautions  imaginables  ont  été  prises  pour 
qu'aucun  navire  ne  subisse  d'avarie  en  traversant  les  écluses  et 
aussi  pour  qu'il  ne  puisse  les  détériorer  par  accident.  Les  portes 
sont  doubles,  afin  que  dans  le  cas  où  un  bateau  arrivant  trop 
vite  briserait  l'une  d'elles,  le  sas  ne  se  vide  pas  brusquement. 
De  plus, d'énormes  chaînes  protègent  les  portes  :  elles  s'abai&sent 
en  temps  utile  dans  des  évidements  pratiqués  dans  le  fond  des 
sas.  Ces  chaînes  ne  sont  pas  rigides  et  peuvent  céder  progressi- 
vement. Elles  sont  calculées  de  manière  à  arrêter  un  bateau  de 
ÎO'OOO  tonneaux  de  déplacement  marchant  à  une  vitesse  de 
4  nœuds  sur  une  longueur  de  21  mètres.  De  plus,  on  les  a  pla- 
cées à  une  distance  telle  des  portes,  qu'en  cas  d'un  accident 
imprévu,  celles-ci  n'auraient  guère  de  chance  d'être  endomma- 
gées. Les  aqueducs  qui  donnent  passage  à  l'eau  pour  remplir 
les  écluses  ont  un  diamètre  de  5  mètres.  Leurs  bouches  sont 
dans  le  fond  des  sas,  afin  d'éviter  la  violence  d'un  courant  laté- 
ral qui  pourrait  projeter  les  navires  contre  les  murailles. 

Maintenus  d'une  façon  rigide  par  les  câbles  d'acier  qui  I 
relient  aux  locomotives  électriques  et  par  quatre  autres  câbles 
que  des  hommes  amarrent  sur  les  quais,  les  navires  sont  sim- 
plement soulevés  à  une  vitesse  uniforme.  La  manœuvre 
d'ouverture  et  de  fermeture  des  portes  doubles,  d'abaissement 
et  d'élévation  des  chaînes  de  protection,  de  remplissage  et 
d'écoulement  de  l'eau,  faite  par  l'électricité,  est  exactement  la 
même  pour  tous  les  systèmes  :  à  Gatun,  à  Pedro  Miguel  et  à 
Miraflorès,  sauf  qu'à  Pedro  Miguel  il  n'y  a  qu'une  paire  de  sas 
et  a  Miraflorès  deux. 

Un   agent  placé  dans  une  cabine  dominant  l'ensemble  de 

TOMB    LXV.     —     1921.  *3 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ouvrage,  procède  à  ces  multiples  opérations  en  tournant,  et 
sans  presque  jamais  regarder  au  dehors,  des  commutateurs 
électriques  disposés  sur  une  longue  table.  S'il  se  trompe  dans 
ses  manipulations  et  touche  un  commutateur  autre  que  celui 
qu'il  doit  toucher,  rien  n'obéit,  l'ordre  des  opérations  ne  pouvant, 
être  interverti. 

J'ai  assisté  à  Gatun,  du  quai  et  de  la  cabine  de  l'opérateur, 
au  passage  complet  d'un  pétrolier  américain  de  14  000  tonneaux 
de  déplacement,  allant  vers  le  Pacifique.  En  quarante  ou  qua- 
rante-cinq minutes,  et  c'est  à  peu  près  le  temps  normal,  du 
niveau  de  la  mer  il  a  été  remonté  dans  les  eaux  du  lac. 

A  côté  des  écluses  dont  nous  venons  de  parler  se  trouve  le 
barrage,  la  digue,  retenant  les  eaux  du  lac.  Elle  est  longue  de 
plus  de  2  400  mètres;  sa  largeur  à  sa  base  est  de  800  mètres  et 
au  niveau  de  l'eau  de  20  mètres.  Un  grand  déversoir  a  été  créé 
pour  faciliter  l'écoulement  du  surplus  des  eaux  en  cas  de  crues 
exceptionnelles.  Grâce  à  des  vannes  spéciales  il  pourrait  donner 
passage  à  4  000  mètres  cubes  d'eau  à  la  seconde,  et,  si  cela  ne 
suffisait  pas,  2  000  autres  mètres  cubes  pourraient  passer  par 
aqueducs  des  écluses.  En  temps  normal,  le  trop  plein  de  l'eau 
sert  à  faire  de  l'électricité  dont  on  use  en  abondance  sur  tout  le 
parcours  de  l'isthme.  Les  écluses  sont  naturellement  éclairées 
la  nuit,  ce  qui  permet  aux  bateaux  de  traverser  à  toutes  les 
heures.  Chaque  passage  de  navire  consomme,  —  il  n'est  pas 
besoin  de  le  dire,  —  une  énorme  quantité  d'eau;  mais  le  lac 
Gatun  en  contient  une  telle  masse  que  l'on  estimait  pouvoir 
faire  face  à  un  trafic  de  88  000000  de  tonnes. 

Pour  se  rendre  compte  de  l'énormité  du  travail  accompli, 
il  faut  non  seulement  le  voir  sur  place,  mais  de  plus  il  est 
nécessaire  de  compulser  les  chiffres  des  matériaux  employés  et 
des  terrassements  effectués.  Beaucoup  de  personnes  qui  avaient 
visité  les  chantiers  pendant  les  travaux  m'ont  dit  qu'ils  étaient 
bien  plus  imposants  alors.  Je  le  crois  volontiers  et  c'est  du  reste 
ce  qui  arrive  généralement  pour  toutes  les  créations  humaines 
dans  lesquelles  l'impression  de  l'effort  déployé  s'évanouit  avec 
l'achèvement  de  l'œuvre  pour  ceux  qui  n'en  ont  pas  été  les 
artisans. 

La  grande  digue,  à  elle  seule,  représente  un  cubage  de  près 
de  19  000  000  de  mètres.  La  maçonnerie  des  écluses  et  du  déver- 
soir atteint  1600000  mètres  cubes.  Le  sable  qui  est  entré  dans 


UNE    VISITE    AU    CANAL    DE    PANAMA.  198 

la  composition  du  béton  provenait  de  50  à  60  kilomètres  de 
dislance.  Les  pierres  étaient  concassées  mécaniquement  dans 
des  usines  pouvant  produire  plus  de  4500  tonnes  par  jour.  Une 
fois  le  béton  fabriqué  par  des  bétonnières  électriques,  il  était 
transporté,  également  à  l'aide  de  l'électricité,  au-dessus  de  l'en- 
droit où  il  devait  être  coulé  dans  des  moules  métalliques  que 
l'on  relevait  au  fur  et  à  mesure  de  l'avancement  des  travaux. 

* 
*    * 

Nous  avons  laissé  tout  à  l'heure  le  pétrolier  dans  les  eaux 
du  lac  à  sa  sortie  des  écluses.  La,  reprenant  sa  liberté  d'action, 
il  va  le  traverser  par  ses  propres  moyens  en  suivant  seulement 
les  bouées,  lumineuses  pendant  la  nuit,  qui  indiquent  le  chenal 
large  en  moyenne  de  200  à  300  mètres  et  atteignant  une  pro- 
fondeur qui  varie  entre  13  mètres  50  et  plus  de  25  mètres.  Ce 
lac,  d'une  étendue  sensiblement  égale  à  celle  du  lac  de  Genève, 
en  aucun  de  ses  points  ne  peut  être  vu  dans  son  ensemble. 

Quand  le  barrage  de  Gatun  fut  terminé,  les  eaux  du  Ghagres 
prirent  leur  niveau.  Elles  enserrèrent  les  collines  et  les  trans- 
formèrent en  iles.  En  remontant  les  vallées,  les  rives  se  créèrent, 
plus  découpées,  plus  pleines  d'aspects  imprévus  que  celles  d'un 
lac  naturel.  Aussi  au  charme  de  ces  perpétuelles  surprises, 
vient  s'ajouter  la  magnificence  de  la  végétation  tropicale.  Li 
brume  légère  s'élevant  de  sa  surface  et  du  sol  humide  de  la 
forêt  vierge,  estompe  les  contours  des  lointains.  Maigri;  un 
soleil  ardent,  aucune  ligne  n'est  dure,  aucune  coloration  n'est 
violente  dans  ces  paysages  si  lumineux  cependant.  Un  grand 
apaisement,,  une  sorte  de  torpeur  pour  les  yeux  comme  pour 
les  oreilles,  s'étend  sous  ces  latitudes,  sur  toute  la  nature  pen- 
dant les  heures  chaudes  du  jour.  La  vie  bruyante  ne  reprend 
avec  sa  pleine  intensité  qu'après  le  coucher  du  soleil.  Ceux  qui 
ont  campé  près  des  marais  ne  peuvent  oublier  le  prodigieux 
concert  des  nuits  du  Sud.  Après  bien  des  années,  il  me  semble 
l'entendre  encore  s'élevant  des  cyprières  de  la  Floride. 

En  dehors  du  chenal  dont  nous  avons  parlé,  la  foret  qui 
devait  être  recouverte  par  les  eaux  du  lac,  fut  en  partie  brûlée, 
mais  les  grands  arbres  séculaires  résistèrent  ;  ils  ne  moururent 
que  lentement  et  surtout  du  fait  de  l'inondation.  Quand  la  pro- 
fondeur n'est  pas  par  trop  grande,  on  les  voit  se  dresser  au- 
dessus  de  la  surface  miroitante.  Quelques  orchidées  ont  poussé 


196  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  les  fourches,  des  nids  de  guêpes  gros  comme  d'énormes 
ballons  d'enfants,  se  sont  collés  aux  branches.  C'est  un  étrange 
contraste  que  celui  de  ces  troncs  vénérables,  chauves,  et  de  leurs 
voisins  qui,  plus  heureux  qu'eux,  n'ont  pas  été  touchés  par  le 
feu  ou  l'inondation.  Sur  les  îles,  sur  les  rives  du  lac,  la  forêt 
tropicale,  impénétrable,  mystérieuse,  descend  touffue,  exubé- 
rante, jusqu'à  l'eau  dans  laquelle  elle  se  mire.  Les  palmiers,  les 
acajous,  les  gaïacs,  les  ficus,  les  cèdres,  les  sabliers  et  les  grands 
bombax-céibas,  l'arbre  à  laine,  forment  une  voûte  sous  laquelle 
poussent,  au  milieu  de  la  mi-obscurité,  aussitôt  qu'un  filet  de 
lumière  parvient  jusqu'à  elles,  les  fougères  et  les  mille  variétés 
de  plantes  aux  ravissants  feuillages. 

Sur  toute  la  gamme  de  la  verdure,  des  grands  arbres  chargés 
de  mousses,  d'orchidées  innombrables,  de  plantes  grasses, 
d'autres  se  détachant  en  pleine  floraison,  ne  sont  que  des  masses 
jaune  d'or,  rosées  ou  rouges  comme  celles  des  flamboyants  qui 
illuminent  la  forêt  et  dont  la  splendeur  dépasse  toute  imagina- 
tion. Puis,  sur  les  bords  du  lac,  des  aigrettes  d'une  blancheur 
immaculée,  des  pélicans  bruns,  des  papillons  diaprés  et  des 
libellules  d'or,  passent  sans  cesse  pendant  la  matinée  et  vers  le 
crépuscule,  tandis  que  sur  l'humus  chaud  des  sous-bois  et  dans 
les  eaux  croupissantes,  caché  par  les  nénuphars,  les  roseaux  et 
les  larges  feuilles  des  faux  bananiers,  on  sent  tout  un  peuple 
d'insectes  et  de  reptiles  à  l'affût  d'une  proie.  Rien  ne  peut 
donner  une  impression  de  vie  plus  intense  que  celle  de  cette 
végétation  produisant  sans  cesse  sans  jamais  se  lasser. 

A  Panama  comme  dans  beaucoup  d'autres  parties  de  l'Amé- 
rique tropicale  et  équatoriale,  les  fils  télégraphiques,  les 
disques,  toutes  les  pièces  métalliques  en  un  mot  seraient  recou- 
vertes d'une  épaisse  toison  de  mousses  et  d'autres  parasites  si, 
plusieurs  fois  par  an,  elles  n'étaient  passées  au  pétrole.  Une 
pièce  de  bois  abandonnée  sur  le  sol  devient,  en  peu  de  temps, 
une  plate-bande  de  ces  plantes  des  pays  chauds  qui  s'accrochent 
et  prospèrent  partout  où  elles  en  trouvent  le  moyen 


Le  lac  Gatun  se  termine  dans  la  direction  de  Panama  auprès 
de  la  vallée  du  Chagres,  vers  Bas  Obispo.  C'est  là  que  commence 
la  tranchée  de  la  Culebra,  dont  on  a  tant  parlé  et  qui  a  donné 
et    donne   encore  un  tel    mal   aux    ingénieurs.    Pendant  une 


UNE    VISITE    AU    CANAL    DE    PANAMA.  197 

douzaine  de  kilomètres  il  a  été  nécessaire  d'excaver  le  terrain 
dans  des  reliefs  atteignant  une  altitude  maxima  de  80  mètres. 
L'importance  du  déblaiement  n'aurait  rien  été  avec  les  moyens 
modernes,  dynamite  dont  on  employait  dans  cette  partie  du 
canal  à  l'époque  des  travaux  plus  de  2500000  kilos  annuelle- 
ment, pelles,  excavateurs  et  perforatrices  à  vapeur,  a  air  com- 
primé, à  l'électricité  pour  forer  les  trous  de  mines.  Ce  qui  a 
procuré  une  série  de  déboires  qui  ne  sont  pas  finis,  c'est  la 
nature  du  sol  composé  de  grandes  épaisseurs  d'argile  sur  de  la 
roche  dure. 

Comme  nous  l'avons  vu,  le  climat  de  l'isthme  est  extrême- 
ment humide;  pendant  neuf  mois  de  l'année,  il  tombe  des  pluies 
torrentielles,  de  ces  pluies  des  tropiques  dont  rien  ne  peut 
donner  une  idée  dans  les  climats  tempérés.  Aussi  les  terrains 
s'imbibent  rapidement,  acquièrent  un  poids  considérable  quand 
ils  sont  en  surface  et  glissent  si  l'on  fait  des  travaux,  entraînant 
souvent  avec  eux  la  couche  des  roches  qui  leur  a  servi  de  sup- 
port. Depuis  que  l'on  a  coupé  la  tranchée  de  la  Culebra,  l'en- 
semble du  cubage  des  éboulements  représente  à  peu  près  à  lui 
seul  40  p.  100  des  déblaiements  dans  cette  section  des  travaux. 
L'un  de  ces  glissements,  et  ils  ont  été  nombreux,  se  chiffrait 
par  plus  de  7000000  de  mètres  cubes. 

En  octobre  1915,  le  canal  était  totalement  obstrué  par  de 
formidables  masses  d'argile  et  de  roches  se  faisant  face,  un  peu 
au  nord  de  Gold  Hill,  et  ce  n'est  qu'au  mois  d'avril  1916  qu'il 
fut  possible  de  le  livrer  de  nouveau  à  la  navigation.  En  mars 
1920,  le  même  fait  se  reproduisit,  d'une  façon  cependant  beau- 
coup moins  grave,  arrêtant  seulement  le  transit  pendant  deux 
ou  trois  semaines. 

Il  est  à  présumer  que  ces  accidents  se  renouvelleront  jusqu'à 
l'épuisement  des  terrains  qui  peuvent  s'ébouler  et  dont  les 
crêtes  sont  cependant  maintenant  à  900  ou  1  000  mètres  l'une 
de  l'autre,  car  tout  a  été  fait  pour  y  porter  remède.  On  a  drainé 
les  talus  par  des  fossés,  on  les  a  plantés;  des  murs  de  soutène- 
ment ont  été  construits  ;  en  désespoir  de  cause,  les  ingénieurs 
ont  essayé  d'injecter  les  pentes  de  ciment  très  liquide  qui,  pro- 
jeté avec  une  grande  force  à  l'aide  de  lances  spéciales,  devait 
modifier  la  composition  du  sol  à  une  certaine  profondeur  et 
former  comme  une  croûte.  Rien  n'y  a  fait  :  ces  éboulements 
ont  continué. 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  éboulements  n'ont  pas  été  les  seuls  méfaits,  causés  par  le 
terrain  dans  la  région  de  la  Gulebra.  Le  plafond  du  canal,  dont 
la  largeur  varie,  dans  la  tranchée,  entre  92  et  184  mètres,  près 
des  écluses  de  Pedro  Miguel  s'est  exhaussé  à  plusieurs  reprises, 
formant  comme  un  bourrelet  plus  ou  moins  considérable,  obs- 
truant le  passage.  Après  avoir  examiné  ces  phénomènes,  les 
ingénieurs  ont  trouvé  qu'ils  provenaient  de  la  compression  des 
argiles  par  les  roches  et  les  terres  des  talus  du  canal  placées  au- 
dessus  d'elles  et  qui  les  forçaient  à  remonter  là  où  il  n'y  avait 
plus  aucun  poids  pour  les  maintenir. 

On  estimait  qu'au  1er  janvier  1920  il  avait  été  remué  environ 
100  000  000  de  mètres  cubes  de  déblaiements  dans  la  Culebra 
sur  un  total  de  190000  000  pour  le  canal  tout  entier. 

Le  bateau  dont  nous  suivons  la  marche  depuis  Colon,  après 
avoir  traversé  la  grande  tranchée,  arrive,  devant  l'écluse  de 
Pedro  Miguel,  à  un  sas  double  qui  le  descend  d'une  dizaine  de 
mètres  dans  le  petit  lac  artificiel  de  Miraflorès  à  l'extrémité 
duquel  les  écluses  du  même  nom  à  deux  sas  doubles,  le  mettent 
au  niveau  du  Pacifique  qu'il  atteint  à  Balboa,  ayant  pris  à  peu 
près  huit  heures  pour  traverser  l'isthme. 

Le  passage  de  ces  dernières  écluses  donne  lieu  aux  mêmes 
opérations  qu'à  Gatun. 

»   ■ 

#    # 

Un  chemin  de  fer  relie  Colon  à  Panama,  long  de  77  kilo- 
mètres et  suivant  pendant  presque  tout  son  parcours  le  canal, 
sauf  dans  la  région  de  la  Culebra.  11  a  été  profondément  modifié, 
à  peu  près  entièrement  refondu  comme  tracé  depuis  l'époque  de 
sa  création,  entre  les  années  1850  et  1855.  De  la  ligne  primitive 
seules  les  sections  de  Colon  à  Mindi  sur  6  kilomètres,  et  de 
Corozal  à  Panama  pendant  4  kilomètres  et  demi  ont  été  conser- 
vées. En  moins  de  deux  heures,  dans  d'excellents  wagons  où 
l'air  circule  en  abondance,  on  peut  se  rendre  d'une  ville  à  l'autre 
en  jouissant  du  spectacle  du  lac,  de  la  forêt  et  des  grandes  savanes. 

Malgré  toute  sa  beauté,  ce  chemin  de  fer  est  infiniment  moins 
grandiose  que  celui  qui,  un  peu  plus  au  Nord,  conduit  de  Port- 
Limon  à  San  José.  Là,  quand  on  pénètre  dans  l'intérieur  après 
avoir  traversé  le  long  de  la  mer  une  zone  humide  dans  laquelle 
poussent  des  bois  de  palmiers  qu'aucune  plume  ne  saurait 
décrire,  on  s'élève  au  milieu  de  hautes  montagnes  atteignant 


UNE    VISITE     AU    CANAL    DE    PANAMA.  199 

jusqu'à  six  ou  sept  mille  pieds,  couvertes  par  la  forêt  vierge 
tropicale,  en  suivant  la  vallée  du  Reventazon  dont  les  eaux 
écumantes  se  brisent  sur  les  roches.  Mille  variétés  d'arbres» 
tantôt  énormes,  tantôt  fins  et  élancés  se  dressent,  pressés,  droits, 
cherchant  à  se  dépasser  les  uns  les  autres  pour  gagner  la  lumière. 
De  ces  arbres  tombent,  en  cascade,  leurs  feuillages  et  ceux  des 
lianes  qui  viennent  rencontrer  dans  leur  chule  les  grandes 
feuilles  vert  clair  des  faux  bananiers,  les  longues  palmes  gra- 
cieuses des  palmiers  de  toute  sorte  et  les  infinies  variétés  de 
plantes  exquises,  de  fougères,  depuis  les  grandes  fougères  arbo- 
rescentes, magnifiques,  jusqu'aux  capillaires  dont  les  tiges,  sem- 
blables à  djs  cheveux  noirs,  s'allongent  sur  le  sol.  Chaque  arbre 
est  couvert  de  mousses,  d'innombrables  orchidées  aux  tonalités 
brillantes  et  dont  le  poids  fait  plier  les  branches. 

Ça  et  là,  des  colonies  de  loriots  ont  édifié  leurs  nids  roux  dont 
les  poches  pendent  et  se  balancent  au  gré  du  vent.  C'est  le  pays 
de  l'éternel  été  où  les  fleurs  se  renouvellent  sans  cesse  pour  la  joie 
des  yeux  et  en  donnant  aux  oiseaux-mouches  leur  pâture  quoti- 
dienne. Qu'il  fait  bon,  aux  heures  tristes  et  sombres  de  nos  jour- 
nées d'hiver,  à  la  veille  d'une  tombée  de  neige,  d'aller  se  réfu- 
gier, par  la  pensée,  dans  ces  admirables  contrées  sur  lesquelles 
Dieu  a  répandu  à  pleines  mains  ses  bienfaits,  régions  de  l'Amé- 
rique tropicale  à  l'exubérante  parure  inconcevable  de  beauté  1 

* 

*    * 

Sur  le  Pacifique,  près  du  débouché  du  canal  sur  la  mer,  — car 
Balboa  est  véritablement  à  ce  débouché, — s'élève  Panama  dont 
la  population  est  d'environ  une  cinquantaine  de  mille  âmes. 
Capitale  de  la  République  du  même  nom,  elle  fut  fondée  par 
Fernandez  de  Cordova,  au  xvne  siècle.  Quoique  son  caractère 
soit  autre  que  celui  de  Colon,  elle  n'est  cependant  pas  très  pitto- 
resque non  plus.  Plusieurs  de  ses  églises,  datant  des  xvne  et 
xvme  siècles,  sont  assez  pauvres  au  point  de  vue  architectural. 
La  chose  n'est  du  reste  pas  surprenante,  étant  donnée  l'époque 
de  leur  construction.  Les  maisons,  de  deux  ou  trois  étages  bordés 
de  balcons,  n'ont  pas  ce  parfum  vieillot  de  Carthagène  des 
Indes,  peut-être  la  ville  la  plus  suggestive  de  l'Espagne  coloniale 
de  jadis.  A  Panama,  un  souffle  du  temps  présent  a  enlevé  le 
velours  du  passé.  Parmi  les  réputations  usurpées  qui  souvent 
courent  le  monde,  son  renom  pour  les  chapeaux  en  est  certaine- 


200  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  un  exemple.  Ces  chapeaux  sont  confectionnés  dans  l'Amé- 
rique du  Sud,  avec  les  feuilles  d'un  palmier,  le  Carludovica 
Palmaîa,  tressé  sous  l'eau,  très  voisin  du  Jppi  Appi,  servant  éga- 
lement, à  la  Jamaïque,  à  fabriquer  des  coiffures. 

Pour  se  retremper  dans  le  monde  des  souvenirs,  il  faut  aller 
à  une  heure  environ  à  l'Est.  Là,  sur  le  bord  de  la  mer  infini- 
ment bleue,  que  rendent  encore  plus  étincclante  de  larges  taches 
errantes  d'une  couleur  indigo  profond,  une  de  ces  mers  fée- 
riques des  pays  tropicaux  dépassant  tous  les  rêves,  se  trouvent  les 
ruines  de  la  vieille  cité  de  Panama  des  Conquistadores  fondée 
au  début  du  xvie  siècle  par  Pedro  Arias  de  Avila,  de  sinistre 
mémoire,  bourreau  des  Indiens  et  de  ceux  de  ses  compatriotes 
qui  n'avaient  pas  le  don  de  lui  plaire.  Chaque  ruine  a  une  mé- 
lancolique poésie  qui  lui  est  propre  ;  en  Orient,  sur  les  berges 
des  fleuves,  le  limon  gris  apporté  par  les  eaux  s'est  déposé 
recouvrant  petit  à  petit,  comme  d'un  linceul  compact,  les  palais 
et  les  temples.  Sur  le  bord  des  déserts,  c'est  le  sable  jaune, 
ténu,  envahissant,  chassé  par  le  vent  qui,  lentement,  s'est 
accumulé  par  longues  vagues,  laissant  seulement  à  découvert 
des  pans  de  murailles  et  des  sommets  de  colonnes.  A  Panama, 
où  il  n'y  a  ni  fleuves,  ni  déserts,  c'est  la  prodigieuse  puissance 
de  la  végétation  qui  s'est  chargée  d'apporter  son  action  d'enve- 
loppement mystérieux.  La  forêt,  toujours  prête  à  renaître  par- 
tout où  l'homme  cesse  de  lutter,  a  envahi  depuis  des  siècles  le 
sol  sur  lequel  s'élevait  la  ville  prodigieusement  prospère.  Quand 
on  arrive  près  des  premières  ruines,  sur  le  bord  de  la  route, 
c'est  le  pont  que  franchissaient  jadis  les  convois  de  mules  char- 
gées des  trésors  du  Pérou.  —  Ces  trésors  gagnaient,  à  travers 
l'isthme,  Nombre  de  Dios,  puis,  vers  la  fin  du  xvie  siècle,  Porto 
Bello,  moins  malsain,  où  ils  étaient  embarqués  pour  l'Espagne.  — 
Son  arche  passe  au-dessus  d'un  ruisseau  coulant  lentement  sous 
une  voûte  de  palétuviers  dont  les  feuilles  sont  luisantes. 

Plus  loin,  voici  peut-être  des  couvents,  peut-être  le  palais 
du  gouverneur  entouré  d'arbres  d'acajous  et  de  campêches. 
Enfin,  près  de  la  grève  se  dresse  la  cathédrale  dont  le  clocher 
domine  l'ensemble  des  ruines.  Sans  doute  Pizarre  et  d'autres 
grands  aventuriers  y  vinrent-ils  prier  avant  de  s'embarquer  I 

Toutes  ces  constructions  disséminées  dans  la  forêt,  sont  en 
pierres  brunies  par  le  vent  et  le  soleil.  Des  briques  rosées 
bordent  les  baies,  et  des  plantes   grasses,   quelques  orchidées, 


UNE    VISITE    AU    CANAL    DE    PANAMA.  201 

se  sont  accrochées  le  long  des  murailles,  tandis  que  des  arbustes 
se  balancent  sur  les  corniches.  Par-ci  par-là  des  pavés  disjoints, 
débris  des  rues  d'antan,  ne  servent  plus  maintenant  qu'à  quelques 
Indiens  vivant  dans  des  cases  ou  à  des  lézards  chassant  les 
insectes. 

A  la  fin  de  la  première  moitié  de  1600,  Panama  comptait 
plus  de  30  à  40 000  âmes;  près  de  2  000  habitations  de  riches 
marchands,  disent  les  historiens,  construites  en  cèdres  odorants, 
dans  le  goût  des  demeures  d'Andalousie,  s'élevaient,  entourant 
des  patios  frais  dans  lesquels  le  soleil  ne  pénétrait  jamais.  Les 
employés,  les  ouvriers,  les  pauvres  gens  vivaient  dans  5  000 
autres  maisons  de  cèdres  également.  Des  Génois  faisant  la 
banque  et  le  commerce  des  nègres,  possédaient  un  comptoir. 

Dès  1511,  l'empereur  Charles-Quint  avait  accordé  à  des 
négociants  de  cette  nationalité,  le  privilège  d'introduire  en 
Amérique  des  nègres  d'Afrique. 

Deux,  grandes  églises,  huit  monastères,  dont  les  chapelles 
scintillaient  sous  leur  parure  d'argent,  un  hôpital,  se  dressaient 
au  milieu  de  cette  ville,  active,  opulente  et  heureuse,  quand, 
en  1671,  elle  fut  ruinée  de  fond  en  comble  par  Morgan. 

Sous  l'impulsion  de  ce  chef  remarquable,  les  boucaniers 
avaient  atteint  le  sommet  de  leur  réputation.  Au  mois  de  dé- 
cembre 1670,  quittant  les  îles  de  la  mer  des  Antilles,  ilstinrent 
un  conseil  de  guerre  au  Cap  Tiberon,  afin  de  savoir  s'ils  iraient 
piller  Carthagène,  La  Vera  Cruz  ou  Panama.  Pour  son  malheur, 
cette  dernière  ville  fut  choisie. 

Après  s'être  emparé  du  château  de  Chagres,  Morgan,  à  la 
tête  de  1200  hommes,  et  d'un  peu  d'artillerie,  marcha  de 
l'avant.  Avec  une  rare  imprévoyance  pour  des  gens  qui,  le  plus 
généralement,  ne  pouvaient  compter  que  sur  eux-mêmes,  les 
boucaniers  n'emportèrent  aucun  approvisionnement.  Les  Espa- 
gnols firent  le  vide  devant  eux;  aussi,  dès  le  lendemain  du  dé- 
part, n'eurent-ils  d'abord,  pour  tromper  leur  faim,  que  la  res- 
source de  fumer,  puis  de  manger  le  cuir  des  guêtres  et  des 
gibernes.  C'est  donc  dans  un  état  lamentable  qu'ils  parvinrent 
devant  la  ville  convoitée,  défendue  par  de  la  cavalerie,  quatre 
régiments  d'infanterie,  du  canon  et  des  taureaux  sauvages  que 
des  nègres  et  des  Indiens  lancèrent  sur  eux. 

Malheureusement  pour  les  Espagnols,  leur  plan  de  défense 
avait  été  si  mal  conçu  que  dès  le  premier  choc  ils  furent  défaits, 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  découragement  s'empara   d'eux   et   Panama  se    rendit  sans 
qu'il  en  coûtât  beaucoup  aux  boucaniers. 

Le  pillage  fut  complet  et  le  feu  dévora  pendant  quatre 
semaines  celte  ville  de  bois.  Aussi  lorsque  Morgan  se  retira  le 
24  février  107 1,  il  ne  restait  guère  plus  de  ruines  que  nous 
n'en  voyons  maintenant  éparses  sur  le  sol. 

A  son  retour  à  la  Jamaïque,  créé  «  sir  »  et  élevé  au  rang  de 
lieutenant-gouverneur  de  l'île,  Morgan  réprima  impitoyable- 
ment la  piraterie  grâce  à  laquelle  il  était  parvenu  aux  honneurs 
et  à  la  richesse. 

En  dehors  de  Colon  et  de  Panama,  dans  toute  la  zone  de 
l'isthme  louée  à  perpétuité  aux  Etats-Unis,  zone  de  protection 
large  d'environ  17  kilomètres,  il  n'y  a  comme  agglomérations, 
—  et  elles  sont  très  petites,  —  que  celles  formées  à  proximité 
des  gares  du  chemin  de  fer  et  près  du  canal  par  les  maisons  des 
employés,  les  casernes  (le  gouvernement  de  Washington  entre- 
tient là  des  troupes  en  permanence),  et  par  les  quelques  habi- 
tations des  éleveurs  de  bestiaux  qui  ravitaillent  la  popula- 
tion en  viande  fraîche.  La  plupart  des  prairies  dans  lesquelles 
paissent  les  animaux,  se  trouvent  dans  la  région  Sud  ou  Est  du 
canal.  Dans  l'intérieur  du  pays,  aux  savanes  succèdent  d'im- 
menses régions  couvertes  par  la  forêt  vierge,  très  riches  en 
bois  précieux,  mais  à  peu  près  inexploitées  à  cause  du  manque 
de  voies  de  communication.  Au  milieu  des  clairières  habitent 
des  tribus  indiennes  jusqu'à  présent  insoumises,  cultivant  des 
bananes,  un  peu  de  maïs,  du  cacao  et  du  tabac,  mais  vivant 
surtout  du  produit  de  la  chasse  et  de  la  pèche.  Belliqueuses, 
très  éprises  de  leur  indépendance,  n'ayant  eu  depuis  l'arrivée 
des  Espagnols  que  des  rapports  difficiles  avec  les  blancs,  elles  se 
défendent  jalousement  contre  toute  infiltration  dans  leur  terri- 
toire de  la  part  de  ces  derniers.  Pendant  le  printemps  de  1920, 
les  San  Blaz  surprirent  à  une  centaine  de  kilomètres  à  l'Est  de 
Colon,  des  chercheurs  de  caoutchouc.  Ils  en  massacrèrent  un 
bon  nombre  et,  au  moment  de  mon  passage,  il  était  question 
d'organiser  une  expédition  pour  aller  les  châtier. 

L'isthme  auquel  s'attachait,  et  ajuste  titre,  une  si  mauvaise 
réputation  au  point  de  vue  sanitaire,  est  maintenant  absolu- 
ment sain,  autant  que  peut  l'être,  pour  des  Européens  ou  des 
Américains  du  Nord,  une  région  tropicale  extrêmement  humide, 
donnant  la  même  sensation   qu'on  éprouve  en  se  promenant 


UNE    VISITE    AU    CANAL    DE    PANAMV.  203 

dans  une  serre  d'orchidées.  Il  n'y  a  qu'une  bien  petite  différence 
de  température  entre  la  saison  des  pluies  et  la  saison  sèche, 
époque  à  laquelle  il  pleut  presque  tous  les  jours,  mais  en  beau- 
coup moins  grande  quantité  cependant.  A  Colon,  grâce  à  la  forte 
brise  venant  de  la  mer  des  Antilles,  et  qui  souille  de  neuf  a. 
dix  heures  du  matin  jusqu'au  coucher  du  soleil,  il  fait  en 
moyenne  de  31  à  33°  pendant  le  jour,  et  la  nuit  de  25  à  26°.  A 
Panama  il  faut  compter  sur  2  ou  3°  de  plus,  la  brise  ne  s'y 
faisant  que  peu  sentir. 

* 
*    * 

Le  3  août  1914,  le  premier  navire  de  mer,  le  Christobal, 
passait  d'un  océan  a  l'autre.  Quelques  jours  plus  tard,  le  15  du 
même  mois,  le  canal  de  Panama  était  ouvert  à  la  navigation. 
Comme  nous  l'avons  vu,  il  fut  bloqué  à  plusieurs  reprises  depuis 
cette  époque  et  pendant  des  laps  de  temps  plus  ou  moins  longs, 
par  des  éboulements.  Cependant,  au  1er  janvier  1920,  on  comp- 
tait que  9  514  bateaux  transportant  34  247  275  tonnes  en  avaien! 
fait  usage.  —  8  888  étaient  des  navires  de  commerce  et  626  ap- 
partenaient au  Gouvernement  fédéral. 

Le  1er  janvier  1919,  la  totalité  de  la  somme  dépensée  pour 
sa  construction  s'élevait  approximativement  à  373  000  000  de 
dollars,  mais,  dans  le  cas  présent,  la  question  financière  n'offre 
qu'un  médiocre  intérêt,  car  les  Etats-Unis  sont  assez  riches  pour 
pouvoir  se  donner  une  voie  qui,  politiquement,  est  d'une 
absolue  nécessité  pour  le  pays.  Grâce  à  elle,  la  ville  de  New- York 
par  exemple,  se  trouve  rapprochée,  pour  les  navires,  de 
7  873  milles  marins  de  San  Francisco.  C'est  la  Hotte  de  l'Atlan- 
tique pour  ainsi  dire  unie  à  celle  du  Pacifique. 

Ceci  est  tellement  vrai  qu'au  moment  où  je  termine  cet 
article,  il  nous  revient  en  Europe  que  cette  œuvre  gigantesque, 
et  qui  semblait  devoir  répondre  à  toutes  les  nécessités  prévues, 
serait  bientôt  insuffisante  comme  débit,  pour  les  besoins  mon- 
diaux des  prochaines  années. 

De  plus,  les  écluses,  elles  aussi,  deviendraient  trop  étroites 
pour  livrer  passage  aux  vaisseaux  projetés.  Déjà  les  six  nou- 
veaux cuirassésdu  type  Indiana  de  la  Marine  fédérale  qui  vont, 
dans  un  délai  assez  court,  entrer  en  service,  n'auronl  que 
7o  centimètres  de  jeu  de  chaque  côté  au  passage  des  écliiri' 
espace  à  peine  suffisant  pour  placer  les  ballons  de  protection 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDER. 

entre  la  coque  et  les  quais.  Ces  navires  géants,  de  43  200  ton- 
neaux de  déplacement,  ne  seront-ils  jamais  dépassés?  C'est  ce 
que  beaucoup  de  bons  esprits  se  demandent  de  l'autre  côté  de 
l'Atlantique.  Ne  parle-t-on  pas  en  Angleterre  de  construire  d  s 
bateaux  de  ooOOO  tonnes I  Certaines  personnalités  préconisent 
donc  l'idée  de  mettre  dès  maintenant  à  l'étude,  soit  le  double- 
ment du  canal  dans  l'isthme  de  Panama,  soit  le  percement  d'un 
autre  canal  au  Nicaragua.  Ce  dernier  projet  n'est  pas  nouveau, 
car  déjà  il  en  avait  été  question  avant  le  vote  du  Spooner  Bill, 
en  1902,  quand  le  Gouvernement  des  Etats-Unis  tergiversait  au 
sujet  du  rachat  à  la  Société  française  des  travaux  du  canal, 
mais  il  avait  été  abandonné  pour  les  raisons  suivantes  : 

S'il  était  possible,  sur  la  côte  du  Pacitique,  de  creuser  un 
port,  il  fallait  à  peu  près  y  renoncer  sur  l'Atlantique,  les 
apports  de  la  rivière  San  Carlos  rendant  depuis  longtemps  inu- 
tilisable le  havre  de  Greytown. 

Le  tracé  du  futur  canal  avait  à  traverser  le  lac  de  Nicara- 
gua dont  le  niveau  est  très  variable  et  il  se  trouvait  dans  une 
région  sujette  à  des  tremblements  de  terre  capables  de  boule- 
verser les  travaux  que  l'on  avait  l'intention  d'établir.  Celui  de 
1844  aurait  non  seulement  détruit  les  ouvrages  d'art,  mais  en- 
core les  navires  passant  d'un  océan  à  l'autre.  De  plus,  il  y  avait 
dans  le  voisinage,  deux  volcans,  TOmetepe  en  pleine  activité 
en  1883,  et  le  Monotambo  qui  se  réveilla  soudain  en  1905, 
après  une  cinquantaine  d'années  d'accalmie. 

Enfin,  si  le  vent  souffle  avec  violence  sur  toute  la  côte  de 
l'isthme  de  Panama,  il  n'atteint  jamais  cependant  la  même 
puissance  qu'à  Nicaragua  où  les  pluies,  pendant  la  saison,  sont 
quelquefois  tellement  denses  que  toute  navigation  deviendrait 
impossible. 

Que  valent  toutes  ces  objections  à  ce  dernier  projet?  C'est 
ce  que  l'avenir  dira  si  le  canal  par  le  Nicaragua  est  mis  à 
exécution.  Mais  avant  tout,  les  Etats-Unis  vont-ils  se  lancer,  soit 
à  Panama,  soit  ailleurs,  dans  d'aussi  grands  travaux?  La 
réponse  à  cette  question  sera  résolue  par  le  congrès  de 
Washington  et  par  le  nouveau  Président  qui,  dès  son  entrée 
en  fonctions,  se  trouve  en  face  d'un  délicat  problème  à  résoudre, 
s'ajoutant  à  tant  d'autres! 

Jean  de  KEnconr.\Y. 


LITTÉRATURES  ÉTRANGÈRES 


UN  JULIEN  SOREL  ITALIEN 


G.-A.  BORGESE  :  RUBÈ  (1) 

C'est  à  Verdun  que  je  rencontrai  M.  G. -À.  Borgese.  Je  con- 
naissais déjà  son  rôle    politique,    sa  critique   de    Y  Allemagne 
nouvelle,  sa  campagne  retentissante  de  la  Guerre  des  idées.  Je 
fus  surpris  de  sa  jeunesse.  J'avais  devant  moi  un  grand  jeune, 
homme  tout  de  feu,  extraordinairement  maigre  et  noir,  sombre., 
et  brûlé  comme  le  Midi,  avec  un  surprenant  éclat  de  jais  dans3 
les  yeux,  la  parole  brusque  et  torrentueuse,  et  quelque  chose  <\% 
dramatique  dans  la  volubilité  sicilienne  de  ses  gestes,  où  l'on, 
sentait  toute  une  escrime  redoutable  de  souplesse  et  de  rapidité. ( 
Pour  accentuer  cette  impression,  le  hasard  nous  avait  donné  un, 
compagnon  bien  différent,  qui  était  un  colonel  suisse,  rédacteur 
militaire   d'une    gazette    de    Zurich.    Et    rien   n'était   plaisant; 
comme  le  contraste   de  ces  deux  êtres  et  comme  l'agacement 
réciproque  qu'ils  se  causaient  l'un  à  l'autre  par  la  seule  diffé- 
rence de  leurs  natures  physiques.  Je  pris  là  une  piquante  leçon 
de  géographie  humaine. 

M.  G.-A.  Borgese  doit  avoir  aujourd'hui  un  peu  moins  de 
quarante  ans.  Il  a  déjà  publié  une  douzaine  de  volumes,  dont, 
les  premiers  le  signalaient  aux  environs  de  1903.  Dès  l'âge  de 
vingt   ou  vingt-deux  ans,   il  se  plaçait  au    rang  des  maîtres, 

(i)  1  vol.  in-18,  Milan,  Fratelli  Trêves,  éiiteurs,  1921. 


206  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Parmi  les  écrivains  de  sa  génération,  il  est  sans  contredit  le 
plus  écouté  cl  le  plus  important.  Mais  il  n'avait  jamais  tenté 
encore  une  œuvre  romanesque,  lorsqu'après  vingt  ans  de  cri- 
tique et  de  professorat,  il  lui  est  venu  l'ambition  de  hasarder 
une  conclusion.  Et  certainement  aucune  de  ses  œuvres  précé- 
dentes n'avait  fait  autant  de  bruit  que  le  roman  qu'il  vient 
d'écrire  pour  son  début,  et  dont  l'apparition,  au  printemps  der- 
nier, a  bien  été  l'événement  littéraire  le  plus  considérable  qui 
se  soit  produit  en  Italie  depuis  quinze  ou  vingt  ans.  Aucun 
livre  n'a  été  plus  lu,  plus  discuté  que  ce  gros  volume  nommé, 
du  nom  de  son  héros,  de  ce  dissyllabe  tragique  et  inquiétant  : 
liuùè. 

Il  n'est  pas  facile  de  donner  une  idée  de  ces  quatre  cents 
pages  compactes,  où  l'auteur  a  voulu  mettre  l'histoire  de  sa 
génération  et  incarner  tout  le  malaise  de  l'Italie  contempo- 
raine, tout  le  drame  de  ses  ambitions  et  de  son  désenchante- 
ment. Le  fait  est  que,  de  tous  les  romans  que  j'ai  lus  sur  la 
guerre  et  sur  l'état  des  esprits  qui  a  suivi  la  guerre,  je  n'en  sais 
pas  un  dont  l'intérêt  passe  celui  de  cette  composition  drama- 
tique et  touffue.  Peut-être  n'y  a-t-il  jamais  eu  d'époque  aussi 
agitée  que  la  nôtre.  Jamais  la  figure  de  l'histoire  n'a  été 
emportée  par  un  flot  d'événements  plus  rapide.  Mais  le  trait  le 
plus  singulier  de  cette  ère  de  violences  est  l'état  d'inquiétude 
où  elle  laisse  le  monde;  la  guerre  n'a  résolu  aucun  des  pro- 
blèmes qu'elle  soulevait,  et  la  paix,  au  milieu  des  ruines,  hésite 
en  présence  de  mille  questions  dont  nul  n'entrevoit  la  réponse. 
C'est  peut-être  un  phénomène  unique  que  cet  état  de  trouble 
où,  après  la  victoire,  se  trouvent  les  vainqueurs.  Peut-être  ne 
s'est-il  jamais  offert  de  plus  beau  sujet  au  moraliste.  C'est  celui 
que  M.  Borgese  a  entrepris  de  peindre  sous  la  forme  roma- 
nesque. Son  héros  fait  la  guerre,  s'en  lasse  et  vient  finir  bête- 
ment, à  Bologne,  dans  une  émeute  bolchéviste.  Voilà,  en  deux 
lignes  très  sèches,  le  sens  et  le  schéma  de  cette  «  chronique  du 
xxe  siècle.  » 

Je  me  sers  à  dessein  de  ce  mot  qui  est,  on  s'en  souvient,  le 
sous-titre  que  l'auteur  de  Bouge  et  noir  donne  à  sa  fameuse 
«  chronique  du  xixe  siècle,  »  et  je  crois  ne  pas  trahir  ainsi  l'inten- 
tion du  brillant  écrivain  italien.  Il  est  beaucoup  trop  tôt  pour 
dire  si  l'avenir  placera  son  roman  à  côté  du  ch  f-d'œuvre  de 
Stendhal,  mais  on  peut  déjà  assurer  que  ce  sont  des  ouvrages 


UN    JULIEN    SOBEL    ITALIEN.  207 

de  la  même  famille.  Ce  livre,  qu'on  l'aime  ou  non,  ne  peut 
manquer  de  rester  comme  un  document  essentiel  pour  l'histoire 
de  l'àme  italienne.  Peut-être  M.  Borgese  nous  donnera-t-il  un 
jour  des  œuvres  plus  parfaites  ;  je  doute  qu'il  lui  arrive  d'en 
écrire  une  plus  émouvante,  et  cO  il  ait  l'occasion  de  mettre 
davantage  de  lui-même. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  de  cet^  manière  très  générale 
que  Rubè  fait  penser  aux  romans  de  Stendhal.  Sans  doute, 
M.  Borgese  est  un  esprit  trop  européen  pour  qu'on  ne  trouve 
pas  chez  lui  la  trace  d'influences  très  complexes.  Mais  de  toutes 
les  influences  qui  se  reconnaissent  dans  Rubè,  la  plus  décisive  et 
la  plus  continuelle  est  bien  celle  de  Stendhal;  son  nom  s'y  trouve 
même  deux  fois  en  toutes  lettres.  Et  cette  ressemblance  avec  le 
plus  singulier  de  nos  écrivains  est  une  des  raisons  qui  ont 
dérouté,  dans  Rubè,  les  lecteurs  italiens,  en  même  temps 
qu'elle  nous  rendait  ce  livre  plus  cher  et  plus  intelligible. 

Ce  serait  en  effet  le  sujet  d'une  curieuse  étude,  que  celle  de 
la  réputation  de  Stendhal  en  Italie,  ou  plutôt  de  l'extrême 
froideur  qui  y  a  accueilli  chacun  de  ses  ouvrages.  L'auteur  des 
Promenades  dans  Rome  et  de  la  Chartreuse  de  Panne  n'a  jamais 
réussi  à  s'y  rendre  populaire.  Je  me  suis  souvent  demandé 
pourquoi  ce  maître  si  pénétrant,  auquel  nous  devons  tous 
quelques-unes  de  nos  idées  les  plus  précieuses  sur  la  Renais- 
sance italienne,  n'a  jamais  été  bien  compris  dans  son  pays 
d'élection.  C'est  que  l'Italie  de  Stendhal  est  toujours  aperçue  à 
travers  cette  double  expérience  de  l'auteur  :  la  découverte  du 
bonheur  à  Milan,  en  1796,  et  le  culte  de  Napoléon.  Or  ce  culte 
napoléonien,  qui  tourna  toutes  les  têtes  françaises  il  y  a  cent 
ans,  n'a  rencontré  en  Italie  que  dans  ces  dernières  années  le 
terrain  propre  où  s'épanouir.  C'est  seulement  vers  1900,  dans 
l'Italie  unifiée/rêvant  de  conquêtes  et  d'affaires,  c'est  seulement 
dans  l'Italie  de  la  lerza  Roma  que  les  idées  de  Stendhal,  l'égo- 
tisme  ou  l'impérialisme,  le  césarisme  de  l'individu,  pour  parler 
comme  M.  Seillière,  trouvèrent  h  se  développer.  C'est  alors  seu- 
lement qu'il  a  pu  se  produire  dans  la  société  des  phénomènes  de 
déclassement  analogues  à  ceux  d'où  résultent  le  Lousteau  de 
Balzac  ou  le  Julien  Sorel  de  Rouge  et  noir.  C'est  à  cette  géné- 
ration italienne  qu'appartient  le  Rubè  de  M.  Borgese. 

Jusqu'à  trente  ans,  la  vie  de  Filippo  Rubè  ne  s'était  pas  distinguée, 
au  moins  en  apparence,  de  celle  de  tant  de  jeunes  provinciaux  qui 


20S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivent  à  Homo  avec  une  licence  en  droit,  une  vieille  malle  de  sapin 
et  quatre  ou  cinq  billets  de  recommandation  pour  des  députés  ou 
hommes  d'affaires.  A  la  vérité*  il  avait  apporté  en  outre  quelque 
chose  de  particulier,  à  savoir  une  habileté  dialectique  remarquable  à 
couper  les  cheveux  en  quatre,  une  espèce  de  feu  oratoire  qui  rédui- 
sait en  cendres  jusqu'aux  derniers  ossements  des  arguments  d'un 
adversaire,  et  une  vague  assurance  d'être  capable  de  grandes  choses, 
assurance  que  son  père  lui  avait  mise  dans  le  cœur;  ce  père,  conseiller 
municipal  de  la  commune  de  Calinni  (Abruzzes)  sachant  par  cœur 
Y  Enéide  en  latin  et,  en  français,  le  Mémorial  de  Sainte- Hélène,  professait 
qu'il  n'y  a  de  place  légitime  dans  le  monde  pour  personne,  sans  en 
excepter  lui-môme,  hormis  pour  les  héros  et  les  hommes  de  génie. 
Mais,  secrétaire  dans  le  cabinet  del'honorable  Taramanna,  cette  situa- 
lion  si  enviée  lui  avait  en  réalité  plus  nui  que  servi,  tant  Philippe  se 
sentait  opprimé  par  la  masse  noire  de  ce  personnage,  qui  le  dépassait 
des  épaules  et  lui  ôtait  le  soleil.  Quoique  orateur  plus  raffiné  et 
d'information  plus  exacte,  il  se  sentait  écrasé  par  cet  homme  sans 
grammaire,  qui  renversait  tous  les  obstacles  sans  même  les  aperce- 
voir, du  pas  d'un  pachyderme  qui  voyage  dans  la  brousse,  et  qui, 
pendant  que  son  élève  pérorait  à  la  barre  comme  un  petit  Mirabeau, 
fabriquait  des  flottilles  de  bateaux  en  papier,  avec  une  négligence 
d'ailleurs  exempte  d'envie.  Quelquefois,  le  soir,  Philippe  s'échauffait 
en  lui  exposant  ses  idées  pour  gagner  un  procès  ou  une  campagne 
politique;  mais  l'autre,  qu'attendait  sa  partie  de  poker,  l'écoutait 
debout  et,  au  plus  bel  endroit,  lui  plantait  la  main  sur  l'épaule  avec 
un  rire  de  nègre,  un  rire  ingénu,  bon  enfant,  et  l'arrêtait  net  en 
disant  :  «  Magnifique  !  Mais  la  vie  n'est  pas  faite  comme  ça.  » 

C'est  en  ces  termes  que  M.  Borgese,  dès  les  premières  lignes 
de  son  roman,  présente  son  héros,  dont  le  reste  du  livre  ne  sera 
que  la  monographie.  On  voit  tout  de  suite  par  où  Rubè  diffère 
de  son  modèle,  le  fils  du  charpentier  de  Verrières;  jamais  il  n'a 
été  question  de  le  faire  passer  par  le  séminaire,  ni  d'obtenir 
pour  lui  une  place  de  précepteur.  En  un  mot,  il  s'en  distingue 
surtout  par  les  circonstances;  ce  qu'il  tient  de  lui,  au  contraire, 
c'est  une  certaine  disposition  d'amour-propre  blesse  et  de  vanité 
Mtuffrante,  ainsi  qu'une  sorte  d'ambition  vague  et  démesurée, 
commune  à  beaucoup  de  déracinés  que  l'éducation  moderne 
jette,  sans  talents  bien  définis,  sur  le  pavé  des  villes.  Par  ces 
traits,  Filippo  Rubè  ne  diffère  pas  essentiellement  de  tous  ces 
jeunes  garçons  passablement  doués,  qui  composent  le  troupeau 
vulgaire  des  arrivistes:  un  de  ces  dix  mille  avocats  ou  médecins 


UN  JULIEN  SOREL  ITALIEN.  200 

sans  clientèle,  dont  on  dit  qu'ils  ont  un  bel  avenir  et  qui 
attendent,  les  dents  longues,  dans  un  garni  d'étudiant,  leur 
première  bonne  affaire,  ou  le  hasard  quelconque  qui  les  mettra 
en  selle  et  les  classera  subitement,  par  un  chemin  de  traverse, 
dans  les  rangs  de  la  société.  C'est  cette  catégorie  d'ambitieux 
faméliques,  à  deux  ou  trois  cents  francs  par  mois,  sans  idées 
morales  arrêtées,  sans  profession  spéciale,  que  la  civilisation 
d  3  la  fin  du  siècle  fabriquait  à  la  grosse  pour  en  faire  ses  diri- 
geants, et  où  se  recrutait  naguère,  un  peu  par  tout  pays,  le 
monde  des  politiciens. 

Survient  la  guerre  :  notre  héros,  voyant  là  une  issue,  se 
jette  à  corps  perdu  dans  la  campagne  interventiste,  prononçant 
des  discours  pour  la  «  plus  grande  Italie,  »  remportant  des  succès 
de  réunions  publiques;  puis,  entraîné  par  ses  paroles  et  sentant 
le  besoin  de  les  convertir  en  actes,  il  s'engage  et  rejoint  son 
corps  comme  sous-lieutenant  d'artillerie.  Mais  il  est  doué  pour 
son  malheur  d'un  merveilleux  sens  critique,  qui  a  bientôt  fait 
de  percer  à  jour  toutes  les  situations;  avec  son  intelligence, 
habituée  à  dévorer  ou  à  devancer  la  réalité,  à  peine  s'est-il  fait 
soldat,  que  les  mots  de  gloire  et  de  patrie  qui  l'ont  déterminé 
à  prendre  l'uniforme,  lui  paraissent  des  mots  vides.  Et  voilà 
que  tout  à  coup  il  n'est  plus  sûr  de  son  courage. 

Les  premiers  raids  d'avions  ennemis  l'emplissent  d'une 
panique  folle.  Son  imagination  divague  et  lui  présente  mille 
terreurs.  Il  y  a  là  une  peinture  des  chimères  de  l'angoisse,  com- 
battues par  l'orgueil  et  démesurément  agrandies  par  la  peur 
d'avoir  peur,  dont  je  doute  qu'on  trouvât  l'équivalent  dans  toute 
notre  littérature  de  guerre,  et  devant  laquelle  un  Français 
aurait  reculé.  La  suite  est  plus  curieuse  encore.  Une  nuit,  Phi- 
lippe se  trahit  :  il  confesse  sa  lâcheté  à  une  jeune  fille.  Puis, 
aussitôt,  il  se  repent.  Quel  moyen  d'empêcher  Eugénie  de  parler? 
Un  seul  :  avoir  son  secret,  la  tenir  par  la  honte.  Et,  froidement, 
par  précaution  et  comme  contre-assurance  contre  une  indis- 
crétion possible,  il  fait  de  la  jeune  fille  sa  maîtresse. 

Ce  calcul  de  politique  atroce  est,  à  mon  sens,  le  trait  le  plus 
stendhalien  du  roman,  le  plus  «  italien,  »  au  sens  de  l'historien 
des  Cenci  et  de  Vittoria  Accoramboni.  On  éprouve,  en  le  lisant, 
le  même  plaisir  supérieur  qu'à  l'histoire  de  la  séduction  de 
Mme  de  Rénal,  au  moment  où  Julien,  brûlant  de  désir,  de  timi- 
dité et  de  rancune,  en  voyant  approcher  cette  femme  si  tendre, 

TOME    LXV.    1921.  li 


2J0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  dit  :  «  Voilà  l'ennemi  !  »  Et  alors,  Philippe  est  guéri.  Délivré 
de  son  cauchemar,  ayant  changé  en  quelque  sorte  la  nature  de 
son  obsession  ou  l'ayant  remplacée  par  un  nouvel  objet  (il  a 
d'ailleurs  promis  le  mariage  à  sa  victime),  il  devient  brave;  il 
éprouve  comme  une  convalescence  virile.  Il  jouit  de  sa  vertu 
retrouvée  comme  d'un  retour  à  la  santé,  comme  de  l'exercice 
d'une  faculté  abstraite,  indépendante  de  la  cause  ou  du  prétexte 
qui  la  met  en  jeu.  Il  en  vient  à  aimer  la  guerre  en  dilettante, 
pour  le  danger,  le  risque,  comme  un  défi  et  comme  un  sport. 
Pour  la  première  fois,  il  y  goûte  l'absolu,  la  liberté  morale, 
l'aristocratique  exemption  du  souci  du  pain  quotidien.  L'aven- 
turier reconnaît  sa  vocation,  l'aventure.  Il  obtient  son  passage 
dans  l'infanterie  et  se  fait  trouer  la  poitrine  dans  le  plus  témé- 
raire assaut,  à  la  bataille  du  Carso. 

Au  total,  la  guerre  se  solde  pour  Rubè  par  une  déconvenue. 
Elle  ne  lui  a  rapporté  que  la  satisfaction  glacée  de  faire  l'épreuve 
de  ses  nerfs  et  de  se  surmonter  lui-même.  «  Passé  le  sérieux  du 
danger,  je  ne  vois  plus  le  sérieux  du  but...  Je  me  fais  l'effet 
d'un  mangeur  de  biftek,  que  dégoûterait  le  métier  de  boucher.  » 
Ainsi  il  s'examine  avec  une  clarté  impitoyable,  et  il  arrive  à  ce 
résultat  de  ne  plus  se  comprendre.  Les  motifs  de  son  activité  se 
dissolvent  sous  sa  critique.  Il  a  cru  à  la  guerre  comme  à  une 
cure  d'enthousiasme,  comme  à  un  bain  d'émotion  qui  serait  le 
salut  ;  il  s'y  est  précipité  pour  se  perdre  dans  un  sentiment 
commun,  dans  un  grand  élan  collectif  qui  régénérerait  son 
être.  Son  incurable  sécheresse,  cette  maladie  de  l'analyse  qui 
est  en  lui  comme  un  vice  ou  une  infirmité,  le  paralysent, 
tuent  la  spontanéité.  Toujours  cette  manie  critique  substitue  à 
toute  réalité  un  échafaudage  de  raisonnements,  on  ne  sait  quel 
délire  lucide  où  les  sentiments  les  plus  simples  se  dénaturent 
et  se  compliquent.  Toujours  il  restera  celui  qui  s'est  défié  de 
la  pitié,  et  qui  ne  s'est  senti  rassuré  qu'en  transformant  ce 
lien  de  la  compassion  en  un  lien  criminel  de  complicité  et 
d'infamie.  «  Ah!  cruel!  lui  écrit  la  jeune  fille,  pourquoi  te 
détruis-tu  toi-même,  avec  cet  espionnage  féroce  de  ton  âme  par 
ton  esprit?  Tu  y  dardes  jour  et  nuit  de  grandes  lueurs  de  pro- 
jecteur, et  tu  l'effarouches,  la  pauvrette,  tu  l'aveugles,  et  per- 
sonne n'y  voit  plus,  pas  même  toi...  A  force  de  disséquer  toute 
chose,  qui  sait  si  la  bonne  eau  de  Trevi  ne  nous  paraîtrait  pas 
imbuvable?  »  Mais  il  a  beau  faire,  le  pli  est  pris  :  le  voilà  tou- 


UN    JULIEN    SOREL    ITALIEN.  211 

jours  qui  se  remet  à  distiller  ses  raisonnements  empoisonne's, 
«  aussi  fatalement  qu'un  araignée  tisse  sa  toile.  »  Et,  comme 
dit  M.  Borgese  dans  une  image  saisissante  :  «  11  se  faisait  l'effet 
d'une  tête  de  décapité,  saignant  sur  l'échafaud,  et  dont  le  cer- 
veau, comme  un  alambic  monstrueux,  continuerait  de  subtiliser, 
détaché  de  la  vie,  du  cœur.  » 

Ainsi  compris,  le  roman  s'éclaire.  Il  y  a  quelque  part  dans 
Rubè  un  passage  étonnant,  la  scène  de  l'hôpital  des  fous,  où  le 
grand  psychiatre  Antonio  Bisi  traite  les  névroses  de  la  guerre. 
Dans  cette  collection  de  déchets  humains  se  trouve  un  cas 
bizarre,  celui  que  Bisi  appelle  l'«  Anonyme  :  »  c'est  un  soldat 
frappé  d'une  amnésie  spéciale,  en  qui  une  commotion  nerveuse 
a  aboli  toute  conscience  antérieure.  L'explosion  a,  en  quelque 
sorte,  détruit  tout  son  passé  :  il  se  rappelle  tout  ce  qui  suit, 
mais  il  ne  sait  plus  rien  «  avant;  »  sa  mémoire  est  coupée  en 
deux,  et  avec  désespoir,  comme  deux  tronçons  de  ver  qui 
veulent, se  ressouder,  il  s'écrie  :  «  Maman  I  Maman  !  Je  veux 
savoir  comment  je  m'appelle!  »  Et  Philippe,  à  ce  spectacle,  se 
dit  qu'il  ne  ressemble  pas  mal  à  ce  misérable  :  sait-il  ce  qu'il 
est,  ce  qu'il  veut?  A  peine  ce  qu'il  sent.  Il  ne  sait  plus  s'il  a 
une  personnalité.  Il  est  l'homme  qui  a  perdu  son  moi.  Et  tout 
le  roman  n'est  que  l'histoire  de  l'intelligence  excessive  à  la 
poursuite  de  la  passion. 

Et  comme,  selon  les  beaux  vers  de  Kipling,  «  il  y  a  au 
monde  deux  choses  plus  belles  que  les  autres,  —  l'une  est  la 
guerre,  l'autre  est  l'amour,  »  après  l'expérience  de  la  guerre, 
Philippe,  guéri  de  sa  blessure,  fera  celle  de  l'amour.  Il  est  bien 
inutile  de  dire  comment  il  est  envoyé  en  mission  à  Paris,  pour 
je  ne  sais  quel  service  de  ravitaillement  ou  de  munitions.  C'est 
là  qu'il  passera  les  derniers  mois  de  la  guerre,  et  rien  n'est  plus 
curieux,  pour  nous  autres  Français,  que  cet  épisode  parisien. 
Quand  on  se  rappelle  l'inscription  funéraire  d'Arrigo  Beyle, 
Milanese,  et  l'idée  obstinée  qui  lui  fit  prendre  le  bonheur  pour 
une  plante  exotique,  qui  ne  poussait,  comme  l'oranger  en 
pleine  terre,  que  sur  le  parallèle  de  Sorrente,  il  est  piquant  de 
lire  le  chapitre  de  Rubè  où  l'auteur  nous  dépeint  les  impres- 
sions de  son  héros  sur  les  quais  de  la  Seine,  entre  le  Louvre  et 
la  Madeleine. 

Il  lui  semblait  que  cette  civilisation  française  avait  atteint  un  état 
de  cristallisation  d'une  pureté  géométrique,  sans  ombres  ni  indéci- 


212 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sions,  sans  aucun  résidu  de  doute  ou  de  douleur.  Le  vrai  Parisien,  la 
Parisienne  authentique  avaient  réalisé  un  accord  bienheureux  de  la 
vie  et  de  la  volonté,  et  retrouvé,  après  un  long  chemin,  une  sorte  de 
félicité  naturelle. 

Chaque  passant,  en  un  sens,  lui  paraissait  indépendant,  souve- 
rain comme  un  roi.  Cette  impression  prenait  une  vivacité  pathé- 
tique, lorsqu'il  passait  au  clair  de  lune,  par  certains  soirs  de  neige, 
sur  la  place  Vendôme  déserte  et  sans  lumières.  La  France  lui  parais- 
sait alors  une  construction  monumentale,  astrale,  éternelle  et  incor- 
ruptible, incapable  de  croître  et  de  décroître.  Même  les  Boches,  s'ils 
étaient  entrés  au  pas  de  parade  sous  l'Arc  de  Triomphe,  n'auraient 
pu  détruire  cette  beauté. 

C'est  à  Paris  que  le  capitaine  Rubè  rencontre  la  «  géné- 
rale »  Lambert,  jeune  femme  d'une  gaité  charmante  ;  il  devient 
assidu  à  ses  thés  de  l'avenue  du  Trocadéro.  Le  mari,  un  des 
jeunes  brigadiers  de  la  guerre,  est  au  front,  et  sa  femme,  mère 
de  quatre  garçons,  se  consacre  dans  son  salon  à  l'entretien  de 
l'alliance.  Sa  grâce  exerce  sur  Philippe  un  attrait  irrésistible. 
«  Ce  n'était  pas  une  beauté  parfaite...  Elle  se  vantait  d'avoir 
dans  les  veines  du  sang  flamand,  et  en  effet,  tout  son  visage  e'tait 
moins  lignes  que  couleurs,  avec  trop  de  fossettes  et  d'ondula- 
tions de  plans  entre  la  bouche  et  les  tempes,  et  ses  petites 
lèvres  pleines  de  pulpe,  et  son  petit  nez  un  peu  émoussé  par 
le  bout.  Mais  il  fallait  bien  regarder  pour  s'apercevoir  de  ces 
détails.  L'ensemble  de  la  physionomie  riait  comme  un  trésor.  » 
Hardie,  vive,  éclatante,  cette  radieuse  Célestine,  sous  sa  toison 
de  cheveux  d'or,  n'est  qu'innocence,  joie  de  vivre  :  la  merveil- 
leuse créature,  toujours  vêtue  d'écarlate,  toute  blonde  et  pourpre 
comme  une  flamme,  si  différente  de  la  lymphatique  et  passive 
Eugénie,  semble  à  son  inquiet  ami  Eve  avant  le  péché  ou,  pour 
mieux  dire,  la  Nature. 

Je  ne  sais  si  cette  beauté  sensuelle  est  bien  le  type  ordi- 
naire de  la  beauté  française.  Ou  peut-être  correspond-il  à  une 
certaine  idée  que  peut  donner  de  nous  notre  récente  littérature 
féminine?  On  avait  coutume  jusqu'à  présent  de  reprocher  à  la 
Française  d'être  une  créature  trop  artificielle,  un  objet  de  luxe, 
un  bibelot  de  salon.  Quand  Stendhal  voulait  se  figurer  cette 
charmante  liberté  de  l'amour,  la  région  du  bonheur,  il  la 
situait  au  Sud  des  Alpes.  Il  est  curieux  que  le  beijliste  M.  Borgese 
la  place   au  contraire  plus  au  Nord.  J'imagine  qu'il  veut  sur- 


UN    JULIEN    SOREL    ITALIEN.  213 

tout  représenter  par  là  cet  élément  d'illusion,  d'inconnu,  de 
surprise  qui  se  mêle  à  l'amour,  cette  part  d'aventure  qui  en 
fait  le  charme  inexpliqué,  et  c'est  cela  qu'il  peint  sous  les  traits 
de  l'Etrangère. 

Au  printemps  qui  suit  l'armistice,  Philippe  et  Célestine  se 
retrouvent  par  hasard  à  Stresa.  Philippe,  dans  l'intervalle,  a 
eu  le  temps  de  se  marier,  d'essayer  des  affaires  et  de  manger  le 
peu  d'économies  qu'il  avait  faites  pendant  la  guerre.  Aigri, 
ulcéré,  irrité  contre  la  malheureuse  qu'il  a  déshonorée  et  à  qui 
il  reproche  d'être  un  embarras  et  un  devoir,  incapable  de 
s'adapter  à  la  vie  civile,  il  perd  son  emploi,  se  met  à  jouer.  Une 
nuit  il  gagne,  ils'évade  :  c'est  alors  que  ^sœuvré,  errant  sans 
volonté  sur  les  rives  du  Lac  Majeur,  et  déjà  une  épave  flottante 
de  la  vie,  il  revoit  Célestine,  et  brusquement  la  possède.  Et  c'est 
un  mois  d'idylle  et  d'absolu  oubli,  avec  une  fin  tragique  :  un 
orage  sur  le  lac  et  le  naufrage  des  amants,  d'où  Philippe  a  le 
malheur  de  sortir  seul  vivant. 

Le  reste,  la  prison,  l'enquête  judiciaire,  ce  sont  encore,  comme 
l'histoire  de  Philippe  entre  ses  deux  femmes,  des  choses  dont  le 
dessin  général  n'est  pas  sans  rappeler  toujours  l'immortel 
Rouge  et  noir.  Mais  les  cent  dernières  pages  sont  d'un  accent 
tout  différent,  qui  ferait  plutôt  songer  à  du  Dostoïewsky.  Phi- 
lippe, reconnu  innocent,  se  sent  toutefois  criminel  et  poursuivi 
par  les  Furies.  Rien  ne  lui  a  réussi  :  ni  la  guerre,  ni  la  paix; 
et  sa  dernière  expérience,  celle  de  l'amour,  s'est  terminée  par 
un  désastre.  Dans  un  monologue  haletant,  frénétique,  il  s'in- 
terroge sur  la  raison  de  cette  vie  manquée  : 

Qui  suis-je?  Un  intellectuel.  Un  in-tel-lec-tu-el.  Une  chose  hor- 
rible, un  monstre  à  deux  pieds,  à  deux  bras,  et  une  cervelle  qui 
moud  à  vide.  Dans  la  poitrine,  rien...  Pas  de  cœur.  Impuissant  pour  le 
bien  et  le  mal.  Et  puis, le  bien, le  mal,  vieillesdistinctionsapprises!... 
Mais  jamais  une  impulsion  fraîche,  jamais  rien  de  pur,  —  voilà  le 
mot,  —  rien  d'instinctif,  jamais.  Ah  !  un  acte  instinctif,  fût-ce  un 
crime,  un  assassinat,  ce  serait  le  salut.  Avoir  haï,  aimé!  Mais  je 
n'aime  personne,  pas  même  moi,  pas  même  moi...1 

Alors,  furtif,  fuyant,  spectre  nocturne,  méconnaissable, 
allant,  venant  de  Rome  à  Florence,  il  va  demander  à  un  reli- 
gieux, et  puis  à  un  ami,  le  secret  de  son  douloureux  génie,  de 
cette  malheureuse  puissance  «  de  souffrir  et  de  faire  souffrir.  » 


-\'t  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Est-il  une  victime  ou  un  assassin?  Un  meurtrier  ou  un  martyr? 
Mais  son  orgueil  ne  peut  accepter  ni  la  morale  du  prêtre  ni  la 
bonté  de  l'ami.  II  retourne  dans  son  pays,  avec  l'espoir  d'y  voir 
clair  en  lui-même,  et  je  voudrais  pouvoir  traduire  tout  entière 
la  scène  où  il  se  retrouve  en  présence  de  la  vieille  Sara,  l'an- 
cienne bonne  de  sa  mère,  si  humble  et  résignée,  si  pleine  de 
délicatesse  pour  le  pauvre  cœur  meurtri  :  et  cependant  elle  sait 
tout.  Je  crois  que  M.  Borgese  a  voulu  mettre  dans  la  figure  de 
cette  simple  femme  ce  mot  de  l'énigme  de  la  vie  dont  Philippe, 
avec  toute  sa  vaine  intelligence,  n'a  pas  trouvé  la  solution.  A 
la  gare,  il  rencontre  l'avocat  Staô,  qui  monte  dans  la  diligence 
et  qui  prend  tout  naturellement  sa  place  dans  l'existence.  Et, 
brusquement,  Philippe  s'enfuit. 

Le  reste  n'est  plus  qu'une  agonie.  Philippe  se  cache,  change 
de  nom,  signe  dans  les  hôtels  Burè  ou  Morello,  et  achève  de 
se  perdre  parmi  ses  pseudonymes.  En  même  temps,  il  lui 
semble  que  son  corps  se  disloque  :  sa  vieille  neurasthénie  se 
réveille,  il  a  des  sensations  de  déséquilibre  étrange,  comme  si 
chaque  membre,  chaque  organe  se  mettait  à  vouloir  et  à  sentir 
pour  son  propre  compte.  «  Il  comprenait  alors  le  vice  essentiel 
de  sa  machine  :  l'absence  d'idée  d'ensemble,  le  détraquement 
d'un  corps  qui  ne  veut  plus  obéir  et  préfère  se  dissoudre,  ne 
plus  s'appeler  Uubé,  Burè  ni  Morello.  C'était  le  mouvement 
centrifuge  qui  est  le  châtiment  de  l'égocentriste.  » 

A  ce  point  de  décomposition,  l'être  n'est  plus  qu'un  cadavre, 
qu'aucune  force  ne  dirige.  Philippe  aux  abois  a  télégraphié  à  sa 
femme;  mais  il  suit,  sans  savoir  pourquoi,  un  voyageur 
inconnu,  et  il  manque  Eugénie  qui  l'attendait  à  la  sortie.  Il 
erre,  désorienté,  dans  la  ville  inconnue  ;  il  rencontre  un  cor- 
tège d'émeutiers  qui  l'entraînent.  On  le  fait  crier  :  «  Vive 
Lénine!  »  et  il  crie.  On  lui  met  dans  les  mains  un  drapeau 
noir,  et  il  le  prend.  Suprême  naufrage!  L'intellectuel  a  fini  par 
sombrer  dans  la  foule.  Il  comprend  que  dans  cette  foule,  il  n'a 
plus  qu'une  issue,  qui  est  d'arriver  au  premier  rang.  Il  feint 
d'avoir  un  ordre  à  porter  en  tête  de  la  colonne.  Il  débouche  sur 
la  place,  au  moment  où  retentit  le  cri  :  «  Cavalerie!  » 

Toute  la  largeur  de  la  place  était  occupée  par  la  charge.  Il  crut 
voir  les  vagues  du  Lac  Majeur  pendant  la  tempête  :  c'étaient  les 
flots  des  casques  gris-vert,   avec  l'écume  de  leurs  crêtes...  Il  eut 


UN    JULIEN    SOREL    ITALIEN. 


215 


encore  le  temps  de  voir  le  premier  cavalier  qui  le  renversa.  C'était 
presque  un  enfant,  tout  blond,  le  visage  sans  colère.  Et  il  avait  les 
yeux  bleu  de  ciel. 

Ainsi  finit  l'histoire  tourmentée  de  Filippo  Rubè,  qui 
chercha  en  vain  une  raison  de  vivre  et  de  mourir,  et  finit  par 
tomber,  faute  d'avoir  trouvé  la  foi,  pour  une  cause  qui  n'était 
pas  la  sienne...  Il  fit  la  guerre,  il  fit  l'amour,  et  ne  fut  ni  bon 
soldat  ni  vrai  amoureux,  parce  que  dans  la  guerre  et  l'amour 
il  ne  chercha  que  des  ivresses,  au  lieu  d'y  découvrir  le  sens 
qui  les  explique ,  c'est-à-dire  le  sacrifice,  l'oubli  de  soi,  le  dé- 
vouement. C'était  un  anarchiste,  un  jouis*~ur,  un  coureur  de 
Paradis  terrestre  ;  jamais  il  ne  s'occupa  que  de  lui-même.  Héros, 
follement  intrépide,  il  ne  pense  qu'au  plaisir  de  se  faire  admi- 
rer et  scandalise  ses  camarades  par  son  nihilisme  patriotique. 
A  la  tendresse  d'une  jeune  fille  il  répond  par  le  plus  lâche  ou- 
trage., en  abusant  de  sa  confiance  et  ne  songeant  qu'à  prendre 
un  gage  de  sûreté.  Quand  il  aime  enfin,  il  n'arrive  qu'à  perdre 
sa  maîtresse  :  c'est  lui  qui,  par  sa  maladresse,  cause  la  mort  de 
Célestine. 

A  force  de  tout  sophistiquer,  il  n'a  réussi  qu'à  gâcher  sa  vie 
et  à  faire  le  malheur  d'autrui.  Il  empoisonne  tout  ce  qu'il 
touche.  Il  devient  un  être  contre  nature,  un  de  ces  êtres  de 
désordre,  que  l'ordre  de  la  nature  élimine.  A  côté  de  lui,  au 
contraire,  voici  les  êtres  simples  que  la  nature  approuve:  cette 
canaille  de  Garlandi,  qui  brûle  tranquillement  la  cervelle  au 
soldat  Rambetta,  qui  refuse  de  marcher,  ou  la  croyante  Mary, 
ou  la  paysanne  Sara,  ou  cette  Eugénie  si  touchante,  ou  le  Père 
Mariani,  ou  le  noble  Federigo  Monti,  qui  rejoint  par  la  science 
la  soumission  des  humbles  et  la  religion  des  femmes,  et  qui 
conclut  par  cette  formule  :  «  N'avoir  aucune  certitude,  et  agir 
comme  si  on  les  avait  toutes.  »  Et  c'est  lui  qui,  aux  dernières 
pages,  essayant  de  retenir  Philippe  et  le  voyant  s'éloigner, 
poussé  par  son  démon,  murmure  :  «  Le  malheureux!  » 

Un  malheureux,  c'est  le  mot  qui  résume  ce  livre,  un  des 
plus  singuliers  qu'aient  vus  naître  ces  temps  troublés.  II  est 
bien  difficile  de  dire  dans  quelle  mesure  une  œuvre  d'art  si  par- 
ticulière a  un  sens  général,  dans  quelle  mesure  on  a  le  droit  de 
prendre  Filippo  Rubè  pour  une  incarnation  moderne  de  l'Italie. 
Et  pourtant,  l'œuvre  est  trop  sincère  pour  n'être  pas  prise  au 


216 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sérieux.  II  est  clair  que  Julien  Sorel  n'est  pas  non  plus  toute  la 
France  de  1830  :  Rouqe  et  ?ioir  ne  laisse  pas  toutefois  d'être  le 
document  le  plus  profond  que  nous  ayons  sur  cette  époque  de 
notre  histoire.  Bien  des  traits  de  l'Italie,  pendant  la  guerre  et 
depuis  la  guerre,  s'expliqueraient  par  une  lecture  attentive  de 
Ruùè.  Peut-être,  après  avoir  lu  ces  pages  cruelles  et  torturées, 
comprendra-t-on  le  malaise  et  le  mécontentement,  l'état  de 
révolution  latente  où  ce  grand  et  beau  pays  se  trouve  après  sa 
victoire.  On  se  rappelle  tel  mot  de  la  belle  Célestine  :  «  Monpetit, 
quand  on  ri  a  pas  faim,  il  ne  faut  pas  se  forcer  à  manger.  »  On  se 
rappelle  telle  phrase  sur  «  cette  étrange  indépendance  d'esprit, 
qui  consiste  à  examiner  toutes  les  hypothèses,  sans  en  rejeter 
aucune  a  priori,  avec  laquelle  les  Italiens,  tout  en  faisant  la 
guerre,  voulaient  la  contempler  comme  d'un  observatoire  idéa- 
lement neutre  et  en  dehors  du  champ  de  tir.  »  Entendez  cet 
aveu,  il  va  sans  dire,  au  sens  de  ce  plaisir  qu'on  éprouve  à 
comprendre,  à  s'arracher  momentanément  de  l'action  où  l'on 
est  engagé,  pour  jouir  seulement,  en  dilettantes  et  en  artistes, 
du  jeu  délié  de  l'esprit  critique  et  d'une  liberté  spéculative 
illimitée.  Jeu  séduisant,  parfois  dangereux.  La  morale  de  Rnbè, 
ce  serait  la  condamnation  de  1'  «  égoïsme  sacré,  »  la  fatale 
impasse  où  conduisent  le  calcul,  la  sèche  intelligence,  cette 
impossibilité  de  vivre  à  laquelle  aboutit  le  pur  machiavélisme. 
Et  l'épigraphe  du  livre  ne  pourrait-elle  pas  être  cette  parole  de 
l'Evangile  qui  contient  toute  la  sagesse,  après  que  nous  avons 
vu  s'égarer  tant  de  petits  surhommes  qui  se  croyaient  faits  pour 
les  grands  rôles  et  s'y  cassèrent  les  reins,  —  le  vieux  mot  de 
Jésus  :  «  Qui  cherche  son  âme  la  perdra?  » 

Louis  Gillet. 


REVUE   LITTÉRAIRE 


SOUS  LES  DEHORS  DE  L'IRONIE  (1). 


Pour  la  fête  de  La  Fontaine,  M.  Franc-Nohain  publie  un  livre  de 
Fables  charmantes.  C'est  une  gracieuse  idée.  Il  a  composé  ses  fables 
un  peu  à  la  manière  de  La  Fontaine,  mais  surtout  à  sa  manière.  Il  n'a 
point  fait  un  pastiche;  il  a  procédé  plutôt  comme  autrefois  Jules 
Lemaître  qui,  en  marge  des  vieux  livres,  écrivait  de  nouveaux  contes 
et  s'amusait  à  montrer  qu'en  littérature,  ailleurs  aussi,  l'invention 
naît  bien  joliment  de  la  continuité.  Ce  sont  des  étourdis,  et  ignorants, 
qui  se  figurent  qu'ils  vont  tout  improviser,  l'air  et  la  chanson.  Le 
plus  souvent,  ils  ressassent,  et  ne  le  savent  pas,  ou  bien  font  sem- 
blant de  ne  pas  le  savoir.  Ils  ont  un  goût  si  furieux  de  ce  qu'ils  croient 
qui  est  ou  qui  serait  leur  liberté,  qu'ils  méconnaissent  hardiment  le 
passé.  Ils  ne  le  suppriment  pas;  ils  ne  suppriment  seulement  pas 
l'influence  que  le  passé  a  sur  eux.  Cette  influence  les  sauverait,  s'ils 
ne  l'accueillaient  pas  si  mal.  Elle  ne  les  gênerait  pas  et  les  seconde- 
rait, s'ils  l'utilisaient  bien.  Nos  maîtres  ne  sont  pas  du  tout  les  enne- 
mis d'une  originalité  la  plus  imprévue.  Voilà  ce  dont  témoignent  à 
merveille,  et  opportunément,  les  Fables  de  M.  Franc-Nohain,  dociles 
et  très  singulières. 

Docile,  M.  Franc-Nohain?  Docile  avec  discernement.  Et  il  faut 
croire  que,  tout  bien  considéré,  l'occasion  ne  s'est  pas  présentée  à 

(i)  Fables,  par  M.  Franc-Nohain  (Renaissance  du  livre).  —  Du  même  auteur, 
les  Chansons  des  li^ains  et  des  gares,  la  Nouvelle  cuisinière  bourgeoise,  le  Pays  de 
l'Instar  (Éditions  de  la  Revue  Blanche);  le  Dimanche  en  famille  (librairie  Juven), 
l'Heure  espagnole,  Jaboune,  le  Gardien  des  muses  (Fasquelle);  Fiches  (Lethielleux), 
Serinettes  et  petites  oies  blanches,  les  Avis  de  l'oncle  Bertrand  (Renaissance  du 
livre). 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  la  plupart  du  temps  de  suivre  l'opinion  commune  :  son  œuvre  se 
moque  de  beaucoup  de  gens  et  de  beaucoup  de  choses,  son  œuvre 
en  vers  et  en  prose,  ses  romans,  ses  Fiches  et  ses  Fables.  Il  est  un  de 
nos  railleurs  les  moins  cléments. 

L'un  de  ses  bons  livres  est  le  Pays  de  l'instar.  Qu'est-ce  que  ce 
pays-là?  Ce  n'est  pas  la  province.  Non  :  la  province  doit  à  son  paysage, 
à  son  climat,  doit  à  son  histoire  et  à  maintes  circonstances  particu- 
lières, ses  mœurs,  ses  coutumes,  ses  façons  de  penser,  une  âme  que 
vous  ne  confondiez  pas  avec  une  autre.  Le  pays  de  l'instar  n'est  pas 
situé  ici  ou  là;  on  ne  saurait  le  dessiner  sur  la  carte  et  le  placer  dans 
l'histoire.  Il  n'appartient  ni  à  l'espace  ni  au  temps,  pour  ainsi  dire. 
Ses  habitants,  épars  ou  que  les  hasards  les  plus  fols  ont  groupés, 
n'ont  qu'un  rêve  :  vivre  à  l'instar  de  Paris.  Imaginez  des  vagabonds 
qui  n'aimeraient  pas  le  vagabondage,  des  exilés  qui  ne  s'installent 
pas  où  l'exil  les  a  menés,  des  bohémiens  qui  ne  viendraient  pas  de 
Bohême.  Mais  d'où  viennent-ils?  De  Paris?  Ou  d'ailleurs!  A  Paris  ou 
ailleurs,  ils  seraient  encore  des  bohémiens,  des  exilés,  des  vagabonds. 
Comme  ils  ne  sont  exactement  nulle  part,  ils  ne  viennent  de  nulle 
part.  Ils  ont  une  vague  notion  de  Paris  et  ne  vivent  pas  à  l'instar  de 
Paris,  comme  ils  le  voudraient  :  ils  vivent  au  gré  de  cette  notion 
vague.  Ils  imitent  les  uns  les  autres.  Ils  ne  sont  pas  originaux. 

Est-ce  un  grand  malheur,  de  n'être  pas  original?  Les  gens  de 
l'Instar  sont  dépourvus  de  cette  originalité  la  moindre  qui  fait  que 
l'on  est  tel  ou  tel  et  que  l'on  mérite  un  nom.  Les  gens  de  l'Instar 
ignorent  ceci  :  «  la  vérité  n'est  pas  plus  de  vivre  en  Instar  que  dans 
le  pays  d'à  côté;  ici  ou  là,  pas  davantage,  mais  bien  ailleurs,  c'est-à- 
dire  chez  soi.  »  Être  de  chez  soi,  pour  être  soi!  Autrement,  l'on  a 
beau  faire,  on  n'est  personne. 

M.  Franc-Nohain  a  rédigé  un  «  petit  précis  de  la  conversation 
franco-instar,  »  en  quinze  dialogues,  pour  choisir  un  appartement, 
pour  donner  un  grand  dîner,  pour  aller  à  la  préfecture,  pour  blâmer 
une  certaine  personne,  pour  aborder  les  questions  d'art,  pour  agiter 
les  grands  problèmes,  etc.  Pour  agiter  les  grands  problèmes,  on  dit  : 
«  Je  suis  le  premier...  »  Le  premier?...  «  à  reconnaître  que  le  suffrage 
universel  n'est  pas  sans  défauts;  mais  que  mettrez-vous  à  la  place?  » 
On  dit  :  «  Ce  n'est  pas  tout  de  démolir,  il  faut  pouvoir  reconstruire 
après.  »  On  dit  :  «  Je  suis  partisan  du  progrès,  ennemi  des  révolu- 
tions. »  Et  l'on  dit  :  «  Appelez-la  comme  vous  voudrez  ;  mais  il  faut 
bien  reconnaître  l'existence  d'une  puissance  mystérieuse  qui  nous 
dépasse  et  qui  nous  dirige.  »  On  dit  cela.  Cela  est-il  vrai?  Cela  n'est 


REVUE     LITTÉRAIRE.  219 

ni  vrai  ni  faux  :  cela  n'est  rien.  Les  gens  qui  ont  dit  cela,  qui  n'ont 
point  fini  de  le  dire  et  le  diront  sans  relâche,  sont-ils  sincères?  Ils  ne 
sont  ni  loyaux,  ni  fourbes  :  ils  n'ont  rien  dit,  n'étant  eux-mêmes 
absolument  rien. 

L'on  a  tort,  en  général,  de  poser  à  tout  bout  de  champ  la  question 
de  sincérité.  La  sincérité  veut  au  moins  que  l'on  ait  eu  un  peu  de 
méditation,  veut  que  l'on  ait  examiné  son  opinion:  si,  par  bonheur, 
on  a  pu  l'essayer,  tant  mieux  !  Combien  d'amis  avez-vous  qui  don- 
nent quelquefois  le  signe  d'avoir  un  instant  réfléchi?  Combien 
d'aphorismes  entendez-vous,  dans  une  journée,  qui  ne  soient  pas 
tout  uniment  des  mots  à  l'aventure?  Ces  mots  forment  les  petites 
phrases  qui  servent  à  la  causerie  de  l'Instar. 

Innocentes  petites  phrases?  Mais  non  :  car  elles  remplacent, 
n'étant  que  néant,  des  convictions,  des  croyances  qui  vaudraient 
mieux,  étant  pleines  d'une  substance  véritable.  Veuillez  y  songer  :  les 
âmes  qui,  une  fois,  se  sont  mises  à  l'Instar  cessent  tout  aussitôt 
d'être  des  âmes. 

Pour  s'en  être  aperçu,  pour  l'avoir  montré,  M.  Franc-Nohain  se 
range  parmi  nos  moralistes  clairvoyants. 

L'un  de  ses  volumes  est  intitulé  le  Pays  de  Vins tar  ;  mais  il  a  con- 
sacré plusieurs  ouvrages  à  la  peinture  de  cette  .folie.  Son  roman  le 
Gardien  des  muses  est  l'histoire  d'un  assez  bon  ménage  provincial  et 
qui  vient  à  Paris  parce  que  le  mari,  député  du  Plateau  central,  est 
nommé  sous-secrétaire  des  Beaux-Arts.  Bonnes  gens,  les  Grivot  : 
seulement,  les  voici  lancés  dans  la  politique,  où  ils  seront,  comme  il 
est  difficile  de  n'y  pas  être,  futiles  et  ridicules.  Grivot  ne  sera  plus  un 
homme  du  Plateau  central  ;  Grivot  ne  sera  plus  Grivot  :  Grivot  ne  sera 
plus  personne.  La  politique  est  une  des  régions  les  plus  comiques  et 
lamentables  du  pays  de  l'Instar.  Et,  à  la  politique,  se  rattache  le 
monde  (pour  ainsi  parler)  des  fonctionnaires  :  M.  Franc-Nohain  les  a 
étudiés  surtout  en  province,  autant  de  menus  Grivots. 

Mais  la  maladie  n'est  pas  bornée  aux  seules  victimes  de  la  poli- 
tique et  de  l'État;  les  victimes  sont  plus  nombreuses  que  nous 
n'avons  de  politiciens  et  de  commis.  Elle  se  répand,  et  à  Paris  même, 
en  tous  lieux  et  dans  les  différentes  classes  de  la  société,  par  l'effet 
de  l'éducation  moderne,  qui  est  absurde  assez  souvent.  Le  petit 
roman  des  Serinettes  offre  la  fine  et  juste  satire  de  l'enseignement  le 
moins  fait  pour  rendre  les  jeunes  filles  attentives  à  leur  pensée. 
Qu'est-ce  qu'on  leur  enseigne?  Un  bavardage  universel. 

Si  je  présente  M.  Franc-Nohain  comme  ce  moraliste,  j'ai  l'air  d'où* 


220  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blier  sa  gaieté.  Son  œuvre  est  gaie,  comique,  énormément  comique 
pnrfois  :  elle  va  très  volontiers  à  la  bouffonnerie.  Les  moralistes  ont 
deux  tâches.  L'une  consiste  à  peindre  nos  défauts  ;  et  l'autre,  à  nous 
donner  les  préceptes  de  la  sagesse.  M.  Franc-Nohain,  d'habitude,  se 
tient  à  la  première  tâche  ;  mais  on  lui  ferait  tort  en  ne  voyant  pas 
que  les  préceptes  sont  cachés  sous  la  peinture  des  défauts  et  que  sa 
raillerie  contient  son  enseignement. 

Il  a  débuté,  poète  d'abord,  à  l'époque  où  florissait,  où  achevait  de 
florir,  la  poésie  des  Symbolistes.  Les  Symbolistes  avaient  adopté  une 
sorte  de  vers  appelé  le  vers  libre,  et  fort  libre  en  effet,  libre  pourtant 
d'une  manière  qui  ne  va  pas  ou  ne  doit  pas  aller  jusqu'au  désordre.  Il 
s'agissait  alors  de  réagir  contre  certains  abus  de  la  rime  et  des  règles 
fixes,  rendues  excessivement  difficiles  pour  le  plaisir  de  la  difficulté 
vaincue,  abus  auxquels  les  derniers  Parnassiens  se  livraient  avec 
une  espèce  de  frénésie  méticuleuse.  A  vrai  dire,  c'était  un  peu  hardi, 
imprudent  peut-être  :  toujours  est-il  que  les  Symbolistes  suppri- 
maient la  rime  et  refusaient  de  compter  les  syllabes  du  vers.  Il  leur 
fallut  chercher  une  harmonie  nouvelle,  un  rythme  nouveau  :  c'est 
où  la  plupart  d'entre  eux  échouèrent,  où  quelques-uns  d'entre  eux 
réussirent  avec  une  heureuse  ingéniosité.  Le  vers  libre  n'allait  pas  se 
substituer  à  l'ancien  vers  français,  lequel  a  maintes  valables  raisons 
de  durer,  les  œuvres  qui  le  consacrent,  puis  sa  beauté,  les  preuves 
qu'il  a  donnéesd'une  souplesse  non  pareille  :  le  vers  libre  ne  prétend, 
—  ou  ne  doit  prétendre,  —  qu'à  être  une  autre  forme  de  langage,  vers 
libre  ou,  si  l'on  veut,  prose  poétique,  d'ailleurs  extrêmement  poé- 
tique, belle  et  charmante.  M.  Franc-Nohain  s'éprit  de  cette  invention. 

Or,  il  écrit,  dans  la  préface  de  ses  Fiches,  qu'en  sa  jeunesse  il  a 
«  raillé  la  poésie  symboliste.  »  Il  ajoute:  «  J'étais  sensible  au  gro- 
tesque ;  et  rien  ne  m'irrite  autant  qu'un  fat,  un  imbécile...  »  Enfin, 
c'est  pour  cela  qu'il  n'aime  ni  une  certaine  poésie  et  ni  une  certaine 
politique;  on  dirait  bien  qu'il  réunit  dans  une  même  opinion  divers 
poètes  et  divers  politiciens.  «  Parce  que  j'ai  toujours  tenu  que  l'ordre, 
la  clarté,  le  bon  sens,  sont  les  qualités  profondes  de  la  littérature 
française  !  »  Les  qualités  profondes  de  l'esprit  français  qui,  en  littéra- 
ture, en  politique  et  en  toutes  choses,  déteste  l'absurdité.  Quelques 
symbolistes,  en  effet, —  par  un  malheur,  les  plus  voyants,  —  n'avaient 
ni  bon  sens,  ni  ordre,  ni  clarté  dans  leurs  ouvrages  ;  ils  ont  terrible- 
ment compromis  le  Symbolisme. 

Cependant,  M.  Franc-Nohain,  tout  en  n'étant  pas  dupe  de  la 
toquade  symboliste,  emprunta  au  symbolisme  son  vers  adroitement 


REVUE    LITTÉRAIRE.  221 

libre,  son  jeu  subtil  d'allitérations  et  d'assonances,  une  étrange 
musique.  Voilà  ce  qu'il  emprunta  et  que,  du  reste,  il  modifia  selon  sa 
guise.  Mais,  quant  aux  grands  symboles  d'une  poésie  aventureuse, 
il  les  négligea  :  il  aimait  l'ordre,  le  bon  sens  et  la  clarté.  Il  n'était 
point  un  rêveur  que  les  idées  vagues  enchantent  :  il  était  le  railleur 
que  je  disais,  le  railleur  et  le  moraliste,  un  moraliste  qui  feint  de 
plaisanter,  même  s'il  ne  plaisante  pas.  En  vers  libres  et  d'une  allure 
à  peu  près  symboliste,  il  a  composé  une  très  maligne  satire,  souvent 
rude,  et  parfois  rèche,  lyrique  pourtant. 

Souvenez-vous  des  Odes  funambulesques  :  la  splendide  poésie  des 
romantiques  aboutit  à  un  merveilleux  badinage.  M.  Franc-Nohain 
nous  apparut,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  comme  le  Théodore  de  Ban- 
ville du  symbolisme... 

J'ai  rêvé  d'une  petite  gare  dans  un  pays  perdu, 
Où  personne,  jamais  personne,  ne  serait  descendu. 
Et,  lorsque  le  train  passe, 

,Le  chef  de  gare  aurait  des  gestes  pleins  de  grâce 
Et  de  bons  sourires  engageants... 
Puis,  une  fois,  une  seule  fois, 
0  joie  ! 

Un  gros  monsieur  aurait  ouvert 
La  portière  : 
Ce  serait  une  fausse  joie. 
—  Monsieur,  soyez  le  bienvenu  ! 
Dirait  le  chef  de  gare,  étrangement  ému... 

Mais  le  gros  monsieur  n'est  pas  descendu.  Personne  jamais  ne 
descend.  Et,  au  bout  du  compte,  le  chef  de  gare  s'est  pendu. 

C'est  la  Chanson  des  trains  et  des  gares,  drôle  de  chanson,  qui  a 
maints  détours  de  gaieté,  puis  des  refrains  de  nostalgie.  Elle  célèbre 
les  voyages,  puis  s'attriste  sur  la  ridicule  vanité  des  voyages.  Elle  est 
fougueuse  et  casanière.  Elle  nous  invite  à  nous  rappeler  Jules  La- 
forgue et  sa  poésie  des  adieux  où  l'on  fait  semblant  de  sourire  ; 
Jules  Laforgue  et  aussi  ce  passage  de  Y  Imitation  où  il  est  dit  que  l'on  a 
tort  d'aller  à  la  promenade,  ou  fort  loin,  chercher  le  spectacle  de  l'air, 
de  la  terre,  du  feu  et  de  l'eau,  les  éléments  qui  sont  partout  et  leurs 
combinaisons  peu  variées.  Elle  a  de  l'analogie  avec  les  routes,  ah  ! 
nationales  ou  départementales,  qui  s'allongent  vers  l'inconnu  et  dont 
les  bornes  marquent  les  courtes  étapes  de  notre  élan. 

La  Nouvelle  cuisinière  bourgeoise  ou  les  Plaisirs  de  la  table,  suivis 
des  Soucis  du  ménage:  un  essai,  dit  le  poète,  un  essai  d'ajouter  le 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  de  lyrisme  possible  au  trantran  de  la  vie.  Seulement,  tout  de 
même  que  si  la  vie  quotidienne  ne  comportait  aucun  lyrisme,  hélas! 
il  arrive  que  le  lyrisme  qu'on  lui  met  l'endimanché  :  ce  costume  n'est 
pas  son  costume  de  tous  les  jours,  n'est  pas  le  sien.  Cette  parure 
montre  et  la  disparate  rend  plus  évidente  la  simplicité  vraie,  l'humi- 
lité ou  la  vulgarité  de  l'existence  qu'on  habille  ou  qu'on  déguise. 

Le  recueil  intitulé  le  Dimanche  en  famille  a  une  signification  pa- 
reille, qui  prête  à  rire  et  bientôt  à  ne  rire  plus.  C'est,  en  somme,  le 
combat  de  la  petitesse  et  de  la  grandeur;  le  sublime  et  le  terre  à  terre 
luttent  d'énergie  ou  légère  ou  pesante  ;  la  poésie  et  la  prose  sont  en 
émulation  bizarre  :  elles  s'efforcent  l'une  et  l'autre  et  leur  querelle 
résume  toute  la  philosophie  de  nos  journées.  Or,  la  querelle  que  voilà 
et  qui  est  le  sujet  de  ces  poèmes,  on  la  trouve  aussi  dans  les  vers, 
dans  leurs  mots,  dans  leur  rythme  et  dans  leur  façon  de  n'être  point 
assurés  de  leur  parti. 

La  muse  de  M.  Franc-Nohain,  c'est  l'ironie. 

Qu'est-ce  que  l'ironie?  Un  sentiment,  non  pas  une  manière.  Une 
manière,  on  s'en  lasse  vite.  Un  sentiment  se  varie  de  toutes  les 
occasions  qui  lui  sont  offertes  ;  et  il  a  une  vérité  qui,  en  toutes  occa- 
sions, l'autorise,  le  justifie,  l'impose  à  notre  amitié,  du  moins  à  notre 
curiosité,  puis  à  notre  intérêt.  Le  sentiment  de  l'ironie  ?  Mais  oui!... 
Nous  voici  en  contact  vif  et  dangereux  avec  la  réalité.  Elle  nous  plait 
ou  bien  nous  déplaît,  nous  caresse  ou  bien  nous  offense.  Et  qu'im- 
porte? Elle  n'en  sait  rien;  ce  n'est  pas  notre  émoi  qui  la  dénature. 
Certaines  gens  ont  peu  d'émoi  ou  sont  maîtres  de  leur  émoi  de  telle 
sorte  que  leur  esprit  réfléchit  l'exacte  réalité  :  ils  la  peindront  comme 
ils  l'ont  vue  ;  ils  l'auront  vue  comme,  pour  abréger,  nous  supposons 
qu'elle  est  sans  nous.  D'autres  gens  cèdent  à  leur  émoi  et  ne  dis- 
tinguent pas  de  leur  émoi  la  réalité  qui  en  fut  la  cause.  Ils  confondent 
l'effet  et  la  cause;  ils  ne  se  méfient  pas  du  changement  qui  se  pro- 
duit de  la  cause  à  l'effet.  Ce  qu'ils  peindront,  ce  n'est  pas  la  réalité» 
mais  seulement  leur  impression  de  plaisir  ou  de  peine.  La  réalité 
disparaît.  Que  préférez- vous,  la  réalité  brute  et,  sans  l'intervention 
d'une  pensée,  la  réalité  insignifiante?  ou  bien  la  vaine  image  d'une 
réalité  que  l'on  a  méconnue?...  Ces  deux  peintures  sont  mauvaises, 
l'une  qui  nous  est  indifférente,  et  l'autre  qui  n'est  rien.  Voulez-vous 
de  l'émoi  et  de  la  réalité  aussi  ?  Vous  préserverez  votre  émoi,  et  aussi 
la  réalité,  si  entre  elle  et  vous  se  place,  comme  une  demi-teinte  sur 
de  fortes  lumières,  un  léger  voile  d'ironie. 

C'est  un  sourire  :  on  l'interprétera,  si  l'on  veut,  comme  un  rire  ; 


REVUE    LITTÉRAIRE.  223 

mais  le  sourire  n'est  pas  toute  gaieté.  C'est  le  soin  de  se  tenir  à 
quelque  distance;  c'est  la  pudeur  d'être  à  l'écart  et  de  regarder 
l'aventure  où  l'on  est  mêlé,  où  Ton  a  son  cœur  engagé,  comme  une 
étrange  comédie.  A  quelque  distance,  où  Ton  a  pris  son  point  de 
vue,  l'on  voit  mieux  et  l'on  peindra  sans  faute.  La  précaution  que 
l'on  a  eue  de  s'écarter  prouve  que  l'émoi  était  véritable  :  ainsi  l'on 
peindra,  si  l'on  est  habile,  la  réalité  alarmante. 

Avant  de  la  peindre,  il  faut  qu'on  l'ait  ressentie.  On  l'aura  ressen- 
tie; et  on  la  peindra.  Mais  je  n'aime  pas  que  l'ironie  soit  dans 
l'expression  seulement,  une  coquetterie  de  langage  et,  bref,  une 
manière.  Je  l'aime,  à  condition  qu'elle  ait  été  dans  l'âme  déjà  :  c'est 
pour  cela  que  je  l'ai  appelée  un  sentiment. 

J'aime  l'ironie  de  M.  Franc-Nohain,  sa  constante  ironie,  et  si 
variée,  parce  qu'elle  est  un  sentiment,  parce  qu'on  devine  qu'elle  est 
dans  l'idée  qu'il  a  de  la  réalité,  avant  d'être  dans  les  mots,  les  tours, 
le  badinage  de  littérature  et  de  poésie. 

Son  œuvre  de  moquerie  et  de  raillerie,  comme  je  disais,  — 
relisez-lâ,  —  est  toute  frémissante  et,  sous  les  dehors  de  l'ironie, 
cache  son  frémissement.  Relisez,  dans  la  Nouvelle  cuisinière  bour- 
geoise, le  poème  du  petit  marché  de  province  : 

Petit  marché  pimpant,  tout  gai,  de  ma  province, 
Mon  estomac  te  salue,  et  mon  cœur... 

Sur  la  petite  place,  autour  des  acacias  malingres,  dans  le  frais 
matin,  les  carrioles  arrivent,  des  maraîchers  et  des  laitiers,  car- 
rioles brimbalantes.  Les  femmes  ont  le  panier  au  bras,  le  panier 
plein  d'œufs,  ou  de  beurre,  ou  de  légumes,  poulets,  lapins,  canards, 
très  étonnés  «  d'avoir  quitté  la  ferme  et  de  se  trouver  là.  »  Les  mena» 
gères  vont  et  viennent  et  «  accueillent  d'un  rire  narquois  le  prix  des 
haricots  verts  et  des  petits  pois.  »  L'on  marchande  : 

Écoute  ces  leçons  de  sage  économie, 
0  cigale,  cigale  ma  mie  ! 

Et  voici  le  poème  du  Pain  bénit  : 

La  petite  église  où,  touriste  égaré, 

La  petite  église  où  je  suis  entré 

Était  si  fraîche,  et  sombre  et  calme  ; 

Pas  de  bedeau,  pas  de  curé  ; 

Dans  leur  niche,  des  beaux  messieurs  de  bois  doré, 

Des  belles  dames, 

Me  faisaient  signe  gentiment,  avec  leur  palme... 


224  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Aux  dossiers  des  chaises  et  sur  la  tablette  des  prie-Dieu,  il  y  a  les 
noms  des  personnes  pieuses  qui,  le  matin,  viennent  à  l'appel  de  la 
cloche  :  saintes  demoiselles... 

Être  un  membre  de  leur  famille!... 

Elles  nous  recevraient  joyeuses  :  le  voici, 

Le  méchant  cousin  de  Paris  1 

Elles  nous  feraient  goûter  leurs  confitures 

Et  leur  cassis,     i 

Et  prieraient  tant  pour  nous  gagner  le  paradis 

Que  nous  irions  tout  droit  bien  sûr!... 

Le  poème  continue;  mais,  comme  effaré  de  s'être  attendri  un  ins- 
tant, le  poème  tourne  à  une  anecdote  de  plaisante  diversion. 

L'ironie  de  M.  Franc-Nohain  cache  une  extrême  sensibilité,  la 
dissimule  et  en  est  le  signe.  Autrement,  l'ironie  de  M.  Franc-Nohain 
ne  serait  qu'un  stratagème  ou  une  facétie  d'écrivain  :  ce  n'est  rien. 
Cette  ironie  est  ravissante. 

Cette  ironie  veut  qu'il  peigne  plutôt  ce  qu'il  n'aime  pas  que  ce 
qu'il  aime.  Seulement,  ce  qu'il  n'aime  pas  indique  ce  qu'il  aime  et 
vous  le  désigne  par  un  moyen  détourné.  Ce  qu'il  aime,  il  feint,  —  et 
il  feint  à  lui-même,  —  de  ne  le  pas  tant  aimer.  C'est  au  milieu  de  ces 
feintises,  autant  d'aveux,  que  transparaît  la  sensibilité  de  M.  Franc- 
Nohain,  très  délicate,  infiniment  subtile. 

Et  tendre  !  Elle  est  plus  tendre  qu'ailleurs  dans  un  volume  intitulé 
Jaboune  et  qui  est  l'histoire  d'un  petit  garçon  de  huit  ou  neuf  ans  : 
l'histoire,  ou  plutôt  les  fragments  de  cette  histoire.  L'âme  d'un  enfant 
n'a  pas  encore  trouvé  la  pensée  principale  en  vertu  de  laquelle  se 
composerait  l'univers  pour  elle.  Et  puis  l'âme  d'un  enfant  ne  se 
révèle  pas  à  vous  si  clairement  que  vous  la  puissiez  voir  en  plein, 
dans  sa  totalité  ni  dans  sa  continuité  :  vous  en  avez  des  aperçus; 
vous  y  faites  soudainement  des  découvertes  imprévues. 

Pourquoi  M.  Franc-Nohain  donne  à  ce  Jaboune  tant  d'amitié,  je 
n'en  sais  pas  toutes  les  raisons.  Il  y  a  celle-ci,  que  Jaboune,  à  l'inverse 
d'autres  petits  garçons,  ne  vous  interroge  pas.  Un  problème  l'embar- 
rasse, dont  vous  savez  la  solution;  mais  il  ne  vous  la  demande  pas; 
il  la  cherche,  tout  seul.  Il  combine  des  hypothèses,  qui  lui  devien- 
nent certitudes.  Ses  hypothèses  ne  valent  rien,  mais  valent  pour  lui, 
car  elles  sont  de  lui.  Jaboune  est  fier;  et  Jaboune  enfin  n'est  pas  du 
tout  «  à  l'instar  :  »  il  est  sincère  et  a  l'âme  d'un  homme.  Il  en  pâlit, 
quelquefois.  Cette  petite  âme,  enfermée  dans  sa  fierté,  isolée  par 


REVUE    LITTÉRAIRE.  22." 

ses  différences,  voudrait  de  temps  en  temps  sortir  de  chez  elle  et  se 
communiquer  aux  alentours.  Elle  n'y  parvient  pas  ou,  du  moins,  elle 
y  a  grand'peine.  Elle  est  un  monde  séparé.  L'on  ne  comprend' qu'à 
demi  ses  élans  de  passion  furtive  et  ses  amours.  Et  Jaboune  est  épris 
d'une  dame,  qui  ne  sait  pas  qu'elle  refuse  d'être  aimée.  Jaboune  est 
charmant,  qui  endure  le  vrai  tourment  d'une  âme  vraie. 

...  «  Tu  m'amuses  autant  que  Tiberge  m'ennuie...  »  Chacun  de 
nous  a,  je  crois,  son  Tiberge  et,  sous  l'étiquette  de  ce  nom,  rangerait 
de  nombreux  déplaisirs.  La  sensibilité  de  M.  Franc-Nohain  se  trahit, 
comme  j'ai  tâché  de  le  dire,  en  vive  tendresse  jalouse  de  soi  et  très, 
pudique.  Elle  se  trahit  aussi,  tout  au  rebours  de  la  tendresse,  en  vive 
colère,  également  déguisée  d'ironie. 

Voulez-vous  voir  les  déplaisirs  de  M.  Franc-Nohain?  Lisez  les 
Fiches  :  ce  sont  des  notes  de  politique  au  jour  le  jour,  écrites  court 
et  sec  et  bien.  Les  déplaisirs  de  M.  Franc-Nohain,  vous  les  avez.- 
entrevus  lorsqu'il  se  gaussait,  —  en  riant,  mais  de  quel  rire!  —  des, 
gens  du  pays  de  l'Instar.  Il  a  maintenant  affaire  aux  politiciens  de 
sac  et  de  loge...  Au  fait,  il  apprend  qu'il  y  a  une  «  Loge  Jean  de  La 
Fontaine  »  qui  s'est  promis  de  «  réprimer  les  empiétements  du  clergé 
séculier  et  régulier,  »  de  supprimer  les  costumes  sacerdotaux,  céré- 
monies, sonneries  de  cloches,  insignes  et  emblèmes  religieux  :  pauvre  , 
Jean  de  La  Fontaine!...  M.  Franc-Nohain,  quand  il  se  fâche,  dédaigne, 
l'éloquence,  de  même  qu'il  a  refusé  de  s'attendrir  avec  une  exubé- 
rance dénuée  d'ironie.  Mais,  après  avoir  conté  les  tracasseries  aux- 
quelles une  petite  institutrice  est  en  butte,  dans  le  département  de 
Loir-et-Cher,  pour  n'afficher  nul  athéisme,  il  ajoute  :  «  Voilà  l'exis- 
tence faite  à  une  petite  fonctionnai!^,  dans  un  village  situé  pourtant 
en  plein  jardin  de  la  France,  de  la  douce  France!...  »  Il  n'e6t  pas 
content;  il  est  furieux  :  il  le  dit  moins  qu'il  ne  le  sent.  Les  politiciens, 
de  Loir-et-Cher,  d'où  vient  leur  manie?  Eh!  ce  sont  des  gens  de 
l'Instar  :  l'anticléricalisme  n'est  pas  de  Touraine  ou  de  France,  mais 
du  pays  de  l'Instar.  M.  Franc-Nohain  retrouve  son  idée;  il  la  contrôle 
et  la  constate  :  et  il  note  l'antinomie,  la  remarquable  contrariété  de 
la  France  et  de  l'Instar. 

Les  Avis  de  l'oncle  Bertrand  continuent  les  Fiches,  après  i'inter- 
ruption  de  la  guerre,  durant  laquelle  l'auteur  accomplissait  une  autre 
besogne...  Un  jour,  il  se  plaint  de  la  désuétude  où  paraît  tomber  une 
jolie  façon  d'être  :  l'affabilité.  Ce  n'est  pas  familiarité,  bonne  humeur 
et  l'usage  de  taper  aux  gens  sur  l'épaule  en  voulant  bien  leur 
adresser  quelques  mots  en  bras  de  chemise.  Qu'est-ce  que  c'est?  Ma 

TOMB  LXV.   —  1921.  15 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

foi,  si  vous  n'en  savez  rien,  vous  n'êtes  pas  de  chez  nous  !...  Un  autre 
jour,  il  se  réjouit  d'avoir  trouvé,  dans  la  correspondance  de  Rollinat, 
des  lignes  charmantes.  Rollinat  demeurait  à  Fresselines,  un  village 
de  la  Creuse;  il  avait  une  «  charrette  légère  et  solide  avec  jument 
pourrie  de  sang  »,  pour  aller  chercher  à  la  gare  et  promener  ses 
amis  de  Paris  dans  les  environs.  Claude  Monet  venait  le  voir.  Et,  à 
l'exposition  de  1889,  la  peinture  do  Monet  fut  appréciée  à  sa  juste 
valeur.  Rollinat  écrivit  à  son  ami  et  le  complimenta  d'un  si  beau 
succès  :  «  Le  bruit  nous  en  était  venu  jusqu'à  Fresselines,  où  mon- 
sieur le  curé,  monsieur  de  la  Celle  et  les  époux  Baronnet  ont  été  les 
premiers  à  s'en  réjouir  avec  nous.  »  Est-il,  demande  M.  Franc- 
Nohain,  «  plus  charmante  évocation  que  ces  lignes,  hommage  plus 
touchant  et  ingénu?  Ce  M.  Monet,  dont  il  est  queslion  dans  les  jour- 
naux, oui,  monsieur  le  curé,  c'est  lui  que  vous  avez  vu  ici  au  prin- 
temps dernier!...  »  Cela  est  de  France  et  de  chez  nous.  Je  voudrais 
citer  une  page  où  l'oncle  Bertrand  ne  se  tient  pas  d'avouer  qu'on  lui 
fait  plaisir  en  lui  écrivant  :  «  Mon  bon  oncle  Bertrand...  »  N'aimez- 
vous  pas  la  bonté?  Avec  un  peu  de  bonté,  qui  vous  rendrait  indulgent 
et  affable,  aussitôt  la  vie  serait  agréable  et  facile.  On  n'est  pas  très 
méchant,  d'habitude;  «  mais  c'est  trop  souvent  une  attitude  que  l'on 
prend,  un  genre  que  l'on  se  donne;  on  ne  veut  pas  paraître  bon,  par 
crainte  de  sembler  dupe;  on  se  raidit,  on  se  guindé,  on  ferme  son 
cœur,  au  lieu  de  l'ouvrir...  »  Et  puis,  la  bonté  n'est  pas  à  la  mode, 
au  pays  de  l'Instar.  Notre  bonté,  nous  l'avons  au  fin  fond  de  nous  ; 
et  le  lin  fond  de  nous,  l'intimité  de  nos  âmes,  est  un  endroit  où  les 
gens  de  l'Instar  ne  vont  jamais;  ils  n'ont  pas  le  temps  et  ils  ne  vivent 
qu'à  la  surface  d'eux-mêmes,  pour  ainsi  parler. 

La  philosophie  de  l'Instar, —  mais  je  crois  que  M.  Franc-Nohain 
blâmerait  ce  grand  mot,  —  la  doctrine  ou  l'idée  de  l'Instar  est  par- 
faitement nette  à  présent.  Le  moraliste  qui  nous  engage  à  être  nous- 
mêmes  ne  nous  donne  point  un  conseil  d'orgueil,  ni  seulement  un 
conseil  de  farouche  individualisme.  Il  ne  compte  pas  nous  détachr; 
de  nos  entours  :  au  contraire!  Il  sait  que,  réduits  à  nous-mêmes, 
nous  ne  sommes  pas  grand  chose.  Nous  n'inventons  pas  chacune  de 
nos  opinions  ni  de  nos  croyances  :  nous  n'y  saurions  suffire.  Nous 
n'improvisons  pas  nos  âmes  :  nous  les  avons  héritées.  Nous  ne 
sommes  pleinement  nous-mêmes  que  par  l'influence  de  nos  proches, 
pleinement  nous-mêmes  que  chez  nous,  en  France,  ou  dans  notre 
pays  de  province,  ou  dans  notre  vieux  village  de  Paris.  Loin  de  nous 
détacher,  M.  Franc-Nohain  nous  attache  et  nous  prie  de  connaître  la 


BEVUE    LITTÉRAIRE.  227 

liberté  dans  notre  soumission  volontaire  à  notre  vérité  ancienne  et 
durable.  Si  le  pays  de  l'Instar  lui  l'ait  horreur,  c'est  que  l'Instar  ne 
mérite  pas  ce  nom  d'un  pays  :  l'Instar  n'est  qu'une  absurde  bohème. 

Tout  à  coup,  M.  Franc  Nohain,  qui  avait  développé  son  idée,  fut 
traité  de  fameux  réactionnaire.  Il  accepta  cette  injure  et  songea  qu'au 
surplus  les  «  actionnaires  »  ne  manquent  pas,  dont  le  remuement 
peut  sans  inconvénient  trouver  qui  le  contraigne.  On  s'était  figuré 
qu'il  serait  un  apôtre  de  l'émancipation.  Oui,  mais  de  la  seule  éman- 
cipation possible  et  vraie,  non  d'une  folie  d'esclaves  en  rupture  de 
chaînes.  Il  disait  aux  gens  :  «  Ne  vivez  pas  à  l'instar...  »  A  l'instar  de 
quoi?  Il  ne  le  disait  pas  encore,  étant  discrète  et  ironique  personne. 
Il  complète  sa  pensée  :  ne  vivez  pas  à  l'instar  de  ce  qui  n'est  rien; 
vivez  en  accord  avec  ce  qui  était  déjà  vous  avant  vous  et  qui,  près  de 
vous,  continue  à  vous  offrir  la  leçon  de  votre  vérité  substantielle!... 

Maintenant  le  voici,  —  le  Théodore  de  Banville  du  symbolisme,  — 
qui,  selon  Jean  de  La  Fontaine,  écrit  des  fables  :  le  lézard  qui  vou- 
lait se, mordre  la  queue,  le  chien  qui  portait  la  canne  de  son  maître, 
l'éléphant  et  le  papillon,  l'homme  qui  cherchait  la  quadrature  du 
cercle  et  celui  qui  crachait  dans  un  puits  : 

Dessus  la  margelle  d'un  puits, 
Un  homme  s'accoudait  chaque  jour,  pauvre  hère; 
Son  visage  était  grave  et  ses  traits  amaigris, 
Ses  cheveux  jadis  noirs  étaient  devenus  gris. 
Il  s'accoudait  à  la  margelle,  et  puis 
Il  crachait  des  heures  entières... 
Non  loin  du  puits,  dans  la  maison  voisine... 

Il  y  avait,  dans  la  maison  voisine,  l'homme  à  la  quadrature  qui  traçait 
des  ronds  et  des  triangles  ;  il  méprisait  lhomme  du  puits  : 

Certains  savants  très  convaincus 

A  des  problèmes  tels  s'acharnent 

Que,  franchement,  on  ne  saitplu> 

S'ils  ont  un  génie  éperdu... 

Ou  une  fêlure  du  crâne. 

Qu'on  m'accuse  d'être  un  profane; 

Mais  autant  vaut 

Cracher  dans  l'eau. 

Les  vers  ont  une  jolie  aisance,  un  tour  facile  et  gracieux.  Il  me 
semble  que,  pour  ces  fables,  M.  Franc-Nohain  aurait  dû  garder  la 
rime  plus  habituellement  qu'il  ne  le  fait  :  il  observe  le  rythme  de  La 


228  1W:\  i  l      DES    l»l  i  \    MONDES. 

Fontaine;  la  rime  aussi  serait  de  mise.  Dans  ses  précédents  ouvrages, 
il  employait,  avec  une  fantaisie  heureuse,  les  vers  «  tantôt  longs, 
tantôt  courts,  »  —  c'est  à  ruervedle  !  —  «  au  rythme  qui  se  casse,  à 
la  rime  cocasse,  »  ou  bien  sans  rime.  Cette  t'ois,  j'aurais  voulu  la 
rime,  et  non  pas  très  cocasse,  toute  simple. 

Mais  que  de  vers  délicieux!  Dans  la  Table  des  moulins,  la  rivière 
et  le  vent  sont  en  querelle  sur  le  point  de  savoir  qui  travaille  mieux. 
La  rivière  se  vante  de  bien  moudre  le  blé  du  moulin... 

Un  sourire,  à  ces  mots,  passe  et  glisse  sur  l'onde... 

C'est  le  vent  qui  survient. 

Ce  paysage,  en  deux  vers,  me  ravit  : 

Au  milieu  d'un  verger  fleuri  de  pommiers  blancs 
Comme  un  bouquet  de  mariage... 

Et  ceci  : 

Certain  barbon,  que  la  trop  bonne  chère 

Et  l'abus  des   vins  généreux 
Avaient  rendu  poussif  et  catarrheux, 

N'en  était  pas  moins  amoureux. 

A  tout  âge  on  part  pour  Cythère  ; 
Mais  le  retour  est  plus  aventureux... 

« 

A  chacune  des  fables  est  jointe  une  moralité,  comme  dans  La  Fon- 
taine :  moralité  recommandable,  gentil  conseil,  avertissement  fùté; 
puis  allez  vivre  sans  timidité  ni  imprudence. 

D'ailleurs,  il  est  question,  dans  ces  fables  nouvelles,  de  voitures 
automobiles,  des  allumettes  que  l'État  nous  vend,  de  mille  choses  qui 
ne  sont  pas  du  temps  de  La  Fontaine.  Et  il  y  a,  dans  ces  fables,  l'es- 
prit de  M'.  Franc-Nohain,  qui  est  un  homme  d'aujourd'hui,  son  esprit 
farceur  et  qui  volontiers  tourne  en  plaisanteries  les  opinions  qu'il 
aime  de  tout  son  cœur;  il  y  a  ses  finesses  de  sentiment,  ses  jalousies 
de  sentiment,  sa  rudesse  parfois  et  la  douceur  du  badinage  qui  le 
console.  11  a  montré  qu'on  n'est  point  en  servage,  — et  qu'on  n'est 
point  «  à  l'instar,  »  —  en  suivant  La  Fontaine,  en  suivant  l'exemple 
de  la  douce  France. 

André  Beaunier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


S'il  nous  arrive  de  ressentir  quelque  mauvaise  humeur  à  certains 
inots  de  M.  Lloyd  George  et  de  nous  étonner  des  mutilations  que  sa 
politique  a  fait  subir,  depuis  deux  ans  et  demi,  à  la  victoire  et  à  la 
paix,  reconnaissons,  à  sa  décharge,  que  la  tâche  d'un  premier  ministre 
britannique  devient  chaque  jour  plus  lourde  et  plus  malaisée.  L'insta- 
bilité de  la  coalition  gouvernementale,  l'opposition  de  M.  Asquith  et 
de  ses  amis,  les  revendications  croissantes  du  Labour  Party,  les  renais- 
santes surprises  de  l'éternelle  question  d'Irlande,  c'étaient,  déjà,  pour 
un  chef  de  Cabinet,  d'assez  graves  sujets  de  préoccupations  quoti- 
diennes; mais  voici  que,  dans  la  direction  même  des  affaires  exté- 
rieures, s'est  opéré  un  changement  que  M.  Lloyd  George  a  défini  en 
une  phrase  caractéristique  :  «  Il  fut  un  temps  où  Downing-Street 
contrôlait  l'Empire  britannique.  Aujourd'hui, c'est  l'Empire  quia  auto- 
rité sur  Downing-Street.  »  Et  M.  Lloyd  George  a  complété  sa  pensée, 
dans  son  dernier  discours  àla  Chambre  des  Communes,  en  disant  que 
la  constitution  de  l'Empire  avait  été  modifiée.  Avant  la  guerre,  en 
effet,  les  Dominions  et  l'Inde,  quelles  que  fussent  les  libertés  dont  ils 
jouissaient,  n'exerçaient  pas  grande  influence  sur  la  politique  étran- 
gère du  Gouvernement  britannique.  Londres  parlait  et  agissait  au  nom 
de  toutes  les  parties  de  l'Empire,  sans  avoir  à  redouter  ni  malentendus, 
ni  désaveux.  Aujourd'hui,  le  Cabinet  métropolitain  ne  se  hasarderait 
plus  à  engager  une  action  diplomatique  sans  avoir  .une  connaissance 
toute  fraîche  des  volontés  des  Dominions.  Les  relations  de  l'Angle- 
terre avec  les  autres  États  de  la  communauté  britannique  se  sont,  en 
effet,  trouvées  profondément  altérées  par  les  événements  de  ces 
dernières  années.  Le  concours  militaire  que  les  Dominions  ont  spon- 
tanément prêté  à  la  mère-patrie,  la  conscience  qu'ils  ont  des  services 

Copyright  by  Raymond  Poincaré,  1921. 


230 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


rendus  par  eux  à  l'Empire,  le  rôle  qu'ils  ont  joué,  pendant  les  hosti- 
lités, dans  Le  Cabinet  impérial  de  guerre  et,  depuis  l'armistice, dans  les 
négociations  de  la  paix,  tout  leur  a  donné  des  prétentions  qu'il  serait 
impossible  d'écarter  et  même  des  droits  qu'il  serait  injuste  de  nier. 

11  y  avait  bien  autrefois,  en  de  rares  occasions,  des  conférences 
impériales.  On  voyait  arriver  à  Londres,  en  modeste  équipage,  les 
représentants  des  Dominions;  ils  étaient  accueillis  comme  des  patents 
de  province;  on  leur  faisait  tôle,  on  leur  offrait  des  réceptions  et  dos 
banquets,  mais  on  les  trouvait  un  peu  importuns  et  on  ne  les  invi- 
tait guère  à  prolonger  leur  séjour.  Ils  se  réunissaient,  ils  émettaient 
quelques  vœux,  que  le  Gouvernement  britannique  recevait  avec  une 
apparente  déférence  et  qu'il  s'empressait,  en  généial,  d'oublier. 
C'était  tout,  ou  presque.  Mais  la  guerre  est  venue,  et  lorsqu'elle  a 
éclaté,  menaçant  le  Royaume-Uni  autant  que  la  Belgique  et  la  France, 
il  n'y  avait,  pour  sauver  l'Angleterre,  que  la  petite  armée  du  maré- 
chal French.  Que  serait  devenue  la  Grande-Bretagne,  si,  à  ce  moment, 
dans  un  élan  magnilique,  les  Dominions  et  l'Inde  n'étaient  accourus 
à  ses  côtés?  L'exemple  de  loyalisme  et  de  fidélité  qu'ils  ont  donné 
est  un  des  plus  beaux  qu'ait  jamais  enregistrés  l'histoire.  Avec  une 
extraordinaire  rapidité,  ils  ont  recruté  et  formé  des  contingents 
qu'ils  ont  envoyés  en  Europe  et  qui  se  sont  admirablement  com- 
portés sur  les  champs  de  bataille  de  France.  Il  m'a  été  donné  bien 
souvent  de  les  visiter.  Quels  merveilleux  soldats  étaient  ces  Austra- 
liens, ces  Néo-Zélandais  et  ces  Canadiens  !  El  comme  ces  derniers, 
Anglais  ou  Français,  étaient  fiers  de  servir  sur  notre  sol!  Je  me  rap- 
pelle encore  de  quel  ton  ils  invoquaient  auprès  de  moi  leur  nom  de 
Canadiens,  comme  un  titre  spécial  à  Pamilié  française.  Au  retour  de 
la  mission  que,  ces  semaines  dernières,  le  maréchal  Fayolle  a  si  heu- 
reusement conduite  au  Canada,  MM.  Forlunat  Strowski  et  Jaray 
remarquaient  tous  deux  que  nous  commettrions  une  grande  faute,  si 
nous  paraissions  opposer  l'une  à  l'autre  les  deux  parties  du  Canada. 
Si,  disaient-ils,  les  Canadiens  de  Québec  et  de  Montréal  sont  de 
sang  français,  les  Canadiens  de  Toronto  et  de  Hamilton  se  sont  battus 
pour  la  France.  J'ajouterai  que  les  uns  et  les  autres  ont  témoigné  à 
nos  populations  éprouvées  d'aussi  actives  sympathies  et  c'est  de 
Toronto  que  j'ai  reçu  personnellement,  pendant  la  guerre,  les  plus 
larges  libéralités  en  faveur  de  nos  régions  dévastées.  Certes,  nous  ne 
saurions  nous  défendre  d'une  prédilection  secrète'  pour  une  contrée 
que  nos  ancêtres  ont  peuplée  de  souvenirs  français;  et,  comme 
Mgr  Landrieux  l'écrivait,   ces  jours-ci,  en  revenant,  lui  aussi,  du 


REVUE.    —    CnROMQUE.  231 

Canada,  lorsque  nous  entendons  prononcer  les  vieux  noms  que  nos 
colons  ont  donnés  jadis  aux  lacs,  aux  rivières,  aux  villages  du  pays 
qu'ils  découvraient,  nous  éprouvons  une  émotion  qui  tient  de  la  nos- 
talgie et  qui  n'est,  comme  elle,  ni  sans  douceur  ni  sans  tristesse.  De 
même,  quel  est  celui  d'entre  nous  qui,  à  la  lecture  du  petit  chef- 
d'œuvre  de  Louis  Hémon,  Mario.  Chapdelaine,  que  M.  Daniel  Halévy  a 
eu  l'excellente  inspiration  de  rééditer  récemment  dans  les  «  Cahiers 
verts,  »  ne  sentira  pas  au  fond  de  lui,  en  même  temps  que  la  divine 
joie  d'admirer  une  parfaite  œuvre  d'art,  la  volupté  de  se  replonger 
dans  le  passé  de  la  France?  Lac  à  l'eau  claire,  la  Famine,  Saint- 
Cœur  de  Marie,  Trois  Pistoles,  Sainte-Rose  du  dégel,  Pointe  aux 
Outardes,  Saint-André  de  l'Épouvante,  Notre-Dame  du  Partage,  les 
grandes  Bergeronnes,  ces  chères  syllabes  tintent  à  nos  oreilles,  avec 
la  mélancolie  des  cloches  du  soir.  Mais  dans  les  Flandres  et  en 
Picardie,  à  l'assaut  des  tranchées  ennemies,  le  Canadien  anglais  ne 
se  distinguait  pas  du  Canadien  français,  et  les  Néo-Zélandais  rivali- 
saient, eux  aussi,  de  courage  avec  les  troupes  de  l'Inde  et  de  l'Aus- 
tralie. 

Fournissant  à  l'Empire,  en  des  heures  tragiques,  autant  de  vies 
humaines,  les  Dominions  ne  pouvaient  naturellement  se  désintéresser 
de  la  direction  de  la  guerre.  De  1916  jusqu'à  l'armistice,  les  premiers 
ministres  d'outre-mer  et  les  représentants  de  l'Inde  vinrent  fréquem- 
ment siéger  à  Londres,  dans  le  Cabinet  impérial  de  guerre,  avec  les 
membres  du  Gouvernement  britannique,  pour  arrêter  les  mesures 
nécessaires  à  la  continuation  des  hostilités.  Les  sacrifices  que  s'im- 
posaient les  Dominions  leur  suggérèrent  même,  en  1917,  l'idée  de 
réclamer  une  réforme  des  institutions  impériales  et,  à  leur  instiga- 
tion, le  cabinet  de  guerre  émit  le  vœu  qu'après  la  paix,  une  «  confé- 
rence constitutionnelle  »  fût  convoquée,  à  l'effet  de  reviser  le  système 
qui  relie  tant  bien  que  mal  entre  elles  les  différentes  parties  de  l'Em- 
pire. Après  l'armistice,  les  méthodes  inaugurées  durant  la  guerre 
trouvèrent  une  application  nouvelle  ;  chaque  fois  qu'il  y  eut  à  prendre 
une  résolution  importante,  les  Dominions  participèrent  aux  délibéra- 
tions de  la  délégation  britannique.  Le  Canada,  l'Australie,  l'Union  sud- 
africaine,  la  Nouvelle-Zélande,  l'Inde,  eurent  leurs  représentants,  et 
ils  signèrent  le  traité  de  Versailles  tout  comme  MM.  Woodrow 
"Wilson,  David  Lloyd  George  ou  Georges  Clemenceau.  Lorsque  la 
Société  des  Nations  fut  fondée,  le  Canada,  l'Australie,  l'Afrique  du 
Sud,  la  Nouvelle-Zélande,  l'Inde  furent  déclarés  membres  originaires 
au  même  titre  que  la  Grande-Bretagne;  s'ils  ne  font  pas,  de  droit, 


232  1AEMJK    DUS    DEUX    MONDE». 

partie  du  Conseil  de  la  Société,  ils  siègent  à  l'assemblée;  ce  sunt.àvrai 
dire,  des  États  indépendants,  des  nations  libres,  qui  ne  sont  plus 
guère  rattachées  à  la  vieille  Angleterre  que  par  des  liens  moraux  et 
qui  vivent  chacune  de  sa  vie  propre. 

Les  premiers  ministres  des  Dominions,  responsables  devant  leurs 
Parlements  respectifs,  ont  le  plus  grand  respect  pour  la  Couronne  et 
pour  les  Gouverneurs  qui  la  représentent  à  Ottawa  ou  à  Melbourne, 
à  Capetown  ou  à  Wellington.  Mais  ils  ne  reconnaissent  naturellement 
à  personne  le  droit  de  leur  donner  des  ordres,  et  l'opinion  dont  ils 
dépendent  est,  à  cet  égard,  aussi  chatouilleuse  qu'ils  le  sont  eux- 
mêmes.  Lorsque,  le  20  juin  dernier,  a  commencé,  à  Londres,  la 
Conférence  qui  vient  de  se  terminer  ce  mois-ci,  le  bruit  a  couru  dans 
les  Dominions  que  leurs  premiers  ministres  étaient  appelés  en 
Europe  pour  y  recevoir  de  l'Angleterre  un  système  tout  fait  de  gou- 
vernement central,  portant  atteinte  à  la  liberté  des  peuples  associés. 
Le  Canada  et  l'Australie  se  sont,  tous  deux,  très  vivement  émus  de 
cette  nouvelle,  dont  les  événements  ont  démontré  la  fausseté,  mais 
que  l'inquiète  susceptibilité  des  intérêts  avait  vite  répandue  partout. 
L'Angleterre  se  garderait  bien,  d'ailleurs,  de  chercher  à  imposer  aux 
Dominions  une  direction  dont  ils  ne  veulent  pas.  Depuis  la  fin  du 
xvme  siècle,  elle  est  hantée  par  la  peur  que  l'exemple  des  États-Unis 
ne  devienne  contagieux,  et  elle  ne  peut  être  qu'à  demi  rassurée  sur 
les  destinées  de  l'Empire,  lorsqu'elle  entend  le  très  remarquable  pre- 
mier ministre  d'Australie,  M.  W.  M.  Hughes,  s'écrier  :  «  Je  suis  sûr 
d'exprimer  la  pensée  des  Australiens  en  déclarant  que  l'Amérique 
occupe  une  bonne  place  dans  leurs  cœurs  ardents.  Ils  voient  dans 
l'Amérique  d'aujourd'hui  ce  qu'ils  espèrent  être  dans  l'avenir.  » 
L'Angleterre  a  donc  lâché  toute  la  corde  qu'il  a  fallu  et  les  premiers 
ministres  ont  délibéré  à  Londres  sur  un  pied  d'égalité  avec  M.  Lloyd 
George.  C'est  encore  M.  W.  M.  Hughes  qui  l'a  dit  :  «  Notre  rôle  dans 
le  Conseil  de  l'Empire  doit  être  substantiel  dans  toutes  les  questions 
de  politique  étrangère;  ce  ne  doit  pas  être  une  ombre,  mais  une 
réalité.  »  Aussi  bien,  la  Conférence  a-t-elle  duré  six  semaines,  tenu 
trente-quatre  assemblées  plénières,  onze  réunions  officieuses  cl  huit 
séances  de  comités  à  l'Office  colonial.  Elle  a  délibéré  sur  tous  les 
problèmes  internationaux,  sur  la  Haute-Silésie,  sur  le  Pacifique,  sur 
le  désarmement  naval,  sur  la  Ligue  des  Nations,  sur  l'Egypte,  sur  la 
défense  impériale,  sur  les  communications  aériennes,  navales,  télé- 
graphiques, téléphoniques,  entre  les  diverses  parties  de  l'Empire, 
sur  les  réparations,  sur  une  multitude  d'autres  sujets.  Elle  s'est,  en 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  2311 

un  mot,  comportée  comme  un  Conseil  suprême  qui  prendrait  le 
temps  d'étudier  les  dossiers  et  qui  ne  mettrait  pas  son  point  d'hon- 
neur à  régler  les  affaires  entre  deux  haleaux. 

Mais  la  longueur  même  de  ces  délibérations  n'a  pas  été  sans 
inconvénients.  Pendant  l'absence  de  M.  Hughes,  un  trouble  indes- 
criptible s'est  produit  dans  l'administration  australienne;  le  Par- 
lement du  Dominion  a  été  frappé  de  paralysie;  personne  ne  vou- 
Jait  s'en  prendre  au  Cabinet  pendant  que  le  chef  en  était  retenu 
au  loin;  mais  les  critiques  qu'on  n'exprimait  pas  publiquement 
n'en  étaient  que  plus  vives  et  plus  nuisibles  à  la  bonne  marche 
des  services.  En  Nouvelle-Zélande,  l'impatience  est  devenue  telle 
qu'un  très  estimable  ancien  ministre,  M.  Myers,  a  suggéré  que  les 
Dominions  devraient  désigner  des  premiers  ministres  intérimaires 
ou  adjoints  pour  permettre  aux  chefs  de  leurs  gouvernements  de 
suivre  désormais  les  conférences  impériales  sans  entraver  le  tra- 
vail des  Parlements.  A  quoi  sir  Francis  Bell,  qui  remplissait,  en 
fait,,  les  fonctions  de  premier  ministre  en  remplacement  de 
M.  Massey,  a  répondu  que  la  nomination  d'un  premier  ministre 
adjoint  ou  délégué  ne  résoudrait  pas  la  difficulté,  le  délégué 
ne  pouvant  jamais  avoir  la  même  autorité  que  le  véritable  premier 
ministre.  Même  au  Canada,  qui  est  sensiblement  moins  éloigné 
de  la  Grande-Bretagne,  on  s'est  plaint  de  l'absence  prolongée  de 
M.  Meighen.  Comment  cependant  donner  aux  Dominions  la  parti- 
cipation qu'ils  réclament  dans  la  conduite  des  affaires  extérieures, 
s'ils  ne  sont  pas  représentés  dans  un  Conseil  impérial?  Pour  essayer 
de  concilier  tant  d'intérêts  contraires,  la  Conférence  a  décidé  que  les 
premiers  ministres  des  Dominions  et  les  représentants  de  l'Inde  se 
réuniraient  désormais  tous  les  ans  ou  à  des  intervalles  plus  éloi- 
gnés, réglés  par  les  possibilités,  et  que,  pour  faciliter  leurs  voyages, 
toutes  les  communications  impériales  devraient  être  améliorées. 
Mais  ce  ne  sont  là  que  des  expédients  momentanés,  qui  ne  permet- 
tront pas  indéfiniment  aux  nombreux  cochers  de  cet  immense  atte- 
lage de  s'entendre  entre  eux  et  de  mettre  tous  leurs  chevaux  à  la 
même  allure. 

Dès  maintenant,  se  sont  manifestées  de  sérieuses  divergences, 
soit  de  Dominion  à  Dominion,  soit  entre  certains  d'entre  eux  et  la 
métropole.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  question  du  traitement 
des  Indiens  dans  l'Afrique  du  Sud  a  mis  aux  prises  le  général  Smuts 
et  M.  Montagu,  secrétaire  d'Etat  de  l'Inde.  La  Conférence  avait  voté 
une  résolution  déclarant  qu'il  y  avait  «  incompatibilité  entre  la  posi- 


234 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tion  de  l'Inde  comme  membre  de  l'Empire  britannique  et  l'existence 
d'incapacités  infligées  à  des  Indiens  britanniques  dans  d'autres  par- 
ties de  l'Empire.  »  Le  général  Smuls  protesta  contre  ce  vote  en  allé- 
guant que  des  motifs  exceptionnels  interdisaient  à  l'Afrique  du 
Sud  de  traiter  les  Indiens  immigrés  comme  les  habitants.  Les  repré- 
sentan  s  de  l'Inde  répliquèrent  qu'ils  ne  pouvaient  accepter  cette 
inégalité.  On  n'a  pas  songé,  pour  régler  le  différend,  à  consulter  la 
Société  des  Nations;  mais  il  a  été  entendu  que  les  deux  Dominions, 
intéressés  pourraient  engager,  en  dehors  de  la  Grande-Bretagne,  des 
négociations  directes  pour  arriver  à  un  arrangement.  Innovation  des 
plus  graves,  car  le  droit  pour  les  Dominions  de  traiter  les  uns  avec 
les  autres,  en  arrière  de  la  mère-patrie,  est  une  étape  de  plus  sur  la 
voie  de  l'émancipation.  N'oublions  pas  qu'au  même  moment,  le 
Canada  s'apprête  à  se  faire  représenter  aWashington,  pour  y  dé- 
fendre, à  sa  manière,  des  intérêts  proprement  américains,  dont 
chaque  jour  augmente  l'importance.  Dès  maintenant,  l'Empire  bri- 
tannique est  donc,  en  réalité,  un  vaste  groupe  de  nations,  éparses 
sur  toute  la  surface  du  globe  et  séparées,  autant  que  par  la  distance, 
par  le  développement  naturel  de  leurs  forces  politiques.  Il  est  à 
craindre  que  le  Conseil  impérial  ne  trouve  tôt  ou  tard  sur  son  chemin 
des  cailloux  aussi  désagréables  que  ceux  contre  lesquels  vient  de 
buter  le  Conseil  suprême. 

Cette  fois,  tout  a  fini  à  Londres  par  des  embrassements,  mais 
l'accord  ne  s'est  fait  que  par  de  larges  sacrifices  réciproques.  Dans 
l'affaire  du  Pacifique,  c'est  l'esprit  des  Dominions  qui  l'a  emporté. 
Pour  ménager  l'Amérique,  ils  ont  obtenu  que  l'alliance  avec  le 
Japon,  au  lieu  d'être  d'ores  et  déjà  renouvelée,  fût  simplement  consi- 
dérée comme  prorogée  jusqu'à  dénonciation.  Leur  désir  eût  même 
été  qu'à  l'accord  anglo-japonais  se  substituât  un  arrangement  entre 
la  Grande-Bretagne,  les  États-Unis  et  l'Empire  du  Mikado  ;  et  dans  la 
pensée  de  favoriser  cette  Cordiale  entente  d'Extrême-Orient,  ils 
auraient  voulu  qu'avant  la  conférence  convoquée  par  M.  Harding  à 
"Washington,  il  se  tînt  à  Londres  ou,  au  pis-aller,  à  Washington,  une 
réunion  préparatoire  des  Puissances  qui  se  disputent  sourdement  le 
Pacifique.  J'ajoute,  d'ailleurs,  que  M.  Hughes,  qui  est  un  très  sincère 
ami  de  la  France  et  qui  m'a  donné  à  moi-même,  pendant  la  guerre, 
des  gages  inoubliables  de  ses  sentiments,  avait  pris  soin  de  déclarer 
que  le  problème  du  désarmement  naval  ne  pouvait  pas  être  étudié  en 
l'absence  de  notre  pays.  Mais  les  États-Unis  n'ont  pas  adhéré  à  l'idée 
de  deux  conférences  successives  et,  dans  le  rapport  final  qu'ils  ont 


BEVUE.    CHRONIQUE.  2li"> 

publié,  les  premiers  ministres  de  l'Empire  n'ont  pas  caché  leur 
déception.  Dans  l'affaire  de  Haute- Sijésie,  c'est,  au  contraire,  l'esprit 
de  M.  Lloyd  George  qui  a  prévalu.  Non  certes  ^ue  le  chef  du  Gouver- 
nement britannique  n'ait  rencontré, avant  de  faire  triompher  sa  thèse, 
une  grande  résistance  chez  ses  collègues.  Le  général  Smnts  s'est,  au 
contraire,  empressé  de  recommander  à  l'Angleterre  d'en  revenir  à  la 
tradition  du  splendide  isolement  et,  si  le  premier  ministre  néo- 
zélandais,  l'honorable  M.  W.-F.  Massey,  a,  en  reVanche,  fermement 
répondu  que  l'Empire  britannique  ne  pouvait  se  désintéresser  de  la 
sécurité  de  la  France  et  avait  l'obligation,  au  moins  morale,  de 
l'assister  en  cas  d'agression  nouvelle,  il  n'en  reste  pas  mi  ins  que 
Bcuthen,  Gleiwitz  et  Kattowilz  sont  un  peu  loin  de  Wellington  et  que 
nous  ne  saurions  attendre  de  jeunes  républiques,  nées  et  grandies 
aux  antipodes,  une  vue  toujours  exacte  des  dilïicullés  européennes. 
M.  Lloyd  George  est  donc  venu  à  Pans,  après  s'être  fait  donner  carte 
blanche  par  les  Dominions  dans  l'affaire  de  Haute-Silésie,  et  alors  esl 
arrivé  ce  qui,  depuis  de  longs  mois,  était  devenu  inévitable:  la  faillite 
du  Conseil  suprême.  La  faillite,  ce  n'est  pas  assez  dire  :  le  Conseil  est 
mort,  et  il  est  mort  comme  il  a  vécu  : 

M  aviva  Argante  e  tal  moria  quai  visse. 

Dans  un  remarquable  article,  qui  eût  mérité  d'être  intégralement 
reproduit  par  la  presse  française,  le  Times  a  résumé  la  longue  série 
des  fautes  qui  ont  rendu  fatal  ce  douloureux  échec  de  la  dernière 
conférence  de  Paris,  et  il  s'est  rencontré  avec  moi  dans  les  apprécia- 
tions que  je  n'ai  cessé  de  porter  ici,  depuis  un  an  et  demi,  sur  les 
nouvelles  méthodes  diplomatiques.  Les  événements  n'ont,  hélas  ! 
que  trop  justifié  l'opinion  dont  je  me  suis  obstinément  fait  l'inter- 
prète. 

De  tous  les  problèmes  qu'avait  à  résoudre  le  Conseil  suprême, 
l'un  des  plus  importants  pour  l'avenir  était  assurément  celui  des 
sanctions,  l'un  des  plus  urgents  et  des  plus  redoutables  était  celui  de 
la  Haute-Silésie.  Les  sanctions  militaires  ont  été  provisoirement 
maintenues;  les  sanctions  économiques  ont  été,  en  principe,  suppri- 
mées pour  le  1er  septembre.  Premier  recul.  Quant  à  la  question  de 
Haute-Silésie,  le  Conseil  ne  l'a  pas  résolue  ;  il  a  pris  une  tangente 
pour  ne  pas  accuser  trop  brutalement,  devant  le  monde,  les  pro- 
fondes divergences  qui  persistaient  entre  la  France  et  l'Angleterre. 
Le  renvoi  au  Conseil  de  la  Société  des  Nations  a  eu  l'avantage  d'épar- 
gner aux  «  principales  Puissances  alliées  »  l'humiliation  et  le  péril 


23(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  rupture.  Mais  cette  procédure  a  toutes  Jes  apparences  d'un  de 
ces  gestes  désespérés  auxquels  recourent  les  Assemblées  parlemen- 
taires, lorsque,  ne  sachant  comment  sortir  d'embarras,  elles  ren- 
voient les  projets  aux  commissions.  La  question  de  Haute-Silésie 
reste  ouverte,  et  le  Conseil  suprême  a  fait  la  démonstration  publique 
de  son  impuissance  à  la  régler.  Comme  le  Times  l'a  excellemment 
remarqué  dans  l'article  dont  je  viens  de  parler,  cette  banqueroute  du 
Conseil  suprême  ne  signifie  nullement  la  rupture  de  l'Entente;  elle 
marque  beaucoup  plutôt  la  fin  et  la  condamnation  «  de  la  futile  pro- 
cédure suivant  laquelle  ont  été  conduites  jusqu'ici  les  affaires  de 
l'Entente.  »  C'est  l'aveu  du  complet  avortementde  cette  étrange  insti- 
tution dont  je  ne  me  suis  pas  lassé  de  dénoncer  la  dangereuse  ano- 
malie et  à  laquelle  on  avait  attribué,  avec  un  incroyable  mépris  des 
Parlements  et  des  peuples,  je  ne  sais  quelle  olympienne  souveraineté. 
Que  j'ai  plaisir  à  trouver  aujourd'hui,  dans  le  grand  journal  anglais, 
un  jugement  encore  plus  sévère  que  le  mien  !  «  Par  l'inaptitude  de 
ses  méthodes  et  le  caractère  irréfléchi  de  ses  décisions  hâtives  et 
improvisées,  le  Conseil  suprême  a  fait  plus  de  tort  à  l'Entente  et  à  la 
cause  des  Alliés  victorieux  que  toutes  les  intrigues  de  nos  pires  enne- 
mis. Ces  réunions  fugitives  des  premiers  ministres,  subitement  assem- 
blés aux  heures  de  crise  internationale,  avec  leurs  breakfasts  et  leurs 
lunches  à  demi  publics,  avec  leurs  discours  qu'ils  prononcent,  un 
œil  fixé  sur  les  courants  variables  de  leur  opinion  nationale;  ces 
annonces  dramatiques  de  quelque  crise  aiguë  que  les  protagonistes 
du  Conseil  suprême  sont  appelés,  espère-t-on,  à  dénouer  par  une 
brillante  inspiration  ou  par  la  découverte  d'une  formule  magique, 
tout  cela  crée  l'atmosphère  la  plus  défavorable  qu'on  puisse  imaginer 
pour  une  délibération  féconde  sur  des  questions  internationales  très 
compliquées.  <>  Impossible  de  mieux  dire,  et  l'auteur  de  cet  admi- 
rable article  a  également  eu  raison  d'ajouter  que,  dans  les  assemblées 
périodiques  du  Haut  Conseil  exécutif  des  Puissances  alliées,  les  qua- 
lités qui  ont  déterminé  le  succès  ne  sont  malheureusement  pas  la 
connaissance  ou  l'expérience  des  affaires  diplomatiques,  mais  les 
ressources  oratoires,  la  vivacité  des  reparties,  en  un  mot,  les  talents 
qui  réussissent  à  la  tribune  et  produisent  effet  sur  des  électeurs.  Oui, 
c'est  vrai.  Rien  n'a  été  plus  pénible  que  cette  reprise  à  Paris  d'une 
théâtrale  discussion  sur  la  Haute-Silésie,  qui  a  commencé  par  un 
magnifique  concours  d'éloquence,  qui  s'est  poursuivie  par  d'élégants 
échanges  de  traits  d'esprit  et  dans  laquelle  les  exports  n'ont  même 
pas  été  libres  de  jouer  le  rôle  du  soul'lleur. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

M.  Lloyd  George,  fort  de  la  pensée  commune  de  l'Empire  britan- 
nique, mais,  tout  de  même,  un  peu  fatigué,  sinon  même  un  peu 
agacé,  des  lungues  discussions  qu'il  avait  soutenues  dans  la  confé- 
rence impériale,  est  arrivé  a  Paris  avec  une  idée  très  arrêtée  sur  le 
partage  de  la  Haute-Silésie.  Il  n'en  a  pas  voulu  démordre;  il  l'a  dé- 
fendue avec  une  âpreté  inaccoutumée,  sans  rien  retenir  des  proposi- 
tions que  présentaient  les  experts.  M.  Briand  se  montrait  cependant 
disposé  à  la  conciliation  ;  il  se  rabattait,  de  guerre  lasse,  sur  la  ligne 
qu'avait  tracée  le  comte  Sforza  dans  le  précédent  cabinet  italien  et 
qui,  malgré  son  caractère  transactionnel,  était  encore  beaucoup  plus 
avantageuse  pour  le  Reich  que  pour  la  Pologne.  Mais  M.  Lloyd 
George  est  resté  intraitable.  Il  a  persisté  à  réclamer  l'attribution  â 
l'Allemagne  de  presque  toute  la  riche  région  qu'on  a  appelée  le 
triangle  industriel  et,  dans  l'espoir  de  faire  accepter  son  point  de 
vue,  il  a  joué  la  scène  classique  de  la  fausse  sortie;  il  a  prétexté 
qu'il  était  rappelé  à  Londres  par  les  affaires  d'Irlande  et  il  a  fiévreu- 
sement bouclé  sa  valise.  Les  ministres  français  ont  tenu  conseil  et 
ont  refusé  de  céder.  La  pièce  a  aussitôt  trouvé,  dans  une  péripétie 
savamment  préparée,  un  dénouement  provisoire.  M.  Lloyd  George  a 
donné  à  entendre  que  le  sort  de  l'Entente  était  en  jeu,  que  c'en  était 
fait,  qu'elle  allait  périr,  et  au  dernier  moment,  cette  malheureuse 
Entente,  qu'on  croyait  menacée  de  mort,  a  échappé  à  l'écartèlement, 
par  un  renvoi  propice  de  l'affaire  à  la  Ligue  des  Nations.  M.  Lloyd 
George  a  couru  à  la  gare  du  Nord  et  les  agences  se  sont  bâtées  de 
calmer  l'univers  anxieux,  en  annonçant  que  l'Entente  était  sauvée. 

Sauvée,  c'est  entendu.  Mais  comme  le  dit  toujours  le  Times,  dont 
on  ne  saurait  trop  méditer,  au  lendemain  de  ces  tristes  incidents,  les 
observations  si  fines  et  si  raisonnables,  n'est-il  pas  fâcheux  qu'on  ait 
pris  légèrement  l'habitude  de  faire  de  l'Entente  la  toile  de  fond  des 
représentations  données  par  les  hommes  politiques  ?  L'Entente  est, 
Dieu  merci  !  autre  chose  qu'un  décor  de  théâtre;  c'est  un  monument 
solide  qu'ont  édifié  deux  grands  peuples,  conscients  de  leurs  intérêts 
permanents,  et  qu'Us  ne  laisseront  pas  détruire.  Enterrons  donc,  j'y 
consens  volontiers,  le  Conseil  suprême  ;  mais  ne  laissons  pas  croire 
qu'il  a  sacrifié  sa  pauvre  vie  débile  et  agitée  à  l'avenir  de  l'Entente. 
C'est  lui,  au  contraire,  c'est  sa  procédure  néfaste  et  ostentatoire,  ce 
sont  les  perpétuelles  luttes  d'amour-propre  et  de  vanité  dont  il  a  été 
la  cause,  ce  sont  les  secrètes  rivalités  entre  des  «  moi  »  qui  veulent 
occuper  plus  d'espace,  c'est  la  précipitation  tapageuse,  le  goût  de  la 
publicité,  le  dédain  affiché  de  l'expérience   diplomatique,  qui  ont 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

risqué  de  compromettre  et  de  briser  l'Entente.  Souhaitons,  du  moins, 
que  cette  douloureuse  leçon  ne  soit  pas  perdue.  Faussée  par  ces 
longues  et  malencontreuses  pratiques,  l'Entente  elle-même  a  mainte- 
nant besoin  d'être  redressée.  Il  faut  que  la  France  y  reprenne  la  place 
à  laquelle  elle  a  droit  et  qu'elle  n'y  apparaisse  plus  comme  un  «  bril- 
lant second  ;  »  il  faut  qu'un  traité  dont  l'Angleterre  a  été  l'une  des 
principales  inspiratrices  soit  aussi  scrupuleusement  respecté  dans  les 
parties  qui  nous  intéressent  que  dans  les  clauses  qui  lui  profitent  ;  il 
faut  que  les  concessions  que  la  peur  maladive  de  voir  nos  amis 
rentrer  dans  leur  île  nous  a  entraînés  à  leur  faire  ne  leur  donnent  pas 
l'illusion  que  nous  sommes  prêts  à  des  concessions  indéfinies. 

Mais  aujourd'hui  que  la  session  du  Conseil  suprême  a  été  clôturée 
par  ce  que  la  Nation  belge  a  très  justement  appelé  un  procès-verbal 
de  carence,  que  va-t-il  advenir  de  la  Haute-Silésie?  M.  Lloyd  George 
et  M.  Briand  ont  déclaré  qu'ils  accepteraient  sans  réserve  la  décision 
que  prendrait  la  Société  des  Nations;  et  M.  Lloyd  George  a  même  été 
jusqu'à  parler,  devant  la  Chambre  des  Communes,  d'un  jugement 
que  prononcerait  cette  Société.  Il  va  sans  dire  que  les  Gouverne- 
ments auront  à  s'approprier  cette  décision,  quelle  qu'elle  soit,  et  à 
en  prendre  la  responsabilité.  Autrement,  il  ne  resterait  rien  ni  de 
l'article  88  du  traité  de  Versailles,  ni  de  l'annexe,  car  ce  sont  Ips 
«  principales  Puissances  alliées  et  associées,  »  et  non  la  Société  des 
Nations,  que  le  traité  charge  de  fixer  la  ligne  frontière.  Mais,  n'étant 
pas  parvenus  à  se  mettre  d'accord,  les  membres  du  Conseil  suprême 
avaient  évidemment  le  droit  de  demander  une  consultation  à  la 
Société  des  Nations,  môme  en  s'engageant,  les  uns  vis-à-vis  des 
autres,  à  respecter  l'avis  qui  leur  serait  donné.  Ils  sont  obligés 
par  le  traité  de  déterminer  la  frontière,  mais  ils  ne  doivent  compte, 
ni  à  l'Allemagne,  ni  à  la  Pologne,  des  moyens  qu'ils  emploient  pour 
former  leur  conviction.  Aux  termes  de  l'article  11  du  Covenant, 
«  tout  membre  de  la  Société  des  Nations  a  le  droit,  à  titre  amical, 
d'appeler  l'attention  de  l'Assemblée  ou  du  Conseil  sur  toute  circon- 
stance de  nature  à  affecter  les  relations  internationales  et  qui  menace 
par  suite  de  troubler  la  paix  ou  la  bonne  entente  entre  nations,  dont 
la  paix  dépend.  »  C'est  à  cet  article  que  s'est  référé  le  Conseil 
suprême  pour  saisir,  non  pas  l'assemblée  plénière  de  la  Société, 
mais  son  conseil,  qui,  d'ailleurs,  aux  termes  de  l'article  4,  «  connaît 
de  toute  question  rentrant  dans  la  spbère  d'activité  de  la  Société  ou 
affectant  la  paix  du  monde.  » 

Bien  entendu,  il  ne  s'agit  pas  d'un  arbitrage  et  le  mot  de  juge- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

mentdontse  sert  M.  Lloyd  George  est  tout  à  fait  inexact.  L'article  12 
a  soin  de  distinguer  l'arbitrage  et  le  simple  examen  du  Conseil. 
Qui  dit  arbitrage  dit  compromis  et  sentence.  Il  ne  saurait  y  avoir 
de  compromis  entre  les  Puissances  alliées  sur  une  question  qui 
intéresse  l'Allemagne  et  la  Pologne,  et  il  ne  saurait  y  avoir  de  sen- 
tence de  la  Société  dans  une  affaire  qui  relève  des  Puissances 
alliées.  La  Société  ne  peut  donc  procéder  aujourd'hui  en  la  même 
qualité  que  dans  l'affaire  des  îles  d'Aland,  dans  laquelle  la  Suède 
et  la  Finlande  s'en  sont  rapportées  à  son  arbitrage,  ni  non  plus  au 
même  titre  que  si  elle  était  investie  par  le  traité  d'un  droit  propre, 
comme,  par  exemple,  dans  les  décisions  à  prendre  sur  le  plébiscite 
d'Eupen  et  de  Malmédy  (article  34),  ou  sur  l'administration  de  la 
Sarre  (article  49),  ou  pour  la  garantie  de  la  liberté  de  Dantzig 
(article  103).  Elle  n'a,  cette  fois,  à  intervenir  que  comme  une  sorte 
de  comité  consultatif,  et  si  MM.  Lloyd  George  et  Briand  se  sont 
personnellement  obligés  à  suivre  ses  indications,  c'est  là  un  enga- 
gement d'honneur,  qui  est  évidemment  sacré  pour  chacun  d'eux, 
mais  qui  n'a  rien  à  voir  avec  le  traité. 

La  Société  est  maîtresse  de  recueillir,  pour  éclairer  son  avis, 
toutes  les  informations  qu'elle  jugera  nécessaires.  Elle  peut  procéder 
à  des  enquêtes,  entendre  des  témoins,  interroger  l'Allemagne  et  la 
Pologne,  envoyer  des  délégués  sur  place.  Il  est  donc  malheureuse- 
ment très  vraisemblable  que  le  sort  de  la  Haute-Silésie  ne  sera  pas 
réglé  demain  et  il  reste  à  craindre  que,  malgré  les  platoniques  aver- 
tissements du  Conseil  suprême  à  l'Allemagne  et  à  la  Pologne,  nos 
troupes  d'occupation  ne  soient  encore  exposées  à  de  périlleuses  sur- 
prises. On  s'est  demandé  avec  quelque  inquiétude  si  une  nouvelle 
cause  de  retard  ne  proviendrait  pas  de  l'article  5  du  Covenant,  qui 
dispose  :  «  Sauf  disposition  expressément  contraire  du  présent  pacte 
et  des  clauses  du  présent  traité,  les  décisions  de  l'Assemblée  ou  du 
Conseil  sont  prises  à  l'unanimité  des  membres  de  la  Société  repré- 
sentés à  la  réunion.  »  S'il  fallait  attendre  cette  unanimité,  il  passe- 
rait quelques  cubes  d'eau  sous  les  ponts  de  l'Oder  avant  la  solution 
définitive.  Rien  ne  permet,  en  effet,  de  supposer  que  les  thèses  de 
l'Angleterre  et  de  la  France  se  rapprocheront  plus  aisément  devant 
la  Société  des  Nations,  que  devant  le  Conseil  suprême.  Mais,  une  fois 
encore,  la  Société  ne  peut  pas  avoir  à  prendre  une  décision  propre- 
ment dite.  Si  elle  en  prenait  une,  l'Allemagne  ou  la  Pologne  serait  en 
droit  de  prétendre  que  le  traité  de  Versailles  est  violé  et  de  refuser  de 
s'incliner.  Les  différends  qui  sont   portés  devant  le  Conseil  el  qui  ne 


240  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  pas  soumis  à  l'arbitrage,  peuvent  toujours  eux-mêmes,  d'après 
l'article  15,  donner  lieu  à  un  rapport  rédigé  à  la  majorité  ;  il  paraît,  à 
plus  forte  raison,  en  être  de  même  d'un  simple  avis.  Nous  n'avons 
donc  pas  à  craindre  d'être  poussés  dans  l'impasse  où  nous  eût  enfer- 
més l'obligation  de  l'unanimité.  Nous  ne  devons  pas,  en  revanche, 
nous  dissimuler  qu'une  question  qui  intéresse  au  plus  haut  degré, 
non  seulement  l'avenir  d'une  nation  amie,  la  Pologne,  mais  notre 
propre  sécurité  nationale,  va  se  trouver,  en  fait,  réglée  par  des  pays 
qui  ont  tout  à  en  apprendre  d'alpha  à  oméga. 

Le  Conseil  suprême  comprenait  la  Grande-Bretagne,  la  France, 
l'Italie,  le  Japon  et  un  représentant  officieux  des  États-Unis,  Mr.  Har- 
vey;  le  Conseil  de  la  Société  des  Nations  ne  comprend  plus,  ce  que 
nous  ne  saurions  trop  regretter,  aucun  délégué  des  États-Unis;  il  est 
composé  de  huit  membres,  qui  sont,  outre  les  quatre  autres  Puis- 
sances du  Conseil  suprême,  la  Belgique,  le  Brésil,  le  Chine  et  l'Es- 
pagne. Pour  que  la  France,  qui,  grâce  à  l'habileté  de  M.  Lloyd 
George,  avait  fini  par  se  trouver  à  peu  près  seule  dans  le  Conseil 
suprême,  obtint  la  majorité  dans  la  Société  des  Nations,  il  faudrait 
donc  qu'elle  recueillît  les  suffrages  réunis  de  l'Espagne,  de  la  Chine, 
du  Brésil  et  de  la  Belgique.  La  défaillance  d'un  seul  de  ces  États 
aurait  pour  effet  de  couper  le  Conseil  en  deux,  et  il  n'y  aurait  pas  de 
majorité.  C'est  assez  dire  que  la  procédure  adoptée  rend  de  plus  en 
plus  problématique  le  succès  de  la  thèse  française,  si  conforme 
qu'elle  soit  aux  résultats  du  plébiscite,  à  la  justice  et  à  l'intérêt  de  la 
paix.  Si  elle  échoue,  nous  aurons  assurément  la  ressource  de  mau- 
dire les  juges  que"  M.  Lloyd  George  prétend  que  nous  nous  sommes 
donnés.  Mais  quel  singulier  spectacle  que  de  voir  des  nations  victo- 
rieuses, sinon  se  donner  volontairement  des  juges,  du  moins  se 
soumettre  aveuglément  à  un  avis  qu'elles  ignorent!  et  quelle  misère 
de  les  entendre  avouer  qu'elles  se  sentent  incapables  de  tirer  elles- 
mêmes  parti  de  leur  victoire  1  Lorsque,  l'autre  jour,  dans  un  bel 
article  de  la  Revue  hebdomadaire,  un  jeune  député  de  grand  talent, 
M.  Paul  Reynaud,  parlait  de  la  vraie  paix,  «  de  celle  qui  était  si  belle 
pendant  la  guerre  »,  était-il  trop  sévère  pour  la  paix  que  se  font  au- 
jourd'hui les  Alliés?  «  Ce  qui  me  dégoûte  de  l'histoire,  disait,  je  crois, 
Mme  du  Deffand,  c'est  de  penser  que  ce  que  je  vois  aujourd'hui  sera 

de  l'histoire  un  jour.  » 

Raymond   Poincaré. 
Le  Directeur-Gérant  : 

René  Doumic. 


L'APPEL  DE  LA  ROUTE 


PREMIERE    PARTIE 


TROIS  AMIS 

La  vie  courante  est  parsemée  d'extraordinaires  rencontres. 
Toutefois  il  est  rare  qu'on  s'en  étonne.  Pris  entre  l'alter- 
native d'un  hasard  inexplicable  ou  d'une  volonté  mysté- 
rieuse qui  guide  les  hommes,  on  détourne  les  yeux  d'un  pro- 
blème devenu  indifférent  à  force  de  se  présenter,  et  l'on  se  croit 
quitte  de  solution  en  décrétant  que  le  monde  est  très  petit! 

Qu'un  soir  de  1918,  au  retour  de  la  guerre,  nous  nous 
soyons  ainsi  retrouvés,  trois  camarades  d'enfance,  à  la  terrasse 
du  café  de  la  Paix,  et  que,  pris  du  désir  de  mieux  nous  informer 
les  uns  des  autres,  nous  ayons  décidé  de  diner  ensemble  au 
cabaret,  ceci,  j'y  consens,  n'a  rien  que  de  naturel.  Mais  qu'ayant 
suivi,  à  partir  du  collège,  des  carrières  parfaitement  divergentes, 
qu'ayant  vécu  l'un  à  Versailles,  l'autre  à  Paris,  le  dernier  dans 
une  ville  retirée  de  Bourgogne,  nous  ayons  été  chacun  témoin 
d'une  des  faces  d'un  drame  unique;  que  de  plus,  sans  nou- 
donner  le  mot  ni  d'ailleurs  soupçonner  où  nous  allions,  nous 
ayons  eu  l'idée,  ce  soir-là,  de  raconter  ce  que  nous  en  avions 
vu,  et  découvert  de  cette  manière  qu'au  total  nous  avions 
assisté  à  wie  même  aventure;  qu'enfin  nous  soyons  aujour- 
d'hui encore  les  seuls  à  le  savoir,  tandis  que  les  acteurs  eua:. 
mêmes   l'ignorent,  voilà   en    revanche   de  quoi  provoquer  chez 

Copyright  by  Edouard  Estaunié,  1921. 

tome  lxv.  —  1921.  Ift 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luut  être  qui  réfléchit  un  «  pourquoi  »   d'autant  plus  anxieux 
que  nulle  réponse  n'y  peut  être  donnée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  telle  fut  l'impression  produite  alors  sur 
chacun  de  nous  que  je  me  sens  en  mesure  de  rapporter  ici  non 
seulement  les  récits  dont  s'illustra  une  soirée  si  singulière,  mais 
les  propos  beaucoup  plus  vagues  qui  leur  servirent  de  prétexte 
ou  de  préface,  comme  on  voudra. 

Ils  commencèrent,  si  j'ai  bonne  mémoire,  le  repas  terminé, 
à  ce  moment  où,  les  coudes  sur  la  table,  la  cigarette  allumée,  et 
humant  l'odeur  d'une  tasse  de  café  brûlant,  on  est  tenté,  suivant 
le  mot  d'un  humoriste,  de  souscrire  à  l'immortalité  de  l'àmc. 

En  réalité,  nous  ne  nous  étions  guère  entretenus  auparavant 
que  de  choses  indifférentes.  Comme  ceux  qui  ont  vraiment  fait 
la  guerre,  nous  avions  surtout  le  besoin  de  n'en  plus  parler 
Donc,  en  réponse  aux  questions  sur  nos  destins  divers,  chacun 
s'était  contenté  d'esquisser  à  larges  traits  sa  vied1  avant.  J'appris 
ainsi  que  mon  ami  Tinant,  devenu  professeur  libre  et  passable- 
mentvagabond,  enseignait  en  dernier  lieu  au  collège  R**  a  Paris; 
que  Pierre  Duclos,  a'u  contraire,  avait  sagement  chaussé  les 
souliers  de  son  père,  feu  le  docteur  Duclos,  médecin-chef  de 
l'hôpital  de  Semur;  enfin  aucun  de  nous  n'était  encore  marié. 
Que  le  rude  effort  d'une  existence  parait  peu  de  chose  quand  on 
le  résume  de  la  sorte  pour  l'édification  d'un  labadensl 

Mais,  à  peine  ces  renseignements  fournis,  il  avait  semblé  que 
l'intérêt  de  la  réunion  fût  épuisé  et  notre  curiosité  à  bout  de 
souffle.  Très  rapidement  la  conversation  prit  un  ton  neutre,  ce 
je  ne  sais  quoi  d'un  peu  gêné,  propre  aux  entretiens  où  l'on 
désire  marquer  n'être  pas  entre  indifférents,  et  où  l'on  ne 
saurait  cependant  livrer  ses  pensées  intimes.  A  l'élan  des  pre- 
mières effusions  succédait  une  fatigue  intérieure,  peut-être  la 
désillusion  de  nous  retrouver  en  somme  aussi  étrangers  qu'avant 
nos  confidences,  si  bien,  je  le  répèle,  qu'une  fois  le  café  servi, 
nous  étions  mûrs  pour  une  parfaite  mélancolie,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  pour  un  débat  métaphysique. 

Et  ce  fut  alors,  précisément  pour  couper  court  à  un  silence 
qui  menaçait,  que  Pierre  Duclos,  le  premier  et  sans  le  vouloir, 
entra  dans  le  chemin  où  nous  attendait  la  surprise  des  récils  que 
je  souhaite  rapporter. 

—  Tout  compte  fait,  déclara-t-il  soudain,  on  a  traversé 
quatre  années  assez  rudes;  quels  enseignements  en  avez-vous 


l'appel  de  la  boute.  243 

tirés?  Pour  ma  part,  aucun...  A  peine  une  ou  deux  lumières 
sur  des  choses  que  je  savais.  Par  exemple,  il  est  clair  que  la 
guerre  n'est  que  souffrance,  un  grand  torrent  de  souffrance  rou- 
lant à  la  même  heure  dans  son  Ilot  imbécile  une  portion  d'hu- 
manité ;  mais  c'est  de  la  souffrance  collective,  de  la  souffrance 
dans  le  bruit.  lié  bienl  je  comprends  maintenant  très  bien  pour- 
quoi les  charlatans  opèrent  au  milieu  de  la  foule  et  au  son  de  la 
caisse  :  ce  n'est  pas  pour  étouffer  les  cris  du  patient,  c'est  que 
la  sensibilité  de  chacun  en  devient  beaucoup  moindre.  A  parler 
franc,  une  guerre  nouvelle  m'effrayerait  moins  que  la  paix  qui 
guette  chacun  de  nous,  car  la  paix  est  silencieuse  et  l'on  y  est 
solitaire. i.  Autre  indication  encore  :  je  soupçonnais,  j'étais  même 
convaincu  que  la  souffrance  tire  son  origine  le  plus  souvent  de 
sources  irresponsables,  inconscientes  de  l'œuvre  qu'elles  font. 
Dans  la  vie  normale,  on  va,  on  vient,  on  parle,  on  n'a  aucune 
intention  mauvaise,  et  parce  qu'on  a  passé  à  droite  plutôt  qu'à 
gauche,  prononcé  un  mot  au  lieu  d'un  autre,  à  distance,  quel- 
qu'un est  frappe,  auquel  on  ne  songeait  pas,  dont  on  ignorait 
même  parfois  l'existence.  Toutefois,  ce  jeu  de  la  bête  humaine, 
fabriquant  le  mal  à  la  manière  d'une  sécrétion,  ne  m'était  apparu 
que  par  éclairs  et  dans  des  cas  que  je  croyais  exceptionnels.  La 
guerre,  au  contraire,  l'a  illuminé.  Un  homme  épaule,  vise  dans 
une  direction  donnée,  parce  que  telle  est  la  consigne.  Le  coup 
part;  un  corps  tombe;  et  le  meurtrier  ne  connaît  pas  la  victime, 
il  ne  saura  jamais  ni  pourquoi  il  a  tué,  ni  même  parfois  s'il  a 
tué.  Simplement,  il  a  fait  son  métier  d'homme...  Et  voilà... 
Nous  aussi  allons  continuer  de  le  faire,  plus  ou  moins...  Seule- 
ment, plus  de  coups  de  feu  pour  avertir,  plus  d'abris  pour  se 
prologer,  les  balles  viendront  on  ne  sait  d'où.  La  guerre  encore, 
mais  celte  fois  contre  l'insoupçonnable  et  où  l'on  tombe  sans 
témoin...  tout  à.  fait  seul... 

Je  me  rappelle  qu'en  parlant,  Pierre  Duclos  avait  pris  une 
cuiller  et  scandait  chaque  début  de  phrase  d'un  heurt  sur  sa 
soucoupe,  comme  pour  donner  plus  de  force  à  ce  qu'il  disait.  Il 
s'exprimait  cependant  avec  une  certaine  hésitation,  h  la  manière 
d'un  homme  qui, après  avoir  longtemps  médité  des  pensées  fami- 
lières, s'efforce,  sans  y  parvenir,  de  leur  trouver  une  traduction 
satisfaisante. 

Je  répliquai  avec  un  peu  d'ironie  : 

—  Si  c'est  là  toute  la  joie  que  te  procure   la  vue  des  dra- 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peaux  aux  fenêtres,  je  la  trouve  mince.  Pour  fâcheuse  que  nous 
apparaisse  l'obligation  de  recommencer  une  carrière,  la  paix 
n'en  a  pas  moins  un  visage  plaisant.  Je  ne  me  sens  point  non 
plus  si  féroce  que  tu  dis  :  surtout,  j'ai  garde  de  dédaigner  une 
existence  que  tu  es,  autant  que  moi,  ravi  de  posséder  encore. 
Tinant  dit  à  son  tour  : 

—  Sans  dédaigner  la  vie,  il  est  loisible  d'en  examiner  le 
mécanisme.  Quant  à  en  tirer  une  conclusion,  autant  rêver  de 
la  suppression  des  catastrophes,  une  fois  monté  dans  le  train 
qui  vous  emporte  vers  elles  1 

La  cuiller  de  Duclos  se  remit  à  tinter  avec  violence  : 

—  Ai-je  prétendu  autre  chose  qu'établir  un  constat?  Je 
répète  que  la  paix  institue  l'état  de  guerre  individuel.  Qu'il  le 
veuille  ou  non,  l'homme  crée  de  la  souffrance  pour  quoi  que  ce 
soit  qui  l'approche. 

Je  ripostai  : 

—  Et  tout  l'effort  de  l'homme  n'a  d'autre  objet  que  de  sup- 
primer cette  souffrance  :  accorde  cela  qui  pourra! 

—  Accorder  entre  elles  des  contradictoires,  souffla  Tinant, 
est  également  le  propre  des  humains  :  témoin  la  Croix-Rouge  et 
la  bataille... 

Mais  Pierre  Duclos,  tourné  vers  moi,  reprenait  déjà  : 

—  L'effort  de  l'homme  est  aussi  tout  entier  dirigé  vers  le 
bonheur  :  en  sommes-nous  moins  malheureux  ?  Entre  nos 
vœux  ou  nos  tentatives  et  la  réalité,  se  dresse  toujours, 
infranchissable,  l'obstacle  des  lois  physiologiques.  De  même 
qu'abandonné,  un  champ  se  couvre  d'orties  et  de  chardons  sans 
que  jamais  du  blé  s'y  mêle,  pareillement,  livré  à  lui-même,  le 
monde  ne  produit  que  souffrance  et  ne  supporte  qu'elle.  Oh!  je 
ne  demande  même  pas  pour  quelles  raisons  on  est  frappé!  Les 
faits  immédiats  me  suffisent.  L'universalité  de  la  souffrance  et 
sa  nécessité,  voilà  au  fond  le  mystère  qui  n'a  cessé  de  me  hanter 
durant  la  campagne,  et  ce  ne  seront  ni  l'armistice,  ni  la  vic- 
toire, ni  la  paix  qui  l'empêcheront  de  nous  guetter  encore  au 
tournant  de  l'heure! 

—  D'où  vient  le  mal?  à  quoi  peut-il  servir?  soupira  de 
nouveau  Tinant.  Problèmes  très  anciens  et  dont  aucune  méta- 
physique ne  s'avisa  sans  trébucher.  S'il  y  a  un  Dieu,  comment 
tirer  le  mal  de  lui  ?  Si  tout  est  hasard,  pourquoi  celui-ci  tourne- 
\-'ù  toujours  du    mauvais    côté?   A  ces  questions,   jamais  de 


l'appel  de  la  route.  245 

réponse.  Toutefois,  l'humanité,  résignée,  a   cessé  d'en    gémir: 
Duclos,  tu  retardes... 

Je  le  regardai.  Bien  qu'un  sourire  sceptique  animât  sa 
lèvre,  l'expression  de  son  visage  était  devenue  très  grave.  Après 
tout,  peut-être  avait-il  comme  Duclos  l'appréhension  des  temps 
qui  allaient  venir. 

—  Bahl  m'écriai-je,  que  nous  importent  les  métaphysiques 
et  ce  qu'inventèrent  les  philosophes?  Je  n'ai,  pour  ma  part, 
jamais  constaté  qu'une  loi  de  nature  fût  sans  bénéfice  pour  les 
vivants.  Si  donc  la  souffrance  est  une  nécessité,  ce  ne  peut  être 
qu'une  nécessité  bienfaisante  I 

Ils  s'exclamèrent.  Aussitôt,  comme  il  arrive  souvent,  fouetté 
par  la  contradiction,  j'insistai  : 

—  N'est-il  pas  reconnu  que  la  souffrance  transforme  les 
êtres  en  les  améliorant?  Au  physique,  elle  sert  de  garde-fou 
contre  les  excès  possibles.  Au  moral,  elle  martèle  les  âmes,  en 
tire  des  'accents  supérieurs,  et,  comme  un  creuset,  purifie  ceux 
qu'elle  dévore  1 

—  Entendu,  coupa  Tinant,  il  parait  qu'elle  aide  les  incroyants 
à  se  convertir  ! 

—  A  moins  qu'elle  ne  jette  les  croyants  dans  la  révolte! 
poursuivit  Pierre  Duclos  en  haussant  les  épaules. 

Et  il  conclut  : 

—  Car  cela  seul  est  évident  que  la  souffrance  est  injustel 

—  Ou  incompréhensible,  précisa  Tinant. 

—  Incomprise  plutôt  1  inlerrompis-je 

—  C'est  pirel 

Dans  l'ardeur  de  la  discussion,  nous  nous  étions  levés.  La 
passion  que  nous  apportions  soudain  était  vraiment  curieuse. 
Aucun  de  nous  toutefois  ne  songeait  à  s'en  apercevoir. 

Et  c'est  alors  que,  poussé  par  je  ne  sais  quelle  obscure  intui- 
tion, je  déclarai  : 

—  Assez  parlé  dans  les  ténèbres  :  un  exemple  concret  vau- 
drait mieux  qu'une  heure  de  théorie.  Donnez-le  moi,  et  je  me 
fais  fort  d'y  découvrir  la  justification  de  cette  souffrance  que 
vous  nommez  une  injustice  et  qui  n'est  peut-être  que  le  ressort 
le  plus  efficace  de  la  vie! 

—  Des  exemples  !  s'écria  Pierre  Duclos.  En  veux-tu  un  ? 

—  Certes! 

—  Quels  que    soient  les    faits    apportés   par   Duclos   et  la 


246  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conclusion  qu'on  en  tirera  d'avance,  je  m'engage  a  en  apporter 
d'autres,  montrant  des  résultats  inverses,  s'exclama  Tinant. 

—  Soit,  toi  aussi,  tu  parleras  1  Et  après...  après,  parions 
que  nous  conclurons  comme  j'ai  dit,  ou,  si  l'on  n'y  parvient 
pas,  c'est  que,  ainsi  qu'il  arrive  trop  souvent,  nous  n'aurons  eu 
devant  nous  que  des  apparences,  l'essentiel  nous  ayant  échappe'. 

—  Sérieusement,  reprit  Pierre  Duclos,  lu  demandes?... 

—  Ton  histoire,  et  celle  de  Tinant.  Une  condition,  toutefois... 

—  Laquelle  ? 

—  Pas  de  récit  de  guerre. 

—  Hé!  mon  cher,  n'ai-je  pas  dit  tout  à,  l'heure  que  le  vrai 
tragique  se  rencontre  surtout  en  temps  de  paix,  \h  où  personne 
ne  le  soupçonne? 

D'un  commun  accord,  chacun  retournait  déjà  vers  sa  place. 
\'n  instant,  le  bruit  du  boulevard  déferla  seul  dans  la  pièce, 
différent  de  jadis,  plus  vulgaire  et  moins  varié.  Pierre  Duclos, 
ayant  avalé  d'un  trait  son  café  et  repoussé  la  tasse,  commença 
ensuite  le  récit  annoncé.  Tinant  et  moi,  nous  nous  attendions 
à  une  brève  anecdote  :  mais  de  môme  que  tous  *  ignoraient 
pourquoi  la  conversation  avait  pris  ce  tour  inattendu,  nous  ne 
pouvions  prévoir  quels  sentiers  nous  allions  suivre,  ni  la  lumière 
qui  nous  attendait  au  bout. 

L'UN  D'EUX  COMMENCE 
I 

Il  est  superflu  d'affirmer  que  je  ne  cacherai  rien,  sauf  les 
noms.  Qu'importent  ceux-ci?  le  fond  seul  est  en  cause.  Je  n'ai 
pas  non  plus  été  témoin  de  tout  :  j'ai  vu  certaines  choses,  j'en 
ai  deviné  d'autres...  Qu'importe  encore?  on  n'est  jamais  en 
somme  le  témoin  complet  d'une  pensée  :  cela  empêche-t-il  d'en 
inférer  des  conclusions  que  nous  jugeons  certaines?  En  revanche, 
je  ne  ferai  point  mystère  du  lieu  où  l'aventure  se  déroula.  Une 
maison,  une  rue,  une  ville  sont  des  éléments  essentiels  à  défaut 
desquels  on  n'explique  pas  des  actes  parfaitement  clairs  :  et  tel 
dénouement,  impossible  à  Paris,  avenue  de  Messine,  devient  au 
contraire  seul  acceptable  h  Semur. 

Mais  j'oublie  qu'en  bons  Dijonnais  vous  no  connaissez  pas 
Semur  ou  ne  l'avez  parcouru  qu'en  passant... 


L'APPEL    DE    LA    ROUTE.  247 

Imaginez  donc  une  falaise  hérissée  de  donjons,  cernée  par 
une  rivière  de  toutes  parts,  sauf  en  un  point  qui  est  un  isthme 
étroit  par  où  la  falaise  se  rattache  au  plateau.  Le  plateau,  lui- 
même,  pris  entre  les  pinces  de  la  rivière,  a  peine  à  s'approcher 
et  n'y  parvient  qu'en  s'efh'lant  en  pointe. 

11  va  de  soi  que,  dans  les  temps  anciens,  une  forteressse  cou- 
ronnait la  falaise,  tandis  que  la  ville,  collée  de  son  mieux  au 
réduit  tutélaire,  tassait  pêle-môle  à  l'extrémité  du  plateau  son 
beffroi,  sa  cathédrale  et  ses  maisons  ventrues.  Puis  une  époque 
vint  où  la  forteresse  parut  moins  redoutable.  Déjà,  sous 
Louis  XI,  elle  comptait  peu.  Henri  IV  lit  mieux  et,  pour  se  ven- 
ger de  quelques  ligueurs  retardataires,  la  démantela.  Aujour- 
d'hui, seules,  une  ligne  de  murailles  et  quatre  tours  colossales 
demeurent  encore,  témoignant  de  la  vengeance  du  roi,  aux 
yeux  d'un  peuple  qui  ne  s'en  soucie  plus. 

Ne  jugez  pas  inutile  ma  digression...  Sans  elle,  vous 
n'auriez  pas  compris  la  séparation  de  Semur  en  deux  parties 
distinctes  et  même  encore  rivales  :  celle  du  plateau  ou  vieille 
ville,  fleurie  de  maisons  du  xive  et  du  xve  siècle  :  celle  du  châ- 
teau, bâtie  à  la  fin  du  grand  siècle,  et  composée  de  demeures 
solennelles  à  son  image.  Gomme  sous  le  bon  duc  Philippe,  la 
première  uniquement  s'obstine  à  vivre.  L'autre  qui  a  nom  le 
Rempart  dort  dans  sa  grandeur  sans  témoins,  et  son  pavé,  quand 
on  le  foule,  rend  le  son  d'une  dalle  de  cloître. 

Au  total,  une  cité  qui  agonise.  Le  pays  alentour  est  déli- 
cieux, les  terres  parmi  les  plus  riches,  mais  le  rucher  se  vide, 
insecte  par  insecte,  au  fil  des  jours.  Pourquoi?  on  ne  sait  pas..." 
Dans  les  rues,  aucun  bruit,  sinon  celui  qui  arrive  des  maisons. 
Ni  passants,  ni  voilures.  On  s'étonne  qu'il  y  ait  encore  des 
marchandises  aux  étalages.  Un  chat  dort  à  la  vitre  du  libraire, 
entre  des  cartes  de  visite  jaunies  par  le  soleil,  une  photographie 
de  l'hôpital  et  d'anliques  porte-monnaies.  Tel  quel,  cependant, 
je  trouve  adorable  mon  coin  natal.  Pas  une  pierre  qui  n'y  parle 
d'histoire,  une  église  pareille  à  un  joyau,  des  rues  en  labyrinthe 
à  l'issue  desquelles  se  découvre  chaque  fois  un  horizon  surpre- 
nant, enfin  partout  un  air  de  discrétion,  une  manière  distin- 
guée de  vous  envelopper  dans  du  silence,  sans  que  vous  vous 
sentiez  tout  à  fait  solitaire.  Ce  n'est  que  chez  nous  que  se  ren- 
contrent pareille  ardeur  à  ne  jamais  paraître,  et  tant  d'ingé- 
niosité à  tout  savoir,   quitte   ensuite  à  tirer  de  l'humble  fait 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

divers  journalier  une  leçon  générale,  voire  des  lois  à  appli- 
quer à  l'univers. 

Et  maintenant,  venons  au  fait. 

En  1907,  de  retour  chez  mon  père,  à  Semur,  je  commen- 
çais à  prendre  sa  clientèle.  Or,  un  soir,  vers  onze  heures,  un 
coup  de  marteau  frappé  à  la  porte  avec  une  vigueur  inaccou- 
tumée, nous  fit  tressaillir  l'un  et  l'autre.  Les  domestiques 
étaient  couchés.  Mon  père,  qui  lisait  près  de  moi,  dit  : 

—  Ouvre  la  fenêtre,  et  vois  ce  qu'on  nous  veut. 

J'obéis.  A  peine  avais-je  penché  la  tète  au  dehors  qu'une 
voix  de  femme  s'éleva  : 

—  C'est  pour  avoir  le  docteur  tout  de  suite.  Mrae  Lormier 
s'est  trouvée  mal;  on  croit  qu'elle  va  passer. 

Je  me  retournai  vers  mon  père  : 

—  Tu  as  entendu  ? 
Il  répliqua  : 

—  Naturellement,  il  faut  y  aller.  Je  n'ai  jamais  soigné  les 
Lormier,  mais  puisqu'on  vient  à  pareille  heure,  le  cas  doit  être 
sérieux. 

En  hâte,  j'allai  donc  passer  un  vêtement  convenable  et,  trois 
minutes  après,  je  trouvais  en  bas  une  servante  qui,  redevenue 
paisible  une  fois  sa  commission  faite,  allait  et  venait  sur  le 
trottoir.  On  partit. 

Tout  en  marchant,  je  m'informai  et  démêlai,  à  travers  des 
réponses  assez  embrouillées,  qu'il  s'agissait  probablement  d'une 
attaque,  —  un  de  ces  cas,  en  effet,  où  la  présence  immédiate 
du  médecin  peut  être  utile,  mais  où, hélas!  la  médecine  est  par- 
fois, quoi  qu'on  tente,  d'un  bien  pauvre  secours. 

Je  ne  connaissais  pas  de  nom  les  Lormier  :  encore  moins 
savais-je  où  ils  gîtaient.  Très  vite,  je  compris  que  ce  devait 
être  au  Rempart.  En  effet,  quelques  minutes  plus  tard,  nous 
passions  devant  l'hôpital,  et  cinquante  mètres  au  delà,  nous 
nous  arrêtions  devant  une  porte.  La  servante  prit  une  clé  dans 
son  trousseau,  la  serrure  grinça,  le  battant  s'ouvrit  :  nous 
étions  au  but. 

Pour  vous  représenter  ce  qu'était  la  maison  Lormier  et 
l'étonnement  qu'elle  me  donna,  rappelez-vous  qu'au  Rempart, 
la  moindre  bâtisse  fait  figure  de  palais.  Celle-ci  était  au  contraire 
étroite,  et  haut  sur  pattes.  Elle  n'avait  que  deux  fenêtres  de 
façade;  en  revanche,  trois  étages,  dont  le  dernier  mansardé,  lui 


L APPEL    DE    LA    ROUTE. 


249 


donnaient  un  air  de  gratte-ciel,  exagéré  par  la  pénombre  de  la 
nuit.  Pareillement  on  voit  des  plantes  privées  de  soleil  allonger 
le  cou  démesurément,  sans  que  les  feuilles,  le  long  de  la  tige, 
parviennent  à  s'étaler. 

A  l'intérieur,  l'impression  était  pire  :  un  corridor  étroit  qui 
tenait  lieu  d'antichambre,  un  escalier  juste  large  pour  laisser 
passer  une  personne,  des  plafonds  bas  à  les  toucher  de  la  main, 
bref  un  arrangement  tel  que,  dans  tout  le  Rempart,  on  n'en 
devait  point  trouver  de  pareil. 

—  Attendez  là,  dit  la  servante,  je  vais  prévenir. 

Elle  indiquait  une  pièce  éclairée  vaguement  par  une  bougie, 
dont  on  se  demandait  si  elle  était  atelier  ou  salon.  A  côté  de 
meubles  anciens  y  voisinaient  en  effet  un  tour,  une  table  à 
dessin  et  nombre  d'outils  de  mécanicien,  le  tout  dans  un  par- 
fait désordre  et  dans  la  poussière. 

Je  songeai  :  «  Suis-je  chez  de  petites  gens,  un  ouvrier  arrivé 
ou  un  bourgeois  avare?  »  Je  n'eus  d'ailleurs  pas  le  loisir  de 
décider.  Déjà,  une  femme  venait  de  paraître. 

—  Ah!  c'est  vous  qui  venez?  fit-elle  d'une  voix  sourde.  — 
Elle  s'attendait  sans  doute  à  voir  mon  père.  —  Je  crains  que 
vous  n'arriviez  bien  lard...  allons... 

Et  je  suivis  encore,  guidé  par  la  lueur  vacillante  de  la 
bougie  qu'elle  avait  prise  aussitôt.  Nos  pas  firent  crier  les 
marches  de  l'escalier.  En  vain  avançais-je  avec  précaution,  on 
aurait  pu  croire  qu'une  troupe  de  gens  montait.  Puis,  au  pre- 
mier, j'aperçus  une  chambre  ouverte,  un  corps  étendu  sur  un 
lit  défait...  La  malade  était  là  :  je  cessai  d'observer  l'extérieur, 
pour  ne  plus  m'occuper  que  de  la  sauver,  si  l'on  pouvait.. 

Je  ne  m'étais  pas  trompé  :  au  premier  coup  d'œil,  je  reconnus 
une  attaque  qui,  sans  doute,  ne  pardonnerait  pas.  Toutefois 
j'avais  besoin  de  détails,  et  c'est  à  ce  moment  qu'il  faut  placer 
ma  première  vision  des  acteurs  du  drame,  vision  à  ce  point 
inoubliable  que  le  temps  n'en  a  rien  effacé. 

Imaginez,  je  vous  en  prie,  le  décor  où  nous  sommes,  une 
pièce  vaste,  très  basse  de  plafond,  où  la  nuit  règne.  Les  meubles 
sont  à  peine  distincts,  à  peine  la  cheminée  :  sur  une  paroi  seu- 
lement l'alcôve  se  détache  en  lumière,  et  dans  celle-ci,  le  lit, 
car  à  la  tête  de  ce  dernier,  la  servante  tient  une  lampe  levée 
juste  au-dessus  de  la  malade  qui,  de  son  regard  fixe,  semble 
vouloir  dévorer  la  clarté    hallucinante...   Moi,   je    n'interroge 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'abord  que  ce  visage  :  figure  sèche  et  longue,  cheveux  gris 
épars,  regard  terne  et  bleu.  Mais  voici  qu'avant  de  rien  décider, 
je  lève  la  tète  pour  demander  comment  la  chose  est  venue,  et 
tout  à  coup  je  les  vois...  Ils  sont,  tous  deux,  à  l'autre  bout  du 
lit.  Ce  n'est  pas  la  mourante,  c'est  moi  qu'ils  surveillent  avec  une 
telle  acuité  d'attenlion  que  je  crois  sentir  une  morsure.  Légè- 
rement inclinés,  eux  aussi  reçoivent  en  pleine  face  le  choc  de 
la  lumière,  cependant  qu'en  arrière  le  noir  reprend,  les  murs 
s'effacent. 

L'homme,  lui,  porte  cinquante-cinq  ou  soixante  ans.  Il  est 
en  chemise  de  nuit  et  gros  veston  de  laine.  Autant  qu'on  en 
peut  juger  encore,  il  a  dû  jadis  être  assez  beau,  mais  on  ne  s'en 
aperçoit  pas,  lanl  il  n'y  a  place  sur  ses  traits  que  pour  une  dis- 
cordance frappant  jusqu'au  malaise.  D'une  part,  le  front,  la 
courbe  du  nez,  les  contours  de  la  bouche,  tout  le  modelé  des 
chairs  expriment  la  timidité  ou  peut-être  la  peur,  et  d'autre 
part,  les  yeux  ont  un  éclat  insupportable.  L'iris  et  la  pupille 
y  étant  rigoureusement  du  même  noir,  on  dirait  des  yeux 
vernis;  ce  sont  à  la  fois  des  yeux  où  on  ne  lit  rien,  et  des  yeux 
volontaires  :  exactement  le  contraire  du  reste  du  visage. 

A  côté,  la  fille...  Sans  âge  visible,  et  laide.  Il  est  très  difficile 
d'expliquer  à  quoi  tient  la  laideur  d'une  femme.  Maintes  fois 
depuis  lors,  j'ai  revu  Mlle  Lormier  :  pas  plus  aujourd'hui 
qu'hier  je  ne  saurais  définir  d'où  venait  sa  disgrâce.  Je  répète 
qu'elle  était  laide  absolument...  eî  pourtant,  là  encore  comme 
pour  le  père,  une  discordance  éclatait  entre  l'àme  et  l'étui  ; 
derrière  cet  écran  de  muscles  tirés  comme  une  chevelure  de 
pensionnaire,  jaunes  comme  des  feuillets  d'incunable,  on  pres- 
sentait la  (lamme,  je  ne  sais  quoi  de  hardi,  peut-être  des  pas- 
sions sans  frein,  de  toutes  manières  une  vie  ardente  qui  cache 
ses  ardeurs  sans  tout  à  fait  y  parvenir. 

Soudain,  lasse  de  tenir  le  bras  levé,  la  servante  déposa  la 
lampe  sur  la  table  de  nuit  :  la  vision  disparut. 

—  Qu'augurez-vous?  dit  en  même  temps  M.  Lormier. 

Je  me  contentai  de  hocher  la  tète.  Aucun  mot  nouveau,  aucun 
geste  n'accueillit  ma  réponse  décourageante.  Bien  mieux, 
je-  crus  sen'ir  qu'un  autre  verdict  aurait  déçu.  La  malade 
intéressait  moins,  peut-être,  que  sa  disparition.  Que  de  drames 
muets  j'aurai  ainsi  côtoyés,  et  qu'il  faut  ignorer,  après  les  avoir 
entrevus  1 


l'appel  de  la  route.  251 

Je  passe  sur  la  suite  qui  n'eut  rien  de  particulier.  Vainement 
je  pratiquai  la  saigndo  d'usage  et  le  reste.  A  trois  heures  du 
matin,  Mme  Lormier  expirait.  Aucun  de  nous,  cela  va  de  soi, 
n'avait  quitté  la  chambre. 

A  l'annonce  de  la  fin,  Ml,e  Lormier  vint  s'agenouiller  aux 
pieds  de  sa  mère,  mais  ne  l'embrassa  point.  M.  Lormier  aban- 
donna la  fenêtre  où  il  surveillait  le  juur  naissant,  contempla 
gravement  les  yeux  qui  ne  verraient  plus  jamais  et  s'inclina  en 
murmurant  : 

—  Que  la  paix  soit  avec  elle  1 

Après  quoi,  je  m'éloignai.  Le  spectacle  de  la  mort  laisse 
toujours  un  malaise.  Mais  cette  nuit-là,  avouerai-je  que  j'eus 
plus  de  peine  que  d'ordinaire  à  le  dissiper?  C'est  qu'aussi,  en 
dépit  des  apparences,  j'avais  assisté  rarement  à  une  fin  plus 
solitaire... 

Le  lendemain,  j'interrogeai  autour  de  moi.  Qu'étaient  ces 
Lormier?  D'où  venaient-ils?  Pourquoi  ne  les  rencontrait-on 
jamais? 

En  réalité,  on  en  connaissait  peu  de  chose.  Etablis  depuis 
quelques  années  à  Semur,  ils  n'y  avaient  pas  noué  de  relations. 
Madame,  très  pieuse,  passait  pour  conduire  sa  maison  avec 
maîtrise,  mais  sans  douceur.  On  tenait  au  contraire  Monsieur 
pour  un  original  sans  conséquence.  Il  s'occupait,  parait-il,  de 
travaux  scientifiques  et  eût  certainement  fait  partie  de  la  Société 
des  Arts  et  des  Sciences,  si  l'on  n'avait  craint  de  se  heurter  à  un 
refus  imposé  par  sa  femme.  Mademoiselle,  enfin,  ne  comptait  pas. 
On  se  bornait  à  la  plaindre  d'être  laide. 

—  Quelle  fortune? 

—  Aucune,  probablement,  ou  fort  mince. 

Ce  que  je  vis  au  service  funèbre  de  Mme  Lormier  ne  put  que 
confirmer  ces  dires  sans  y  ajouter  rien.  Dans  le  cortège  ne 
figuraient  que  des  ecclésiastiques  et  quelques  voisins.  On  s'y 
contenta  d'une  messe  basse.  A  )a  minute  des  serrements  de 
main,  M.  Lormier,  qui  ne  pleurait  pas,  me  remercia  en  termes 
mesurés.  Sa  fille  ne  parut  pas  me  reconnaître.  Ni  l'un  ni  l'autre 
ne  paraissaient  souhaiter  me  revoir.  Je  n'avais  aucune  raison 
non  plus  pour  m'y  intéresser.  Si  bien  que  je  les  laissai,  convaincu 
d'avoir  eu  affaire  à  une  clientèle  de  hasard,  celle  que  nous 
nommons  sans  grâce  les  profils  et  pertes  de  profession. 

J'avais  mal  compté  puisque,  deux  mois  plus  lard,  un  matin 


252  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  fois,  la  même  servante  vint  de  nouveau  frapper  à  ma 
porte  et  me  réclamer  d'urgence  pour  Mademoiselle  :  désormais 
les  Lormier  étaient  devenus  mes  clients. 

En  arrivant  devant  leur  maison,  je  ne  sais  si  je  ressentis  plus 
la  satisfaction  d'être  ainsi  rappelé,  malgré  les  tristes  souvenirs 
attachés  à  ma  première  venue,  ou  celle  de  contenter  une 
curiosité  demeurée  entière,  malgré  les  apparences.  Toujours 
est-il  que  la  servante  n'eut  pas  à  me  prier  de  presser  le  pas.  Il 
n'y  eut  pas  besoin  non  plus  de  tirer  des  clés  devant  la  porte  : 
au  bruit  de  notre  approche,  celle-ci  s'ouvrit  d'elle-même  et 
M.  Lormier  parut. 

Tout  de  suite,  à  son  air  tendu,  au  timbre  de  sa  voix,  à  cette 
attente  même  dès  le  seuil,  je  compris  que  l'impassibilité  d'an- 
tan  n'était  plus  de  saison.  J'en  fus  même  effrayé  :  allais-je  me 
heurter  à  un  nouveau  désastre? 

—  Je  tremblais  que  vous  ne  fussiez  déjà  sorti,  murmura-t-il. 

Et  m'entrainant  aussitôt  vers  l'escalier,  il  m'expliqua  briève- 
ment comment  sa  fille  avait  été  prise  une  demi-heure  aupa- 
ravant d'une  crise  de  suffocations  et  de  douleurs  telles  qu'il 
redoutait  une  angine  de  poitrine.  Par  bonheur,  depuis  un 
instant,  le  mal  venait  de  s'apaiser...  Tout  cela  exprimé  en 
termes  concis.  J'admirais  la  netteté  de  l'analyse.  Mais  en  même 
temps,  je  sentais,  derrière  la  façade  des  explications  spécula- 
tives, la  houle  d'un  immense  émoi.  Ah  I  nous  étions  loin  du 
premier  soirl 

Heureusement  pour  tous,  la  supposition  de  M.  Lormier  était 
absurde.  Je  trouvai  sa  fille  étendue  sur  une  chaise-longue,  dans 
la  chambre  du  dernier  étage.  Bien  qu'assez  lasse,  elle  m'expliqua 
à  son  tour  ce  qu'elle  avait  éprouvé.  Elle  aussi  s'exprimait  claire- 
ment, comme  son  père,  et  d'une  manière  encore  plus  nette. 

Après  avoir  écouté,  j'eus  plaisir  à  rassurer  tout  le  monde- 
Rien  de  sérieux,  des  névralgies  passagères,  il  paraissait  même 
inutile  que  je  revinsse.  Je  joignis  à  mon  avis  quelques  propos 
d'usage,  tout  en  considérant  la  pièce,  —  juste  le  temps  de  dé- 
couvrir que  des  fenêtres  on  découvrait  l'hôpital  et  les  deux  rues 
du  Rempart,  —  et  je  m'empressai  de  partir,  d'autant  plus  décidé 
à  me  montrer  discret  que  je  me  sentais  moins  disposé  aie  rester. 

J'étais  déjà  dans  le  corridor  d'entrée  quand  la  voix  de 
M.  Lormier  me  rappela. 

—  Docteur  I  encore  un  mot... 


l'appel  de  la  route.  253 

Etonné  de  le  trouver  derrière  moi,  je  répondis  : 

—  De  quoi  s'agit-il  ? 

—  Entrons  d'abord  dans  mon  cabinetque  voici... 

Sans  attendre  mon  acquiescement,  il  ouvrit  la  porte  de  la 
pièce  bizarre  où  j'avais  attendu  le  premier  soir,  entre  des  outils 
de  serrurier  et  des  sièges  Louis  XVI  authentiques  et  m'obligea 
à  passer  le  premier. 

De  plus  en  plus  surpris,  je  me  laissai  faire,  acceptai  le  siège 
qu'il  m'offrait  et  attendis  qu'il  s'expliquât. 

Cependant,  après  avoir  soigneusement  vérifié  que  personne 
ne  nous  avait  suivis,  il  revenait  devant  moi  et,  silencieux,  me 
considérait.  J'ai  déjà  dit  quels  yeux  étaient  les  siens.  A  ce  mo- 
ment, je  me  sentis  fouillé  par  eux  jusqu'à  l'âme. 

—  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ce  que  vous  nous  avez  dit?  mur- 
mura-t-il  enfin. 

Si  calme  qu'il  s'efforçât  de  paraître,  un  imperceptible  trem- 
blement agitait  sa  voix.  De  même,  ses  mains  qu'il  tenait 
cachées  dans  les  poches  du  veston,  devaient  se  crisper  pour 
résister  à  l'assaut  nerveux  que  subissait  son  corps. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  vrai  ?...  répétai-je.  Mais...  tout...  natu- 
rellement. 

Encore  ses  yeux  s'appesantirent  sur  moi,  mesurant  la  capa- 
cité de  mensonge  professionnel  dont  j'étais  capable.  Il  approcha 
ensuite  d'un  pas. 

—  Etes-vous  seulement  capable  de  la  sauver?  Les  médecins 
peuvent  si  rarement  quelque  chose  ! 

Je  haussai  les  épaules. 

—  Si  c'est  là  votre  inquiétude,  fis-je  assez  rudement,  il 
était  fort  inutile  de  me  retenir  et  de  perdre  votre  temps.  Je 
répète  qu'avant  quinze  jours  ce  sera  une  affaire  oubliée. 

Du  coup,  ses  yeux  m'abandonnèrent. 

—  Quinze  jours!...  quel  délai  1... 

Puis  il  se  mit  à  déambuler  à  travers  la  pièce.  Il  semblait 
avoir  oublié  ma  présence,  absorbé  tout  entier  par  je  ne  sais 
quelle  préoccupation  qui  le  dévorait.  Quand  il  revint  en  face 
de  moi,  je  m'aperçus  avec  étonnement  qu'il  pleurait. 

— -Excusez-moi,  dit-il.  Que  voulez-vous?  je  n'ai  plus  que 
ma  fille... 

—  En  effet,  murmurai-je,  je  comprends  qu'après  le  mal- 
heur qui  vous  a  déjà  frappé... 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II  m'interrompit  : 

—  Vous  n'y  ètos  pas...  pas  du  tout... 
Et  s'asscyant  brusquement: 

—  Quand  j'affirme  n'avoir  plus  que  mafille,  j'entends  par  là 
que  je  n'ai  jamais  eu  qu'elle.  Le  reste... 

D'un  geste  nerveux,  il  sembla  vouloir  bnlayer  h  travers  l'es- 
pace le  reste  dont  il  parlait;  sa  main  ensuite  s'arrêta,  dési- 
gnant la  table  à  dessin  : 

—  Même  cela  ne  compte  plus  ! 

Il  vit  à  mon  air  incertain  que  je  comprenais  de  moins  en 
moins. 

—  Vous  vous  demandez  ce  qu'est  cela?...  Ma  vie  depuis 
vingt  ans,  simplement...  Oui,  monsieur,  pendant  vingt  ans, 
je  n'ai  pas  quille  celle  table,  choisie  d'abord  comme  un  refuge, 
et  devenue  peu  à  peu  la  confidente  de  mes  espoirs.  Quand 
je  m'y  installai,  je  ne  songeais  vraiment  qu'à  m'effaccr. 
J'étais  marié  depuis  six  mois  à  peine.  Il  se  trouvait  que  j'avais 
rêvé  d'un  certain  mariage,  d'une  certaine  tendresse,  enfin  de 
choses  qui  n'existent  pas,  puisque  précisément  on  en  rêve.  Par 
bonheur,  la  réalité  est  là  qui  vous  redresse  sans  tarder,  et  com- 
prenant mon  tort,  j'avais  décidé  de  me  faire  oublier  et  d'ou- 
blier moi-même...  Un  homme  qui  s'enferme  toute  la  journée 
dans  une  pièce,  qui  n'ouvre  la  bouche  que  pour  répondre  : 
«  Comme  il  vous  plairai  »  ou  bien  :  «  Faites  à  votre  gré,  »  cet 
homme,  vous  l'avouerez,  peut  bien  passer  pour  absent  de  chez 
lui?  On  finit  même  par  ne  plus  s'apercevoir  qu'il  est  en  vie. 
Donc,  au  début,  je  ne  prétendais  que  m'eff&cer.  Je  perdais  le 
temps,  sans  but.  Je  ne  travaillais  pas,  je  flânais...  J'ai  flâné 
jusqu'à  l'heure  où  une  pensée  vint  transformer  le  flâneur  que 
j'étais  en  chercheur  obstiné.  Celle  pensée,  —  n'en  souriez 
pas,  vous  auriez  tort,  —  celte  pensée  était  la  suivante  :  Si  l'on 
m'interdisait  d'élever  à  mon  gré  ma  fille,  si  je  passais  à  ses 
yeux  pour  un  homme  mort,  ou  insignifiant,  ce  qui  est  pire, 
du  moins  avais-je  le  pouvoir  de  lui  procurer  la  fortune.  Com- 
ment?... Mais  avec  cela,  Monsieur  I...  Avec  cela,  vous  dis-je, 
soulevé  par  la  chimère,  dans  ia  fièvre,  dans  le  désespoir,  dans 
l'ivresse,  je  n'ai  plus  cessé  de  poursuivre  la  découverte  qui 
devait  doter  ma  fille  I  Et  le  plus  extraordinaire  n'est  pas  encore 
dit  :  cetle  découverte,  je  l'ai  réalisée  I...  Tenez,  c'était  quelques 
jours  à  peine  avant  la  nuit  où  vous  fûtes  appelé...  Subitement, 


i/ArrEL  de  la  iioute.  255 

la  lumière  s'est  faile.  On  UUonno,  on  erre,  on  doute  pendant  un 
quart  de  vie  :  puis,  tout  à  coup,  l'idée,  —  une  toute  petite  idée 
qui  semble  insignifiante,  —  passe,  et  c'est  fini,  on  lient  le  miracle 
au  bout  du  doigt;  Je  voûtais  la  fortune  pour  Geneviève  :  elle  est 
là,  sur  la  table!...  Hé  bien  1  monsieur,  croyez-m'en,  si  vous 
pouvez,  depuis  trois  mois  qu'elle  y  est,  je  l'y  laisse  et  je  ne  m'en 
soucie  plus  !  Ah  !  c'est  qu'aussi  depuis  trois  mois,  j'ai  repris  pos- 
session de  ma  fille  1  Trois  mois  d'un  rapprochement...  inelTable... 
Vous  ne  connaissez  pas  Geneviève,  cela  va  de  soi  :  une  àme  de 
feu,  un  cerveau  dont  les  éclairs  me  déconcertent,  un  cœur  de 
cristal...  enfin  elle  m'aime!  Elle  m'avait  plaint!  Ah!  trouver 
cela  est  autre  chose,  je  pense,  qu'inventer  une  mécanique  quel- 
conque, dùt-elle  rapporter  des  millions!  Je  vous  demande  un 
peu  à  quoi  ils  serviraient  aujourd'hui?  On  nous  offrirait  l'uni- 
vers, qu'en  ferions-nous,  puisque  désormais  nous  sommes  là, 
tous  les  deux,  tout  près?...  Autant  proposer  de  traîner  la 
jambe  dans  la  plaine,  à  qui  respire  l'air  sur  un  sommet!  Un 
sommet,  voilà  le  mot  qui  rend  exactement  où  nous  en  sommes 
Seulement,  il  est  de  règle  que  le  sommet  attire  la  foudre.  Ce 
malin,  elle  est  tombée.  Comment  rendre  ce  que  j'ai  senti?  J'ai 
vu  le  sol  s'effondrer,  j'ai  roulé  dans  le  vide,  j'en  tremble  encore, 
et  c'est  pourquoi  je  vous  demande,  je  vous  conjure  en  grâce  de 
ne  pas  me  leurrer  :  est-il  vrai,  absolument  vrai, que  j'aie  le  droit 
de  me  rassurer,  et  que  bientôt,  dans  quelques  jours,  mais  en 
toule  certitude,  nous  nous  retrouverons  comme  avant? 

Il  s'arrêta  enfin.  Il  avait  joint  les  mains  à  la  manière  d'un 
suppliant.  Il  ne  se  rendait  probablement  pas  compte  d'avoir 
parlé  aussi  longuement.  Et  moi,  je  l'dcoutais,  abasourdi  par  ces 
confidences  imprévues  où  transparaissaient  à  la  fois  l'aveu  d'une 
vie  de  ménage  invraisemblable  et  celui  d'une  passion  pater- 
nelle telle  que  je  n'en  avais  pas  encore  rencontrée.  Divaguait- 
il?  D'un  inventeur  tout  est  possible,  surtout  quand  il  prétend 
tenir  des  millions  au  bout  de  son  compas  ;  mais  le  reste  eùt-il  été 
un  rêve  que  son  angoisse,  elle,  demeurait  certaine  et  poignante. 
Touché  de  compassion,  je  répondis  donc  : 

—  Je  vous  jure  que  vous  n'avez  rien  à  craindre.  Si  cela 
peut  d'ailleurs  aider  à  vous  rassurer,  je  reviendrai. 

Il  eut  un  cri  : 

—  Oui,  souvent...  tous  les  jours...  ne  fût-ce  que  pour  me 
le  répéter! 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Puis  je  le  vis  rougir.  La  conscience  du  présent  lui  revenait. 

—  Je  vous  demande  pardon,  poursuivit-il  d'un  air  gêné, 
j'en  ai  peut-être  trop  dit. 

—  Bah!  répliquai-je,  un  médecin  peut  tout  entendre,  puis- 
qu'il se  tait. 

Nous  nous  levâmes  ensuite  avec  uno  hâte  involontaire.  Il 
me  reconduisit  jusqu'à  l'entrée. 

Sur  le  seuil,  pris  d'un  doute,  je  demandai  encore  : 

—  Ya-t-il  indiscrétion  à  savoir  sur  quoi  porte  la  découverte? 
Il  haussa  les  épaules  : 

—  Peu  de  chose,  une  lampe  électrique  nouvelle  qui,  à  prix 
égal,  donne  le  double  de  lumière.  A  demain,  peut-être? 

—  A  demain,  puisque  vous  y  tenez. 

II 

Fidèle  à  ma  promesse,  je  revins,  durant  quatre  ou  cinq 
jours,  chaque  matin.  S'il  faut  l'avouer,  un  si  beau  zèle  n'avait 
pas  pour  objet  unique  de  calmer  des  inquiétudes  reconnues 
illusoires  dès  le  début,  mais,  après  avoir  entrevu  le  père,  j'étais 
devenu  curieux  de  la  fille. 

Hasard  ou  calcul  réfléchi,  M.  Lormier,  hélas!  s'attachait  à 
mes  pas  dès  l'arrivée,  pour  ne  me  lâcher  qu'à  la  sortie.  Quant 
à  Mlle  Lormier,  aussi  calme  que  son  père  l'était  peu,  elle  se 
montrait  avare  de  paroles  et  toujours  désireuse  de  couper  au 
plus  court.  A  ce  régime,  je  pouvais  revenir  indéfiniment  sans 
découvrir  en  elle  autre  chose  qu'une  intelligence  évidente  et 
une  froideur  qui  ne  l'était  guère  moins. 

Tant  de  réserve,  loin  de  me  décourager,  m'excita  au  jeu. 
Sans  me  tenir  pour  battu,  quand  le  jour  vint  de  signifier  à  ma 
malade  que  je  lui  rendais  sa  liberté,  je  n'hésitai  donc  pas  à 
annoncer  que  je  reviendrais  encore  m'assurer  de  la  parfaite 
convalescence,  mais  je  n'eus  garde  de  fixer  une  date. 

—  Je  profiterai,  dis-je,  de  la  première  occasion  qui  me 
ramènera  dans  le  quartier. 

On  acquiesça,  et  je  laissai  passer  une  semaine  environ, 
jusqu'au  jour  où,  apercevant  depuis  ma  fenêtre  M.  Lormier, 
canne  en  main  et  l'allure  preste,  en  train  de  se  diriger  vers  la 
rue  Bourg-Voisin  qui  est  à  l'opposé  du  Rempart,  je  songeai  : 
«  Voici  l'occasion  de  trouver  la  fille  seule.  »  Aussitôt  je  partis 


L APPEL    DE    LA    ROUTE.  2")7 

à  mon  tour.  A  supposer  que  M!le  Lormier  fût  demeurée  chez 
elle,  j'étais  bien  sûr  cette  fois  de  rattraper  mon  avance  et 
d'éclairer  la  nuit  qui  m'intriguait. 

Non  seulement,  M119  Lormier  n'était  pas  sortie,  mais  je  fus 
accueilli  par  un  :  «  Je  comptais  vous  voir  paraître,  »  qui,  à 
défaut  de  sourire,  me  donna  tout  de  suite  à  penser. 

Je  répliquai,  de  l'air  le  plus  naturel  du  monde  : 

—  J'avais  promis  de  profiter  de  la  première  course  au  Rem- 
part pour  vérifier  que  votre  guérison  est  complète.  Me  voici 
fidèle  à  la  parole  donnée.  Comment  vous  trouvez-vous? 

—  Tout  à  fait  bien. 

—  Rien  de  particulier  à  signaler? 

—  Absolument  rien. 

—  Allons!  voilà  de  quoi  enchanter  votre  père! 

Et  parfaitement  décidé  à  ne  point  lâcher  la  place,  toutefois 
avec  un  air  de  complète  bonhomie,  je  pris  le  siège  qu'on  ne 
m'offrait  pas. 

—  Mais,  repris-je,  je  n'entends  pas  M.  Lormier;  aurais-je  la 
malchance  de  ne  pas  le  rencontrer? 

M,le  Lormier  me  regarda  fixement  : 

—  Ne  le  saviez-vous  pas? 

Je  fus  surpris  en  même  temps  de  constater  combien  son 
regard  à  ce  moment  rappelait  celui  de  la  morte. 

—  Comment  l'aurais-je  appris  ? 

—  Je  pensais  que  demeurant  sur  la  place,  vous  l'aviez  vu 
passer. 

Une  telle  clairvoyance  ne  parvint  pas  à  me  déconcerter. 

—  Tant  pis,  expliquai-je  en  afTectant  un  entier  détache- 
ment :  il  en  sera  quitte  pour  se  contenter  du  rapport  que  vous 
lui  rendrez  d'ailleurs  avec  votre  précision  coutumière. 

Puis,  achevant  de  m'installer  sur  ma  chaise,  paisiblement  je 
commençai  de  regarder  autour  de  nous. 

Au  fait,  je  n'ai  pas  encore  dit  où  nous  étions.  Il  s'agit  tou- 
jours de  la  chambre  du  troisième  étage  où  je  n'avais  cessé  de 
soigner  Mlle  Lormier.  Ayant  cette  fois  le  loisir  de  l'inspecter,  je 
tentai  d'analyser  les  raisons  de  l'impression  revêche  qu'elle 
produisait.  Ceci  frappait  à  première  vue  qu'on  n'y  apercevait, 
en  guise  d'ornements,  aucune  des  niaiseries  chères  aux  jeunes 
personnes.  Pas  de  vide-poches:  point  de  photographies  encadrées 
avec  des  rubans,  encore  moins  de  filet  brodé  :  mais  des  meubles 

TOME    LXV.    1921.  H 


2o8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nus,  qui  manquaient  de  style;  sur  la  cheminée,  un  Christ  entre 
deux  torchères  de  bronze  coulé;  sur  le  sol,  une  simple  sparte- 
rie.  Urcf  l'ensemble  d'un  garni  de  couvent,  et  sur  toutes  choses 
l'air  glacé  de  celle  qui  vivait  là. 

Autre  remarque  :  lorsque  j'étais  entré,  M"e  Lormicr  ne  tra- 
vaillait pas  des  doigts  ainsi  qu'il  sied,  en  province,  chaque  fois 
qu'une  demoiselle  reçoit.  Installée  à  sa  fenêtre  comme  h  un 
observatoire,  elle  tenait  un  livre  à  la  main,  et  quand  elle  l'eut 
déposé  sur  le  guéridon  qui  nous  séparait,  ma  surprise  fut 
grande  à  déchiffrer  son  litre.  C'était  le  Discours  sur  les  passions 
de  l'amour,  c'est-à-dire  de  beaucoup  l'œuvre  la  plus  inattendue 
chez  une  fille  laide  et  vivant  sans  relations  à  Semur,  tout  au 
fond  du  Rempart. 

Je  note  ces  détails  au  passage.  Ils  aideront,  je  pense,  à  vous 
orienter  à  travers  les  sinuosités  de  l'entretien  qui  va  suivre.  Si 
décousu  que  celui-ci  paraisse,  croyez  aussi  que  j'en  ai  gardé  un 
souvenir  très  fidèle,  tant  il  me  parut  révélateur. 

Quand  M"e  Lormicr  eut  reconnu  que  non  seulement  je 
m'installais,  mais  prétendais  en  outre  me  taire  et  laisser  venir, 
elle  haussa  les  épaules  et  reprit  : 

—  J'imagine,  puisque  vous  ne  dites  rien,  que  vous  avez  une 
communication  à  me  faire.  N'hésitez  plus.  J'aime  aller  au  but 
sans  détours  inutiles. 

Il  m'apparut,  en  l'écoutant,  qu'elle  savait  prêcher  d'exemple  : 
mais  il  y  a  des  façons  qui  coupent  court  aux  meilleures  volontés 
d'entretien. 

—  Oui  et  non,  répliquai-je. 

—  Puisque  j'ai  deviné  l'essentiel,  rassurez-vous  et  parlez. 

—  Il  est  vrai,  mademoiselle,  et  bien  que  vous  ne  paraissiez 
pas  beaucoup  m'y  encourager,  que  j'avais  résolu  de  profiter  de 
cette  visite  du  médecin,  —  la  dernière  d'ici  longtemps,  espé- 
rons-le, —  pour  vous  faire  part  de  sentiments  amicaux  proba- 
blement déjà  devinés.  Au  cours  d'épreuves  récentes,  je  n'ai  pas 
été  sans  m'atlachcr  vraiment  à  votre  père.  Ce  que  j'ai  vu  de  lui 
me  prouve  qu'il  vous  aime...  au  delà  des  mesures  habituelles. 
J'imagine  que  vous  le  lui  rendez.  De  tels  sentiments  sont  rares  : 
ils  peuvent,  suivant  les  circonstances,  devenir  une  source  de 
joies  exceptionnelles  ou  de  douleurs  sans  égales.  De  toutes 
manières,  vous  me  trouverez  prêt  à  les  servir.  Si  donc  vous 
avez  jamais  à  utiliser  mon  dévouement,  pour  votre  père  ou  pour 


L  APPEL    DE    LA    ROUTE.  259 

vous-même,  je  vous  serai  obligé  de  n'y  pas  apporter  de  scrupules., 
Il  va  de  soi  que  j'avançais  assez  péniblement  dans  mes 
phrases.  Je  n'ai  pas  coutume  d'improviser  De  plus,  je  me  sen- 
tais suivi  sans  indulgence.  Tournée  vers  moi,  iM"e  Lormier 
avait  moins  l'air  d'écouler  ce  que  je  disais,  que  de  chercher 
quelle  arrière-pensée  me  guidait. 

—  Qu'entendez-vous  par  là?  dit-elle  enfin. 

—  Mais...  rien  que  ce  que  j'exprime  :  n'en  ôtez  rien,  n'y 
ajoutez  rien. 

Puis  j'alTeclai  de  regarder,  moi  aussi,  par  la  fenêtre  et  pour 
changer  de  sujet  : 

—  Vous  commandez  ici,  je  le  vois,  toutes  les  rues  d'accès.  On 
ne  saurait  approcher,  sans  être  signalé  du  haut  de  votre  lourl 

Mlle  Lormier  redemanda,  paisible  : 

—  Oui,  que  faut-il  entendre  par  «  amitié  »  et  ces  offres 
vagues  auxquelles,  je  l'avoue,  le  passé  ne  m'a  pas  préparée? 

Je  m'efforçai  de  sourire. 

—  Mon  Dieu  I  mademoiselle,  n'allons  pas  supposer  plus 
qu'il  n'y  a  :  je  répète  qu'un  jour  ou  l'autre,  vous  pouvez  avoir 
besoin  soit  d'une  aide  amicale,  soit  d'une  démarche,  enfin  d'un 
de  ces  riens,  fréquemment  à  la  portée  d'un  habitant  du  pays,  et 
au  contraire,  délicats  si  c'est  une  jeune  fille  seule  qui  s'en 
occupe.  Dans  ce  cas,  rappelez-vous  que  j'existe,  usez  de  moi, 
vous  et  votre  père...  c'est  tout. 

Un  pli  d'ironie  tendit  les  lèvres  de  Mlle  Lormier. 

—  En  cas  de  mariage,  par  exemple,  vous  vous  chargeriez 
des  enquêtes? 

Je  répétai,  sans  relever  la  raillerie  : 

—  En  cas  de  mariage  ou  en  tout  autre. 
Subitement,  je  vis  les  yeux  traversés  par  une  lueur  : 

—  Voyons,  cher  monsieur,  n'èles-vous  plus  sérieux?  Je 
sais  lire  dans  ma  glace. 

Et  comme  j'esquissais  un  geste  de  protestation  : 

—  Parfait;  vous  demeurez  poli,  mais  n'en  pensez  pas  moins. 
Qui  songerait  à  épouser  le  laideron  que  je  suis? 

—  Cependant,  mademoiselle,  sans  accepter  ce  que  vous 
dites,  ne  puis-je  rappeler  qu'on  n'épouse  pas  qu'un  visage? 

—  Alors  une  dot?  La  mienne  est  mince. 

—  Qu'en  savez-vous? 

—  Vous  croyez  aux  inventions  de  mon  père? 


-(>0  REVUE  DES  DEUX  .MONDES. 

—  Je  vois  que  vous  êtes  au  courant. 

—  Mon  père  ne  me  cache  riep,  pas  même  ses  illusions... 
Pauvre  père  I  il  s'en  fera  jusqu'à  la  mort. 

—  A  mon  tour,  interrompis-je,  me  permettrez-vous  de 
craindre  que  vous  ne  vous  en  fassiez  pas  assez? 

Elle  eut  un  mouvement  de  têle  singulier. 

—  Vous  vous  trompez.  Les  miennes  sont  assez  grandes  pour 
diriger  ma  vie. 

Et  elle  conclut  : 

—  Enfin,  merci  pour  vos  bonnes  intentions  :  soyez  certain 
qu'il  vous  en  sera  tenu  compte. 

Je  me  levai,  croyant  à  un  congé,  mais  il  paraît  qu'elle 
n'était  plus  pressée  de  me  renvoyer. 

—  Pourquoi  n'attendez-vous  pas?  Mon  père  sera  ici  dans 
cinq  minutes  et  vous  seul  parvenez  à  le  rassurer. 

Je  répliquai  sans  conviction  : 

—  C'est  que...  j'ai  encore  beaucoup  à  faire. 

—  Tant  que  cela?  Je  ne  m'en  doutais  pas... 
■ —  Soit,  encore  un  instant. 

Je  revins  à  ma  chaise.  J'étais  à  la  fois  retenu  et  déconcerté 
par  l'attitude  de  cette  étrange  fille,  tour  à  tour  accueillante  et 
hostile. 

—  Vous  avez  dû  très  mai  me  juger,  fit-elle,  voyant  que 
j'hésitais  à  renouer  l'entretien. 

—  Quand? 

—  A  la  mort  de  ma  mère. 

—  Je  ne  me  le  serais  pas  permis.  Je  suis  trop  convaincu 
qu'il  y  a  toutes  les  formes  de  chagrin.  Celles  qui  se  taisent  ne 
sont  pas  les  moins  vives. 

Ses  yeux  semblèrent  soudain  se  perdre  au  loin. 

—  Ma  mère  avait  une  manière  à  elle  de  nous  aimer.  On 
ne  choisit  pas  toujours  celle  que  les  autres  souhaitent  :  cela 
n'empêche  pas  d'aimer  vraiment... 

—  Il  y  a  même  des  bonnes  volontés  qui  font  beaucoup  souf- 
'frir,  murmurai-je. 

Mlle  Lormier  haussa  les  épaules. 

—  Elles  valent  mieux  que  rien.  En  somme,  j'adore  mon 
père,  mais  je  comprends  aussi  très  bien  ma  mère. 

Pour  le  coup,  c'est  moi  qui  ne  suivais  plus.  Elle  dut  le  sen- 
tir, car  elle  poursuivit  : 


l'appel  de  la  route.  2G1 

—  Si  jamais  je  m'avisais  d'aimer,  je  crois  que,  moi  non 
plus,  je  ne  regarderais  pas  aux  moyens. 

—  Le  bonheur  de  l'autre  vient  ensuite,  s'il  peut,  continuai- 
je,  un  peu  railleur.  Votre  père,  par  exemple... 

—  Oh!  je  ne  prétends  juger  personne,  mais  j'imagine  que 
mon  père,  s'il  s'y  était  prêté,  aurait  pu  être  heureux. 

Je  m'abstins  de  répondre.  Elle-même,  sans  doute,  ne  tenait 
pas  à  insister,  car  elle  était  revenue  à  sa  croisée. 

Il  se  fît  un  silence.  M.  Lormier  décidément  ne  rentrait  pas. 

—  Quoil  reprit  M119  Lormier,  déjà  quatre  heures?  Voici 
l'abbé  Valfour  qui  sort  de  l'hôpital. 

—  Je  vois  que  vous  connaissez  les  habitudes  de  chacun. 

—  C'est  vous-même  qui  l'avez  dit  :  j'observe,  du  haut  de 
ma  tour. 

—  L'abbé  Valfour  était,  je  crois,  aux  obsèques  de  votre  mère? 

—  Nous  le  connaissons  un  peu  et  il  la  confessait. 

—  Votre  mère  était  très  pieuse,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  plus  que  moi. 

—  Ne  le  seriez-vous  pas? 

—  Vous  avez  envie  d'être  scandalisé? 

—  En  aucune  manière. 

—  Avant  de  répondre,  qu'entendez-vous  par  être  pieuse? 
Je  ne  pus  retenir  un  sourire. 

—  C'est  difficile  à  préciser,  en  effet.  J'imagine  qu'être 
pieuse  consiste  principalement  à  suivre  avec  conscience  les 
prescriptions  de  l'Église. 

—  Et  à  faire  maigre  le  vendredi? 

—  Par  exemple. 

M1U  Lormier  eut  un  nouveau  coup  d'œil  ironique  de  mon 
côté. 

—  Là  encore,  nous  ne  parlons  pas  de  même.  Si  j'étais  vrai- 
ment pieuse,  j'aimerais  Dieu  à  la  folie,  c'est-à-dire  jusqu'à 
l'extrême  et  sans  réserve. 

—  Ce  qui  signifie  que  vous  en  mettez  une  pour  le  moment? 

—  Il  est  possible. 

Mais  en  même  temps,  elle  examinait  le  Christ  qui  décorait  la 
cheminée.  Curieuse  fille,  décidément,  tenant  tour  à  tour  des 
propos  de  vieillard  désabusé  et  d'amoureuse  exaltée  I 

—  Qu'est-ce  qu'aimer  jusqu'à  l'extrême  et  sans  réserve? 
continuai-je,  songeur. 


2G2 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Mais  coite  fois,  elle  m'arrêta  vivement  : 

—  Vous  n'êtes  pas  l'abbé  Val  four;  ne  comptez  pas  le  rem- 
placer. Je  déleste  d'ailleurs  me  confesser. 

—  Vous  avez  raison  :  ce  sont  la  matières  secrètes.  On  en 
disserte,  tant  qu'elles  sont  loin  :  on  se  tait,  dèsqu'elles  paraissent. 

—  Alors,  soyez  rassuré  :  vous  èles  témoin  que  j'ose  en  parler. 

—  Nous  serons  même  deux  à  pouvoir  témoigner,  acheva 
Al.  Lormier  derrière  moi. 

Je  me  retournai  vivement  :  il  avait  poussé  la  porte  sans 
bruit  et  nous  écoutait  déjà  depuis  un  instant. 

Il  y  a  des  choses  qu'on  ne  dit  point  et  qui  s'entendent  plus 
clairement  que  si  on  les  prononçait.  L'accent  de  M.  Lormier, 
son  visage,  son  maintien  n'exprimaient  rien  de  particulier  :  et 
cependant,  avant  qu'il  eût  achevé  sa  phrase,  j'avais  déjà  com- 
pris que,  se  méprenant  au  sens  de  nos  paroles,  et  convaincu  d'in- 
terrompre une  tentative  de  déclaration,  il  avait  envie  de  me 
jeter  par  la  fenêtre. 

Résolu  de  faire  tête  à  cette  situation  absurde,  je  montrai  le 
livre  déposé  sur  le  guéridon  : 

—  Votre  fille,  Monsieur,  me  parait  s'adonner  à  des  lectures 
bien  dangereuses,  lui  dis-je  gaiement.  Pascal  a  mal  fini  :  prenez 
garde  qu'elle  ne  l'imitel 

M.  Lormier  tenta  en  vain  d'esquisser  un  rire  qui  répondit 
au  mien. 

—  Craindriez-vous  que  le  jansénisme  ne  lui  monte  à  la 
tète  ? 

—  Pis  que  cela  :  l'amour  de  Dieu!  c'est  elle  qui  vient  de 
l'affirmer.  Soyons  justes  toutefois  :  il  n'est  plus  question  d'autre 
danger.  J'ai  ainsi  le  plaisir  de  vous  promettre  que  je  ne  repa- 
raîtrai que  sur  convocation  spéciale. 

Soit  pour  couper  court  à  l'incident,  soit  qu'elle  n'eût  point 
remarqué  que  j'étais  déjà  levé,  Mlle  Lormier,  de  son  côté, 
demanda  sans  transition  : 

—  Hé  bien  1  père,  quelles  nouvelles  du  notaire?  Tu  n'as  pas 
l'air  content. 

AI.  Lormier  se  détourna  vivement. 

—  Si...  si...  absolument. 

Et  je  sentis  encore  qu'il  aurait  souhaité  que  la  question  ne 
fût  pas  posée  en  ma  présence.  11  était  écrit  que  nous  manque- 
rions tous  d'à-propos. 


l'appel  de  la  route.  263 

—  Adieu,  dis-jo,  il  s'agit  d'afluires.  Je  no  veux  pas  être 
indiscret. 

Les  serrements  de  main  d'usage  s'échangèrent;  je  m'esqui- 
vai. Contrairement  à  son  habitude,  M.  Lonnier  n'avait  pas 
tente'  de  m 'accompagner... 

Dehors,  la  promenade  du  Uempart  s'offrait  toute  proche;  je 
ne  sus  pas  résister  à  son  appel  et,  installé  sur  un  banc,  laissai 
courir  ma  rêverie. 

Devant  moi  ne  s'élevaient  que  des  collines  riantes3  Deux 
enfants  demi-nus  s'ébatlaient  à  l'extrémité  de  la  pelouse.  En 
ce  lieu  plein  de  silence,  leurs  rires  éclataient  comme  une  fleur 
rouge  au  centre  d'un  parterre  sombre.  Partout  ailleurs  un 
calme  doux  et  la  sérénité  poignante  des  ombrages  qui  ont  vu  les 
générations  disparaître  l'une  après  l'autre,  sans  cesser  de  rever- 
dir. Devant  cette  magnifique  indifférence  de  la  nature, 
qu'étaient  les  Lormier,  les  petites  curiosités  qui  m'avaient 
tourmenté  a  leur  égard,  et  même  l'imperceptible  désillusion 
que  je  ramenais  de  ma  visite?  Cependant  je  n'aurais  pu  songer 
à  autre  chose. 

11  est  rare  que  se  découvre  tout  de  suite  le  mobile  profond 
qui  a  guidé  nos  actes.  En  voulant  connaître  mieux  M"e  Lor- 
mier, j'avais  cru  d'abord  n'obéir  qu'à  un  goût  d'indiscrétion 
désintéressée  que  je  confesse,  et  qui  s'irrite  d'autant  plus  qu'on 
alîecte  de  le  délier.  La  vérité,  autrement  complexe,  était,  je  le 
reconnaissais  maintenant,  que  j'espérais  découvrir  beaucoup 
plus  que  des  précisions  sur  un  caractère,  la  nature  môme  du 
lien  unissant  entre  eux  des  êtres  aussi  dissemblables  que  le 
père  et  la  fille.  Inconsciemment,  j'avais  pressenti  que,  diffé- 
rents à  ce  degré,  ils  devaient  vivre  sous  la  perpétuelle  menace 
de  conflits  irrémédiables.  Mlle  Lormier  m'intéressait  moins  en- 
core que  le  drame  souterrain  minant  peut-être  deux  vies,  en 
apparence  si  parfaitement  unies. 

Vous  souriez  :  je  parle  de  drame,  alors  qu'il  n'y  a  eu  de- 
vant nous  jusqu'à  présent  qu'une  maison,  des  personna:. 
quelconques  et  l'extérieur  le  plus  paisible  qui  soit.  Mais,  en 
province,  plus  l'extérieur  est  dépourvu  de  rides,  plus  les  gens 
s'efforcent  d'être  pareils  à  tout  le  monde,  et  moins  on  doit  y 
croire.  Ici  d'ailleurs,  n'avais-je  pas  eu  pour  aiguiller  mes  soup- 
çons l'aveu  d'un  passé  déjà  singulièrement  troublé,  auquel  la 
mort  seule  avait  mis  fin? 


I 


~2l\\  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bref,  quels  qu'aient  pu  être  mes  désirs  secrets,  un  seul  point 
apparaissait  désormais  évident,  et  c'était,  qu'ayant  entrevu 
un  instant  chacun  des  deux  Lormier,  j'avais  de  fortes  chances 
pour  ne  plus  jamais  les  approcher.  On  voit  de  môme  une  barque 
se  détacher  de  la  rive  où  elle  semblait  amarrée,  et  fuir  sans  vous 
laisser  le  loisir  de  reconnaître  qui  la  monte.  Après  tout,  si 
c'est  une  déception,  il  en  existe  de  plus  cruelles.  Résigné,  je 
m'efforçai  donc  d'accueillir  celle-ci  avec  bonne  humeur,  et 
las  de  philosopher,  je  m'apprêtais  à  regagner  la  ville,  quand 
soudain  j'aperçus  de  nouveau  M.  Lormier.  Au  rebours  de  mon 
attente,  la  barque  restait  en  vue  :  je  devais  encore  longtemps 
suivre  ses  passagers. 

Il  approcha  de  moi,  rapidement,  l'air  gêné. 

—  Hé  quoi  !  m'écriai-je,  aurais-je  par  hasard  oublié  de  faire 
une  ordonnance  ? 

Je  m'étais  efforcé  de  prendre  un  accent  jovial  :  par  contraste, 
son  expression  soucieuse  n'en  devint  que  plus  visible. 

—  Non,  dit-il,  mais  vous  ayant  vu  entrer  ici  et  sachant  que 
la  promenade  n'a  qu'une  issue,  j'espérais  bien  vous  joindre. 
Au  cas  où  vous  ne  seriez  pas  trop  pressé,  j'aurais  voulu  aussi... 
enfin  je  tiendrais  à  vous  entretenir  de  choses...  particulières... 

—  Rien  de  plus  simple  :  voici  une  place  qui  nous  attend. 
En  même  temps,  je  montrai  le  banc  sur  lequel  j'étais  assis 

auparavant. 

—  Merci,  je  préfère  marcher. 

—  A  votre  gré...  De  quoi  s'agit-il  encore? 

Et  prenant  son  bras,  je  l'entraînai  vers  la  terrasse.  Il  hésita, 
puis  avec  un  peu  d'effort  : 

—  Je  suis  sans  fausse  honte,  commença-t-il,  et  tiens  d'abord 
a  m'excuser. 

—  De  quoi,  grand  Dieu? 

—  Oh!  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi.  En  ne  m'obligeant 
pas  à  préciser,  vous  me  prouverez  que  vous  ne  m'en  voulez 
plus...  A  peine  éliez-vous  parti  que  ma  fille  me  contait  votre 
entretien  :  —  elle  ne  me  cache  jamais  rien,  cela  va  de  soi. 
Mis  au  courant  des  sentiments  que  vous  veniez  de  témoigner 
pour  tous  les  deux,  il  m'a  semblé  désirable  de  ne  pas  remettre 
mon  remerciement.  Elle  et  moi,  croyez-le,  sommes  touchés... 
extrêmement. 

Je  me  contentai  d'acquiescer  d'un  signe  de  tète.  Excuses  et 


L'APPEL    DE    LA    ROUTE.  26Î) 

remerciements  ne  me  paraissaient  ni  si  urgents  ni  même  utiles. 

—  ...  Le  plus  délicat  enfin  reste  à  dire...  acheva-t-il  avec 
un  embarras  croissant.  Consentiriez-vous  à  me  laisser  mettre  à 
l'épreuve  sur  l'heure  le  dévouement  que  vous  nous  offrez  et 
dont  je  ne  doutais  pas,  quoi  qu'il  y  parût?... 

Celte  fois,  du  .moins,  le  but  véritable  de  son  retour  appa- 
raissait. Je  répondis,  intrigué  : 

—  Mais...  certainement!...  Que  désirez-vous  que  je  fasse? 

—  Rien  que  répondre  à  ma  question  :  qu'avez-vous  appris 
chez  le  notaire? 

Je  l'abandonnai  stupéfait  : 

—  Quel  notaire? 

—  Le  mien...  cela  va  de  soi. 

—  En  vérité,  cher  monsieur,  vous  me  voyez  tout  à  fait  dé- 
routé. J'ignore  qui  est  votre  notaire.  Personne  ne  m'a  jamais 
parlé  de  vous.  Si  donc  vous  désirez  que  je  sache  quelque  chose, 
c'est  à  vous  de  me  l'apprendre. 

Il  parut  réfléchir. 

—  Soit...  je  vous  crois... 

Son  visage  parut  ensuite  se  détendre.  A  coup  sûr,  sans  savoir 
de  quelle  manière,  je  venais  de  dissiper  en  lui  une  prévention 
dernière,  demeurée  en  dépit  des  protestations  qui  avaient 
précédé. 

—  A  défaut  du  notaire,  ce  sera  donc  moi  qui  vous  mettrai 
au  courant,  reprit-il  d'un  ton  plus  libre.  Je  vous  ai  avoué, 
l'autre  jour,  que  j'avais  jadis  rêvé  la  fortune  pour  ma  fille. 
Admirez  l'ironie  de  la  vie  :  je  viens  d'apprendre  que  cette  for- 
tune existe  et  qu'il  est  inutile  de  la  conquérir.  Grâce  à  ma 
femme,  qui  s'occupait  de  tout  sans  me  rien  dire,  nous  sommes 
riches,  trop  riches,  et  non  seulement  je  n'en  éprouve  aucune 
satisfaction,  mais  je  tremble...  au  point  de  vous  supplier,  si 
le  bruit  en  courait,  de  vouloir  bien  le  démentir.  Pour  tout  le 
monde,  Geneviève  doit  rester  pauvre. 

Il  n'exagérait  pas  :  il  tremblait,  en  effet. 

—  Et  pourquoi  ce  mensonge?  murmurai-je  interdit. 

—  Pourquoi?...  parce  que  si  Geneviève  se  marie  un  jour,  — 
ce  qui  est  possible  et  je  n'aurai  garde  de  m'y  opposer,  —  je  ne 
veux  pas  ajouter,  aux  risques  courus  normalement,  celui  d'un 
calcul  intéressé  chez  l'homme  qui  me  la  prendrai 

Il  tremblait  toujours,  mais  à  travers  les  derniers  mots  avait 


2GG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passé  je  ne  sais  quelle  vibration  de  colère  ;  j'eus  la  sensation 
que  de  toutes  les  forces  de  son  être  il  se  dressait  à  l'avance 
contre  le  ravisseur  inconnu,  qu'il  évoquait. 

—  N'y  a-t-il  pas  danger,  pour  le  moins  équivalent,  à  donner 
à  votre  fille  figure  de  parti  sans  dot?  répondis-je  froidement. 

Il  haussa  les  épaules  : 

—  La  préserver  de  la  plus  basse  des  duperies,  d'abord  I 

—  Sans  la  consulter? 

—  Ne  suis-je  pas  le  meilleur  juge,  ayant,  hélas  1  une  expé- 
rience qu'elle  n'a  pas?  Le  notaire,  bien  entendu,  a  juré  qu'il  se 
tairait  :  mais,  dans  une  étude  où  tout  le  monde  passe,  quel 
secret  voulez-vous  qu'on  garde? 

Il  s'interrompit,  hésita  de  nouveau,  puis  brusquement  : 

—  Et  tenez,  l'avouerai-je?  si  tout  à  1  heure  j'ai  paru  troublé 
en  vous  découvrant  en  tôte  à  tête  avec  Geneviève,  vous  qui 
auparavant  n'aviez  jamais  cherché  seulement  à  la  mieux 
connaître,  c'est  que  tout  de  suite  j'ai  pensé  :  «  Voilà  !  il  sait  et 
il  commence  1  »  Absurde,  n'est-ce  pas?  Oui,  je  m'en  rends 
compte,  et  je  vous  demande  encore  pardon...  Mais  demain  I  un 
autre  paraîtra,  et  ce  sera  vrai!  Que  dis-je,  demain?...  Suis-je 
assuré  qu'il  n'a  pas  pris  les  devants,  qu'il  n'est  pas  dès  ce  soir 
installé  dans  l'àrne  de  ma  fille?...  Pour  me  rendre  un  peu  de 
sécurité,  il  faut,  je  le  répète,  qu'aux  propos  qui  vont  courir, 
un  homme  comme  vous,  autorisé,  reconnu  pour  être  au  fait  de 
la  situation,  puisse  répondre  hardiment  :  «  Les  Lormier?  Evi- 
demment ils  ont  hérité,  mais  de  dettes  1  Le  père  est  un  vieux 
fou  qui  avait  tout  mangé  d'avance  ;  ils  n'ont  rien...  absolument 
rien!  »  Cet  homme,  voulez-vous  l'être?  Y  consentirez-vous? 

J'écoutais,  moins  attentif  à  ce  qu'il  demandait  qu'au  spec- 
tacle d'une  telle  passion  désordonnée  et  aux  lumières  qu'elle 
me  livrait.  N'y  avait-il  pas  déjà  une  contradiction  tragique 
entre  le  cri  qui  venait  de  lui  échapper  :  «  Sais-je  s'il  n'est  pas 
dès  ce  soir  installé  dans  l'àme  de  ma  lillo?  »  et  la  certitude  dont 
il  se  targuait,  cinq  minutes  avant  :  «  Elle  ne  me  cache  rien, 
cela  va  de  soi  1  » 

Effrayé  peut-être  de  mon  retard  à  lui  répondre,  il  reprit  : 

—  Qu'y  a-t-il?  vous  vous  taisez...  Serait-ce  donc  là  ce  dévoue* 
ment... 

Je  l'arrêtai  : 

—  Rassurez-vous,   j'accepte    le    mandat,   à   condition   tou- 


l'appel  de  la  route.  2G7 

tefois  de  n'être,  ni  de  près,  ni   de  loin,  responsable  de  l'issue. 

—  Ah!  s'écria-t-il,  vous  êles  donc  bien  l'ami  que  j'espérais! 
Je  hochai  la  tète  et  poursuivis  : 

—  Je  voudrais  aussi  vous  poser  une  simple  question  : 
qu'arrivera-t-il  le  jour  où  se  trouvera  sur  votre  chemin  le  pré- 
tendant, officiel  ou  caché,  choisi  par  la  destinée  pour  prendre 
votre  place  dans  le  cœur  de  votre  fille? 

Il  recula,  commue  au  reçu  d'un  choc  : 

—  On  ne  prend  pas  la  place  d'un  pèrel 

—  On  ne  prend  pas  la  même,  c'est  entendu,  mais  vous 
croirez  qu'elle  l'est. 

Je  vis  un  llux  de  sang  colorer  ses  joues. 

—  Vous  ne  craignez  pas,  j'espère,  que  je  devienne  jaloux  de 
ma  fille? 

■ —  Vous  ne  le  deviendrez  pas  :  vous  l'êtes. 

—  C'est  foui 

—  Ce  ne  sont  jamais  les  choses  raisonnables  qui  arrivent. 
Il  parut  se  recueillir. 

—  Non,  vraiment,  assura-t-il  d'une  voix  pesante,  si  j'étais 
sûr  qu'un  être  existât,  capable  de  rendre  ma  fille  heureuse, 
j'aurais  le  courage...  il  me  semble  que  je  n'hésiterais  pas  à  lui 
ouvrir  notre  porte. 

—  Alors,  tout  va  bien,  répliquai-je. 

Et  en  môme  temps,  une  phrase  de  M,le  Lormier  me  revint  en 
mémoire  :  «  Si  je  m'avisais  d'aimer,  je  crois  que  je  ne  regarde- 
rais pas  aux  moyens.  »  Avais-je  eu  tort,  tout  à  l'heure,  quand, 
sur  mon  banc,  j'envisageais  la  possibilité  d'un  drame?  J'étais 
sur  désormais  qu'un  jour  viendrait  où,  dressés  passionnément 
l'un  contre  l'autre,  le  père  et  la  fille  se  porteraient  des  coups 
mortels. 

Cependant,  côte  à  côte,  nous  cheminions  le  long  de  la  ter- 
rasse, devant  le  beau  paysage  indifférent;  invisible  et  chucho- 
tant, l'Armançon  faisait  monter  vers  nous  sa  chanson  paisible 
qui  se  mariait  au  bruit  des  feuilles.  Soudain,  j'eus  l'impression 
d'une  solitude  plus  grande.  Ayant  probablement  tout  dit,  M.  Lor- 
mier venait  de  me  quitter. 

Je  le  regardai  s'éloigner  et  murmurai  : 

—  Le  malheureux I  que  deviendra-l-il  plus  tard?... 
Pauvre  chose  que  l'imagination  humaine  I  Je  pensais  à  un 

avenir  éloigné,  et  le  ver  était  dans  le  fruit  1  J'appréhendais  un 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éclat  terrifiant  :  pour  se  torturer,  ces  deux  êtres  déjà  avaient 
commencé  de  se  taire I 


III 

Il  faut  ici  faire  un  détour  et  en  venir  a  des  gens  qui,  en 
apparence,  sembleront  étrangers  à  l'histoire.  Qu'ils  aient  été  au 
cœur  de  celle-ci,  c'est  possible,  et  même  probable  :  mais  qu'ils 
y  aient  tenu  au  moins  d'une  certaine  manière  et  par  des  fils 
ténus,  j'en  suis  certain.  Au  surplus,  puisqu'il  s'agit  de  comparses 
dont  les  silhouettes  seules  se  profilèrent  à  l'horizon,  je  me  con- 
tenterai de  l'essentiel.  Admettez  aussi  que  pour  eux,  plus  encore 
que  pour  les  Lormier,  je  laisse  dans  l'ombre  les  noms  véri- 
tables. 

A  quelques  pas  de  la  maison  Lormier,  en  bordure  de  la 
falaise  et  dominant  l'Armançon,  s'élevait  l'hôtel  de  Thil. 

Les  touristes  les  moins  avertis  le  remarquent  au  passage. 
C'est  un  spécimen  magnifique  du  style  parlementaire  bourgui- 
gnon. Il  comprend  un  corps  central,  flanqué  d'ailes  en  saillies, 
et  reculé  au  fond  d'une  cour  d'honneur  qu'achèvent  de  dessiner 
le  porche  monumental  et  des  communs  reliés  aux  ailes.  Du 
côté  de  la  rivière,  une  longue  façade,  dans  le  goût  de  Versailles, 
domine  des  terrasses  en  étages  dont  chacune  tend,  comme  une 
guirlande  au-dessus  du  ravin,  son  parterre  à  la  française.  L'en- 
semble est  d'ordonnance  sobre,  grandiose,  et  un  peu  nu. 

Au  temps  dont  je  parle,  l'hôtel  de  Thil  était  en  propre  aux 
Traversot  qui,  en  dépit  du  nom  roturier,  l'avaient  recueilli  par 
voie  de  cousinage.  Il  faut  aller  au  fond  de  la  province  française 
pour  trouver  ainsi  des  propriétés  maintenues  dans  une  même 
tradition,  à  travers  deux  siècles  de  convulsions  sociales.  Chez 
nous,  on  change  de  régime,  mais  il  est  rare  qu'on  touche  au 
fond. 

De  mémoire  d'homme,  les  Traversot  ont  toujours  occupé  à 
Semur  une  situation  considérable.  Non  du  fait  de  leur  fortune, 
—  celle-ci,  médiocre  et  composée  de  biens  fonciers,  ne  cesse  de 
s'amoindrir, — mais  parce  qu'étrangers  aux  dissensions  locales, 
et  gardant  avec  jalousie  le  culte  de  leur  passé,  ils  ornent  la  ville 
au  même  titre  que  la  tour  Lourdeau.  Et  cela,  également,  est 
bien  un  phénomène  de  chez  nous  :  on  y  clame  l'égalité,  on  ne 
vénère  que  ce  qui  s'en  éloigne... 


l'appel  de  la  route.  269 

Les  Traversot  étaient  au  nombre  de  quatre  :  Monsieur, 
Madame  et  deux  enfants  dont  un  fils,  officier  de  cavalerie,  vivant 
on  ne  sait  dans  quelle  garnison, et.  une  fille,  Annette,  alors  âgée 
de  dix-neuf  ans  ou  à  peu  près. 

Il  va  de  soi  qu'aucun  rapport  n'existait  entre  le  train  des 
Traversot  et  le  cadre  où  ils  vivaient.  Comme  ils  prétendaient 
garder  intact  leur  palais  et  y  ajouter  au  besoin  des  embellisse- 
ments nouveaux,  on  peut  dire  qu'à  la  lettre,  la  demeure  dévo- 
rait ses  habitants.  D'où  la  nécessité  impérieuse  de  rechercher 
pour  Annette  un  établissement  avantageux.  Il  était  à  craindre, 
hélas  I  que  l'occasion  ne  s'en  présentât  jamais.  Réduits  au  cercle 
étroit  du  Semurois,  les  Traversot  avaient  inutilement  fait  le 
tour  des  partis  acceptables.  De  plus,  très  entichés  de  noblesse, 
ils  désiraient  un  titre  :  avantage  qui  va  rarement  avec  la  for- 
tune quand  il  s'agit  d'une  fille  pauvre.  Jeune  et  assez  jolie  pour 
ne  passer  nulle  part  inaperçue,  Annette  Traversot  semblait 
donc  destinée  à  vieillir  solitairement  sous  les  lambris  du  palais 
auquel  on  la  sacrifiait,  ce  qui,  après  tout,  est  une  façon  de  finir 
aussi  grande  que  bien  d'autres. 

Jugez  maintenant  de  l'émoi  dans  Semur  quand  le  bruit  se 
répandit  tout  à  coup  des  fiançailles  probables  de  M"e  Tra- 
versot avec  un  jeune  homme,  nouveau  venu  dans  la  ville  et 
répondant  au  nom  de  La  Gilardière. 

Émoi  est  un  terme  qui  rend  mal  ma  pensée... 

Il  y  a,  en  effet,  dans  nos  cités  provinciales,  quelque  chose 
de  plus  étonnant  que  l'apparence  morne  et  l'indifférence  affectée 
pour  toute  forme  de  vie  sociale  :  c'est  le  besoin  exaspéré  de 
connaître  la  vie  privée  de  chacun.  Non  content  d'atteindre  les 
faits  et  gestes  quotidiens  et  comme  si  le  présent  ne  suffisait  pas, 
il  remonte  aux  origines,  fouille  dans  la  famille,  et  de  proche  en 
proche,  finit  par  joindre  les  grands-oncles  et  les  arrière-cou- 
sins. Comment  des  êtres  qui  ne  se  rencontrent  presque  jamais, 
ne  se  communiquent  rien,  n'écrivent  pas,  lisent  encore  moin-, 
comment,  dis-je,  parviennent-ils  à  découvrir  ce  que  des  fami- 
liers ou  des  parents  ne  soupçonnent  pas?  La  est  le  mystère. 

Impossible  pourtant  de  nier  l'existence  et  le  pouvoir  de  celle 
police  officieuse,  qu'on  ne  saisit  nulle  part,  que  chacun  ignore 
et  que  tout  le  monde  suit.  Si  loin  qu'on  prétende  s'en  tenir,  si 
hostile  qu'on  lui  soit,  à  l'heure  propice,  elle  surgit,  soufile  à 
l'oreille  la  nouvelle  importante  ou  niaise,  tantôt  éclaire  une 


270 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


aventure  inexpliquée,  tantôt  d'une  chiquenaude  démolit  l'œuvre 
de  longues  patiences,  enfin  toujours  affirme  son  droit  de 
conlrùle  et  de  justice  sans  appel. 

Qui  l'incarne?  Où  découvrc-t-elle  ses  documents?  Quels 
agents  la  servent?  Ne  cherchez  pas  :  c'est  vous,  moi,  tout  le 
monde...  Il  m'est  arrive  d'apprendre  le  même  fait,  et  le  môme 
jour,  par  l'entremise  d'un  cordonnier,  du  vicaire,  de  l'adjoint 
radical  et  d'une  dame  royaliste.  Elle  est  partout  et  elle  s'occupe 
de  tout,  sans  indulgence,  avec  férocité.  Mais  s'agit-il  de 
l'étranger,  de  celui-là  surtout  qui  tente  de  forcer  la  confiance 
de  la  communauté  ou  de  prendre  place  parmi  les  habitants, 
elle  devient  sans  pitié.  Pour  un  mot  l'homme  est  compromis; 
une  démarche,  le  plus  souvent  innocente,  l'achève;  pris  à  la 
gorge  par  l'opinion,  il  n'a  plus  qu'à  partir,  laissant  derrière  lui 
la  ville  indemne,  et  délivrée! 

Que  les  fiançailles  d'Annette  Traversot  eussent  suffi  par 
elles-mêmes  à  émouvoir  Semur,  vous  n'en  doutez  pas  :  mais  la 
qualité  du  fiancé,  l'ombre  dont  il  avait  réussi  à  s'envelopper 
allaient  faire  bien  autrement  bouillonner  les  cervelles. 

Qu'était,  en  somme,  ce  La  Gilardière? 

Débarqué  depuis  cinq  mois  à  peine,  tout  de  suite  introduit 
dans  la  banque  Chasseloup,  il  y  figurait  en  qualité  d'associé 
libre,  c'est-à-dire  que,  sans  être  rien  en  titre,  il  passait  déjà 
pour  futur  successeur.  Ses  références  étaient  diverses.  Au 
mieux  avec  le  sous-préfet,  il  avait  aussi  pour  lui  le  clergé  de 
Notre-Dame  et  recevait  à  dîner  l'abbé  Valfour.  Elégant,  il 
menait  un  train  qui,  modeste  à  Paris,  offusquait  à  Semur  la 
parcimonie  générale.  On  assurait  qu'il  avait  une  mère,  mais 
celle-ci  n'avait  jamais  paru.  Son  nom  enfin  était  sonore.  Toute- 
fois, nul  dans  le  pays  ne  connaissait  des  La  Gilardière,  si  bien 
que  le  titre,  la  famille  et  la  fortune  demeuraient  sans  garants  :  un 
aventurier  en  quête  d'héritière  n'eût  pas  semblé  très  différent. 

Chose  curieuse,  on  n'en  savait  littéralement  rien  de  plus. 
Interrogé,  le  clergé  se  bornait  à  louer  un  jeune  homme  si  bien 
élevé.  Les  Chasseloup  restaient  muets.  Quant  au  sous-préfet,  les 
recommandations  venues  de  Paris  lui  paraissant  des  ordres,  il 
se  moquait  du  reste. 

L'annonce  qu'un  tel  homme  osait  prétendre  à  la  main 
d'une  Traversot  provoqua  un  déchaînement.  Personne  qui,  à 
propos  de  rien  et  de  n'importe  quoi,  ne  vous  en  entretint.  Les 


l'appel  de  la  route.  271 

gamins  dans  la  rue,  l'épicier  à  son  comptoir,  les  dames  en 
visite,  tous  en  jasaient.  Si  bien  que  moi-même,  gagné  p;ir  la 
contagion,  mais  désireux  de  remonter  aux  sources,  je  décidai 
de  faire  visite  aux  Traversot. 

Quinze  jours  environ  s'étaient  écoulés  depuis  mon  entrelien 
avec  les  Lormier,  quand  je  me  rendis  ainsi  à  l'hôtel  de  Thil. 

Reçu  fort  aimablement  par  Mme  Traversot,  et  après  un  cer- 
tain nombre  de  détours  préalables,  je  réussis  à  aborder  le  sujet 
délicat.  N'ayant  nourri  de  son  côté  aucune  illusion  sur  la  raison 
de  ma  politesse,  M",e  Traversot  s'empressa  aussitôt  de  me  déco- 
cher en  plein  visage  un  éloge  de  M.  de  La  Gilardière,  où  je  fus 
libre  d'admirer  à  volonté  comme  il  était  fait  avec  ardeur  et 
combien  cette  ardeur  manquait  de  conviction.  J'en  conclus  sans 
effort  que  la  situation  de  La  Gilardière  était  moins  solide  que  le 
bruit  n'en  courait,  mais  qu'à  défaut  des  parents,  il  avait  du 
conquérir  la  fille.  L'aventure  est  fréquente. 

En  manière  de  péroraison,  Mme  Traversot  termina  d'un  air 
moitié  figue,  moitié  raisin  : 

—  Annelte  a  la  candeur  des  personnes  de  son  âge  :  j'ai 
confiance  toutefois  dans  sa  raison.  Et  puis...  de  tels  projets 
ne  sauraient  se  préciser  qu'avec  l'aide  d'une  mère  :  Mme  de  La 
Gilardière  n'est  pas  encore  venue  chez  son  fils,  que  je  sache?... 

—  Quel  que  soit  l'heureux  élu,  répliquai-je  poliment,  le 
choix  de  M11'  Annette  sera  toujours  accueilli  avec  sympathie. 
Elle  est  de  celles  à  qui  chacun  souhaite  le  bonheur. 

Mme  Traversot,  qui  m'avait  accompagné  jusqu'au  perron, 
mit  le  doigt  sur  sa  bouche  pour  m'inviter  une  dernière  fois  à 
une  discrétion  qu'elle  estimait  illusoire  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  pressés,  croyez-le  bien.  Annette 
non  plus...  Elle  est  si  jeune  encore! 

Et  nous  nous  quittâmes  sur  cet  adieu  dont  la  diplomatie 
résumait  assez  bien  le  mélange  d'espoirs  et  de  craintes  à  travers 
lequel  les  Traversot  devaient  s'égarer  pour  le  moment. 

Je  m'apprêtais  à  quitter  le  Rempart  quand,  machinalement, 
je  levai  les  yeux  vers  l'observatoire  de  MIU  Lormier.  Je  ne  pou- 
vais penser  à  elle  sans  me  la  figurer  là  :  il  ne  me  venait  pas  à 
l'esprit  qu'elle  fût  libre  de  se  trouver  ailleurs,  comme  tout  le 
monde.  J'eus  la  déception  de  n'apercevoir  personne. 

Bien  entendu,  je  ne  m'y  arrêtai  pas  autrement,  et  j'allais 
dépasser  la  porte  Lormier,  quand  celle-ci  s'ouvrit  pour  livrer 


272 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


passage  à  une  dame  en  noir  que  j'hésitai  un  instant  à  recon- 
naître, tant  son  visage  était  caché  par  une  voilette  épaisse. 
Tandis  que  je  cherchais  en  haut  Mlle  Lormier,  c'était  elle  en 
personne  qui  paraissait  au  bas. 

Amusé  par  la  coïncidence,  je  n'hésitai  pas  à  m'approcher. 

—  Admirez,  mademoiselle,  la  puissance  mystérieuse  de  nos 
désirs  secrets  :  je  songeais  à  vous  ! 

Elle  fit  un  geste  de  surprise  et,  négligeant  de  tirer  la  porte 
derrière  elle  : 

—  Singulière  occupation  1  Quel  prétexte  vous  y  incitait? 

—  La  vue  de  votre  tour...  Mais  vous  sortiez;  moi-même,  je 
rentrais  ;  me  permeltrez-vous  de  faire  route  avec  vous? 

Elle  se  mit  à  rire  : 

—  Vous  souhaitez  donc  bien  me  compromettre? 

Elle  demeurait  devant  sa  porte  ouverte  :  impossible  ainsi  de 
savoir  si  elle  acceptait.  Elle  poursuivit,  toujours  riant  : 

—  Et...  qui  est  malade  chez  les  Traversot? 
Je  haussai  les  épaules. 

—  A  quel  propos  pareille  demande? 

—  Parce  que  je  vous  vois  revenir  de  l'hôtel  de  Thil. 

—  Allons,  répondis-je,  égayé  par  ce  contrôle,  que  vous 
soyez  au  pied  de  la  tour  ou  au  sommet,  je  vois  que  rien  ne 
vous  échappe.  Rassurez-vous,  les  Traversot  sont  tous  en  bon 
état. 

—  Même  la  fille? 

Ceci  était  parti  si  net,  que  j'en  fus  d'abord  interloqué. 

—  Mlle  Annette,  comme  les  autres. 

Mais  déjà  un  nouveau  sourire  éclairait  Mlle  Lormier. 

—  Alors,  plus  de  mariage  à  l'horizon? 

—  Quoil  vous  vous  intéressez  aussi?... 

—  J'en  ai  entendu  parler,  probablement  moins  que  vous  : 
et  d'ailleurs,  cela  m'est  indifférent. 

—  Vous  êtes  une  sagel 

—  Ce  qui  signifie  que,  ne  l'étant  pas  au  même  degré,  vous 
venez  de  vous  informer  à  la  source. 

Je  la  regardai  avec  inquiétude. 

—  Décidément,  murmurai-je,  je  ne  cesserai  pas  d'admirer 
votre  perspicacité.  S'y  mêlerait-il  de  la  rancune? 

—  Non,  fit-elle  d'une  voix  un  peu  moins  claire,  je  ne  suis  que 
désœuvrée  et  m'amuse  quelquefois  à  plaider  le  faux  pour  décou- 


l'appel  de  la  route.  273 

vrir  le  vrai.  Voici  d'ailleurs  qui  vous  donnera  la  mesure  de  mes 
ignorances  :  qu'est-ce  au  juste  que  Mllc  Traversot? 

—  Ne  lavez-vous  jamais  aperçue? 

—  Si. 

—  Hé  bien!  vous  en  savez  autant  que  moi.  C'est  une  jeune 
fille,  et  elle  parait  charmante. 

■ —  Dans  ce  cas,  une  girouette  au  vent? 

—  N'en  avez-vous  jamais  vu  qui,  une  fois  orientées,  restaient 
calées? 

—  Vous  croyez  que  celle-ci?... 

—  Mais,  mademoiselle,  je  ne  crois  rien  :  pas  même  que  le 
vent  soufile  ! 

Elle  ne  répondit  pas.  Tout  à  coup,  elle   s'était  mise   à  sur- 
veiller la  rue  :  encore  le  faisait-elle  distraitement. 
Je  repris  : 

—  Vous  ne  me  demandez  pas  qui  est  l'autre? 

—  QhcI  autre? 

—  Le  futur...  conditionnel. 

—  Un  temps  dont  je  n'use  pas. 

—  Sérieusement,  que  pensez-vous  de  ce  La  Gilardière,  qui 
doit  passer  à  vos  pieds  chaque  jour?  Au  surplus... 

Je  n'achevai  pas;  celui  dont  nous  parlions  venait  de  paraître. 

II  arrivait,  une  badine  à  la  main,  l'allure  allègre.  Je  m: 
vous  le  décrirai  pas.  Il  me  suffira  de  vous  dire  qu'il  était  beau, 
d'une  beauté  peut-être  un  peu  efféminée,  peut-être  pas  régu- 
lière, mais  telle  qu'elle  provoquait  l'envie.  11  était  beau  comme 
Mlle  Lormier  était  laide.  Ni  pour  l'un,  ni  pour  l'autre,  on  ne 
pouvait  ignorer  cela. 

Comme  nous  nous  taisions,  nous  étions,  aussi,  bien  obligés 
d'entendre  son  pas.  C'était,  on  n'en  pouvait  douter,  le  pas  d'un 
homme  qui  aime  et  qui  se  sait  aimé.  Pourquoi  sent-on  de  la 
sorte  l'amour  autour  d'un  être  ?  Parce  que  les  talons  de  LaGilar- 
dière  frappaient  avec  une  certaine  cadence  les  pavés  du  Rem- 
part, je  compris  tout  à  coup  que  Mme  Traversot  se  leurrait  d'illu- 
sions et  que  sa  fille  ne  lui  appartenait  plus. 

Quand  il  passa,  il  nous  jeta  un  bref  regard;  mais  nous 
aperçut-il?  Il  était  clair  qu'à  ses  yeux,  nous  comptions  autant 
que  deux  cailloux  sur  la  route.  Il  remarquait  l'obstacle  matériel 
que  nous  pouvions  être  :  rien  de  plus,  rien  de  moins. 

Et  puis,   arrivé   à   l'hôtel  de  Thil,    il  poussa  la  porte  sans 

TOME  LXV.    —    1921.  18 


2"4  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  sonner.  Il  rentrait  vraiment  chez  lui;  on  devinait  que 
rien  n'aurait  pu  s'opposer  à  sa  venue,  et  qu'une  hâte  pareille 
répondait  à  la  sienne,  derrière  les  murs  silencieux.  Ensuite,  on 
ne  le  vit  plus. 

Je  me  tournai  vers  MIle  Lormier.  Elle  continuait  de  contem- 
pler la  rue  redevenue  déserte. 

—  Qu'augurez-vous  de  cette  marche  en  fanfare?  demandai-je. 
Mlle  Lormier  tressaillit,  rappelée  à  elle-même. 

—  Ah!  fit-elle,  excusez-moi;  j'étais  en  train  de  songer  à 
mon  père  qui  m'inquiète  depuis  quelque  temps.  Je  le  sens 
nerveux  et  il  a  cessé  tout  travail. 

Je  répliquai  distraitement  : 

—  Ne  vous  tourmentez  pas  :  je  crois  savoir  pourquoi  ses 
inventions  ne  l'intéressent  plus. 

Et  revenant  à  mon  idée  : 

—  Si  j'en  crois  les  apparences,  avant  huit  jours,  vous  verrez 
passer  aussi  la  mère  du  beau  fiancé. 

Au  même  instant,  Mlle  Lormier  qui  s'appuyait,  sans  y  penser, 
à  la  porte  demeurée  entrebâillée,  faillit  tomber  en  arrière. 
Quand  elle  eut  repris  son  équilibre,  elle  parut  hésiter,  puis 
brusquement  : 

—  Vous  appréciez  beaucoup  la  jeune  fille? 

—  J'ai  déjà  répondu  qu'elle  me  parait  charmante. 

—  Tant  pisl  à  sa  place,  j'aurais  moins  de  confiance  dans  un 
inconnu. 

Frappé  du  ton  qu'elle  y  avait  mis,  j'attendis  qu'elle  com- 
plétât sa  phrase  ;  mais  elle  n'ajouta  rien. 

—  Si  vous  avez  appris  quelque  chose  de  sérieux,  repris-je 
enfin,  peut-être  serait-il  bon  d'éclairer  mieux  la  lanterne. 

—  Non,  dit-elle,  je  formulais  une  opinion  que  je  croyais 
répandue  à  Semur.  Au  surplus,  cher  docteur,  j'aperçois  mon 
père  :  fermons  le  feuilleton. 

Et  tout  en  répondant  aux  signes  de  reconnaissance  que  nous 
adressait  M.  Lormier  : 

—  Aidez-moi  à  obtenir  qu'il  vous  consulte  :  je  vous  assure 
que  sa  santé  me  préoccupe. 

Puis  s'adressant  à  celui  qui  nous  rejoignait  : 

—  Cette  fois,  père,  j'ai  retenu  le  docteur  :  tu  ne  peux  plus 
lui  échapper. 

M.  Lormier  balbutia  : 


l'appel  de  la  route.  275 

—  Elle  veut,  en  effet...  je  comptais... 

Je  ne  sais  pourquoi,  j'eus  tout  de  suite  l'impression  qu'il 
n'irait  pas  plus  loin. 

—  N'est-ce  pas  demain  jour  de  consultation?  reprit  Mlle  Lor- 
mier. 

—  Certainement. 

—  Hé  bien!  comptez  que  mon  père  ira  vous  voir. 

r-  Entendu,  je  l'attends.  D'ailleurs,  il  n'a  pas  l'air  souffrant. 
■ —  Je  ne  le  suis  pas,  interrompit  M.  Lormier. 

—  Alors,  visite  d'ami  :  ce  n'en  sera  que  plus  agréable. 

Je  regardais  en  même  temps  M.  Lormier  avec  plus  d'atten- 
tion. Qui  avait  raison?  sa  fille,  ou  lui?  Point  changé  évidem- 
ment :  la  même  mine  que  l'autre  jour,  au  Rempart...  Mais 
quand  approchent  les  grandes  crises  de  l'organisme,  n'est-ce 
pas  à  d'autres  signes  indéfinissables  qu'on  les  dépiste  :  une  modu- 
lation nouvelle  dans  la  voix,  des  modes  de  penser  inaccoutumés, 
parfois  un  changement  de  caractère?  La  fêlure  commence  tou- 
jours par  l'âme.  Et  je  m'avisai  soudain  d'un  symptôme  grave  : 
ce  jaloux  semblait  avoir  perdu  sa  jalousie.  Me  retrouvant  en 
tête  à  tête  avec  sa  fille,  il  n'en  manifestait  aucun  souci.  Résolu 
de  vérifier  si  je  ne  me  trompais  pas,  et  sous  couleur  de  changer 
de  conversation,  je  poursuivis  : 

—  Savez-vous,  cher  monsieur,  que  nous  étions  en  train, 
mademoiselle  et  moi,  de  parler  encore  d'amour? 

Il  ne  broncha  pas  : 

—  L'amour  de  Dieu  ne  m'inquiète  pas. 

—  Il  s'agit  bien  de  cela  !  M.  de  La  Gilardière  venait  de  passer. 

—  Tant  mieux  pour  MUo  Traversot  ! 

—  Ah!  m'écriai-je,  je  vous  prends  aussi  à  en  parler,  comme 
tout  le  monde! 

Mais  à  ma  grande  surprise,  il  ne  sourit  pas  : 

—  Non,  dit-il,  je  n'en  parle  pas  comme  tout  le  monde  et 
même,  à  ce  propos,  peut-être  demain  vous  demanderai-je... 

—  Rentrons-nous?  interrompit  M1Ie  Lormier.  Tu  parais 
fatigué. 

Nous  échangeâmes  de  rapides  serrements  de  main. 

—  Demain  donc,  vers  deux  heures... 

—  Oui,  répondit  Mlle  Lormier  pour  son  père. 

Je  me  retrouvai  seul.  Je  m'expliquais  mal  les  dernières 
paroles  de  M.  Lormier.  Y  avait-il  donc  un  lien  entre  La  Gilar- 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dière  et  lui?  et  encore,  de  quelle  manière,  sous  quel  prétexte, 
prétendait-il  me  mêler  à  l'histoire? 

—  Bah  !  murmurai-je,  je  verrai  demain  ce  qu'il  en  re- 
tourne! 

Ensuite,  à  grands  pas,  je  m'éloignai  du  Rempart.  Cependant, 
parvenu  à  la  hauteur  de  l'isthme  qui  rejoint  la  ville,  je  me 
retournai  de  nouveau,  peut-être  pour  chercher  une  réponse 
anticipée  aux  questions  que  j'agitais,  et  voici  le  spectacle  que 
j'aperçus. 

Sur  la  chaussée  passaient  un  monsieur,  la  badine  à  la  main, 
et  les  dames  Traversot.  En  arrière,  Mlle  Lormier,  oubliant  qu'elle 
devait  sortir,  et  remontée  à  sa  tour,  avait  ouvert  ses  fenêtres 
toutes  grandes;  accoudée  à  l'une  d'elles,  elle  regardait  les  pro- 
meneurs... 

IV 

M.  Lormier  ne  parut  pas  le  lendemain,  malgré  sa  pro 
messe.  Une  semaine  s'écoula.  J'avais  cessé  de  l'attendre  et  ne 
songeais  plus  à  sa  visite,  quand  j'eus  la  surprise  de  l'entendre 
annoncer.  En  l'apercevant,  je  me  rappelle  avoir  éprouvé  même 
un  peu  d'humeur,  ayant,  je  ne  sais  pour  quelle  raison,  besoin 
de  ma  fin  d'après-midi.  Je  ne  me  doutais  guère  en  revanche 
que,  grâce  à  lui,  j'allais  découvrir  un  aspect  de  la  vie,  et  me 
heurter  pour  la  première  fois  à  des  idées  qui,  depuis  lors,  n'ont 
plus  cessé  de  me  hanter. 

Il  entra,  l'air  résolu,  et  sans  montrer  l'hésitation  habituelle. 

—  Me  voici,  dit-il;  me  portant  à  merveille,  je  ne  viens  pas 
consulter,  mais  remercier  l'ami  que  vous  avez  été  pour  nous.  Il 
y  a  longtemps  déjà  que  j'avais  déridé  de  le  faire.  Si  ma 
démarche  est  tardive,  cela  tient  à  ce  que  personne  n'est  jamais 
tout  à  fait  maître  d'agir  comme  il  le  voudrait. 

Je  répondis  : 

—  J'espère  que  vous  ne  vous  êtes  pas  dérangé  pour  si  peu, 
et  je  compte  bien  que  vous  satisferez,  par-dessus  le  marché,  ma 
curiosité. 

—  Votre  curiosité? 

—  Ne  deviez-vous  pas  me  parler  des  Traversot? 

J'allais  ainsi  droit  au  but.  J'ai  toujours  trouvé  que  la 
méthode  est  bonne.  Il  prit,  au  contraire,  un  air  évasif  : 


L'APPEL    DE    LA    ROUTE.  2~i~ 

—  Ah!  oui,  j'oubliais...  seulement  cela  n'a  plus  d'importan 

—  Que  comptiez-vous  m'en  dire  ? 

—  Rien  en  ve'rité.  Je  croyais  l'autre  jour  avoir  besoin 
d'un  conseil.  Il  se  trouve  qu'il  arriverait  trop  tard,  la  décision 
étant  prise  et...  exécutée. 

—  Et  moi  qui  rêvais  de  révélations  sensationnelles! 
m'écriai-je. 

—  J'hésitais  précisément  à  les  porter  à  qui  de  droit.  Par- 
tagé entre  le  scrupule  de  me  mêler  de  choses  qui  ne  me 
concernent  pas,  et  le  désir  de  ne  pas  laisser  duper  des  gens 
honorables,  je  comptais  vous  soumettre  mon  embarras.  Mais 
hier,  conversant  avec  mon  notaire,  j'eus  l'idée  de  lui  sortir  mou 
cas.  Jugez  de  ma  chance  :  il  gère  aussi  les  intérêts  des  Traver- 
sot,  chose  que  j'ignorais.  Sans  que  je  l'aie  voulu,  ma  conscience 
s'est  donc  trouvée  libérée,  et  le  cas  qui  me  troublait  a  cessé 
d'exister. 

Je  répliquai,  désireux  d'en  tirer  au  moins  le  peu  que  je 
pourrais  : 

—  Tant  pis  :  cela  prouve  du  moins  que  vous  connaissez 
M.  de  la  Gilardière. 

—  Moi?...  pas  du  tout. 

—  Alors  comment  étiez-vous  renseigné  sur  lui...  car  il 
s'agissait  de  lui,  n'est-ce  pas? 

—  Oh!  un  hasard  trop  long  à  expliquer...  Une  compagne 
de  couvent  de  ma  femme  qui,  devenue  dame  de  compagnie 
chez  la  mère  du  jeune  homme,  a  voulu  s'informer  près  de  nous 
des  Traversot  et  qui,  du  même  coup...  bref  des  histoires;  fort 
heureusement,  elles  ne  m'intéressent  plus. 

—  Allons  !  fis-je  déçu,  il  reste  que  vous  aviez  songé  à  moi 
pour  vous  éclairer  dans  une  circonstance  délicate  :  je  vous  en 
remercie. 

Tout  ceci,  échangé  sans  qu'il  prît  seulement  la  peine  de 
choisir  un  siège.  Je  crus  qu'il  allait  repartir  aussitôt;  mais 
non,  après  avoir  regardé  l'heure,  il  reprenait  : 

—  Si  je  ne  dérange  pas,  puis-je  m'asseoir?  Depuis  quelque 
temps,  je  me  sens  vite  las. 

Sans  attendre  la  réponse,  il  s'affala  ensuite  sur  un  fauteuil. 
Du  même  coup,  l'air  du  début  fit  place  à  un  autre,  accablé. 
Ainsi  qu'il  arrive  fréquemment  aux  nerveux,  après  avoir  paru 
prêt  à    tout    renverser    sur    son    passage,  il    ne  semblait   plus 


278 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


capable  que  de  crier  grâce,  comme  un  coureur  à  bout  d'étape. 

—  Est-il  bien  sur,  demandai-je,  que  votre  fille  ait  tort  quand 
elle  vous  pousse  à  vous  soigner  ? 

—  Oh!  murmura-t-il,  ma  fille  ne  s'inquicte  pas  de  moi 
autant  que  vous  le  croyez... 

Et  sa  main,  qui  avait  tenté  de  se  soulever,  retomba  lourde- 
ment sur  l'accoudoir. 

—  Je  suis  témoin  pourtant  du  souci  que  lui  donne  votre  état  I 

—  On  parle,  les  mots  s'envolent,  l'àme  est  ailleurs... 

—  Vous  n'allez  pas  prétendre  que  votre  fille  soit  indiffé- 
rente à  ce  qui  vous  concerne? 

11  releva  la  tète,  me  considéra  un  instant  : 

—  Non,  soupira-t-il,  je  crois  qu'elle  m'aime  encore. 

—  Vous  n'en  êtes  pas  sûr? 

Il  ne  répondit  pas.  Je  n'osai  insister  :  j'attendais  qu'il  lui 
plût  de  reprendre  la  conversation,  là  où  il  voudrait.  Et  ce  fut 
alors  un  silence  d'autant  plus  pesant  qu'à  Semur,  et  sur  la 
place  que  j'habite,  il  n'y  a  jamais  de  bruits  au  dehors  :  les 
seuls  que  je  connaisse  sont  au  moment  des  offices  ou  quand 
l'heure  sonne  à  Notre-Dame. 

En  même  temps  que  j'attendais,  j'eus  aussi  l'étonnement 
de  m'apercevoir  que  le  visage  de  M.  Lormier  avait  repris  exac- 
tement l'expression  de  la  première  nuit,  au  chevet  de  la  mou- 
rante. Même  aspect  de  relâchement  total,  souligné  par  la 
torpeur  du  regard  fixe.  Il  faut  croire  que  les  traits  humains 
disposent  de  bien  peu  d'éléments  pour  extérioriser  l'àme  :  ils 
ne  diffèrent  pas,  qu'il  s'agisse  d'escompter  la  fin  d'une  catas- 
trophe ou  d'en  appréhender  la  venue  ! 

Soudain,  il  parut  prendre  une  résolution  définitive.  Le 
regard  redevint  net,  se  fixant  sur  le  mien.  Je  compris  que  le 
sujet  véritable  de  la  visite,  encore  inexpliqué,  allait  paraître. 

—  Docteur,  recommença-t-il  d'une  voix  qui  s'efforçait 
d'être  posée,  y  a-t-il  des  cas  où  Ton  soit  fou,  tout  en  gardant  la 
conscience  nette  de  sa  folie  ? 

—  Ouais  !  m'écriai- je,  à  quel  propos  ces  balivernes? 

—  Parce  qu'obsédé  par  une  pensée  que  la  raison  des  autres 
jugerait  démente  et  qui  doit  l'être  par  conséquent,  je  ne  la  dis- 
cute plus  et  l'accepte. 

—  Et  peut-on  connnitre  de  laquelle  il  s'agit? 

—  Entre  ma  fille  et  moi,  il  y  a  quelqu'un. 


l'appel  de  la  route.  279 

—  Qui? 

—  J*ai  dit  quelqu'un  :  si  je  savais  qui,  je  ne  serais  pas  ici. 
De  nouveau,  son  visage  changeait.  J'y  déchiffrai    une  telle 

angoisse  que  brusquement  une  pensée  m'étreignit.  Le  drame,  — 
que,  l'autre  jour,  candide,  j'attendais  seulement  pour  des 
temps  à  venir,  —  aurait-il  déjà  paru? 

Ne  sachant  plus  très  bien  si  je  voulais  le  confesser  ou  le 
consoler,  je  pris  ses  mains  dans  les  deux  miennes,  et 
m'efforçantde  ne  rien  laisser  voir  de  mes   appréhensions  : 

—  Vous  êtes  fou,  en  effet,  cher  monsieur,  mais  d'une  folie 
sans  fièvre  et  dont  je  vous  ai  donné  le  nom,  quand  nous  étions 
au  Rempart  :  la  jalousie. 

Il  secoua  les  épaules. 

—  Je  vous  affirme  que  je  ne  me  trompe  pas. 

—  Je  vous  affirme  aussi  que  la  jalousie  est  un  état  dans 
lequel  on  s'épuise  à  interpréter  le  réel  à  la  lueur  d'une  chimère. 
Qu'on  écarte  celle-ci  :  tout  redevient  clair.  Dès  qu'on  se  sait 
jaloux,  d'ailleurs,  la  moitié  de  la  cure  est  réalisée  :  la  seule 
difficulté  est  de  le  reconnaître.  Essayez. 

Il  avait  paru  m'écouter  attentivement  :  cependant,  à  peine 
eus-je  achevé  qu'arrachant  ses  mains  prisonnières,  il  répéta  : 

—  Non,  je  ne  me  trompe  pas... 

Puis  martelant  les  mots,  comme  s'il  prétendait  les  graver 
mieux  dans  mon  cerveau  : 

—  Aucune  chimère  ne  me  trouble  :  j'ai  des  yeux  et  ils 
voient.  Ma  fille  n'est  plus  à  moi  :  quelqu'un  me  l'a  prise.  Nous 
avons  l'air  encore  de  vivre  en  tète  à  tête  :  ce  n'est  pas  vrai, 
entre  elle  et  moi,  il  y  a  lui! 

Convaincu  que  plus  je  garderais  de  ménagements  et  plus  il 
s'entêterait  dans  ses  affirmations  sans  les  éclairer  d'aucune 
manière,  je  ripostai  alors  rudement  : 

—  Pour  prendre  votre  tille,  il  faudrait  d'abord  pouvoir  en 
approcher!  Vous  ne  vous  quittez  pas.  Elle  sort  si  vous  sortez,  et 
rentre  quand  vous  rentrez.  Et  qui  connaissez-vous  ici? Quelques 
prêtres,  des  voisins,  personne...  Nulle  maison  plus  fermée  que 
la  vôtre!  Songez  que,  lorsque  vous  m'avez  appelé,  j'avais  à 
peine  entendu  prononcer  votre  nom!  Ma  venue  a  été  un  fait 
tellement  extraordinaire  que  vous  en  avez  conçu,  un  instant,  les 
pires  craintes  :  celles-ci  se  sont  dissipées,  soit,  mais  jugez  des 
autres!  Le  voilà,  le  réel!  Y  ajouter  quoi  que  ce  soit  est  indue- 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  et  sottises.  Quant  au  traitement,  il  dépend  de  vous  seul. 
La  jalousie  n'est  pas  une  maladie  :  elle  est  un  vice.  On  ne  s'en 
guérit  pas  avec  des  drogues  :  on  s'en  corrige.  A  vous  de  la 
dompter,  comme  on  y  arrive  pour  la  morphine  ou  le  vin. 

Il  s'était  remis  à  m'écouter  avec  l'avidité  de  l'enfant  qui 
tente  de  se  rassurer  auprès  d'une  grande  personne.  Peut-être 
aurait-il  été  déçu  si  je  ne  lui  avais  pas  dit  ces  choses  qu'il  s'était 
déjà  dites,  et  précisément  de  cette  manière;  mais,  comme  aupa- 
ravant, je  sentais  aussi  que  mes  paroles  glissaient  sur  lui  sans 
l'atteindre,  telle  une  averse  sur  des  ardoises.  Quand  il  comprit 
que  j'avais  fini,  ce  fut  cette  fois  sur  un  ton  rectiligne  qu'il  reprit  : 

—  Vous  avez  raison,  le  réel  est  cela  :  deux  êtres  qui  maté- 
riellement ne  se  quittent  pas,  que  jamais  ou  très  rarement  un 
tiers  visible  ne  distrait;  deux  êtres  encore  qui  mangent  à  la 
même  table,  sont  abrités  par  le  même  toit,  échangent  des  appa- 
rences de  confidences  avec  une  apparence  d'abandon...  Seule- 
ment, est-ce  tout?...  Quand  ma  fille  ne  croit  pas  que  je  la  sur- 
veille, avez-vous  vu  ses  yeux?...  des  yeux  d'absente I...  Quand, 
après  un  long  silence,  je  m'avise  de  lui  parler,  avez-vous  vu 
l'effort  de  son  visage  pour  revenir  au  présent?  Quand  nous 
sommes  à  table,  avez-vous  vu  avec  quelle  attention  elle  sur- 
veille le  moindre  bruit  de  rue,  et,  si  par  hasard  quelqu'un 
passe,  avec  quel  art  elle  invente  un  prétexte  pour  approcher  de 
la  fenêtre  et  vérifier  si  par  bonheur  ce  serait  lui?  Pas  de  tiers 
visible,  c'est  exact  :  mais  à  quel  moment  celui  dont  je  parle 
consent-il  à  nous  quitter?  A  lui,  les  seuls  vrais  sourires  de  ma 
ii lie  !  Essaye-t-elle  de  livrer  un  peu  d'elle-même,  comme  elle 
s'adresse  à  lui!  Pas  une  phrase  qui  ne  passe  alors  par-dessus 
moi,  pour  l'aller  retrouver,  je  ne  sais  oui  11  est  là,  vous  dis-je, 
sans  répit,  dans  nos  silences  douloureux,  nos  causeries  impor- 
tunes; non  seulement  il  a  violé  la  demeure,  mais  il  s'étonne 
de  m'y  trouver  :  avant  longtemps,  il  tentera  de  m'en  chasser! 

Il  conclut  : 

—  Et  puis,  qu'ai-je  besoin  de  voir?  Si  par  hasard  vous  avez 
jamais  aimé,  ce  dont  je  vous  plaindrais,  fallait-il  que  vous  vis- 
siez pour  apprendre  quand  on  était  las  de  votre  présence?  Vous 
le  sentiez!  Ce  que  l'on  sent  est  autrement  certain  que  ce  que 
l'on  voit.  Sentir,  c'est  happer  l'impondérable,  tâter  l'invisible, 
atteindre  là  où  le  regard  ne  pénètre  pas!  Dans  un  doute  poi- 
gnant, je  vous  le  demande,  est-ce  vos  yeux  que  vous  consultez 


l'appel  de  la  route.  281 

ou  la  perception  intime,  continue,  que  la  raison  méprise  et  qui, 
heureusement,  veille  à  sa  place  pour  notre  garde? 

Tandis  qu'il  parlait  ainsi,  j'avoue  qu'une  partie  de  son  dis- 
cours m'échappait;  j'étais  trop  à  la  découverte  de  l'homme  nou- 
veau qui  se  révélait.  Je  ne  savais  pas  encore  que  l'àme  s'abrite 
toujours  derrière  de  fausses  apparences,  comme  l'amande  der- 
rière une  coque  et  qu'il  faut  le  marteau  de  la  souffrance  pour 
les  briser.  J'avais  connu  jusqu'alors  un  Lormier  un  peu  falot, 
un  peu  rêveur,  et  dont  l'unique  originalité  consistait  dans  une 
tendresse  paternelle  qui  confinait  à  l'état  maladif  :  c'était  un 
autre  que  j'écoutais,  certainement  le  seul  vrai,  un  autre,  maître 
de  sa  pensée  et  de  sa  parole,  soulevé  par  la  passion  et  l'analy- 
sant comme  si  elle  lui  demeurait  étrangère,  tour  à  tour  s'ex- 
primant  avec  la  monotonie  d'un  greffier  et  plongeant  brusque- 
ment dans  le  détail  subtil  de  sentiments  inexprimés,  mais 
toujours  avec  une  telle  force  logique  que  je  commençais  à 
subir  l'entraînement  de  ses  raisons.  Se  trompait-il  d'ailleurs? 
Sans  aller  jusqu'à  le  croire  tout  à  fait,  je  me  sentais  ébranlé. 
Déjà,  je  ne  criais  plus  à  l'impossible.  Après  tout,  qu'il  fit  erreur 
ou  non,  le  fait  de  deux  êtres  amenés  à  vivre  ainsi  l'un  près  de 
l'autre,  en  simulant  une  confiance  qui  n'existe  plus,  n'était-il 
pas  déjà  par  lui-même  un  drame  certain? 

—  Admettons,  répondis-je  enfin  après  une  courte  réflexion. 
Il  est  entendu  que  le  cœur  de  votre  fille  ne  vous  appartient 
plus,  ou  plutôt  qu'il  se  partage  entre  vous  et  un  autre.  Il  existe, 
semble-t-il,  un  moyen  assuré  d'obliger  Vautre  à  découvrir  son 
visage  et,  —  très  probablement,  —  de  le  chasser.  Votre  fille  a 
l'audace  de  la  vérité  :  interrogée,  elle  répondra.  Ayez  le  courage 
d'aller  droit  à  l'ennemi,  demandez  le  nom,  et  après...,  apr 
suivant  ce  qu'il  sera,  vous  chasserez  l'homme,  ou,  s'il  est  digne 
d'elle,  donnez-le-lui! 

—  Inutile.  J'ai  posé  la  question  :  GenevièA^e  s'est  tue 

—  Ah!  murmurai-jc,  voilà  qui  est  plus  grave;  il  y  aurait 
donc  un  obstacle  qui  vient  d'elle  ou  de  lui.  Le  soupçonnez- 
vous? 

—  Il  n'y  en  a  pas.  J'ai  osé  aussi  tout  dire  à  ma  fille,  même 
qu'elle  était  riche,  même  que  je  pardonnais  à  cet  homme! 

—  Et  si  cet  homme  aimait  ailleurs? 

—  Allons  donc!  Crovez-vous  ma  fille  de  taille  à  se  content  er 
des  restes  d'une  autre? 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Dans  ce  cas,  j'en  suis  fâché  pour  votre  clairvoyance  :  le 
sentiment  vous  trompe,  votre  fille  n'aime  pas,  et  je  reviens  au 
premier  diagnostic  :  des  chimères! 

—  Chimères  étrangement  réelles,  puisque  nous  en  serons 
bientôt  à  ne  plus  nous  connaître  sous  un  même  toit! 

—  De  grâce,  pas  de  grands  mots  :  vous  n'en  êtes  pas  là. 

—  Croyez-vous? 

Il  me  considérait  avec  un  air  de  défi.  Je  pensai  qu'il  allait 
entrer  dans  de  nouveaux  détails,  mais  non  :  ses  paupières 
s'abaissèrent,  et  comme,  pressentant  la  discussion  sans  issue,  je 
ne  répliquai  rien,  nous  eûmes  la  sensation  que  tout  s'arrêterait 
à  ce  point. 

Quelques  secondes  s'écoulèrent  dans  une  indécision  pénible. 
Je  m'attendais  à  la  voir  tranchée  par  un  départ.  De  fait,M.Lor- 
vier  se  leva  :  seulement,  ce  fut  pour  se  promener  à  travers  mon 
cabinet.  Nous  imaginions  n'avoir  plus  rien  à  nous  dire,  et  ce 
qui  allait  suivre  devait  nous  plonger  au  contraire  au  cœur 
même  des  questions  que  je  vous  ai  ^posées  tout  à  l'heure... 

Oublieux  de  ma  présence,  M.  Lormier,  à  ce  moment,  était 
en  effet  en  train  de  se  replier  sur  sa  propre  vie,  pour  découvrir 
quelles  lois  la  conduisaient. 

L'homme  est  toujours  ainsi,  rebelle  au  cas  particulier.  Parce 
qu'il  place  en  lui-même  le  centre  de  l'univers,  il  prétend  ne 
subir  que  des  lois  universelles,  et  s'indigne  de  ne  pouvoir  con- 
clure de  son  aventure  misérable  à  la  destinée  de  tous. 

Quand  il  eut  marché  un  assez  long  temps,  M.  Lormier  s'ar- 
rêta brusquement  devant  moi  : 

—  Si  je  savais  au  moins  pourquoi  je  souffre!  s'écria-t-il.  Il 
y  a  des  gens  pour  croire  en  Dieu  :  sérieusement,  que  penseriez- 
vous  d'un  homme  apportant  à  ses  rigueurs  la  dixième  partie 
de  l'incohérence  qui  préside  à  nos  vies  et  que  ces  gens  taxent 
de  providentielle? 

J'allais  tenter  de  répondre;  il  m'arrêta  d'un  geste  rude. 

—  De  grâce,  ne  m'interrompez  pas!  J'ai  besoin  de  crier.  Je 
ne  suis  même  venu  que  pour  cela.  Dans  une  heure  d'abandon, 
j'ai  commencé  l'autre  jour  de  me  livrer  à  vous  :  autant  continuer 
jusqu'au  bout.  De  cette  façon,  il  n'y  en  aura  jamais  qu'un  à  être 
informé!...  Oui,  qui  décide  du  lot  de  bonheur  ou  de  malheur 
attribué  à  chacun?  Au  nom  de  quelle  justice  y  a-t-il  des  êtres 
comblés,  et  d'autres  toujours  broyés?  Tenez,  moi,  par  exemple... 


l'appel  de  la  route.  283 

Il  jeta  autour  de  nous  un  coup  d'œil  circulaire,  comme  s'il 
dominait  une  foule  suspendue  a  son  récit  : 

—  Voulez-vous  le  compte  de  ce  qui  me  fut  octroyé?  Dès 
mon  enfance,  gène,  misère  et  maladie.  Mes  parents  étaient 
de  pauvres  vanniers  qui  allaient  de  village  en  village,  gagnant 
au  jour  le  jour  de  quoi  manger.  Encore,  si  humble  soit-elle, 
pareille  origine  pouvait-eHe  rester  honorable?  Point  :  mon  père 
faussement  accusé  de  grivèlerie,  est  mort  en  prison.  Quant  à 
ma  mère,  j'ignore  comment  elle  a  fini  :  personne,  cela  va  de 
soi,  n'a  paru  autour  de  moi  pour  entretenir  son  souvenir.  Ainsi, 
un  début  de  gueux,  et  l'aurore  d'une  vie  que  je  n'avais  point 
sollicitée,  tarée  avant  même  que  j'aie  pu  m'en  rendre  compte. 
Où  est  mon  délit  jusque-là  ?  Pour  quelle  dette  suis-je  déjà 
recherché  par  le  sort?...  Mais  continuons...  Donc,  on  me 
recueille  dans  une  ferme  pour  garder  les  bêtes;  je  vais  à  l'école; 
le  curé  fait  de  moi  un  enfant  de  chœur;  finalement,  je  suis 
expédié  au  petit  séminaire,  tant  on  me  trouve  intelligent.  L'in- 
telligence !  Ah!  cette  fois,  vais-je  me  plaindre?  Je  pouvais  n'être 
qu'un  berger  idiot,  et  grâce  à  une  cervelle  que  je  n'ai  pas  plus 
choisie  que  je  n'avais  désiré  l'existence,  je  vais  devenir  un 
apprenti  curé!  Je  suis  honnête  aussi,  —  le  sort,  vous  le  voyez, 
me  prodigue  les  dons  de  qualité  supérieure,  —  et  ne  pouvant 
me  résoudre  à  vivre  d'une  vocation  que  je  n'ai  pas,  je  m'enfuis 
à  Paris,  honni  de  mes  bienfaiteurs,  sans  autre  désir  que  de 
satisfaire  une  soif  d'apprendre  qui  m'a  été  injectée  comme  un 
venin,  que  je  croyais  exceptionnelle,  et  qui  était  celle  de  tout 
le  monde.  Nouvelle  chance,  direz-vous  :  comptez  vite,  nous 
arrivons  au  bout.  Aussi  bien,  peu  importe  comment  je  devins, 
non  pas  un  savant,  non  pas  même  un  ingénieur  de  talent, 
simplement  un  bon  ouvrier  de  laboratoire,  honnête,  ingénu 
grâce  à  la  pauvreté,  et  dont  on  disait  que  peut-être  il  ferait 
fortune.  C'est  à  ce  moment  que  j'ai  rencontré  ma  femme  et  que 
l'amour  a  paru  dans  ma  vie... 

11  eut  une  sorte  de  hoquet  convulsif. 

—  L'amour...  Regardez-moi  :  ce  mot,  dans  ma  bouche,  a 
l'air  d'une  gageure.  Cependant  toute  l'humanité,  belle  ou  laide, 
grande  ou  vulgaire,  tout  ce  qui  pense  et  tout  ce  qui  sent  sur 
notre  boule  de  terre,  ne  le  prononce-t-il  pas  de  même  et  avec 
un  égal  frémissement?  Si  j'avouais  qu'en  découvrant  l'amour, 
j'ai  trouvé  l'existence  un  bienfait  et  cru  qu'elle  a  de  quoi  se  faire 


2S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pardonner  le  reste?  Il  était  donc  possible  de  mettre  contre  son 
cœur  un  autre  cœur  battant  à  l'unisson,  et,  côte  à  côte,  des 
pensées  qui,  pareilles  à  une  fonte  en  fusion,  ne  seraient  plus 
qu'un  grand  jet  lumineux!  Entrevoir  une  telle  ivresse,  soup- 
çonner seulement  qu'on  en  approche,  n'est-ce  pas  assez,  je  vous 
le  demande,  pour  rendre  le  présent  ineffable,  et  le  passé  incon- 
stant? En  revanche,  que  j'aie  attendu  ce  miracle,  que  j'aie  cru 
le  pouvoir  vivre,  de  quel  nom  nommerez-vous  cette  cruauté,  vous 
qui  savez  que  cela  n'a  pas  été?  Paix  à  la  morte!  j'ai  trouvé 
dans  mon  mariage  les  rations  de  confort  que  beaucoup  auraient 
souhaitées  et  je  ne  souhaite  à  personne  la  misère  et  la  soif  qui 
m'y  ont  consumé...  Paix  à  la  morte,  encore  un  coup!  Mais 
pourquoi  la  passion  d'aimer  qui  m'a  dévoré,  et  ce  don  fatal 
attaché  à  l'être,  comme  une  robe  de  Nessus,  sinon  pour  mieux 
l'aire  souffrir? Souffrir I...  enfin,  voici  le  mot  lâché;  il  n'explique 
rien,  mais  commence  et  conclut  tout.  La  souffrance  est  injuste, 
bête,  incompréhensible  ;  elle  ne  conduit  nulle  part,  elle  est 
inutile;  et  pareille  à  une  bête  de  proie,  elle  ne  guette  que  cer- 
tains, s'en  repait,  s'en  amuse  et  va  pour  prolonger  son  plaisir 
jusqu'à  négliger  tous  autres  gibiers  à  sa  portée...  Ma  femme 
n'est  plus  là  pour  me  séparer  de  ma  fille  :  Dieu  merci  I  c'en  est 
fait  des  heures  cruelles,  je  vais  être  libre  d'adorer  mon  enfant? 
Sottise  !  La  bête  m'ayant  pris  au  début  sous  sa  griffe  ne  me  lâchera 
point  :  non  seulement  ma  fille  m'échappe,  mais  j'en  suis  à 
redouter  qu'un  inconnu  ne  la  torture.  Cependant,  ailleurs, 
d'autres  s'obstinent  à  être  heureux!  vous,  ce  La  Gilardière  dont 
nous  parlions,  ce  boutiquier  peut-être  que  j'aperçois  là,  au  seuil 
de  sa  boutique...  Je  connais  des  voleurs  triomphants,  des  cœurs 
que  l'amour  comble,  bien  qu'ils  soient  à  soulever  de  dégoût... 
Alors  je  demande  :  au  nom  de  quoi,  ceux-ci  plutôt  que  ceux- 
là?  Quelle  est  la  règle  qui  protège?  On  parle  d'un  Dieu  :  où 
est-il?  d'une  justice  :  où  la  trouve-t-on? 

Je  me  suis  efforcé  de  reproduire  ce  long  discours  tel  que  je 
l'entendis.  Ce  que  je  ne  puis  rendre,  c'est  l'impression  extraor- 
dinaire que  donnaient  la  mimique  de  cet  homme,  la  variété  du 
ton,  les  alternances  d'une  voix  tantôt  basse  comme  pour  confier 
un  secret,  tantôt  éclatant  sous  la  révolte  ou  brisée  par  un  san- 
glot mal  contenu.  Et  quelle  sensibilité  exaspérée  dans  ces  aveux 
arrêtés  à  mi-route  !  car  il  était  évident  que  plus  le  récit  appro- 
chait de  l'intime  de  sa  douleur,  moins  il  parvenait  à  s'exprimer. 


l'appel  de  la  route.  28o 

A  peine  quelques  mots  sur  le  naufrage  de  son  amour,  rien  sur 
le  drame  actuel. 

Au   dernier  cri,  enfin,  il  passa  la  main  sur  son  front,   de 
l'air  d'un  homme  qui  s'éveille.   Peut-être  ne   se  rendait-il  p 
compte    de  tout  ce    qu'il  avait  dit.  Puis,    s'interrompant  sou- 
dain : 

—  Je  vous  demande  pardon,  balbutia-t-il,  je  crois  que  je  me 
suis  e'garé... 

Et  de  nouveau,  nous  demeurâmes  silencieux. 

Que  répondre  en  effet  aux  questions  qu'il  posait?  Quelle  jus- 
tification lui  donner  de  la  souffrance  imméritée  qui  l'avait 
amené,  pantelant,  dans  mon  cabinet  habitué  jusqu'alors  à 
n'entendre  que  le  cri  de  la  chair  douloureuse?  Cependant,  si 
impuissant  que  je  fusse  à  l'éclairer,  pouvais-je  aussi  continuer 
de  me  taire?  A  de  certains  moments,  et  quoi  qu'elle  prononce, 
la  parole  humaine  est  source  d'apaisement.  Après  avoir  hésité, 
j'approchai  de  lui,  et  prenant  ses  mains  comme  au  début  : 

—  Cher  monsieur,  combien  je  vous  plains!  Les  problèmes 
que  vous  soulevez  sont,  hélas!  sans  solutions.  D'ailleurs,  à  quoi 
bon  les  chercher?  Nous  vivons  dans  l'inexpliqué.  Que  la  souf- 
france soit  un  don  divin  ou  l'œuvre  d'un  destin  malfaisant, 
qu'elle  perde  ou  non  son  mystère,  elle  pèse  du  même  poids.  En 
revanche,  je  doute  qu'un  bilan,  tel  que  vous  tentiez  tout  à 
l'heure  de  l'établir,  puisse  être  exact  :  il  y  manque  toujours 
quelque  chose,  et  parfois  l'essentiel.  On  ne  néglige  aucune 
douleur,  on  ne  compte  pas  les  joies.  S'efforce-t-on  de  le  faire,  il 
n'est  pas  de  corrîmune  mesure  entre  les  unes  et  les  autres. 
J'ajoute  que,  s'il  en  existait... 

Il  m'interrompit  : 

—  Je  devine  que  vous  allez  dire  :  tout  se  compense.  Ce  n'est 
pas  vrai. 

—  J'entends  bien,  repris-jeà  mon  tour,  vous  croyez  au  voleur 
triomphant  :  accepteriez-vous   pourtant  de   prendre  sa  place? 
Pour  changer  de  sort,  changeriez-vous  d'àme  avec  lui  ? 

Il  haussa  les  épaules. 

—  Vous  pensez  que  je  refuserais?...  La  vérité  est  que  je  ne 
sais  pas...  on  ne  sait  jamais  rien. 

—  Si,  on  sait  parfaitement  qu'il  existe,  jusque  dans  le  pire, 
un  bien  qui  le  balance.  Par  exemple,  imaginez  une  seconde  que, 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  votre  fille  cesse  d'exister... 


UL\  i  i:    DES    m .1  \    Mo\Di  5. 

Il  eut  un  cri  : 

—  Taisez-vous! 

—  Vous  voyez  bien!  Même  s'il  n'était  pas  imaginaire,  votre 
supplice  actuel  se  double  encore  de  joies  dont  la  seule  pensée 
qu'elles  pourraient  disparaître  vous  fait  pâlir  d'effroi.  Alors, 
cessons  de  discuter.  Que  votre  cœur  s'apaise  !  qu'il  tue  la 
chimère  !  et... 

Je  le  regardai  avec  une  pitié  sincère.  Son  accablement  me 
touchait. 

—  ...  Et  quand  vous  aurez  encore  envie  de  crier,  comme 
tout  à  l'heure,  n'hésitez  pas  à  revenir.  Vous  trouverez  ici,  je 
vous  l'affirme,  une  compréhension  affectueuse  et  le  secours 
d'un  ami. 

Ayant  remercié  d'un  signe  de  tète,  il  prit  son  chapeau  sans 
répliquer  et  se  dirigea  vers  la  porte. 

Je  compris  qu'arrivé  à  ce  point,  il  n'aurait  pu  poursuivre. 
Moi-même,  changeant  d'attitude  pour  l'accompagner,  m'efforçai 
de  reprendre  un  ton  plaisant. 

—  Admirez,  dis-je,  tandis  que  nous  descendions  ensemble, 
combien  c'est  toujours  l'imprévu  qui  vient.  J'avais  compté 
apprendre  grâce  à  vous  des  merveilles  sur  La  Gilardière,  et  je 
ne  saurai  rien,  pas  même  s'il  est  amoureux  de  votre  fille  ! 

Un  pâle  sourire  erra  sur  la  face  désolée  de  M.  Lormier. 

—  Oh!  pour  celui-là,  je  suis  tranquille!  Tout  le  fâcheux 
que  j'en  ai  su  me  venait  par  Geneviève. 

Sur  le  seuil,  il  dit  encore  : 

—  Je  reviendrai  peut-être...  probablement... 
Je  songeais  de  mon  côté  : 

—  Pauvre  homme!  je  le  reverrai  avant  huit  jours. 

Or,  non  seulement  il  ne  devait  plus  reparaître  dans  ce  lieu, 
témoin  de  notre  amitié  naissante,  mais  convaincu  d'avoir  atteint 
au  sommet  de  son  calvaire,  à  peine  commençait-il  d'en  gravir 
les  premières  marches. 

Edouard  Estauntk, 
(La  deuxième  partit  au  preehain  numéro.) 


AU  PAYS  DE   L'ÉRABLE 

JOURNAL 
DE  LA  MISSION  FRANÇAISE  AU  CANADA 


Sous,  l'inspiration  de  M..  Hanotaux  et  avec  l'agrément  du 
Gouvernement,  le  Comité  France-Amérique  vient  d'envoyer  au 
Canada  une  mission  chargée  de  remercier  ce  grand  pays  de  son 
intervention  militaire  dans  la  guerre  et  de  l'aide  secourable 
qu'il  a  apportée  à  nos  blessés,  ainsi  qu'aux  populations  des 
régions  dévastées,  sous  les  formes  les  plus  diverses,  création 
d'hôpitaux  et  d'ambulances,  secours  en  argent,  dons  en  nature. 

Cette  mission  comprenait  un  maréchal  de  France,  un  amiral, 
un  évêque,  des  membres  du  Parlement,  de  l'Institut,  de  l'Uni- 
versité, etc.,  au  demeurant  des  représentants  de  toutes  les  forces 
françaises,  de  toutes  les  formes  d'activité  de  notre  génie  national. 
Elle  comprenait  en  outre  un  certain  nombre  de  dames  que  leur 
grand  cœur  et  les  services  rendus  par  elles  au  cours  de  la  guerre, 
désignaient  plus  particulièrement  pour  exprimer  aux  mères  et 
aux  épouses  canadiennes  nos  sentiments  de  reconnaissance. 

Elle  n'est  restée  au  Canada  qu'une  dizaine  de  jours  et  de  cet 
immense  pays  n'a  pu  parcourir  qu'un  petit  coin,  celui  qui 
s'étend  le  long  des  rives  du  Saint-Laurent  et  aux  bords  du  lac 
Ontario;  elle  a  cependant  rempli  sa  mission.  A  Montréal  et  à 
Québec,  elle  a  retrouvé  l'àme  française;  à.  Ottawa,  elle  a  adressé 
ses  remerciements  officiels  au  Gouvernement  canadien  et  remis 
au  Parlement  fédéral,  en  témoignage  de  gratitude,  un  buste  de 
Rodin,  représentant  la  France;  à  Toronto  et  à  Hamilton,  elle  a 
pris  contact  avec  une  province  presque  entièrement  anglais 


288  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  resserré  les  liens  d'amitié  qui  nous  unissent  à  nos  allies  (1). 

Y  a-t-il  lieu  de  garder  trace  de  cette  mission  en  relatant  ce 
qu'elle  a  vu,  entendu,  remarqué? 

Oui,  certainement,  quelque  restreint  qu'ait  été  son  champ 
d'observation.  Rien  en  effet  de  ce  qui  intéresse  nos  frères  du 
Canada  en  peut  nous  laisser  indifférents;  d'autre  part,  le  Domi- 
nion est  en  plein  développement;  le  plus  grand  avenir  lui  est 
réservé,  et  il  n'est  pas  inutile  de  le  rappeler. 

Bien  entendu,  il  ne  saurait  être  question  ici  d'une  étude 
d'ensemble  que  rien  ne  justifierait.  Le  Canada  est  plus  grand 
que  l'Europe  entière;  il  s'étend  sur  des  milliers  de  kilomètres, 
de  l'Est  à  l'Ouest,  du  Sud  au  Nord;  la  seule  province  de  Québec 
est  à  elle  seule  plus  grande  que  la  France.  De  cette  immensité 
nous  n'avons  vu  qu'un  bord.  Dans  ces  conditions,  le  plus  prudent 
et  aussi  le  plus  simple  est  de  se  borner  à  noter  ce  que  la  mission 
a  vu  sur  son  passage,  de  donner,  pour  ainsi  dire,  son  «  journal 
de  marche,  »  en  relevant  tous  les  détails  caractéristiques. 

* 
*    * 

A  peine  étions-nous  arrivés  à  New-York  que  deux  hommes 
éminents,  amis  passionnés  de  la  France,  les  sénateurs  Dandu- 
rand  et  Beaubien,  venaient  nous  y  rejoindre  pour  nous  conduire 
eux-mêmes  dans  leur  patrie  et  nous  en  faire  les  honneurs. 

Dès  le  premier  contact,  la  conversation  s'engage  sur  la  situa- 
tion politique  du  Canada.  Ont-ils  dessein  d'enlever  de  nos  esprits 
toute  idée  fausse,  de  nous  «  mettre  au  point?  »  Il  semble  bien. 

—  Nous  avons,  disent-ils,  deux  mères  patries,  aïeules  véné- 
rables, que  nous  respectons,  admirons  et  aimons  l'une  et  l'autre. 

«  Ces  deux  mères  patries  sont  la  France  et  l'Angleterre. 

«  La  première  a  fait  de  nous  ce  que  nous  sommes,  des  Fran- 

(1)  Composition  de  la  mission  :  Maréchal  Fayolle,  président;  —  Amiral  Charlier; 
—  M.  Gaston  Ménier,  sénateur;  —  M.  Fournier-Sarlovèze,  député  de  l'Oise;  — 
Comte  de  Warren,  député  de  Meurthe-et-Moselle  ;  —  Mgr  Landrieux,  évêque  de 
Dijon;  —  M.Alb.  Besnard,  de  l'Académie  des  Beaux-Arts  ;  — Professeur  Lippmann. 
de  l'Académie  des  Sciences; —  M.  Dal  Piaz,  président  de  la  Compagnie  Générale 
Transatlantique;  —  M.  Fortunat  Strowski,  professeur  à  la  Sorhonne;  —  M.  Cor- 
réard,  inspecteur  des  Finances;  —  M.  de  Loynes,  ministre  plénipotentiaire  ;  — 
M.  Louis  Blériot,  aviateur,  industriel;  —  M.  Delmas,  représentant  de  la  Presse 
française;  —  Colonel  Requin,  adjoint  au  maréchal;  —  M.  Louis  Jaray,  maître  des 
requêtes  au  Conseil  d'État;  —  Marquis  Le  Créqui-Montfort.  secrétaire  général;  — 
M.  Quénard,  professeur  de  l'Université,  secrétaire  général  adjoint;  —  M°"  Albert 
Besnard  :  — Coinlesse  de  Warren;  —  Vicomtesse  de  Salignac-Fénelon;  —  M"'  Lipp- 
mann; —  Comtesse  de  Bryas;  —  Mn'  Blériot. 


au  pays  de  l'érable.  289 

çais  de  pure  race,  aussi  Français  que  vous-mêmes,  ayant  la 
même  langue,  les  mêmes  mœurs,  les  mêmes  traditions.  Nous 
n'avons  pas  connu  vos  révolutions;  nous  avons  continué  notre 
évolution  propre  dans  l'esprit  de  l'ancienne  France,  mais  nous 
sommes  vos  frères,  frères  de  sang  et  frères  de  cœur.  La  deuxième 
nous  a  permis  de  nous  développer;  elle  nous  a  laissé  le  bien 
suprême,  la  liberté.  Nous  sommes  libres  dans  notre  province 
de  Québec;  nous  y  sommes  libres  de  toutes  façons,  à  tous  les 
points  de  vue  :  politique,  religieux,  économique,  et  de  cela  nous 
sommes  à  notre  seconde   patrie  profondément  reconnaissants. 

((  Et  cependant  nous  ne  sommes  ni  Français,  ni  Anglais. 

«  Xous  sommes  ce  que  nous  sommes  devenus  :  des  Canadiens. 

<c  Vous  comprenez  bien?  ajoutent-ils  en  insistant.  Quand 
vous  nous  avez  quittés,  nous  étions  65  000;  nous  sommes 
devenus  depuis  plus  de  4  millions,  dont  3  millions  habitent  le 
Canada.  Nous  avons  aujourd'hui  l'âge  d'homme.  Notre  patrie, 
c'est  la  terre  que  nous  avons  défrichée  et  peuplée,  celle  où 
nous  avons  pris  racine,  c'est  le  Canadal  » 

Ces  idées  seront  affirmées  publiquement,  dès  le  soir  même, 
à  la  fête  qui  sera  donnée,  à  bord  du  Paris,  à  la  haute  société 
new-yorkaise. 

Il  y  a  quelque  chose  qu'ils  ne  disent  pas,  mais  que  nous 
reconnaîtrons  bientôt  :  cette  situation  est  également  celle  des 
Canadiens  anglais,  eux  aussi  Anglais  de  cœur,  c'est  entendu, 
mais  devenus  Canadiens  avant  tout.  Il  est  certain  que  le  Canada 
marche  à  l'indépendance  totale.  Le  pouvoir  de  l'Angleterre  sur 
ce  pays  est  purement  nominal;  il  se  gouverne  lui-même  et  son 
Conseil  des  ministres  est  souverain.  Le  gouverneur  général  est 
anglais;  les  gouverneurs  de  provinces  sont  soit  d'origine  cana- 
dienne, soit  d'origine  anglaise,  et  il  serait  impossible  aux  uns 
comme  aux  autres  d'agir  autrement  que  dans  l'intérêt  direct  et 
immédiat  du  Canada. 

A  noter  que  les  forces  anglaises  qui  occupent  cette  énorme 
étendue  de  territoires,  plus  grande  que  l'Europe,  no  dépassent 
pas  cinq  régiments!  tout  juste  de  quoi  fournir  des  gardes  d'hon- 
neur aux  gouverneurs. 

Chose  curieuse,  les  races  anglaise  et  française  qui  forment 
le  peuple  canadien  ne  se  mélangent  pas;  elles  se  développent 
parallèlement  en  restant  distinctes,  chacune  gardant  sa  langue, 
ses  mœurs  et  ses  usages. 

TOME    T.W.    —    1921.  19 


2(J0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Regardez,  nous  dira  bientôt  le  sénateur  Beaubien,  quand 
nous  descendrons  en  bateau  le  Saint- Laurent,  de  Montréal  à 
Québec,  admirez  notre  grand  fleuve  !  Dans  ses  eaux  sont  venues 
se  jeter,  h  Montréal,  celles  de  l'Ottawa;  elles  coulent  ensemble 
sans  se  confondre,  celles  du  Saint-Laurent  limpides  et  bleues, 
celles  de  l'Ottawa  plus  foncées;  elles  portent  avec  la  même 
docilité  les  bateaux  qui  nous  appartiennent;  c'est  l'image  de 
notre  Canada,  terre  commune  à  nos  deux  races. 

Mais  il  y  a  un  fait  nouveau  dont  nos  amis  n'aiment  pas 
beaucoup  «à  parler  et  qui  visiblement  les  laisse  soucieux.  Depuis 
quelques  années,  les  Américains  se  portent  en  foule  vers  les 
provinces  de  l'Ouest  :  Sackatchevan,  Alberta,  Columbia,  et  il  en 
résulte  qu'au  Canada  se  forment  en  réalité  trois  groupements  : 
français  à  l'Est,  anglais  au  Centre,  américain  à  l'Ouest. 

Sur  les  7  millions  d'habitants  qui  forment  la  population  du 
Canada,  combien  y  a-t-il  au  juste  d'Américains?  Le  prochain 
recensement  le  dira,  mais  il  demeure  certain  que  le  nombre 
des  Américains  va  sans  cesse  en  croissant  et  qu'ils  restent,  eux, 
américains.  Or,  les  Etats-Unis  comptent  110  millions  d'habi- 
tants ;  ces  deux  pays  sont  en  contact,  de  l'Atlantique  au  Paci- 
fique, sur  une  frontière  ouverte  de  plus  de  5  000  kilomètres 
d'étendue.  Dans  ces  conditions,  le  Canada  pourra-t-il  résister, 
sinon  à  la  pression,  du  moins  à  l'attraction  des  Etats-Unis  qui 
considèrent  comme  de  droit  naturel  que  toute  l'Amérique  du 
Nord  soit  leur  domaine  de  libre  expansion? 

Voilà  sans  doute  le  gros  danger  qui  menacera  l'indépendance 
du  Canada,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné.  Toutefois,  on 
peut  affirmer  que  les  groupements  anglais  et  français  n'en 
resteront  pas  moins  puissants  et  libres  dans  leur  développement. 

* 
*    * 

Nous  arrivons  à  Montréal,  à  neuf  heures  du  matin,  par  un 
temps  magnifique,  et  aussitôt  commence  une  série  de  réceptions, 
de  visites  et  de  banquets  qui  sera  très  fatigante  parce  qu'inin- 
terrompue, d'autant  plus  qu'une  lourde  vague  de  chaleur  passe 
sur  l'Amérique  et  que  la  température  ne  descendra  guère  au- 
dessous  de  30°. 

A  la  gare  nous  attendent  un  représentant  du  gouvernement 
canadien,  le  ministre  de  la  Justice,  Doherty,  et  les  autorités  de 
la  ville.  Le  cérémonial  sera  le  même  à  peu  près  partout  :  sur  le 


au  pays  de  l'érable.  201 

quai  ou  à  la  sortie,  une  demi-compagnie  de  troupes  anglaises 
ou  de  milice  canadienne  rend  les  honneurs,  tandis  qu'une 
musique  joue  la  Marseillaise  et  que  la  foule  acclame  la  Mission. 

A  peine  sommes-nous  arrivés  à  L'hôtel  qu'il  faut  repartir  pour 
aller  à  l'Hôtel  de  ville,  dont  nous  montons  les  degrés  en  traver- 
sant une  foule  compacte  qui  applaudit  en  criant  :  «  Vive  la 
France  !  »  visiblement  curieuse  de  voir  «  des  Français  de  France.  » 

La  première  sensation  est  un  peu  troublante.  Sommes-nous 
en  France  ou  au  Canada?  sur  les  bords  du  Saint-Laurent  ou 
sur  ceux  de  la  Seine  ?  à  Montréal  ou  dans  quelque  ville  de  Nor- 
mandie? L'illusion  est  complète,  car  les  souhaits  de  bienvenue 
qu'on  nous  adresse  sont  exprimés  dans  le  français  le  plus  pur  ; 
toutes  les  mains  se  tendent  et  tous  les  visages  sourient.  Ce  sont 
bien  les  membres  d'une  même  famille  qui  se  retrouvent,  se 
reconnaissent,  se  félicitent  et  demandent  des  nouvelles,  parlant 
à  la  fois  du  passé  et  du  présent. 

En  sortant  de  l'Hôtel  de  ville,  nous  visitons  l'ancien  «  Gou- 
vernement français,  »  modeste  édifice  aujourd'hui  transformé  en 
musée  de  souvenirs.  Partout  sont  gardés  religieusement  les 
témoins  du  passé  et  de  ce  qu'on  appelle  ici  à  juste  titre  l'épopée 
canadienne,  les  temps  héroïques  de  Montcalm  et  deLévis.  Api 
toute  une  série  de  visites,  parmi  lesquelles  celle  de  l'Ecole  com- 
merciale, qui  constitue  une  annexe  de  l'Université  française,  ou 
Université  Laval,  nous  arrivons  au  banquet.  11  commence  à  une 
heure  et  ne  se  terminera  qu'à  quatre  heures  et  demie.  Discours 
et  discours. 

Mais  avant  les  discours,  il  y  a  les  «  santés,  »  et  il  fautnoin- 
ici  une  scène  qui  ne  manque  pas  de  grandeur.  Le  président  se 
lève  et  dit  en  tenant  haut  son  verre  :  «  le  Roi!  »  Aussitôt  toute 
la  salle  est  debout  et  l'orchestre  entame  le  God  save  the  King 
que  tout  le  monde  chante  à  pleine  voix.  On  se  rassied.  Le  prési- 
dent se  relève  une  minute  après  et  dit  :  «  la  France!  »  Alors 
éclate  la  Marseillaise,  que  les  assistants  clament  avec  le  môme 
entrain  que  le  God  save  the  King  de  tout  à  l'heure.  Souvent  il 
y  a  une  troisième  santé,  «  le  Canada,  »  et  cette  fois  on  entend 
comme  une  sorte  de  vieille  chanson  française,  lente  et  grave, 
douce  et  berceuse,  pleine  d'amour. 

A  l'heure  des  discours,  et  tant"  que  nous  serons  en  terre 
«  française,  »  nous  entendrons  souvent  de  belles  harangues  que 
la  Sorbonne  applaudirait.  Aujourd'hui,  c'est  d'abord  le  ministre 


292  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Doherty  qui  prend  la  parole  ;  son  allocution  est  pleine  de  finesse 
et  d'une  aimable  bonhomie.  Vient  ensuite  le  sénateur  Dandu- 
rand  avec  un  discours  d'une  admirable  tenue  littéraire.  Si  on 
parle  cette  langue  au  Parlement  canadien,  les  débats  ne 
doivent  pas  manquer  d'agrément  1 

Nous  sommes  tous  frappés  de  l'éloquence  des  orateurs  cana- 
diens. Ils  parlent...  comment  dire?  Ce  n'est  pas  de  la  pompe 
et  de  la  grandiloquence,  mais  de  la  solennité,  mêlée  de  respect. 
C'est  la  langue  du  xvne  siècle,  aux  belles  périodes  cadencées. 
Les  orateurs  sacrés  du  grand  siècle  devaient  parler  ainsi  du 
haut  de  la  chaire.  «  Vous  savez  le  français  mieux  que  nous,  » 
leur  dira  tout  à  l'heure  l'un  des  nôtres. 

A  propos  des  vieux  mots  et  des  formes  archaïques  que  le  lan- 
gage canadien  a  gardés,  le  sénateur  Dandurand  explique  que 
leur  conservation  est  la  conséquence  du  soin  jaloux  avec  lequel 
les  Français  de  Montréal  et  de  Québec  n'ont  cessé  de  défendre 
leur  langue  maternelle  contre  la  langue  anglaise. 

—  Le  Grand  Roi,  —  ou  plutôt  le  Grand  Roué,  —  dit-il,  n'a 
pas  proclamé  :  l'Etat,  c'est  moi  ;  il  a  dit  :  l'Etat,  c'est  moue,  et 
c'est  pourquoi  nos  paysans  canadiens  disent  encore  aujourd'hui  : 
le  Roué,  moue,  la  parouesse,  etc. 

Il  exagère  un  peu.  La  langue  française  est  restée  vivante 
au  Canada  comme  ailleurs  et  elle  a  évolué;  il  suffit  d'entrer 
dans  une  boutique  de  marchand  pour  s'en  apercevoir.  Un  con- 
vive ne  nous  a-t-il  pas  dit  tout  à  l'heure,  en  parlant  de  dames 
canadiennes  fort  distinguées  qui  prennent  part  au  banquet  : 
«  Ce  sont  des  femmes  dépareillées?  »  ce  qui  signifiait  dans  sa 
pensée  :  sans  pareilles,  non  pareilles,  autrement  dit  d'admirables 
femmes  I  II  n'en  reste  pas  moins  que  dans  la  haute  société  cana- 
dienne on  parle  un  français  exquis,  limpide  et  clair,  avec  un  par- 
fum de  vétusté  qui  en  augmente  l'agrément  et  en  relève  la  saveur. 

Au  cours  de  ce  banquet,  le  sénateur  G.  Ménier  et  le  prési- 
dent de  la  Compagnie  transatlantique,  M.  Dai  Piaz,  annoncent 
pour  l'automne  prochain  l'ouverture  d'une  sorte  d'exposition  rou- 
lante, constituée  par  des  échantillons  des  produits  français  réunis 
dans  un  grand  train  de  chemin  de  fer,  d'où  le  nom  de  «  Train- 
Exposition,  »  et  qui  ira,  avec  des  conférenciers,  de  ville  en  ville. 

Après  le  banquet,  on  nous  conduit  à  «  la  Montagne,  »  c'esl- 
à-dire  au  Mont  Royal,  autour  duquel  la  ville  de  Montréal  s'est 
développée.  De  la  terrasse  qui   la  domine,  le   spectacle  est  de 


AU    P\YS    DE    L  ÉRABT.E.  293 

toute  beauté.  Au  bord  du  magnifique  Saint-Laurent,  s'étend, 
blanche  dans  des  massifs  de  verdure,  la  ville.  Elle  compte 
1)00  000  habitants,  dont  les  trois  quarts  sont  Français;  elle  a 
doublé  en  dix  ans.  Son  commerce  est  mondial  et  sa  prétention 
de  devenir  la  rivale  de  New- York  ne  parait  pas  déplacée.  Les 
steamers  remontent  jusqu'à  elle  et  le  fleuve  est  sillonné  de 
bateaux.  Les  quais  s'étendent  sur  30  kilomètres  de  longueur. 

Qu'est-ce  au  loin  que  ces  gigantesques  constructions  qui 
s'élèvent  au  bord  des  eaux?  Ce  sont  des  «  elevators  »  où 
viennent  s'entasser  les  grains  de  ce  qui  fut  autrefois  «  la  grande 
prairie  »  des  Indiens,  devenue  aujourd'hui  la  plaine  indéfinie, 
couverte  de  moissons,  la  terre  à  blé  des  États  du  Centre.  On  y  dé- 
charge des  wagons  en  quelques  minutes  ;  on  y  charge  des  bateaux 
en  quelques  heures.  «  Dès  maintenant,  nous  dit-on,  le  Canada 
peut  suffire  à  fournir  à  l'Europe  entière  son  pain  quotidien.  » 

Notre  interlocuteur  ajoute  :  «  Quel  malheur  qu'en  hiver 
notre  fleuve  s'endorme  !  »  Il  se  recouvre  en  effet  de  glaces  à 
partir  de  novembre  et  la  navigation  est  suspendue  pendant  cinq 
à  six  mois.  L'hiver  est  loin  de  notre  pensée  ;  il  fait  en  effet  une 
chaleur  extrême  et  tout  autour  de  nous  brillent  des  massifs  de 
roses.  Cependant,  voilà  bien  le  Canada,  couvert  de  verdure  et 
de  fleurs  en  été,  riche  de  toutes  les  cultures,  revêtu  d'un  man- 
teau de  neige  de  novembre  à  avril  ! 

Sur  la  terrasse,  nous  avons  rencontré  M.  Taft,  l'ancien  pré- 
sident des  Etats-Unis,  venu  comme  nous  pour  admirer  la  vue. 
Il  est  seul  et  cause  familièrement  avec  le  maréchal. 

Le  soir,  la  mission  se  disloque  et  nous  dînons  dans  les 
familles.  Quelle  délicieuse  trouvaille  !  plus  de  discours,  mais 
des  entretiens  pleins  d'abandon  et  de  cordialité,  comme  dans  les 
meilleures  familles  françaises. 

La  journée  n'est  pas  finie,  car  c'est  aujourd'hui  la  Saint-Jean, 
fête  nationale  des  Canadiens  français,  et  on  la  célèbre  ici  comme 
chez  nous  en  allumant,  à  la  nuit  tombante,  de  grands  feux 
clairs  et  joyeux. 

Bien  entendu,  on  nous  attend  et  nous  nous  retrouvons,  vers 
neuf  heures,  au  milieu  d'une  foule  qu'on  évalue  à  plus  de 
20  000  personnes  ;  elle  entoure  un  kiosque  à  musique,  transformé 
en  tribune,  sur  lequel  on  nous  fait  monter,  et  une  fois  de  plus 
nous  reparlons  de  la  France,  de  la  guerre,  du  passé  et  de  l'avenir. 

Après  ces  discours,  un  courant  se  forme  qui  nous  emporte 


l2!>i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vers  un  énorme  bûcher.  L'honneur  d'y  mettre  le  feu  est  réservé 
au  maréchal;  il  en  fait  le  tour,  une  torche  à  la  main,  et  en  un 
instant  cette  masse  de  bois  et  de  fagots  est  couverte  de  tlammes 
qui  montent  droites  au  ciel,  comme  une  épée,  dans  une  gerbe 
d'étincelles.  Ce  ù'esi  pas  sans  émotion  que  nous  pensons  qu'en 
ce  même  jour  s'allument  sur  les  collines  de  la  vieille  France  et 
les  places  de  nos  villages  les  mêmes  feux  symboliques.  C'est  la 
même  âme  qui  palpite  des  deux  côtés  de  l'Atlantique. 

Au  retour,  vers  minuit,  beaucoup  d'entre  nous  sont  silen- 
cieux, plongés  dans  une  méditation  profonde;  ils  rapprochent 
cette  fête  de  la  Saint-Jean,  fête  nationale  des  Canadiens  français, 
de  notre  deuxième  fête  nationale  qui  vient  d'être  instituée  en 
l'honneur  de  Jeanne  d'Arc. 

—  Vous  dormez?  dit  l'un  en  poussant  le  coude  de  son  voisin. 

—  Moi!  non,  je  rêve.  Ce  bûcher  m'a  rappelé  celui  de  Jeanne 
d'Arc.  Sans  doute,  couvert  de  poix  et  de  résine,  il  s'est  lui 
aussi  embrasé  d'un  bloc.  J'espère  que  notre  Sainte  n'a  pas  trop 
longtemps  souffert. 

—  On  peut  croire  au  contraire  qu'elle  est  morte  lentement, 
comme  le  Christ,  en  priant  pour  la  France,  et  en  s'oiîrant  en 
holocauste  pour  elle. 

—  Quelle  prodigieuse  histoire  que  la  nôtre!  Et  qui  sait  si, 
dans  la  dernière  guerre,  nous  n'avons  pas  encore  bénéficié  du 
sacrifice  de  cette  petite  Lorraine  de  dix-neuf  ans? 

—  N'en  douiez  pas.  Les  lueurs  de  6on  bûcher  illumineront 
toujours  dans  la  suite  des  temps  les  visages  de  nos  soldats,  des- 
cendants de  ses  compagnons  d'armes. 

Le  lendemain  est  un  dimanche,  et  nous  allons  à  la  messe  à 
la  cathédrale.  Là  aussi  la  foule  nous  attend,  et  quand  nous 
entrons,  les  orgues  jettent  à  grand  fracas  sous  les  voûtes  les 
appels  de  la  Marseillaise! 

Belles  allocutions  de  Mgr  Gauthier,  recteur  de  l'Université 
Laval,  et  de  Mgr  Landrieux,où  s'échangent,  en  se  mêlant  dans 
une  commune  prière,  le  salut  du  Canada  à  la  France  et  celui  de 
la  France  au  Canada. 


* 

*    * 


A  onze  heures,  départ  en  bateau  pour  Québec,  où  nous  arri- 
verons à  neuf  heures  et  demie  du  soir. 

Le   temps  est  superbe  et  le  spectacle  d'une   incomparable 


au  pays  de  l'érable.  20o 

beauté.  Le  Saint-Laurent  apparaît  moins  comme  un  fleuve  que 
comme  un  lac  allongé  entre  des  terres  fertiles.  Des  deux  côtes, 
des  paysages  de  France,  des  villages  aux  jolis  noms  français, 
avec  de  minces  clochers  tout  pareils  aux  nôtres.  C'est  sur  les 
bords  du  Saint-Laurent  que  se  sont  établis  les  premiers  colons; 
ils  se  sont  partagé  le  terrain  perpendiculairement  aux  rives,  et 
nous  voyons,  encore  resserrées  par  les  héritages,  ces  limites  de 
champs  toutes  parallèles  entre  elles. 

La  soirée  se  passe  à  faire  revivre  le  passé,  à  retracer  l'œuvre 
de  Jacques  Cartier  et  de  Champlain,  à  raconter  les  exploits  de 
Montcalm  et  de  Lévis.  C'est  ici  que  s'est  déroulée  l'épopée  cana- 
dienne ;  elle  appartient  à  l'histoire  de  France  et  à  celle  du 
Canada;  elle  est  notre  bien  commun  et  le  lien  qui  nous  unit. 
Regardez  cette  statue  qui  s'élève,  à  droite,  sur  la  rive.  C'est  celle 
de  M"e  de  Verchère,  qui  défendit  sa  ferme  contre  les  Iroquois, 
à  quatorze  ans,  seule  avec  ses  deux  frères,  moins  âgés  qu'elle. 
Voici  l'embouchure  de  la  rivière  Richelieu,  qui  vient  du  lac 
Champlain,  sur  les  bords  duquel  les  Français  remportèrent 
contre  les  Anglais  la  victoire  de  Carillon.  Quand  nous  arriverons 
à  Québec,  on  nous  montrera,  à  gauche,  au-dessus  de  la  falaise,  la 
plaine  d'Abraham,  où,  le  13  septembre  1759,  se  livra  la  bataille 
qui  amena  la  chute  de  Québec  et  dans  laquelle  périrent  ensemble 
Je  général  anglais  Wolfe  et  notre  grand  Montcalm. 

Le  lendemain,  toute  la  matinée,  jusqu'à  une  heure,  se  passe 
en  visites.  Visite  à  la  vieille  citadelle  où  le  lieutenant-gouver- 
neur nous  dit  :  «  La  voici,  telle  que  vous  nous  l'avez  laissée.  » 
On  y  voit  encore,  en  effet,  les  vieux  canons  rongés  par  la 
rouille  qui  défendirent  la  ville.  —  Visite  du  Parlement  provin- 
cial. La  salle  des  députés  est  d'un  côté,  celle  des  sénateurs  de 
l'autre;  elles  sont  l'une  et  l'autre  très  belles.  —  Visite  au 
couvent  des  Ursulines.  Bien  que  leur  ordre  soit  cloîtré,  les 
Sœurs  ont  voulu  ouvrir  à  la  Mission  française  leurs  portes 
fermées  au  monde.  Faveur  insigne  qui  n'est  accordre  qu'il 
des  personnages  royaux  ou  à  des  légats  du  Pape  ;  mais  ne 
s'agit-il  pas  aujourd'hui  de  la  France?  Les  Sœurs  sont  là,  à 
l'entrée,  en  ordre  de  bataille,  les  très  vieilles  en  tête,  les  jeunes 
à  la  gauche;  la  supérieure  nous  reçoit  avec  l'aisance  d'une 
grande  dame  qui  fait  les  honneurs  de  sa  maison.  Nous  la  par- 
courons à  sa  suite,  vieille  demeure  vaste,  simple,  sans  lu 
aucun;  seule  la  chapelle  est  richement  décorée  Non.  loin  d'elle, 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  Sœurs  conservent  comme    une   relique    sainte,    dans    une 
châsse  dorée,  le  crâne  verni  de  Montcalm! 

Après  le  couvent,  réception  à  l'Hôtel  de  ville.  «  Son  Hon- 
neur »  le  maire  est  revêtu  d'une  longue  robe  noire,  qui  rappelle 
relie  de  nos  avocats;  il  porte  un  tricorne.  Quand  il  a  fini  la  lec- 
lure  de  son  adresse,  une  fillette  s'avance  et  offre  au  maréchal 
une  gerbe  de  roses  :  «  Embrassez-la,  dit  le  maire,  c'est  le  der- 
nier de  mes  enfants,  le  dix-septième.  » 

Il  faut  ici  s'arrêter  un  instant  sur  l'extraordinaire  fécondité 
des  familles  canadiennes.  Les  familles  de  quinze  à  vingt  en- 
fants ne  sont  pas  exceptionnelles;  celles  d'une  douzaine  se  ren- 
contrent partout;  la  moyenne  est  d'au  moins  six  enfants  par 
foyer.  Le  maire  nous  racontera  tout  à  l'heure  que  les  familles 
avec  lesquelles  il  est  le  plus  lié  ont  toutes  de  quinze  à  dix-huit 
enfants.  Dernièrement,  il  assistait  à  une  fête  de  famille  où 
vingt-six  enfants  célébraient  les  noces  d'or  de  leurs  parents; 
ceux-ci  n'en  avaient  perdu  aucun.  Ils  sont  nombreux,  les 
villages  où  cent  familles  portent  le  même  nom  !  Le  général 
Tremblay  qui  nous  accompagnait  sur  le  bateau  appartient  à 
l'une  d'elles. 

Comment  expliquer  cela? 

Il  y  a  bien  des  raisons  :  l'espace  disponible,  la  vie  large  et 
facile  à  la  campagne,  les  enfants  qui  ne  sont  pas  une  charge, 
mais  un  rapport,  la  liberté  de  tester  laissée  au  père  de  famille, 
ce  qui  sauve  le  domaine,  etc.  Toutefois  la  raison  principale  se 
trouve  dans  le  respect  des  lois  morales.  Les  Canadiens  français 
obéissent  à  l'ordre  «  Croissez  et  multipliez;  »  ils  observent  le 
Décalogue.  Le  lieutenant-gouverneur  ne  nous  a-t-il  pas  dit 
lui-même  publiquement,  ce  matin  :  «  C'est  votre  clergé  qui 
a  fait  ce  peuple.  » 

Il  est  à  remarquer  qu'il  n'en  est  pas  de  même  des  Anglais. 
Eux  aussi  ont  l'espace  et  la  liberté,  et  cependant,  la  natalité  est 
dans  leurs  familles  beaucoup  moindre.  La  conséquence  est  que 
les  Français  refoulent  les  Anglais  ;  ils  débordent  de  la  province 
de  Québec  dans  l'Ontario,  le  Manitoba  et  aussi  dans  les  pro- 
vinces du  Nord-Est  des  États-Unis.  Ils  étaient  65  000,  lorsque,  il 
y  a  cent  soixante  ans,  la  France  les  a  abandonnés  a  l'Angle- 
terre; ils  sont  aujourd'hui  plus  de  4  millions.  Combien  seront- 
ils  dans  cent  ans?  Plusieurs  d'entre  nous  s'amusent  à  faire  des 
calculs  et  trouvent  des  chiffres  fantastiques  dont  le  quart  suffi- 


\U    PAYS    DE    I.'ÉRVBLE.  297 

rait  à  constituer  là-bas  une  nouvelle  France  plus  peuplée  que  l;i 
vieille  mère-patrie. 

Après  le  banquet  où  les  «  santés  »  ont  été  portées  avec  une 
solennité  particulière,  celle  du  Roi  au  commencement  et  à  la 
lin,  nous  allons  au  camp  d'Abraham  remettre  au  22e  régiment 
canadien  le  drapeau  que  lui  envoie  le  maréchal  Foch,  son  colo- 
nel honoraire.  Ce  22e  canadien  (en  réalité,  un  bataillon)  était 
pendant  la  guerre  uniquement  composé  de  Canadiens  français  ; 
il  s'est  illustré  à  Ypres,  à  Vimy,  etc.,  et  son  effectif  a  été  plu- 
sieurs fois  renouvelé.  A  la  gauche  du  régiment  se  trouvent  les 
anciens  combattants  et  les  blessés. 

De  toutes  parts  la  foule  nous  entoure  et  l'on  sent  que  les 
cœurs  sont  agités  par  des  sentiments  qui  remontent  comme  dis 
lames  de  fond.  C'est  que  la  scène  se  passe  sur  le  terrain  de  la 
défaite  de  1759.  C'est  ici  même  que  la  France  a  perdu  le  Canada. 
Son  àme  et  son  génie  y  sont  restés  ! 

Après  la  revue  du  22%  visite  au  cardinal  Bégin,  vénérable 
vieillard  de  quatre-vingt-deux  ans,  qui  nous  reçoit  avec  une 
bonne  grâce  charmante.  Il  revient  d'une  tournée  pastorale  et  se 
félicite  du  bon  esprit  de  son  peuple  ;  il  en  parle  comme  un  père 
de  ses  enfants.  Il  nous  dit  son  amour  pour  la  France  et  raconte 
son  dernier  séjour  à  Paris  : 

—  J'étais  descendu  à  l' Hôtel  du  bon  La  Fontaine... 
Tout  le  monde  rit. 

—  Vous  le  connaissez  donc!  reprend-il  en  souriant;  c'est  un 
logis  tranquille,  honnête  et  fort  respectable;  j'y  étais  très  bien. 

Et  la  conversation  continue  sur  ce  ton. 

Au  Canada,  la  situation  du  clergé  n'est  pas  la  même  que 
chez  nous;  il  est  mêlé  à  la  vie  publique  et  familiale,  il  fait 
partie  intégrante  de  la  société,  il  vit  au  milieu  du  peuple.  Par- 
tout, à  l'arrivée  à  la  gare  ou  à  la  descente  du  bateau,  aux  ban- 
quets, nous  trouvons  les  évêques,  archevêques,  et  aussi  les  pi 
teurs  protestants,  quand  il  y  en  a.  Ils  sont  entourés  du  resprct 
général.  Ce  matin  nous  avons  tous  remarqué  que  lorsque 
Mgr  Landrieux  a  été  présenté  au  lieutenant-gouverneur,  ce 
dernier  a  mis  genou  en  terre  et  lui  a  baisé  la  main.  Même 
attitude  de  la  part  du  maire,  à  l'Hôtel  de  ville.  La  liberté 
d'action  du  clergé  est  entière.  Les  écoles  sont  confessionnelles 
et  le  budget  de  l'Instruction  publique  est  réparti  entre  elles  au 
prorata  du  nombre  des  élèves.  Catholiques  et  protestant-  vivent 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ailleurs  dans  la  plus  parfaite  harmonie  et  en  pleine  indépen- 
dance respective. 

Après  avoir  quitté  l'archevêché,  thé  chez  le  lieutenant-gou- 
verneur, dans  une  superbe  résidence,  entourée  d'un  grand 
parc,  comme  en  ont  partout,  dans  toutes  les  parties  du  monde, 
les  gouverneurs  anglais  ;  puis  la  liberté  nous  est  rendue  et 
nous  pouvons  parcourir  à  notre  gré  la  ville  de  Québec.  Ville 
entièrement  française,  non  seulement  de  langue,  mais  d'aspect, 
avec  de  vieilles  rues  étroites,  tortueuses,  montantes,  tandis 
qu'en  bas  s'étalent  à  l'aise  les  quartiers  industriels  et  le  port. 
Aux  enseignes  des  boutiques  un  certain  nombre  de  noms 
retiennent  notre  attention.  Des  libraires,  des  pharmaciens, 
des  artisans  s'appellent  La  Chance,  La  Flamme,  La  Jeunesse,  La 
Flèche...  Ce  sont  les  descendants  des  anciens  soldats  devenus 
colons.  Ce  matin,  on  nous  a  présentés  à  une  femme  charmante, 
qui  porte  à  ravir  le  nom  délicieux  de  Jolicœur. 

Quelle  douce  sensation  que  de  retrouver  ici,  intacte,  con- 
tinue, la  liaison  avec  l'ancienne  France! 

La  superbe  promenade  de  Frontenac  domine  la  ville;  elle 
rappelle  la  terrasse  de  Saint-Germain,  plus  belle  encore,  car  à 
ses  pieds  coule  le  majestueux  Saint-Laurent.  C'est  là  qu'est 
notre  hôtel,  avec  des  chambres  bretonnes  où  l'on  trouve  sur  de 
vieux  bahuts  des  statues  de  saints  aux  couleurs  passées  et 
d'antiques  madones,  graves  ou  souriantes.  Quand,  chez  nous, 
tout  se  sera  uniformisé  dans  la  note  grise  d'une  banalité  com- 
mune, on  pourra  encore  revoir  au  Canada  des  coins  de  vieille 
France. 

Après  dîner,  l'Université  étant  en  vacances,  conférence  au 
grand  Séminaire,  l'ancien,  avec  ses  vieux  bâtiments,  sa  vieille 
cour,  ses  vieux  tilleuls.  Nous  y  retrouvons  toute  la  haute  société 
de  Québec  avec  le  cardinal,  le  lieutenant-gouverneur,  le 
maire,  etc.  Mgr  Landrieux  soulève  l'enthousiasme  en  parlant  de 
Verdun. 

* 
*  * 

Le  lendemain  nous  allons  en  chemin  de  fer  de  Québec  à 
Trois-Rivières.  Remarqué  au  passage  des  stations  qui  s'appellent 
Bclair,  Bellefontaine,  etc. 

Pour  la  première  fois,  nous  traversons  de  jour  la  campagne 
canadienne;  elle  est  belle,  mais  moins  bien  cultivée  que  chez 


al  i'ays  de  l'érable.  209 

nous.  C'est  extraordinaire  ce  qu'il  y  a  de  «  marguerites  »  dans 
les  prés  et  d'herbe  folle  dans  les  blés  1  On  voit  que  les  labou- 
reurs ont  ici  trop  d'espace  à  mettre  en  valeur.  Toutes  les  mai- 
sons sont  en  bois;  le  bois  abonde  au  Canada  où  la  forêt  primi- 
tive s'étend  à  l'infini  fout  autour  des  régions  où  le  sol  a  été 
défriché.  On  nous  raconte  que  les  choses  se  passent  à  peu  près 
partout  de  la  même  façon  :  le  premier  colon  qui  arrive  construit 
une  hutte;  quelques  années  après,  la  hutte  est  devenue  le  pou- 
lailler d'une  maison  de  bois  très  confortable  bâtie  tout  auprès; 
encore  un  peu  de  temps  et  de  ci  de  là  les  villages  se  formeront. 
Mais  dans  la  région  que  nous  traversons,  terre  déjà  ancienne, 
les  paysages  sont  ceux  de  chez  nous;  on  pourrait  se  croire  en 
Normandie  ou  dans  l'Ile  de  France.  Cependant  nulle  part  des 
haies  ou  des  murs;  les  champs  sont  séparés  par  de  petits  fossés, 
sillons  plus  larges  que  les  autres  ;  par  endroits  les  pâturages  sont 
entourés  de  fils  de  fer  ou  de  barrières  de  bois  pour  enclore  le 
bétail.   - 

Quand  nous  arrivons  à  Trois-Rivières,  il  est  midi  passé. 
La  population  et  le  maire  nous  attendent  à  la  gare  et  il  faul 
tout  d'abord  se  rendre  à  l'Hôtel  de  ville.  Une  heure  de  dis- 
cours... L'accueil  qui  nous  est  fait  est  d'une  cordialité  telle- 
ment simple  et  franche  que  ce  temps  passe  très  vite. 

Quand  la  réception  est  terminée,  le  maire  s'excuse  : 

—  Je  ne  pourrai  pas  vous  accompagner  à  déjeuner;  je  suis 
retenu  chez  moi,  mais  le  promaire  me  remplacera  et  les  éche- 
vins  seront  là. 

—  Vous  dites? 

Il  devine  que  plusieurs  ne  comprennent  pas  et  explique  que 
le  «  promaire,  »  c'est  l'adjoint  et  que  les  «  échevins  »  sont  les 
conseillers  municipaux. 

Après  déjeuner,  visite  rapide  de  la  ville  qui,  de  simple 
village  agricole,  est  en  train  de  devenir  une  ville  industrielle 
florissante,  rivale  future  de  Québec  et  de  Montréal.  Déjà  il  y  a 
dans  le  port  .d'importants  chantiers  où  on  construit  en  ce 
moment  un  «  pétrolier  »  pour  notre  Compagnie  transatlan- 
tique. Il  est  facile  de  prévoir  que,  dans  l'avenir,  dételles  trans- 
formations seront  nombreuses  le  long  du  Saint-Laurent,  qui 
deviendra  un  des  principaux  centres  de  l'industrie  et  du  com- 
merce du  monde.  Remarquons  en  passant  que  la  ville  de  Trois- 
Rivières  se  développe  suivant  un  plan  arrêté  dans  tous  les  détails. 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  services  publics  y  sont  largement  installés.  Le  promaire  nous 
montre  au  passage,  simplement,  sans  fierté',  comme  s'il  s'agissait 
d'une  chose  tout  à  fait  normale,  les  écoles,  les  hôpitaux,  les 
salles  de  conférences,  les  jardins,  etc. 

Nous  avons  demandé  à  voir  un  village  de  Canadiens  fran* 
rais.  On  nous  conduit  à  Yamachiche  (un  des  rares  noms  indiens 
conservés  dans  le  pays). 

Chemin  faisant,  nous  rencontrons  une  école  de  petits  gar- 
çons qui  forment  la  haie  sur  notre  passage,  en  agitant  de  petits 
drapeaux  tricolores  ;  ils  sont  encadrés  par  des  Frères.  Nous  nous 
arrêtons  pour  rendre  le  salut  ;  le  maréchal  et  l'amiral  les  passent 
en  revue  à  leur  grande  joie  et,  après  quelques  mots  d'entretien 
et  la  demande  d'un  jour  de  congé,  nous  remontons  en  voiture. 

A  Yamachiche,  la  population  s'est  réunie  sur  la  place  de 
l'Eglise  avec,  au  milieu  d'elle,  le  curé  et  ses  vicaires.  Dès  que 
nous  paraissons,  la  Marseillaise  éclate,  chantée  en  chœur. 

—  Vous  voyez  qu'on  la  sait  partout,  murmure  l'un  de  nos 
guides. 

—  Parfait  1  répond  le  maréchal,  mais  c'est  un  village  que 
nous  voulons  voir,  et  vous  nous  montrez  une  petite  ville  !... 

— C'est  bien  un  village,  mais  qui  grandit  au  milieu  des  champs. 

Nous  insistons  pour  voir  une  ferme,  une  vraie  ferme.  On 
nous  mène  alors  dans  une  maison  d'apparence  modeste;  mais  à 
l'intérieur,  salon,  salle  a  manger;  en  haut,  des  chambres 
coquettes  avec  lits  de  cuivre  et  draps  brodés. 

Plusieurs  se  récrient  et  soupçonnent  qu'on  les  «  bluffe.  » 

—  Mais  non,  répond  le  sénateur  Beaubien  qui  nous  accom- 
pagne ;  c'est  ici  l'histoire  commune.  En  même  temps  que  le 
village  se  transforme  en  bourg,  en  petite  ville,  ces  familles 
s'élèvent  dans  l'aisance  et  la  culture  générale  de  l'esprit.  Chez 
nous  l'école  se  bâtit  en  même  temps  que  l'église  ;  l'instruction 
des  garçons  est  poussée  très  loin,  dans  l'étude  du  français  en 
particulier;  les  filles  vont  au  couvent  et  il  n'est  pas  rare  de 
trouver  des  fermes,  de  véritables  fermes,  comme  vous  dites, 
où  les  femmes  sont  des  dames  et  les  hommes  des  seigneurs  de 
la  terre,...  comme  chez  vous  d'ailleurs,  autrefois. 

Et  il  ajoute  : 

—  Ne  pensez-vous  pas  que  l'ancienne  France  se  soit  formée 
ainsi?  Nous  suivons  l'exemple  des  aïeux,  tout  simplement. 

De  fait,  c'est  bien  en  raccourci  toute  l'histoire  de  la  forma- 


au  pays  de  l'érable.  301 

tion  de  la  société  canadienne;  seulement,  les  choses  y  vont  plus 
vite  que  chez  nous,  aux  siècles  passés. 

*    * 

Le  lendemain,  nous  avons  changé  de  province  et  nous  nous 
trouvons  dans  celle  d'Ontario,  à  Ottawa,  capitale  du  Dominion. 

L'organisation  politique  du  Canada  est  simple.  Chaque  pro- 
vince est  indépendante,  dans  les  limites  très  larges  fixées  par  la 
constitution  ;  elle  a  son  Parlement  particulier,  composé  d'un 
Sénat  et  d'une  Chambre,  et  ses  ministres.  A  sa  tête  est  un  lieu- 
tenant-gouverneur, représentant  l'Angleterre.  Le  Parlement 
fédéral,  qui  siège  à  Ottawa,  comprend  également  un  Sénat  et 
une  Chambre  des  communes,  formés  de  délégués  des  Parlements 
provinciaux.  La  langue  française  et  la  langue  anglaise  y  sont 
admises  sur  le  pied  d'égalité.  Le  pouvoir  exécutif  appartient  au 
Conseil  des  ministres.  A  la  tête  du  gouvernement  est  le  gou- 
verneur général.  Le  général  Byng,  l'ancien  commandant  des 
trouDes  canadiennes  dans  la  dernière  guerre,  vient  d'être  nommé 
à   ce  poste,  en  remplacement  du  duc  de  Devonshire. 

Comme  nous  l'avons  déjà  dit,  gouverneur  général  et  lieute- 
nant-gouverneur n'ont  qu'un  pouvoir  nominal.  En  fait,  l'auto- 
nomie du  Canada  est  complète  :  il  ne  dépend  de  l'Angleterre 
que  pour  les  relations  diplomatiques.  Il  est  d'ailleurs  représenté 
directement  à  l'étranger  par  des  commissaires  généraux,  —  à 
Paris,  le  très  aimable  et  très  actif  M.  Philippe  Roy,  —  et  peut 
conclure  des  traités  de  commerce  particuliers.  L'indépendance 
du  Canada  est  telle  que,  s'il  a  pris  part  à  la  guerre,  c'est  de  son 
plein  gré  et  en  vertu  de  son  libre  consentement. 

L'accueil  que  nous  avons  reçu  dans  la  province  française  de 
Québec  a  été  partout,  non  seulement  cordial,  mais  enthou- 
siaste ;  il  ne  le  sera  pas  moins  dans  la  province  anglaise 
d'Ontario.  Il  est  juste  de  remarquer  que  c'est  bien  au  Canada 
tout  entier  que  doit  aller  notre  reconnaissance,  car  les  pro- 
vinces anglaises  ont  fait  pour  la  France  au  moins  autant,  — pro- 
portionnellement,—  que  la  province  de  Québec,  au  double  point 
de  vue  militaire  ou  charitable. 

Nous  sommes  arrivés  vers  midi  et  à  la  gare  une  très  belle 
réception  nous  a  été  faite,  tant  par  les  membres  du  gouverne- 
ment que  par  les  autorités  locales.  Le  «  chef  de  l'opposition  » 
s'y  trouvait  aussi. 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  nous  conduit  sans  tarder  au  Château-Laurier  où  un 
déjeuner  est  offert  par  les  ministres. 

Dès  l'arrivée,  nous  avons  senti  que  l'échange  des  idées  serait 
désormais  moins  facile,  car  autour  de  nous  bien  peu  de  per- 
sonnes parlent  le  français.  Les  Anglais  défendent  leur  langue 
comme  les  Français  la  leur,  et  nous  apprendrons  plus  tard  qu'au 
Parlement  provincial,  la  lutte  se  poursuit  entre  les  deux  langues. 
A  ce  point  de  vue,  la  législation  scolaire  est  moins  libérale  dans 
l'Ontario  que  dans  la  province  de  Québec. 

Après  déjeuner,  nous  allons  en  grand  apparat  au  palais  <lu 
Gouvernement  fédéral.  C'est  qu'en  effet  nous  touchons  au  but 
même  de  notre  voyage,  qui  est  d'apporter  au  Canada  les  remer- 
ciements de  la  France  et  de  remettre  au  Parlement,  en  témoi- 
gnage de  reconnaissance,  le  buste  de  Rodin. 

Un  peloton  de  lanciers  rouges  canadiens,  montés  sur  de 
superbes  chevaux,  escorte  les  voitures  et  devant  le  Palais  est  une 
compagnie  d'Ecossais  d'une  tenue  impeccable. 

Le  palais,  —  il  est  plus  juste  de  dire  les  palais  du  Gouver- 
nement, car  les  ministères  sont  groupés  autour  du  Parlement, 
de  part  et  d'autre  d'une  vaste  place  ornée  de  jardins,  —  ces 
palais  sont  construits  dans  le  style  anglais  et  très  beaux,  bien 
que  d'aspect  un  peu  neuf.  Une  telle  réunion,  en  un  même  lieu, 
du  pouvoir  et  de  ses  organes  d'exécution,  doit  singulièrement 
faciliter  les  travaux  parlementaires  et  hâter  la  solution  des 
affaires.  Ce  pays  bénéficie  de  sa  jeunesse;  il  se  développe  en 
pleine  liberté  d'action  et  d'espace.  Ce  n'est  plus  la  lente  accu- 
mulation, au  cours  des  temps,  des  progrès  successifs  ;  le  Canada 
entre  de  plain  pied  dans  la  vie  du  xxe  siècle.  Il  est  facile,  dans 
ces  conditions,  d'établir  des  plans  d'ensemble;  mais  encore  faut- 
il  les  réaliser;  or  on  retrouve  partout  au  Canada  cet  esprit,  ces 
vues  larges  et  hardies,  plongeant  dans  l'avenir. 

La  cérémonie  qui  va  se  dérouler,  sera  à  la  fois  simple  et 
d'une  très  belle  tenue. 

Quand  nous  entrons,  toute  la  salle  se  lève  et  acclame  la 
mission.  Le  calme  rétabli,  le  ministre  Doherty  prononce  un  très 
beau  discours  en  nous  souhaitant  la  bienvenue. 

Le  maréchal  répond  et  fait  remise  du  busttj  de  Rodin. 

Le  chef  de  l'opposition  prend  à  son  tour  la  parole,  marquant 
ainsi  que  c'est  tout  le  peuple  canadien  qui  est  en  union  de 
sympathie  et  d'amitié  avec  le  peuple  français. 


au  pays  de  l'érable.  303 

Après  ces  discours,  hachés  d'applaudissements,  nous  visitons 
l'intérieur  du  Parlement,  puis  nous  allons  parcourir  la  ville. 
Elle  est  d'aspect  américain,  à  part  la  place  du  Gouvernement. 
Québec  est  une  ville  française,  Montréal  une  ville  anglo-fran- 
çaise; Ottawa,  comme  toutes  les  villes  que  nous  traverserons 
désormais,  est  construite  à  l'américaine,  en  damier,  avec  de 
larges  et  longues  avenues,  plantées  d'arbres. 

Le  soir,  dîner  au  Country  Club.  Ce  délicieux  endroit  a  été 
choisi  parce  qu'on  y  aura  l'agréable  liberté  de  nous  offrir  des 
vins  de  France. 

La  ville  d'Ottawa  est  en  effet  bâtie  au  bord  de  la  rivière  du 
même  nom,  qui  sépare  les  deux  provinces  de  Québec  et  d'On- 
tario. Or,  la  province  d'Ontario  est  au  régime  sec,  —  cela  veut 
dire,  qu'on  n'y  boit  que  de  l'eau,  —  tandis  que  celle  de  Québec 
a  gardé  le  droit  de  boire  du  Saint-Julien,  du  Chàteau-Lai'iitt<\ 
du  Rœderer,  etc.  Heureux  habitants  d'Ottawa!  Ils  peuvent  à 
volonté  se,  mettre  par  hygiène  au  régime  de  l'eau  pure  et  quand 
il  devient  trop  plat  et  monotone,  que  la  tentation  est  trop  forte, 
il  suffit  de  passer  les  ponts  1  Cures  d'eau  et  de  vin  alternées  I  Ne 
semble-t-il  pas  qu'il  y  ait  là  une  situation  éminemment  favo- 
rable à  l'entretien  d'une  bonne  santé? 

La  soirée  que  nous  passons  au  Country  Club  est  extrême- 
ment agréable.  Elle  est  marquée  par  une  lutte  qui  s'établit  à 
la  fin  du  diner  entre  les  orateurs  locaux  et  ceux  de  la  mission. 
Tout  le  monde  sait  combien  les  Américains  sont  sensibles  à 
la  musique  des  mots;  c'est  au  point  que  les  banquets  ne  sont 
souvent  que  prétexte  à  discours  dont  la  succession  est  soigneu- 
sement réglée  soit  par  le  Président,  soit  par  un  personnage 
spécial  appelé  «  toastmaster.  »  Comment  expliquer  que  des  gens 
d'esprit  positif  et  pratique,  réalisateurs,  allant  toujours  au  fond 
des  choses,  crevant  le  décor  pour  regarder  ce  qu'il  y  a  derrière, 
comment  expliquer  que  ces  gens  s'abandonnent  ainsi  au  mirage 
de  la  parole?  Peut-être  est-ce  par  simple  réaction,  pour  le  plaisir 
de  sortir  du  domaine  des  faits,  en  s'envolant  un  instant  dans  le 
monde  des  idées.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  les  Améri- 
cains se  distinguent  des  Anglo-Saxons  par  un  idéalisme  et  une 
générosité  qui  les  rapprochent  beaucoup  des  Latins.  Quoi  qu'il 
en  soit,  les  Canadiens,  aussi  bien  Français  qu'Anglais,  ont  poul- 
ies manifestations  oratoires  le  même  goût  que  les  Américains. 

Fort  heureusement,  nous  avions  prévu  ce  débordement  de 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

discours,  de  toasts  et  de  speechs  ;  il  avait  été  convenu,  dès  le 
départ,  que  chacun  des  membres  de  la  mission,  y  compris  les 
femmes,  devait  être  prêta  parler  sur  un  terrain  déterminé,  le 
sien.  Dès  qu'on  était  sur  l'eau,  la  parole  revenait  de  droit  à 
l'amiral;  le  terrain  religieux  était,  comme  il  convient,  réservé  à 
l'évêque;  les  Beaux-Arts  ressortissaient  au  grand  artiste 
Besnard  ;  la  science,  à  notre  pauvre  Lippmann,  dont  rien  ne 
faisait  soupçonner  à  ce  moment  la  tin  prochaine;  la  littérature 
à  Slrowski  ;  l'économie  politique  à  Corréard  ;  l'industrie  à 
Blériot  ;  les  relations  commerciales  à  Dal  Piaz  et  à  de  Loynes  ;  le 
rôle  du  Comité  France-Amérique  à  Créqui-Montforl,  à  Jaray.à 
(Juénard;  la  Presse  à  Delmas;  les  œuvres  de  charité  et  de 
dévouement  appartenaient  à  Mmes  de  Warren  et  de  Bryas.  Tout 
le  reste  incombait  aux  parlementaires.  C'était  la  Garde.  Quand 
nous  étions  embarrassés  ou  pris  de  court,  elle  «  entrait  dans  la 
fournaise  »  et  donnait,  tête  baissée.  C'est  ainsi  que  le  sénateur 
Ménier,  les  députés  de  Warren  et  Fournier-Sarlovèze,  —  ce 
dernier  surtout  en  raison  de  sa  facilité  à  parler  avec  une  égale 
élégance  l'anglais  et  le  français,  — •  ont  toujours  sauvé  la 
situation.  Et  ce  n'était  pas  une  petite  affaire  !  Il  y  a  bien  eu  ce 
soir-là  une  dizaine  de  discours. 

Quand  Mme  de  Bryas  parla,  en  anglais,  du  rôle  des  femmes 
pendant  la  guerre,  femmes  françaises  et  femmes  canadiennes, 
on  put  croire  que  la  salle  allait  crouler  sous  les  applaudisse- 
ments. «  De  ma  vie,  dit  l'un  des  convives,  je  n'ai  passé  plus 
agréable  soirée,  ni  entendu  d'aussi  admirables  paroles.  » 

* 

Après  Ottawa,  Toronto. 

Toronto  est  une  très  grande  ville  industrielle  de  plus  de 
500  000  habitants,  bâtie  sur  le  bord  du  lac  Ontario. 

Nous  y  arrivons  à  la  nuit  close.  Cette  fois,  la  musique  qui 
nous  attendait  à  la  gare  avec  la  compagnie  d'honneur  prend  la 
tête  des  voitures  et  nous  escorte  à  travers  les  rues  de  la  ville 
jusqu'à  l'hôtel;  elle  pénètre  dans  le  «  hall,  »  s'y  installe  et  y 
donne  un  concert  guerrier,  pendant  que,  fatigués  par  la  cha- 
leur du  jour,  nous  allons  nous  coucher. 

Le  lendemain,  visite  du  port  et  de  la  rade,  en  bateau.  Le 
port,  devenu  trop  petit,  est  en  voie  d'agrandissement.  De  grands 
travaux  sont  en  cours  :  il  s'agit  de  gagner  un  millier  d'hectares 


au  pays  de  l'érable.  305 

sur  la  mer;  une  dépense  de  26  millions  de  dollars  est  prévue,  à 
répartir  sur  une  durée  de  quatre  années.  Au  large,  en  face  de  la 
ville,  s'étend  en  longueur  une  grande  île  et  le  port  est  en  réa- 
lité une   immense  rade  fermée  de  toutes  parts. 

A  une  heure,  déjeuner  au  Yacht  Club,  précisément  dans 
l'ile.  Santés  et  discours.  L'archevêque  s'y  trouve.  Quelqu'un  lui 
fait  remarquer  que  c'est  vendredi  et  qu'on  nous  a  servi  un 
repas  comportant  bien  du  poisson  et  des  légumes,  mais  en  plus 
quelques  viandes  succulentes  dont  il  a  pris  sa  part. 

—  Oh  I  Gomment  ai-je  pu  l'oublier?  fait-il  simplement;  c'est 
la  joie  de  vous  voir  qui  en  est  cause.  Je  me  rattraperai 
demain. 

Après  déjeuner,  réception  au  Gouvernement  et  à  l'Hôtel  de 
ville  où  le  maréchal  remet  quelques  médailles  de  la  reconnais- 
sance française  à  des  dames  canadiennes,  parmi  lesquelles  se 
trouve  Mrs  L.,  qui  a  été  la  cheville  ouvrière  des  œuvres  de 
charité  fondées  pendant  la  guerre  à  Toronto.  Elle  est  «  con- 
seiller municipal.  »  Encore  une  nouveauté  pour  nous.  On  nous 
dit  que  son  action  personnelle  est  considérable  et  très  appréciée; 
c'est  elle  en  effet  qui  s'occupe  de  tout  ce  qui  intéresse  les  enfants 
et  les  femmes  (crèches,  dispensaires,  soins  médicaux  à  domicile, 
hospitalisation,  etc.).  Serait-on  plus  avancé  au  Canada  que  dans 
notre  vieille  France? 

Nous  avons  tout  juste  le  temps  de  visiter  la  ville,  avant 
d'aller  diner  dans  un  autre  club,  le  Club  des  Sports,  admirable- 
ment situé  sur  la  falaise  qui  domine  le  lac.  Elle  est  complètement 
américaine.  Les  quartiers  riches  sont  composés  de  maisons 
isolées  qui  apparaissent  comme  bâties  au  bord  d'un  parc.  Entre 
elles  ni  murs,  ni  grilles;  les  pelouses  s'étendent  sans  barrières 
de  l'une  à  l'autre  et  ne  sont  pas  davantage  séparées  des  trottoirs 
qui  bordent  la  rue;  c'est  inutile,  car  personne  ne  s'aviserait 
de  marcher  sur  le  tapis  vert  de  ces  gazons  soigneusement  entre- 
tenus. 

Ainsi  la  campagne  se  trouve  associée  à  la  vie  urbaine.  Cette 
heureuse  disposition  se  retrouve  dans  la  plupart  des  villes 
américaines  et  souvent  il  arrive  qu'en  réalité  derrière  ces 
demeures  luxueuses  commence  la  campagne  ou  s'étend  la 
forêt.: 


TOME    LXV.    —    1921.  20 


306  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


* 

*  * 


De  Toronto  à  Ilamilton  en  bateau,  en  longeant  la  côte.  Le 
spectacle  est  splcndido.  Ces  grands  lacs  sont  autant  de  mers 
intérieures;  celui  d'Ontario  est  h  lui  seul  aussi  grand  que  l'An- 
gleterre et  l'Lcossc  réunies.  Partout  sur  les  bords  s'élèvent  des 
cités  nouvelles.  Deux  canaux  à  écluses  réunissent  les  lacs  Ontario 
et  Érié  en  contournant  les  chutes  du  Niagara  et  mettent  ainsi 
toute  la  région  des  lacs  en  communicalion  directe  avec  la  mer 
par  le  Saint-Laurent;  l'un  est  sur  le  territoire  canadien,  l'autre 
sur  celui  des  Etats-Unis.  En  outre,  un  grand  canal  maritime 
doit  réunir  en  terre  canadienne  le  lac  Iluron  a  Montréal  et  per- 
mettra aux  cargos  de  passer  directement  de  l'Océan  jusque  dans 
les  lacs  les  plus  éloignés.  Ce  canal  s'étendra  sur  un  parcours  de 
700  kilomètres.  Vraiment,  l'avenir  qui  attend  ce  merveilleux 
pays  dépasse  tout  ce  que  l'imagination  peut  rêver. 

Ilamilton  est  la  rivale  de  Toronto  :  on  l'appelle  la  «  cité 
ambitieuse  ;  »  mais  comme  elle  ne  compte  encore  que  150  000  ha- 
bitants, elle  a  du  chemin  à  faire  pour  rattraper  son  ainée. 

Nous  y  arrivons  à  midi  et  demi;  la  chaleur  est  extrême. 
Cependant  la  population,  le  maire  et  le  clergé  nous  attendent  à 
la  g^.re  et  on  nous  mène  tout  d'abord  à  l'Hôtel  de  ville.  Après 
la  lecture  de  l'adresse  du  maire  et  la  réponse  du  maréchal,  une 
demi-douzaine  de  gracieuses  fillettes  nous  offrent  dos  gerbes  de 
roses  nouées  de  rubans  tricolores  et  la  réception  se  termine 
par  un  défilé  des  personnes  présentes  qui  veulent  serrer  la  main 
des  «  Français  de  France.  »  —  C'est  encore  le  nom  qu'on  nous 
donne  ici.  —  Très  peu  parlent  notre  langue,  assez  cependant 
pour  dire  :  «  Vive  la  France  1  » 

L'après-midi  est  heureusement  consacré  à  parcourir  la  cam- 
pagne environnante;  elle  est  couverte  d'arbres  fruitiers,  en  par- 
ticulier de  cerisiers  et  de  pommiers.  Autour  de  la  ville  sont  des 
champs  de  légumes,  de  tomates,  de  framboises;  au  delà  s'éten- 
dent h  perte  de  vue  des  cultures  de  blé  et  de  maïs. 

Arrêt  et  rafraîchissements  au  Counlry  Club  sur  le  lac;  puis 
thé  chez  l'ancien  gouverneur.  Nous  rentrons  pour  le  dîner;  com- 
mencé à  huit  heures,  il  se  termine  à  onze  heures  et  demie  :  les 
discours  sont  celte  fois  entremêlés  de  chants.  Il  y  est  beaucoup 
question  de  l'avenir  économique  du  Canada,  car  c'est  la  Chambre 
de  commerce  qui  nous  reçoit. 


au  pays  de  l'érable.  307 

Le  maréchal  résume  notre  opinion  à  tous,  en  racontant  une 
curieuse  anecdote  : 

—  Quand  j'étais  colonel,  dit-il,  j'avais  comme  stagiaire  dans 
mon  régiment  un  officier  de  l'armée  mexicaine. 

«  Un  jour  que  je  me  promenais  à  cheval  avec  lui  dans  la  cam- 
pagne, l'idée  me  vint  de  lui  demander  : 

«  —  Que  pensez-vous  de  notre  pays  de  France? 

«  — La  France,  répondit-il,  n'est  pas  un  pays;  c'est  un  jardin  ! 

«  —  Eh  bienl  ajoute  le  maréchal,  si  vous  me  demandiez  ce 
que  je  pense  du  Canada,  je  pourrais  à  mon  tour  répondre  :  «  Le 
Canada!  ce  n'est  pas  un  pays,  c'est  une  immensité!  » 

«  Immensité  de  territoire;  immensité  de  ressources  et  de 
richesses;  immensité  d'avenir.! 

«  Il  s'étend  sur  des  milliers  de  kilomètres,  de  l'Atlantique  au 
Pacifique,  des  Etals-Unis  aux  régions  polaires.  Le  Saint-Laurent 
et  les  grands  lacs  sont  comme  un  port  gigantesque  qui  prolon- 
gerait la  „ mer  jusqu'à  2000  kilomètres  dans  l'intérieur  des 
terres,  sur  la  partie  la  plus  riche  de  son  territoire.  La  moitié 
de  cette  prodigieuse  étendue  est  utilisable  pour  la  culture  des 
céréales,  et  actuellement  c'est  à  peine  si  le  huitième  est  mis  en 
valeur.  Au  delà,  la  forêt  indéfinie  avec  ses  milliers  de  lacs,  tra- 
versés par  des  fleuves  aux  immenses  parcours  portant  leurs 
eaux  jusque  dans  la  baie  d'IIudson  ou  l'Océan  glacial  arctique. 
Il  n'y  a  pas  au  monde  de  plus  riche  territoire  de  chasse  ou  de 
pèche.  Partout,  que  ce  soit  dans  les  Montagnes  Rocheuses  ou  à 
l'intérieur  du  pays,  des  minerais  des  métaux  les  plus  divers  ont 
été  reconnus.  Ni  le  charbon,  ni  le  pétrole  ne  font  défaut. 

«  Quant  a  l'immensité  d'avenir,  elle  découle  naturellement  de 
celte  double  immensité  de  territoires  et  de  richesses  naturelles.  » 

En  fait,  la  population  s'accroit  avec  une  rapidité  surpre- 
nante; elle  était  de  cinq  millions  au  commencern-mt  du  siècle; 
elle  est  actuellement  de  plus  de  sept  millions.  Que  sera-t-ell.: 
dans  cent  ans?  C'est  la  question  qui  revient  sans  cesse.  Elle 
pourra,  prétendent  les  Canadiens,  atteindre  le  chiffre  desoixante- 
dix  millions  au  moins,  même  si  on  réduit  de  moitié  les  calculs 
fondés  sur  la  statistique  comparée. 

Le  lendemain  nous  partons  pour  Niagara  Falls,  toujours  en 
bateau.  Le  maire  dliamilton  et  celui  de  Toronto  nous  accom- 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pagnent  jusqu'à  Quecnstown  où  nous  prendrons  le  tramway 
qui  nous  mènera  jusqu'aux  chutes.  Dès  l'arrivée,  nous  nous 
précipitons  pour  les  voir  et  entendre  «  le  Tonnerre  des  eaux.  » 

Tout  le  monde  sait  que  la  cataracte  du  Niagara  est  divisée 
en  deux  parties  par  la  petite  île  de  la  Chèvre  ;  d'un  côté,  la  chute 
américaine,  nappe  large,  régulière,  tendue  sur  la  falaise  comme 
un  tapis  d'argent  vif;  de  l'autre,  la  chute  canadienne  qui  s'in- 
curve en  forme  de  fer  à  cheval  et  où  se  précipite  par  torrents, 
avec  des  reflets  bleus  et  verts,  la  masse  principale  des  eaux. 
Cette  dernière  n'est  visible  que  dans  sa  partie  supérieure,  mas- 
quée qu'elle  est  dans  son  ensemble  par  un  nuage  de  poussière 
d'eau  qui  s'élève  du  fond  de  l'abîme  et  où  s'allument  parfois  de 
prodigieux  arcs-en-ciel.  La  hauteur  des  chutes ,est  de  50  mètres 
environ;  elles  se  développent  sur  plusieurs  centaines  de  mètres. 

Il  est  amusant  de  remarquer  l'impression  produite  sur  les  dif- 
férents membres  de  la  mission.  Beaucoup  ne  disent  rien;  quelques- 
uns  poussent  des  exclamations  :  «  Colossal!  Fantastique!  » 

—  Je  la  reconnais,  dit  l'un  de  nous,  elle  ressemble  à  ses 
photographies! 

—  J'ai  lu,  dit  un  autre,  la  description  de  Chateaubriand,  et 
je  ne  m'y  retrouve  pas.  Où  sont  donc  les  aigles  qui  tournoient 
au-dessus  du  gouffre,  luttant  contre  les  tourbillons  de  l'air  que 
les  eaux  entraînent  avec  elles? 

—  Que  voulez-vous  que  fasse  cette  eau  ?  murmure  un  scep- 
tique, comme  se  parlant  a  lui-même,  il  faut  bien  qu'elle  tombe! 
Il  est  vrai,  ajoute-t-il  en  riant,  qu'elle  s'écroule  avec  une  majesté 
où  on  ne  sait  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus,  de  la  grâce  ou  de  la 
violence  ;  en  haut,  elle  est  calme,  en  bas  son  mugissement  est 
terrible.  C'est  tout  de  même  un  beau  spectacle  ! 

—  Combien  de  chevaux?  demande  un  esprit  pratique. 

—  40  millions! 

—  Fichtre!  et  qui  ne  s'usent  pas  et  sont  toujours  disponibles! 
Voici  certes  un  des  plus  puissants  gisements  de  houille  blanche 
du  monde. 

Et  aussitôt  les  regards  se  portent  vers  de  lourdes  bâtisses 
accroupies  en  amont  et  en  aval  au  bord  des  eaux.  Qu'est-ce 
que  tout  cela?  Ce  sont  les  usines  électriques  qui  emmagasinent 
et  distribuent,  à  des  centaines  de  kilomètres,  sur  les  deux  rives, 
la  force  et  la  lumière.  Nous  nous  retournons  :  des  ponts  métal- 
liques, jetés  d'un  bord   à  l'autre  des  murailles  de  rocher,  en 


au  pays  de   l'érable.  309 

aval  dos  chutes,  barrent  l'horizon.  Au  delà,  toute  proche,  la 
ville  de  Niagara  Falls,  avec  ses  constructions  noirâtres  et  des 
cheminées  semblables  à  des  hauts  fourneaux. 

—  Huml  gémit  un  artiste,  quand  les  premiers  Français 
arrivèrent  ici,  conduits  par  les  Indiens,  et  découvrirent  cette 
merveille,  vierge  dans  la  forêt  vierge,  le  spectacle  devait  être 
autrement  pur  et  noble. 

On  raconte  qu'un  religieux, qui  se  trouvait  au  milieu  d'eux, 
se  jeta  à  genoux  et  se  mit  à  chanter  le  Magnificat.  Depuis,  des 
monastères  se  sont  élevés  dans  les  environs;  il  en  reste  encore, 
et  demain  c'est  dans  l'un  d'eux  que  Mgr  Landrieux  ira  célébrer 
sa  messe. 

A  la  nuit,  après  diner,  —  les  fenêtres  de  la  salle  à  manger 
de  notre  hôtel  s'ouvraient  sur  la  vue  des  chutes,  —  nous  y 
revenons.  Et  voici  que  des  projecteurs  les  éclairent;  on  peut  les 
colorer  à  volonté  :  en  bleu,  en  rouge,  en  vert!  Non  vraiment! 
Est-ce  qu'on  ne  pourrait  pas  les  laisser  tranquilles,  chastes  et 
blanches  sous  les  rayons  argentés  de  la  lune?  Hélas!  l'homme 
les  a  Violées  et  les  tortiwe  de  mille  façons.  On  peut  prévoir 
l'époque  où,  emprisonnées,  les  eaux  des  grands  lacs  ne  s'écou- 
leront plus  au  bas  des  falaises  que  par  des  tunnels  d'échappe- 
ment, sales  et  déshonorées... 

Le  lendemain,  — le  grondement  des  eaux  n'a  empêché  per- 
sonne de  dormir,  —  nous  allons  voir  les  rapides,  au  long  de 
l'étroit  couloir,  cassure  profonde  dans  la  roche,  par  où  s'écou- 
lent les  eaux  du  Niagara.  D'énormes  masses  liquides,  se  brisant 
de  toutes  parts  aux  arêtes  des  blocs  gigantesques  qui  encom- 
brent le  fond  de  la  crevasse,  s'entassent  furieusement  les  unes 
sur  les  autres  pour  s'y  disputer  le  passage.  Ce  spectacle  des  eaux 
déchaînées  luttant  contre  les  forces  inertes  de  la  terre,  les  débor- 
dant, les  dominant,  se  déchirant  ici  en  gerbes  jaillissantes  pour 
se  reformer  plus  loin  en  vagues  profondes  prêtes  à  de  i  ouveaux 
assauts,  ce  spectacle  est  grandiose  et  plusieurs  le  préfèrent  à  la 
vue  des  chutes  elles-mêmes.  Mais  ici  encore  l'homme  a  gâté  le 
paysage.  Où  un  sentier  aurait  été  convenable,  court  un  tramway 
électrique.  Levons  les  yeux  au  ciel.  Qu'est-ce  là-haut  que  cette 
sorte  de  wagon  affreux  suspendu  par  des  roulettes  à  un  cable 
d'acier  et  qui  s'en  va  d'un  bord  à  l'autre  avec  des  gens  qui 
agitent  des  mouchoirs?  Quelle  misère  de  foire  dans  la  splendeur 
de  ce  décor  I 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  remontons  ot  nous  avons  encore  le  temps  avant  déjeuner 
d'aller  visiter  la  principale  usine  électrique  de  la  rive  cana- 
dienne. Sa  façade  rappelle  le  vestibule  d'un  temple  grecl  A 
l'intérieur,  mosaïques  et  tapis.  Dans  la  vaste  salle  sont  alignées 
douze  dynamos  énormes  actionnées  par  autant  de  turbines  et  qui 
tournent  sans  bruit.  Chacune  donne  14  000  chevaux;  au  total 
168000.  En  aval  de  la  chute,  le  Canada  construit  actuellement 
une  nouvelle  grande  usine  de  400  000  chevaux,  au  prix  de 
40  millions  de  dollars.  Dans  l'ensemble,  on  n'a  pas  encore  pris 
un  million  de  chevaux  sur  les  10  millions  disponibles. 

A  déjeuner,  le  sénateur  Bcaubien,qui  nous  a  partout  accom- 
pagnés et  guidés  au  cours  de  notre  voyage  avec  un  dévouement 
inlassable,  nous  fait  ses  adieux. 

On  sent  dans  ses  paroles  une  fierté  mêlée  de  tristesse. 

—  Je  vous  ai  montré  ma  patrie,  dit-il,  ma  patrie,  fille  de  la 
France.  N'est-ce  pas  qu'elle  est  belle  et  digne  de  sa  mère? 

Puis,  après  un  silence  : 

—  Il  y  avait  tout  de  même  au  Canada  autre  chose  que  des 
arpents  de  neige  1 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'on  nous  sort  les  arpents  de 
neige  de  Voltaire.  Déjà,  sur  les  bords  du  Saint-Laurent,  on 
nous  a  finement  rappelé  que  si  «  à  Paris  on  pouvait  vivre  sans 
Québec,  »  ce  n'était  qu'à  regret  que  Québec  avait  vécu  et  pros- 
péré sans  Paris. 

* 

r 

Le  soir,  nous  rentrons  aux  Etats-Unis  et  deux  jours  après 
nous  reprenons  à  New-York  le  bateau  pour  la  France. 

Comme  il  était  venu  à  notre  arrivée,  le  sénateur  Dandurand 
est  revenu  de  Montréal  pour  saluer  la  mission  avant  son  départ. 
Tous  nous  serrons  avec  émotion  la  main  de  ce  grand  Canadien 
français,  dont  le  cœur  est  aussi  chaud  que  l'intelligence  est 
droite  et  ferme.  Merveilleux  type  d'homme  politique,  amou- 
reux de  beauté,  de  justice  et  de  liberté! 

Pendant  la  traversée,  le  soir,  tandis  que  notre  paquebot 
s'en  va  doucement  vers  la  mère  patrie  sur  une  mer  tranquille 
et  que  l'on  danse  dans  le  grand  salon,  plusieurs  d'entre  nous 
s'isolent  sur  le  pont  et  pensent  à  ce  qu'ils  ont  vu. 

Ainsi,  il  y  a  dans  cette  seule  province  de  Québec,  un  grou- 
pement de  trois  millions  de  Français,  compact,  vivant  de  sa  vie 


au  pays  de  l'érable.  311 

propre,  conservant  religieusement  notre  langue,  nos  mœurs, 
nos  traditions.  Ils  sont  fiers  de  leur  origine  comme  d'un  titre 
de  noblesse  et  ne  demandent  qu'à  entretenir  avec  nous  d'étroites 
relations,  intellectuelles,  commerciales,  industrielles.  Leur 
avenir  est  certain,  parce  que  leur  puissance  d'expansion  est 
incoercible.  Rien  n'arrêtera  le  développement  de  leur  popula- 
tion; elle  <?era  de  dix  millions  dans  quelques  années,  —  et 
toujours  la  même  question  :  dans  cent  ans  combien  seront-ils? 

La  vérité  est  qu'une  nouvelle  France  grandit  de  l'autre  cùté 
de  l'Atlantique,  qui  fera  rayonner  sur  le  Nouveau-Monde  le 
génie  de  notre  race. 

Ainsi  apparaît  l'importance  du  rôle  que  joue  le  Comité 
France-Amérique,  dont  nous  avons  été  les  missionnaires,  et 
l'intérêt  qu'il  y  a  pour  nous  à  rester  unis  avec  les  Canadiens 
français,  en  particulier  en  maintenant  entre  nos  universités  et 
celles  de  Québec  et  de  Montréal  les  rapports  les  plus  intimes. 

Qui  peut  dire  ce  que  nous  réserve  l'avenir?  Un  monde  nou- 
veau  est  en  formation.  Le  Canada  n'est  rien  auprès  des  Etats- 
Unis  qui  comptent  plus  de  100  millions  d'habitants.  Si  dans  cent 
ans  le  Canada  a  la  prétention  de  voir  sa  population  décuplée, 
que  sera-ce  de  ce  peuple  américain  jeune,  ardent,  audacieux, 
riche  et  entreprenant,  plein  de  confiance  en  lui-même,  capable 
d'absorber  des  représentants  de  toutes  les  races  de  l'Europe  et 
de  les  fondre  comme  dans  un  creuset  pour  en  tirer  une  race 
nouvelle  bien  définie,  homogène,  ayant  ses  traits  distincts  et 
son  caractère  particulier. 

L'axe  d'influence  du  monde  serait-il  en  train  de  se  déplacer 
et  de  franchir  l'Atlantique?  Notre  vieille  Europe  s'achemine- 
t-elle  vers  l'automne  de  ses  destinées?  Au  point  de  vue  écono- 
mique, cela  parait  certain  et  cette  prédominance  en  entraînera 
bien  d'autres.  Certes,  «  l'esprit  souflle  où  il  veut,  »  et  l'éclat  du 
Génie  Latin  n'est  pas  près  de  pâlir;  il  continuera  pour  le  plus 
grand  bien  de  l'humanité  à  rayonner  sur  le  monde.  Toutefois 
il  ne  sera  pas  inutile  qu'un  nouveau  foyer  s'allume  et  grandisse 
là-bas  dans  ce  lointain  et  noble  pays  que  nous  venons  de  visiter, 
où  nos  soldats  et  nos  paysans  ont  apporté  et  conservé  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  en  nous,  nos  qualités  maitresses,  la  clarté  de 
l'esprit,  la  générosité  du  cœur  et  la  passion  de  l'idéal. 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


* 

*      * 


Toute  la  fin  de  notre  traversée  est  attristée  par  la  maladie 
de  M.  Lippmann.  Un  jour  on  nous  fait  espérer  qu'on  le  sau- 
vera, le  lendemain  le  mal  a  pris  le  dessus  et  il  expire  douce- 
ment, après  une  lente  agonie,  en  vue  des  côtes  de  France.  Sa 
femme  est  admirable  de  résignation  et  de  fermeté  stoïque. 
Encore  une  femme  de  chez  nous  ! 

Nous  rentrons  du  Havre  à  Paris,  le  14  juillet,  et  tout  de 
suite  nous  sommes  tous  ressaisis  par  le  charme  qui  se  dégage 
de  la  terre  de  France. 

Au  Canada,  tout  est  grand,  presque  démesuré;  ici  tout  est 
beauté  et  harmonie.  D'un  côté,  l'immensité  des  territoires,  des 
plaines  et  des  forêts  qui  s'en  vont  à  l'infini,  des  fleuves  qui  s'al- 
longent sur  des  milliers  de  kilomètres  en  traversant  des  lacs 
qui  sont  des  mers;  de  l'autre,  des  paysages  qui  s'encadrent  dans 
un  décor  sans  cesse  changeant,  toujours  d'un  fini  exquis  dans 
une  incomparable  variété.  Là  bas,  d'énormes  richesses  latentes; 
ici,  d'admirables  joyaux  sertis  au  cours  des  siècles.  Là  bas, 
l'avenir  avec  ses  vastes  espoirs  ;  ici,  le  passé  avec  les  trésors  d'une 
merveilleuse  histoire  qui  n'est  point  close  et  dont  le  dernier 
chapitre  écrit  dans  le  sang,  illustré  de  victoires,  est  le  plus 
glorieux  de  tous.  Des  deux  côtés,  l'équilibre  des  facultés  et  le 
rayonnement  de  l'àme  dans  la  confiance  en  l'avenir. 

0  Canada  français,  comme  nous  comprenons  ta  devise  :  «  Je 
me  souviens  !  » 

Cette  devise,  nous  la  faisons  nôtre:  nous  aussi,  nous  nous 
souviendrons. 

C'est  dans  cette  union  de  pensées  que  nous  murmurons 
amoureusement,  tandis  que  le  train  nous  emporte  vers  Paris  : 
«  Salut,  terre  des  aïeux,  que  tes  enfants  séparés  et  ceux  qui 
vivent  de  toi  aiment  d'un  amour  égal;  salut,  ô  douce  France, 
reine  des  patries  1  » 

Maréchal  Fayollb. 


SUR  L'ESPACE  ET  LE  TEMPS 

SELON  EINSTEIN 


Ce  serait  folie  de  prétendre  pe'nétrer  dans  les  moindres 
recoins  des  nouvelles  théories  d'Einstein,  sans  le  secours  de  la 
tarière  mathématique.  Je  crois  pourtant  qu'on  peut  tâcher  de 
donner  au  moyen  du  langage  ordinaire,  c'est-à-dire  par  des 
images  et  des  raisonnements  verbaux,  une  idée  assez  appro- 
chée de  ces  choses  dont  la  complexité  se  modèle  d'habitude 
sur  le  jeu  infiniment  subtil  et  souple  des  formules  et  des 
équations  mathématiques.  Après  tout,  la  mathématique  n'est 
pas,  n'a  jamais  été  et  ne  sera  jamais  autre  chose  qu'un  lan- 
gage particulier,  une  sorte  de  sténographie  de  la  pensée  et 
du  raisonnement,  qui  a  pour  but  et  pour  résultat  de  franchir 
les  méandres  compliqués  des  raisonnements  superposés,  avec 
une  rapide  hardiesse  que  ne  connaissent  pas  la  lourdeur  et  la 
lenteur  mérovingiennes  des  syllogismes  exprimés  par  des  mot-. 

Si  paradoxal  que  cela  puisse  paraître  à  ceux  qui  considèrent 
les  mathématiques  comme  étant  par  elles-mêmes  une  source  de 
découverte,  on  ne  sortira  jamais  d'un  développement  mathéma- 
tique autre  chose  que  ce  qui  était  implicitement  inhérent  aux 
données  jetées  dans  la  double  mâchoire  des  équations.  Pour 
employer  une  image  triviale  qu'on  me  pardonnera,  j'espère,  les 
raisonnements  mathématiques  sont  tout  à  fait  analogues  à  ces 
machines  qu'on  voit  à  Chicago  —  à  ce  que  disent  les  hardis 
explorateurs  de  l'Amérique,  —  à  l'entrée  desquelles  on  met  des 
bestiaux  vivants  et  qui  restituent  à  la  sortie  d'odorantes  charcu- 
teries. Nul  parmi  les  spectateurs  n'eût  pu  ou  du  moins  n'eût 

Copyright  Ly  Charles  Nordmann,  1921. 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voulu  tenter  d'absorber  l'animal  vivant,  tandis  que,  sous  la 
forme  où  il  se  présente  à  la  sortie,  il  est  immédiatement  assimi- 
lable et  digéré,  bien  que  ceci  ne  soit  que  cela  convenablement 
trituré.  Ce  n'est  pas  autre  chose  que  font  les  mathématiques. 
Elles  extraient  des  données  toute  leur  subslanlifiquo  moelle 
par  le  moyen  d'une  machinerie  merveilleuse  et  qui  est  efficace, 
là  où  les  rouages  du  raisonnement  verbal,  là  où  l'imbrication 
des  syllogismes  seraient  bientôt  arrêtés  et  coincés.  Faut-il  en 
conclure  que  les  mathématiques  ne  sont  pas,  à  proprement  parler, 
des  sciences,  ou  faut-il  du  moins  en  conclure  qu'elles  ne  sont 
sciences  qu'autant  qu'elles  se  modèlent  sur  la  réalité  et  se 
nourrissent  de  données  expérimentales,  puisque  «  l'expérience 
est  la. source  unique  de  la  vérité,  »  et  puisque  la  science  est 
la  recherche  de  la  vérité?  Je  me  garderai  bien  de  répondre 
à  cela,  étant  de  ceux  qui  pensent  que  tout  est  matière  de 
science.  Celte  question  n'en  méritait  pas  moins  d'être  posée, 
étant  donné  qu'on  a  peut-être  un  peu  trop  tendance  chez  nous 
à  considérer  une  éducation  purement  mathématique  comme 
constituant  une  éducation  scientifique.  Rien  n'est  plus  faux.  La 
mathématique  pure  n'est  par  elle-même  qu'une  forme  abrévia- 
tive  donnée  au  langage  et  à  la  pensée  logique.  Elle  ne  peut  rien 
nous  apprendre  intrinsèquement  sur  le  monde  extérieur;  elle 
ne  peut  nous  renseigner  sur  lui  qu'autant  qu'elle  s'y  lie  docile- 
ment. C'est  de  la  mathématique  surtout  qu'on  pourrait  dire  : 
naturse  non  imperatur  nisi parendo. 

Les  théories  d'Einstein  ne  sont-elles,  comme  certaines  per- 
sonnes mal  informées  l'ont  prétendu,  qu'un  jeu  de  formules 
transcendantes  (et  j'entends  ce  mot  à  la  fois  au  sens  des  mathé- 
maticiens et  dans  celui  des  philosophes)?  Si  elles  n'étaient  qu'un 
vertigineux  édifice  mathématique  où  les  x  enroulent  leurs 
volutes  en  arabesques  étourdissantes,  où  les  intégrales  au  col 
de  cygne  dessinent  des  motifs  Louis  XV,  elles  ne  seraient  pas, 
elles  ne  seraient  guère  intéressantes  pour  le  physicien,  pour 
celui  qui  regarde  et  examine  la  nature  des  choses  avant  d'en 
disserter.  Elles  ne  seraient,  comme  toutes  les  métaphysiques 
cohérentes,  qu'un  système  plus  ou  moins  plaisant,  mais  dont  on 
ne  peut  démontrer  l'exactitude  ou  la  fausseté. 

La  théorie  d'Einstein  est  bien  autre  chose,  bien  plus  que 
cela.  C'est  sur  les  faits  qu'elle  se  fonde.  C'est  aussi  à  des  faits, 
à  des  faits  nouveaux  qu'elle  aboutit.  Jamais  une  doctrine  philo- 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  315 

sophique,  jamais  non  plus  une  construction  malliémaliquo  pure- 
ment   formelle    n'a  fait  découvrir  des    phénomènes  nouveaux. 
C'est  parce  qu'elle  en  a  fait  découvrir  que  la  théorie  d'Einstein 
n'est  ni  l'une  ni   l'autre.  C'est   cela   qui  différencie   la  théorie 
scientifique  de  la  spéculation   pure  et   qui  fait,  j'ose  le  dire,  la 
supériorité  de  celle-là.  Ainsi  qu'un  audacieux  pont  suspendu  jeté 
à  travers  l'abîme,  la  synthèse  d'Einstein  s'appuie,  d'un  côté,  sur 
des   phénomènes   expérimentaux  pour    aboutir,   par    son   côté 
opposé,  à  d'autres  phénomènes  jusque-là  insoupçonnés,  et  que 
grâce  à  elle  on  découvre.  Entre  ces  deux  solides  piliers  phéno- 
ménaux, le  raisonnement  mathématique   est  l'enchevêtrement 
merveilleux   des    milliers  de    croisillons  d'acier  qui   dessinent 
l'architecture  élégante  et  translucide  du  pont.  11  est  cela,  il  n'est 
que  cela.  Mais  l'agencement  des  poutrelles  et  des  croisillons 
pourrait  être  différent  et  le  pont  réunir  quand  môme,  —  avec 
moins  de  gracieuse  légèreté  peut-être,  — les  faits  où  il  s'areboute 
des  deux  parts. 

En  un  mot,  le  raisonnement  mathémathique  n'est  qu'un 
raisonnement  déduit  dans  un  langage  particulier  entre  des 
prémisses  expérimentales  et  des  conclusions  justiciables  de 
l'expérience  et  vérifiables  par  elle.  Or  il  n'est  point  de  langage 
qui,  —  tant  bien  que  mal,  —  ne  puisse  être  traduit  dans  un  autre 
langage.  Les  hiéroglyphes  eux-mêmes  ont  du  céder  devant 
Champollion.  C'est  pourquoi  finalement  je  suis  persuadé  que  les 
difficultés  mathématiques  des  théories  d'Einstein  seront  un  jour 
remplacées  par  un  jeu  de  formules  plus  simples  et  plus  acces- 
sibles. C'est  pourquoi  je  crois  aussi  qu'il  doit  être  dès  mainte, 
nant  possible  de  donner,  au  moyen  du  langage  ordinaire,  une 
idée,  peut-être  un  peu  superficielle,  mais  pourtant  exacte  et,  dans 
les  grandes  lignes,  complète,  de  ce  merveilleux  monument 
einsteinien  où  toutes  les  conquêtes  de  la  science  viennent 
aujourd'hui  se  classer,  ainsi  qu'en  un  admirable  musée,  dans 
un  ordre  nouveau  et  d'une  splendide  unité.  Essayons. 

On  peut  récapituler  très  brièvement  de  la  manière  suivante 
ce  qui  a  été  l'origine,  la  tranchée  de  départ  du  système  d'Eins- 
tein :  1°  l'observation  des  astres  prouve  que  l'espace  interplané- 
taire n'est  pas  vide,  mais  est  occupé  par  un  milieu  particulier, 
l'éther,  dans  lequel  se  propagent  les  ondes  lumineuses;  2°  l'exis- 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tence  de  l'aberration  et  d'autres  phénomènes  semble  prouver 
que  l'éther  n'est  pas  entraîné  par  la  terre  dans  son  mouvement 
circomsolaire  ;  3°  l'expérience  de  Michelson  semble  prouver  au 
contraire  que  l'éther  est  entrainé  par  la  terre  dans  ce  mouve- 
ment. 

Cette  contradiction  entre  des  faits  également  bien  établis  a 
fait  pendant  des  années  le  désespoir  et  l'étonnement  des  physi- 
ciens. Elle  fut  le  nœud  gordien  de  la  science.  On  chercha  long- 
temps et  en  vain  à  le  dénouer,  jusqu'à  ce  qu'Einstein,  d'un 
seul  coup  deson  esprit  merveilleusement  aiguisé,  le  tranche  net. 

Pour  comprendre  comment  cela  se  fit,  —  et  là  est  le  point 
vital  de  tout  le  système,  —  il  nous  faut  revenir  un  peu  sur  les 
conditions  exactes  de  la  fameuse  expérience  de  Michelson. 

J'ai  récemment  indiqué  ici  môme  (1)  que  Michelson  s'esl 
proposé  d'étudier  la  vitesse  de  propagation  d'un  rayon  lumineux 
que  l'on  produit  au  laboratoire  et  qui  est  dirigé  de  l'Est  à 
l'Ouest  ou  de  l'Ouest  à  l'Est,  c'est-à-dire  suivant  la  direction 
même  où  la  terre  se  meut,  à  la  vitesse  de  30  kilomètres  environ 
par  seconde,  dans  son  mouvement  autour  du  soleil.  Soit  donnée 
la  vitesse  de  la  lumière  dans  l'éther  qui  est  à  peu  de  chose  près 
de  300  000  kilomètres  par  seconde.  Si  le  rayon  lumineux  étudié 
se  propage  dans  le  même  sens  que  la  terre,  l'observateur  qui  le 
reçoit  à  l'autre  extrémité  du  laboratoire  et  qui  fuit  devant  lui 
à  la  vitesse  de  30  kilomètres  par  seconde  (puisque  la  lumière 
progresse  dans  l'éther  immobile)  devra  constater  que  ce  rayon 
lumineux  lui  parvient  avec  une  vitesse  égale  à  300  000  —  30  kilo- 
mètres. Si  au  contraire  ce  rayon  était  dirigé  en  sens  inverse, 
l'observateur  placé  à  l'opposé  de  sa  position  précédente,  et 
allant  à  la  rencontre  du  rayon  avec  une  vitesse  de  30  kilo- 
mètres à  la  seconde,  devrait  trouver  qu'il  lui  arrive  avec  une 
vitesse,  par  rapport  à  lui,  de  300  000  +  30  kilomètres.  Or  on 
ne  trouve  aucune  différence  quand  on  fait  l'expérience.  Pour 
éviter  une  confusion  qui  se  produit  quelquefois,  il  convient  de 
rappeler  que  la  translation  de  la  terre  autour  du  soleil  l'entraîne 
à  une  vitesse  de  30  kilomètres  par  seconde,  tandis  que  la  rota- 
tion de  la  terre  sur  elle-même  ne  déplace  sa  surface  qu'avec  une 
vitesse  négligeable  par  rapport  à  celle-là  et  qui  est  toujours  infé- 
rieure à  un  demi-kilomètre  par  seconde. 

(1,  Voyez  la  Revue  du  15  août  1921,  p.  944-946 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  317 

Mais  en  réalité  l'expérience  de  Michelson  est  un  peu  plus  com- 
pliquée que  je  ne  viens  de  l'expliquer  schématiquement  et  il 
importe  d'y  revenir.  En  fait,  elle  revient  à  disposer  dans  le  labo- 
ratoire quatre  miroirs  équidistants  et  se  faisant  face  deux  à  deux. 
Deux  des  miroirs  opposés  sont  placés  suivant  la  direction  Est- 
Ouest,  direction  du  mouvement  de  translation  de  la  terre  au- 
tour du  soleil;  les  deux  autres  sont  placés  suivant  la  direction 
perpendiculaire  à  la  précédente,  la  direction  Nord-Sud.  On 
produit  deux  rayons  lumineux  se  propageant  respectivement 
'suivant  les  directions  des  deux  couples  de  miroirs.  Les  rayons 
provenant  du  miroir  Est  vont  au  miroir  Ouest,  sont  réfléchis 
par  lui  et  reviennent  au  miroir  Est.  Ce  rayon  est  amené  à 
coïncider  avec  le  rayon  qui  a  fait  le  trajet  aller  et  retour  entre 
les  miroirs  Nord-Sud;  il  interfère  avec  lui  en  produisant  des> 
franges  d'interférences,  qui,  ainsi  que  je  l'ai  expliqué,  per- 
mettent de  connaître  exactement  la  différence  des  trajets  par- 
courus par 'les  deux  rayons  entre  les  miroirs.  S'il  se  produisait 
une  variation  de  la  différence  entre  ces  deux  distances,  on  ver- 
rait immédiatement  se  déplacer  un  certain  nombre  des  franges 
d'interférences,  ce  qui  fournirait  la  grandeur  de  cette  variation. 

Et  maintenant  une  analogie  va  nous  faire  comprendre  ce 
qui  se  passe  :  supposons  qu'un  vent  violent  et  régulier  Est-Ouest 
souffle  au-dessus  de  Paris  et  qu'un  avion  se  propose  de  faire 
le  trajet  d'Auteuil  à  Gharenton  et  retour  sans  escale,  c'est-à-dire 
contre  le  vent  à  l'aller  et  avec  le  vent  en  poupe  au  retour. 
12  kilomètres  séparent  Auteuil  de  Charenton.  Supposons  qu'en 
même  temps  un  autre  avion  identique  au  premier  se  propose 
de  franchir,  en  partant  également  d'Auteuil,  un  trajet  aller  et 
retour  entre  Auteuil  et  un  point  situé  à  12  kilomètres  au  Nord. 
De  la  sorte,  ce  deuxième  avion  aura,  à  l'aller  comme  au  retour, 
un  trajet  perpendiculaire  à  la  direction  du  vent.  Ces  deux 
avions  étant  supposés  partir  en  même  temps  et  faire  demi-tour 
instantanément,  seront-ils  de  retour  en  même  temps  à  Auteuil, 
et  sinon,  quel  est  celui  qui  aura  fini  son  double  parcours  le 
premier? 

S'il  n'y  avait  pas  de  vent,  il  est  clair  que  les  deux  avions 
seraient  de  retour  en  même  temps  puisqu'ils  parcourent  tous 
deux  24  kilomètres  à  la  même  vitesse,  que  je  suppose,  pour  fixer 
les  idées,  de  200  mètres  à  la  seconde. 

Mais  il  n'en  sera  plus  de  même  s'il  y  a  du  vent  souftlant 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  la  direction  Est-Ouest,  ainsi  que  je  l'ai  supposé.  Il  est 
facile  de  voir,  dans  ces  conditions,  que  l'avion  qui  va  d'Auteuil 
;i  Charenton  et  retour  aura  fini  son  parcours  plus  tard  que 
l'autre  avion.  En  eiïet,  admettons,  pour  fixer  les  idées,  que  le 
vent  ait  la  même  vitesse  que  l'avion  (200  mètres  par  seconde). 
L'avion,  qui  va  perpendiculairement  au  vent,  sera  déporté  vers 
l'Ouest  de  12  kilomètres,  pendant  qu'il  franchit  lui-même 
12  kilomètres.  Il  aura  donc  franchi  duns  le  vent  une  distance 
réelle  égale  à  la  diagonale  d'un  carré  de  12  kilomètres  de  côté. 
Au  lieu  de  franchir  24  kilomètres,  il  en  aura  franchi  réellement 
34  dans  le  vent,  qui  est  le  milieu  par  rapport  auquel  il  possède 
sa  vitesse. 

En  revanche,  l'avion  qui  part  d'Auteuil  vers  l'Est  n'arrivera 
jamais  à  Charenton,  puisqu'il  est  déporté  vers  l'Ouest,  chaque 
seconde,  d'une  quantité  égale  à  celle  dont  il  progresse  vers 
l'Est;  il  restera  sur  place;  il  lui  faudrait  donc  franchir  dam 
le  vent  une  dislance  infinie  pour  effectuer  son  voyage. 

Si,  au  lieu  de  supposer  au  vent  une  vitesse  égale  à  celle  de 
l'avion  (ce  qui  est  un  cas  limite  choisi-  pour  la  clarté  de  ma 
démonstration),  je  lui  avais  attribué  une  vitesse  plus  faible, on 
trouverait  pareillement,  et  par  un  calcul  très  simple,  que, 
pour  effectuer  son  trajet  aller  et  retour,  l'avion  Nord-Sud  par- 
court dans  le  vent  un  espace  moins  grand  que  l'avion  Est- 
Ouest. 

Remplaçons  nos  avions  par  des  rayons  lumineux,  le  vent 
par  l'éther,  et  nous  aurons  presque  exactement  les  conditions 
de  l'expérience  de  Michelson.  Un  courant  d'éther,  un  vent 
d'éther  (puisque  celui-ci  a  été  antérieurement  reconnu  immo- 
bile par  rapport  a  la  translation  terrestre),  va  de  l'un  à  l'autre 
de  nos  deux  miroirs  Est-Ouest.  Donc  le  rayon  lumineux  qui 
fait  le  trajet  aller  et  retour^entre  ces  deux  miroirs  doit  par- 
courir dans  l'éther  un  trajet  plus  long  que  le  rayon  qui  fait  le 
trajet  aller  et  retour  entre  les  miroirs  Nord-Sud.  Comment 
mettre  en  évidence  cette  différence,  assurément  très  faible, 
puisque  la  terre  a  une  vitesse  infime  par  rapport  à  celle  de  la 
lumière,  10000  fois  plus  petite? 

Il  y  a  pour  cela  un  moyen  1res  simple,  un  de  ces  artifices 
ingénieux  chers  à  la  malice  <1  >s  physiciens,  un  de  ces  procédés 
différentiels  dont  l'élégance  et  la  netteté  donnent  toute  sécurité. 

Supposons    que    mes    quatre     miroirs  soient    collés,   plac 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  319 

rigidement  sur  un  plateau,  un  peu  semblable  aux  tourniquets 
numérotes  des  loteries  foraines.  Supposons  qu'on  puisse  faire 
tourner  à  volonté,  sans  choc  et  sans  le  déformer,  ce  plateau,  ce 
qui  est  aisé  si  on  le  fait  flotter  sur  un  bain  de  mercure.  J'ob- 
serve à  la  loupe  les  franges  d^nterférences  immobiles  qui  défi- 
nissent la  diil'érence  des  trajets  parcourus  par  mes  rayons 
Jumineux  Nord-Sud  et  Est-Ouest.  Puis,  sans  perdre  de  l'œil  ces 
franges," je  fais  tourner  mon  plateau  d'un  quart  de  cercle;  cette 
rotation  fait  que  les  miroirs  qui  étaient  Est-Ouest  deviennent 
Nord-Sud  et  réciproquement.  Le  double  trajet  parcouru  par  le 
rayon  lumineux  Nord-Sud  est  devenu  Est-Ouest,  s'est  donc 
soudain  allongé;  au  contraire,  le  double  trajet  du  rayon  Est- 
Ouest  est  devenu  Nord-Sud,  s'est  donc  soudain  raccourci.  Les 
franges  d'interférences,  qui  indiquent  la  différence  de  longueur 
de  ces  deux  trajets,  laquelle  a  soudain  beaucoup  varié,  doivent 
nécessairement  s'être  déplacées,  et  d'une  grande  quantité,  ainsi 
que  le  montre  le  calcul. 

Eh  bienl  pas  du  tout.  On  constate  une  immobilité  complète 
des  franges.  Elles  n'ont  pas  plus  bougé  que  souches.  C'est  ren- 
versant, révoltant  même,  car  enfin  la  précision  de  l'appareil  est 
telle  que,  si  la  terre  n'avançait  dans  l'éther  qu'à  la  vitesse  de 
3  kilomètres  par  seconde  (dix  fois  moins  que  sa  vitesse  réelle!), 
le  déplacement  des  franges  serait  suffisant  pour  manifester  cette 
vitesse. 

* 

*    * 

Lorsque  fut  connu  le  résultat  négatif  de  cette  expérience,  ce 
fut  presque  de  la  consternation  parmi  les  physiciens.  Puisque 
l'éther,  —  cela  avait  été  prouvé  par  l'observation,  —  n'était 
pas  entraîné  par  la  terre,  comment  était-il  possible  qu'il  se 
comportât  tout  de  même  que  s'il  avait  participé  à  son  mouve- 
ment? Gasse-lète  chinois,  qui  ébranla  mainte  tète  chenue  et 
vénérable.  Il  fallait  à  toute  force  sortir  de  cette  inexplicable 
contradiction,  venger  ce  paradoxal  pied  de  nez  que  les  faits 
décochaient  aux  prévisions  les  plus  sures  du  calcul.  C'est  ce 
qu'on  fit.  Comment?  Mais  par  la  méthode  habituelle  en  pareil 
cas,  par  des  hypothèses  supplémentaires.  Les  hypothèses  sont 
dans  la  science  une  sorte  de  mortier  souple,  et  rapidement 
durci  à  l'air  libre,  qui  permet  d'une  part  de  joindre  les  blocs 
disparates  d'un  édifice,  d'autre  part   de  remplir  par  du  faux, 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  passant  superficiel  prendra  demain  pour  de  la  pierre  de 
taille,  les  brèches  creusées  dans  la  muraille  par  les  projectiles 
adventices.  Et  c'est  parce  que  les  hypothèses  sont  dans  la  science 
quelque  chose  qui  ressemble  à  cela,  que  les  meilleures  théories 
scientifiques  sont  celles  dont  l'assemblage  comporte  le  moins 
d'hypothèses. 

Mais  j'ai  tort  d'écrire,  à  propos  de  tout  ceci,  ce  mot  au  plu- 
riel, car  il  se  trouva  finalement  qu'une  seule  et  unique  hypo- 
thèse permettait,  à  l'exclusion  de  toute  autre,  d'expliquer  con- 
venablement le  résultat  négatif  de  l'expérience  de  Michelson. 
Ceci  d'ailleurs  est  rare  et  remarquable,  car  en  général  les  hypo- 
thèses poussent  comme  des  champignons  dans  chaque  coin  un 
peu  sombre  de  la  science,  et  on  en  trouve  tout  de  suite  vingt 
différentes  pour  expliquer  la  moindre  incertitude. 

Cette  hypothèse  unique  qui  semblait  pouvoir  tirer  les  physi- 
ciens de  l'embarras  où  les  avait  plongés  Michelson  fut  imaginée 
d'abord  parle  savant  irlandais  Fitzgerald,  puis  reprise  et  fécondée 
par  l'illustre  Hollandais  Lorentz,  le  Poincaré  néerlandais,  qui  est 
un  des  plus  merveilleux  cerveaux  de  ce  temps,  et  sans  qui 
Einstein  n'aurait  pas  plus  existé  que  Kepler  n'eût  existé  sans 
Copernic  et  Tycho-Brahé. 

Voici  maintenant  en  quoi  consiste  l'hypothèse  aussi  simple 
qu'étrange  de  Fitzgerald-Lorentz... 

Mais  auparavant,  une  remarque  importante  s'impose  Beau- 
coup de  bons  esprits  ont,  —  d'ailleurs  après  coup,  —  prétendu 
que  le  résultat  de  l'expérience  de  Michelson  ne  pouvait  être  que 
négatif  a  priori.  En  effet,  — ont-ils  raisonné,  ou  à  peu  près,  —  le 
principe  de  relativité  classique,  celui  que  Galilée  et  Newton 
connaissaient  déjà,  veut  qu'il  soit  impossible  à  un  observateur 
participant  a  la  translation  uniforme  d'un  véhicule,  de  mettre 
en  évidence,  par  des  faits  observés  sur  le  véhicule,  les  mouve- 
ments de  celui-ci.  Cela  fait  que  quand  deux  navires  ou  deux 
trains  se  croisent  (1),  il  est  impossible  aux  passagers  de  con- 
naître lequel  est  en  mouvement,  lequel  va  plus  vite  :  tout  ce 
qu'ils  peuvent  connaître,  c'est  la  vitesse  de  l'un  des  trains  ou  des 
navires,  par  rapport  à  l'autre.  On  ne  peut  connaître  que  des  vi- 
tesses relatives.  Or,  ont  dit  les  bons  esprits  auxquels  jj  fais  allu- 
sion, si  l'expérience  Michelson  avait  donné  un  résultat  positif, 

(i)  On  suppose,  bien  entendu,  qu'il  n'y  a  ni  roulis  ni  tangage  dans  le  navire 
ni  trépidation  dans  le  train. 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  321 

elle  nous  aurait  fait  connaître  la  vitesse  absolue  de  la  terre  dans 
l'espace.  Ce  résultat  aurait  élé  contraire  au  principe  de  relati- 
vité de  la  philosophie  et  de  la  mécanique  classiques  qui  est 
une  vérité  d'évidence.  Donc,  il  ne  pouvait  être  que  négatif. 

Il  y  a  là,  ainsi  qu'on  va  voir,  une  ambiguïté  et,  —  si  j'ose 
ainsi  m'exprimer,  — une  erreur  de  raisonnement,  à  laquelle  il 
semble  que  n'aient  pas  échappé  certains  physiciens  remarqua- 
bles et  notamment  le  professeur  Eddington.qui  est  pourtant  le 
plus  averti  des  einsteiniens  anglais.  Par  lui  furent  organisées 
les  observations  de  l'éclipsé  du  29  mai  1919  qui  ont  fourni, 
comme  nous  verrons,  la  vérification  la  plus  frappante  des  induc- 
tions d'Einstein. 

Tout  d'abord,  si  l'expérience  de  Michelson  avait  donné  un 
résultat  positif,  ce  qu'elle  aurait  mis  en  évidence,  c'est  la  vitesse 
de  la  terre  par  rapport  à  l'éther.  Mais,  pour  que  celte  vitesse  fût 
une  vitesse  absolue,  il  faudrait  que  l'éther  fût  identique  à  l'es- 
pace. Itien  n'est  moins  certain  que  celte  identité,  et  la  preuve, 
c'est  que  nous  pouvons  très  bien  concevoir  entre  deux  astres  un 
espace,  ou,  pour  mieux  dire,  une  discontinuité,  vide  d'élher 
même,  et  à  travers  laquelle  ne  se  propagerait  ni  la  lumière,  ni 
aucune  des  formes  d'énergie  connues. 

Lorsque  Eddington  dit  qu'  «  il  est  légitime  et  rationnel,  » 
qu'il  esta  inhérent  aux  lois  fondamentales  de  la  nature,  »  qu'on 
ne  puisse  déceler  un  mouvement  desobjels  par  rapport  h  l'éther, 
que  cela  est  certain,  «  même  si  les  preuves  expérimentales  sont 
insuffisantes,  »  il  affirme  une  chose  qui  ne  serait  évidente  que 
si  l'identité  de  l'espace  et  de  l'éther  était  elle-même  évidente.  Or, 
il  n'en  est  rien.  Si  l'expérience  de  Mileholson  avait  donné  un 
résultat  positif,  si  on  avait  décelé  une  vitesse  de  la  terre,  aurait- 
on  décelé  une  vitesse  par  rapport  à  un  point  de  repère  absolu? 
Nullement.  11  se  peut,  il  se  pourrait  très  bien  que  l'Univers 
stellaire  que  nous  connaissons,  avec  ses  centaines  de  milliers  de 
Voies  Lactées  que  la  lumière  ne  franchitqu'en  des  millions  d'an- 
nées, il  se  peut  que  tout  cela  soil  le  contenu  d'une  bulle  d'élher 
qui  roule  dans  un  abime  vide  d'élher  et  semé  ça  et  là  d'autres 
univers,  d'autres  gouttes  d'élher  gigantesques  dont  rien,  dont 
aucun  rayon  lumineux  ne  nous  viendra  jamais.  Oci  n'est  en 
tout  cas  pas  inconcevable.  Mais  alors,  l'éther  ayant  les  propriétés 
que  lui  attribue  la  physique  classique,  si  le  mouvement  de  la 
terre   par   rapport  à  lui  avait   pu  être  décelé,    ce   n'est  pas  un 

TOME   LXV.    —  "1921.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mouvement  absolu  qu'on  aurait  connu,  c'est  tout  au  plus  un 
mouvement  par  rapport  au  centre  de  gravité  de  notre  univers 
à  nous,  point  de  repère  lui-même  irréductible  à  un  autre  abso- 
lument immobile.  Le  principe  do  relativité  classique  n'aurait 
été  eu  rien  rhoqué. 

Le  résultat  de  l'expérience  de  Michelson  pouvait  donc,  dans 
ces  hypothèses,  être  aussi  bien  positif  que  négatif  sans  heurter, 
—  quoi  qu'on  en  ait  dit,  —  le  relativisme  classique.  En  fait,  il 
s'est  trouvé  négatif,  et  voila  tout  :  l'expérience  a  prononcé,  mais 
elle  seule  pouvait  prononcer. 

Ces  nuances  n'ont  pas  échappé  à  Poincaré  (1),  qui  disait 
notamment  :  «  Par  véritable  vitesse  de  la  terre,  j'entends,  non 
sa  vitesse  absolue,  ce  qui  n'a  aucun  sens,  mais  sa  vitesse  par 
rapport  à  l'éther...  »  L'existence  possible  d'une  vitesse  décelable 
par  rapport  a  l'éther  n'apparaissait  donc  nullement  comme  une 
absurdité  à  celui  qui  a  écrit  :  «  Quiconque  parle  de  l'espace 
absolu  emploie  un  mot  vide  de  sens.  » 

L'expérience,  seule,  a  prouvé  et  était  capable  de  prouver 
qu'on  ne  peut  mesurer  la  vitesse  d'un  objet  par  rapporta  l'éther. 
Mais  enfin,  elle  l'a  bien  prouvé.  Et  après  tout,  puisqu'il  est  évi- 
demment dans  la  nature  des  choses  que  nous  ne  puissions 
déceler  de  mouvement  absolu,  n'est-ce  pas  parce  que  la  vitesse 
de  la  terre  par  rapport  à  l'éther  constitue  une  vitesse  absolue, 
que  nous  n'avons  pu  la  déceler?  Peut-être,  mais  c'est  indémon- 
trable. Si  oui,  —  mais  il  n'est  pas  sûr  que  ce  soit  oui,  —  c'est 
finalement  l'expérience,  seule  source  de  la  vérité,  qui  tend  à 
nous  montrer  ainsi,  indirectement,  que  l'éther  est  réellement 
identique  à  l'espace.  Mais  alors  un  espace  vide  d'éther,  ou  dans 

(1)  Il  est  assez  digne  de  remarque  que,  dans  tout  ceci,  Ja  démarche  de  la 
pensée  de  Poincaré  a  marqué  quelque  hésitation.  A  propos  d'expériences  ana- 
logues à  celles  de  MicheIson.il  s'écriait  :  «  Je  sais  ce  qu'on  va  dire,  ce  n'est  pas  sa 
vitesse  absolue  qu'on  mesure,  c'est  sa  vitesse  par  rapport  à  l'éther.  Que  cela  est 
peu  satisfaisant!  Ne  voit-on  pas  que  du  principe  ainsi  compris  on  ne  pourra  plus 
rien  tirer.  »  Par  où  l'on  voit  que  Poincaré,  bon  gre  mal  gré,  et  tout  en  s'en 
défendant,  avait  une  tendance  à  trouver  «  peu  satisfaisante  »  la  discrimination 
de  l'espace  et  de  l'éther.  J'avoue  que  l'argument  de  Poincaré  ne  me  parait  pas, 
lui  non  plus,  tout  à  fait  satisfaisant,  ou  du  moins  convaincant.  «  La  nature,  a 
dit  Fresnel,  ne  se  soucie  pas  des  difficultés  analytiques.  »  Je  pense  qu'elle  ne  se 
soucie  pas  non  plus  des  difficultés  philosophiques  ou  purement  physiques.  Pen- 
ser qu'une  conception  des  phénomènes  est  d'autant  plus  adéquate  au  réel  qu'elle 
est  plus  -  satisfaisante,  »  qu'elle  s'adapte  mieux  aux  infirmités  de  notre  esprit 
n'est  peut  être  pas  un  critérium  inattaquable.  Sinon,  il  faudrait  bon  gré  mal  gré 
en  arriver  à  penser  que  l'Univers  est  nécessairement  adapté  aux  catégories  de 
notre  esprit,  qu'il  est  constitué  de  manière. a  nous  causer  le  moins  de  perplexités 


SUR   l'espace    ET    LE   TEMPS    SELON    EINSTEIN.  323 

lequel  rouleraient  des  bulles  d'élher,  cesse  d'être  concevable,  cl  il 
n'existe  rien  qu'une  masse  unique  d'élher  où  baignent  les  astn 
En  un  mot,  le  résultat  négatif  de  l'expérience  de  Michelson  ne 
pouvait  être  déduit  a  priori  de  l'identité  problématique  de 
l'espace  absolu  et  de  l'élbcr.  Mais  ce  résultat  négatif  ne  permet 
pas  d'exclure  a  posteriori  celte  identité. 

Il  importe  que  nous  revenions  maintenant  à  nos  moutons,  je 
veux  dire  a  l'hypothèse  de  Filzgerald-Lorentz  qui  explique  le 
résultat  de  l'expérience  de  Michelson,  cl  qui  fui  en  quelque  sorte 
le  tremplin  d'où  Einslein   prit  son  essor.  Voici   celle  hypothèse. 

Le  résultat  de  l'expérience  est  celui-ci:  quand  le  parcours 
aller  et  retour  d'un  rayon  lumineux  enlre  deux  miroirs  est 
transversal  au  mouvement  de  la  terre  à  travers  l'élher,  et 
qu'on  le  rend  parallèle  à  ce  mouvement,  on  devrait  constaler 
que  ce  parcours  a  clé  allongé.  Or,  on  conslale  qu'il  n'en  est 
rien.  Cela  provient,  d'après  Fitzgerald  et  Lorentz,  de  ce  que  les 
deux  miroirs  se  so?it  rapprochés  dans  le  second  cas,  autrement 
dit  de  ce  que  le  support  sur  lequel  ils  sont  fixés  s'est  contracté 
dans  le  sens  du  mouvement  de  la  Terre,  et  s'est  contracté  d'une 
quantité  qui  compense  exactement  rallongement,  qu'on  aurait 
dû  observer,  du  parcours  des  rayons  lumineux. 

Or,  en  refaisant  l'expérience  avec  les  appareils  les  plus 
variés,  on  constate  que  le  résultat  est  toujours  le  même  (aucun 
déplacement  des  franges).  Donc,  la  nature  de  la  matière  formant 
l'instrument  (métal,  verre,  pierre,  bois,  etc.)  n'a  aucune 
influence  sur  le  résultat  observé.  Donc,  tous  les  corps  subissent, 
dans  le  sens  de  leur  vitesse  par  rapport  à  l'élher,  un  raccour- 
cissement, une  conlraclion.  Cette  contraction  est  telle  qu'elle 
compense  exactement  l'allongement  du  trajet  des  rayons  lu  mi- 
possibles.  Ce  serait,  par  un  chemin  détourné,  un  étrange  retour  au  fînalisme  et  à 
l'orgueil  anthropocentriques.  Le  fait  que  les  voitures  n'y  passent  pas,  et  que  les 
passants  y  doivent  rehrousser  chemin  ne  prouve  pas  qu'il  n'y  ait  pas  des 
impasses  dans  nos  villes.  11  y  a  peut-être  et  même  probablement  aussi  des 
impasses  dans  l'Univers  considéré  comme  objet  de  science.  As-urétnent  on  peut 
me  répondre  :  ce  n'est  pas  l'Univers  qui  est  a  lapté  à  noire  esprit,  mais  au 
contraire  celui  ci  à  celui-là  par  l'évolution  nécessaire  due  au  frottement  réciproque 
de  l'un  sur  l'autre.  Notre  esprit  doit  évoluer  en  s'adaptant  au  rrweux  à  l'Univers, 
c'est-à-dire  de  sorte  que  le  principe  de  moindre  action  de  Fermât,  — q»'  est  peut- 
être  le  plus  profond  principe  du  monde  physique,  biologique  et  moral,  — 
réalisé.  Et  alors  les  conceptions  les  plus  économiques,  1rs  plus  simples  sont  bien 
les  plus  adéquates  à  la  réalité.  Oui,  mais  qu'est-ce  qui  prouve  que  notre  évolution 
conceptuelle  est  achevée  et  parfaite,  surtout  quand  il  s'agit  de  phénomènes  aux- 
quels notre  organisme  est  insensible  ? 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

neux  entre  deux  points  de  cette  matière.  Cette  contraction  est 
donc  d'autant  plus  grande  que  la  vitesse  des  corps  par  rapport 
à  l'élher  est  plus  grande. 

Telle  est  l'explication  proposée  par  Fitzgerald.  Elle  paraît  au 
premier  abord  tout  a  fait  étrange  et  arbitraire,  et  pourtant  il 
n'y  a  pas  d'autre  moyen  plausible  d'expliquer  le  résultat  de 
l'expérience  de  Michelson.  D'ailleurs,  si  on  y  réfléchit,  celte 
contraction  parait  bientôt  une  chose  moins  extraordinaire,  moins 
choquante  pour  le  sens  commun  qu'il  ne  semblait  d'abord.  Si 
on  jette  très  vite,  contre  un  obstacle,  un  objet  déformable,  tel 
qu'un  de  ces  petits  ballons  de  baudruche  que  les  enfants  tiennent 
en  laisse,  on  constate  qu'il  est  légèrement  déformé  par  l'obs- 
tacle, et  précisément  dans  le  sens  de  la  contraction  Fitzgerald- 
Lorenlz.  Le  ballon  cesse  d'être  sphérique,  il  s'aplatit  un  peu 
et  de  telle  sorte  que  son  diamètre  dans  la  direction  de  l'obstacle 
devient  plus  petit.  C'est  après  tout,  avec  plus  de  violence,  le 
même  phénomène  qui  se  produit  lorsqu'un  grain  de  plomb  ou 
une  balle  vient  s'aplatir  sur  un  blindage.  Si  donc  les  corps 
solides  sont  déformables,  —  et  ils  le  sont,  puisque  le  froid  suffit 
à  resserrer  leurs  molécules, —  il  n'y  a  après  tout  rien  d'absurde, 
rien  d'impossible  à  ce  qu'un  violent  vent  d'élher  les  déforme. 
Mais  ce  qui  est  beaucoup  moins  admissible,  c'est  que  cette  défor- 
mation soit  identiquement  la  même,  dans  des  conditions  don- 
nées, pour  tous  les  corps,  quelle  que  soit  la  matière  dont  ils 
sont  formés.  Notre  petit  ballon  de  tout  à  l'heure  ne  serait  pas 
du  tout  déformé  autant,  s'il  était  en  acier  au  lieu  d'être  en 
baudruche. 

Enfin,  il  y  a  dans  celte  explication  quelque  chose  de  tout  à 
fait  invraisemblable,  quelque  chose  qui  choque  à  la  fois  le  bon 
sens  et  sa  caricature,  le  sens  commun.  Est-il  admissible  que  la 
contraction  des  corps,  quelles  que  soient  les  circonstances  des 
expériences  (et  on  les  a  beaucoup  variées),  compense  toujours 
exactement  l'effet  optique  qu'on  cherche  à  déceler?  Est-il  admis- 
sible que  la  nature  agisse  comme  si  elle  jouait  à  cache-cache 
avec  nous?  Par  quel  mystérieux  hasard  se  Irouverait-il  pour 
chaque  phénomène  une  circonstance  spéciale,  providentielle- 
ment et  exactement  compensatrice?  Evidemment,  il  doit  y  avoir 
quelque  affinité,  quelque  liaison,  d'abord  inaperçue,  qui  lie 
étroitement  la  mystérieuse  contraction  matérielle  de  Fitzgerald 
et  l'allongement,  compensé  par  elle,  des  trajets  lumineux.  Nous 


SUR   l'espace    et   le    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  32a 

verrons  tout  à  l'heure  comment  Einstein  a  élucidé  le  mys- 
tère, démonté  le  mécanisme  jumelé  qui  lie  les  deux  phéno- 
mènes, et  projeté  sur  tout  cela  un  faisceau  de  brillante 
lumière.  Mais  n'anticipons  pas... 

Elle  est  d'ailleurs  extrêmement  faible,  la  contraction  de 
l'appareil  dans  l'expérience  de  Michelson.  Elle  l'est  tellement  que 
si  l'appareil  avait  une  longueur  égale  au  diamètre  de  la  terre, 
c'est-à-dire  12  000  kilomètres,  il  ne  serait  raccourci  dans  le  sens 
de  la  translation  terrestre  que  de  6  centimètres  et  demi  1  C'est 
dire  que  ce  raccourcissement  de  l'appareil  ne  pourrait,  étant 
donné  son  extrême  petitesse,  en  aucun  cas,  être  mesurable  au 
laboratoire.  Mais  il  y  a  une  autre  raison  à  cela  :  même  si  l'ap- 
pareil de  Michelson  était  raccourci  de  plusieurs  centimètres 
(c'est-à-dire  même  si  la  terre  avait  une  translation  des  milliers 
de  fois  plus  rapide),  cela  ne  pourrait  être  ni  mesuré  ni  constaté. 
En  effet,  les  mètres  dont  nous  nous  servirions  pour  faire  celte 
mesure  seraient  raccourcis  proportionnellement  d'autant.  La 
déformation  d'un  objet  terrestre  par  la  contraction  de  Fitzgerald- 
Lorentz  ne  peut  être  en  aucun  cas  mise  en  évidence  par  un 
observateur  terrestre.  Seul  pourrait  la  constater  un  observateur 
ne  participant  pas  à  la  translation  terrestre  et  placé  par  exemple 
sur  le  soleil,  ou  sur  une  planète  lente,  comme  Jupiter  ou 
Saturne. 

Autrement  dit,  Micromégas,  avant  que  de  quitter,  pour  nous 
faire  visite,  sa  planète  d'origine,  aurait  pu,  par  des  moyens 
optiques,  constater  [que  la  sphère  terrestre  est  raccourcie  de 
quelques  centimètres  dans  la  direction  de  son  orbite,  supposé 
que  l'aimable  héros  voltairien  fût  muni  d'appareils  de  triangu- 
lation infiniment  plus  précis  que  ceux  de  nos  géodésiens  et  de 
nos  astronomes.  Arrivé  sur  la  terre,  Micromégas,  muni  des 
mêmes  appareils  précis,  eût  été  dans  l'impossibilité  de  cons- 
tater à  nouveau  ce  raccourcissement.  Il  en  eût  éprouvé  assuré- 
ment une  grande  surprise  jusqu'à  ce  que,  rencontrant  Einstein, 
celui-ci  lui  eût  expliqué,  —  comme  il  fera  pour  nous,  —  et 
élucidé  le  mystère.  M;iis  je  n'ai  hélas  I  pas  le  loisir  ni  l'espace, 
—  car  c'est  ici  surtout  que  l'espace  est  relatif,  et  sans  cesse  rac- 
courci par  le  mouvement  même  de  la  plume,  —  pour  décrire 
aujourd'hui  ce  qu'aurait  pu  être  le  dialogue  de  Micromégas  et 
d'Einstein.  Peut-être  d'ailleurs,  pour  rester  dans  la  vraisem- 
blance du  pastiche,  ce  dialogue  eùt-il  été  fort  superficiel,  car  — 


320 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ceci  dit  confidentiellement,  —  je  crois  bien  que  Voltaire,  encore 
qu'il  en  ait  fort  discutd,  n'a  jamais  trop  bien  compris  Newton, 
lequel  était  moins  difficile  qu'Einstein.  Mme  du  Chalelot  non 
plus,  dont  on  a  fort  vanté  à  tort  la  traduction  dos  Principes... 
des  immortels  Principes...  Celle  traduction  fourmille  de  non- 
sens  prouvant  que,  si  elle  savait  bien  le  latin,  l'Égdrie  du  phi- 
losophe n'entendait  guère  le  Newton.  Mais  tout  ceci  est  une 
autre  affaire,  comme  dit  Marc  Twain,  et  sur  laquelle  je  revien- 
drai peut-être  quelque  jour. 


*    * 


e  nous 


Selon  l'heure  et  la  saison  où  l'on  fait  l'expérience  de 
Michelson  ou  les  expériences  analogues,  la  translation  de  l'appa- 
reil dans  I'élher  a  des  vitesses  variables.  Comme  la  compen- 
sation se  produit  toujours  exactement,  on  peut  se  proposer  de 
calculer  la  loi  exacte  qui  règle  la  contraction  en  fonction  de 
la  vitesse,  et  rend  celle-là,  ainsi  qu'on  le  constate,  exacte- 
ment compensatrice  pour  toutes  les  vitesses.  C'est  ce  qu'a  fait 
Lorentz.  Si  nous  désignons  par  V  la  vitesse  de  la  lumière,  par 
v  la  vitesse  du  mobile  dans  l'éther,  Lorentz  a  trouvé  que,  pour 
qu'il  y  ait  compensation  dans  tous  les  cas,  il  faut  que  la  lon- 
gueur du  corps  mobile  soit  raccourcie,  dans  le  sens  de  sa  marche, 

dans  la  proportion  de  1  à  Jl  —  «j.  Si  à  titre  d'exempl 

prenons  le  casde  la  translation  terrestre  où  v=  30  km.,  on  voit 
que  la  terre  est  raccourcie  suivant  son  orbite  dans  la  proportion 

de  1  à  »  /l  —  ion  non nniy  ^a  différence  entre  ces  deux  nombres 

est  de  1/200  000  000,  et  la  deux-cent-millionième  partie  du 
diamètre  terrestre  est  égale  à  6  centimètres  et  demi.  C'est  le 
nombre  déjà  trouvé. 

Cette  formule,  qui  donne  la  valeur  de  la  contraction  dans 
tous  les  cas,  est  élémentaire,  et  il  n'est  pas  un  élève  de  troisième 
qui  n'en  comprenne  la  signification.  Elle  nous  permet  de  cal- 
culer la  valeur  du  raccourcissement  pour  toute  valeur  de  la 
vitesse.  On  en  déduit  facilement  que  si  la  terre  avait  une  vitesse 
non  plus  de  30  kilomètres,  mais  de  2G0  000  kilomètres  par 
seconde,  elle  serait  raccourcie  de  moitié  dans  le  sens  de  son 
déplacement  (sans  avoir  ses  dimensions  altérées  dans  le  sens 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  321 

perpendiculaire).  Ainsi,  à  celle  vilesse,  une  sphère  devient  un 
ellipsoïde  aplali  donl  le  pelit  axe  égale  la  moilié  du  grand;  à 
celle  vilesse  un  carré  devient  un  rectangle  dont  le  coté  parallèle 
au  mouvement  est  deux  fois  plus  polit  que  l'autre.  Ces  de  for- 
mations doivent  apparaître  à  un  observateur  immobile;  mais 
elles  sont  inappréciables  à  un  observateur  participant  au  mou- 
,  vement,  pour  la  raison  que  nous  avons  dite  :  les  mètres  et  ins- 
truments de  mesure  et  l'œil  lui-même  de  cet  observateur  sont 
eux-mêmes  également  et  pareillement  déformés.  Mellez-vous 
devant  une  de  ces  glaces  étrangement  bombées  et  déformantes 
qu'on  voit  dans  certaines  salles  de  spectacle  ;  les  unes  vous 
montreront  de  vous-même  une  image  extraordinairement 
allongée  sans  que  votre  corpulence  ait  varié;  d'autres  au  con- 
traire vous  montreront  une  image  où  vous  aurez  votre  ha 
teur  habituelle  mais  où  votre  largeur  sera  grolesquemcnt  mul- 
tipliée. Essayez  pourtant,  avec  un  mètre  gradué,  de  mesurer  dans 
la  glace  et  sur  ces  images  déformées,  voire  hauteur  et  votre  lar- 
geur. Si  votre  taille  réelle  est  de  lm,70  et  votre  largeur  réelle  de 
60  centimètres,  le  mètre  juxtaposé  à  votre  étrange  image  dans 
la  glace  vous  indiquera  toujours  que  ces  images  ont  lm,70  de 
haut  et  60  centimètres  de  large.  C'est  que  le  mètre  vu  dans  la 
glace  a  subi  les  mêmes  déformations  que  l'image. 

Cela  fait  que,  même  si  le  globe  terrestre  avait  la  vitesse 
fantastique  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  les  habitants  de 
la  terre  n'auraient  aucun  moyen  de  constater  que  la  terre  et 
qu'eux-mêmes  sont  raccourcis  de  moitié  dans  le  sens  Est- 
Ouest.  Un  homme  de  lm,10,  couché  et  orienté  du  Nord  au  Sud 
dans  un  vaste  lit  carré,  et  à  qui  il  prendrait  fantaisie  de 
coucher  ensuite  en  travers,  orienté  de  l'Est  à  l'Ouest,  n'aurait 
soudain  plus  que  0ra,85  de  taille;  en  revanche  sa  corpulence 
aurait  doublé  dans  le  même  temps,  puisque  tout  à  l'heure  c'est 
elle  qui  était  orientée  de  l'Est  à  l'Ouest.  Mais  la  terre  ne  se  déplace 
que  de  30  kilomètres  par  seconde,  et  sa  déformation  totale 
n'est  dans  ces  conditions  que  de  quelques  centimètres.  Or  a 
côté  de  cette  vitesse  de  la  terre,  celle  de  nos  véhicules  les  pin- 
rapides  n'est  que  d'une  faible  fraction  de  kilomètre  par  second'' 
Pour  un  avion  faisant  360  kilomètres  à  l'heure,  la  vitesse  n'est 
que  de  100  mètres  par  seconde.  La  contraction  Fitzgerald- 
Lorentz  maxima  de  nos  véhicules  les  plus  rapides  ne  peut  donc 
être  que  d'une  fraction  si  infime  de  milliaidième  de  millimèl 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  nous  est  complètement  inappréciable.  C'est  pour  cela, 
mais  pour  cela  seulement,  que  la  forme  des  objets  solides  qui 
nous  sont  familiers  semble  être  invariable  et  constante,  quelle 
que  soit  la  vitesse  à  laquelle  ils  passent  devant  nos  yeux.  Il  en 
serait  tout  autrement  si  cette  vitesse  était  des  centaines  de 
milliers  de  fois  plus  grande. 

Tout  cela  est  bien  étrange,  bien  étonnant,  bien  fantastique, 
bien  difficile  à  admettre.  Et  pourtant  cela  est,  si  la  contraction 
Fitzgerald-Lorentz,  seule  explication  possible  de  l'expérience  de 
Michelson,  existe  réellement.  Mais  nous  avons  déjà  vu  quelques- 
unes  des  difficultés  qu'il  y  a  à  concevoir  l'existence  de  cette 
contraction.  Il  y  en  a  d'autres  :  si  tout  ce  que  nous  venons  de 
dire  est  vrai,  les  objets  immobiles  dans  l'éther  conserveraient 
donc  seuls  leur  forme  vraie;  celle-ci  serait  déformée  dès  qu'il 
y  a  mouvement  dans  l'éther.  Parmi  les  objets  que  nous  voyons 
sphériques  dans  le  monde  exléricur(planètes,  étoiles,  projectiles, 
gouttes  d'eau,  que  sais-je),  il  y  en  aurait  donc  qui  sont  réel- 
lement des  sphères,  tandis  que  d'autres,  parce  que  leur  mou- 
vement est  plus  rapide  ou  plus  lent,  ne  seraient  que  des  ellip- 
soïde!; allongés  ou  aplalis  que  la  vitesse  a  déformés?  Ainsi 
parmi  les  divers  objets  carrés  il  y  en  aurait  qui  seraient  de 
vrais  carres,  d'autres  qui,  animés  de  vitesses  différentes  par 
rapport  à  l'éther,  ne  seraient  que  des  rectangles  réels  dont  la 
vitesse  a  raccourci  en  apparence  le  plus  long  côté?  Et  nous  n'au- 
rions aucun  moyen  de  savoir  jamais  quels  sont,  parmi  ces  objets 
animés  de  vitesses  différentes,  ceux  dont  nous  voyons  la  vraie 
forme,  ceux  dont  la  forme  n'est  qu'apparente,  puisque  nous  ne 
pouvons  en  aucun  cas,  l'expérience  de  Michelson  le  prouve, 
déceler  une  vitesse  par  rapporta  l'éther? 

Non,  non,  et  cent  fois  non.  H  y  a  dans  tout  cela  trop  de  dif- 
ficultés. Pourquoi  parler  sans  cesse,  comme  fait  Lorentz,  de  vi- 
tesses par  rapport  à  l'éther  puisqu'aucune  expérience  ne  peut 
mettre  en  évidence  une  pareille  vitesse  et  que  l'expérience  est 
la  source  unique  de  la  vérité  scientifique?  Pourquoi  d'autre 
part  admettre  que,  parmi  les  objets  sensibles,  il  en  est  de  privi- 
légiés qui,  a  l'exclusion  des  autres,  se  montrent  sous  leur  aspect 
réel,  sans  déformation?  Pourquoi  admettre  une  chose  pareille 
qui,  en  soi,  répugne  à  l'esprit  scientifique  toujours  ennemi  des 
exceptions  dans  la  nature,  —  il  n'est  de  science  que  du  général, 
—  surtout  quand  ces  exceptions  sont  indiscernables? 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN  329 

Les  choses  en  étaient  là,  —  fort  avancées,  au  point  do  vue  de 
l'expression  mathématique  des  phénomènes,  niais  fort  em- 
brouillées, décevantes,  contradictoires  el  choquantes  même,  au 
point  de  vue  physique  — lorsque  «  enfin  Malherbe  vint  »...  je 
veux  dire  Einstein. 

* 

*    * 

Première  audace  intelligente  :  Einstein,  sans  mettre  l'éther 
au  rang  de  ces  fluides  périmés  qui  comme  le  phlogistique  ou 
les  esprits  animaux  obstruaient  les  avenues  de  la  science  avant 
Lavoisier  ;  sans,  dis-je,  dénier  à  l'éther  toute  réalité,  —  car  enfin 
quelque  chose  sert  de  support  aux  rayons  qui  nous  viennent 
du  soleil,  —  Einstein  a  remarqué  d'abord  que,  dans  tout  ce 
qui  précède,  on  parle  sans  cesse  de  vitesse  par  rapport  à  l'éther. 
On  ne  peut  aucunement  mettre  en  évidence  de  telles  vitesses, 
et  il  serait  peut-être  plus  simple  de  ne  plus  faire  intervenir 
dans  tous  les  raisonnements  cette  chose,  réelle  ou  non,  mais 
inaccessible  et  qui,  dans  la  montée  cahotante  des  physiciens  à 
travers  les  ornières  de  toutes  ces  difficultés,  joue  seulement  le 
rôle  inefficace  et  gênant  de  la  cinquième  roue  du  carrosse  élec- 
tromagnétique. Premier  point  donc  :  Einstein  provisoirement 
commence  par  laisser  l'éther  à  l'écart  de  ses  raisonnements;  il 
ne  nie,  ni  n'affirme  sa  réalité  ;  il  l'ignore  d'abord.  C'est  ce  que 
nous  allons  maintenant  faire  à  son  exemple.  Nous  ne  parlerons 
plus,  dans  notre  démonstration,  du  milieu  dans  lequel  se  pro- 
page la  lumière.  Nous  ne  considérerons  celle-ci  que  par  rapport 
aux  êtres  ou  objets  matériels  qui  l'envoient  ou  la  reçoivent.  Du 
coup  notre  marche  va  se  trouver  singulièrement  allégée.  Pour 
l'éther  des  physiciens,  nous  le  reléguerons  un  moment  au 
magasin  des  accessoires  inutiles,  à  côté  de  l'éther  suave, 
amorphe  et  vague...  mais  si  précieux  prosodiquement,  des 
poètes. 

Que  montre  en  somme  l'expérience  de  Michelson  ?  Qu'un 
rayon  lumineux  se  propage  à  la  surface  de  la  terre  exactement 
avec  la  même  vitesse  de  l'Ouest  à  l'Est  que  de  l'Est  à  l'Ouest. 
Imaginons  au  milieu  d'une  plaine  deux  canons  identiques  tirant, 
au  même  instant,  par  temps  calme  et  sans  vent,  à  la  même 
vitesse  initiale,  deux  projectiles  semblables,  l'un  vers  l'Ouest» 
l'autre  vers  l'Est.  Il  est  clair  que  les  deux  projectiles  mettront 
le  même  temps  pour  franchir  des  espaces  égaux  l'un  vers  l'Ouest, 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'autre  vers  l'Est.  Les  rayons  lumineux  que  nous  pouvons  pro- 
duire sur  la  terre  se  comportent  à  cet  égard, dans  leur  propaga- 
tion, exactement  comme  ces  obus.  Il  n'y  aurait  donc  rien 
d'étonnant  au  résultat  de  l'expérience  de  Michelson  si  nous  ne 
connaissions,  des  rayons  lumineux,  que  ce  que  nous  enseigne 
cette  expérience.  Mais  poursuivons  notre  comparaison  :  considé- 
rons l'obus  tiré  par  un  de  ces  canons,  et  supposons  qu'il  tombe 
sur  un  blindage,  sur  une  cible,  en  un  certain  point  du  champ 
de  tir,  et  qu'en  arrivant  en  ce  point  la  vitesse  restante  de 
l'obus  soit  par  exemple  50  mètres  par  seconde.  Supposons 
cette  cible  montée  sur  un  tracteur  automobile.  Si  celui-ci  est 
arrêté,  la  vitesse  de  l'obus  par  rapport  à  la  cible  sera,  nous 
venons  de  le  dire,  de  50  mètres  par  seconde  au  point  d'impact. 
Mais  je  suppose  que  le  tracteur  et  la  cible  qu'il  porte  soient 
lancés,  par  exemple,  h.  la  vitesse  de  10  mètres  à  la  seconde  (cela 
fait  du  36  kilomètres  h  l'heure)  dans  la  direction  du  canon,  de 
telle  sorte  que  la  cible  passe  à  sa  position  précédente  exactemenl 
à  l'instant  où  l'obus  lui  arrive.  Il  est  clair  que  la  vitesse  de 
l'obus  par  rapport  à  la  cible  au  moment  où  il  l'atteint,  ne  sera 
plus  50  mètres,  mais  50  +  10  =  G0  mètres  par  seconde.  Il  est 
évident  au  contraire  que  cette  vitesse  ne  serait  plus,  toute* 
choses  égales  d'ailleurs,  que  50  —  10  =  40  mètres  par  seconde, 
si  au  lieu  d'être  lancée  vers  le  canon  la  cible  était  lancée  en 
sens  inverse.  Si  la  vitesse  de  la  cible  dans  ce  dernier  cas  étail 
égale  à  celle  de  l'obus,  il  est  clair  que  celui-ci  ne  la  toucherait 
plus  qu'avec  une  vitesse  nulle.  Tout  cela  va  de  soi-même, 
saute  aux  yeux.  C'est  pour  cela  que  dans  les  music-halls  les 
jongleurs  peuvent  recevoir,  sur  une  assiette,  des  œufs  frais 
tombant  de  très  haut  sans  les  casser  :  il  leur  suffit  de  donner  à 
l'assiette,  au  moment  du  contact,  une  légère  vitesse  descendante 
qui  amoindrit  d'autant  la  vitesse  du  choc.  C'est  pour  cela  aussi, 
que  les  boxeurs  habiles  savent,  par  un  léger  mouvement,- fuir 
devant  le  coup  de  poing,  ce  qui  diminue  sa  vitesse  efficace,  tan- 
dis qu'au  contraire,  s'ils  vont  à  sa  rencontre,  le  coup  est  bien 
plus  dur. 

Si  les  rayons  lumineux  se  comportaient  en  tout,  — comme 
ils  font  dans  l'expérience  de  Michelson,  —  de  même  que  nos 
projectiles,  qu'arriverait-il?  C'est  que,  lorsqu'on  va  très  vite  à 
la  rencontre  d'un  rayon  lumineux,  on  devrait  trouver  que  ce 
rayon  a,  par  rapport  à  l'observateur,  une  vitesse  accrue, et  qu'il 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  331 

a  au  contraire  une  vitesse  diminuée  lorsque  l'observateur  fuit 
devant  lui.  S'il  en  était  ainsi,  tout  serait  simple  ;  les  lois  de  l'op- 
tique seraient  les  mêmes  que  celles  de  la  mécanique,  aucune 
contradiction  entre  elles  n'aurait  jeté  l'émoi  dans  l'année 
paisible  des  physiciens,  et  Einstein  aurait  dû  employer  h  autre 
chose  les  ressources  de  son  génie.  Malheureusement,  —  ou 
peut-être  heureusement,  car,  après  tout,  l'imprévu  et  le  mystère 
seuls  donnent  du  charme  à  la  marche  de  ce  monde,  —  il  n'en 
est  rien. 

Les  observations  physiques,  comme  les  astronomiques, 
montrent  qu'en  toutes  circonstances,  qu'on  coure  très  vite 
au-devant  de  la  lumière  ou  qu'on  fuie  devant  elle,  toujours 
elle  a  par  rapporta  l'observateur  exactement  la  même  vitesse. 
Il  y  a,  en  particulier,  dans  le  ciel  des  étoiles  qui  s'éloignent 
ou  se  rapprochent  de  nous,  c'est-à-dire  dont  nous  nous  éloi- 
gnons ou  nous  rapprochons  avec  des  vitesses  de  plusieurs 
dizaines  et  même  de  centaines  de  kilomètres  par  seconde.  Eh 
bien  I  l'astronome  de  Silter  a  montré  que  la  vitesse  de  la  lumière 
qui  nous  en  arrive  est  pour  nous  et  toujours  exactement  la  même. 

Ainsi,  on  ne  peut  jamais,  par  aucun  artifice,  par  aucun 
mouvement  ajouter  ou  retrancher  quelque  chose  à  la  vitesse 
avec  laquelle  nous  parvient  un  rayon  lumineux.  L'observateur 
constate  que  la  vitesse  de  la  lumière  est,  par  rapport  ; i  lui,  tou- 
jours exactement  la  même,  que  cette  lumière  provienne  d'une 
source  qui  s'éloigne  ou  qui  se  rapproche  très  vite,  qu'il  coure 
à  la  rencontre  de  celte  lumière  ou  qu'il  fuie  devant  elle.  L'obser- 
vateur peut  toujours  augmenter  ou  diminuer  la  vitesse  par  rap- 
port à  lui  d'un  obus,  d'une  onde  sonore,  d'un  mobile  quelconque, 
en  s'élançant  vers  ce  mobile  ou  en  fuyant  devant  lui.  Quand  le 
mobile  est  un  rayon  lumineux,  on  ne  peut  rien  faire  de  pareil. 
Ainsi,  la  vitesse  d'un  véhicule  ne  peut  en  aucun  cas  s'ajouter  a 
celle  de  la  lumière  qu'il  reçoit  ou  qu'il  émet,  ni  s'en  retrancher. 
Cette  vitesse,  limite  de  près  de  300  000  kilomètres  par  seconde, 
qu'on  observe  toujours  pour  la  lumière,  est,  à  divers  égards,  ana- 
logue à  la  température  de  273°  au-dessous  de  zéro  qu'on  appelle 
le  «  zéro  absolu  »  et  qui  est,  elle  aussi,  dans  la  nature,  une  limite 
infranchissable. 

Tout  cela  prouve  que  les  lois  qui  règlent  les  phénomènes 
optiques  ne  sont  pas  les  mômes  que  les  lois  classiques  des  phéno- 
mènes mécaniques.  C'est  à  concilier,  à  réconcilier  ces  lois  appa- 


332  IXEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reminent  contradictoires  que  s'est  attaché  Lorentz,  après  Fitzge- 
rald, par  l'hypothèse  étrange  de  la  contraction. 

Mais  voici  que,  lumineusement,  Einstein  va  nous  montrer  que 
cette  contraction  est  une  chose  parfaitement  naturelle  lorsqu'on 
abandonne  certaines  conceptions  erronées...  encore  que  clas- 
sique, qui  présidaient  a  notre  manière,  habituelle,  ancestrale, 
d'apprécier  les  longueurs  et  les  temps. 

Considérons  un  objet  quelconque,  une  règle  par  exemple. 
Qu'est-ce  qui  définit  pour  nous  la  longueur  apparente  de  celte 
règle?  C'est  l'image  délimitée  sur  notre  rétine  par  les  deux 
rayons  provenant  des  deux  extrémités  de  la  règle,  et  qui  par- 
viennent à  notre  pupille  simultanément.  J'ai  souligné  à  dessein 
ce  mot,  car  il  est  ici  la  clef  de  tout.  Si  notre  règle  est  immobile 
devant  nous,  cela  est  tout  simple.  Mais  si  on  la  déplace  pen- 
dant que  nous  la  regardons,  ce  l'est  moins.  Ce  l'est  même  si 
peu,  qu'avant  Einstein,  la  plupart  des  plus  grands  savants 
et  toute  la  science  classique  ont  pensé  que  l'image  instan- 
tanée d'un  objet  indéformable  était  nécessairement  et  toujours 
identique  et  indépendante  des  vitesses  de  l'objet  et  de  l'obser- 
vateur. C'est  que  toute  la  science  classique  raisonnait  comme  si 
la  propagation  de  la  lumière  avait  été  elle-même  instantanée, 
avait  eu  une  vitesse  infinie,  ce  qui  n'est  pas. 

Je  suis  sur  le  talus,  au  bord  d'une  ligne  de  chemin  de  fer;  sur 
la  voie  il  y  a  un  de  ces  beaux  wagons  allongés  de  la  Compagnie 
des  wagons-lits,  où  il  est  si  agréable  de  penser  que  l'espace  est 
relatif,  au  sens  galiléen  du  mot.  Je  fais  planter  tout  au  bord  de 
la  voie  deux  piquets  l'un  bleu,  l'autre  rouge,  qui  marquent  exac- 
tement les  extrémités  de  ce  wagon  et  qui  encadrent  tout  juste 
sa  longueur.  Puis,  sans  quitter  mon  poste  d'observation  qui  est 
sur  le  talus,  face  au  milieu  du  wagon,  j'ordonne  que  celui-ci  soit 
ramené  en  arrière  et  attelé  à  une  locomotive  d'une  puissance 
inouïe  qui  va  le  faire  passer  devant  moi  à  une  vitesse  fantas- 
tique, des  millions  de  fois  supérieure  à  toutes  celles  qu'ont  pu 
réaliser  les  ingénieurs...  tant  est  grande  la  supériorité  poten- 
tielle de  l'imagination  sur  la  médiocre  réalité.  Je  suppose  aussi 
que  ma  rétine  est  parfaite  et  constituée  de  telle  sorte  que  les 
impressions  visuelles  n'y  durent  qu'autant  que  la  lumière  qui 
les  provoque.  Ces  hypothèses  un  peu  arbitraires  n'entrent  pour 
rien  dans  le  fond  de  la  démonstration;  elles  la  rendent  seule- 
ment plus  commode, 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  333 

Et  maintenant  voici  la  question.  Quand  le  wagon-lit,  que  je 
suppose  fait,  d'ailleurs,  d'un  acier  indéformable,  passera  à  toute 
vitesse  devant  moi,  aura-t-il  pour  moi  exactement  la  même 
longueur  apparente  que  lorsqu'il  était  au  repos?  Autrement  dit, 
à  l'instant  où  je  verrai  son  extrémité  avant  coïncider  en  passant 
avec  le  piquet  bleu  que  j'ai  fait  planter,  verrai-je  son  extrémité 
arrière  coïncider  en  même  temps  avec  le  piquet  rouge?  A  cette 
question  Galilée,  Newton  et  tous  les  tenants  de  la  science  clas- 
sique auraient  répondu  oui.  Et  pourtant  la  réponse  est  non:  les 
faits,  arbitres  souverains  de  toutes  nos  controverses,  vont 
nous  le  prouver. 

Je  suis,  rappelons-le,  placé  au  bord  de  la  voie,  a  égale  distance 
des  deux  piquets.  Lorsque  l'extrémité  antérieure  du  wagon  coïn- 
cide avec  le  piquet  bleu,  elle  envoie  vers  mon  œil  un  certain 
rayon  lumineux  (que  j'appelle  pour  simplifier  rayon-avant)  qui 
coïncide  avec  le  rayon  que  m'envoie  le  piquet  bleu.  Ce  rayon- 
avant  atteint  mon  o&'\Yen  même  temps  qu'un  certain  rayon  venu 
de  l'extrémité  arrière  du  wagon  (et  que  j'appelle  pour  simplifier 
rayon-arrière).  Le  rayon-arrière  coïncide-t-il  avec  le  rayon  que 
m'envoie  le  piquet  rouge?  Evidemment  non  :  en  effet  le  rayon- 
avant  s'éloigne  de  l'extrémité  avant  du  wagon  avec  la  même 
vitesse  que  le  rayon-arrière  de  l'extrémité  arrière  (comme  le 
constaterait  un  voyageur  qui,  dans  le  wagon,  ferait  sur  ces  rayons 
l'expérience  de  Michelson).  Mais  l'extrémité  avant  du  wagon 
s'éloigne  de  mon  œil  tandis  que  l'extrémité  arrière  s'en  approche. 
Par  conséquent  le  rayon-avant  se  propage  vers  mon  œil  plus 
lentement  que  le  rayon-arrière, sans  que  je  puisse  d'ailleurs  m'en 
apercevoir,  puisque  à  leur  arrivée  je  trouve  la  même  vitesse  aux 
deux  rayons.  Par  conséquent,  le  rayon-arrière  qui  arrive  à  mon 
œil  en  même  temps  que  ledit  rayon-avant,  a  dû  quitter  l'extré- 
mité arrière  du  wagon  plus  tard  que  le  rayon-avant  n'a  quitté  son 
extrémité  avant.  Donc  lorsque  je  vois  le  bord  antérieur  du  wagon 
coïncider  avec  le  piquet  Meu,  je  vois  simultanément  le  bord 
arrière  du  wagon  qui  a  déjà  dépassé  depuis  un  certain  temps  le 
piquet  rouge.  Donc  la  longueur  du  wagon  lancé  à  toute  vitesse, 
et  telle  qu'elle  m'apparait,  est  plus  petite  que  la  distance  des 
deux  piquets,  laquelle  marquait  la  longueur  du  wagon  au  repos. 

J'ose  espérer  qu'avec  un  peu  d'attention,  tout  le  monde 
comprendra  cette  démonstration  dont  la  simplicité  élémentaire 
n'a  point  été  obtenue  sans  peine. 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  en  résulte  que  le  wagon  ou,  d'une  manière  générale,  un 
objet  quelconque  est  raccourci  par  sa  vitesse  et  dans  le  sens  de 
sa  vitesse  par  rapport  à  l'observateur.  La  même  chose  a  lieu 
évidemment  si  c'est  l'observateur  qui  se  déplace  devant  l'objet, 
puisqu'on  ne  peut  connaître  que  des  vitesses  relatives,  en  vertu 
du  principe  de  relativité  classique  de  Newton  et  de  Galilée. 

Sous  cet  aspect  nouveau,  on  voit  que  la  contraction  de 
Lorenlz-Filzgerald  devient  une  chose  intelligible  ou  du  moins 
admissible.  CeLte  contraction  n'est  plus  la  cause  du  résultat 
négatif  de  l'expérience  de  Michelson;  elle  en  est  la  conséquence. 
Tout  s'en  trouve  clarifié,  et  on  comprend  maintenant  qu'il  y 
avait,  dans  la  façon  classique  d'évaluer  la  dimension  des  objets, 
quelque  chose  d'incorrect. 

Certes,  le  fait  que  des  rayons  lumineux,  animés  de  vitesses 
différentes  à  leur  départ  de  leurs  sources,  aient  toujours  en 
arrivant  à  notre  œil  des  vitesses  identiques  et  indiscernables, 
est  étrange  et  heurte  quelque  peu  nos  vieilles  habitudes  d'es- 
prit. Si  j'ose  employer  une  comparaison  qui  est  seulement  des- 
tinée à  faire  penser,  mais  nullementà  expliquer,  ilyalàpeut- 
être  quelque  chose  d'analogue  à  ce  qui  se  passe  avec  les 
bombes  d'avions.  Des  bombes  d'un  modèle  donné,  qu'elles 
soient  lâchées  par  l'avion  d'une  hauteur  de  5000  mètres  ou 
d'une  hauteur  de  10  000,  et  qui,  par  conséquent,  ont  à 
5000  mètres  du  sol  des  vitesses  de  chute  fort  dissemblables,  ont 
toujours  en  arrivant  au  sol  la  môme  vitesse  restante.  C'est  l'effet 
modérateur,  égalisateur,  de  la  résistance  de  l'air  qui  empêche  la 
vitesse  de  s'accroître  indéliniment  et  la  rend  constante  lorsqu'elle 
aatteint  une  certaine  valeur.  Faut-il  admettre  qu'autour  de  noire 
œil,  autour  des  objets,  il  y  a  une  sorte  de  champ  de  résistance 
qui  impose  à  la  lumière  survenante  une  limite  semblable?  Qui 
le  sait?  D'ailleurs  ces  questions  n'ont  peut-être  pas  de  sens  pour 
un  physicien.  Celui-ci  ne  peut  connaître  et  ne  connaîtra  le 
comportement  de  la  lumière  qu'à  son  départ  de  la  source  maté- 
rielle et  à  son  arrivée  à  l'œil  armé  ou  non  d'instruments.  11  ne 
peut  savoir  comment  se  comporte  sa  propagation  dans  l'espace 
intermédiaire  dénué  de  matière.  Plus  d'ailleurs  nous  approfon- 
dirons la  nouvelle  physique,  plus  nous  constaterons  qu'elle 
puise  presque  toute  sa  force  dans  son  dédain  systématique  de 
ce  qui  n'est  pas  phénoménal,  de  ce  qui  n'est  pas  expérimenta* 
lement  observable.   C'est  parce  qu'elle  est   basée  uniquement 


sur   l'espace    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  335 

sur  les  faits  (si  contradictoires  soient-ils)  que  notre  démonstra- 
tion du  raccourcissement  nécessaire  des  objets  par  leur  vitesse 
relative  à  l'observateur,  estforl* 

* 

*     * 

Nous  comprenons  maintenant  le  sens  profond  de  la  contrac- 
tion de  Fitzgerald-Lorentz.  Cette  contraction  apparente  n'est 
nullement  due  au  mouvement  des  objets  par  '•apport  à  l'éther; 
elle  est  essentiellement  l'effet  des  mouvements  des  objets  et  des 
observateurs  les  uns  par  rapport  aux  autres,  des  mouvements 
relatifs,  au  sens  de  la  vieille  mécanique. 

Les  plus  grandes  vitesses  relatives  auxquelles  nous  soyons 
habitués  dans  la  pratique  de  l'existence  sont  inférieures  à 
quelques  kilomètres  par  seconde  (la  vitesse  initiale  de  l'obus  de 
la  Bertha  n'était  que  d'environ  1 300  mètres  par  seconde). 
Pour  de  si  petites  différences  de  vitesse,  la  contraction  relati- 
viste  est  complètement  négligeable,  et  c'est  pourquoi,  ne  l'ayant 
jamais  Constatée,  la  mécanique  classique  a  considéré  la  forme 
et  la  dimension  des  objets  rigides  comme  indépendante  des  sys- 
tèmes de  référence. 

C'était  à  peu  près  vrai.  C'est  là  toute  la  différence  qu'il 
y  a  entre  le  vrai  et  le  faux.  Dire  que  999  990  +  9  =  1  million, 
c'est  dire  quelque  chose  d'à  peu  près  vrai,  donc  de  faux. 
Quand  la  rotondité  de  la  terre  fut  démontrée,  cela  ne  changea 
assurément  rien  aux  procédés  des  architectes,  qui  construisent 
encore  leurs  bâtisses  comme  si  la  direction  marquée  par  le  fil  à 
plomb  était  toujours  parallèle  à  elle-même.  Pareillement  nos 
fabricants  de  locomotives  et  d'avions  n'auront  pas  de  longtemps 
à  considérer  les  formes  de  leurs  machines  comme  dépendant  de 
leurs  vitesses.  Qu'importe!  Le  point  de  vue  de  la  pratique  n'est 
et  ne  doit  être  celui  de  la  science  que  par  ricochet.  Tant  pis 
s'il  n'y  a  pas  de  ricochet,  ou  s'il  est  tardif. 

D'ailleurs,  on  a  découvert  depuis  quelques  années,  ici-bas,  des 
mobiles  dont  les  vitesses,  relatives  à  nous,  atteignent  des  dizaines, 
des  centaines  de  milliers  de  kilomètres  :  ce  sont  les  projectiles 
des  rayons  cathodiques  et  des  rayons  du  radium.  A  ces  vitesses, 
la  contraction  relaliviste  est  très  notable.  Nous  verrons  com- 
ment, effectivement,  elle  a  été  notée. 

Récapitulons  ce  qui  est  maintenant  acquis  : 

Les  objets  apparaissent  déformés  par  la  vitesse,  dans  le  sens 


33G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  celle-ci  et  non  dans  le  sens  perpendiculaire.  Donc  leur  forme, 
fussent-ils  d'une  matière  idéale  et  parfaitement  indéformable, 
dépend  de  leur  vitesse  rapportée  à  l'observateur.  Ceci  est  le 
point  de  vue  essentiellement  nouveau  que  la  «  relativité  spé- 
ciale »  d'Einstein  a  surajouté  à  la  relativité  des  mécaniciens 
classiques,  et  à  la  relativité  des  philosophes.  Pour  eux,  les 
dimensions  absolues  d'un  objet  rigide  ou  d'une  figure  géomé- 
trique n'avaient  rien  d'absolu,  et  seuls  les  rapports  de  ces 
dimensions  avaient  une  réalité.  Le  point  de  vue  nouveau  est 
que  ces  rapports  eux-mêmes  sont  relatifs,  puisqu'ils  sont  fonc- 
tion de  la  vitesse  de  l'observateur.  C'est  une  sorte  de  relativité 
au  second  degré,  à  laquelle  ni  les  philosophes,  ni  les  physiciens 
classiques  n'avaient  songé. 

Les  relations  spatiales  elles-mêmes  sont  relatives,  dans  un 
espace  déjà  relatif. 

Dans  le  cas  de  notre  wagon  de  tout  à  l'heure  et  des  deux 
piquets  qui  définissent  sa  longueur  au  repos,  un  observateur 
placé  dans  le  wagon  trouverait  que  la  dislance  des  deux  piquets 
s'est  raccourcie  lorsqu'il  les  passe  en  vitesse.  Son  wagon  lui 
semble  plus  long  que  l'intervalle  des  piquets.  Moi  qui  reste 
entre  ceux-ci,  je  constate  le  contraire.  Et  pourtant  je  n'ai  aucun 
moyen  de  démontrer  au  voyageur  qu'il  s'est  trompé.  Je  vois  très 
bien  que  le  rayon  lumineux  venu  du  piquet  arrière  court  der- 
rière le  wagon  et  par  conséquent  a,  par  rapporta  lui,  une  vitesse 
inférieure  à  300  000  kilomètres  par  seconde;  je  sais  que  de  là 
provient  l'erreur  du  voyageur,  mais  je  n'ai  aucun  moyen  de  le 
convaincre  de  celte  erreur,  car  il  me  répondra  toujours  et  avec 
raison  :  «  J'ai  mesuré  la  vitesse  avec  laquelle  ce  rayon  m'arrive 
et  je  l'ai  trouvée  égale  à  300000  kilomètres.  »  Chacun  de  nous  en 
réalité  a  raison. 

En  mouvement  très  rapide,  un  carré  paraîtrait  un  rec- 
tangle à  l'observateur;  un  cercle  paraîtrait  elliptique.  Si  la 
terre  tournait  quelques  milliers  de  fois  plus  vite  autour  du 
soleil,  celui-ci  nous  paraîtrait  allongé  et  pareil  à  un  gigan- 
tesque citron  suspendu  dans  le  ciel.  Si  un  aviateur  pouvait 
survoler  à  une  vitesse  fantastique  la  place  Vendôme,  suivant 
la  direction  de  la  rue  de  la  Paix,  —  et  si  ses  impressions 
rétiniennes  étaient  instantanées,  —  il  verrait  la  place  ayant  la 
forme  d'un  rectangle  très  aplati  ;  s'il  la  survolait  suivant  une. 
diagonale,  il  la  verrait,  de  carrée  qu'elle  était,  devenir  un  losange. 


SUR    l'espace    et   LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  337 

Si  le  même  aviateur  survolait,  en  la  coupant,  une  route  où  che- 
mine du  bétail  bien  engraissé  conduit  vers  l'abattoir,  il  s'éton- 
nerait, car  les  animaux  lui  sembleraient  étonnamment  minces 
et  maigres  sans  que  leur  longueur  ait  varié. 

Le  fait  que  les  déformations  dues  à  la  vitesse  sont  réci- 
proques est  une  des  conséquences  les  plus  curieuses  de  tout  cela. 
Un  homme  qui  serait  capable  de  circuler  en  tous  sens  parmi 
les  autres  hommes  avec  la  vitesse  fantastique  des  follets  shaks- 
peariens  (mettons  à  environ  260  000  kilomètres  à  la  seconde... 
mais  que  ne  peut  un  follet  shakspearienl)  trouverait  que  ses 
semblables  sont  devenus  des  nains  deux  fois  plus  petits  que  lui. 
C'est  donc  que  lui-même  serait  devenu  un  géant,  une  sorte  de 
Gulliver  parmi  ces  Lilliputiens?  Eh  bien!  pas  du  tout  :  par  un 
juste  retour  des  choses  d'ici-bas,  il  apparaîtrait  lui  aussi  comme 
un  nain  à  ceux  qu'il  croit  bien  plus  petits  que  lui,  et  qui  sont 
sûrs  du  contraire.  Qui  a  raison,  qui  a  tort?  Les  uns  et  les 
autres  ;  tous  les  points  de  vue  sont  exacts,  mais  il  n'y  a  que  des 
points  de  vue  personnels.  Autre  chose  encore  :  un  observateur, 
quel  qu'il  soit,  ne  peut  voir  les  êtres  et  les  objets  non  liés  à  lui 
que  plus  petits,  —  jamais  plus  grands!  —  que  ceux  liés  à  son 
mouvement.  Si  j'osais  alléger  ce  grave  exposé  par  quelque 
réflexion  moins  austère  qu'il  n'est  d'usage  parmi  les  physiciens, 
je  remarquerais  que  le  système  nouveau  nous  apporte  ainsi  une 
justification  suprême  de  l'égoïsme  ou  plutôt  de  l'égocentrisme. 

Après  l'espace,  le  temps.  Par  un  raisonnement  analogue  à 
celui  qui  nous  a  montré  la  distance  des  choses  dans  l'espace 
liée  à  leur  vitesse  relative  à  l'observateur,  on  peut  établir 
que  leur  distance  dans  le  temps  en  dépend  également.  Je  ne 
juge  pas  utile  de  refaire  ici,  par  le  menu,  le  raisonnement 
pour  les  durées;  il  serait  analogue  à  celui  qui  nous  a  servi  pour 
les  longueurs,  et  encore  plus  simple.  Ce  résultat  est  le  suivant  : 
le  temps  exprimé  en  secondes  (1)  que  met  un  train  à  pass  -v 
d'une  station  à  une  autre  est  plus  court  pour  les  voyageurs  du 
train  que  pour  nous  qui  les  regardons  passer,  et  qui  sommes 
munis  d'ailleurs  de  chronomètres  identiques  aux  leurs.  Pareil- 


(1)  La  meilleure  définition  qu'on  puisse  donner  de  la  seconde  est  la  suivant  ■ 
c'est  le  temps  qu'il  faut  à  la  lumière  pour  parcourir  300  000  kilomètres  dans  le 
vide  et  loin  de  tout  champ  intense  de  gravitation.  Cette  définition,  la  seule  rigou- 
reuse, est  d'ailleurs  justifiée  par  le  fait  qu'on  n'a  pas  de  meilleur  moyen  que  les 
signaux  lumineux  ou  hertziens  (qui  ont  même  vitesse)  pour  régler  les  horloges. 

tome  lxv.  —  1921.  22 


338  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

k'inont  tous  les  gestes  faits  par  des  hommes,  sur  un  véhicule  en 
mouvement,  apparaîtront  ralentis  et  par  conséquent  prolonges 
à  un  observateur  immobile,  et  réciproquement.  Pour  que  ces 
variations  des  durées  fussont  sensibles,  il  faudrait,  comme  pour 
les  variations  concomitantes  des  longueurs,  que  les  vitesses 
fussent  fantastiques. 

Naguère,  avant  l'hégire  einsteinienne,  avant  le  début  de 
l'ère  relativiste,  on  croyait  assez  communément  que  Ye<pace 
réellement  occupé  par  un  objet  était  suffisamment  et  explici- 
tement défini  par  ses  dimensions  dans  le  sens  de  la  longueur, 
de  la  largeur,  de  la  hauteur.  Ces  données  sont  ce  qu'on  appelle 
les  trois  dimensions  d'un  objet;  comme  encore,  si  on  préfère 
employer  d'autres  points  de  repères,  la  longitude,  la  latitude 
et  l'altitude  de  chacun  de  ses  points,  ou  bien,  en  astronomie, 
l'ascension  droite,  la  déclinaison  et  la  distance.  Il  était  bien 
entendu  et  bien  connu  qu'en  outre  il  fallait  préciser  l'époque, 
l'instant  auquel  correspondaient  ces  données.  Si  je  définis  la 
position  d'un  aéronef  par  sa  longitude,  sa  latitude  et  son  alti- 
tude, ces  indications  ne  sont  exactes  que  pour  l'instant  con- 
sidéré, puisque  l'aéronef  se  déplace  par  rapport  au  repère,  —  et 
cet  instant  doit  être  lui  aussi  donné.  En  ce  sens,  on  sentait  depuis 
longtemps  que  l'espace  dépend  du  temps. 

Mais  la  théorie  relativiste  montre  qu'il  en  dépend  d'une 
manière  bien  plus  intime  encore  et  bien  plus  profonde,  et  que 
le  temps  et  l'espace  sont  aussi  liés  et  solidaires  que  ces  monstres 
xiphopages  que  les  chirurgiens  ne  peuvent  séparer  sans  tuer 
l'un  et  l'autre. 

Les  dimensions  d'un  objet,  sa  forme,  Yespace  apparent  occupé 
:par  lui  dépendent  de  sa  vitesse,  c'est-a-dire  du  temps  que  met 
l'observateur  à  parcourir  une  certaine  distance  par  rapport  h  cet 
objet.  A  cet  égard  déjà  Vespace  dépend  du  temps;  mais  en  outre, 
l'observateur  mesure  ce  temps  avec  un  chronomètre  dont  les 
secondes  sont  plus  ou  moins  précipitées  selon  cette  vitesse. 

Donc  définir  l'espace  sans  le  temps  est  impossible.  C'est 
pourquoi  on  dit  maintenant  que  le  temps  est  la  quatrième 
dimension  de  l'espace,  et  que  l'espace  où  nous  vivons  a  quatre 
dimensions. 

Il  est  curieux  que  certains  bons  esprits  dans  le  passé  en 
avaient  eu  l'intuition  plus  ou  moins  obscure.  C'est  ainsi  qu'en 
4117  Diderot  écrivait  dans  l'Encyclopédie  à  l'article  «  Dimension  :  » 


sur    l'espace    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  339 

«...  .J'ai  dit  plus  haut  qu'il  était  impossible  de  concevoir 
plus  de  trois  dimensions.  Un  homme  d'esprit  de  ma  connais- 
sance croit  qu'on  pourrait  cependant  regarder  la  durée  comme 
une  quatrième  dimension  et  que  le  produit  du  temps  par  la 
solidité  serait,  en  quelque  manière,  un  produit  de  quatre  dimen- 
sions. Cette  idée  peut  être  contestée,  mais  elle  a,  il  me  semble, 
quelque  mérite,  quand  ce  ne  serait  que  celui  de  la  nouveauté.  » 

C'est  d'ailleurs  certainement  Descartes  qui,  par  sa  découverte 
de  la  géométrie  analytique,  a  fait  jaillir  le  premier  l'idée  d'un 
espace  à  plus  de  trois  dimensions.  Puisqu'en  effet,  en  coordonnées 
cartésiennes,  les  lignes  ou  espaces  à  une  dimension  sont  repré- 
sentes par  les  équations  du  premier  degré,  les  surfaces  ou  espaces 
à  deux  dimensions  par  les  équations  du  second,  les  volumes  ou 
espaces  à  trois  dimensions  par  celles  du  troisième,  il  était  indi- 
qué de  se  demander  si  les  équations  du  quatrième  degré  et 
au  delà  n'étaient  pas,  elles  aussi,  la  représentation  algébrique 
de  quelque  forme  d'espace  à  quatre  dimensions  ou  davantage. 

L'espace  a  quatre  dimensions  des  relativistes  n'est,  au  sur- 
plus, pas  tout  à  fai,tce  qu'imaginait  Diderot.  Il  n'est  pas  le  produit 
du  temps  par  l'espace,  car  une  diminution  du  temps  n'y  est  pas 
compensée  par  un  accroissement  de  l'espace,  bien  au  contraire. 

Considérons  deux  événements  :  par  exemple  les  passages 
successifs,  et  en  vitesse,  de  notre  wagon-lit  à  deux  stations. 
Pour  un  voyageur  du  wagon  la  distance  des  deux  stations, 
mesurée  par  la  longueur  du  chemin  parcouru,  est,  comme  nous 
l'avons  montré,  plus  courte  que  pour  un  observateur  immobile 
au  bord  de  la  voie.  Le  temps  qui  sépare  les  deux  passages  est 
également  plus  court  pour  le  premier  observateur  que  pour 
celui-ci,  puisque  le  nombre  des  secondes  écoulées  aux  chrono- 
mètres identiques  dont  ils  sont  munis  est  plus  petit  pour  le  pre- 
mier. 

En  un  mot,  la  distance  dans  le  temps  et  la  distance  dans 
l'espace  dimirment  toutes  deux  en  même  temps  lorsque  la  vitesse 
de  l'observateur  augmente  et  augmentent  toutes  deux  quand  la 
vitesse  de  l'observateur  diminue. 

Ainsi  la  vitesse  (et  il  ne  s'agit  jamais,  rappelons-le,  que 
de  la  vitesse  relativement  aux  choses  observées),  opère  en 
quelque  sorte  comme  un  double  frein  qui  ralentit  les  durées  et 
raccourcit  les  longueurs.  Si  l'on  préfère  une  autre  image,  la 
vitesse  nous  fait  voir  à  la  fois  les  espaces  et  les  temps  plus  obli- 


340  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quement,  sous  un  angle  de  plus  en  plus  aigu.  L'espace  et  le 
temps  ne  sont  donc  que  des  effets  de  perspective. 

Pouvons-nous  concevoir  l'espace  à  quatre  dimensions,  c'est- 
à-dire  pouvons-nous  en  imaginer  une  représentation  sensible? 
Si  non,  cela  ne  prouvera  rien  contre  la  réalité  de  cet  espace. 
Pendant  des  siècles  on  n'a  pas  conçu  les  ondes  hertziennes  et 
aujourd'hui  encore  elles  ne  nous  sont  pas  directement  sensibles. 
En  existent-elles  moins  ?  En  vérité,  nous  ne  concevons  déjà 
que  difficilement  l'espace  à  trois  dimensions.  Sans  nos  déplace- 
ments musculaires  nous  l'ignorerions.  Un  homme  paralysé  et 
borgne,  c'est-à-dire  n'ayant  pas  la  sensation  du  relief  que  donne 
la  vision  binoculaire,  —  qui  est,  elle  aussi,  avant  tout  un  tâton- 
nement musculaire,  —  verrait  de  son  œil  unique  et  immobile 
tous  les  objets  projetés  dans  un  même  plan,  comme  sur  une 
toile  de  fond  au  théâtre.  L'espace  à  trois  dimensions  lui  serait 
inaccessible. 

Mais  je  crois  que  certaines  personnes  peuvent  se  repré- 
senter l'espace  à  quatre  dimensions.  Les  divers  aspects  successifs 
d'une  fleur  aux  différents  âges  de  sa  croissance,  du  jour  où  elle 
n'est  qu'un  fragile  bourgeon  vert  jusqu'à  celui  où  ses  pétales 
épuisés  tombent  dolents,  et  les  divers  déplacements  successifs 
de  sa  corolle  sous  l'influence  du  vent  constituent  une  image 
globale  de  la  fleur  dans  l'espace  à  quatre  dimensions.  Est-il  des 
hommes  pouvant  d'un  seul  coup  voir  tout  cet  ensemble?  Oui, 
et  notamment,  je  crois,  les  bons  joueurs  d'échecs.  Si  un  grand 
joueur  d'échec  joue  bien, c'est  parce  que,  d'un  seul  regard  de  son 
œil  mental,  il  voit  simultanément  toute  la  suite  chronologique 
des  coups  successifs  possibles  dérivés  d'un  seul  coup  initial, 
avec  toutes  leurs  répercussions  sur  l'échiquier.  Les  mots  souli- 
gnés dans  la  phrase  précédente  jurent  un  peu  d'être  accouplés. 
C'est  que  nous  sommes  dans  un  domaine  où  c'est  une  gageure 
de  prétendre  exprimer  vocabulairement  les  nuances  des  choses. 
Autant  vaudrait,  après  tout,  vouloir  exprimer  avec  des  mots  ce 
qu'il  y  a  dans  une  symphonie  de  Beethoven.  «  Traduttore  tra- 
ditore  :  »  si  cet  adage  est  vrai,  c'est  surtout  parce  que  le  mot 
est  l'organe  de  la  traduction. 

* 

Arrivés  à  ce  point,  dans  notre  lente  ascension  delà  physique 
relativiste,  nous  n'avons  plus  devant  les  yeux  qu'un  champ  de 


SUR    L'ESPACE    ET    LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  341 

bataille  où  gisent  des  cadavres  et  des  débris.  Le  temps  et 
l'espace,  ces  crochets  que  nous  croyions  solidement  rivés  au 
mur  derrière  lequel  se  cache  la  réalité,  et  où  nous  attachions  nos 
flottantes  notions  du  monde  extérieur,  ainsi  que  des  vêtements 
à  des  porte-manteaux,  sont  maintenant  arrachés  et  tombés  dans 
le  plâtras  des  anciennes  théories,  sous  les  coups  de  marteau  de 
la  physique  nouvelle. 

Nous  savions  bien,  certes,  que  l'âme  des  êtres  nous  était 
carhée,  mais  nous  pensions  du  moins  voir  leur  visage.  Voilà 
qu'en  nous  approchant,  celui-ci  n'est  plus  qu'un  masque.  Le 
monde  extérieur  n'est  rien  qu'un  bal  travesti,  et,  chose  ironique 
et  décevante,  c'est  nous-mêmes  qui  avons  fabriqué  les  masques 
de  velours  aux  reflets  changeants,  les  costumes  papillotants.  En 
définissant  les  choses  par  l'espace  et  par  le  temps,  nous  avons 
projeté  sur  elles  deux  faisceaux  de  lumière  qui  nous  montrent  en 
elles  des  formes  et  des  couleurs.  Et  voilà  que  nous  découvrons 
que  ces  couleurs  ne  sont  que  celles,  monochromatiques,  de  la 
lumière  projetée.  Et  voilà  que  nous  découvrons  que  les  formes 
mêmes  que  nous  leur  voyons  leur  sont  imposées  par  notre  pro- 
jecteur :  le  faisceau  lumineux  est  arbitrairement  découpé  et 
délimité  par  un  diaphragme  dont  l'ouverture  dépend  de  sa 
vitesse!  Le  temps  et  l'espace  ne  sont-ils  donc  que  des  halluci- 
nations? Et  alors,  que  reste-t-il? 

Eh  bien  1  non.  Car  voici  qu'après  avoir  détruit  des  ruines 
branlantes,  la  doctrine  relativiste  va  soudain  reconstruire,  mieux 
construire;  voici  que,  derrière  les  voilés  déchirés  et  foulés  aux 
pieds,  va  nous  apparaître  une  réalité  plus  neuve,  plus  profonde. 

Si  nous  décrivons  l'univers  à  la  manière  habituelle,  séparé- 
ment dans  les  catégories  du  temps  et  de  l'espace,  nous  voyons 
que  son  aspect  dépend  de  l'observateur.  Mais  le  calcul  montre 
qu'il  n'en  est  heureusement  pas  de  même  lorsqu'on  le  décrit 
dans  la  catégorie  unique  de  ce  continuum  à  quatre  dimensions 
dont  il  a  été  question  et  que  nous  appellerons  pour  simplifier 
l'espace-temps.  Si  j'ose  employer  cette  image,  le  temps  et  l'es- 
pace sont  comme  deux  miroirs,  l'un  convexe,  l'autre  concave, 
—  dont  les  courbures  sont  d'autant  plus  accusées  que  la  vitesse 
de  l'observateur  est  plus  grande.  Chacun  de  ces  deux  miroirs 
donne  séparément  une  image  déformée  de  la  succession  des 
choses.  Mais,  par  une  heureuse  compensation,  il  se  trouve  qu'en 
combinant  les  deux  miroirs  de  telle  sorte  que  l'un  réfléchisse 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  rayons  reçus  par  l'autre,  l'image   de   cette   succession  est 
rétablie  dans  sa  réalité  non  déformée. 

La  distance  dans  le  temps  et  la  distance  dans  l'espace  de 
deux  événements  donnés  très  voisins  augmentent  toutes  deux  ou 
diminuent  toutes  deux  quand  la  vitesse  de  l'observateur  dimi- 
nue ou  augmente.  Nous  l'avons  établi.  Mais  le  calcul  qui  est 
facile,  grâce  à  la  formule  donnée  ci-dessus  pour  exprimer  la 
contraction  de  Lorenlz-Filzgerald,  montre  qu'il  existe  uno  rela- 
tion constante  entre  ces  variations  concomitantes  du  temps  et 
de  l'espace.  Très  exactement,  la  distance  dans  le  temps  et  la  dis- 
tance dans  l'espace  de  deux  événements  voisins  sont  numé- 
riquement entre  elles  comme  l'hypoténuse  et  un  autre  côté 
d'un  triangle  rectangle  sont  au  troisième  côté  lequel  resterait 
invariable  (1). 

Ce  troisième  côté  étant  pris  pour  base,  les  deux  autres  côtés 
dessineront,  au-dessus  de  cette  base  fixe,  un  triangle  plus  ou 
moins  haut,  selon  que  la  vitesse  de  l'observateur  sera  plus  ou 
moins  réduite.  Cette  base  fixe  du  triangle  dont  les  deux  autres 
côtés,  —  la  distance  spatiale  et  la  distance  chronologique,  — 
varient  simultanément  avec  la  vitesse  de  l'observateur,  est 
donc  une  quantité  indépendante  de  cette  vitesse. 

C'est  cette  quantité,  qu'Einstein  a  appelée  X intervalle  des 
événements.  Cet  «  intervalle  »  des  choses  dans  l'cspace-tcmps 
est  une  sorte  de  conglomérat  de  l'espace  et  du  temps,  un  amal- 
game de  l'un  et  de  l'autre  dont  les  composants  peuvent  varier, 
mais  qui,  lui,  reste  invariable.  Il  est  la  résultante  constante  de 
deux  vecteurs  changeants.  L'  «  intervalle  »  des  événements, 
ainsi  défini,  nous  fournit  pour  la  première  fois,  depuis  que  la 
science  péniblement  se  crée,  une  représentation  impersonnelle 
de  l'Univers. 

Suivant  la  saisissante  image  de  Minkowski,  «  l'espace  et  le 
temps  ne  sont  que  des  fantômes.  Seul  existe  dans  la  réalité  une 
sorte  d'union  intime  de  ces  deux  entités.  » 

Cette  unique  réalité  saisissable  à  l'homme  dans  le  monde 
extérieur,  celte  donnée,  la  seule  vraiment  objective  et  imper- 
sonnelle qui  nous  soit  accessible,  c'est  donc  Y  Intervalle  einstei- 
nien,  tel  qu'il  vient  d'être  défini.  L' Intervalle  des  événements  est 

(1)  Dans  le  calcul  ou  la  représentation  géométrique  que  nous  lui  substituons, 
i'hjpoténuse  du  triangle  est  la  distance  dans  le  temps,  chaque  seconde  étant 
.figurée  par  300  000  kilomètres. 


sur  l'espace   ET   LE    TEMPS    SELON    EINSTEIN.  343 

la  seule  réalité  sensible.  Hors  de  là,  il  y  a  peut-être  quelque 
chose,  mais  rien  que  nous  puissions  connaître. 

Étrange  destinée  des  choses  humaines!  Le  principe  de  rela- 
tivité, par  les  découvertes  do  la  physiquo  moderne,  a  étendu  son 
aile  vaporeuse  bien  plus  loin  qu'autrefois  et  jusqu'à  des  sommets 
qu'on  croyait  inaccessibles  à  son  vol  aquilin.  Et  c'est  à  lui  pour- 
tant que  nous  devons  la  première  emprise  véritable  de  la  fai- 
blesse humaine  sur  le  monde  sensible,  sur  la  réalité.  Le  système 
d'Einstein,  dont  il  nous  reste  avoir  maintenant  la  partie  cons- 
truclive,  disparaîtra  un  jour  comme  les  autres,  car  il  n'existe 
dans  la  science  que  des  théories  «  à  titre  temporaire,  »  jamais 
de  théories  «  à  titre  définitif:  » et  c'est  peut-être  ce  qui  a  mul- 
tiplié ses  victoires.  La  notion  do  {[Intervalle  des  choses  survivra 
à  tous  les  écroulements.  Sur  elle  devra  être  bâtie  la  science  de 
l'avenir;  sur  elle  s'élève  chaque  jour  l'édifice  hardi  de  la 
science  d'aujourd'hui. 

Encore,  ceci  doit-il  être  formellement  entendu  :  l 'Intervalle 
einsteinien  ne  nous  apprend  rien  sur  l'absolu,  sur  les  choses  en 
soi.  Il  ne  nous  indique,  lui  aussi,  que  des  relations  entre  ces 
choses.  Mais  les  relations  qu'il  manifeste  sont,  pour  la  première 
fois,  véritables  et  indépendantes  du  regardant.  Elles  participent 
de  ce  degré  de  vérité  objective  que  la  science  classique  attri- 
buait fallacieusement  aux  relations  chronologiques  et  aux  rela- 
tions spatiales  des  phénomènes.  Mais  celles-ci  n'étaient  que  des 
balances  fausses,  et  seul  l'Intervalle  einsteinien  nous  livre  ce 
qui  peut  être  connu  du  Réel. 

Nous  avons  levé  à  jamais  un  léger  coin  du  voile  décevant 
qui  dérobait  à  notre  avidité  la  nudité  sacrée  de  la  Nature. 

Charles  Norlmann. 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL 

D'APRÈS  DE  RÉGENTES  PUBLICATIONS  (1) 


I 

Ce  fut  d'abord  une  histoire  assez  divertissante,  et  Stendhal 
mit  les  rieurs  de  son  côté.  Quand  il  eut  publié  ses  Vies  de  Haydn, 
Mozart  et  Métastase,  sous  le  nom  de  Louis-César-AIexandn; 
Bombet,  il  se  trouva  au  moins  un  homme  pour  acheter  l'ouvrage 
avec  empressement.  Carpani,  Milanais  installé  à  Vienne,  auteur 
lui-même  de  Lettres  sur  Haydn  qui  avaient  été  accueillies 
avec  faveur,  se  hâta  de  voir  ce  que  M.  Bombet  avait  pu  écrire 
au  sujet  de  son  musicien  préféré.  Il  crut  rêver  :  il  reconnaissait  sa 
Vie  de  Haydn,  telle  qu'il  l'avait  conçue  et  exprimée;  Bombet 
l'avait  pillée  tout  entière,  faits,  jugements,  anecdotes,  souvenirs. 
Il  avait  connu  Haydn,  il  avait  gagné  son  amitié,  reçu  ses  confi- 
dences :  et  Bombet  se  targuait  de  cette  intimité  1  Un  jour,  ayant 
la  fièvre,  il  avait  été  miraculeusement  guéri  par  la  musique  de 
Haydn  :  et  Bombet  lui  prenait  sa  fièvre!  Il  protesta,  fit  appel 
au  public  :  «  Vous  dites  que  vous  avez  eu  nui  fièvre  à  Vienne  en 
1799,  et  que  vous  avez  été  guéri  par  une  messe  de  Haydn  :  je 
vous  cite  le  docteur  Frank,  qui  m'assista  dans  cette  circonstance 
et  admira  en  moi,  non  en  vous,  l'effet  salutaire  de  la  musique  de 
Haydn...  »  Bombet  ne  se  troubla  pas  pour  si  peu  et  se  contenta  de 
renvoyer  à  son  adversaire  l'accusation  de  plagiat.  L'honnête 
Carpani,  suffoqué  de  Colère,  riposta  violemment  :  alors  Louis- 
César- Alexandre  suscita  un  autre  Bombet,  un  Bombet  junior, 

(i)  Paul  Arbelet,  L'Histoire  de  la  Peinture  en  Italie  et  les  plagiats  de  Stendkal, 
Paris,  Calmann-Lévy,  1913;  Stendhal,  Vies  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase, 
Paris,  Champion,  1914  (Œuvres  complètes  de  Stendhal);  F.  Gohin,  Stendhal,  pla- 
giaire de  Mérimée  [Minerve  française,  1"  janvier  1920),-  M.  Barber,  Encore  un 
plagiat  de  Stendhal,  les  Mémoires  d'un  Touriste  (Mercure  de  France,  i"  février  1920). 
L'étude  de  Benedetto,  Ermes  Visconli  e  Stendhal,  a  paru  depuis  que  cet  article 
était  écrit. 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  345 

qui  prit  fait  et  cause  pour  son  aîné.  Puis  la  presse  parisienne 
se  lassa  de  cette  dispute  entre  gens  de  lettres;  elle  cessa  d'in- 
sérer les  lettres  de  Carpani,  qui  pendant  des  années  chercha 
quel  pouvait  être  ce  mystérieux  Bombet,  qui  l'avait  bafoué 
après  l'avoir  volé.  L'affaire  n'avait  jamais  été  oubliée  complète- 
ment; mais  la  critique  contemporaine,  fureteuse,  et  qui  n'aime 
rien  tant  que  les  petites  histoires  au  sujet  des  grands  auteurs,  a 
repris  en  mains  les  pièces  du  débat.  Pas  de  doute  possible; 
Stendhal  a  outrageusement  pillé  Carpani;  il  lui  a  pris  plus  des 
trois  quarts  de  son  livre  ;  et  pour  le  dire  avec  les  plus  récents  édi- 
teurs de  l'ouvrage,  «  ce  qui  est  bien  plus  grave,  et  ce  qui  l'atteint, 
lui  et  ses  défenseurs,  jusque  dans  leurs  derniers  retranchements, 
c'est  qu'il  n'a  pas  beaucoup  moins  emprunté  à  la  partie  esthétique 
qu'à  la  partie  historique  des  Haydine...  »  En  sorte  que  beau- 
coup d'idées,  qui  semblent,  suivant  la  formule,  «  bien  stendha- 
liennes,  »  ont  pour  caractère  essentiel  de  n'être  pas  de  Stendhal. 
Bien  stendhalienne  aussi  paraissait  Y  Histoire  de  la  peinture 
en  Italie,  qui  devait  forcer  l'admiration  de  la  postérité,  ayant 
«  cent  cinquante  ans  dans  le  ventre  :  »  elle  devait,  en  tout  cas, 
plaire  aux  happy  few,  à  l'élite  qui  seule  est  capable  de  goûter 
les  œuvres  véritablement  belles  et  délicates.  Or  l'homme  de 
France  qui  connaît  le  mieux  Stendhal,  M.  Paul  Arbelet,  s'est 
plu  à  regarder  de  près  ce  monument,  et  il  n'a  pas  perdu  sa 
peine.  Quelle  surprise  !  Des  paragraphes,  des  pages,  et  presque 
des  chapitres,  retournent  à  leur  légitime  propriétaire,  l'abbé 
Lanzi,  auteur  d'une  Histoire  de  la  peinture  un  peu  verbeuse, 
mais  solide  et  bien  informée.  Quelques-uns  des  meilleurs  pas- 
sages sur  Léonard  de  Vinci  reviennent  aux  Mémoires  historiques 
d'Amoretti  ou  à  la  Cène  de  Bossi.  Pignotti  reprend  les  dévelop- 
pements qui  concernent  la  Toscane.  Ceci  sans  préjudice  d'une 
foule  d'emprunts  de  détail.  Stendhal,  sauf  exception,  ne  décri- 
vait pas  les  tableaux  sur  la  vue  des  tableaux;  il  aimait  mieux 
picorer  parmi  les  auteurs  les  plus  divers;  il  poussait  l'applica- 
tion jusqu'à  recopier  les  notes  en  même  temps  qu'il  traduisait 
le  texte  :  d'où  une  apparence  d'érudition  qui  donnait,  comme  on 
voit,  du  sérieux  à  l'ouvrage.  Il  a  raconté  à  plusieurs  reprises,  et, 
j'imagine,  avec  de  secrètes  délices,  que  les  Italiens  avaient  un 
moyen  fort  spirituel  de  prendre  sur  le  fait  les  plagiaires,  en 
matière  de  musique.  Si  le  compositeur  dont  on  exécute  l'ouvrage, 
nous  dit-il  textuellement,  a  dérobé  à  un  autre  un  aria  ou  seule- 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  quelques  passages,  quelques  mesures,  dès  que  le  morceau 
volé  commence  à  se  faire  entendre,  il  s'élève  de  tous  côtés  des 
bravos  auxquels  est  joint  le  nom  du  véritable  propriétaire.  Si 
c'est  Piccini  qui  a  pillé  Sacchini,  on  lui  criera  sans  rémission  : 
Bravo,  Saccliini  1  Si  l'on  reconnaît,  pendant  son  opéra,  qu'il  ait 
pris  un  peu  de  tout  le  monde, on  criera  fort  bien  :  Bravo, Galuppil 
bravo,  Traelta  I  Bravo,  Guglielm.il...  De   même,  nous    croyons 
entendre  quantité  de  petites  voix  grêles  et  chevrotantes,  qui  se 
joignent  à  la  voix  vigoureuse  de  Carpani  :  et  c'est  un  étrange 
concert.  Encore   ne   les  connaissons-nous   pas  toutes;  M.   Paul 
Arbelet  est  sur  le  point  de  nous  donner,  après  son  étude,  une 
édition   de  Y  Histoire  de  la  Peinture  :  la  liste  des  plagiats  s'est 
encore  allongée.   Pour  un  éditeur  consciencieux,  le  plus  trou- 
blant est  qu'on   n'est  jamais  sur  qu'elle  soit  tout  à  fait  close; 
on  craint  toujours  de  laisser  derrière  soi  quelque  bon  plagiat 
oublié.  Que   reslera-t-il   de  l'ouvrage,   ace   compte?    Un   petit 
nombre  de  pages  précieuses,  où  apparaîtra  l'autre  Stendhal,  celui 
qui  ne  copiait  pas;  des  digressions,  dont  quelques-unes  ont  leur 
charme;    un   style   capable  de    transformer  parfois  en  or  une 
malièregénéralemenl  lourdeet  terne.  Mais  bien  peu  d'idées  ori- 
ginales demeureront  a  l'avoirdc  Stendhal,  quand  tout  le  compte 
sera  dressé.  Dès  maintenant  les  conclusions  sont  nettes;  le  plus 
grand  mérite  de  l'Histoire  delà  Peinture  réside  dans  la  virtuosité 
del'emprunleur.  «Ne  méprisonsdonc  pasles  plagiatsde  Stendhal. 
Il  faut  savoir  reconnaître  toutes  les  supériorités.  Le  brigandage 
a  ses  hommes  de  génie,  infiniment  curieux  à  étudier.  Stendhal 
se  révèle  dans  ['Histoire  de  la  Peinture  comme  un  type  tout  à 
fait  intéressant  de  pirate  littéraire.  »  Ainsi  parle  M.  Paul  Arbelet. 
Il  faut  être  très  courageux  pour  oser  s'exprimer  de  la  sorte 
sur  le  compte  de  Stendhal  ;  car  ce  curieux  homme  offre  le  pri- 
vilège unique   dans    notre   littérature   d'avoir   non  seulement 
des  partisans,  mais  des  sectateurs;  et  malheur  à  qui  touche  au 
dieu  I  La  troupe  des  initiés  est  nombreuse  et  passionnée.  Elle 
comprend  de  très  fins  esprits,  qu'il  amuse,  qu'il  séduit,  et  qui, 
par  reconnaissance,  lui  ont  voué  celte  admiration  exclusive,  cette 
tendresse  jalouse,  qui  sont  la  marque  du  véritable  amour.  Elle 
comprend  les  gens  qui  aiment  leurs  habitudes.  On  leur  a  dit 
que  Stendhal  était  original,  et  l'affaire  est  entendue  pour  la  vie  ; 
on  ne  revient  pas  sur  de    telles  affirmations  ;   vouloir  apporter 
des  nuances  dans  cette  originalité  même,   c'est  trop  demand3r. 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  347 

Ceux-là  continueront  obstinément  à  reconnaître  le  plus  pur 
esprit stendlialien  dans  des  pensées  de  Robertson,  ou  du  docteur 
Johnson,  ou  de  vingt  autres  ;  ils  continueront  môme  à  admirer 
l'extrême  nouveauté  de  la  théorie  dos  milieux  appliquée  aux  arts 
ou  aux  lettres;  quand  même  on  leur  montrerait  à  l'évidence 
qu'elle  se  trouve  chez  tous  les  bons  auteurs  du  xviii"  siècle,  à 
commencer  par  l'abbé  Dubos,  ils  ne  se  déjugeront  pas.  Ajoutons 
ceux  qui  n'ont  pas  pratiqué  leur  auteur  de  très  près,  mais  qui 
se  hâtent  de  l'admirer  tandis  qu'il  est  à  la  mode.  Il  y  a  enfin  les 
derviches  de  Stendhal.  Pour  eux,  la  valeur  absolue  de  son  texte 
intangible  est  une  vérité  sacrée.  Le  dogme  s'est  réfugié  là.  Leur 
façon  d'être  fidèles  à  celui  qui,  toute  sa  vie,  s'est  vanté  de  penser 
librement  sur  toutes  matières,  est  d'interdire  l'examen  critique. 
Si  on  prétend  découvrir  dans  les  livres  de  la  loi  stendhalienne 
quelques  interpolations,  on  devient  hérétique  et  blasphémateur. 
Comment  oser  parler,  dès  lors,  de  plagiats?  Que  Chateaubriand 
ait  arrêté  son  voyage  en  Amérique  aux  environs  du  Niagara,  et 
qu'il  ait  suppléé  à  l'insuffisance  de  son  information  personnelle 
par  une  multitude  d'emprunts  à  différents  auteurs,  voilà  qui  est 
plaisant.  Qu'en  Orient,  il  ait  pris  à  peine  le  temps  de  regarder 
les  grandes  lignes  du  paysage;  et  que  cette  foisencore.il  ait 
raconté  ce  qu'avaient  vu  les  yeux  d'autrui,  on  s'en  doulail 
bien,  la  chose  était  sûre,  c'est  un  procédé  habituel  chez  lui. 
Si  quelque  jour  on  démontre  qu'il  a  composé  de  même  les 
aventures  du  dernier  Ab.încérage,  il  y  aura  pour  la  critique  une 
heure  de  joie  toute  pure.  On  a  le  droit  d'examiner  ses  ouvrages, 
de  les  comparer  à  leurs  sources,  de  les  juger.  Mais  comment 
appliquer  relie  méthode  à  Stendhal,  sans  injustice?  Hugo, 
Vigny,  ou  Musset,  oui  ;  Stendhal,  non.  Que  si,  parune  exception 
singulière  et  à  peine  avouable,  il  y  a  néanmoins  et  malgré  tout 
quelques  traces  de  Carpani  dans  les  Vies  de  Haydn,  Mozart  et 
Métastase,  rappelons-nous  qu'il  a  signé  son  ouvrage  Louis-César- 
Alexandre  Bombet;  chacun  sait  qu'un  vol  commis  sous  un 
pseudonyme  n'est  pas  un  vol  ;  il  n'y  a  vol  que  quand  on  affiche 
son  vrai  nom.  Au  reste,  on  se  demande  pourquoi  ce  Carpani 
s'est  plaint  ;  il  fallait  qu'il  eût  bien  mauvais  caractère  ;  Stendhal 
lui  a  fait,  en  le  pillant,  beaucoup  d'honneur.  Chacun  sait,  ici 
encore,  que  les  écrivains  ne  désirent  qu'une  chose:  c'est  qu'un 
plus  grand  qu'eux  leur  dérobe  leur  prose,  sans  le  dire. 

Mais  voici  qu'au  hasard  de   leurs  lectures,  des  lettrés  sont, 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frappes  par  de  curieuses  ressemblances,  et  qu'en  dépit  de  l'in- 
terdit, ils  procèdent  à  des  vérifications.  M.  Fernand  Gohin  a 
l'occasion  de  parcourir  les  Notes  d'un  voyage  dans  l'Ouest  de  la 
France,  de  Prosper  Mérimée  ;  et  peu  après,  le  second  tome  des 
Mémoires  d'un  touriste,  de  Stendhal.  Certaines  pages  se  ressem- 
blent étrangement  ;  et  en  effet,  comparaison  faite,  les  emprunts 
apparaissent,  indéniables.  Dans  l'ouvrage  de  son  ami,  publié 
deux  ans  avant  le  sien,  Stendhal  a  fait  de  larges  coupures.  Il  a 
trouvé  plus  commode  de  décrire  la  Bretagne  d'après  Mérimée 
que  d'après  nature.  Il  n'est  pas  jusqu'à  des  phrases  entières,  des 
métaphores,  des  traits,  qu'il  ne  fasse  passer  tranquillement 
dans  sa  prose.  Il  s'attribue  des  jugements  personnels,  qu'il 
prend  tout  faits.  Mérimée,  dont  la  science  archéologique  est 
sûre  et  étendue,  compare  la  cathédrale  de  Dol  aux  églises 
gothiques  d'Angleterre,  en  particulier  à  celle  de  Salisbury. 
«  Suivant  moi,  dit  Stendhal,  l'église  de  Dol  ressemble  tout  à 
fait  à  la  fameuse  cathédrale  de  Salisbury.  »  Ce  suivant  ?noi 
manque  de  pudeur.  — Du  coup,  M.  Gohin  continue  son  enquête  ; 
il  constate  que  d'autres  ouvrages  de  Mérimée,  les  Notes  d'un 
Voyage  dans  te  Midi  de  la  Finance,  et  même  un  mince  Essai  sur 
l' architecture  religieuse  au  moyen  âge,  contribuent  à  l'ornement 
des  Mémoires  d'un  Touriste.  «  Ce  n'est  plus  un  critique  étran- 
ger qu'il  copie  ou  plagie  ;  c'est  un  écrivain  français  illustre,  son 
compagnon  de  voyage  et  son  ami,  Mérimée.  » 

Vers  le  même  temps,  autre  découverte.  Encore  un  plagiat 
de  Stendhal  !  s'écriait  M.  Maurice  Barber,  en  signalant  «  une 
preuve  nouvelle  de  ces  intincts  de  pillerie  et  de  menterie.  » 
Cette  fois,  c'est  Millin,  auteur  d'un  copieux  Voyage  dans  le  Midi, 
qu'il  a  bien  voulu  traiter  avec  une  faveur  particulière.  II  l'a  dis- 
tinguéentretous,  en  lui  dérobant  la  description  d'Avignon,  celle 
de  Saint-Esprit,  celle  de  la  foire  de  Beaucaire,qui  passe  pour  un 
de  ses  bons  morceaux.  Voyez  pour  Avignon  ;  Millin  avait  écrit  : 

Les  murs  sont  bâtis  de  pierres  carrées  et  unies  parfaitement 
jointes  ;  les  créneaux  qui  les  couronnent  sont  d'une  grande  régularité  ; 
les  mâchicoulis  sont  supportés  par  un  rang  de  petites  consoles  d'un 
charmant  profil,  et  le  tout  est  flanqué  de  tours  carrées,  placées  à  des 
distances  égales,  et  dont  la  disposition  symétrique  est  du  plus  bel 
effet.  Le  temps  a  donné  à  ces  pierres  si  égales,  si  bien  jointes  et  si 
bien  polies  une  teinte  brunâtre  qui  augmente  encore  l'effet  de  l'en- 
semble. 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  340 

Et  Stendhal  : 

Ces  jolis  murs  sont  bâtis  de  petites  pierres  carrées  admirable- 
ment jointes;  les  mâchicoulis  sont  supportés  par  un  rang  de  petites 
consoles  d'un  charmant  profil;  les  créneaux  sont  d'une  régularité 
parfaite.  Toute  cette  construction  annonce  la  richesse  et  la  sécurité; 
l'homme  qui  bâtit  est  si  peu  dominé  par  le  sentiment  de  l'utile  et  de 
la  peur  qu'il  se  permet  les  ornements.  Ces  murs  sont  flanqués  de 
tours  carrées,  placées  à  distances  égales  et  du  plus  bel  effet.  On  se 
promène  sur  leur  épaisseur;  jolie  vue.  Le  temps  a  donné  à  ces 
pierres  si  égales,  si  bien  jointes,  d'un  si  beau  poli,  une  teinte  uni- 
forme de  feuille  sèche  qui  en  augmente  encore  la  beauté. 

Millin  ne  lui  doit-il  pas  mille  grâces?  Stendhal  n'a-t-il  pas 
coupé  sa  description  par  une  pensée  profonde,  laquelle  revient 
à  dire  que  les  édifices  bien  construits  et  paisiblement  ornés 
prouvent  la  sécurité  de  leurs  constructeurs?  Il  a  substitué,  à 
cette  teinte  brunâtre,  qui  était  banale,  cette  teinte  uniforme  de 
feuille  sèche,  qui  révèle  un  instinct  de  coloriste  d'autant  plus 
sur  que  l'expression  avait  été  mise  à  l'épreuve  par  Chateau- 
briand, au  premier  livre  des  Martyrs  :  «  Les  murs  de  l'édifice 
avaient  reçu  du  temps  cette  couleur  de  feuilles  séchées  que  le 
voyageur  observe  encore  aujourd'hui  dans  les  ruines  de  Rome 
et  d'Athènes...  »  —  A  Mérimée,  Stendhal  a  pris  une  partie  de 
la  Bretagne;  à  Millin,  une  partie  de  la  Provence  :  quelle  autre 
province  revendiquera-t-on  bientôt? 

Qu'on  le  veuille  ou  non,  la  question  des  plagiats  de 
Stendhal  est  désormais  posée:  il  peut  même  sembler  qu'elle  soit 
résolue.  Mais  puisque  la  réponse  est  encore  contestée,  puisque 
les  défenseurs  obstinés  de  son  texte  ne  se  déclarent  pas  convain- 
cus, et  puisqu'enfin  les  discussions  sur  les  plagiats  sont  celles 
qui  passionnent  le  plus  la  république  des  lettres,  essayons  de 
fixer  ici  quelques  règles  simples  à  propos  d'exemples  nouveaux. 

II 

On  dit  :  c'est  une  manie  que  de  voir  partout  des  plagiats;  et 
c'est  jouer  sur  les  mots  que  de  donner  ce  vilain  nom  à  des  opé- 
rations de  l'esprit  parfaitement  innocentes  et  légitimes.  Il  y  a 
des  faits  qu'on  est  bien  obligé  de  reprendre  et  de  répéter  ;  ils 
sont  tombés  dans  le  domaine  public.  Il  y  a  des  idées  connues  à 


330  RENLE    DES    DEUX    MONDES. 

satiété  qu'il  est  pourtant  nécessaire  do  l'aire  revivre  quelque- 
fois, parce  qu'elles  n'ont  pas  cessé  d'être  vraies  :  on  a  bien  le 
droit  de  les  utiliser.  Il  y  a  des  sentiments  qui  ne  varient  pas; 
parce  qu'ils  ont  été  depuis  longtemps  éprouvés  et  traduits, 
peut-on  faire  qu'ils  ne  se  reproduisent  plus  dans  les  âme»?  Et 
s'ils  se  reproduisent,  ne  doit-il  pas  arriver  fatalement  qu'on  les 
répète?  Au  théâtre,  le  nombre  des  conllits  dramatiques  n'est 
pas  illimité;  et  comment  éviter,  dans  le  roman,  certaines  ana- 
logies de  situations,  certaines  ressemblances  de  caractères? 
• —  D'accord.  On  ne  parlera  pas  de  plagiat,  quand  il  s'agira 
d'une  matière  banale,  commune  à  tous,  et  qu'il  est  malheu- 
reusement impossible  de  ne  pas  reprendre.  Mais,  en  vertu  de  la 
logique  même  de  ce  raisonnement,  il  y  aura  plagiat  dans  tous 
les  cas  contraires.  Quand  un  auteur  aura  découvert  un  fait  mal 
connu,  corrigé  un  fait  erroné,  établi  un  fait  douteux;  quand  il 
aura  saisi,  dans  la  pénombre  du  cœur,  un  sentiment  si  vague, 
ou  si  trouble,  ou  si  fugitif,  qu'il  semblait  défier  nos  prises; 
quand  il  aura  vu  entre  les  idées  un  rapport  qui  avait  échappé  à 
nos  yeux,  personne  n'aura  le  droit  de  s'approprier  sans  le  dire 
ces  fruits  de  sa  patience  ou  de  son  génie.  Celui-là  est  plagiaire, 
qui  fait  tort  à  la  personnalité  d'un  écrivain,  quel  qu'il  soit,  en 
lui  dérobant  ses  inventions  originales. 

Considérons,  en  second  lieu,  la  forme.  —  Si  l'idée  que  me 
suggère  une  de  mes  lectures  provoque  le  jeu  de  mon  esprit;  si 
elle  était  obscure,  et  que  je  la  clarifie;  si  elle  était  trop  res- 
treinte, et  que  je  la  complète;  si  j'en  dissocie  les  cléments, 
pour  rejeter  ceux  qui  ne  me  plaisent  pa*s,  et  en  ajouter  d'autres; 
si  je  la  repense,  en  un  mot,  de  façon  qu'à  la  fin  elle  perde  sa 
physionomie  première  et  porte  ma  marque  propre  :  je  n'ai  point 
plagié.  Mais  si  je  fais  passer  dans  ma  prose  une  idée  que  j'ai 
distinguée,  en  lui  conservant  son  caractère;  si,  étant  pressé,  ou 
paresseux,  ou  faible,  je  me  laisse  dominer  par  elle  au  point  que 
je  me  contente  de  la  transcrire  :  c'est  une  autre  affaire.  Il  peut 
être  délicat  de  voir  au  juste  où  naît  la  différence,  où  la  ressem« 
blance  finit,  de  déterminer  l'apport  personnel  que  j'ai  ajouté  à 
la  pensée  d'autrui.  Or  il  existe,  à  défaut  d'autres,  au  moins  un 
moyen  de  contrôle  certain.  Si  j'ai  pris  les  phrases,  les  expres- 
sions, les  effets  de  style;  si  je  me  suis  approprié  ce  qu'il  y  a  de 
plus  intime  dans  la  création  esthétique, —  la  forme,  — alors  pas 
de  doute  :  j'ai  plagié. 


LES    PLAGIATS    DE    STENDHAL.  354} 

Entre  la  franche  citation,  qui  rend  à  César  ce  qui  appartient 
à  César,  les  honnêtes  guillemets,  qui  indiquent  avec  précision 
les  limites  d'une  dette,  les  déclarations  reconnaissantes,  qui 
sont  un  juste  hommage  à  l'originalité  vraie,  et  le  plagiat  pur 
et  simple,  il  y  a  des  nuances  subtiles.  On  peut  citer  son  auteur, 
mais  dans  un  autre  passage  que  celui  qu'on  copie,  beaucoup 
plus  loin,  voire  en  le  critiquant,  et  en  lui  reprochant  son 
manque  de  fantaisie.  On  peut  citer  son  auteur,  tout  en  laissant 
croire  au  public  qu'on  lui  doit  vraiment  peu  de  chose,  et  qu'on 
agit  par  excès  de  scrupule  en  le  nommant.  Mais  ces  ruses  va- 
riées ne  doivent  pas  tromper.  Il  y  a  plagiat,  chaque  fois  qu'on 
dissimule,  par  quelque  procédé  que  ce  soit,  tout  ou  partie  de 
ses  emprunts. 

Ceci  posé,  retournons  à  Stendhal,  et  voyons  deux  cas  nou- 
veaux. Le  premier  peut  être  discuté  ;  le  second  est  indiscutable.) 

Il  s'agit  d'abord  de  Racine  et  Shakspeare.  On  se  disputait 
fort,  vers  le  temps  où  Stendhal  quitta  Milan  pour  rentrer  à 
Paris,  eh  1821  ;  en  attendant  les  grandes  œuvres,  qui  ne  se 
décidaient  pas  à.  venir,  on  menait  l'assaut  contre  les  théories 
classiques;  on  attaquait  la  règle  des  trois  unités  comme  si  c'eût 
été  pour  la  première  fois.  Mais  elles  tenaient  bon;  et  même, 
ses  partisans  la  défendaient  par  un  argument  qui  ne  laissait  pas 
d'embarrasser  ses  fougueux  adversaire's.  Si  les  classiques  ont. 
voulu  que  chaque  tragédie  se  limitât  à  une  seule  action,  en  un, 
seul  jour,  en  un  seul  lieu,  ce  n'était  pas  pour  le  plaisir  de  tor- 
turer les  auteurs  :  ils  entendaient  respecter  la  vraisemblance. 
Étant  donné  qu'une  représentation  dure  environ  trois  heures, 
une  pièce  de  théâtre  dont  l'intrigue  se  noue  et  se  dénoue  en 
vingt-quatre  heures  est  plus  vraisemblable  qu'une  autre  pièce, 
dont  la  durée  embrasse  deux  ou  trois  ans.  Etant  donné  que  les 
acteurs  n'ont  à  leur  disposition  que  les  quelques  pieds  carrés 
de  la  scène,  une  pièce  de  théâtre  qui  se  déroule  en  un  seul  lieu 
est  plus  vraisemblable  qu'une  autre,  qui  promène  les  spectateurs 
de  l'Afrique  au  Japon.  Que  répondre  à  cela? 

A  Milan,  on  avait  déjà  répondu.  Dès  1814,  Mme  de  Staël  avait 
posé  devant  les  Italiens  le  problème  romantique,  qui  était 
devenu  le  problème  vital.  Réveillée  désormais,  après  la  grande 
secousse  napoléonienne,  voulant  vivre  de  sa  vie  propre, 
l'Italie  comprenait  qu'elle  devait  réaliser  d'abord  son  unité*: 
morale  et  intellectuelle,  si  elle  voulait  constituer  son  unité  poli--. 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tique;  elle  avait  besoin  d'une  littérature  qui  traduisît  ses 
•oirs  et  ses  droits,  d'une  littérature  qui  fût  grande  et  belle, 
cannble  de  montrer  au  monde  que  la  nation  était  digne  de  res- 
susciter.  11  importait  de  savoir  si  les  théories  nouvelles  étaient 
aptes  à  faire  naitre  cette  littérature  ardemment  souhaitée. 
Ajoutons  que  Milan,  la  grande  ville,  largement  ouverte  a  toutes 
les  influences,  fertile  elle-même  en  nobles  et  vigoureux  esprits, 
offrait  un  champ  d'expériences  unique.  Toutes  les  idées  concer- 
nant le  renouvellement  des  lettres  furent  examinées,  critiquées, 
mises  à  l'épreuve.  Et  Stendhal  profila  de  tout.  Ce  qui  l'intéres- 
sait le  plus,  après  la  chasse  au  bonheur,  c'était  la  chasse  aux 
idées.  A  la  Scala,  dans  la  loge  de  son  ami  de  Brème,  partisan 
déclaré  du  romanticisme,  dans  les  cafés,  dans  les  salons,  par- 
tout où  le  menaient  sa  curiosité  et  ses  loisirs,  il  écoutait  Son 
parti  était  pris;  il  était  pour  Shakspeare  contre  Racine;  il 
avait  plaisir  à  fortifier  sa  conviction  par  tous  les  beaux  argu- 
ments qu'on  émettait  autour  de  lui,  et  qu'il  saisissait  au  vol. 
'Ceci  jusqu'au  jour  où,  désespérant  de  se  faire  aimer  de  cette 
Métilde  qu'il  adorait,  et  tracassé  par  la  police  qui  suspectait  ses 
allures,  il  dut  quitter  la  vue  du  Dôme  et  regagner  cet  affreux 
Paris. 

Il  s'aperçut  bientôt  que  les  Parisiens  étaient  en  retard,  — 
quoi  d'étonnant,  puisque  les  Milanais  étaient  supérieurs  en 
tout?  —  sur  les  Milanais.  Ils  n'avaient  pas  lu  les  substantielles 
brochures,  les  journaux  de  combat  publiés  en  Lombardie  :  ils 
ne  lisaient  rien.  Les  attaques  lancées  par  les  romantiques  étaient 
faibles;  il  en  connaissait  de  plus  vigoureuses,  et  de  décisives. 
Les  défenses  opposées  par  les  classiques  étaient  vieillottes, 
étaient  périmées.  Il  voulut  faire  profiter  les  Parisiens,  vaniteux 
et  attardés,  de  son  expérience;  il  leur  montrerait,  par  exemple, 
qu'une  action  dramatique  était  toujours  invraisemblable,  qu'on 
la  limitât  à  vingt-quatre  heures  ou  qu'on  l'étendit  à  plusieurs 
années:  l'essentiel  était  de  procurer  aux  spectateurs  des  moments 
d'illusion,  qui  leur  fissent  oublier  le  lieu,  l'heure  et  toutes  les 
réalités.  Toute  pièce  capable  de  susciter  dans  les  âmes  ces  courts 
moments  d'illusion  est  bonne,  —  l'observation  des  règles  ne  fait 
rien  à  l'affaire.  Stendhal,  fort  de  sa  sagesse  milanaise,  se  jeta  donc 
dans  la  mêlée,  et  lança  sa  brochure  sur  Racine  et  Shakspeare, 
dont  le  premier  chapitre  contient  l'amusant  dialogue  que  l'on 
connaît,  entre  un  Académicien  et  un  romantique  : 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  3o3 

Pourquoi  exigerez-vous,  dirai-je  aux  partisans  du  classicisme,  que 
l'action  représentée  dans  une  tragédie  ne  dure  pas  plus  de  vingt- 
quatre  ou  de  trente-six  heures,  et  que  le  lieu  de  la  scène  ne  change 
pas,  ou  que  du  moins,  comme  le  dit  Voltaire,  les  changements  de 
lieu  ne  s'étendent  qu'aux  divers  appartements  d'un  palais? 

l'académicien. 

Parce  qu'il  n'est  pas  vraisemblable  qu'une  action  représentée  en 
deux  heures  de  temps  comprenne  la  durée  d'une  semaine  ou  d'un 
mois,  ni  que,  dans  l'espace  de  peu  de  moments,  les  acteurs  aillent  de 
Venise  en  Chypre,  comme  dans  ['Othello  de  Shakspare  ;  ou  d'Ecosse 
à  la  cour  d'Angleterre,  comme  dans  Macbeth. 

LE    ROMANTIQUE. 

Non  seulement  cela  est  invraisemblable  et  impossible;  mais 
il  est  impossible  également  que  l'action  comprenne  vingt-quatre  ou 
trente-six  heures. 

l'académicien. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  ayons  l'absurdité  de  prétendre  que  la 
durée  fictive  de  l'action  doive  correspondre  exactement  avec  le  temps 
matériel  employé  pour  la  représentation!  C'est  alors  que  les  règles 
seraient  de  véritables  entraves  pour  le  génie.  Dans  les  arts  d'imita- 
tion, il  faut  être  sévère,  mais  non  pas  rigoureux.  Le  spectateur  peut 
fort  bien  se  figurer  que,  dans  l'intervalle  des  entr'actes,  il  se  passe 
quelques  heures,  d'autant  mieux  qu'il  est  distrait  par  les  symphonies 
que  joue  l'orchestre. 

le  romantique. 

Prenez  garde  à  ce  que  vous  dites,  monsieur,  vous  me  donnez  un 
avantage  immense  ;  vous  convenez  donc  que  le  spectateur  peut  se 
figurer  qu'il  se  passe  un  temps  plus  considérable  que  celui  pendant 
lequel  il  est  assis  au  théâtre.  Mais,  dites-moi,  pourra-t-il  se  figurer 
qu'il  se  passe  un  temps  double  du  temps  réel,  triple,  quadruple, 
cent  fois  plus  considérable  ?  Où  nous  arrêterons-nous  ? 

La  discussion  continue  sur  le  même  ton.  A  vrai  dire,  à  peu 
près  toutes  les  idées  de  Stendhal  en  la  matière,  et  jusqu'au 
mot  qu'il  employa  d'abord,  le  romanlicisme,  viennent  d'Italie. 
Sa  définition  fameuse  :  «  Le  romanticisme  est  l'art  de  présenter 
aux  peuples  les  œuvres  littéraires  qui,  dans  l'état  actuel  de  leurs 
habitudes  et  de  leurs  croyances,  sont  susceptibles  de  leur  donner 
le  plus  de  plaisir  possible;  le  classicisme,  au  contraire,  leur 
présente  la  civilisation  qui  donnait  le  plus  de  plaisir  possible  à 
leurs  arrière-grands-pères,  »   —  résume   les  idées  que  Berchet 

TOME   LXV.   —    1921.  ~3 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exprimait  avec  force  dès  1816,  dans  sa  Lettera  semiscria  di  Cri- 
sostomo.  Mais  bornons-nous  au  cas  où  Stendhal, en  même  lemps 
qu'il  emprunte  l'idée,  copie  la  forme  même.  Nous  ouvrons  le 
Concilintore,  le  bon  journal  milanais  qui  mena  le  combat 
romantique  de  septembre  1818  à  octobre  1819,  et  qui  mourut 
victime  de  la  persécution  autrichienne;  nous  y  lisons  un  article 
écrit  par  un  des  champions  de  la  cause,  Ermes  Visconli,  sur  les 
unités  dramatiques  de  temps  et  do  lieu  ;  et  voici  ce  que  nous  y 
trouvons  : 

ROMAGNOSI. 

Dites-moi  :  pour  quelle  raison  voulez-vous  que  l'action  représentée 
dans  une  tragédie  ne  dure  pas  plus  de  vingt-quatre  ou  tout  au  plus 
de  trente-six  heures,  et  que  le  lieu  de  la  scène  ne  change  pas,  sinon  à 
de  faibles  distances? 

LAMBERTI. 

Parce  qu'il  n'est  pas  vraisemblable  qu'une  action  représentée  en 
trois  ou  quatre  heures  comprenne  la  durée  d'une  semaine  ou  d'un 
mois  ;  ni  que  dans  l'espace  de  peu  d'heures,  les  acteurs  aillent  de 
Naples  à  Paris,  de  Milan  à  Florence. 

ROMAGNOSI. 

Non  seulement  cela  est  invraisemblable  et  impossible  ;  mais  il  est 
impossible  également  que  l'action  comprenne  vingt-quatre  ou  trente- 
six  heures. 

LAMBERTI. 

On  ne  peut  prétendre  que  la  durée  fictive  de  l'action  corresponde 
exactement  au  temps  matériel  delà  représentation.  C'est  alors  que  les 
règles  seraient  de  véritables  entraves  aux  belles  œuvres.  Dans  les 
arts  d'imitation,  il  faut  être  sévère,  mais  non  pas  rigoureux.  Le  spec- 
tateur peut  se  figuier  que  dans  l'intervalle  des  enlr'actes,  il  se  passe 
quelques  heures,  d'autant  plus  qu'il  est  distrait  par  la  musique;  le 
spectateur  n'a  pas  sa  montre  à  la  main  pour  compter  les  minutes. 

ROMAGNOSI. 

Très  bien,  mon  cher  professeur  ,  nous  voilà  déjà  à  moitié  route. 
Vous  convenez  donc  que  le  spectateur  peut  se  figurer  qu'il  se  passe 
un  temps  plus  considérable  que  celui  pendant  lequel  il  est  assis  au 
théâtre.  Mais,  dites-moi,  pourr;i-f-il  se  figurer  qu'il  se  passeun  temps 
double  du  temps  ré^-l,  triple,  centuple,  mille  fois,  dix  mille  fois 
plus  considérable?  Où  nousairèlerons-nous? 

Ainsi    de    suite  :   il    est    pour    ainsi    dire    trop    facile    de 


LES    PLAGIATS    DE    STENDHAL.  3oi) 

continuer  la  comparaison.  On  ne  saurait  discuter  sur  le 
premier  ni  sur  le  second  des  points  que  nous  avons  établis  : 
Stendhal  a  pris  tout  entière  une  idée  originale,  une  démonstra- 
tion à  la  fois  subtile  et  vigoureuse;  il  en  a  reproduit  la  forme  a 
peu  près  textuellement.  Mais  j'entends  ici  les  avocats  de  la 
partie  contraire.  N'y  a-t-il  pas  une  note  qui  sauve  l'honneur? 
Stendhal  n'a-t-il  pas  écrit,  au  bas  d'une  page  :  Dialogue  d' Hermès 
Visconti  dans  le  Conciliatore,  Milan,  18181  Et  comment  parler 
de  plagiat,  du  moment  où  il  cite  son  auteur?  La  question  est  de 
savoir  si  la  note  suffit  à  indiquer  toute  l'étendue  de  la  dette;  et 
si  son  astucieux  auteur  ne  retire  pas  d'une  main  ce  qu'il  donne 
de  l'autre.  Voyons. 

Remarquons  d'abord  qu'ello  ne  laisse  supposer  à  aucun 
degré  qu'il  ait  pris  à  Ermes  Visconti  son  style,  ses  phrases,  ses 
expressions,  toute  sa  forme  littéraire,  et  cela  pendant  plusieurs 
pngos.  Remarquons  ensuite  qu'elle  n'est  placée  ni  tout  à  fait  au 
début,- ni  tout  à  fait  à  la  fin  du  développement;  elle  s'accroche 
à  la  phrase  :  «  il  est  impossible  également  que  l'action  comprenne 
vingt-qualre  ou  trente-six  heures,  »  et  elle  a  l'air  de  ne  porter 
que  sur  l'idée  qui  s'y  trouve  exprimée.  Remarquons  surtout  que 
Stendhal,  —  c'est  ici  le  plus  grave,  —  donne  le  dialogue  entier 
non  point  comme  revenant  h  Ermes  Visconti,  mais  comme 
étant  le  fruit  de  «a  propre  expérience.  Lorsque  le  romantique 
et  l'académicien  ont  fiai  leur  discussion,  il  écrit,  en  effet  : 
«  Ici  finit  le  dialogue  des  deux  adversaires,  dialogue  dont  j'ai 
réellement  élé  témoin  au  parterre  de  la  rue  Chanlcreine,  et 
dont  il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  nommer  les  interlocuteurs.  Le 
romantique  était  poli;  il  ne  voulait  pas  pousser  l'aimable  aca- 
démicien, beaucoup  plus  âgé  que  lui...  »  L'aveu  loyal  porte 
sur  un  détail,  tandis  que  le  mensonge  porte  sur  l'ensemble.  En 
fait,  on  a  cru  que  la  dette  de  Stendhal  à  l'égard  d'Ermes 
Visconti  se  limitait  à  une  vague  et  lointaine  analogie  d'idées, 
pendant  cent  ans. 

III 

Encore  faudrait-il  un  exemple  qui  ne  prêtât  même  pas  à 
discussion  :  le  voici. 

Dans  les  Vies  de  Haydn,  Mozart  et  Métastase,  fa  seconde  des 
lettres  sur  Métastase  commence  par  un  passage  exquis.  Stendhal 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aime  son  auteur  d'un  amour  tout  particulier;  il  le  connaît 
bien;  il  connaît  à  fond  la  littérature  italienne.  Pour  caractéri- 
ser au  juste  le  génie  de  Métastase,  il  évoque  les  grands  noms 
de  Dante,  de  Pétrarque,  de  Boiardo,  de  l'Arioste,  du  Tasse;  et 
il  trouve  pour  chacun  d'eux  l'adjectif  précis,  l'adjectif  oppor- 
tun. Il  sait  que  Dante,  Pétrarque,  l'Arioste,  le  Tasse,  ont  pu 
être  imités;  il  cite  quelques-uns  de  ces  imitateurs,  qui  ne  sont 
pas  tous  illustres,  tant  s'en  faut  :  qui  a  lu,  en  France  un  Agos- 
tini,  lequel  écrivit  à  la  manière  de  Boiardo?  qui  a  vu  son 
nom?  Stendhal  l'a  lu,  et  le  donne  en  exemple.  Son  érudition 
n'est  pas  seulement  étendue  et  profonde  ;  elle  est  délicate.  Le 
style  est  aisé,  «  bien  slendhalien  :  »  on  ne  saurait  s'y  tromper. 
Point  de  ces  phrases  longues  et  pompeuses  qu'il  détestait;  au 
contraire,  une  série  de  phrases  simples,  faciles,  et  cependant 
point  vulgaires,  donnent  à  l'ensemble  un  mouvement  fort 
agréable  à  suivre.  Une  formule  heureuse  résume  tout  le  déve- 
loppement :  les  autres  écrivains  ont  laissé  quelque  petite  possi- 
bilité à  ceux  qui  sont  venus  après  eux  d'imiter  quelquefois  leur 
manière  :  Métastase  est  le  seul  de  ces  poètes  qui,  littéralement 
parlant,  soit  inimitable.il  faut  avouer  que  pour  la  vie  de  Haydn, 
Stendhal  a  copié  Garpani  ;  pour  la  vie  de  Mozart,  la  chose  est 
indubitable,  il  s'est  «  purement  et  simplement  approprié  une 
notice  de  Winckler.  »  Mais  les  lettres  sur  Métastase  lui  appar- 
tiennent en  propre.  On  reconnaît  la  manière  et  l'accent. 
D'ailleurs,  il  affirme  sa  personnalité  :  je  pourrais  citer,  dit-il, 
des  octaves  qui  rappellent  l'Arioste  ;  j'en  connais  un  plus  grand 
nombre  dont  l'harmonie  et  la  majesté  auraient  peut-être  trompé 
le  Tasse  lui-même... 

Encore  sous  l'empire  d'une  affirmation  aussi  nette,  j'ouvre, 
dans  l'œuvre  du  critique  italien  Baretti,  cette  Frusta  letteraria 
qui  commença  de  paraître  en  1163,  et  qui  reste  un  des  livres 
les  plus  vivants  du  xvme  siècle.  Baretti  était  loin  d'être  un 
écrivain  banal  :  on  ne  s'ennuie  pas,  même  aujourd'hui,  en  sa 
compagnie.  Il  fonce  sur  les  mauvais  auteurs  avec  une  sorte  de 
rage;  il  est  tout  nerfs  et  toute  passion;  il  prétend  réformer 
la  république  des  lettres,  et  donne  à  droite  et  à  gauche  de 
grands  coups  de  sa  «  frusta,  »  de  son  fouet  qu'il  fait  claquer 
tant  qu'il  peut.  Il  ne  frappe  peut-être  pas  toujours  juste,  mais 
toujours  fort.  Il  eut  un  plaisir  extrême  a  s'attaquer  h  Voltaire, 
et  à  prouver  qu'il  ne  connaissait  ni  l'italien,    ni   l'anglais,  ni 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  3o7 

Dante,  ni  Shnkspeare.  Longtemps  fixé  à  Londres,  il  est  un  de 
ceux  qui  ont  fait  passer  un  souflle  européen  sur  l'Italie  trop 
classique.  Il  n'était  pas  neutre;  il  avait  des  sympathies  et  des 
antipathies  vigoureuses,  qu'il  manifestait  le  plus  souvent  qu'il 
pouvait,  violemment.  Il  détestait  Goldoni,  qu'en  toute  occasion 
il  poursuivit  de  sa  haine.  Il  adorait,  au  contraire,  Métastase, 
qu'il  tenait  pour  le  plus  grand  des  écrivains  passés,  présents, 
et  futurs.  Rien  ne  l'arrête  quand  il  fait  son  éloge;  il  part,  il 
s'anime,  les  idées  se  pressent,  le  mouvement  de  son  style  s'ac- 
célère ;  il  est  ingénieux,  il  est  éloquent,  il  nous  conquiert  bon 
gré  mal  gré. 

...Dante  reçut  de  la  nature  une  manière  de  penser  profonde; 
Pétrarque,  une  manière  de  penser  agréable;  Boiardo  et  l'Ariosle, 
une  manière  de  penser  pleine  d'ampleur  et  d'imagination  :  mais 
aucun  d'eux  n'eut  une  pensée  aussi  claire  et  aussi  précise  que  Métas- 
tase ;  aucun  d'eux  n'est  parvenu  en  son  genre  au  point  de  perfec- 
tion que  Métastase  atteignit  dans  le  sien.  Dante,  et  Pétrarque,  et 
Boiardo,  et  l'Arioste,  et  le  Tasse,  ont  laissé  quelque  possibilité  à 
d'autres  bons  esprits  de  copier  quelquefois  leur  manière,  ou  de 
remplir  quelque  lacune  par  eux  laissée,  ou  insuffisamment  remplie; 
quelques  hommes  de  talent,  prenant  pour  objet  d'émulation  qui 
l'un,  qui  l'autre  de  ces  poètes,  ont  eu  parfois  la  chance  d'écrire 
quelques  vers  qu'ils  n'auraient  peut-être  pas  rougi  d'avouer.  Frezzi, 
par  exemple,  dans  son  Quadriregio,  a  quelques  tercets  qui  sont  du 
Dante  tout  craché.  Beauooup  de  sonnets  et  de  canzoni  de  Bembo,  et 
d'autres,  se  rapprochent  fort  des  sonnets  et  des  canzoni  de  Pétrarque. 
Boiardo  a  trouvé  un  Agostini  qui  a  imité  de  fort  près  son  style, 
encore  qu'il  soit  resté  très  loin  de  sa  belle  imagination  créatrice. 
Nous  avons  beaucoup  d'octaves,  et  de  beaucoup  d'auteurs,  qui,  par 
le  tour  des  phrases  et  l'éclat  des  rimes,  rappellent  d'abord  l'Arioste; 
et  nous  en  avons  plus  encore  de  majestueuses  et  d'harmonieuses, 
qui  auraient  presque  trompé  le  Tasse  lui-même.  Mais  encore  qu'une 
foule  de  gens  aient  fait  de  grands  efforts  pour  saisir  la  manière  de 
Métastase,  pas  un  seul  n'a  pu  s'approcher  de  lui,  fût-ce  d'un  million 
deMieues.  En  sorte  que  Métastase,  parmi  nos  poètes,  est  le  seul  qui 
mérite  littéralement  le  rare  qualificatif  d'inimitable. 

Dans  la  lettre  que  Bombet  junior  écrivit  pour  couvrir  de 
ridicule  l'infortuné  Carpani,  le  ton  ne  laisse  pas  d'être,  pnr 
endroits,  agressif  et  insolent.  Carpani,  écrivait  ce  frère  si  dévoué 
à  la  cause  de  son  cadet,  revendique  la  paternité  des  Haydine; 
oserait-il  revendiquer  aussi  «   l'excellente  digression   littéraire 


358  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  Métasfase?»  — Nous  pouvons  répondre  qu'elle  n'est  point 
d  Carpani,en  effet,  puisqu'elle  est  volde  tout  entière  h  Biretti. 
Uelisons,  dans  le  texte  de  Stendhal,  celle  excellente  digression 
littéraire;  et  faisons  la  comparaison  avec  le  passage  que  nous 
venons  do  citer  : 

Le  Dante  reçut  de  la  nature  une  manière  de  penser  profonde, 
Pétrarque  un  penser  agréable  ;  Boiardo  et  l'Arioste  une  tête  à  imagi- 
nation ;  le  Tasse,  un  penser  plein  de  noblesse  ;  mais  aucun  d'eux  n'eut 
une  pensée  aussi  claire  et  aussi  précise  que  Méiastase  ;  aucun  d'eux 
n'est  encore  parvenu  en  son  genre  au  point  de  perfection  que 
Métastase  atleignil  dans  le  sien. 

Le  Dante,  Pétrarque,  l'Arioste,  le  Tasse,  ont  laissé  quelque  petite 
possibilité  à  ceux  qui  sont  venus  après  eux  d'imiter  quelquefois  leur 
manière.  Il  est  arrivé  à  un  petit  nombre  d'hommes  d'un  rare  talent 
d'écrire  quelques  vers  que  ces  grands  hommes  n'auraient  peut-être  pas 
désavoués. 

Plusieurs  sonnets  du  cardinal  Bembo  se  rapprochent  de  ceux  de 
Pétrarque;  Monti,  dans  sa  Basvigliana,  a  quelques  ierzine  dignes  de 
Dante;  Boiardo  a  trouvé,  dans  Agostiui,  un  heureux  imitateur  de  son 
style  si  ce  n'est  une  imagination  digne  d'être  comparée  à  la  sienne. 
Je  pourrais  vous  citer  quelques  octaves  qui,  par  la  richesse  et  le  bon- 
heur des  rimes,  rappellent  d'abord  l'Arioste.  J'en  connais  un  plus 
grand  nombre  dont  l'harmonie  et  la  majesté  auraient  peut-être 
trompé  le  Tasse  lui-même;  tandis  que,  malgré  des  milliers  d'essais 
tentés  depuis  près  d'un  siècle  pour  produire  une  seule  aria  dans  le 
génie  de  Métastase,  l'Italie  n'a  pas  encore  eu  deux  vers  qui  pussent 
lui  faire  l'illusion  d'un  moment. 

Méta-lasc  est  le  seul  de  ces  poètes  qui,  littéralement,  soit  resté 
jusqu'ici  inimitable. 

Celte  excellente  digression  littéraire,  ce  morceau  où  l'on 
reconnaît  si  bien  l'accent  du  maître  que  de  bons  connaisseurs 
se  sont  porlcs  garants  de  son  authenticité,  est  donc  le  résultat 
d'un  plagiat  flagrant.  Stendhal  a  pris  les  faits  et  les  idées, 
Stendhal  a  calqué  la  forme,  Stendhal  n'a  nommé,  ni  de  près,  ni 
de  loin,  le  légitime  propriétaire,  Barclli.  Les  œuvres  du  critique 
italien  avaient  élé  rééditées  à  Milan,  de  1813  à  1818:  est-ce  à 
celle  occasion  qu'Henri  Beyle,  Milanais,  les  lui  et  les  distingua? 
Le  fait  est  que  le  développement  sur  Métastase  lui  parut  d'une 
si  bonne  venue,  qu'il  en  prit  toutes  les  idées,  tous  les  sentiments, 
tous  les  effets.  Barelli  fait  observer  que  la  clarté,  la  précision, 
qui  caractérisent  les  pièces  de  Métastase,  permettent  d'en  retenir 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  359 

des  scènes  entières  par  cœur,  sans  difficulté  ;  Stendhal  observe 
que  la  clarté,  la  précision,  la  facilité  sublime  qui  caractérisent 
le  style  de  ce  grand  poète,  produisent  le  singulier  effet  de  rendre 
ses  ouvrages  extrêmement  faciles  à  apprendre  par  cœur. 
Barelli  ne  peut  retenir  ses  larmes  quand  il  assiste  aux  repréV- 
sentalions  de  la  Clémence  de  Titus,  ou  de  Joseph  ;  Stendhal 
remarque  qu'il  est  difficile  do  lire,  sans  répandre  des  larmes,  la 
Clémence  de  Titus,  ou  Joseph.  Baretli  admire  tout  spécialement 
certaines  tirades  des  rôles  deCléonicc,  de  Démétrius,  de  Thémis- 
tocle,  de  Titus,  de  Rcgulus;  Stendhal  affirme  que  l'Italie  a  peu 
de  morceaux  plus  sublimes  que  certains  passages  des  rôles  de 
Ciéonice,  de  Démétrius,  de  Thémistocle,  de  Régulus.  N'oublions 
pas  ses  cantates,  dit  Baretli  ;  et  Stendhal  ne  voit  pas  ce  qu'on 
peut  comparer,  en  aucune  langue,  aux  cantates  de  Métastase* 
Baretli  insiste  sur  les  difficultés  techniques  qu'imposaient  a 
Métastase  les  règles  absurdes  des  livrets  d'opéra:  Stendhal 
aussi.  .Baretli,  qui  recherche  tous  les  arguments  capables 
d'exalter  le  mérite  de  son  favori,  s'étonne  de  ce  qu'il  ait  réussi 
à  rendre  parfaitement  toutes  les  nuances  du  cœur  humain  avec 
un  nombre  de  mots  très  restreints  :  car  la  langue  de  l'opéra 
n'admet  guère  que  six  ou  sept  mille  mots,  sur  les  quarante- 
quatre  mille,  bien  comptés,  que  possède  la  langue  italienne. 
L'étonnement  de  Stendhal  n'est  pas  moins  spontané. 

IV 

Le  curieux  homme  en  vérité  !  Que  de  surprises  il  nous  a 
déjà  causées  ;  et  que  de  surprises  il  nous  réserve  encore  !  Comme 
il  sera  divertissant  de  continuer  la  chasse  aux  plagiats,  puis- 
qu'elle est  décidément  ouverte  !  Peut-être  nous  amènera-t-elle 
à  réviser  nos  jugements  sur  toute  son  œuvre. 

Cette  œuvre,  nous  la  lirons  toujours  avec  plaisir,  mais 
avec  plus  de  prudence.  Avant  toutes  choses,  il  importera  de 
reconnaître  la  part  qui  revient  à  autrui  dans  ce  qu'il  nous 
donne  comme  sien:  ce  ne  sera  pas  l'affaire  d'un  jour;  la 
mosaïque  est  habilement  faite,  et  toutes  les  pierres  ne  portent 
pas  la  marque  de  leur  origine.  Il  faudra,  pour  faire  régner  dans 
ses  ouvrages  le  règne  de  la  justice  dislribulivc,  une  longue 
patience,  une  attention  éveillée,  le  hasard  des  rencontres,  et  de 
multiples  bonnes  volontés. 


REVUE    DES    DEl  X    MOMIES. 

11  faudra  le  concours  des  auteurs  étrangers,  puisque  ce  cos- 
mopolite empruntait  de  toutes  mains,  et  changeait  sans  façons 
la  monnaie  de  ions  les  pays.  Nous  soupçonnons  seulement 
L'étendue  de  sa  dette.  Nous  savons  qu'il  professait  une  admira- 
lion  profonde  pour  YEdinburgh  Review  :  il  est  peu  probable 
qu'elle  fût  désintéressée;  nous  ne  savons  pas  encore  à  quel 
point.  Les  Italiens,  dont  on  ne  lisait  guère  les  œuvres  en  France 
et  dont  on  ignorait  profondément  les  journaux,  semblent  avoir 
été  pour  lui  une  véritable  mine  :  nous  demanderons  aux  Ita- 
liens eux-mêmes  de  vouloir  bien  continuer  à  la  creuser  avec 
nous.  Il  lisait,  il  lisait  éperdument;  le  nombre  des  volumes  dont 
il  parle  dans  ses  mémoires  et  surtout  dans  sa  correspondance 
est  singulièrement  élevé  :  encore  puisait-il  dans  ceux  qu'il  ne 
cite  pas,  comme  les  œuvres  de  Baretti  le  prouvent.  Ce  ne  sera 
pas  une  tâche  aisée  que  de  se  retrouver  dans  tout  cela.  A  qui 
appartiennent  les  morceaux  du  livre  de  l'Amour,  lequel  ne 
devait  comprendre  d'abord  que  soixante-dix  pages,  et  révéler  à 
des  amis  choisis  ses  plus  subtiles  pensées,  ses  plus  intimes  dou- 
leurs, et  qu'ensuite  il  remplit  de  bourre  jusqu'à  en  quadrupler 
le  volume?  A  qui  appartiennent  les  digressions  dont  les  Pro- 
menades dans  Home  sont  si  manifestement  pleines?  Ainsi  de 
suite.  Si  l'édition  de  ses  œuvres  complètes,  commencée  avec 
tant  de  diligence  et  de  soin,  n'est  pas  résolument  critique  et 
passe  trop  vite  sur  la  recherche  des  sources,  elle  sera  à  refaire 
dans  quelques  années.  Qu'on  ne  voie  point  dans  ce  souci  la 
préoccupation  vétilleuse  de  pédants  qui,  incapables  de  com- 
prendre la  beauté  d'un  auteur,  s'amusent  à  dénombrer  ses  peti- 
tesses; encore  moins  la  vengeance  de  lecteurs  souvent  mystifiés, 
souvent  bernés  pour  avoir  eu  trop  de  confiance  en  lui,  et  qui 
veulent  prendre  au  moins  quelque  petite  revanche.  Tout  au 
contraire;  c'est  question  de  vérité,  scrupule  de  conscience,  né- 
cessité morale  de  connaître  avant  de  juger.  Cette  impression  de 
disparate  que  nous  éprouvions  souvent  à  la  lecture  de  Stendhal, 
nous  voyons  désormais  d'où  elle  vient  :  nous  avons  besoin  de 
savoir  au  juste  quelles  doivent  être  ses  limites.  Nous  sommes 
dans  une  galerie  de  tableaux  qui  contient  quelques  chefs- 
d'œuvre  authentiques,  mais  aussi  des  copies  :  nous  ne  pouvons 
apprécier  l'ensemble  avant  d'avoir  recommencé  l'examen,  et 
séparé  le  vrai  du  f;iux.  Le  doute  est  né,  nous  n'en  sommes  plus 
maîtres  :    nous   nous    devons  à    nous-mêmes    d'apaiser    notre 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  361 

inquiétude;  à  nous-mêmes,  et  à  Stendhal  :  les  chefs-d'œuvre 
ont  besoin  de  ce  jugement  d'appil,  pour  être  authentifiés  et 
garantis.  L'intérêt  passionné  qu'on  apporte  aux  questions  de 
plagiai,  je  le  comprends;  j'y  vois  un  aspect  particulier  de  la 
lutte  éternelle  entre  les  puissances  de  vérité  et  celles  de  men- 
songe. Dans  le  présent  débat,  dont  le  principe  importe  plus 
encore  que  l'objet,  attendons  que  d'autres  pièces  aient  été  réu- 
nies avant  de  nous  prononcer  définitivement  sur  la  valeur  de 
l'œuvre  de  Stendhal. 

.  Dès  maintenant,  la  façon  dont  nous  voyons  que  les  Vies  de 
Haydn,  Mozart  et  Métastase,  Y  Histoire  de  la  peinture  en  Italie, 
les  Mémoires  d'un  touriste  ont  été  composés,  nous  permettent 
de  mieux  comprendre  la  physionomie  littéraire  de  l'homme.  En 
matière  de  création  esthétique  comme  en  toutes  choses,  ce  dilet- 
tante, cet  épicurien  (dont  on  s'obstine,  je  ne  sais  pourquoi,  à 
faire  un  modèle  d'énergie,  voire  d'énergie  française),  obéissait 
doucement  à  la  loi  du  moindre  effort,  suivant  laquelle  il  gou- 
verna sa  vie.  Il  trouvait  plus  aisé  de  prendre  des  passages  tout 
écrits,  que  de  les  composer  péniblement;  et  donc,  il  les  prenait, 
sans  s'embarrasser  autrement  de  scrupules  :  nous  ne  voyons 
pas  que  les  scrupules  moraux  l'aient  jamais  torturé.  Mais  il  n'en 
allait  pas  toujours  ainsi.  Cette  intelligence  supérieure  dont 
Taine  lui  a  reconnu  le  mérite,  cette  sensibilité  d'autant  plus 
vive  qu'il  la  tenait  cachée,  et  comme  en  réserve,  se  manifes- 
taient par  poussées.  Il  ne  se  donnait  pas  souvent,  mais  il  se 
donnait  tout  entier.  Alors  venaient  des  pages  dignes  d'un  très 
grand  maitre,  riches  de  contenu,  simples  d'allures,  montrant 
sans  pompe  les  idées  les  plus  vigoureuses  et  les  sentiments  les 
plus  nuancés.  Sa  veine  épuisée,  il  reprenait  sa  flânerie  à  travers 
les  livres,  et  le  travail  d'autrui  venait  favoriser  sa  paresse. 
Ajoutons  cette  hâte  d'en  finir,  et  cette  manie  d'entier  ses 
volumes,  qui  le  saisissaient  au  bout  d'un  temps.  Le  livre  est 
promis,  l'éditeur  demande  la  copie  ;  la  bourse  est  vide,  il  faut 
que  les  quelques  écus  promis  par  Delaunay  ou  par  Ambroise 
Dupont  viennent  la  remplir  :  sinon,  il  devra  quitter  l'Ita- 
lie, regagner  Paris,  prendre  une  occupation  servile.  Hàtons- 
nous,  remplissons  cette  page  et  puis  cette  autre;  demandons  le 
concours  d'amis  complaisants,  le  baron  de  Mareste  ou  Romain 
Colomb,  qui  nous  aideront  bien  à  bâtir  un  chapitre.  De  tous  les 
amis  complaisants,  les  plus  sûrs  et  les  plus  discrets,  ce  sont  les 


3G2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

livres,  comme  chacun  sait.  L'œuvre  est  finie;  h  l'origine,  elle 
élait  l on l  plaisir;  ello  so  transformait  en  corvée,  chemin  fai- 
sant. EIlo  est  finie,  bon  débarras;  recommençons  a  penser,  à 
étudier  les  hommes,  et  à  nous  faire  aimor  des  fouîmes,  si  nous 
pouvons. 

11  reste  toujours  original;  mais  non  plus  par  la  fécondité 
de  l'invention,  puisque  nous  commençons  à  voir  qui!  pense 
souvent  avec  les  idées  des  autres.  Son  originalité  vient  d'abord, 
semble-l-il,  de  celle  surprenante  alternative  d'e(Tort  créateur  et 
de  paresse  assimilalrice  :  comme  il  était  lorsqu'il  fréquentait  le 
cénacle  du  romantisme  libéral, chez Delécluze  :  capable  d'éblouir 
les  assistants,  tout  un  après-midi,  par  le  feu  d'artifice  de  ses 
paradoxes;  capable  aussi  de  ne  souffler  mot,  tout  occupé  de 
sa  pèche  aux  idées.  Son  originalité  vient  ensuite  de  l'opportu- 
nité de  ses  choix.  Car  il  choisissait  le  meilleur,  et  n'aurait  pas 
facilement  pris  le  change.  Il  distinguait,  parmi  ces  livres 
innombrables  qui  lui  passaient  par  les  mains,  justement  la  page 
efficace.  Sa  fantaisie  et  son  caprice,  outre  la  vivacité  de  son 
intelligence,  lui  permettaient  d'aller  de  sommet  en  sommet, 
sans  suivre  les  routes  trop  faciles  qui  descendent,  sans  s'attarder 
aux  roules  pénibles  qui  montent.  De  môme  qu'il  n'avait  pas 
besoin  des  opérations  intermédiaires,  quand  il  raisonnait,  tant 
il  voyait  vite  et  tant  il  voyait  clair  :  de  même,  lorsqu'il  pillait 
autrui,  supprimant  les  préparations,  les  transitions,  et  quelque- 
fois les  liaisons  les  plus  nécessaires,  il  gardait  cet  air  désinvolte 
et  rapide  qui  lui  donne  une  exceptionnelle  allure.  II  perd  le 
mérite  de  l'originalité,  pour  bien  des  découvertes  qu'il  a  l'air 
de  faire,  et  qui  ne  sont  plus  en  réalité  que  de  vieilles  trou- 
vailles, et  des  dépouilles;  mais  la  sûreté  de  son  choix  est  sans 
égale.  Il  cueille  si  dextrement  des  fleurs  les  plus  vivaecs,  dans 
les  jardins  où  il  opère,  qu'il  semble  créer  quand  il  prend.  Et 
dans  ses  bons  moments,  son  butin  l'alourdit  si  peu,  qu'il  a  l'air 
de  précéder  les  autres,  quand  il  les  suit. 

N'élait-il  pas  entendu  qu'il  méprisait  le  style?  N'a-t-il  pas 
raconté,  —  tant  mieux  pour  qui  veut  l'en  croire,  —  qu'il  lisait 
tous  les  malins  quelques  pages  du  Gode  civil,  afin  de  se  donner 
le  ton?  Quelquefois,  nous  l'avons  vu,  il  se  contente  de  traduire 
le  texte  d'aulrui,  sans  se  donner  la  peine  de  le  modifier  aucu- 
nement. Mais  quelquefois  aussi,  il  apporte  à  sa  matière  d'em~ 
prunl  des  relouches  si  légères  et  si  subtiles,  qu'on  reconnaît  la 


LES  PLAGIATS  DE  STENDHAL.  363 

main  experte  du  plus  habile  artisan.  Ne  croyons  pas  que  Sten- 
dhal ignore  la  façon  dont  ou  modifie  le  rythme  d'une  phrase, 
en  y  changeant  une  virgule,  une  virgule  seulement.  Il  n'ignore 
pas  davantage  la  façon  dont  on  rehausso  la  couleur  d'un  adjectif, 
de  manière  que  le  reflet  en  avive  tous  les  mois  voisins.  Il  connaît 
les  dissonances  secrètes  qui  font  que  les  mots  se  détestent  entre 
eux,  et  prennent  un  air  de  gène  ou  d'aigreur  ;  il  sait  les  harmo- 
nies qui  transforment  leur  ass9mblage  en  accord.  Stendhal 
styliste  :  ce  serait  un  nouvel  aspect  du  personnage.  Et  le  dernier 
chapitre  de  l'élude  nouvelle  qu'on  écrirait  alors  sur  lui  serait 
le  plus  beau  et  presque  tragique.  Il  le  montrerait  recevant  à 
Cività  Vecchia  l'article  de  Balzac  qui  le  sacre  le  plus  grand 
romancier  du  siècle,  mais  qui  mêle  à  ses  éloges  hyberboliques 
un  conseil  :  celui  de  modifier  son  style,  de  le  rendre  plus  faci- 
lement accessible  au  vulgaire,  d'ajouter  des  explications.  Alors, 
Stendhal  inquiet,  doutant  des  principes  qu'il  a  toujours  pro- 
fessés, n'étant  plus  sûr  de  cet  instinct  d'ouvrier  do  lettres 
auquel  il  a  spontanément  obéi,  s'apprête  à  alourdir  le  stylo  de 
la  Chartreuse  de  Farine.  11  a  eu,  dans  sa  vie,  beaucoup  de  néga- 
tions, peu  de  croyances;  parmi  ses  croyances,  la  plus  ferme 
sans  doule  était  qu'il  devait  s'en  tenir  à  son  art  d'écrire.  Main- 
tenant, vieilli,  et  près  de  la  mort,  il  ne  sait  plus.  Il  fait  inter- 
folier  son  roman;  et  de  son  écriture  fatiguée,  il  «  ajoute  quel- 
ques phrases  pour  éclairer,  expliquer,  aider  l'imagination  du 
lecteur  à  se  figurer  les  choses.  » 

Surtout,  nous  nous  débarrasserons  de  ce  Stendhal  hiératique 
que  nous  présentent  encore  ses  pontifes;  immuable  sur  l'autel 
des  dieux;  éternellement  semblable  à  lui-même  depuis  ses 
débuts,  qui  furent  parfaits,  jusqu'à  sa  mort,  qui  fut  une  apo- 
théose. Au  contraire,  nous  introduirons  dans  son  œuvre,  —  ne 
fût-ce  qu'à  litre  d'hypothèse  à  vérifier,  —  l'idée  d'une  évolution. 
Lâchasse  aux  plagiats  découvrira-t-elle  des  emprunts  caracté- 
risés jusque  dans  ses  grands  romans  ?  On  ne  peut  jurer  de  rien 
quand  on  parle  d'un  tel  homme.  Il  semble  peu  probable  toute- 
fois que  la  quête  devienne  jamais  très  fructueuse  dans  ces  hauts 
parages.  La  facture  y  parait  trop  personnelle,  la  conception 
même  de  la  vie  trop  particulière,  pour  qu'on  puisse  attribuer 
le  mérite  essentiel  de  ces  œuvres  à  d'autres  qu'à  lui-même. 
Pour  le  Bouge  et  le  Noir,  pour  la  Chartreuse  de  Parme,  on  a 
indiqué  déjà  des  sources  probables,  voire  certaines;  on  en  indi- 


.1(1  i  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quera  peut-être  d'autres  :  elles  sont,  jusqu'ici,  à  l'abri  de  l'accu- 
sation de  plagiat.  Nous  aurions  ainsi  un  point  d'arrivée,  au 
ternie  de  son  art.  Le  point  de  départ  est  constitué  par  ces  Vies 
de  Haydn,  Mozart  et  Métastase,  par  cette  Histoire  de  la  pein- 
ture en  Italie,  dont  on  peut  dire  dès  maintenant  qu'elles  ne  sont 
guère  autre  chose  qu'un  long  plagiat,  saupoudré  de  quelques 
ornements  personnels.  Longtemps  Stendhal  a  poursuivi  l'idée 
d'une  comédie  géniale,  qui  lui  donnerait  tout  d'un  coup  la 
gloire  avec  la  richesse  et  ferait  voler  son  nom  sur  les  lèvres  des 
hommes  en  même  temps  qu'elle  remplirait  sa  bourse.  Cette 
comédie,  malgré  des  efforts  obstinément  répétés,  il  se  trouve 
incapable  de  l'écrire.  Il  ne  peut  produire  et  devenir  auteur 
qu'en  s'aidant  subrepticement  du  labeur  d'autrui.  Il  ne  dédaigne 
pas  cette  aide  dans  les  œuvres  qui  suivent;  mais  elle  lui  est 
moins  nécessaire.  Sa  personnalité  s'affirme  davantage.  Rome, 
Naples  et  Florence  est  la  manifestation  d'un  génie  autrement 
original.  Certes,  la  courbe  qu'il  suit  n'est  pas  harmonieuse,  et 
son  mouvement  n'a  rien  de  régulier;  avec  les  Chroniques  ita- 
liennes, il  reviendra  même  au  gonre  commode  des  traductions 
embellies.  Mais  enfin,  d'une  œuvre  à  l'autre,  il  n'est  pas  iden- 
tique à  lui-même;  sa  personnalité  va  s'affirmant.  Le  moment 
arrive  enfin  où  il  verse  dans  deux  œuvres  maîtresses  tous  ses 
souvenirs  de  jeunesse,  tous  ses  rêves  de  conquérant,  toutes  ses 
constructions  d'idéologue,  et  ses  désirs  d'énergie  surhumaine, 
et  ses  visions  de  femmes  fières,  mélancoliques  et  tendres  :  sa 
vie,  telle  qu'elle  a  été,  et  mieux  encore  telle  qu'il  eût  souhaité 
qu'elle  fût.  La  raison  qui  explique  la  supériorité  de  ses  deux 
grands  romans  sur  toutes  ses  autres  œuvres,  c'est  qu'il  a 
évolué,  c'est  qu'aux  mosaïques  paresseuses  et  disparates,  il  a 
substitué  la  peinture  fidèle  de  son  propre  cœur,  à  la  fin. 

A  moins,  —  qui  sait?  —  qu'on  ne  découvre  un  jour  des 
plagiats  même  dans  le  Rouge  et  le  Noir,  même  dans  la  Char- 
treuse de  Parme.  Alors  il  faudrait  revenir  à  la  conception  d'un 
Stendhal  toujours  identique  à  lui-même  :  mais  non  pas,  à  vrai 
dire,  tel  qu'on  se  le  figurait  jusqu'ici. 

Paul  IIazard. 


LE  DRAME  IRLANDAIS 


I 

LES  ORIGINES  (1914-1918) 


La  grande  guerre  a  partout  changé  la  face  du  monde  :  nulle 
part  plus  qu'en  Irlande.  L'Irlande,  à  la  veille  de  la  catastrophe, 
avait  un  parti  puissant  à  la  Chambre  des  Communes,  et  venait 
de  voir  enfin  voter  par  le  Parlement  britannique  le  home  rule, 
objet  de  ses  revendications  traditionnelles;  or  dès  1918  elle  avait 
renoncé  à  l'action  parlementaire  et  constitutionnelle,  ses  maîtres 
étaient  les  «  extrémistes,  »  et  ce  n'est  plus  le  home  rule,  l'au- 
tonomie relative  et  octroyée  qu'elle  réclamait,  c'est  l'indépen- 
dance, la  République...  L'Irlande,  autrefois,  avait  horreur  du 
sang  versé;  en  nul  pays  le  crime  n'était  plus  rare,  et  une  fois 
sur  deux,  aux  Assises,  on  voyait  le  juge  recevoir  du  shériff  la 
symbolique  paire  de  gants  blancs,  signe  qu'il  n'avait  personne 
à  condamner  de  ses  blanches  mains;  or  hier  encore,  comme 
depuis  deux  ans,  la  terre  d'Erin  était  a  feu  et  à  sang:  attentats 
et  représailles  faisaient  loi;  c'était  le  règne  de  la  terreur...  Le 
3  août  1914,  au  Parlement,  sir  Edward  Grey  a  déclaré  que 
l'Irlande  était  «  le  seul  point  lumineux  à  l'horizon  de  l'Empire 
et  du  monde.  »  Pourquoi  s'est-il  obscurci?  L'Irlande  a  fourni, 
pendant  la  première  partie  de  la  guerre,  un  bel  effort  militaire, 
et  son  cœur  n'a  jamais  cessé,  sauf  chez  une  infime  minorité,  de 
vibrer  pour  la  cause  des  Alliés  et  de  la  liberté.  Pourquoi  faut- 
il  qu'elle  se  soit  peu  à  peu  détournée  de  l'œuvre  commune, 
repliée  égoïslement  sur  elle-même,  et  qu'on  ait  pu  voir  accoler 
à  son  nom  l'épithète  de  «  neutre  »  ou  d'«  ennemie,  »  et  con- 
vaincre certains  de  ses  fils  dévoyés  de  menées  germanophiles? 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pourquoi?  Essayons  de  comprendre.  Ce  n'est  pus  facile,  car 
si,  comme  disait  lady  Glanricarde,  fille  de  Canning,  l'Angleterre 
est  le  mur  trop  haut  qui  cache  à  l'Irlande  son  soleil,  ce  haut 
mur  cache  aussi  l'Irlande  à  nos  regards  continentaux.  Etouffée 
ou  déformée  par  la  censure,  les  préjuges,  les  passions,  les  pro- 
pagandes, la  vraie  voix  d'Erin  a  peino  à  se  faire  entendre  au 
dehors.  Le  gouvernement  de  Londres  considère  la  question 
d'Irlande  comme  une  question  intérieure,  «  domestique.  »  Cela 
ne  veut  pas  dire  interdite.  Par  ses  répercussions,  elle  déborde 
en  effet  de  beaucoup  son  cadre  géographique.  Il  importe  à  la 
paix  du  monde  qu'elle  cesse  de  troubler  la  politique  anglaise, 
d'agiter  l'Empire  britannique,  d'envenimer  les  rapports  entre 
l'Angleterre  et  les  Etats-Unis.  Comment  d'ailleurs  ne  serait-il 
pas  loisible  aux  Français  de  garder  au  fond  du  cœur  une  vieille 
sympathie  pour  celle  Irlande  à  qui  les  unissent  tant  de  liens 
historiques  et  tant  d'affinités  ethniques,  et  pourquoi  ne  serait-il 
pas  permis  aux  amis  mêmes  de  l'Angleterre,  à  ses  admirateurs 
très  loyaux,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  aveugles,  de  s'intéresser  en 
toute  indépendance  de  jugement  à  l'Ile  sœur  dans  le  drame  où 
se  joue  son  destin  ? 

I 

Pour  comprendre  comment  s'est  noué  le  drame,  il  nous  faut 
remonter  un  peu  dans  le  passé  et  nous  remettre  devant  les 
yeux  l'état  des  choses  irlandaises  dans  les  temps  qui  ont  précédé 
la  guerre. 

Après  six  siècles  d'invasions  et  de  guerres,  de  plantations, 
de  massacres  et  de  persécutions,  l'Irlande,  liée  malgré  elle  à  la 
Grande-Bretagne  par  l'Acte  d'Union  de  1800,  s'est  vue  pendant 
presque  tout  le  cours  du  xixe  siècle  maintenue  sous  un  joug 
d'oppression  civile  et  politique,  d'exploitation  économique  et 
financière.  Jamais  elle  n'a  renoncé  à  ses  droits  nationaux, 
jamais  elle  n'a  cessé  d'en  poursuivre  la  reconnaissance.  Pour 
rompre  le  joug,  pour  gagner  sa  liberté,  elle  a  fait  tour  à  tour 
usage  de  djux  forces,  de  deux  méthodes  d'action  :  l'une  est 
l'action  constitutionnelle  et  parlementaire,  qui,  par  les  voies 
de  droit,  a  recherche  avec  Q'Connell  le  Repeal  ou  l'abrogation 
de  l'Acte  d'Union,  et  depuis  Dutt  et  Parnell  le  home  ride,  c'est- 
à-dire   la  liberté  ou   certaines  libertés  de  gouvernement  dans 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  3G7 

l'entente  avec  l'Angleterre  et  dans  le  cadre  de  l'Empire  ;  l'autre 
est  la  «  Force  physique,  »  l'extrémisme  intransigeant,  qui,  par 
la  résistance  passive  et  la  reconstruction  intérieure  (c'est  l'idée 
de  la  Jeune-Irlande  en  1818  et  do  nos  jours  celle  du  Sinn  Eeitl 
à  ses  débuts),  ou  par  la  violence  et  h>s  moyens  révolutionnaires 
(comme  autrefois  les  Fenians  et  aujourd'hui  les  «  républi- 
cains »),  veut  la  séparation  d'avec  la  Grande-Bretagne  et 
l'Empire,  l'affranchissement  et  l'indépondance  d'Erin.  Entre  ces 
deux  facteurs  l'alternance,  l'oscillation  a  été  régulière  dans 
l'histoire;  quand  l'un  déclinait,  l'autre  progressait;  chaque  fois 
que  l'action  légilo  a  été  paralysée  ou  détruite,  on  a  vu  comme 
hier  éclater  l'action  illégale  :  l'histoire  politique  do  l'Irlande 
pendant  la  guerre  pourrait  presque  se  résumer  dans  la  substi- 
tution de  celle-ci  à  celle-là. 

Celle-là  était  souveraine  reconnue  avant  la  guerre.  Elle 
l'était  de  fait  depuis  une  quarantaine  d'années,  depuis  l'avène- 
ment ,du  parti  parlementaire  national.  Sans  doute  l'esprit 
extrémiste  n'est  pas  mort,  il  survit  dans  certains  groupes  révo- 
lutionnaires ou  fenians,  il  reste  l'idéal  d'un  petit  nombre 
d'intransigeants  qui  représentent  moins  un  parti  qu'une  doc- 
trine et  vivent  moins  d'action  que  de  pensée.  Mais  pratique- 
ment lo  constitutionnalisme  a  pour  lui  la  masse  du  pays, 
l'autorité  morale,  et  le  parti  parlementaire,  s'il  fait  souvent 
l'objet  de  critiques  assez  vives,  a  derrière  lui  le  gros  des  forces 
nationales.  Dressé  par  la  rude  main  de  Parnell,  ce  parti  parle- 
mentaire, sous  la  présidence  d'un  homme  de  talent  et  de  grand 
sens  politique,  John  Redmond,  jouit  à  Westminster  d'une 
situation  exceptionnelle  depuis  l'avènement  du  gouvernement 
libéral  en  1906.  Il  soutient  le  gouvernement  libéral  dans  sa 
lutte  contre  les  lords  et  pour  la  suppression  du  veto  de  la 
Chambre  haute  :  cet  obstacle  écarté,  ne  sera-ce  pas  la  victoire 
assurée  pour  le  home  ride  dont  M.  Asquilh  «  introduit  »  le 
projet  aux  Communes  en  mai  1912?  Les  perspectives  sont  favo- 
rables. L'opinion  anglaise  n'oppose  plus  au  home  ride  la  môme 
hostilité  qu'autrefois;  hors  le  camp  des  Tories,  elle  l'accepte 
avec  plus  ou  moins  de  résignation,  comprenant  que  la  justice 
ne  peut  être  différée  plus  longtemps,  éclairée  aussi  par  l'exemple 
de  ce  qui  s'est  passé  dans  l'Afrique  du  Sud,  où,  après  la  guerre 
récente,  la  concession  de  l'autonomie  a  fondé  et  assuré  le  loya- 
lisme boer. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  Irlande  même,  l'Ulster  excepté,  l'u.nionisme  est  prêt  à 
baisser  pavillon.  Centre  et  symbole  du  gouvernement  britan- 
nique, le  «<  château  »  reste  sans  doute  le  maitre  du  pays  : 
instrument  de  classe  et  de  combat,  à  la  fois  tyrannique  et 
faible,  irresponsable  en  tout  cas,  facteur  de  corruption  et  de 
division.  Mais  la  minorité  unioniste,  l'oligarchie  anglicane, 
Y.i^cendency  comme  on  dit  là-bas,  a  peu  à  peu  perdu  ses  privi- 
lèges de  caste  gouvernante,  elle  rentre  dans  le  rang  et  tend  à 
s'adapter  au  nouvel  ordre  de  choses.  Le  landlordisme  lui-même 
est  en  voie  de  disparition,  grâce  au  rachat  des  terres  organisé 
par  la  loi  Wyndham  de  1903;  la  petite  propriété  paysanne 
s'organise  et  s'étend.  Remarquable  est  le  progrès  agricole  de 
l'Ile  Verte,  qui  est  devenue,  après  les  Etats-Unis,  le  principal 
fournisseur  de  la  Grande-Bretagne  en  fait  de  denrées  alimen- 
taires ;  émigration  et  paupérisme  sont  en  décroissance.  Rappe- 
lons d'ailleurs  que  pendant  les  années  de  recueillement  qui  ont 
suivi  la  mort  de  Parnell,  l'Irlande  a  consciencieusement  tra- 
vaillé à  sa  régénération  intellectuelle  et  morale,  et,  par  la  lutte 
contre  l'anglicisation,  à  la  restauration  de  sa  mentalité  comme 
de  sa  nationalité  propre  :  nous  avons  dit  en  son  temps,  ici 
même  (1),  ce  qu'a  été  le  «  mouvement  gaélique.  »  Quant  à 
l'antibritannisme,  à  ce  sentiment  national  si  ancien,  si  pro- 
fond en  Irlande,  il  est  toujours  là,  latent  et  prés3nt,  plus 
ou  moins  marqué  selon  les  individus  et  les  milieux,  produit 
fatal  du  passé,  legs  de  tant  de  siècles  de  détresse  et  de  tyrannie. 
Mais  il  est,  dans  les  années  qui  précèdent  la  guerre,  à  son 
minimum  de  tension,  et  on  peut  croire  que  chez  la  plupart  il 
céderait  tout  à  fait  le  jour  où  l'Angleterre  aurait  donné  défini- 
tivement satisfaction  aux  revendications  nationales.  Déjà  en 
1885,  au  temps  de  Gladstone,  on  avait  vu  se  dessiner  en  Irlande 
une  tendance  à  l'Union  cordiale,  trop  tôt  rompue.  En  1914, 
l'Angleterre  a  cette  fois  avec  l'établissement  du  home  rule  un 
moyen  décisif,  une  occasion  unique  de  concilier  l'inconciliable 
Erin.  Par  exemple,  que  l'attente  de  l'Irlande  soit  trompée,  que 
ses  revendications  viennent  encore  à  être  déçues,  on  verrait 
l'antibritannisme  surgir  tout  d'un  coup  plus  violent,  plus  tra- 
gique que  jamais.  On  connaît  le  mot  de  Grattan  :  «  Leurs  égaux, 
nous  serons  leurs  meilleurs  amis;  à  moins  que  cela,  leurs  pires 

'1    Le  recueillement  de  l'Irlande,  dans  la  Revue  du  15  avril  1902. 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  369 

ennemis.  »  Mais  qui  pourrait  croire  à  cette  néfaste  hypothèse  à 
l'heure  où  le  home  rule  semble  en  vue  et  tout  proche,  où  les 
esprits  tendus  escomptent  son  avènement  ef  où,  pour  la  pre- 
mière fois  dans  son  histoire,  l'Irlande  semble  toucher  à  son  but? 

II 

Entre  ce  but  et  elle,  entre  l'espoir  de  l'Irlande  et  la  bonne 
volonté  de  l'Angleterre,  un  obstacle  malheureusement  s'est 
dressé  :  l'Ulster.  On  sait  que  l'UIster,  province  septentrionale 
do  l'Irlande,  a  été  «  planté  »  d'Écossais  protestants,  par  Jac- 
ques Ier,  après  la  «  fuite  des  comtes,  »  puis  pendant  tout  le  cours 
du  xviie  siècle,  grâce  à  un  fort  courant  d'immigration.  Tandis 
que  dans  le  reste  de  l'Irlande  les  envahisseurs  successifs,  mêlés 
à  la  population  celtique  ou  normande,  étaient  pour  la  plupart 
rapidement  assimilés  par  elle  et  devenaient,  selon  le  mot  con- 
sacré, hibemis  ipsis hiberniores,  les  immigrés  de  l'Ulster,  malgré 
un  fort  exode  vers  l'Amérique  au  xvin8  siècle,  font  masse  et 
résistent  mieux  à  la  fusion.  Ils  s'hibernisent  pourtant,  eux 
aussi,  à  la  longue,  ils  prennent beaucoup  du  caractère  irlandais; 
de  tous  les  habitants  d'Erin,  s'ils  sont  de  par  leur  sang  écossais 
les  plus  énergiques  et  entreprenants,  ils  passent  aussi  pour  les 
plus  nerveux  et  les  plus  inflammables.  A  la  lin  du  xvme  siècle 
ils  sont  les  premiers  à  se  lever  pour  la  liberté,  à  s'enrôler  sous 
le  drapeau  des  «  Irlandais-Unis;  »  Belfast,  rempart  aujourd'hui 
de  la  réaction,  est  alors  un  foyer  de  rébellion.  Cependant,  à 
partir  de  180 J,  l'Ulster  protestant  se  rallie  à  l'Angleterre  qui  se 
l'attache  par  une  politique  de  faveurs  et  de  privilèges  destinée 
à  fomenter  la  division  en  Erin  et  à  faire  de  l'Ulstérien,  de 
1'  «  Orangiste,  »  (1)  son  soldat  en  Irlande. 

Fidèle  à  l'Union,  jusqu'à  nouvel  ordre,  il  s'oppose  dès  lors 
à  toutes  les  revendications  nationales  de  l'Irlande.  De  libéral 
qu'il  était  en  politique,  il  passe  aux  Tories  en  1885  quand 
Gladstone  convertit  au  home  rule  le  parti  libéral.  Qu'y  a-t-il,  au 
fond,  dans  cet  anti-nationalisme,  dans  cet  «  Orangisme  »  du 
l'Ulster?  Il  y  a  d'abord  de  l'anlicatholicisme,  accentué  par  les 
rivalités  d'intérêts  :   ces  Presbytériens  méprisent  «  l'erreur  de 

(1)  Du  nom  de  Guillaume  III  d'Orange,  du  vainqueur  de  la  Goyne.  L'Orange 
Society  a  été  fondé  à  la  un  du  xvm*  siècle  par  les  contre-révolutionnaires  anti- 
irlandais  eu  Lister. 

tome  lxv.  —  1921.  24 


370  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Home,  »  ils  détestent  ce  «  Papisme  »  qui  a  survécu  aux  mas- 
sacres, aux  déportations,  aux  Lois  pénales,  qui  redresse  la  tête 
et  revendique  ses  droits,  et  en  face  duquel  ils  se  considèrent 
comme  les  défenseurs  de  la  liberté  de  conscience  dans  l'Ile 
Verte.  Il  y  a  de  l'appréhension,  —  bien  vaine  pour  qui  connaît 
les  sentiments  vrais  des  nationalistes  du  Sud  pour  leurs  frères 
du  Nord, —  à  l'égard  des  mesures  d'oppression  qu'un  Parlement 
irlandais  à  Dublin  pourrait,  si  liberté  lui  en  était  laissée,  prendre 
contre  l'Ulster,  contre  ses  intérêts  matériels  ou  ses  droits 
moraux.  II  y  a  enfin  et  surtout  un  âpre  attachement  aux  béné- 
fices que  l'Ulster  reçoit  de  l'Angleterre  pour  prix  de  son  «  loya- 
lisme »  et  de  sa  lutte  contre  le  nationalisme;  ce  qu'il  craint  de 
perdre  le  jour  où  il  ne  sera  plus  en  Irlande  qu'une  province 
comme  une  autre,  ce  n'est  ni  sa  liberté,  ni  sa  prospérité,  mais 
son  pouvoir  de  domination.  Voilà  l'esprit  «  orangiste  »  tel  que 
l'a  créé  ou  excité  l'Angleterre  comme  moyen  de  lutte  contre 
l'Irlande  nationaliste.  Notez  d'ailleurs  qu'à  côté  subsiste  en 
Ulster  l'esprit  démocratique  ou  plutôt  radical,  trait  de  race  de 
l'Ecossais  et  du  presbytérien,  et  souvenir  historique  chez  ces 
descendants  des  insurgés  de  1792,  et  que  le  radicalisme  ulsté- 
rien,  loin  d'épouser  la  cause  de  l'hégémonie  politique  ou  reli- 
gieuse, n'est  pas  au  fond  bien  éloigné  de  marcher  avec  les 
nationalistes  comme  au  temps  des  «  Irlandais  Unis.  »  Notez 
enfin  que  l'Ulster  n'a  rien  d'un  bloc  homogène,  et  que  le 
nationalisme  y  a  ses  positions  en  face  du  radicalisme  et  de 
Torangisme.  Sur  1.580.000  habitants  la  province  comptait,  en 
1916,  690.000  catholiques,  et  qui  dit  catholique  dit  nationaliste 
en  Ulster;  aux  élections  de  1918,  sur  17  sièges,  l'Irlande  natio- 
nale en  avait  15  pour  elle.  Trois  comtés,  sur  neuf  que  compte 
la  province,  sont  presque  exclusivement  catholiques  ;  dans  deux 
autres,  catholiques  et  protestants  s'équilibrent;  il  n'en  reste 
que  quatre,  Down,  Armagh,  Antrim  et  Derry,  où  la  majorité 
soit  protestante.  L'Ulster  n'est  donc  qu'une  minorité  en  Irlande, 
et  une  minorité  divisée. 

Cette  minorité,  l'Irlande  nationale  ne  la  considère  pas  comme 
drangère  et  réfractaire,  elle  n'a  jamais  désespéré  de  la  rallier. 
L'opposition  orangiste,  puisqu'elle  est  liée  à  l'opposition  anglaise, 
ne  doit-elle  pas  tomber  avec  elle?  Du  fait,  c'est  tout  le  contraire 
■qui  s'est  passé  dès  avant  la  guerre.  L'orangisme  s'est  surexcité; 
et  cela  pour  deux  raisons.  La  première  est  le  contre-coup  de  la 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


371 


déchéance  progressive,  dans  l'Irlande  du  Sud,  de  la  «  garnison  » 
anglaise,  de  1' «  Oligarchie  »  anglo-saxonne,  laquelle  était  il  n'y  a 
pas  bien  longtemps  encore  souveraine  maîtresse,  maîtresse  du 
«  château,  »  de  la  terre,  de  l'église,  de  la  justice,  et  qui,  s'étant 
vue  dépouiller,  peu  à  peu  depuis  un  demi-siècle,  de  tous  ses 
pouvoirs  féodaux,  de  caste  devenue  classe,  tend  de  plus  en  plus, 
par  la  force  des  choses,  à  se  rapprocher  des  autres  classes  irlan- 
landaises  :  l'esprit  dominateur  s'échauffe  chez  l'orangiste  à  la 
pensée  que  dorénavant  c'est  à  lui  seul  à  mener  le  combat  contre 
le  nationalisme  et  à  défendre  ce  qui  reste  de  pouvoir  anglais  en 
Irlande,  l'hégémonie  de  l'Ulster.  En  second  lieu,  il  y  a  les  exci- 
tations extérieures,  celles  des  Tories  anglais.  Adversaires 
acharnés  du  home  rule,  les  unionistes  intransigeants,  les  Tories, 
ne  se  firent  pas  faute  de  s'agiter  en  Angleterre  lorsqu'ils  virent 
ce  home  rule,  qu'ils  croyaient  mort,  «  mort  comme  la  reine 
Anne,  »  avait  dit  Joseph  Chamberlain,  renaissant  de  ses  cendres, 
accepté-par  le  gros  de  l'opinion,  proposé,  «  introduit  »  par  le 
gouvernement  libéral,  tandis  que  la  Chambre  des  Lords,  réduit 
central  de  la  résistance,  allait  voir  par  l'abrogation  du  veto  son 
opposition  annihilée  d'avance.  Qui  appeler  à  l'aide?  L'Ulster, 
qui  servira  de  drapeau  à  l'Unionisme,  et  dont  ils  sauront,  par 
une  intense  propagande,  exploiter  les  préjugés  et  flatter  les  pas- 
sions; l'Ulster  est  le  meilleur  atout  dans  leur  jeu.  Donc  pendant 
trois  ans,  de  1911  à  1914,  les  Tories  «  travaillent  »  l'Ulster,  le 
secouent  (il  est  un  peu  apathique  au  début),  l'excitent  et  l'en- 
flamment. Dès  le  mois  de  janvier  1911,  M.  Bonar  Law,  leader  du 
parti  conservateur  et  futur  leader  de  la  coalition  aux  Communes, 
presse  l'Ulster  à  la  lutte  armée  contre  le  home  rule.  «  L'Ulster 
aura  raison  de  résister,  et  nous  le  soutiendrons  jusqu'au  bout 
dans  sa  résistance.  »  Et  encore  :  «  Quelque  voie  que  vous  ayez  à 
prendre,  constitutionnelle  ou  non,  vous  aurez  tout  le  parti 
unioniste  derrière  vous.  »  Et  M.  Duke,  depuis  lors  secrétaire  en 
chef  pour  l'Irlande  :  «  Les  Ulstériens  ont  le  droit  moral  de 
résister,  et  tuer  ceux  qui  usent  de  ce  droit  ne  serait  pas  oppres- 
sion, mais  meurtre.  »  Les  plus  hauts  personnages  du  Toryisme 
paient  de  leur  personne,  et  à  leur  exemple  M.  Walter  Long, 
naguère  encore  ministre,  lord  Curzon,  sir  F.  E.  Smith,  aujour- 
d'hui lord  Birkenhead  et  chancelier  d'Angleterre.  D'énormes 
fonds  de  propagande  sont  fournis  par  l'aristocratie  anglaise. 
Pour  diriger  le  mouvement,  en  Ulster,  on   choisit  un  Irlandais 


3"2  REVUE    DES     DEUX    MONDES. 

non  Ulstérien,  audacieux  et  organisateur,  sir  Edward  Carson. 
Ainsi  le  mouvement  orangiste  s'organise,  et  l'Ulsler 
((  rebelle  »  dresse  la  tète.  Après  une  année  de  manifeslalions 
préparatoires,  sir  E.  Carson  proclame,  le  28  septembre  1912,  le 
Covenant  qui  bientôt  se  couvre  de  signatures  et  par  où  l'Ulsler 
s'engage  à  se  défendre  «  par  tous  les  moyens  »  contre  le  home 
ruie.  On  crée  un  gouvernement  provisoire,  prêt  à  fonctionner 
au  jour  du  danger.  Et  on  recrute,  on  arme,  on  exerce  une 
armée  de  volontaires  pour  sauver  la  cause  —  et  la  mise  —  de 
l'Unionisme  en  Ulster.  Une  armée,  ce  n'est  pas  un  vain  mot  : 
on  importe  les  armes  et  munitions,  on  encadre  et  on  entraine 
la  troupe,  on  fait  des  manœuvres,  on  se  prépare  à  la  guerre.  Le 
24  avril  1914,  on  débarque  à  Lame  et  à  Bangor  50  000  fusils  et 
un  million  de  cartouebes  provenant  de  la  deutsche  Mwiilionen 
und  Waffenfabrik:  dix  mille  orangistes  participent  à  l'opéra- 
tion qui  s'opère  sous  l'œil  de  la  police  avec  la  complicité  de 
tous  les  fonctionnaires,  depuis  les  amiraux  jusqu'aux  télégra- 
phistes. L'Ulster  avait  à  ce  moment,  dit-on,  cent  mille  volon- 
taires bien  armés  et  prêts  à  marcher,  avec  cavalerie,  seclions 
cyclistes,  automobiles,  ambulances  et  ambulancières  (1).  — 
Bluff  et  mise  en  scène,  disent  alors  de  bonnes  gens.  Oui  sans 
doute,  vis-à-vis  de  l'opinion  anglaise,  que  l'Orangisme  se  pro- 
pose d'impressionner,  du  gouvernement,  qu'il  veut  intimider  : 
il  est  clair  que  l'armée  ulslcrienne  ne  se  baltra  pas  contre  les 
troupes  anglaises;  celles-ci  d'ailleurs  refuseraient  de  marcher, 
ainsi  que  le  montre  alors  l'incident  du  camp  de  Curragh  où 
cent  officiers,  à  la  suite  du  général  Gough,  offrirent  leur  démis- 
sion le  jour  où  ils  se  crurent  appelés  à  intervenir  en  Ulster. 
Mais  vis-à-vis  de  l'Irlande  elle-même,  il  en  va  tout  autrement. 
Quand,  dans  un  pays  civilisé,  un  parti,  qui  d'ailleurs  s'est  tou- 
jours dit  le  parti  de  l'ordre,  déclare  solennellement  vouloir 
résister  «  par  tous  les  moyens  »  à  certaine  loi  qui  lui  déplaît 
d'avance,  et,  avec  la  tolérance  du  gouvernement,  se  crée  à  cette 
fin  une  armée  et  s'cntiaine  à  la  guerre,  c'est  l'anarchie,  c'est  la 
rébellion  ou  la  révolution  qui  s'ouvre.  Or  nul  n'ignore  combien 

(1)  L'Allemagne  s'intéressait  rort  au  mouvement.  M.  de  Kûhlmann,  depuis  lors 
ministre  de  Guillaume  II,  vint  en  Ulster  ce  printemps-là.  On  vit  des  arcs  de 
triomphe  avec  ces  mots  -  Bienvenue  au  Kaiser  »  Des  journaux,  des  hommes  poli- 
tiques déclaraient  à  l'envi  qu'ils  préféreraient  l'Allemagne  et  l'Empereur  allemand 
au  gouvernement  de  John  Hedmond  et  des  Fenians.  Un  Allemand  était  instructeu» 
militaire  des  volontaires  ulstériens. 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  313 

le  virus  révolutionnaire  est  prolifique  et  contagieux   :  la  suite 
de  l'histoire  allait  le  prouver  une  fois  de  plus. 

Voilà  donc  la  «  Force  physique  »  qui  reparait  en  Erin,  après 
un  long  sommeil,  et  c'est  chez  les  Ulslériens  qu'elle  ressuscite, 
chez  ceux  qui  se  disent  les  «  loyalistes.  »  Le  premier  ministre, 
M.  Asquilh,  ne  fut  pas  aveugle  au  danger  :  «  Un  coup  plus 
mortel,  dil-il  alors,  n'a  jamais  été  porté  de  notre  temps,  par  un 
groupe  d'hommes  politiques  conscients  de  leur  responsabilité, 
aux  fondations  mômes  sur  lesquelles  repose  le  gouvernement 
démocratique.  »  C'eût  été  le  premier  devoir  du  gouvernement 
d'agir:  il  n'osa  pas.  Il  préféra  croire  ou  faire  croire  à  un  bluff. 
Il  se  contenta  de  protester  en  paroles,  n'osant  pas  rompre  en 
visière  aux  Tories  qui  avaient  monté  contre  lui  celte  machine 
de  guerre  politique,  confiant  d'autre  part  dans  ces  mêmes 
Tories  pour  empêcher  qu'il  ne  fût  fait  de  cette  machine  un 
emploi  dangereux  :  faiblesse  désolante,  faute  capitale,  dont  les 
répercussions  désastreuses  allaient  bientôt  se  faire  sentir  et  se 
font  sentir  aujourd'hui  encore,  tragiquement.  L'Ulster  s'arme 
pour  résister  aux  lois,  et  le  gouvernement  laisse  faire  1  Félix 
culpa!  heureuse  faute,  se  dirent  alors  ceux  qui,  dans  l'Irlande 
nationale, 'représentaient  l'Extrémisme,  parce  qu'elle  réveillera 
chez  nous,  contre  l'Angleterre,  l'esprit  de  révolte  et  de  violence  : 
c'est  l'Orangisme  qui  ressuscitera  le  Fenianisme,  ce  sont  les 
loyalistes  qui  ouvriront  la  carrière  aux  révolutionnaires!  — C'est 
bien,  hélas  1  ce  qui  allait  se  pa-ser.  —  Cette  faute  funeste,  les 
modérés,  de  leur  côté,  jugèrent  qu'elle  les  autorisait,  voire 
qu'elle  les  obligeait  à  créer  chez  eux,  en  réponse,  des  volon- 
taires «nationaux,  »  non  pour  combattre  leurs  frères,  mais  pour 
«  défjndre  et  soutenir  les  droits  et  libertés  de  tout  le  peuple 
irlandais,  sans  distinction  de  croyance,  de  classe  ou  de  parti.  » 
C'est  dans  cet  esprit  de  vigilance,  mais  de  tolérance,  que,  le 
2G  novembre  1913,  alors  que  l'armée  ulslcrienne  est  déjà  en 
formation  depuis  un  an,  la  création  des  volontaires  nationaux 
est  décidée  à  Dublin,  sous  l'impulsion  d'un  groupe  de  promo- 
teurs pour  la  plupart  d'opinion  modérée,  et  pour  une  petite 
fraction  de  tendances  avancées.  Redmond,  qui  au  débutse  tient  à 
l'écart  du  mouvement,  vient  après  quelques  mois  à  en  prendre 
le  contrôle,  ce  qui  amène  la  sécession  de  la  minorité  extrémiste. 
L'organisation  se  développe  rapidement  :  au  mois  de  juin  11)16, 
elle  compte  autant  d'hommes  que  l'armée  ulstérienne,  ou  un 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

peu  plus,  mais  les  armes,  dont  les  ulstériens  étaient  bien  pour- 
vus, manquent  aux  nationalistes.  Sans  les  combattre  ouverte- 
ment, le  «  Château,  »  si  complaisant  pour  l'Orangisme,  fait  tout 
pour  entraver  leurs  eiïorts  :  partialité  dont  les  autorités  gou- 
vernementales en  Irlande  ne  se  sont  jamais  fait  faute,  mais  qui, 
dans  le  cas  présent,  irrite  plus  que  jamais  le  sentiment  irlan- 
dais. Par  exemple,  dix  jours  après  l'annonce  de  la  création  des 
volontaires  nationaux,  une  «  proclamation  »  vient  comme  par 
hasard  interdire  l'importation  des  armes;  une  fois,  à  llowth, 
près  de  Dublin,  les  nationalistes  réussissent  à  débarquer  en 
contrebande  une  cargaison  d'armes,  comme  avaient  fait  peu 
auparavant  et  sans  encombre  les  Orangisles  à  Lame;  or  au 
retour  il  y  a  collision  avec  la  troupe,  trois  civils  tués  et  trente 
blessés  :  c'était  juste  une  semaine  avant  la  guerre... 

Au  printemps  de  1914,  si  l'Irlande  est  en  apparence  au 
calme  et  en  paix,  il  y  a  donc  une  armée  ulstérienne  prête  à  jouer 
la  rébellion  contre  le  home  rule,  et  une  armée  de  volontaires 
nationaux  qui  s'organise  en  riposte  ;  et  comme  le  gouvernement 
n'a  pas  eu  l'énergie  d'agir  en  temps  utile  pour  mettre  les 
premiers  à  la  raison,  il  se  trouve  bien  empêché  d'intervenir  pour 
dissoudre  les  seconds.  Au  Parlement,  sir  E.  Carson  et  les  Oran- 
gistes  font  leurs  derniers  efforts  pour  ruiner  le  bill  du  homerule. 
M.  Asquilh  cherche  à  les  apaiser  en  leur  offrant  d'exclure  de  la 
loi  pour  six  années  ceux  des  comtés  de  l'Ulster  qui,  consultés  en 
référendum,  voteraient  à  la  majorité  des  électeurs  pour  l'exclu- 
sion; Redmond  accepte  la  transaction,  poussant  ainsi  l'esprit  de 
conciliation  à  un  point  qui  lui  est  vivement  reproché  par  ses 
compatriotes  :  Carson  refuse,  exigeant  que  l'exclusion  soit  défi- 
nitive et  s'applique  d'office  à  tout  l'Ulster  (inclus  les  trois 
comtés  à  majorité  catholique),  ce  qui  fait  dire  à  M.  Churchill 
que  décidément  les  Ulstériens  préfèrent  les  voies  de  fait  aux 
voies  de  droit  et  les  balles  aux  votes.  En  vain  le  roi  George 
convie  en  Conférence  au  palais  de  Buckingham  les  représentants 
des  Orangistes  et  ceux  des  Nationalistes  :  encore  une  fois 
l'Orangisme  se  montre  irréductible.  Bref,  à  la  veille  de  la  guerre, 
le  Parlement  vote  le  home  rule,  un  home  rule  très  insuffisant 
d'ailleurs,  surtout  au  point  de  vue  financier,  et  que  les  nationa- 
listes n'acceptent  que  pour  aboutir  ;  mais  M.  Asquilh  a  promis 
aux  Ulstériens  qu'avant  d'être  appliquée.  la  loi  ferait  l'objet 
d'un  amendement  par  bill  spécial,  de  sorte    que   l'Ulster  tient 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  375 

encore  ainsi,  à  la  fin  de  juillet  1914,  le  sort  de  l'Irlande  entre 
ses  mains  :  la  crise  est  indénouabie,  scmble-t-il,  si  ce  n'est  par 
la  guerre  civile,  et  de  cette  guerre  civile,  préparée  par  l'Ulster 
à  l'incitation  des  Tories  et  avec  la  tolérance  du  gouvernement, 
l'Irlande  n'est  sauvée  que  par  la  guerre  étrangère. 

III 

Celle-ci  éclate,  et  dès  le  soir  du  3  août,  le  soir  même  où 
sir  Edward  Grey  annonce  aux  Communes  l'invasion  de  la 
Belgique  et  prépare  l'opinion  à  l'entrée  en  guerre  de  la  Grande- 
Bretagne,  John  Redmond  se  lève, —  heure  dramatique  et  solen- 
nelle, —  et  en  quelques  mots  émus  et  simples,  d'une  immense 
portée,  il  offre  à  l'Angleterre  le  loyalisme  de  l'Irlande.  Le  Par- 
lement applaudit,  mais  au  milieu  de  l'émotion  générale  ni  le 
Parlement  ni  l'opinion  ne  semblent  alors  comprendre  la  vraie 
signification,  mesurer  toute  la  valeur  politique  de  la  décla- 
ration du  leader  irlandais.  L'Irlande,  pendant  sept  cents  ans,  a 
été  la  victime  de  son  ennemie  l'Angleterre  :  aujourd'hui, 
confiante  dans  la  parole  donnée,  dans  le  vote  acquis  du  home 
ride,  sans  renoncer  à  ses  droits  nationaux,  elle  propose  à  l'An- 
gleterre la  concorde  et  la  conciliation.  L'Allemagne  escomptait, 
avec  la  guerre  civile  en  Ulster,  des  troubles  en  Irlande  qui 
eussent  paralysé  l'Angleterre  (1)  :  l'Irlande  nationale  rend  à 
l'Angleterre  sa  liberté  d'action.  L'Angleterre  va  participer  à  la 
croisade  pour  la  libération  des  peuples  et  la  défense  des  petites 
nationalités  :  l'Irlande,  si  longtemps  opprimée  par  elle,  se 
range  à  ses  côtés.  Ainsi  non  seulement,  en  entrant  en  guerre, 
l'Angleterre  peut  avoir  l'esprit  en  paix  quant  à  l'Ile  sœur,  mais 
la  voix  de  l'Ile  sœur  appuie  et  «  justifie  »  devant  l'opinion  du 
monde  l'entrée  en  guerre  de  l'Angleterre  :  voilà  ce  qu'il  y  avait 
dans  les  graves  et  fortes  paroles  de  Redmond.  —  Redmond 
aurait  pu,  en  ces  jours  critiques,  «  traiter  »  avec  le  gouverne- 
ment, poser  ses  conditions  (on  lui  a  beaucoup  reproché  par  la 
suite  en  Irlande  de  ne  pas  l'avoir  fait)  ;  notez  que  le  home  rule 

(!)  Les  préparatifs  de  rébellion  faits  par  les  Orangistes  d'Ulster  contre  les 
«  liberlés  »  de  l'Irlande,  la  probabilité  qui  en  découlait  d'une  guerre  civile  dans 
l'Ile  verte,  furent,  selon  les  dires  de  M.  Gérard,  ambassadeur  des  Élats-Unis  à 
Berlin,  parmi  les  raisons  qui  portèrent  l'Empire  allemand  à  déclarer  la  guerre, 
dans  la  conviction  que  l'Angleterre  serait  empêchée  d  intervenir. 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  voté,  mais  non  promulgue,  quo  l'opposition  ulstérienne  est 
puissante,  que  l'Irlande  n'a  encore  obtenu  de  l'Angleterre  qu'un 
papier,  et  un  papier  non  signé  :  eh  bienl  non,  avec  autant  de 
Courage  que  de  sens  politique,  Redmond  apporte  gratuitement, 
gracieusement  à  l'Angleterre  la  sympathie  et  le  concours  de 
l'Irlande.  Devant  la  menace  de  l'impérialisme  teuton,  il  range 
sans  hésiter  son  pays  dans  le  camp  du  droit.  En  un  instant, 
pour  la  défense  de  la  civilisation  contre  la  barbarie,  il  renverse 
toute  la  politique  traditionnelle  de  l'Irlande  vis-à-vis  de  l'Angle- 
terre. Ou  plutôt  il  l'adapte  :  fort  des  engagements  de  l'Angle- 
terre, comptant  sur  la  liberté  promise  et  prochaine,  il  veut  que 
le  premier  acte  de  l'Irlande  nouvelle,  de  l'Irlande  libre,  soit 
pour  épouser  la  cause  de  la  liberté  du  monde. 

A  la  parole  de  Redmond  répondit  l'Irlande,  ou  du  moins  la 
grande  majorité  du  pays,  qui  comprend  et  approuve  son  leader. 
L'antibritannisme  est  pour  un  temps  comme  submergé  sous  une 
vague  d'enthousiasme  ;  l'émotion  est  pour  ainsi  dire  partout, 
et  l'élan  pour  les  Alliés;  une  fois  de  plus,  dans  un  esprit  d'union 
sacrée,  l'Irlande  nationale  offre  son  bon  vouloir  à  l'Ulster  qui, 
une  fois  de  plus,  le  repousse  et  reprend  de  plus  belle  la  lutte 
contre  le  iill  du  home  rulc,  contre  ce  «  chiffon  de  papier,  » 
selon  le  mol  malheureux  que  dit  alors  un  chef  unioniste.  — 
En  même  temps  que  la  campagne  pour  le  recrutement  s'organise 
en  Angleterre,  elle  s'organise  en  Irlande,  à  l'appel  qu'adresse 
aux  Irlandais  le  premier  ministre,  M.  Asquith,  pour  «  le  don 
libre  d'un  peuple  libre.  »  Redmond  s'adonne  et  se  dépense  sans 
compter  à  celle  propagande  qui  rencontre,  il  faut  le  savoir, 
certaines  difficultés  spéciales  tenant  aux  circonstances  et  au 
milieu.  D'abord,  c'est  la  première  fois  dans  l'histoire  que 
l'Irlande  est  appelée  à  prendre  les  armes  aux  côtés  de  l'Angle- 
terre, en  alliée  et  non  en  ennemie.  Puis  il  y  a,  dans  la  masse  du 
peuple,  un  fond  traditionnel  de  méfiance  contre  les  promesses 
britanniques.  Il  y  a,  chez  les  paysans  des  campagnes  et  surtout 
du  lointain  Ouest,  une  apathie  due  à  l'ignorance  complète  des 
choses  du  continent.  Il  y  a  celte  sorte  de  répulsion,  de  mépris, 
que  suscite  en  bien  des  classes  l'engagement  militaire,  non 
par  anlimilitarisme,  mais  parce  que  l'Irlande  n'a  jamais 
connu  d'uniforme  que  celui  du  soldat  anglais,  d'armée  que 
l'armée  anglaise  d'occupation.  Ajoutez  que  la  petite  minorité 
extrémiste,  qui  ne   voit  d'ennemi  à  l'Irlande  que  le  gouverne- 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


377 


ment  anglais  et  ne  veut  de  guerre  que  contre  l'Angleterre, 
s'oppose  au  recrutement,  et  sépare  ses  adhérents  du  gros  des 
volontaires  nationaux  qui  perdent  ainsi  une  fraction  de  leurs 
troupes  au  profit  du  clan  révolutionnaire.  Néanmoins,  la  propa- 
gande do  Redmond  sait  convaincre  l'Irlande  qu'elle  se  doit  de 
prendre  part  à  la  lulte  pour  la  justice  et  la  liberté  ;  son  succès, 
dans  les  derniers  mois  de  1914  et  en  1915,  est  incontestable. 
Une  statistique  officielle,  en  1916,  fixe  à  130000  le  nombre  des 
recrues  levées  jusqu'alors  en  Irlande,  ce  qui,  avec  les  57000 
Irlandais  se  trouvant  déjà  sous  les  drapeaux  lors  de  la  guerre, 
et  avec  les  marins  de  la  Hotte,  ferait  ressortir  à  plus  de  200  000 
le  nombre  des  hommes  que  l'Irlande  a  alors  donnés  à  la  guerre, 
sans  compter  toutes  les  dizaines  de  milliers  d'Irlandais  résidant 
et  engagés  en  Angleterre,  ou  qui,  ayant  émigré,  se  sont  battus 
sous  les  couleurs  australiennes,  canadiennes  ou  américaines: 
chiffres  d'autant  plus  notables  qu'on  sait  que,  sur  une  population 
dû  4  millions  d'àmcs,  l'Irlande  n'a  qu'une  proportion  mâle 
adulte  très  inférieure  à  la  normale,  du  fait  de  l'émigration  qui 
lui  enlève  chaque  année  la  Heur  de  sa  jeunesse.  De  cet  effort 
militaire  du  début  de  la  guerre,  l'honneur  ne  lui  a  pas  toujours 
été  compté.  Les  voix  anglaises  les  moins  suspectes  lui  ont  pour- 
tant rendu  justice.  Dès  le  mois  d'août  1915,  le  Times  déclarait 
qu'elle  avait  fourni  sa  part  proportionnelle  d'hommes  à  l'armée. 
Et  quelques  mois  après,  Lord  Kilchener,  ministre  de  la  guerre, 
félicitait  lui-même  l'Irlande  de  la  «  magnifique  réponse  >», 
qu'elle  avait  faite  à  l'appel  pour  les  hommes. 

IV 

L'Irlande  peut  donc  revendiquer  le  mérite  d'avoir  fait  son 
devoir  pendant  les  premiers  temps  de  la  guerre.  Elle  l'a  fait 
sans  calcul  ni  ambition,  sur  la  foi  de  la  seule  promesse  de  la 
liberté.  Maintenant  c'était  à  l'Angleterre  à  faire  le  sien  vis-à- 
vis  de  l'Irlande.  Elle  doit  à  l'Irlande  la  liberté  promise,  elle  lui 
doit  la  justice  et  la  bienveillance:  comme  il  lui  eût  été  facile 
alors  de  faire  pour  jamais  sa  paix  avec  elle  1  Mais  l'Angleterre, 
absorbée  par  la  guerre,  rassurée  d'ailleurs  sur  sa  sécurité  en 
Erin,  ne  s'inquiète  plus  de  l'Irlande.  Elle  avait  besoin,  pour 
l'opinion  du  monde,  d'avoir  l'Irlande  à  ses  côtés:  elle  l'a,  et, 
l'ayant,  ne  se  soucie  plus  de  l'Ile  sœur.  C'est,  de  1914  a  1916, 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  lamentable  histoire  :  une  politique  négative,  du  wait  and 
see, selon  la  formule  chère  à  M.  Asquilh,  puis  de  la  défiance  et 
de  l'obstruction,  des  coups  d'épingle  et  des  coups  de  caveçon, 
sous  le  couvert  de  quoi  les  Orangislcs  et  les  Tories  font  leur  jeu 
néfaste,  avec  ce  résultat  qu'on  lue  l'enthousiasme  et  laconfiance, 
qu'on  les  remplace  par  de  l'irritation,  de  la  suspicion  et  du 
cynisme,  qu'on  laisse  ainsi  l'Irlande,  de  déception  en  déception, 
s'aliéner  et  se  rebuter,  qu'on  mine  peu  a  peu  la  position  des 
leaders  modérés  et  qu'on  favorise  les  germes  de  rébellion. 

Le  home  rule  d'abord.  II  était  voté  :  coûte  que  coûte,  il 
fallait  trouver  moyen  de  l'appliquer.  11  fallait  au  moins  un 
commencement  d'exécution.  L'Angleterre  fait  la  guerre  au  des- 
potisme germanique  pour  la  défense  des  droits  des  petites 
nations  :  son  premier  geste  ne  doit-il  pas  être  d'assurer  effecti- 
vement les  droits  de  l'Irlande?  Peut-elle  se  battre  pour  la  liberté 
en  Europe  en  refusant  cette  liberté  à  l'Ile  sœur?  Sir  Edward 
Grey,  le  3  août  1914,  a  juré  au  Parlement  que  l'Angleterre  sera 
fidèle  à  ses  engagements  d'honneur  envers  ses  amis.  Et  envers 
l'Irlande?  Si  l'Angleterre  avait  mis  tout  de  suite  le  home  ride 
en  application,  il  y  aurait  eu  bien  des  chances  pour  que  la 
minorité  même  des  extrémistes  acceptât  de  prendre  sa  place 
dans  le  régime  nouveau.  Au  lieu  de  cela,  le  gouvernement 
britannique  cède  à  la  pression  des  Orangistes  qui,  avec  les 
Tories,  s'agitent  plus  que  jamais  contre  le  home  rule  :  Carson 
l'emporte  sur  Redmond,  l'Ulster  sur  l'Irlande.  La  loi  du  home 
ride  est  bien  promulguée  le  18  septembre  1914,  ■ —  ce  que  lord 
Londonderry  déclare  «  un  scandale,  »  —  mais  l'application  en 
est  remise  à  la  fin  de  la  guerre,  et  M.  Asquilh  s'engage  à  ce  que 
FUlster  ne  soit  pas  soumis  à  contrainte  dans  le  Mil  d'amende- 
ment à  inlervenir  :  c'est  un  triomphe  pour  l'Orangisme,  et 
pour  les  Irlandais  nationalistes,  c'est  le  choc  douloureux  d'une 
injustice  et  d'une  insulte,  c'est  l'ébranlement  de  la  confiance 
dans  la  parole  anglaise,  et  l'amère,  décourageante  sensation 
qu'alors  qu'on  leur  demande  de  se  battre  comme  une  nation 
libre,  ils  restent  en  fait  un  peuple  de  serfs  et  de  suspects. 

Suspects  même  quand  il  s'agit  pour  eux  de  prendre  part  à 
la  guerre.  Dès  le  début,  Redmond  a  demandé  et  le  premier 
ministre,  M.  Asquilh,  a  solennellement  promis  deux  choses  : 
d'.-'bord  que  les  volontaires  seraient  reconnus,  organisés,  utilisés 
par  le  War  Office,  puis  que  les  Irlandais  combattants  seraient 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  879 

formés  en  corps  distincts,  conservant  leur  caractère  national.  Or 
il  arriva  que,  tandis  que  l'Ulsler  avait  satisfaction  dès  le  début 
sur  ces  deux  points,  l'Irlande  nationale  n'obtint  jamais  du  War 
Office  l'exécution  de  la  promesse  de  M.  Asquilh.  Elle  tient  à  ses 
volontaires  nationaux,  en  qui  elle  voit  comme  le  symbole  de  sa 
nationalité;  elle   est  profondément  blessée  de  ce  que  le    War 
Office  refuse  d'en  prendre  charge,  refus  d'autant  plus  inexpli- 
cable que, si  la  grosse  masse  des  volontaires  devait  s'enrôler  dans 
les  corps  combattants,  il  allait  rester  la  petite    minorité    des 
volontaires  extrémistes,  et  que  laisser  hors  de  contrôle  un  tel 
noyau,  oisif  et  armé,  c'était  préparer,  solliciter  un  mouvement 
révolutionnaire.  D'autre  part,  le   War  Office  semble  s'ingénier, 
par  un  mélange  inconcevable  de  maladresse  et  de  froide  hosti- 
lité, à  décourager  le  recrutement.  La  propagande  pour  les  enrô- 
lements est  confiée,  dans  l'Irlande  catholique  et  nationaliste,  h 
des  protestants  unionistes.  Aux  troupes  catholiques,  on  donne. 
des  officiers  protestants.  On  refuse  a  l'Université  nationale  d(^ 
Dublin   la  formation   des  officiers,  telle   qu'elle   fonctionne   à 
Trinihj  Collège  si  h  l'Université  de  Belfast.  On  refuseaux  troupes 
irlandaises  leurs  badges  distinclifs,  on  leur  refuse  le  drapeau 
vert   traditionnel,  on   leur  refuse  l'autorisation  d'accepter  les 
fanions  brodés  pour  elles  par  les  dames  d'Irlande.  On  refuse  da 
créer  un  corps  d'armée  irlandais.  Dref,  l'Irlandais  doit  se  battre 
anonymement,  sous  les  couleurs  britanniques.  Toute  la  contri- 
bution  d'Erin   à  la  guerre  passera  à  l'actif  de  la  Grande-Bre- 
tagne; ses  hauts  faits  militaires,  tels  les  exploits  des  Dublins  et 
des  Munsters  aux  Dardanelles,  seront  passés  sous  silence.  En 
appelant  les  Irlandais  à   la  guerre,  on  fait  ainsi   tout  pour  lea 
rebuter.  «  A  l'époque  décisive  du  recrutement,  a  dit  un  jour 
aux  Communes  M.  Lloyd  George  lui-même,  on  a  perpétré  en 
Irlande  une  série  do  stupidités  (sic),  louchant  de  près  à  la  mali- 
gnité, et  qui  sont  à  peine  croyables.  Rien  n'est  difficile  comme, 
de   recouvrer  l'occasion  perdue  quand  une  fois  les  susceptibi- 
lités nationales  ont  été  offensées  et  l'enthousiasme  initial  tué.  » 
Contre  un  pareil  mauvais  vouloir,  Redmond,  qui  a  les  res- 
ponsabilités du  leader  sans  les  pouvoirs  effectifs  d'un  chef  de 
gouvernement,  est  impuissant  et  désarmé.  A  Londres,  on  écoute. 
les  Orangistes,  on  ménage  et  on  soigne  l'Ulster  :  Redmond  et 
l'Irlande  ne  comptent   pas.  Et  lorsqu'on  mai  l'Jlo  se  constitue, 
le   ministère    de    coalition,   on  appelle   au   gouvernement  sir 


IlEVUE    DÉS    DEUX    MONDES. 

Edward  Carson,  le  leader  de  l'Ulster,  ainsi  qu'un  Ulstérion  do 
marque,  sir  J .-II .  Campbell,  el  avec  eux  sir  F.-E.  Smith, 
M.  Bonar  Law,  M.  Waller  Long,  sir  John  Gordon,  ces  hauts 
Tories  qui  ont  joué  la  carte  orangistc  conlrc  le  nationalisme 
irlandais  (1).  Voilà  tous  les  puissants  ennemis  de  l'Irlande  au 
pouvoir  et  à  l'honneur,  voilà  l'Orangismc  et  le  Toryisme  maîtres 
de  la  place.  N'est-ce  pas  ainsi  la  cause  irlandaise  livrée  aux 
anti-Irlandais,  aux  «  rebelles  »  virtuels  do  1013-1914,  et  n'est-ce 
pas  le  home  ride  abandonné  pour  jamais?  Voilà  ce  que  se  dit 
l'Irlande  nationale. 

Elle  ressent  profondément  tous  ces  coups  portés  non  seule- 
ment à  sa  fierté,  mais  à  son  bon  droit  et  à  sa  bonne  volonté. 
L'enthousiasme  du  début  se  refroidit.  Elle  est  entrée  en  guerre 
pour  la  cause  de  la  liberté  :  la  liberté,  on  la  lui  dénie.  Les 
beaux  principes  pour  lesquels  l'Angleterre  a  pris  les  armes,  elle 
voit  qu'ils  ne  sont  pas  faits  pour  elle.  En  se  ballant  pour  les 
nationalités,  elle  croyait  se  ballre  pour  la  sienne  propre,  mettre 
le  sceau  à  sa  charte  d'affranchissement  et  se  faire  enfin  recon- 
naître en  tant  que  nation  :  elle  est  loin  de  compte  1  Alors,  elle 
se  détourne  peu  à  peu  de  la  guerre.  Elle  se  relâche  de  son 
effort  militaire;  le  recrutement  baisse,  puis  il  s'arrêtera.  L'anti- 
britannisme  reparait  et  s'agite.  Vis-à-vis  de  l'Angleterre,  elle  se 
lasse  de  faire  toute  seule  tout  le  chemin  de  la  conciliation.  Elle 
a  donné  et  n'a  rien  reçu  Dans  la  lutte  pour  le  home  rule,  elle 
est  vaincue,  tandis  que  l'Orangisme  triomphe.  Elle  se  sent 
méconnue,  dupée,  trahie.  —  De  ces  déceptions,  elle  se  prend  à 
accuser  ses  leaders,  les  parlementaires,  les  constilulionalisles. 
Déjà  avant  la  guerre,  le  parti  parlementaire  était  critiqué  en 
Irlande.  On  lui  reprochait  de  s'être  fait  le  serviteur  du  parti 
libéral  anglais,  au  lieu  de  se  tenir,  entre  les  libéraux  et  les 
Tories,  dans  la  position  indépendante  dont  Parncll  avait  su  tirer 
si  bien  profit.  On  lui  reprochait  d'avoir  aliéné  sa  liberté  par 
l'acceptation  de  l'indemnité  parlementaire  et  de  s'être  laisse 
contaminer  par  les  faveurs  du  pouvoir.  Aux  chefs,  on  reprochait 
particulièrement  de  ne  savoir  accepter  ni  blâme  ni  conseil. 
Maintenant,  toutes  ces  critiques  se  font  plus   aiguës.  Le  vieux 

(1)  M.  Asqnilh  fit  offrir  à  John  Redmond  un  poste  dans  le  ministère,  mais 
non  pas  le  seul  poste  que  pouvait  accepter  le  leader  nationaliste,  celui  de  Chief 
Secrelary  pour  l'Irlande  :  lledmond  refusa.  —  Sir  E.  Carson  est  aujourd'hui 
Lord  Chief  Justice  d'Angleterre. 


LE     DRVME    AlRLNDAÎS.  38 1 

parti  est,  il  faut  le  dire,  un  peu  hors  de  contact  avec  ce  qu'il  y 
i  dans  le  pays  de  jeune  et  d'ardent,  son  inlluence  sur  les  nou- 
velles générations  est  en  baisse.  Et  puis,  comme  en  Angleterre, 
il  y  a  alors  en  Irlande  un  mouvement  d'agacement,  d'hostilité 
contre  les  organisations  de  parti,  les  politiciens  de  métier,  les 
«  machines  »  politiques,  le  patronage  et  la  corruption  qui  en 
découlent.  En  août  1914,  l'Irlande  a  répondu  généreusement 
aux  généreuses  paroles  de  son  leader  :  mais  quand  elle  voit  ce 
qu'il  advient  de  sa  bonne  volonté  et  de  ses  droits,  elle  s'en 
prend  aux  chefs  constilutionaiisles  en  même  temps  qu'au  gou- 
vernement anglais,  sa  désillusion  se  tourne  contre  Redmond  et 
les  parlementaires.  Le  clergé  catholique,  jusqu'alors  le  plus 
ferme  soutien  du  parti,  commence  à  lui  faire  grise  mine  ou  à 
lui  tourner  le  dos. 

Et  ce  qui  est  grave,  c'est  que  cette  poussée  d'antibritannisme 
et  d'antiparlementarisme,  qui  trouve  naturellement  chez  les 
extrémistes  ses  plus  chauds  agents,  profite  à  l'extrémisme,  dont 
le  virus,  sans  gagner  encore  de  nouveaux  terrains,  vas'exacerber 
sur  place  à  la  faveur  des  circonstances.  Il  existait,  nous  l'avons 
dit,  avant  la  guerre,  latent  et  dilTus,  sans  force,  il  ne  représen- 
tait qu'une  petite  minorité  et  dans  cette  minorité  se  rencon- 
traient bien  des  opinions  divergentes,  sur  l'emploi  de  la  vio- 
lence, sur  l'idée  républicaine,  etc.  Le  mouvement  révolution- 
naire de  I'Ulslcr  en  1913-1914  excite  dans  tous  ces  groupes  les 
appétits  de  combat,  puis  l'entrée  de  l'Irlande  en  guerre  les  isola 
du  gros  de  la  nation;  bientôt  on  vit  en  Irlande  des  volontaires 
extrémistes,  séparés  des  volontaires  nationaux,  et  à  Dublin  une 
petite  «  armée  citoyenne  »  ou  Citizen  Armij ,  émanée  du  prolé- 
tariat très  misérable  de  la  capitale.  Le  Gouvernement,  ayant 
commis  l'irréparable  faute  initiale  de  laisser  s'armer  les  volon- 
taires de  l'Ulster,  se  trouva  moralement  désarmé  contre  ces 
troupes  séparatistes  ou  révolutionnaires.  Des  chefs  extrémistes 
en  profitèrent  pour  les  entraîner  et  pour  préparer  plus  ou  moins 
secrètement  un  soulèvement  contre  l'Angleterre.  Le  mouve- 
ment est  provoqué  et  stimulé  par  les  Irlandais  d'Amérique,  les 
plus  violents  de  tous,  —  ils  n'ont  rien  à  perdre,  — qui,  par 
l'intermédiaire  de  leurs  amis  politiques  les  Germano-américains, 
nouent  des  conversations  avec  le  gouvernement  allemand, 
envoient  à  Berlin  un  soi-disant  délégué  irlandais,  un  cerveau 
brûlé  (ulslérien  d'ailleurs),  sir  Roger  Caserne  at,  et  qui  obtien- 


BEN  i.  E    DJ  S     D     I  \    MONDES. 

iifiit  enfin  de  L'Allemagne  un  envoi  d'armes  en  Irlande.  Lesou- 
lèvement  éclate  en  avril  1916,  le  lundi  de  Pâques,  a  Dublin, 
deux  jours  après  que  la  police  a  arrêté  Cascment,  débarque  d'un 
sous-marin  allemand  et  venu  en  Irlande,  —  ù  ironie,  —  afin  d'em- 
pêcher  un  mouvement  révolutionnaire,  et  après  qu'un  bateau 
allemand  chargé  d'armes  a  été  canonné  et  coulé  par  la  ilotte 
anglaise  sur  la  côte  de  Kerry. 


Ce  fut  en  somme  peu  de  chose  que  ce  soulèvement  de 
Pâques  1 91  &  :  de  fait,  —  un  projet  de  rébellion  plus  vaste 
ayant  été  contremandé,  —  il  n'y  eut  pas  un  millier  d'hommes  à 
y  prendre  part,  venant  principalement  de  la  Citizen  Army,  du 
prolétariat  et  des  slums  de  Dublin,  avec  un  contingent  de 
volontaires  républicains  et  d'intellectuels  néo-fénians.  Ce  ne  fut 
pas  la  révolte  de  l'Irlande,  mais  une  révolte  en  Irlande.  Et  qui 
prit  tout  le  monde  par  surprise,  le  gouvernement,  l'opinion, 
les  parlementaires.  Ceux-ci  n'hésitèrent  pas,  non  plus  que  la 
masse  nationaliste,  h  condamner  sévèrement  cet  acte  anti- 
patriotrique;  à  Dublin  même,  les  rebelles  n'avaient  trouvé  que 
de  l'hostilité  dans  le  peuple.  L'impression  produite  au  dehors 
fut  énorme.  L'Irlande  perdit  tout  d'un  coup  la  majeure  part  de 
la  sympathie  qu'elle  pouvait  avoir  dans  l'opinion  des  Alliés. 
En  Angleterre,  on  s'indigna  légitimement  de  se  voir  frappé 
dans  le  dos,  tandis  que  la  guerre  sollicitait  toutes  les  énergies  : 
on  ne  se  demanda  d'ailleurs  pas  si  le  gouvernement  n'avait  pas 
quelque  responsabilité  dans  l'origine  de  l'affaire,  on  ne  se  dit 
pas  que,  pour  un  millier  de  rebelles  qu'il  y  a  eu  à  Dublin,  il  y 
a  alors  plus  de  deux  cent  mille  loyaux  sujets  irlandais  qui  se 
battent  pour  l'Angleterre  sous  l'uniforme  anglais... 

Frappée  par  l'événement,  l'opinion  irlandaise  était  troublée, 
déconcertée;  la  masse  n'était  pas  encore  passée  à  l'extrémisme. 
Le  soulèvement  réprimé,  c'était  le  moment  de  lui  faire  con- 
fiance, et  par  une  politique  généreuse  de  conciliation,  d'apaiser 
l'antibritannisme  et  de  rendre  au  parti  de  l'ordre,  encore  en 
grosse  majorité,  son  assiette  et  son  influence  :  l'Angleterre 
aurait  pu,  encore  à  ce  moment,  reprendre  en  douceur  l'Ile 
nr.  M.  Asquilh  le  comprit,  lors  d'un  voyage  qu'il  fit  à 
Dublin  en  mai   191G.  Il  eut  des  velléités  de  bien  faire,  mais  lu 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  383? 

courage  manqua  au  gouvernement,  peut-être  aussi  le  loisir  et 
la  liberté  d'esprit  qu'il  fallait  pour  donner  une  orientation  nou- 
velle à  la  politique  irlandaise  de  l'Angleterre;  il  recommença 
à  se  plier  aux  volontés  des  Orangistes  et  des  Tories,  des  parti- 
sans de  la  manière  forte,  plus  que  jamais  puissants  dans  la 
Coalition  :  le  cours  des  choses  allait  reprendre  comme  aupara- 
vant, et  on  allait  voir  s'achever  l'évolution  qui,  d'une  Irlande 
en  majeuro  part  encore  saine,  devait  faire  une  Irlande  décid<; 
ment  hostile,  rebelle,  et  séparatiste. 

La  rébellion  appelait  une  répression.  Sévère?  Sans  doute, 
on  était  en  pleine  guerre.  Mais  la  rigueur  n'est  pas  toujours  la 
sagesse;  entre  la  clémence  et  la  justice  le  dosage  est  délicat 
lorsqu'il  s'agit  d'un  pays  sujet  malgré  lui,  d'une  race  différente, 
d'un  peuple  nerveux  et  sensible.  Bien  des  voix  en  Angleterre, 
dont  celle  de  Lord  Bryce,  conseillaient  l'indulgence  :  elle  avait 
bien  réussi  en  1914,  lors  de  l'insurrection  sud-africaine,  au 
général  Botha  qui,  ayant  mis  à  la  raison  Maritz  et  Christian  De 
Wet,  avait  su,  sans  une  exécution  capitale,  rallier  l'opinion  à 
la  cause  anglaise.  De  fait,  après  les  opérations  militaires  qui 
furent  sanglantes  et  au  cours  desquelles  tout  un  quartier  de 
Dublin  fut  détruit,  il  y  eut,  tardivement,  sur  jugement  secret 
en  cour  martiale,  seize  mises  à  mort;  il  y  eut  plus  de  3000  arres- 
tations, près  de  200  condamnations,  et  1G00  à  1800  personnes 
déportées  et  internées  en  Grande-Bretagne  par  simple  mesure 
administrative,  le  tout  sous  la  loi  sans  appel  de  l'autorité  mili- 
taire. La  masse  irlandaise,  qui  ne  se  sentait  ni  coupable  ni  res- 
ponsable, n'accepta  pas  le  châtiment  comme  légitime.  Chose 
étrange  :  le  fait  de  la  rébellion,  l'exemple  de  la  révolution, 
aurait  dû  la  faire  réfléchir  et,  si  elle  se  sentait  sollicitée  par  les 
idées  avancées,  la  ramener  dans  la  voie  de  l'ordre.  Au  lieu  de 
cela,  la  répression  remplit  son  cœur  d'amertume,  et  réveilla, 
«  polarisa  »  tous  ses  vieux  griefs  et  son  hostilité  traditionnelli; 
contre  l'Angleterre.  Peu  à  peu,  on  apprit  les  choses.  On  apprit 
les  «  erreurs  »  ou  les  abus  de  l'autorité  militaire,  tel  le  meurt re 
du  paisible  journaliste  Sheehy-Skeffington.  Ignorés  la  veille,  on 
sut  qui  étaient  les  chefs,  aujourd'hui  célèbres,  de  la  rébellion, 
des  professeurs  et  des  poètes  comme  Pearse,  MacDonagh,  Joseph 
Plunkett;  Connolly,  le  travailliste  ulstérien  ;  the  O'Rahilly, 
chef  de  clan  de  Kerry.  On  se  répéta  le  mot  du  colonel  Brep 
ton,  qui  fut  leur  prisonnier  :  «  ils  ont  combattu  en  gentlemen.  » 


384  11EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  se  raconta  dos  faits  dramatiques  ou  touchants  :  celui  de  the 
O'RaliilIy  qui,  après  avoir  tout  fait  pour  empêcher  la  rébellion, 
s'y  jette  et  se  fait  tuer;  celui  de  G  race  G  i  (Tord,  dont  le  portrait  par 
William  Orpcn,  sous  le  titre  de  Young  Ireland,  avait  excité 
naguère  l'admiration  des  Londoniens,  et  qui,  fiancée  a  Joseph 
Plunkelt,  l'épousa  une  heure  avant  son  exécution,  pour  avoir 
Le  droit  de  porter  son  nom;  celui  de  Connolly,  fusillé  sur  une 
chaise,  —  blessé,  il  ne  pouvait  se  tenir  debout,  —  et  qui,  dans 
son  dernier  entretien  avec  sa  femme  et  sa  fille,  «  brave,  presque 
joyeux,  »  leur  dit  :  «  Je  remercie  Dieu  de  m'avoir  permis  de 
vivre  assez  longtemps  pour  voir  lever  l'aurore.  »  Ainsi 
l'horreur  qu'on  avait  d'abord  ressentie  pour  le  crime,  on  com- 
mence à  l'éprouver  pour  la  répression  britannique.  Peu  à  peu 
retournée,  l'opinion  irlandaise,  sans  approuver  la  rébellion,  se 
prend  de  compassion,  de  sympathie  pour  les  rebelles  dont  elle  fait 
des  martyrs  et  des  héros.  Hostile  jusqu'alors  aux  idées  extré- 
mistes, le  gros  de  la  population  allait  tendre  à  s'y  rallier,  si  rien 
n'était  fait  pour  l'en  détourner,  pour  réconcilier  l'Irlande. 

Par  deux  fois,  à  un  an  d'intervalle,  le  gouvernement  tenta 
de  faire  quelque  chose,  mais  sans  conviction  ni  volonté  d'aboutir, 
soucieux  surtout  de  faire  tenir  l'Irlande  tranquille.  Au  mois  de 
juin  1916,  il  remet  le  home  rule  sur  le  tapis  et  offre  aux  Irlan- 
dais la  mise  en  vigueur  de  l'Acte  de  1914  sous  réserve  de 
l'exclusion  temporaire  de  six  comtés  de  l'Ulster  jusqu'à  la  fin  de 
la  guerre,  une  conférence  impériale  devant  alors  régler  celte 
difficile  question  ulstérienne  ainsi  que  la  question  non  moins 
délicate  des  finances  de  l'Irlande.  Redmond,  muni  de  ces  offres 
écrites,  acceptées  par  lui,  acceptées  bientôt  aussi  par  le  Conseil 
d'Ulster,  les  fait  non  sans  peine  d'ailleurs  approuver  par  un 
congrès  nationaliste.  Il  semble  qu'on  ait  enfin  abouti  et  que 
le  gouvernement  n'ait  plus  qu'à  légaliser  l'accord  :  mais  on 
comptait  sans  les  Tories  et  sans  les  Orangistes,  qui  déchirent 
l'accord  en  exigeant  pour  l'Ulster  l'exclusion  définitive  et  non 
plus  seulement  temporaire.  Une  fois  de  plus  le  gouvernement 
cède  et  s'incline,  et  Redmond  reste  avec  un  nouvel  échec,  et  la 
responsabilité  de  s'être  encore  laissé  jouer.  Une  fois  de  plus  le 
ressentiment  de  l'Irlande  s'accentue  et  se  monte  contre  l'An- 
gleterre, comme  contre  les  parlementaires  nationalistes  dont 
l'Angleterre  se  sert  contre  leur  patrie  môme.  Comme  toujours, 
.<  •  dit-on,  l'Angleterre  nous  trompe  et  se  moque  de  nous.  Du 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  385 

front  môme  viennent  ces  plaintes,  tristes  et  touchantes  :  Nous 
croyions  nous  ballre  pour  la  liberté,  liélasl  nous  savons  bien 
maintenant  que  l'Angleterre  nous  trahirai... 

L'année  d'après,  en  11)17,  c'est  la  même  histoire,  avec  une 
autre  mise  en  scène.  M.  Lloyd  George,  qui  depuis  décembre  1916 
est  chef  du  gouvernement,  et  enlouré  dans  son  ministère  des 
principaux  chefs  de  lacoalilion  /ory-orangiste,  propose,  sur  une 
suggestion  officieuse  de  Redmond,  de  réunir  une  grande  assem- 
blée ou  Convention,  composée  d'Irlandais  représentatifs  de  tous 
les  partis,  qui  s'efforcerait  d'établir  un  projet  de  constitution 
autonome  dans  le  cadre  de  l'Empire;  il  s'engage,  si  la  Conven- 
tion aboutit  a  un  «  accord  de  fond,  »  à  présenter  au  Parlement 
un  projet  de  loi  conçu  suivant  les  bases  de  cet  accord.  De  part  et 
d'autre,  la  proposition  fut  acceptée,  les  extrémistes  restant  soûls 
en  dehors,  et  la  Convention,  composée  pour  une  part  de  membres 
nommés  par  le  gouvernement,  et  pour  le  surplus  de  membres 
choisia  par  les  partis  politiques  et  les  autorités  constituées,  se 
réunit  pour  la  première  fois  le  25  juillet  1917  à  Dublin.  Il  y 
avait  là  des  hommes  de  toutes  les  opinions  et  de  toutes  les 
croyances  :  il  y  avait  John  Redmond,  quatre  évoques  catholi- 
ques, le  savant  Mahaffy,  prévôt  de  Trinity  Colle</e,  le  docteur 
Bernard,  archevêque  protestant  de  Dublin,  Lord  Midleton,  chef 
des  unionistes  du  Sud,  l'économiste  et  poète  George  Russell, 
plus  connu  dans  les  lettres  sous  les  initiales  de  A.  E.,  Lord 
Londonderry  et  M.  Barry,  chefs  do  la  délégation  ulstérienne,sir 
Horace  Plunkctt,  le  créateur  du  mouvement  coopératif,  le  grand 
distillateurAndrew  Jameson.dont  le  nom, suivant  le  mot  connu, 
est  «  dans  toutes  les  bouches  irlandaises.  »  Les  délibérations,  sous 
la  présidence  de  sir  Horace  Plunkctt,  se  prolongèrent,  portes 
closes,  pendant  huit  mois.  Tout  de  suite  on  se  rendit  compte  qu'à 
l'exception  des  Ulstériens,  qui  n'étaient  là  quW  référendum, 
simple  porte-paroles  des  autorités  occultes  de  l'Orangisme,  sans 
pouvoir  ni  responsabililé,  tous  les  Irlandais  rapprochés  dans  ces 
réunions,  comme  les  soldats  dans  la  tranchée,  subissaient  l'in- 
fluence de  la  solidarité  nationale  qui  les  unissait  et  développait 
en  eux,  par-dessus  les  divergences  politiques,  un  heureux  esprit  de 
tolérance  et  du  transaction.  Après  bien  des  vicissitudes,  et  après 
une  intervention  personnelle  de  M.  Lloyd  tîeorgo.une  majorité 
relative,  composée  des  nationalistes  modérés,  des  unionistes  du 
Sud,  qui  firent  àla  patrie  commune  le  sacrifice  de  leur  unionisme, 
TOME  LXV.  —  J92I.  *"» 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  des  travaillistes,  s'accorda  sur  un  projet  de  large  autonomie 
analogue  a  celle  dont  jouissent  les  Dominions,  avec  Parlement 
unique,  des  garanties  politiques  étant  prévues  en  faveur  de  la 
minorité*,  et  les  pouvoirs  militaires  étant  réservés  au  gouverne- 
ment impérial.  La  question  litigieuse  des  impôts  et  notamment 
des  douanes  était  laissée  en  suspens  jusqu'après  la  guerre;  sur 
ce  pointée  séparent  les  nationalistes  intransigeants,  notamment 
les  représentants  de  l'Église  catholique,  qui  refusent  de 
renoncer  môme  provisoirement  au  droit  de  taxation  douanière. 
Quant  aux  Orangislcs,  qui  se  sentent  soutenus  par  la  coalition 
en  Angleterre,  ils  disent  non  à  tout,  et  rien  ne  peut  les  rallier  au 
principe  de  l'unité  constitutionnelle  de  l'Irlande.  Au  total,  c'était 
moins  un  échec  qu'un  demi-succès.  Cependant  M.  Lloyd  George 
refusa  de  prendre  les  conclusions  de  la  Convention  pour  valables 
et  de  les  faire  loi  :  l'Ulster  n'élait-il  pas  dans  la  minorité? 

Encore  une  fois,  c'est  donc  l'Ulster  qui  barre  la  route  h  l'Ir- 
lande, et  l'Irlande  se  voit  refuser  l'autonomie  parce  que  la  mi- 
norité ulstérienne  s'y  oppose.  C'est  ainsi  la  thèse  tory  qui 
triomphe  depuis  1914  :  le  salut  de  l'Ulster  est  la  suprême  loi,  car 
l'Ulster  est  le  gage  de  l'Angleterre  en  Irlande,  son  instrument 
de  domination,  il  est  le  «  coin  »  enfoncé  dans  l'Ile  Verte  pour  y 
assurer  à  la  fois  l'autorité  britannique  et  la  discorde  irlandaise. 
C'est  l'Ulster  qu'il  faut  satisfaire  en  Irlande,  en  même  temps 
qu'il  faut  empêcher  la  formation  d'une  Irlande  unie  contre  la 
Grande-Bretagne.  Cela  est  si  vrai  que  c'est  tout  le  but  (nous 
anticipons  un  peu  ici  sur  les  événements)  de  la  récente  «  loi 
sur  le  gouvernement  de  l'Irlande,  »  promulguée  en  décembre 
dernier.  Par  cette  loi,  qu'aucun  représentant  de  l'Irlande  natio- 
nale n'a  votée,  l'Irlande  est  coupée  en  deux  :  d'une  part,  l'Ulster, 
ses  six  comtés  (dont  deux,  notons-le,  à  moitié  nationalistes),  et 
de  l'autre,  ce  qu'on  appelle  négligemment  le  «  reste  »  de 
l'Irlande;  deux  Parlements,  ou  plutôt  deux  semblants  de  Parle- 
ments, car  leurs  attributions  sont  réduites  quasiment  à  rien, 
notamment  au  point  de  vue  fiscal,  l'Irlande  restant  financièrement 
sous  la  dépendance  de  l'Angleterre;  entre  les  deux  Parlements, 
un  trait  d'union,  le  Conseil  commun,  où  ils  seraient  repré- 
spntés  à  égalité,  et  qu'ils  ne  pourraient  transformer  en  Parlement 


LE    DRVME    IRLANDAIS.  381 

commun  qu'à  des  conditions  parfaitement  impossibles  à  réaliser. 
Le  «  reste  »  de  l'Irlande  ne  veut  rien  savoir  do  celte  caricature 
de  home  rule,  de  cette  loi  de  «  démembrement  »  et  d'  «  exploi- 
tation financière  :  »  unionistes  et  nationalistes  sont  d'accord 
là-dessus.  L'Orangisme  au  contraire  accepte  le  Parlement  ulsté- 
rien  pour  six  comtés,  parce  qu'il  y  voit  sa  séparation  d'avec 
l'Irlande  sanctionnée  parla  loi,  ses  garanties  assurées  ainsi  que 
son  privilège  de  veto  quant  à  l'avenir  du  développement  consti- 
tutionnel de  l'Irlande  nationale.  Et  voila  comment  celte  loi 
donne  le  home  rule  à  l'UIster  qui  l'a  toujours  combattu,  tandis 
que  le  «  reste  »  de  l'Irlande,  qui  a  toujours  demandé  le  home  rule, 
mais  un  home  rule  vrai,  devait  se  trouver  légalement,  à  défaut  de 
ce  vrai  home  rule,  réduite  au  régime  d'une  colonie  de  la  cou- 
ronne. N'insistons  pas  davantage  sur  cette  loi  de  circonstance, 
étape  passagère,  et  d'ores  et  déjà  dépassée,  mais  qui  montre 
bien  ce  qu'a  été  jusqu'à  présent  le  fond  de  la  politique  de  l'An- 
gleterre vis-à-vis  de  l'Irlande  et  de  l'UIster. 

Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  solution  à  cette  question  de 
l'UIster, qui  domine  toute  la  question  d'Irlande?  El  si  la  Conven- 
tion de  1917-1918  n'a  pu  aboutir  à  l'accord  «  fondamental  » 
exigé  par  M.  Lloyd  George,  est-on  en  droit  d'en  tirer  argument  en 
faveur  de  la  théorie,  très  répandue  chez  les  Anglais,  d'après 
laquelle  l'obstacle  à  la  solution  de  la  question  irlandaise,  c'est 
justement  l'Irlande,  c'est  celte  maison  divisée  contre  elle-même, 
ce  sont  les  dissensions  des  Irlandais  et  leur  inaptitude  foncière 
à  s'accorder,  ce  qui  expliquerait  et  justifieraitdans  le  passé  toute 
la  politique  irlandaise  de  l'Angleterre  ?  Mais  ces  divisions  irlan- 
daises, n'est-ce  pas  l'Angleterre  elle-même  qui,  l'histoire  nous 
l'enseigne,  lésa  engendrées  et  entretenues,  par  application  delà 
maxime  politique  du  divide  ut  imperes?  Que  l'Irlande  ait  élé  et 
soit  encore  divisée,  cela  n'empêche  pas  qu'elle  ne  représente  à  la 
vérité  autre  chose  qu'une  expression  géographique  :  de  par  l'his- 
toire elle  est  une  «  nation,  »  bien  que  cela  ait  toujours  élé 
l'objet  de  la  politique  anglaise  de  réduire  cette  «  nation  »  à 
l'état  de  «  question.  » 

De  celte  nalion  irlandaise,  l'UIster  est  pour  heur  ou  malheur 
partie  intégrante.  Séparer  l'UIster  ou  une  partie  de  l'UIster  de 
l'Irlande,  c'est  diviser  l'indivisible,  c'est  mutiler  un  corps 
vivant.  L'UIster,  d'ailleurs,  n'est  pas  et  n'a  jamais  prétendu 
être  une  nation  à  part;  sa  population  n'est,  nous  l'avons  dit, 


3i>8  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rien  moins  qu'homogène,  il  n'a  pas  une  histoire  propre 
comme  a  l'Irlande,  il  n'est  après  tout  en  Irlande  qu'une  mino- 
rité qui  veut  faire  la  loi  a  la  majorité.  Refuser  l'autonomie  à 
l'Irlande  parce  que  l'Ulsler  n'en  veut  pas,  c'est  donc  un  étrange 
abus  de  la  théorie  du  droit  des  minorités,  et  une  violation  mani- 
feste du  principe  constitutionnel  du  gouvernement  par  la  majo- 
rité. A-l-on  refusé  la  liberté  à  la  Bohème,  a  la  Pologne,  parce 
qu'il  y  a  en  Pologne  et  en  Bohème  des  minorités  allogènes  et 
opposantes?  N'oublions  pas  que  la  population  unioniste  de 
l'Ulsler  n'est  que  de  vingt  pour  cent  de  la  population  totale  de 
l'Irlande,  alors  que  dans  les  quatre  comtés  ulslériens  a  majorité 
protestante  il  y  a  une  minorité  catholique  et  nationaliste  qui 
s'élève  à  trente  pour  cent  :  autrement  dit,  la  minorité  nationaliste 
au  cœur  de  l'Ulsler  est  plus  forte  que  la  minorité  ulslérienne 
en  Irlande.  Et  on  aurait  égard  à  collc-ci  et  non  pas  à  celle-là I 
Mais,  dira-t-on,  si  la  justice  est  pour  l'Irlande  nationale, 
l'Ulsler  étant  en  fait  récalcitrant,  il  faudrait,  pour  le  faire  ren- 
trer dans  le  giron  d'Erin,  user  de  coercition  :  l'Angleterre  s'y 
refuse...  —  Et  avec  raison,  bien  qu'à  dire  vrai  ce  soit  précisé- 
ment de  cette  même  coercition  qu'elle  use  vis-à-vis  de  l'Irlande 
nationale.  Mais  il  ne  s'agit  pas  d'employer  la  force  à  l'égard  de 
l'Ulsler.  Que  l'Angleterre  abandonne  simplement  l'Ulsler  à  lui- 
môme,  et  on  verra  le  problème  tendre  à  trouver  tout  naturelle- 
ment sa  solution.  Car  c'est,  nous  le  savons,  une  création  artifi- 
cielle de  l'Anglelcrre  que  celle  question  de  l'Ulsler.  L'Ulsler 
politique  est  made  in  London.  S'il  est  anti-nalionalisle,  c'est 
que  la  collusion  des  Tories  avec  les  Orangistcs  l'a  rendu  tel,  et, 
s'il  ferme  la  voie  à  l'Irlande,  c'est  qu'un  grand  parti  politique 
anglais  l'y  pousse  et  en  profile.  Qu'on  le  laisse  tranquille,  et  il 
réfléchira.  11  sait  fort  bien  que,  séparé  de  son  hintei  land,  il 
souffrira  dans  sa  vie  économique  et  s'appauvrira.  II  n'ignore 
pas  qu'un  jour  viendra  où,  comme  le  Landlordisme,  l'Oran- 
gisme,  dernière  citadelle  de  l'hégémonie  anglaise  en  Irlande, 
disparaîtra  par  la  force  des  choses.  Il  comprendra  peu  à  peu 
qu'il  ne  saurait  toujours  se  contenter  de  celle  politique  de 
splendide  isolement,  de  ce  rôle  de  geôlier  de  l'Irlande  et  de 
celle  altitude  d'éternelle  opposition  en  face  des  aspirations 
nationales  d'Erin.  Le  jour  où  l'Angleterre  aura  cessé  de  se  servir 
de  l'Ulsler  comme  d'une  arme  de  guerre  contre  le  nationa- 
lisme irlandais,  où  elle   l'aura  rendu  à  lui-même  el  laissé  sans 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  389 

arrière-pensée  à  ses  responsabilités,  libre  de  s'entendre  avec 
l'Irlande  nationale  qui  ne  demanda  qu'à  y  mellre  du  sien,  ce 
jour-là  une  solution  amiable  sera  possible  à  la  question  de 
mister.  Si  la  Convention  de  1917-1918  n'a  pas  mieux  réussi, 
c'est  d'abord  que  l'Angleterre  refusait  d'accorder  à  l'Irlande  la 
clef  de  l'autonomie,  c'est-à-dire  la  liberté  fiscale  et  notamment 
douanière,  mais  c'est  surtout  que  les  Ulslériens,  «  mandatés  » 
par  la  coalition  lory-orangiste,  ne  se  trouvaient  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  nationalistes  ni  libres  ni  responsables  :  ils  étaient  là 
non  pour  négocier,  mais  pour  faire  opposition.  Si,  au  lieu  d'une 
Convention  artificiellement  composée  et  délibérant  en  secret, 
le  gouvernement  avait  fait  appel  à  une  assemblée  de  représen- 
tants élus  directement  par  le  pays,  et  élus  dans  ce  dessein  défini 
d'édifier  l'unité  constitutionnelle  de  l'Irlande,  représentants 
qui,  ayant  tous  les  pouvoirs,  se  seraient  senti  toute  la  responsa- 
bilité, autrement  dit  une  Constituante,  et  si  en  môme  temps 
l'Angleterre  avait  définitivement  retiré  sa  main  de  mister,  il 
n'y  a  guère  à  douter  qu'on  aurait  vu,  après  des  négociations  sans 
doute  laborieuses,  mais  libres  et  fécondes,  se  former  alors  les 
éléments  d'une  entente  entre  les  deux  Irlande  :  le  demi-succès 
rencontré,  dans  des  circonstances  difficiles,  par  la  Convention 
de  1917-1918  en  est  garant. 

VII 

Malgré  ce  demi-succès,  le  gouvernement  britannique  refusa, 
nous  l'avons  dit,  d'adopter  les  bases  du  rapport  de  la  Conven- 
tion et  de  les  sanctionner  légalement.  Au  lieu  de  rallier  1  is 
modérés  de  tous  les  partis  autour  des  centres  d'entente  trouvés, 
il  rejette  le  tout.  Dès  lors,  le  sort  en  est  jeté.  C'en  est  fini,  à 
Londres,  de  ce  qu'on  poovait  encore  espérer  de  conciliation,  de 
justice  à  rendre  à  l'Irlande;  et  en  Irlande,  c'en  est  fini  aussi  de 
la  politique  de  modération,  d'arrangement  avec  l'Angleterre. 
De  part  et  d'autre,  on  va  à  la  rupture.  Tout  de  suite  le  gouver- 
nement veut  appliquer  la  conscription  à  l'Irlande,  contre  l'avis 
du  iord-lieutenant,  lord  Wimborne,  qui  se  voit  alors  remplacé 
par  le  maréclial  Frcnch  :  la  conscription,  que  l'Irlande,  pays 
libre,  eût  depuis  longtemps  fait  voler  par  un  Parlement  natio- 
nal, mais  que,  sujette,  elle  se  refuse  à  recevoir,  comme  un  joug 
imposé,  comme  une  marque  d'esclavage,  des  mains  d'une  auto- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rite  qu'elle  lient  pour  étrangère.  La  politique  du  «Château  » 
B'organise  selon  la  manière  forte;  c'est  le  régime  de  la  rigueur, 
d'aucuns  disent  de  la  provocation,  c'esl  la  politique  du  pire,  qui 
ne  va  pas  tarder  à  porter  ses  fruils.  Inversement,  chez  les  Irlan- 
dais, l'antibritannisme  est  passé  au  premier  plan  et  devenu 
maître  de  la  situation.  Dans  l'attitude  passée  et  présente  de 
l'Angleterre,  on  ne  voit  que  mauvaise  volonté  et  mauvaise  foi, 
oppression  et  trahison  :  donc  plus  de  ménagements  à  garder. 
On  n'espère  plus  le  home  rule.  Viendrait-il  même  un  jour,  on 
se  demande  si  ce  serait  la  peine;  on  veut  plus  et  mieux  main- 
tenant :  l'indépendance.  On  a  cessé  de  croire  à  l'efficacité  des 
moyens  constitutionnels  pour  gagner  les  fins  nationales.  L'ère 
de  l'action  légale  est  finie,  celle  de  l'intransigeance,  de  l'extré- 
misme commence.  Déjà  en  1917,  à  plusieurs  élections  par- 
tielles, ce  sont  des  extrémistes  qui  sont  sortis  vainqueurs  du 
scrutin  :  dans  le  comté  de  Roscommon,  on  a  élu  le  comte  Plun- 
kelt,  père  d'un  des  insurgés  de  Pâques  1916;  dans  le  comté  de 
Clare,  le  chef  du  Sinn  Fein,  E.  de  Valera,  a  été  élu  en  rempla- 
cement du  frère  du  leader,  Willie  Redmond,  qui  venait  d'être 
tué  à  la  guerre.  Enfin,  en  décembre  1918,  voici  les  élections 
générales,  qui  montrent  combien  les  voies  de  l'Angleterre  et  de 
l'Irlande  ont  divergé  :  tandis  qu'en  Angleterre  elles  apportent 
au  gouvernement  une  masse  compacte  de  400  «  coalitionnistes  » 
à  tendances  réactionnaires  et  chauvines,  en  Irlande,  c'est  la 
débâcle  du  parti  parlementaire  qui,  de  80  membres,  tombe  à  6; 
c'est  le  triomphe  de  l'extrémisme,  qui  enlève  73  sièges.  Les 
modérés,  les  constitutionnels  sont  balayés  et  disparaissent  de  la 
scène  :  le  pays  ne  croit  plus  en  eux,  ne  veut  plus  d'eux. 

Trisle  fin  d'un  parti  qui,  pendant  plus  de  quarante  ans,  dans 
des  circonstances  souvent  difficiles,  a  présidé  honorablement 
aux  destinées  du  pays,  et  l'a  mené  bien  près  du  but.  11  y  avait 
eu,  avant  lui,  des  nationalistes  isolés  au  Parlement,  mais  le 
parti  ne  datait  en  réalité  que  des  élections  de  1874  où,  pour  la 
première  fois,  le  secret  du  vote  avait  permis  a  la  vraie  Irlande 
de  se  faire  représenter  à  Westminster.  On  vit  son  apogée  sous 
Parnell,  en  ces  temps  où,  par  l'obstruction  d'abord,  puis  par  le 
jeu  de  bascule  entre  les  deux  grands  partis  anglais,  il  exerçait 
aux  Communes  un  pouvoir  redoutable,  faisant  et  défaisant  les 
ministères,  convertissant  Gladstone  au  liomerulo.  Puis,  Parnell 
disparu,  ce  fut  la  trisle  période  des  dissensions,  jusqu'au  jour  où 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


391 


sa  force  et  son  unité  se  restaurèrent,  vers  1900,  pour  de  nou- 
veaux combats,  sous  l'autorité  de  John  Redmond.  L'opinion 
anglaise  a  souvent  été  sévère  pour  ces  politiciens  de  métier, 
qu'elle  juge  bavards,  parfois  excentriques,  sans  tenue  ni  culture, 
n'aimant  que  scènes  et  tapage.  Sans:  doute  ils  ont  eu  leurs 
défauts.  Ils  ont  manqué  d'idéal  dans  leur  politique,  et  parfois 
de  courage  vis-à-vis  de  leurs  commettants.  Ils  ont  abusé  des 
vaines  violences  au  Parlement,  et  du  plaisir  qu'ils  avaient  à 
exaspérer  un  auditoire  qui  refusait  do  se  laisser  convaincre. 
Reconnaissons  cependant  qu'ils  ont  loyalement  rempli  leur  rôle 
de  protestataires,  et  fidèlement  servi,  selon  leurs  moyens,  la 
cause  d'Erin.  Ils  ont  obtenu  pour  l'Irlande  les  lois  agraires,  le 
rachat  des  terres,  avec  sa  conséquence,  la  disparition  du  land- 
lordisme;  ils  ont  obtenu  l'administration  locale,  l'université 
nationale,  la  législation  spéciale  pour  les con g csled districts,  etc.; 
ils  ont  démontré  aux  plus  aveugles  l'impossibilité  qu'il  y  a  à 
maintenir  l'unionisme  en  Irlande.  Leur  règne  n'a  donc  pas  été 
infécond.  Ces  résultats  dureront  après  eux.  Et  de  tous  ces  résul- 
tats, le  moindre  n'est  pas  d'avoir  longtemps,  par  leur  action 
constitutionnelle,  éliminé  du  pays  le  parti  révolutionnaire, 
lequel  n'allait  reparaître  que  quand  eux-mêmos  ils  disparaî- 
traient; d'avoir  maintenu  l'unité  de  l'Irlande  sous  l'égide  de 
la  légalité,  tout  en  s'efforçant  d'associer  le  patriotisme  irlandais 
avec  le  loyalisme  envers  l'Empire  britannique,  et  de  gagner 
pour  l'Irlande  l'autonomie  nationale  dans  le  cade  impérial.  Ce 
but  de  leurs  efforts,  ils  ont  été  plusieurs  fois  bien  près  de 
l'atteindre  :  en  1893  avec  Gladstone,  en  1914  à  la  veille  de  la 
guerre,  en  1918  enfin  avec  la  Convention. 

Mais  ils  ne  l'ont  pas  atteint,  et  c'est  ce  que  l'Irlande  ne  leur 
pardonne  pas,  c'est  surtout  ce  qu'elle  ne  pardonne  pas  à  leur 
chef,  à  John  Redmond,  qui  meurt  tristement  au  mois  de  mars 
1918,  au  cours  même  des  travaux  de  la  Convention  dont  il  ne 
vit  pas  la  fin.  Irlandais  pur  sang,  bien  qu'il  ne  fût  pas  de  race 
celtique,  mais  d'origine  anglo-normande,  —  il  descendait  d'un 
certain  Raymond  Le  Gros  qui  avait  été  au  xne  siècle  un  des 
premiers  Normands  a  s'établir  en  Irlande,  —  il  avait  trop  vécu 
au  Parlement  britannique  pour  n'avoir  pas  été  un  peu  conta- 
miné par  l'esprit  parlementaire.  Les  qualités  du  chef,  qu'avait 
eues  dans  le  temps  Parnell,  les  forces  du  lutteur,  qu'avait  alors 
l'orangiste  sir  Edward  Carson,  étaient  un  peu  étrangères  à  son 


392  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tempérament  modéré,  temporisateur,  volontiers  porté  aux  com- 
promis parce  qu'il  voyait  mieux,  en  même  temps  que  les  pos- 
sibilités, les  obstacles  et  les  limites.  11  s'est,  par  exemple,  aliène 
bion  des  appuis  en  Irlande, entre  autres  celui  d'une  bonne  partie 
du  clergé  et  da  l'épiscopit,  par  sa  cond  'scend ince  envers  les 
Historiens,  par  sou  désir  de  trouver  avec  eux  un  terrain  de 
conciliation,  —  duperie,  lui  disait-on,  —  par  l'assentiment  qu'il 
crut  devoir  donner  à  l'idée  d'une  sécession  temporaire  et  pro- 
visoire de  l'Ulstcr,  —  le  provisoire  n'esl-il  pas  ce  qui  dure  le 
plus?  —  11  voulait  aboutir,  môme  au  prix  de  compromis  dou- 
loureux :  l'essentiel  à  ses  yeux  c'était  d'obtenir  enfin  le  home 
rit/c,  même  selon  une  formule  insuffisante  que  l'avenir,  pensait- 
il,  se  chargerait  d'améliorer.  C'était  un  homme  essentiellement 
loyal  et  généreux,  voyant  loin  et  pensant  juste.  Ce  qui  lui 
restera  comme  un  litre  d'honneur,  c'est  d'avoir,  le  3  août  1914, 
quand  certains  Irlandais,  la  mémoire  toute  pleine  de  leur 
pissé,  pouvaient  hésiter  entre  la  lutte  nationale  contre  l'An- 
gleterre et  la  lutte  du  monde  contre  le  germanisme,  résolu- 
ment jeté  son  pays  dans  le  camp  des  Alliés,  et  fait  passer  la 
cause  de  la  civilisation  avant  la  cause  personnelle  d'Erin,  au 
risque  de  sacrifier  celle-ci  à  celle-là...  Quelle  tristesse  de  penser 
que  cet  acte  si  noble  et  courageux,  ce  bel  acte  d'homme  d'État, 
est  l'un  de  ceux  pour  lesquels  Uedmond  et  ses  collègues  du  parti 
parlementaire,  ont  été  après  1916,  en  Irlande  même,  le  plus 
violemment  attaqués!  Et  avec  la  plus  cruelle  injustice.  «  Vous 
avez  engagé  l'Irlande,  leur  disait-on,  comme  si  elle  était  libre, 
—  elle  ne  l'était  pas,  — et  sur  la  promesse  de  la  liberté,  pro- 
messe qui  n'a  pas  été  tenue;  vous  auriez  dû  poser  vos  conditions  : 
vous  avez  été  trompés.  »  —  «  Ou  bien  vous  nous  avez  trompés, 
déclaraient  les  plus  avancés.  Vous  n'aviez  pas  le  pouvoir  d'en- 
giger  le  pays,  et  vous  l'avez  engagé  sans  garantie.  Vous  avez 
juré  le  loyalisme  d'Erin  comme  si  vous  aviez  Erin  dans  votre 
poche.  Vous  avez  pris  la  cause  de  l'Irlande,  lourde  du  poids  de 
sept  siècles  d'histoire  et  de  tradition,  et  vous  l'avez  jetée  par  la 
fenêtre  (1).  »  Aveuglée,  exaspérée  parles  rebuffades  de  l'Angle- 
terre, l'Irlande  témoigne  ainsi  à  ses  serviteurs  fidèles  la  plus 
choquante  ingratitude.  A  Dublin,  où  il  avait  été  si  souvent 
acclamé* Itcdinond  se  vit  parfois,  pendant  la  Convention,  hué 

(1)  Textuel  :  TUe  insurrection  in  Dublin,  par  James  Stephens,  Dublin,  1916. 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  3t>3 

dans  la  rue  par  des  groupes  d'exlrémisles.  Des  évoques  écri- 
vaient :  «  Le  pays  a  éle  vendu,  »  ou  bien  :  «  Nos  Icnhrs  ont 
mené  la  cause  nationale  au  désastre.  »  Pauvre  John  Redmond, 
mourant  sans  gloire  ni  récompense,  après  trente  ans  de  loyaux 
services  et  de  noble  dévouement  a  sa  patrie  :  renié  pur  les 
hommes  d'État  anglais  qui,  après  avoir  usé  de  lui,  no  se  firent 
pas  faute  d'en  abuser,  et  de  l'abuser,  il  eut  l'amère  tristesse  de 
se  voir  ensuite  renié  et  honni  par  les  siens.  Sa  vie  finit  dans  le 
naufrage  de  ses  espérances.  Du  moins  est-ce  le  destin  qui  lui 
manqua,  et  non  l'honneur  :  l'histoire  lui  rendra  justice  1 

VIII 

Et  maintenant,  Redmond  mort,  le  parti  légal  et  parlemen- 
taire écarté  de  la  scène,  voici  donc,  en  décembre  1918,  l'Extré- 
misme seul  maitre  en  Irlande,  seul  responsable  de  la  cause  et 
du  renom  d'Erin  devant  le  monde.  Qu'en  fcra-t-il?  C'est  ce  que 
nous  verrons  prochainement.  Ce  qu'on  voit  déjà,  c'est  qu'au 
moment  où,  sur  le  continent,  vient  de  finir  la  Grande  Guerre,  la 
guerre  va  reprendre  en  Irlande  contre  l'Angleterre.  Le  drame  est 
noué  :  il  va,  fatalement,  évoluer,  avant  de  trouver  un  dénouement. 

Quelle  «  tragédie  des  erreurs  »  que  cette  histoire  des  origines 
du  drame  irlandais!  De  part  et  d'autre,  les  événements  dé- 
passent et  aveuglent  les  hommes.  En  refusant  concession  et  con- 
ciliation aux  modérés,  en  déniant  à  l'ile-sœur  le  home  rule, 
la  liberté  qui,  après  tout,  aurait  été  la  justification  de  l'entrée 
en  guerre  de  l'Irlande,  en  appelant  l'Oiangisme  à  primer  et 
à  brimer  le  nationalisme  irlandais,  l'Angleterre  a  sapé  l'auto- 
rité des  chefs  modérés  et  fait  le  jeu  de  l'Extrémisme  :  elle 
récollera  parla  suite  ce  qu'elle  a  semé.  Elle  a  cru  que  la  guerre 
la  dispensait  de  tenir  parole  à  l'Irlande  et  lui  était  une  excuse 
pour  en  rester  au  statu  qao,  alors  qu'au  contraire  éclatait  aux 
yeux  irlandais  l'antinomie  entre  le  gouvernement  de  l'Irlande, 
tel  qu'il  fonctionne  depuis  plus  de  cent  ans,  et  les  grands  prin- 
cipes pour  lesquels  se  battent  les  Alliés.  Dans  le  môme  temps 
où  elle  prêchait  au  monde  l'affranchissement  des  petites  nalio- 
nalilés,  elle  n'a  su  que  traiter  toujours  nie-sœur  en  sujette, 
sans  lui  accorder  môme  un  commencement  de  satisfaction  dans 
l'ordre  de  l'autonomie  :  elle  a  ainsi  contribué  à  jeter  l'Irlande 
dans  les  voies  de  la  violence  et  dans  le  rêve  de  l'indépendance. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Irlande,  d'autre  part,  si  elle  n'est  pas  sans  excuse,  n'est  pas, 
tant  s'en  faut,  sans  reproche.  Elle  a  cru  que  la  guerre  fonderait 
et  scellerait  sa  liberté  :  en  quoi  elle  a  été  trompée.  Elle  a  com- 
mencé par  répondre,  en  un  louable  mouvement  de  conscience, 
et  de  confiance,  à  l'appel  que  lui  adressaient,  par  la  bouche  de 
Redmond,  l'Angleterre  et  les  Alliés.  Mais  ce  bel  elïort,  elle  n'eut 
pas  le  courage  et  la  patience  de  le  maintenir  lorsqu'elle  vit  que 
la  guerre  ne  lui  apportait  pas,  à,  elle,  la  justice.  Ulcérée  par 
les  refus  et  les  duretés  anglaises,  par  l'échec  lamentable  de  ses 
aspirations  nationales,  par  le  triomphe  de  l'Orangisme,  l'Irlande, 
sous  la  pression  des  circonstances,  isolée,  loin  de  tout,  laisse 
ses  griefs  et  son  antibritannisme  prendre  le  pas  sur  la  cause  de 
la  civilisation,  elle  désavoue  son  leader,  elle  se  retire  de  la 
guerre,  elle  ne  sait  pas  réagir  devant  l'exemple  et  les  tentations 
de  l'extrémisme  :  et  on  voit  alors  se  changer  en  désastre  ce  qui 
aurait  dû  être  son  succès  et  sa  gloire.  Elle  perd  devant  le  monde  le 
mérite  de  son  sacrifice  initial,  et  sort  de  la  guerre  en  vaincue. 

Combien  le  cours  de  l'histoire  n'eùt-il  pas  été  changé,  si 
l'Irlande  avait  suivi  jusqu'au  bout  le  chef  qui  lui  montrait  la 
voie,  et  si  elle  avait  mis  dans  l'acceptation  de  l'épreuve  la 
même  générosité,  la  même  persévérance  que  lui  I  N'est-il  pas 
permis  de  penser  quo  si  elle  s'était  donnée  jusqu'au  bout  à  la 
cause  du  droit  et  de  la  liberté  dans  la  grande  guerre,  elle  eût 
été  ensuite  en  mesure  de  forcer  moralement  l'Angleterre  à  lui 
faire  droit,  à  lui  donner  la  liberté?  N'est-il  pas  à  croire  qu'elle 
eût  en  fin  de  compte  obtenu,  par  l'action  constitutionnelle, 
sans  violence  ni  compromission,  tout  ce  que  l'extrémisme  se 
fait  fort  de  lui  gagner  un  jour,  mais  à  quel  prix?  En  tout  cas,  elle 
aurait  eu  clairement  pour  elle  l'opinion  du  monde.  Et  si,  à  la 
Conférence  de  Paris,  les  Puissances  n'ont  pas  voulu  écouler  les 
délégués  d'une  Irlande  soi-disant  indépendante,  si  elles  n'ont 
depuis  lors  jamais  osé  plaider  la  cause  d'Erin  auprès  du  gou- 
vernement britannique,  il  n'est  guère  douteux  qu'il  en  eût  été 
autrement,  si  l'Irlande,  après  avoir  été  jusqu'au  bout  à  la  peine, 
avait  été  aussi  à  l'honneur* 

L.  Paul-Dubois. 

[A  suivre.) 


JEAN  DE  LA  FONTAINE 

COURS  LIBRE  PROFESSÉ  A  L'UNIVERSITÉ  DF  STRASBOURG 


SIXIÈME  LEÇON  (ij 


IV.  —  LA  VIEILLESSE  ET  LA  CONVERSION 

I.    —    LA    FONTAINE   ET    LE   ROI 

En  contant  la  vie  de  l'abbé  de  Chaulieu  (2),  Sainte-Beuve  a 
ouvert  sur  l'histoire  du  Grand  Siècle  celte  large  perspective  : 
«  11  y  a  deux  siècles  de  Louis  XIV  :  l'un  noble,  majestueux, 
magnifique,  sage  et  réglé  jusqu'à  la  rigueur,  décent  jusqu'à  la 
solennité,  représenté  par  le  Roi  en  personne,  par  ses  orateurs 
et  ses  poètes  en  titre,*  par  Bossuet,  Racine,  Despréaux;  il  y  a 
un  siècle  qui  coule  dessous,  pour  ainsi  dire,  comme  un  fleuve 
coulerait  sous  un  large  pont,  et  qui  va  de  l'une  à  l'autre 
Régence,  de  celle  de  la  Reine-mère  à  celle  de  Philippe  d'Orléans. 
Lesbelles  et  spirituelles  nièces  de  Mazarin  furent  pour  beaucoup 
dans  celte  transmission  d'esprit  d'une  Régence  à  l'autre,  les 
duchesses  de  Mazarin,  de  Bouillon  et  tout  leur  monde;  Saint- 
Évremond  et  les  voluptueux  de  son  école;  Ninon  et  ceux  Qu'elle 
formait  autour  d'elle,  les  mécontents,  les  moqueurs  de  tout 
bord.  »  A  travers  ce  siècle-là,  nous  avons,  en  suivant  La  Fon- 
taine, fait  quelques  excursions.  Sainte-Beuve  ajoute  :  «  J'ai  dit 
qu'il  y  a  deux  aspects  du  siècle  ou  règne  de  Louis  XIV,  l'aspect 
apparent  imposant  et  noble,  et  le  revers,  le  fond  plus  naturel, 
trop  naturel,  et  où  il  ne  faut  pas  trop  regarder;  ajoutons  seule- 
ment qu'à   une  certaine  heure,  et  au   plus   beau   moment  du 

(i)  Voyez  la  Revue  des  '"et  15  juillet  et  15  août. 
(2)  Causeries  du  Lundi,  t.  I. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

règne,  deux  hommes  monlrèrent,  en  plus  d'une  œuvre,  ce  que 
pouvait  le  génie  en  unissant  les  deux  tons,  en  rompant  en 
visière  au  solennel,  et  en  faisant  parler  hautement  et  dignement 
la  naluro  :  ces  deux  hommes  sont  Molière  et  La  Fontaine.  » 

Jamais  on  n'a  mieux  marqué  la  place  que  La  Fontaine  a 
occupée  dans  son  siècle,  ni  mieux  montré  comment  son 
humeur,  ses  goûts,  sa  poétique,  l'ont  rendu  rebelle  à  la  disci- 
pline que  Louis  XIV  entendait  imposer  à  la  littérature,  comme 
à  la  Cour  et  à  la  nation  tout  entière. 

Voilà  pourquoi  le  Roi  refusa  toujours  à  La  Fontaine  les 
faveurs  dont  il  combla  Racine  et  Doileau. 

Voltaire  a  donne  celte  explication  :  «  Louis  XIV  traitait  les 
fables  de  La  Fontaine  comme  les  tableaux  de  Teniers  dont  il  ne 
voulait  voir  aucun  dans  ses  appartements.  11  n'aimait  le  petit  en 
aucun  genre,  quoiqu'il  eût  dans  l'esprit  aulant  de  délicatesse 
que  de  grandeur.  »  Assurément,  Teniers  eût  fait  une  singulière 
ligure  dans  un  palais  décoré  par  Le  Brun.  Mais  les  person- 
nages de  La  Fontaine  ne  ressemblent  nullement  à  des  Teniers  : 
dans  les  Fables,  rien  ne  saurait  blesser  le  goût  le  plus  pur,  le 
plus  scrupuleux.  D'ailleurs,  le  Uoi  permit  que  le  fabuliste 
dédiât  son  premier  recueil  au  Dauphin,  et  il  ne  trouva  pas 
mauvais  que  Fénelon  fit  servir  les  Fables  à  l'éducation  du  duc 
de  Bourgogne.  La  Fontaine,  cependant,  n'eut  aucune  part  aux 
bienfaits  de  Louis  XIV,  et,  quand  il  se  présenta  à  l'Académie, 
son  élection  fut  différée  sur  l'ordre  du  Protecteur.  Il  faut  donc 
chercher  une  autre  raison.  Les  Contes?  Ils  paraissaient  alors 
bien  moins  scandaleux  qu'ils  ne  le  semblent  aujourd'hui.  La  vie 
privée  du  poète?  Les  mœurs  n'étaient  pas  si  rigoureuses,  sur- 
tout à  la  cour,  qu'on  pût  faire  grief  à  La  Fontaine  d'avoir  quitté 
sa  femme.  Les  relations  du  poète  avec  Fouquetct  ['Elégie  aux 
Nymphes  de  Vaux?  Peut-être;  mais  le  ressentiment  du  Roi  eût- 
il  persisté  après  la  mort  de  Colbcrt?  Il  faut  en  revenir  à  la 
remarque  de  Sainte-Beuve.  La  Fontaine  appartenait  à  une 
société  qui,  toujours,  vécut  en  marge  du  règne,  hors  de  Ver- 
sailles; il  lui  appartenait  par  ses  amitiés  et  ses  mœurs,  étant 
des  familiers,  de  l'hôtel  de  Bouillon  et  plus  lard  du  Temple,  où 
les  libertins  s'assemblaient;  il  lui  appartenait  aussi  par  son 
esprit  libre  et  frondeur  :  dans  les  Animaux  malades  de  la  peste, 
les  Obsèques  de  la  Lionne,  le  Tribut  envoyé  par  les  Animaux  à 
Alexandre,  et  dans  bien  d'autres  fables,  la   majesté  royale  est 


JEAN     DE     LA    FONTAINE.  397 

mal  respectée.  No  dites  pas  que  n'ayant  point  tiré  ces  récits  de 
son  propre  fonds,  il  n'y  a  pas  vu  malice.  Un  jour,  discutant 
avec  La  Fontaine  sur  l'autorité  absolue  des  rois,  Racine  allégua 
les  pouvoirs  donnés  par  Dieu  à  Saùl.  «  Si  les  rois,  répondit 
La  Fontaine,  sont  maîtres  de  nos  bien»,  de  nos  vies  et  de  tout, 
il  faut  qu'ils  aient  le  droit  de  nous  regarder  comme  des  fourmis 
à  leur  égard,  et  je  me  rends  si  vous  me  faites  voir  que  cela 
soit  autorisé  par  l'Ecriture.  »  Il  est  vrai  que  Itacine,  inventant 
imperturbablement  un  texte  sacré,  répliqua  :  «  L'Écriture  a 
dit  :  Tanquam  formicx  deambulabilis  coram  rege  veslro.  »  Et 
La  Fontaine  fut  convaincu.  Enfin,  par  sa  poésie  imprégnée  de 
tradition  gauloise,  par  sa  langue  où  abondent  les  mots  «lu 
siècle  précédent,  La  Fontaine  était  suspect  à  Louis  XIV  qui, 
dans  tous  ces  archaïsmes,  voyait  une  offense  à  la  gloire  de  son 
règne.  Ces  accointances  avec  les  libertins,  autant  que  cet  atta- 
chement au  vieux  langage,  alarmaient  l'orgueil  du  monarque. 
Il  est-  probable  que  La  Fontaine  ne  s'avisa  point  des  raisons 
de  sa  disgrâce.  Plus  d'une  fois  il  dut  s'étonner  que,  pour 
d'autres  si  abondante,  la  manne  ne  tombât  jamais  pour  lui. 
Mais  cet  irrégulier  n'avait  rien  d'un  révolté.  Il  n'était  pas 
mauvais  courtisan,  et  ne  perdit  jamais  une  occasion  de  louer 
le  Roi  en  prose  ou  en  vers.  11  a  maudit  les  ennemis  du 
royaume,  célébré  les  exploits  et  la  sagesse  de  Louis  XIV,  décrit 
les  beautés  de  Versailles  ;  il  a  accepté  avec  bonne  grâce  sa 
mésaventure  académique  ;  et  toujours  il  a  mis  dans  l'éloge  une 
pointe  de  familière  bonhomie  qui  relevait  la  fadeur  de  la  ilatte- 
rie.  Rien  n'y  a  fait;  le  Roi  est  resté  insensible. 

n.  —  l'olympe  et  le  parnasse 

Le  voici  en  pleine  renommée.  De  grands  esprits,  comme 
Fénelonet  La  Bruyère,  reconnaissent  son  génie.  Ses  vieux  amis, 
Racine  et  Boileau,  qui  cependant  appartiennent  à  l'ordre  nou- 
veau, demeurent  ses  admirateurs.  Dans  les  salons  et  les  ruelles 
où  l'invitent  les  femmes  les  plus  renommées  pour  leur  esprit, 
il  est  obligé  de  se  faire  accompagner  d  un  ami  qui  récite  ses 
fables,  voire  ses  contes,  car  il  n'ose  se  fier  à  sa  mémoire.  Le 
public  s'amuse  des  singularités  de  sa  vie  :  c'est  un  thème  iné- 
puisable de  bons  mots  et  d'anecdotes.  Enfin  l'Académie  l'a 
accueilli  par  un  vote  unanime,. 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  sa  gloire,  il  supporte  sans  chagrin  les  ennuis,  mais  il 
voudrait  bien  en  retirer  les  avantages,  et  le  premier  de  tous,  un 
peu  d'argent,  de  cet  argent  qu'il  méprise,  mais  sans  lequel  lea 
loisirs  de  sa  vieillesse  lui  paraîtraient  insipides. 

Peu  h  peu  il  a  vendu  presque  tous  ses  biens  de  Champagne  ; 
il  s'est  même  défait  de  la  maison  patrimoniale  de  Cbàteau- 
Thierry.  Sans  doute,  il  jouit  toujours  du  logis  que  lui  a  gardé 
Mme  de  La  Sablière;  il  ne  le  quittera  qu'après  la  mort  de  son 
amie.  La  il  s'est  fait  un  intérieur  à  son  goût.  Les  bustes  des 
grands  philosophes  de  l'antiquité  décorent  la  chambre  où  il  a  cou- 
tume de  recevoir  ses  amis,  Vergier,  Saint-Dié,  Ilervart  et  pour 
donner  à  ceux-ci  le  plaisir  d'un  peu  de  musique,  il  a  fait  appor- 
ter un  clavecin  ;  une  «  Ghloris  »  vient  y  chanter  des  chansons. 

La  Chloris  est  jolie,  et  jeune,  et  sa  personne 

Pourroilbicn  ramoner  l'amour 

Au  philosophique  séjour. 
Je  l'en  avois  banni  ;  si  Chloris  le  ramène, 

Elle  aura  chansons  pour  chansons  (1). 

Mais  il  est  peu  probable  que  M'"8  La  Sablière  ait  consenti  a 
faire  les  frais  des  philosophes  en  terre  cuite,  du  clavecin,  et  je 
n'ose  ajouter,  de  la  Ghloris. 

Pour  sortir  d'embarras,  à  défaut  des  bienfaits  du  Roi,  un 
seul  moyen  lui  restait,  celui  dont  alors  tous  les  poètes  usaient 
sans  vergogne. 

On  ne  peut  trop  louer  trois  sortes  de  personnes  : 
Les  Dieux,  sa  maltresse  et  son  roi, 

dit  La  Fontaine.  La-dessus  il  raconte  comment,  pour  recon- 
naître les  louanges  dont  Simonide  les  avait  comblés,  Castor  et 
Pollux  donnèrent  à  leur  poète  un  avis  opportun  et  lui  épar- 
gnèrent de  recevoir  un  plafond  sur  la  tête;  puis  il  conclut  : 

Je  reviens  à  mon  texte,  et  dis  premièrement 

Qu'on  ne  saurait  manquer  de  louer  largement 

Les  Dieux  et  leurs  pareils;  de  plus,  que  Melpomène, 

Souvent,  sans  déroger,  trafique  de  sa  peine; 

Enfin  qu'on  doit  tenir  notre  art  en  quelque  prix. 

Les  grands  se  font  honneurdès  lors  qu'ils  nous  font  ^râce  : 

(i)  Lettre  à  M.  de  Bonrepaus,  31  août  1687. 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  399 

Jadis  l'Olympe  et  le  Parnasse 
Etoient  frères  et  bons  amis  (1). 

A  restaurer  celte  fraternité  de  l'Olympe  et  du  Parnasse, 
La  Fontaine  travailla  de  son  mieux.  Il  loua  son  roi, — gratuite- 
ment. Il  loua  les  dieux,   mais  avec  plus  de  profit. 

Il  avait  commencé  par  les  déesses,  et  il  avait  dédié  à  Mm*  de 
Montespan  le  second  recueil  de  ses  fables. 

C'est  de  vous  que  mes  vers  attendent  tout  leur  prix  : 

Il  n'est  beauté  dans  nos  écrits 
Dont  vous  ne  connoissiez  jusques  aux  moindres  traces  (2). 

Puis  ce  fut  le  tour  de  celle  qui  supplanta  Mme  de  Montespan, 
MUe  de  Fontange,  dont  l'abbé  de  Choisy  disait  qu'elle  était  «  belle 
comme  un  ange  et  sotte  comme  un  panier.  »  La  Fontaine,  il 
est  vrai,  assurait  que  toutes  les  déesses  de  l'Olympe  l'avaient 
faite  à  leur  image  : 

Pallas  y  mit  son  esprit  si  vanté, 

Junon  son  port,  et  Vénus  sa  beauté, 

Flore  son  teint,  et  les  Grâces  leurs  grâces  (3). 

Maintenant,  les  dieux  de  sa  vieillesse,  c'étaient  les  Conti  et 
les  Vendôme. 

Pour  les  Conti,  les  neveux  du  grand  Condé,  il  a  composé  des 
dédicaces,  des  épitres,  des  épithalames.  A  l'aîné,  Louis-Armand 
de  Conti,  il  a  envoyé  un  opuscule,  intitulé  :  Comparaison 
d'Alexandre,  de  César  et  de  Monsieur  le  Prince,  qui  est  de  sa 
prose  la  plus  belle  et  la  plus  solide.  De  la  veuve  de  Louis- 
Armand,  fille  de  Louis  XIV  et  de  Mlle  de  la  Vallière,  il  a  tracé 
ce  ravissant  portrait  : 

Conti  me  parut  lors  mille  fois  plus  légère 
Que  ne  dansent  au  bois  la  nymphe  et  la  bergère  ; 
L'herbe  l'auroit  portée;  une  fleur  n'auroit  pas 
Reçu  l'empreinte  de  ses  pas  (4). 

Quant  au  plus  jeune,  le  prince  de  la  Roche-sur-Yon,  qui 
devint  prince  de  Conli  après  la  mort  de  son  frère,  La  Fontaine 

(1)  Simonide  préservé  par  les  dieux. 

(2)  A  M-'  de  Montespan,  dédicace  du  livre  Vil  des  Fables. 

(3)  Épilre  à  M—  de  Fontanges,  v.  112  et  suivants. 

(4)  Le  Songe. 


400  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  a  avilie  le  Milan,  le  Roi  et  le  Chasseur,  et  lui  a  adressé  des 
letlres  rimées,  alerles  et  spirituelles. 

Les  Vendôme,  arrière-pelits-fils  de  Henri  IV  et  de  Gabrielle 
d'Estrées,  étaient,  par  leur  mère,  Laure  Mancini,  neveux  de  la 
duchesse  de  Bouillon,  qui  elle-même  était  cousine  des  Conli.  La 
Fontaine  était  donc  en  pays  de  connaissance  au  château  d'Anet 
où  le  duc  tenait  sa  cour.  Il  retrouvera  la  même  société  à  Taris 
dans  riiùlel  du  Temple,  que  le  chevalier  de  Vendôme  occupe  en 
sa  qualité  de  grand-prieur.  Les  mœurs  des  Vendôme,  les  fêtes 
d'Anet,  les  débauches  du  Temple  forment  un  des  chapitres  les 
plus  connus  de  la  chronique  scandaleuse,  pendant  la  dernière- 
partie  du  règne  de  Louis  XIV  :  je  vous  renvoie  a  Saint-Simon. 

Lorsque  La  Fontaine  publia  Pki'émon  et  Danois,  où  il  dépei- 
gnait d'une  manière  aussi  louchante  qu'inattendue  la  félicité  de 
deux  vieux  époux  dont 

Ni  le  temps  ni  l'hymen  n'éteignirent  la  flamme, 

il  eut  la  singulière  pensée  de  dédier  celle  idylle  innocente  au 
duc  de  Vendôme,  et,  ce  jour-là,  il  loua  sans  mesure. 

Je  voudrois  pouvoir  dire  en  un  style  assez  haut 
Qu'ayant  mille  vertus  vous  n'avez  nul  défaut. 

Vendôme  dut  sourire  à  la  pensée  qu'on  ne  lui  trouvait  «  nul 
défaut.  »  Il  y  en  avait  un  du  moins  qui  lui  manquait,  c'était 
l'ingratitude.  Dien  que  Philémon  et  Baucis  commençât  par  ce 
vers  imprudent  : 

Ni  l'or  ni  la  grandeur  ne  nous  rendent  heureux, 

il  chargea  l'abbé  de  Chaulieu,  intendant  de  ses  munificences, 
de  faire  quelques  largesses  à  La  Fontaine,  et  bientôt  les  rela- 
tions entre  le  poète  et  le  duc  devinrent  moins  cérémonieuses. 
On  en  verra  la  preuve  dans  les  letlres  et  les  épilres  de  La  Fon- 
ainc  à  Vendôme. 

Citons  quelques  fragments  d'une  de  ces  lettres  versifiées  (1). 
Cette  poésie  familière  n'est  pas  un  chef-d'œuvre.  C'est  une  de  ces 
gazettes  rimées,  comme  La  Fontaine  avait  coutume  d'en  adresser 
à  ses  amis  et  à  ses  protecteurs.  En  outre,  elle  jette  une  lumière 
a-sez  crue  sur  une  vieillesse  dont  on  ne  peut  dire,  comme  de  celle 
de  Philémon  et  de  Baucis,  qu'elle  fut  «  le  soir  d'un  beau  jour.  » 

(i)  Lettre  à  Sou  Altesse  Mgr  le  Duc  de  Vendôme,  septembre  1G89. 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  401 

La  gazette  d'abord.  On  est  dans  l'été  de  1689  :  les  troupes 
françaises  sont  entrées  dans  le  Palatinal  et  y  font  de  grands 
ravages;  Spire,  Worms,  Oppenheim  sont  en  flammes;  Vendôme 
vient  de  prendre  un  commandement  dans  l'armée  du  Rhin. 

Rarement  voit-on,  ce  me  semble, 
Guerre  et  pitié  loger  ensemble. 
Aurions-nous  des  botes  plus  doux, 
Si  l'Allemagne  enlroit  cbez  nous? 
J'aime  mieux  les  Turcs  en  campagne 
Que  de  voir  nos  vins  de  Champagne 
Profanés  par  des  Allemands  : 
Ces  gens  ont  des  banaps  trop  grands; 
Noire  nectar  veut  d'autres  verres. 
En  un  mot,  gardez  qu'en  nos  terres 
Le  chemin  ne  leur  soit  ouvert  : 
Us  nous  pourroient  prendre  sans  verd. 

Quelques  plaisanteries  à  l'adresse  du  pape  Innocent  XI,  qui 
était  alors  fort  mal  vu  de  la  cour  de  France.  Et  voici  l'opinion 
de  La  Fontaine  sur  la  Révocation  de  l'Ldit  de  Nantes.  Il  a 
approuvé  cette  mesure  avec  une  énergie  qui  nous  surprend  un 
peu,  car  les  La  Sablière  étaient  protestants  :  Mme  de  La  Sablière 
s'était  convertie  avant  la  Révocation,  mais  sa  fille  M",e  Muisson 
et  son  fils,  Nicolas  de  La  Sablière,  avaient  été  forcés  de  se  sépare  r 
de  leurs  enfants  et  de  s'exiler  en  Angleterre.  Il  est  vrai  que 
La  Fontaine  parait  trouver  que  le  zèle  du  Roi  dépasse  un  peu  la 
mesure. 

Louis  a  banni  de  la  France 
L'hérétique  et  très  sotte  engeance. 
Il  tenta  sans  beaucoup  d'effort 
Un  si  grand  dessein  dans  l'abord  : 
Les  esprits  étoient  plus  dociles. 
Notre  Roi  voyant  quelques  villes 
Sans  peine  à  la  foi  se  rangeant, 
L'appélit  lui  vint  en  mangeant. 

C'est  la  vérité  même  :  les  premières  conversions  en  masse 
aveuglèrent  Louis  XIV  sur  les  difficultés  et  les  iniquités  de  son 
entreprise. 

Abandonnant  les  choses  de  la  guerre  et  de  la  politique,  La 
Fontaine  aborde,    sans   transition,  un  sujet    qui  le   touche   de 

TOME   LXY.    —    1921.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beaucoup  plus  près.  L'abbé  de  Chaulieu   lui  a  promis  quelque 
argent  do  la  pur!  du  duc. 

Il  veut  accroître  ma  chevance  : 
Sur  cet  espoir,  j'ai  par  avance 
Quelques  louis  au  vent  jetés, 
Dont  je  rends  grâce  à  vos  bontés. 


Le  reste  ira,  ne  vous  déplaise, 
En  vins,  en  joie,  et  cxtera. 
Ce  mot-ci  s'interprétera 
Des  Jeannetons,  car  les  Clymènes 
Aux  vieilles  gens  sont  inhumaines. 
Je  ne  vous  reponds  pas  qu'encor 
Je  n'emploie  un  peu  de  votre  or 
A  payer  la  brune  et  la  blonde; 
Car  tout  peut  aimer  en  ce  monde. 
Non  que  j'assemble  tous  les  jours 
Barbe  fleurie  et  les  Amours. 


Ensuite  il  donne  au  Duc  les  dernières  nouvelles  de  la  société 
du  Temple  : 

Nous  faisons  au  Temple  merveilles. 
L'autre  jour  on  but  vingt  bouteilles; 
Renier  (t)  en  fut  l'archi  tri  clin, 
La  nuit  étant  sur  son  déclin, 
Lorsque  j'eus  vidé  mainte  coupe, 
Lanjamet,  aussi  de  la  troupe, 
Me  ramena  dans  mon  manoir. 
Je  lui  donnai,  non  le  bonsoir, 
Mais  le  bonjour  :  la  blonde  Aurore, 
En  quittant  le  rivage  maure, 
Nous  avoit  à  table  trouvés, 
Nos  verres  nets  et  bien  lavés, 
Mais  nos  yeux  étant  un  peu  troubles, 
Sans  pourtant  voir  les  objets  doubles. 
Jusqu'au  point  du  jour  on  chanta, 
On  but,  on  rit,  on  disputa. 

Ces  diverses  confidences  en  disent  assez  sur  les  divertisse- 
ments de  la  vieillesse  de  La  Fontaine.  Il  est  superflu  d'insister 
sur  ses  lettres  à  Mme  Ulrich,  personne  belle,  spirituelle  et  d'une 

(1)  Elève  de  Lulli. 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  403 

galanterie  sans  mesure,  qui  tenait  une  sorte  de  tripot  dans  la 
rue  de  l'Université.  On  ignore  combien  de  temps  il  demeura 
chez  elle,  mais  on  sait  qu'il  laissa  entre  ses  mains  nombre  de 
manuscrits,  car  ce  fut  elle  qui  édita  les  œuvres  posthumes.  On 
sait  aussi  par  ses  lettres  qu'il  ne  refusait  pas  «  les  perdrix,  le 
vin  de  Champagne,  les  poulardes  avec  une  chambre  chez  le 
marquis  de  Sablé  (1),  »  un  des  amants  de  M"K  Ulrich. 

III.    —    DANS    LE    PARC    DE    BOIS-LE- VICOMTE 

La  Fontaine  trouva  sur  son  chemin  une  seconde  La  Sablière. 
Françoise  le  Rogois  de  Bretonvilliers  avait  épousé  le  financier 
d'IIervart.  Elle  était  d'une  rare  beauté.  Le  mutuel  amour  des 
deux  époux  émerveillait  La  Fontaine.  «  Comment,  écrivait-il, 
M.  d'IIervart  cesserait-il  d'aimer  une  femme  souverainement 
jolie,  complaisante,  d'humeur  égale,  d'un  esprit  doux  et  qui 
l'aime  de  tout  son  cœur?  (2)  »  Mme  d'IIervart  entoura  le  vieux 
poète  de  soins  et  d'affection.  Elle  le  chapitrait  sans  sévérité,  car 
la  société  des  Ilervart  n'était  pas  bégueule,  et  un  des  familiers 
de  la  maison,  l'abbé  Vergier,  composait  des  contes  auprès  des- 
quels ceux  de  La  Fontaine  peuvent  passer  pour  édifiants.  La 
morale  que  la  jeune  femme  prêchait  h  son  ami  élait  donc 
indulgente.  Elle  eût  seulement  voulu  mettre  un  peu  de  décence 
dans  celle  existence  désordonnée,  obliger  La  Fontaine  à  porter 
un  habit  moins  troué,  le  décourager  d'aller  chez  les  «  Jeanne- 
Ions,  »  le  retenir  auprès  d'elle  à  la  campagne,  dans  son  château 
de  Bois-le-Vicomte.  C'était  peine  perdue  :  noire  homme  aimait 
tendrement  son  amie,  la  payait  en  vers  charmants  de  ses  atten- 
tions et  de  ses  conseils,  mais  il  s'évadait,  a  la  première  occa- 
sion, pour  retourner  chez  le  grand  prieur,  chez  Mme  Ulrich,  ou 
ailleurs. 

C'est  sous  les  ombrages  de  Bois-le-Vicomte  qu'il  nous  plaît 
de  nous  représenter  La  Fontaine  septuagénaire,  tel  que  nous  lo 
montre  l'admirable  portrait  aujourd'hui  conservé  au  musée  de 
Versailles  :  dans  un  visage  dont  la  sécheresse  et  les  rides 
laissent  voir  le  ravage  des  années  et  la  fatigue  de  la  vie,  des 
yeux  brillant  d'une  juvénile,  d'une  enfantine  clarté,  un  long 
nf7.  qui  flaire  toutes  les  voluptés,  des  lèvres  fines  et  malicieuse- 

(1)  Lettre  à  M—  Ulrich,  octobre  1688. 

(2)  Lettre  à  M.  de  Bonrepaus,  34  août  1687. 


404  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  serrées,  un  fort  menton  dont  la  rondeur  intacte  trahit  toutes 
I  -  sensualités.  Voilà  bien  le  héros  de  la  mésaventure,  que  Iui- 
même  a,  un  jour,  si  joliment  contée  dans  une  lettre  à  Vergier  : 

Qu'avoit  affaire  M.  d'Hervart  de  s'attirer  la  visite  qu'il  eut 
dimanche?  Que  ne  m'avertissoit-il  ?  Je  lui  aurois  représenté  la 
loiblesse  du  personnage,  et  lui  aurois  dit  que  son  très  humble  servi- 
teur étoit  incapable  de  résister  à  une  fille  de  quinze  ans  qui  a  les 
yeux  beaux,  la  peau  délicate  et  blanche,  les  traits  du  visage  d'un 
agrément  infini,  une  bouche  et  des  regards...  Je  vous  en  fais  juge; 
sans  parler  de  quelques  autres  merveilles,  sur  lesquelles  M.  d'Hervart 
m'obligea  de  jeter  la  vue.  Que  ne  me  fit-il  la  description  tout  entière 
de  Mlle  de  Beaulieu?  Je  serois  parti  avant  le  dîner;  je  ne  me  serois 
pas  détourné  de  trois  lieues  comme  je  fis,  ni  n'aurois  été,  comme  un 
idiot,  me  jeter  dans  Louvres,  c'est-à-dire  dans  un  village  qui  n'en  est 
écarté  que  d'un  quart  de  lieue,  plusloin  de  Paris  que  n'en  est  Bois-le- 
Vicomte.  La  pluie  me  fit  arrêter  près  de  deux  heures  à  Auney.  J'étois 
encore  à  cheval  qu'il  étoit  près  de  dix  heures.  Un  laquais,  le  seul 
homme  que  je  rencontrai,  m'apprit  de  combien  j'avois  quitté  la  vraie 
route,  et  me  remit  dans  la  voie  en  dépit  de  MUe  de  Beaulieu,  qui 
m'occupoit  tellement  que  je  ne  songeois  ni  à  l'heure  ni  au  chemin. 
Mais  cela  ne  servit  de  rien  :  il  fallut  gîter  au  village.  Vous  voyez,  mon- 
sieur, que,  sans  la  visite  qu'elle  nous  fit,  je  n'aurois  pas  eu  un  gîte 
dont  il  plaise  à  Dieu  vous  préserver.  J'eus  beau  dire  l'oraison  de  saint 
Julien,  Mlle  de  Beaulieu  fut  cause  que  je  couchai  dans  un  malheureux 
hameau...  (1)  » 

Et  pendant  trois  jours  La  Fontaine  rêve  de  MIle  de  Beaulieu; 
puis  il  écrit  à  Vergier  pour  le  charger  de  remettre  à  la  jeune 
fille  une  jolie  déclaration  : 

Amarante  est  jeune  et  belle; 
Je  suis  vieux  sans  être  beau, 
Et  vais  pour  quelque  rebelle 
M'einbarquer  tout  de  nouveau. 

Il  s'embarque  et,  dans  ses  petits  vers,  le  Printemps,  l'Aurore, 
les  lis,  les  roses,  toutes  les  antiques  fanfreluches  de  la  muse 
galante,  reprennent  soudain  grâce  et  fraîcheur,  rajeunies  par 
l'immortelle  jeunesse  du  vieil  amoureux.  Et  tant  pis  si  Mlle  de 
Beaulieu  s'en  divertit!  «  A  quoi,  dit-il,  servent  les  radoteurs 
qu'à  faire  rire  les  jeunes  filles?  » 

(i)  Lettre  à  M.  l'abbé  Vergier,  4  juin  J,688. 


JEAN     DE    LA    FONTAINE.  405 

Et  c'est  encore  dans  ces  mêmes  jardins  de  Bois-le- Vicomte 
qu'il  faut  évoquer  une  dernière  image  de  La  Fontaine  :  ce  n'est 
pas  la  moins  charmante,  et  c'est  peut-être  la  plus  vraie.  On  la 
trouve  dans  une  lettre  de  Vergier  à  Mme  d'IIervart. 

Je  voudrois  bien  le  voir  aussi 
Dans  ces  charmants  détours  que  votre  parc  enserre 

Parler  de  paix,  parler  de  guerre, 
Parler  de  vers,  de  vin,  et  d'amoureux  souci; 
Former  d'un  vain  projet  le  plan  imaginaire, 
Changer  en  cent  façons  l'ordre  de  l'Univers; 
Sans  douter,  proposer  mille  doutes  divers; 
Puis  tout  seul  s'écarter  comme  il  fait  d'ordinaire, 
Non  pour  rêver  à  vous  qui  rêvez  tant  à  lui, 

Non  pour  rêver  à  quelque  affaire, 

Mais  pour  varier  son  ennui. 

Et  Vergier  ajoutait  :  «  Car  vous  savez,  madame,  qu'il  s'en- 
nuie partout,  et  même  (ne  vous  en  déplaise)  quand  il  est  auprès 
de  vous,  surtout  quand  vous  vous  avisez  de  vouloir  régler  ses 
mœurs  ou  sa  dépense  (1).  » 

On  peut  se  demander  si  La  Fontaine  s'ennuyait  autant  que 
Vergier  l'a  pensé.  Gomme  lui-même  ne  nous  en  a  jamais  rien 
dit,  Vergier  a  du  se  tromper. 

IV.    —    LA   CONVERSION 

Au  milieu  du  mois  de  décembre  4692,  La  Fontaine,  qui  avait 
déjà  passé  par  des  crises  de  rhumatisme,  tomba  très  gravement 
malade.  Il  était  alors  dans  sa  soixante-douzième  année  et  demeu- 
rait encore  chez  Mme  de  La  Sablière,  rue  Saint-IIonoré.  Ayant  su 
la  maladie  de  son  paroissien,  le  curé  de  Saint-Roch  chargea  un 
de  ses  vicaires  de  l'aller  visiter.  Ce  vicaire,  l'abbé  Pouget,  était 
un  jeune  prêtre  de  vingt-six  ans,  docteur  en  Sorbonne  et  qui, 
trois  ans  plus  tard,  devait  entrer  à  l'Oratoire.  Il  était  d'esprit 
janséniste,  car  il  figure  au  Nécrologe  de  Port-Royal  comme  un 
«  Ami  de  la  vérité,  »  et  il  devait  être  dans  la  suite  un  des 
premiers  «  appelants  »  de  la  Bulle.  Il  avait  du  coup  d'œil,  de  la 
finesse,  et,  pour  le  salut  des  âmes,  un  zèle  un  peu  brusque,  un 
peu  rude  :  on  en  jugera. 

(1)  Lettre  de  Vergier  à  M"  d'IIervart 


406  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  commença  par  décliner  la  mission  qu'on  lui  voulait 
confier,  alléguant  sa  jeunesse,  son  inexpérience.  Mais  le  curé 
insista,  et  le  vicaire  obéit. 

Il  prit  avec  lui  un  ami  commun,  «  homme,  dit-il,  de  beau- 
coup d'esprit  et  qui  était  intime  de  M.  de  La  Fontaine,  »  (peut- 
être  Maucroix;  plus  probablement  Racine)  et  se  présenta  chez 
le  malade  pour  savoir  de  ses  nouvelles.  Insensiblement  il  mit 
la  conversation  sur  les  vérités  de  la  religion.  La  Fontaine 
n'éluda  pas  l'entretien,  mais  avoua  combien  il  lui  répugnait 
d'admettre  l'éternité  des  peines  :  «  Je  me  suis  mis  depuis 
quelque  temps,  dit-il,  à  lire  le  Nouveau  Testament;  je  vous 
issure  que  c'est  un  fort  bon  livre,  oui,  par  ma  foi,  c'est  un 
bon  livre.  Mais  il  y  a  un  article  sur  lequel  je  ne  me  suis 
pas  rendu,  c'est  celui  de  l'éternité  des  peines;  je  ne  comprends 
pas  comment  celte  éternité  peut  s'accorder  avec  la  bonté  de 
Dieu.  »  A  quoi  l'ecclésiastique  répondit  qu'il  n'était  point  néee^ 
saire  de  comprendre,  qu'il  suffisait  de  croire  à  la  révélation, 
que,  du  reste,  l'éternité  des  peines  était  fondée  en  raison,  et, 
comme  il  était  tout  frais  émoulu  de  la  Sorbonne,  il  cita  abon- 
damment saint  Augustin,  les  Pères,  les  théologiens,  si  bien 
que  sous  ce  déluge  de  preuves  La  Fontaine  se  rendit  et  pria  le 
vicaire  de  revenir  le  voir.  Quelques  heures  plus  tard,  le  vicaire 
était  là  prêt  à  reprendre  la  controverse.  Pendant  dix  ou  douze 
jours,  le  tête-à-tête  se  renouvela. 

L'abbé  Pouget  a  dit  l'impression  que  lui  laissèrent  ces 
longues  conversations  : 

M.  de  La  Fontaine  n'avait  jamais  été  absolument  mécréant,  mais 
aussi  c'était  un  homme  qui,  comme  tout  le  monde  sait,  n'avait  jamais 
fait  de  la  religion  son  capital.  C'était  un  homme  abstrait  qui  ne 
pensait  guère  de  suite,  qui  avait  quelquefois  de  très  agréables  saillies, 
qui  d'autres  fois  paraissait  avoir  peu  d'esprit,  qui  ne  s'embarrassait 
de  rien  et  qui  ne  prenait  rien  fort  à  cœur.  La  maladie  le  mit  en  état 
de  faire  des  réflexions  sérieuses.  Je  lui  ai  connu,  pendant  ce  temps- 
là,  un  £rand  fond  de  bon  sens.  Il  saisissait,  le  vrai,  et  il  s'y  rendait; 
il  ne  cherchait  point  à  chicaner.  Il  me  parut  agir  avec  droiture  et 
bonne  foi,  et  il  me  dit  que  s'il  prenait  le  parti  de  se  confesser,  je 
verrais  qu'il  le  ferait  tout  de  son  mieux  et  qu'il  ne  jouerait  pas  la 
comédie... 

Il  finit  par  se  décider  à  une  confession  générale,  et  certes  il 
ne  joua  pas  la  comédie.   D'ailleurs,  cette  confession  générale, 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  407 

no  l'avait-il  pas  déjà  faite  à  tout  vonant,  sans  réticence  connut 
sans  forfanterie?  Son  confesseur  lui  avait  promis  de  venir  à  sun 
secours  «  par  les  différentes  questions  qu'il  lui  ferait,  par  rap- 
port à  chaque  âge  de  sa  vie,  sur  les  commandements  de  Dieu  et 
de  l'Eglise.  »  Nous  n'avons  pas  fait  autre  chose,  quand,  feuil- 
*elanl  ses  ouvrages,  nous  y  avons  relevé  presque  à  chaque  page 
l'aveu  de  ses  faiblesses. 

L'abbé  Pouget  avait  raison  :  jamais  La  Fontaine  n'avait  été 
«  absolument  un  mécréant,  »  mais  toute  religion  avait  été 
absente  de  sa  vie.  Il  croyait  en  Dieu.  L'ordre  qui  règne  dans 
l'univers  est,  d'ailleurs,  la  seule  raison  qu'il  ait  jamais  donnée 
de  sa  croyance.  «  Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait,  »  et  la  preuve,  c'est 
que  les  citrouilles  ne  poussent  pas  sur  les  chênes  1  Puis,  avant 
donné  ce  satisfecit  à  la  Providence,  il  se  jugeait  quitte  avec  elle- 
Les  dieux  de  l'Olympe  lui  étaient  plus  familiers  que  les  saints 
du  Paradis.  Son  imagination  était  à  tel  point  hantée  de  mytho- 
logie quo,,nous  qui  sommes  devenus  assez  ignorants  de  la  fable 
antique,  nous  nous  trouvons  parfois  embarrassés  pour  com- 
prendre du  premier  coup  tels  ou  tels  vers  de  La  Fontaine.  Vis- 
à-vis  du  paganisme,  son  sentiment  ressemblait  à  celui  de  tant 
de  nos  contemporains  vis-à-vis  du  christianisme  :  il  avait  la 
piété  sans  la  foi,  mais  de  cette  piété,  de  cette  tendre  piété  su 
poésie  était  pénétrée.  Quant  à  sa  morale,  tout  épicurienne,  il 
ne  se  fût  jamais  avisé  de  la  réduire  en  maximes  philosophiques, 
mais  elle  était  la  fidèle  servante  de  ses  goûts  et  de  ses  passions, 

L'ellet  bon  ou  mauvais  de  son  tempérament. 

A  vingt  ans,  il  avait  passé  par  l'Oratoire  où  ses  maîtres 
avaient,  sans  doute,  cherché  à  lui  enseigner  la  théologie  et  la 
vertu  :  qu'en  avait-il  retenu? 

Il  s'était  bien  gardé  de  prendre  parti  dans  les  grandes  disputes 
religieuses  qui  passionnaient  son  siècle.  La  lecture  des  Provin- 
ciales l'avait  diverti  et  lui  avait  inspiré  une  épigramme  et  une 
amusante  ballade  :  Escobar  suit  un  chemin  de  velours,  où  d'ail- 
leurs  il  approuvait  la  condamnation  de  Jansenius,  «  auteur  de 
vains  débats.  »  Un  moment,  on  eut,  il  est  vrai,  la  surprise  de 
le  trouver  en  relationsavec  les  messieurs  de  Port-Royal.  En  1671, 
un  personnage  équivoque,  l'oratorien  Loménie  de  Urienne,  avait 
persuadé  aux  jansénistes  de  publier  un  choix  de  «  poésies  chré- 
tiennes »  sous  la  caution  de  La  Fontaine,  et  de   dédier  le  tout 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  jeune  prince  de  Conti  :  La  Fontaine  avait  donné  son  nom, 
écrit  la  dédicace  et  une  traduction  du  psaume  Diligam  te, 
Domine.  Bien  plus,  deux  ans  après,  sur  le  conseil  d'on  ne  sait 
qui,  il  fit  d'un  récit  de  saint  Jérôme,  traduit  par  Arnauld 
d'Andilly,  le  pieux  et  détestable  poème  de  la  Captivité  de  Saint 
Malc.  Il  serait  téméraire  d'en  conclure  qu'il  sentit  alors  une 
velléité,  même  fugitive,  d'amender  ses  mœurs.  La  fastidieuse 
médiocrité  de  Saint-Malc  montre  quel  ennui  accablait  La  Fon- 
taine tandis  qu'il  bâclait  l'éloge  de  la  chasteté,  car  de  ces  550  vers 
on  n'en  peut  guère  sauver  que  quatre,  mais  il  faut  les  sauver  : 
le  saint  obligé  de  vivre  auprès  d' 

Une  dame  encor  jeune  et  sage  en  sa  conduite, 
supplie  le  Seigneur  de  le  défendre  contre  la  tentation  : 

Tu  m'as  donné  pour  aide  au  fort  de  la  tourmente 
Une  compagne  sainte,  il  est  vrai,  mais  charmante; 
Son  exemple  est  puissant,  ses  yeux  le  sont  aussi. 
De  conduire  les  miens,  Seigneur,  prends  le  souci  (1). 

D'ailleurs  il  venait  tout  justement  de  publier  la  troisième 
partie  de  ses  contes  qui  finit  par  le  Petit  Chien,  et  allait  publier 
la  quatrième  qui  commence  par  Comment  l'esprit  vient  aux 
filles.  Il  tenait  les  jansénistes  pour  des  personnages  un  peu 
tristes,  «  gens  d'esprit  et  bons  disputeurs.  »  N'avait-il  pas  eu  un 
jour  l'étrange  pensée  de  dédier  un  de  ses  contes  à  Arnauld 
d'Andilly?  Et  Boileau,  dit-on,  avait  eu  peine  à  lui  faire  entendre 
que  le  vieux  solitaire  ne  lui  en  témoignerait  aucune  gratitude. 
Jamais  lui  qui  tant  rêvait,  n'a  rêvé  de  1'  «  affreux  vallon  »  de 
Port-Royal. 

Il  avait  beaucoup  raillé  le  clergé,  les  moines  et  les  nonnes  : 
ses  contes  les  plus  licencieux  se  passent  au  couvent.  Il  se  mo- 
quait un  peu  de  nous,  quand  il  alléguait,  pour  son  excuse,  le 
dérèglement  des  religieux  et  des  religieuses  : 

Si  vous  teniez  toujours  votre  bréviaire, 
Vous  n'auriez  rien  à  démêler  ici  (2). 

En  réalité,  il  ne  faisait  que  suivre  l'exemple  de  ses  maîtres 
Boccace,  Marot,  Rabelais  et  tous  les  vieux  conteurs;  il  les  sui- 
vait sans  scrupule  et  sans  remords. 

(1)  La  captivité  de  Saint  Malc,  v.  205  et  suivants. 

(2)  Le  psautier,  v.  19  et  suivants. 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  409 

Il  avait  eu  sous  les  yeux  bien  des  spectacles  qui  eussent  pu 
troubler  sa  philosophie  anacréontique  :  Racine  avait  quitté  le 
théâtre  et  la  Champmeslé,  pour  se  réconcilier  avec  Port-Royal 
et  épouser  Catherine  de  Romanet  ;  Mme  de  La  Sablière  s'était 
retirée  aux  Incurables,  et  expiait  dans  une  vie  pénitente  les 
péchés  de  la  chair  et  de  l'esprit;  Gondé  avait  fait  ses  Pâques 
après  dix-sept  ans  d'irréligion  et  mouraitpieusement;  Louis  XIV 
épousait  Mra*  de  Maintenon;  enfin  les  courtisans, 

Peuple  caméléon,  peuple  singe  du  maître, 

donnaient  dans  la  dévotion  ou  l'hypocrisie.  Tous  ces  change- 
ments l'avaient  surpris;  mais  il  était  aussi  incapable  de  dévo- 
tion que  d'hypocrisie.  Tout  ce  qu'il  demandait  au  Ciel  était  de 
rester  «  amoureux  et  bon  poète  »  jusqu'à  quatre-vingt-deux  ans. 
«  C'est  du  Ciel,  disait-il,  dont  il  est  fait  mention  au  pays  des 
Fables  que  je  veux  parler  :  car  celui  que  l'on  prêche  à  présent 
en  France;  veut  que  je  renonce  aux  Chloris,  à  Bacchus  et  à 
Apollon...  Je  concilierai  tout  cela  le  moins  mal  et  le  plus  long- 
temps qu'il  me  sera  possible.  »  Et  il  se  promettait  de  continuer 
à  servir  les  trois  divinités  «  et  ce  qui  s'ensuit;  avec  la  mo- 
dération  requise,  cela  s'entend  (1).  » 

Jusqu'à  l'heure  de  la  grâce,  il  avait  été  tel  que  lui-même 
s'est  dépeint  dans  une  jolie  lettre  à  Saint-Evremond  : 

«  Je  ne  suis  pas  moins  ennemi  que  vous  du  faux  air  d'esprit 
que  prend  un  libertin.  Quiconque  l'affectera,  je  lui  donnerai  la 
palme  du  ridicule. 

Rien  ne  m'engage  à  faire  un  livre; 

Mais  la  raison  m'oblige  à  vivre 

En  sage  citoyen  de  ce  vaste  univers  ; 

Citoyen  qui,  voyant  un  monde  si  divers, 

Rend  à  son  auteur  les  hommages 

Que  méritent  de  tels  ouvrages. 

Ce  devoir  acquitté,  les  beaux  vers,  les  doux  sons, 

Il  est  vrai,  sont  peu  nécessaires  : 

Mais  qui  dira  qu'ils  soient  contraires 

A  ces  éternelles  leçons? 

On  peut  goûter  la  joie  en  diverses  façons  : 

Au  sein  de  ses  amis  répandre  mille  choses, 

Et  recherchant  de  tout  les  effets  et  les  causes, 

(!)  Lettre  à  M.  de  Bonrepaus,  31  août  1687. 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  table,  au  bord  d'un  bois,  le  long  d'un  clair  ruisseau. 

Raisonner  avec  eux  sur  le  bon,  sur  le  beau, 

Pourvu  que  ce  dernier  se  traite  à  la  légère. 

Et  que  la  nymphe  ou  la  bergère 

N'occupe  notre  esprit  et  nos  yeux  qu'en  passant  : 

Le  chemin  du  cœur  est  glissant  (1). 

Voilà  quel  était  le  pénitent  de  l'abbé"  Pouget  :  une  âme 
droite,  naïve,  franche  et  qui  devait  offrir  peu  de  résistance  à 
l'appel  de  la  grâce,  puisqu'elle  n'avait  jamais  contesté  le  pre- 
mier article  du  Credo.  La  Fontaine  avait  violé  sans  relâche  le 
sixième  et  le  neuvième  des  commandements  de  Dieu  ;  mais  il 
y  a  des  repentirs  et  des  engagements  qui  ne  coûtent  pas  beau- 
coup à  un  vieillard  de  soixante-treize  ans  qui  se  sait  malade  à 
en  mourir.  Seulement,  La  Fontaine  était  poète,  et  il  fallait 
obtenir  de  lui  qu'il  condamnât  non  seulement  sa  vie,  qui  était 
bien  près  de  finir,  mais  aussi  ses  ouvrages  qu'il  jugeait  inno- 
cents. Avant  de  l'admettre  à  la  participation  des  sacrements, 
l'abbé  Pouget  exigeait  de  lui  le  désaveu  public  des  Contes  en  pré- 
sence de  l'Académie  française,  puis  la  promesse  «  de  ne  jamais 
plus  contribuer  à  l'impression  ou  au  débit  du  livre  et  de  con- 
sacrer désormais  son  talent  à  des  ouvrages  de  piété,  jamais  à  des 
ouvrages  qui  y  fussent  contraires.  » 

La  Fontaine  eut  peine  à  accepter  les  conditions  de  son  con- 
fesseur. «  Il  ne  pouvait  pas,  dit  l'abbé  Pouget,  s'imaginer  que 
le  livre  des  Contes  fût  un  ouvrage  si  pernicieux,  quoiqu'il  ne  le 
regardât  pas  comme  un  ouvrage  irrépréhensible  et  qu'il  ne  le 
justifiât  pas.  Il  protestait  que  ce  livre  n'avait  jamais  fait  de 
mauvaise  impression  sur  lui  en  l'écrivant,  et  il  ne  pouvait  pas 
comprendre  qu'il  pût  être  si  fort  nuisible  aux  personnes  qui  le 
lisaient.  Ceux  qui  ont  connu  plus  particulièrement  M.  de  La  Fon- 
taine, n'auront  point  de  peine  à  convenir  qu'il  ne  faisait  point 
de  mensonge  en  parlant  ainsi,  quelque  difficile  qu'il  paraisse 
de  croire  cela  d'un  homme  d'esprit  et  qui  connaissait  le  monde.  » 

L'abbé  Pouget  tint  bon;  La  Fontaine  céda.  II  céda  encore 
quand  l'abbé  Pouget  lui  imposa  de  détruire  une  comédie  qu'il 
devait  bientôt  remettre  aux  comédiens.  Le  manuscrit  fut  jeté  au 
feu.  El  La  Fontaine  reçut  l'absolution. 

I."  13  janvier  1693",  accompagné  d'une  délégation   de  l'Aca- 

(!)  I  fUrr  h  M    de  Saint-Évremond.  is  Héoemhre  168". 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  411 

demie  française,  l'abbé  Pouget  porta  lu  Saint-Sacrement  au  ma- 
lade qui  était  sur  un  fauteuil.  «  La  chambre,  écrit  l'abbé,  fut 
aussitôt  remplie  de  monde,  et  d'un  monde  choisi,  carie  bruit  de 
l'action  que  M.  de  La  Fontaine  allait  faire  s'était  répandu,  et 
un  grand  nombre  du  personnes  de  qualité  et  de  gens  d'esprit  se 
joignirent  à  Messieurs  les  Académiciens  et  voulurent  être  les 
témoins  du  spectacle.  » 

Peut-être  eut-on  pu  épargner  au  pénitent  cette  mise  en 
scène  et  ce  concours  de  badauds.  Peut-être  aussi  eùt-on  pu 
adoucir  la  déclaration  humiliante  qu'il  dut  alors  adresser  u. 
l'assistance  et  dont  les  termes  lui  avaient  été  certainement  dic- 
tés. Il  se  soumettait  sans  réserve  a  toutes  les  conditions  exigées 
de  lui,  et  dans  quels  termes  1 

Il  est  d'une  notoriété  qui  n'est  que  trop  publique,  que  j'ai  eu  le 
malheur  de  composer  un  livre  de  contes  infâmes.  En  le  composant, 
je  n'ai  pas  cru  que  ce  fût  un  ouvrage  aussi  pernicieux  qu'il  l'est.  On 
m'a  sur  cela  ouvert  les  yeux,  et  je  conviens  que  c'est  un  livre  abomi- 
nable. Je  suis  très  fâché  de  l'avoir  écrit...  Je  voudrois  que  cet  ouvrage 
ne  fût  jamais  sorti  de  ma  plume,  eter.. 

L'abbé  prit  acte  des  promesses,  durement,  impitoyablement, 
et  La  Fontaine  reçut  le  Saint-Vialique«avecun  extérieur  qui  mar- 
quait une  profonde  humiliation  et  de  grands  sentiments  de  piété.  » 

Le  même  jour,  un  gentilhomme  envoyé  par  le  duc  de  Bour- 
gogne remit  à  La  Fontaine  une  bourse  de  cinquante  louis 
pour  le  dédommager  du  profit  qu'il  eût  tiré  d'une  nouvelle  édi- 
tion des  Coules  prête  à  paraître  en  Ilollande.  C'est  l'abbé  Pou- 
get  qui  mentionne  cette  «  belle  action  »  du  prince  alors  âge 
de  douze  ans.  Cinquante  louis!  s'il  se  fût  agi  de  payer  la  dédi- 
cace d'un  poème,  rien  de  plus  naturel  :  c'était  l'usage.  Mais 
cette  libéralité  accordée  à  un  converti,  quelques  heures  après 
sa  conversion  I  II  n'a  pas  tort,  le  biographe  de  La  Fontaine  qui 
observe  à  ce  propos  :  «  L'intention  était  excellente,  mais  il 
nous  semble  que  le  moment  fut  mal  choisi.  » 

Lorsqu'il  fut  rétabli  et  put  se  rendre  à  l'Académie,  La  Fon- 
taine y  renouvela  sa  déclaration   devant  toute  la  compagnie. 

V.    —    LES    DEUX    DERNIÈRES    ANNÉES 

Tandis  qu'il  était  malade,  M,ne  de  la  Sablière  était  morte.  Il 
fut  alors    recueilli   par   ses  amis  d'IIervart  dans  leur  hôtel  de 


412  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

la  rue  Plàtrière.  Il  passa  les  deux  dernières  années  de  sa  vie 
dans  cette  somptueuse  maison  dont  les  plafonds  décorés  par 
Mignard  représentaient  l'apothéose  de  Psyché  et  l'histoire 
d'Apollon.  Plus  d'une  fois  le  vieux  poêle  dut  contempler,  avec 
un  plaisir  mêlé  de  remords,  les  gracieuses  figures  qui  avaient 
enchanté  ses  trop  païennes  rêveries,  et  plus  d'une  fois  chasser 
d'un  signe  de  croix  le  malin  qui  lui  chuchotait  à  l'oreille  : 
«  Toutes  ces  divinités,  tu  les  a  chantées  ;  regarde  l'aventure  de 
Daphné  dont  tu  fis  un  opéra;  vois  le  Parnasse  où,  parmi  le 
chœur  des  Muses,  tu  contais  à  Apollon  la  froideur,  puis  le  sou- 
dain baiser  de  Clymène  ;  et  voici  Psyché,  mère  de  cette  «  Vo- 
lupté divine  »  que  tu  célébrais  dans  les  bosquets  de  Versailles.  » 
Mais  il  s'agissait  bien  de  Daphné,  d'Apollon  et  de  Psyché; 
maintenant  il  fallait  tenir  ses  promesses  et  penser  à  son  salut. 
La  Fontaine  y  pensa  avec  une  constance  qui  émerveilla  ceux 
qui  connaissaient  sa  naturelle  fragilité,  «  vrai  dans  sa  péni- 
tence, dit  l'abbé  d'Olivet,  comme  il  l'avait  été  dans  tout  le  reste 
de  sa  conduite  et  n'ayant  jamais  songé  à  tromper  ni  Dieu,  ni 
les  hommes.  » 

Il  se  mit  donc  à  paraphraser  des  psaumes.  Il  s'en  acquitta 
de  son  mieux.  Son  Dies  irae  n'est  pas  un  des  chefs-d'œuvre 
de  la  poésie  sacrée;  mais  il  est  plus  facile  à  un  vieil  homme 
de  changer  sa  vie,  qu'à  un  vieux  poète  de  renouveler  sa  poésie. 

On  fit  courir  le  bruit  qu'il  était  sorti  de  sa  maladie,  la  rai- 
son atteinte,  presque  en  enfance.  «  Sa  tête  est  très  affaiblie,  » 
écrivait  Ninon  de  Lenclos  à  Saint-Evremond,  qui,  à  son  tour, 
écrivait  à  la  duchesse  de  Mazarin  :  «  A  son  âge  et  au  mien,  on 
ne  doit  pas  s'étonner  qu'on  perde  la  raison,  mais  qu'on  la  con- 
serve... Le  mal  n'est  pas  d'être  fou,  mais  d'avoir  si  peu  de 
temps  à  l'être.  »  En  vérité,  Saint-Evremond,  Ninon  et  les  autres 
étaient  vexés  d'une  conversion  qui  réjouissait  les  dévots,  et,  de 
dépit,  ils  allaient  répétant  que  le  bonhomme  était  gâteux.  Or 
jamais  La  Fontaine  ne  fut  plus  actif,  plus  dispos  au  travail 
que  dans  les  mois  qui  suivirent  sa  convalescence. 

Il  retourna  à  Château-Thierry  ;  jamais  il  n'avait  cessé  d'y 
faire  de  plus  ou  moins  longs  séjours.  Cette  fois  sera  la  dernière 
qu'il  reviendra  au  pays  natal.  Revit-il  sa  femme?  Lui  deman- 
da-t-il  pardon  de  ses  torts?  Les  deux  vieux  époux  se  réconci- 
lièrent-ils? Jusqu'au  bout  l'on  est  condamné  à  ne  pas  savoir 
grand'chose  de  la  vie  conjugale  de  La  Fontaine. 


JEAN    DE    LA    FONTAINE. 


413 


Une  lettre  qu'il  écrivit  à  Maucroix  le  26  octobre  161)3  et  dont 
le  texte  complet  n'a  été  mis  au  jour  qu'en  1911,  va  nous 
faire  entrer  de  plain  pied  dans  l'existence  quotidienne  du  vieil- 
lard, nous  montrer  ses  travaux,  ses  occupations,  ses  soucis.  On 
jugera  si  tout  cela  révèle  une  «  tête  affaiblie.  » 

Il  envoie  à  son  ami  une  copie  de  son  Dies  irœ  et  lui  donne 
quelques  nouvelles  des  récents  événements  d'Italie  :  la  défaite 
du  duc  de  Savoie,  l'altitude  du  pape,  etc.  On  a  déjà  noté,  à 
plusieurs  reprises,  combien  il  s'intéressait  aux  affaires  de  la 
politique  et  de  la  guerre:  il  y  avait  en  lui  l'étoffe  d'un  bon 
gazelior.  Puis  il  annonce  à  Maucroix  qu'il  lui  adressera  toutes 
ses  hymnes,  «  quand  il  les  aura  mises  un  peu  plus  au  net,  »  et 
le  prie  de  les  comparer  à  celles  de  Messieurs  de  Port-Royal.  Il 
lui  prodigue  les  conseils  pour  ses  traductions. 

Je  te  conseille  de  traduire  l'action  des  «  Fourches  Caudines  »  qui 
est  dans  Tite  Live  avec  les  harangues  de  part  et  d'autre.  Jamais  les 
Romains'ne  m'ont  semblé  si  grands  et  si  pleins  de  cœur  qu'en  ceste 
rencontre;  je  ne  m'étonne  pas  que  ce  peuple  se  soit  rendu  maître  de 
l'univers.  La  dissertation  de  cet  historien  sur  ce  qui  regarde 
Alexandre  est  bonne  aussi  à  traduire.  Mande-moy  où  je  pourray  trouver 
ton  /lalionariujn  Temporum  (c'était  un  abrégé  chronologique  de 
l'histoire  de  l'univers)  et  ton  Sanderus  (c'était  une  histoire  du 
schisme  de  l'Angleterre).  Envoye-moi  incessamment  ton  «  Dialogue 
de  Causis,  »  et  le  reste  que  tu  as  traduit  de  Tite-Live  et  que  tu  m'as 
desjà  envoyé  et  que  je  t'ay  renvoyé  avec  quelque  peu  de  notes  ; 
tu  y  joindras  pareillement  VAslerius  et  tes  dialogues  de  Conlemnenda 
Morte,  de  Amicitia  et  de  Seneclute;  il  te  faudra  traduire  aussi  les 
Offices.  Voilà  bien  de  la  besogne,  mais  qu'y  faire?  Je  mourrois 
d'ennui  si  je  ne  composois  plus. 

C'est  le  cri  de  tous  les  vieux  hommes  de  lettres,  surtout  de 
ceux  qui  furent  autrefois  les  plus  nonchalants.  Aux  approches 
de  la  mort,  la  paresse  leur  devient  intolérable  :  c'est  l'heure  du 
«  long  espoir  »  et  des  «  vastes  pensées.  »  —  «  J'ay  un  grand 
dessein,  poursuit  La  Fontaine,  où  tu  pourras  m'ayder,  je  ne  te 
diray  pas  ce  que  c'est,  que  je  ne  l'aye  avancé  un  peu  davantage.  » 
El  il  ajoute,  comme  s'il  devinait  le  sourire  de  Maucroix  :  «  Je 
continue  toujours  à  me  bien  porter,  et  ay  un  appétit  et  une 
vigueur  enragée.  Il  y  a  cinq  ou  six  jours  que  j'allay  à  Bois-le- 
Vicomte  à  pied,  et  sans  avoir  presque  mangé;  il  y  a  d'icy  cinq 
lieues  assez  raisonnables.  » 


41»  REVUE     I<L>    DEUX    MONDES. 

Et  la  causerie  continue  à  bâtons  rompus,  mêlant  la  politique, 
la  récolte,  les  affaires  de  l'Académie,  ies  anecdotes,  les  correc- 
tions de  style,  etc.. 

La  Gazette  de  Hollande  de  vendredi  n'est  point  encore  venue,  ny 
celle  d'aujourd'hui,  que  je  sache;  je  m'imagine  qu'il  y  a  quelque 
chose  dans  ce  pays-là  et  en  Angleterre  qui  ne  va  pas  bien  pour  nos 
ennemis,  et  j'ay  desjà  vu  la  même  chose  plus  d'une  fois. 

Je  crois  t'avoir  mandé  qu'un  de  mes  amis  avoit  acheté  du  vin  de 
Surêne  nouveau  assez  bon,  et  qui  ne  luy  revenoit  qu'à  huit  sols  la 
pinte  rendu  dans  sa  cave  ;  mande-moy  quelles  ont  esté  vos  vendanges, 
et  si  vos  seigles  et  vos  bleds  sont  bien  levez  ;  ils  le  sont  fort  bien 
autour  deChasleau-Tbierry  et  en  ce  pays,  mais  les  clameurs  du  peuple 
à  Paris  sont  infinies,  il  menace  le  pauvre  M.  du  Pile  de  l'assassiner... 

Hier,  un  des  aumôniers  de  M.  l'arehevesque  de  Reims  me  ren- 
contra ;  c'est  un  blond,  homme  de  musique,  el  qui  a,  ce  me  semble, 
la  voix  fort  belle,  il  me  dit  que  tu  te  plaignois  de  ma  paresse,  je  pense 
pourtant  t'avoir  écrit  depuis  le  voyage  de  Chasleau-Thierry  ;  il  me  dit 
aussi  que  tu  te  portes  à  merveille,  j'en  suis  ravi,  j'espère  que  nous 
attraperons,  tous  deux,  les  quatre-vingts  ans. 

Décidément,  la  dévotion  n'a  pas  fait  passer  à  La  Fontaine  le 
goût  de  la  vie.  Elle  ne  lui  a  pas  non  plus  enlevé  la  liberté  de 
son  jugement  et  la  conscience  de  son  mérite. 

J'avois  peur  que  ce  ne  fût  à  moy  de  répondre  à  M.  du  Bois,  nostre 
nouvel  académicien,  et  cela  m'eust  embarrassé,  car  il  eust  fallu  le 
louer  sur  ses  ouvrages,  je  ne  les  tiens  pas  si  bons  qu'on  s'imagine 
que  je  le  dois...  Le  mal  est  que  je  trouve  peu  de  gens  de  fort  bon 
goût,  je  n'en  trouve  presque  point...  Quand  un  homme  a  une  fois  la 
vogue  en  ce  pays-cy,  tout  le  monde  court  à  l'appuy  de  la  boule,  et  les 
gens  comme  nous  ne  sont  nullement  écoutez.  Je  vois  tous  les  jours 
cela  à  l'Académie,  mais  je  m'en  console  à  merveille.  Propria  virtute 
«ne  involvo,  su  uni  cui^ue  decus  postevilas  rependet... 

Et  cette  lettre  se  termine  par  un  mot  amer  sur  Pellisson 
qui  venait  de  mourir  sans  confession  et  criblé  de  dettes.  Sur  le 
point  de  la  religion,  Dossuet  ayant  justifie  Pellisson  dans  une 
lettre  publique  à  Mllc  de  Scudéri,  La  Fontaine  est  forcé  de 
s'incliner.  Pour  le  reste,  malgré  sa  vieille  amilié,  il  est  impi- 
toyable. Il  faut  payer  ses  debtes,  dit-il,  et  il  ne  m'a  point  paru 
que  nostre  ami  s'en  soit  assez  tourmenté.  »  Pour  comprendre  la 
sévérité  de  La  Fontaine,  il  faut  su  rappeler  que  lui-même  s'était 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  415 

dépouillé  afin  de  désintéresser  ses  créanciers  et  ceux  de  son 
père. 

Dans  le  même  temps,  il  reçoit  les  épreuves  d'un  nouveau 
recueil  qu'il  dédiera  au  duc  de  Bourgogne,  et  c'est  alors  qu'il 
compose  sa  dernière  fable  :  le  Juge  arbitre,  ï Hospitalier  et  le 
Solitaire.  Comme  le  ton  a  changé  I  Ce  solitaire  chrétien,  presque 
un  solitaire  de  Port-Royal,  ne  ressemble  guère  aux  ermites 
paillards  et  dévergondés  des  contes.  Sa  retraite  n'est  point  non 
plus  celle  d'un  épicurien  qui  fuit  les  fâcheux  et  modère  ses 
désirs  afin  de  pouvoir  mieuxsuivre  la  nature.  Il  estvenu  au  désert 
pour  obéir  à  la  volonté  divine  et  apprendre  à  se  connaître.... 
Mais,  par  le  bon  sens,  la  grâce,  la  malice,  l'ingéniosité  de  la 
versification,  l'agrément  de  la  forme,  cette  fable  est  l'égale  des 
plus  parfaites.  Rien  ne  trahit  le  déclin  de  l'esprit. 

VI.    —    LA    MORT    DE   LA    FONTAINE 

Dès  lors,  La  Fontaine  vécut  dans  la  retraite  tout  entier  au 
soin  do  son  âme.  En  décembre  1G94,  il  se  sentit  plus  faible  et 
demeura  dans  sa  chambre.  Le  16  février  1695,  il  écrivait  à 
Maucroix  : 

Je  t'assure  que  le  meilleur  de  tes  amis  n'a  plus  à  compter  sur 
quinze  jours  de  vie.  Voilà  deux  mois  que  je  ne  sors  point,  si  ce  n'est 
pour  aller  un  peu  â  l'Académie,  afin  que  cela  m'amuse.  Hier,  comme 
j'en  revenois,  il  me  prit,  au  milieu  de  la  rue  du  Chantre,  une  si 
grando  foiblesse  que  je  crus  véritablement  mourir.  0  mon  cher! 
mourir  n'est  rien;  mais  songes-tu  que  je  vais  comparoltre  devant 
Dieu?  Tu  sais  comme  j'ai  vécu.  Avant  que  tu  reçoives  ce  billet,  les 
portes  de  l'Éternité  seront  peut-être  ouvertes  pour  moi. 

Elle  est  bien  touchante,  la  réponse  de  Maucroix.  Chrétienne- 
ment, il  exhorte  son  ami  à  se  confier  à  la  miséricorde  de  Dieu, 
et  il  ajoute  : 

...  Si  Dieu  te  fait  la  grâce  de  te  renvoyer  la  santé,  j'espère  que  tu 
viendras  passer  avec  moi  les  restes  de  ta  vie,  et  que  souvent  nous 
parlerons  ensemble  des  miséricordes  de  Dieu.  Cependant,  si  tu  n'as 
pas  la  force  de  m'écrire,  prie  M.  Racine  de  me  rendre  cet  ofOce  de 
charité,  le  plus  grand  qu'il  me  puisse  jamais  rendre.  Adieu,  mon 
bon,  mon  ancien  et  véritable  ami.  Que  Dieu,  par  sa  très  grande 
bonté,  prennp  soin  oV  la  santé  de  ton  corps  pt  de  celle  de  ton  âme 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Fontaine  ne  devait  jamais  retourner  à  Reims  ni  causer 
avec  son  ami  des  choses  divines  dans  le  joli  jardin  canonial  qui 
jadis  avait  entendu  de  bien  autres  propos.  Deux  mois  après,  le 
13  avril  1G!)5,  il  mourut  à  l'hôtel  d'IIervart  «  avec  une  cons- 
tance admirable  et  toute  chrétienne,  »  dit  Charles  Perrault. 
Lorsqu'on  le  déshabilla  pour  l'ensevelir,  on  trouva  un  cilice  sur 
son  corps. 

Quand  il  apprit  la  mort  de  La  Fontaine,  Maucroix  écrivit 
cette  note  dans  ses  Mémoires  : 

Le  13...  mourut  à  Paris  mon  très  cher  et  très  fidèle  ami  M.  de 
La  Fontaine.  Nous  avons  été  amis  plus  de  cinquante  ans,  et  je 
remercie  Dieu  d'avoir  conduit  l'amitié  extrême  que  je  lui  portais 
jusqu'à  une  assez  grande  vieillesse,  sans  aucune  interruption  ni 
refroidissement,  pouvant  dire  que  je  l'ai  tendrement  aimé,  et  autant 
le  dernier  jour  que  le  premier...  C'était  l'âme  la  plus  sincère  et  la 
plus  candide  que  j'aie  jamais  connue  :  jamais  de  déguisement  :  je  ne 
sais  s'il  a  menti  en  sa  vie.  Celait  au  reste  un  très  bel  esprit,  capable 
de  tout  ce  qu'il  voulait  entreprendre.  Ses  fables,  au  sentiment  des 
plus  habiles,  ne  mourront  jamais  et  lui  feront  honneur  dans  toute  la 
postérité. 

On  ne  peut  rien  ajouter  à  ces  simples  et  belles  paroles.  Celui 
qui  les  prononça  fut  le  témoin  de  toute  la  vie  de  La  Fontaine, 
son  camarade  de  plaisir,  son  compagnon  d'étude,  le  confident  de 
ses  disgrâces  et  de  ses  bonnes  fortunes.  La  Fontaine  lui  a 
soumis  ses  projets  et  ses  ouvrages,  ayant  égale  confiance 
dans  son  goût,  son  savoir  et  son  amitié.  La  candeur,  la  sin- 
cérité d'un  homme  qui  n'a  jamais  menti,  voilà  la  grande 
vertu  de  La  Fontaine,  et,  à  cause  d'elle,  ses  amis,  même  les 
plus  sévères,  l'ont,  bien  avant  l'abbé  Pougct,  absous  de  tous  ses 
péchés.  Quant  au  poète,  Maucroix  l'a  aussi  bien  jugé.  Un  génie 
prodigieusement  souple  et  divers,  l'invention  d'un  genre,  et, 
dans  ce  genre  nouveau,  d'inimitables  chefs-d'œuvre,  c'est  toute 
la  gloire  de  La  Fontaine.  Elle  est  immortelle  :  là-dessus  non 
plus  Maucroix  ne  s'est  pas  trompé. 

André  Hallays. 


USE  CAMPAGNE  TYPE  DE  PROPAGANDE  ALLEMANDE 


i  i 


LA  HONTE  NOIRE" 


Je  ne  suis  pas  de  ces  voyageurs  que  rien  n'e'meut  parce  que 
tout  les  déçoit.  En  atteignant  les  rives  du  Rhin,  je  tressaillis  de 
toute  mon  àme  devant  le  tragique  symbole  de  ce  grand  lleuve. 
Et  c'est  avec  un  sentiment  inexprimable  qu'un  jour,  à  Ems,  je 
déchiffrai  la  pierre  qui  commémore  l'humiliation  inlligée  à 
M.  de  Benedetli  en  la  fatale  matinée  du  13  juillet  1870. 

Lors  de  ce  dernier  pèlerinage,  j'accompagnais  Charles  Le 
Goffic.  Nous  n'avions  pas  mieux  choisi  notre  heure  que  notre 
saison.  C'était  en  décembre  et  nous  venions  de  passer  l'après- 
midi  dans  la  vallée  de  la  Lahn,  attardés  à  la  magie  de  cet  âpre 
paysage,  dont  les  brumes  qui  se  levaient  de  l'eau  estompaient 
la  double  ligne  de  hauteurs  barbelées  de  futaies,  couronnées  de 
ruines  et  ravinées,  déchiquetées  par  les  pluies  jusqu'au  vif  de 
leurs  grès  roses.  Aussi  le  soir  nous  surprit-il  au  Kurhaus  de  la 
petite  ville,  encore  figés  dans  une  posture  de  recueillement, 
près  de  cette  dalle  quasi  funéraire  que  l'orgueil  germanique 
pensait  avoir  scellée  là,  à  tout  jamais,  sur  la  gloire  militaire  de 
la  France.  Mais,  pour  une  telle  méditation,  sans  doute  fallait-il 
la  complicité  du  brusque  crépuscule  d'hiver,  faisant  le  vide  et 
le  silence  autour  de  nos  ombres  pensives. 

Bref,  nous  ne  reprimes  le  chemin  de  la  gare  qu'à  la  nuit 
close.  Et  nous  allions  par  des  rues  enténébrées,  sans  rencontrer 

tomr   lxv.   —   J92I.  27 


ilS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

âme  qui  vivo,  quand  un  jet  de  lumière,  en  travers  du  trot- 
toir, nous  montra  la  silhouette  d'un  tirailleur  arrête  devant  une 
de  ces  vitrines  où  scintille  tout  le  clinquant  des  bijouteries  de 
pacotille.  Survinrent  deux  jeunes  Allemandes,  deux  fillettes 
d'une  quinzaine  d'années,  qui  s'arrêtèrent  aussi,  peut-être  pour 
admirer  quelque  joyau,  peut-être  dans  une  pensée  moins  inno- 
cente,  avec  leur  tranquille  audace  de  vierges  du  Rhin.  L'homme 
s'y  méprit-il?  Ou  bien  l'image  toujours  présente  a  son  esprit  de 
quelque  fille  du  soleil  exorcisa-t-elle  le  charme  de  ces  précoces 
Lorclei?  Sagement,  il  s'éloigna... 

Quiconque  a  séjourné  en  pays  occupé,  dans  ces  jolies  villes 
rhénanes  garnisonnées  par  nos  troupes  africaines,  ne  serait  pas 
en  peine  de  rapporter  telle  ou  telle  anecdote  du  même  genre. 
Et  les  témoignages  surabondent  qui  prouvent  que,  si  les  mœurs 
n'y  sont  pas  irréprochables,  nôtre  prétendu  «  sadisme  »  n'y  est 
pour  rien.  C'est  à  lui  pourtant  que  la  propagande  allemande 
impute  tout  le  mal.  Ne  fallait-il  pas  une  excuse,  une  raison  plus 
ou  moins  plausible  à  sa  furieuse  campagne  contre  nos  auxi- 
liaires indigènes? 

Campagne  absurde  1  C'est  bientôt  dit.  L'Allemand  n'a  sans 
doute  pas  le  sens  de  la  mesure.  II  a  le  don  do  l'observation.  Ses 
méthodes  politiques  et  diplomatiques  procèdent  d'un  machia- 
vélisme un  peu  lourd.  Elles  n'en  sont  pas  moins  efficaces.  Au 
lieu  de  les  dénigrer,  nous  ferions  mieux  de  les  déjouer  avant 
qu'elles  n'aient  produit  trop  de  ravages.  Talleyrand  a  dicté  leur 
politique  aux  gouvernants  du  Reich.  Or,  pour  diviser  les  Alliés, 
était-ce  si  mal  raisonner  que  de  spéculer  sur  le  préjugé  des 
races,  tel  qu'il  persiste  un  peu  partout  et  notamment  en  Amé- 
rique? Le  prodigieux  succès  de  la  Case  de  l'Oncle  Tom  et 
l'heureux  épilogue  de  la  guerre  de  Sécession  n'ont  pas  suffi  à 
réhabiliter  les  fils  de  Cham  dans  la  patrie  de  Lincoln.  La  propa- 
gande allemande  comprit  d'emblée  tout  le  parti  qu'elle  pouvait 
tirer  de  celte  négrophobie  transatlantique.  Un  bon  cheval  de 
bataille  s'oiïrail  à  elle.  Elle  l'enfourcha  résolument,  avec  un 
plan  en  poche. 

Ce  plan  était  simple  et  génial  :  jeter  l'opprobre  sur  nos 
méthodes  d'occupation,  afin  de  nous  aliéner  les  sympathies 
américaines  et  d'obtenir  le  retrait  du  petit  corps  confié  au 
général  Allen.  Cela  fait,  les  auteurs  du  scénario  eussent  eu 
hr>au   jou.  Tant    qu'il   v  aura  un  Yank    ici.    -    j'écris   cps  li^n^s 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  419 

sur  place,  à  Coblence  même,  —  le  Rcich,  paralysé  diplomati- 
quement, se  gardera  do  provocations  trop  manifestes.  Il  nous 
opposera  mauvaise  volonté,  force  d'inertie,  résistance  passive 
Il  reculera  devant  un  casas  balli.  Mais  les  Yanks  partis,  gare 
aux  vilaines  querelles  et  aux  fausses  dépêches! 

A  celle  idée  mailresso,  —  rompre  notre  entente  avec  l'Amé- 
rique,—  s'en  ajoutait  une  autre,  non  moins  heureuse  au  sens 
d'un  ennemi  retors  qui  ne  serait  pas  fâché  d'affaiblir  son  vain- 
queur avantde  le  provoquer  derechef:  nous  obliger  de  pourvoir 
avec  nos  seuls  régiments  métropolitains  aux  charges  de  l'occu- 
pation; partant,  nous  enfermer  dans  ce  dilemme  :  ou  bien 
étendre  la  durée  de  notre  service  militaire,  mesuro  ruineuse 
et  anli-démocratique,  susceptible  des  pires  répercussions  inté- 
rieures; ou  bien  réduire  nos  garnisons  de  France  pour  tenir 
celles  du  Rhin,  en  livrant  l'arrière  au  bolchévisme. 

Troisième  aspiration  enfin  et  corollaire  du  précédent  pos- 
tulat  :  n'ayant  plus  affaire  en  Rhénanie  qu'à  des  soldats  fran- 
çais moins  immunisés  que  l'indigène  contre  certaines  pratiques 
subversives,  les  infecter  de  ce  même  virus  bolchevique  dont  les 
plus  zélés  agents  de  propagation  ne  se  recrutent  pas  toujours 
dans  la  Russie  des  Soviets  (1). 

Ainsi  procèdent  les  bons  stratèges.  Leur  plan  est  à  double 
ou  triple  effet.  Si  l'objectif  essentiel  n'est  pas  atteint,  ils  se 
rabattent  sur  de  moindres  avantages.  Et  sans  doute  est-ce  aux 
résultats  qu'on  peut  juger  une  campagne.  Que  celle  de  «  la 
Honte  Noire  »  n'ait  pas  obtenu  le  succès  qu'en  escomptaient 
ses  promoteurs,  s'ensuit-il  qu'on  soit  en  droit  de  nier  la  mal 
qu'elle  a  fait  et  qu'elle  peut_  faire  encore? 

* 

Quand  la  propagande  allemande  s'embarque  dans  ces  sortes 
de  campagnes,  tous  les  moyens  dont  elle  dispose  entrent  auto- 
matiquement en  jeu.  Et  ils  sont  formidables.  Aux  services  spé- 
ciaux de  la  Wilhelmstrasse  ne  se  rattachent  pas  seulement  des 
bureaux  d'information  comme  ceux  de  la  Reichswehr,  mais  aussi 

(1)  La  manœuvre  eut  un  commencement  d'exécution,  comme  le  prouvent  les 
mesures  auxquelles  dut  recourir,  à  diverses  reprises,  la  liante  Commission  inter 
alliée  des  territoires  rhénans.  Par  ailleurs,  prétendre,  comme  la  FrankfUrter 
Zeiluug  du  7  juillet  1921,  que  le  maintien  des  troupes  américaines  en  Rhénanie 
arrange  mieux  le  Reich  que  ne  le  ferait  leur  départ,  n'est  qu'une  grosse  malice 
cousue  de  fil  blanc. 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  offices  sui  generis  comme  ceux  du  Heimatdienst.  Et  puisque 
on  en  parle  beaucoup,  de  ce  mystérieux  Heimatdienst,  parlons- 
en  un  peu.  Tel  vous  dira  que  c'est  un  habile  avatar  du  ci-devant 
Kriegspresseamt  ou  «  Office  de  presse  de  la  guerre.  »  Tel  autre 
y  verra  une  redoutable  société  secrète,  dont  les  ténébreuses 
ramifications  vont  se  perdre  dans  les  pays  séparés  de  l'Alle- 
magne depuis  la  paix.  La  vérité  tient  dans  l'ensemble,  car  celte 
vaste  entreprise  d'impérialisme  intégral,  marquée  de  l'estam- 
pille officielle  (1),  recrute  partout  des  prosélytes,  afin  d'étendre 
son  action  à  l'extérieur  comme  à  l'intérieur  du  Reich.  Outre 
son  état-major,  —  écrivains  adonnés  à  une  littérature  spéciale 
de  pamphlets  et  de  tracts  nationalistes;  peintres  et  dessinateurs, 
spécialisés  dans  un  genre  d'illustrations  ou  d'affiches  qui  vulga- 
risent les  mêmes  idées;  conférenciers  et  orateurs,  ad  hoc,  — 
elle  possède  d'innombrables  filiales  et  une  armée  d'agents  qui 
ne  craignent  pas  d'opérer  à  notre  barbe,  comme  cet  impudent 
député  Olmert  que  nous  pinçâmes  dans  la  Sarre  en  flagrant  délit 
d'intrigues  anti-françaises. 

Ce  n'est  pas  tout.  Pour  les  besoins  de  la  cause,  la  Wilhelm- 
strasse  peut  encore  compter  sur  de  puissantes  organisations  pri- 
vées, comme  celle  de  Hugo  Slinnes,dont  le  trust  embrasse  quan- 
tité d'imprimeries  et  de  gazettes.  Ainsi  couverte  d'un  immense 
réseau  de  propagande,  avouée  ou  occulte,  l'Allemagne  n'en- 
tend et  ne  voit  que  ce  que  ses  meneurs  veulent  bien  lui  dire 
et  lui  montrer.  Les  pays  occupés  n'échappent  pas  à  cette 
espèce  d'envoûtement  pangermaniste  (2).  Au  surplus,  en  ce  qui 
concerne    le    mouvement   anti-nègre,    une    ligue    spéciale,   la 


(1)  Le  31  janvier  dernier,  la  Badische  Presse  annonçait  que  l'Office  central  du 
Heimatdienst  à  Berlin  allait,  «  après  avis  conforme  du  Gouvernement  et  de  la 
Sous-Commission  compétente  du  Reichstag,  »  être  réorganisé  de  manière  à  aug- 
menter l'efficacité  de  sa  propagande. 

(2)  L'organisation  de  la  propagande  allemande  y  ressort  non  point  à  la  Wil- 
helmstrasse,  mais  à  une  section  spéciale  du  ministère  de  l'Intérieur  dirigée  par  le 
docteur  Fleischer.  Tout  récemment,  pour  plus  d'efficacité,  celte  section  créait  à 
Mannheim  10.  N.  B.  {Ober/teimischer  Sachrïchten-Bùro),  agence  de  presse  financée 
par  Berlin,  Munich  et  les  grands  industriels  du  Reich  pour  combattre  l'in- 
fluence des  Alliés  et  spécialement  celle  des  Français  en  Rhénanie.  Car  Mannheim, 
Francfort  et  Munich,  les  trois  grands  centres  du  Wesldeutschen  Ileimaldienst  ou 
■  Heimatdienst  de  l'Ouest,  »  ont  toujours  été  chargés  de  celte  mission  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin.  Comme  le  Ileimaldienst  se  rattache  lui-même  à  i'Orgesch,  qui  de 
la  Bavière  a  étendu  ses  intrigues  sur  toute  l'Allemagne,  on  voit  à  la  fois  l'enche- 
vêtrement de  ces  divers  organismes  et  leur  cohésion  quand  il  leur  faut  agir  dans 
un  sens  déterminé. 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  421 

«  Ligue  contre  l'Infamie  noire  (1)  »  allait  singulièrement  faci- 
liter les  choses. 

Cette  ligue,  de  qui  relève  le  soin  de  coordonner  les  efforts 
des  agents  qui  opèrent  en  Allemagne  et  à  l'étranger,  s'adjoint  le 
concours  d'autres  ligues,  comme  la  Ligue  de  la  Société  démo- 
cratique, la  Ligue  de  Détresse  (président  munichois  Dislier),  la 
Ligue  populaire,  la  Ligue  «  Sauvez  l'honneur!  »  (2),  la  Ligue 
des  femmes  de  Wetsphalie  et  des  Pays  Rhénans,  — j'en  passe, 
et  non  des  moindres,  —  lesquelles  couvriront  les  murs  d'affi- 
ches, multiplieront  les  réunions  de  protestation, organiseront  des 
cortèges  et  des  manifestations  publiques,  feront  vendre  jusqu'en 
Rhénanie,  avec  la  complicité  secrète  du  fonctionnaire  prussien, 
d'immondes  lithographies  mettant  en  scène  le  «  bourreau  » 
sénégalais  et  ses  «  infortunées  victimes,  »  monteront  au  théâtre 
et  au  cinéma  des  pièces  et  des  films  où  nègres  et  Français  pren- 
nent également  figure  de  tortionnaires;  bref,  renforceront  de 
mille  manières,  y  compris  la  chanson  de  brasserie  si  populaire 
dans  le  Reich,  l'action  déjà  formidable  de  la  presse  chauvine, 
toujours  disposée  à  paraphraser  ce  thème  du  Iioler  Tag  :  «  Le 
marquis  de  Sade  est  le  vrai  héros  national  des  Français.  11  est 
la  plus  parfaite  incarnation  de  l'àme  française.  » 

Comme  bien  on  pense,  revues  grandes  et  petites  et  journaux 
satiriques,  genre  Simplicissimus,  Kladderadatsch,  Rote  H  and 
ou  Musketier  Ulk,  se  mettront  de  la  partie.  Et  tandis  que  les 
premières,  par  A  +  B,  démontreront  que  le  nègre,  s'il  n'est 
pas  une  régression  sur  l'anthropoïde,  en  a  du  moins  toutes  les 
tares  et  tous  les  vices;  tandis  que  les  seconds  représenteront  le 
lion  germanique  entravé  par  un  Sénégalais  et  cruellement 
édenté  par  un  soldat  français  qui  ne  lui  laisse  qu'un  croc,  —  pro- 
bablement symbolique,  —  les  éditeurs  de  musique  lanceront  des 
compositions  à  succès  comme  le  Deutsch  Hymne  de  Gustave 
Moritz. 

Voilà,  pour  l'édification  des  compatriotes.  Mais,  comme  ou 
sait,  il  importe  surtout  de  provoquer  un  irrésistible  courant  de 
sympathie  à   l'étranger.   A  cet  effet,  et  pour  y  annoncer  avec 

(1)  Deutscher  Notbund  gegen  die  Scfncarze  Schmach,  siège  principal,  Munich, 
11  Rlarstrasse,  et  nombreuses  filiales,  dont  celle  de  Berlin,  1  Kônigin  Augusta- 
strasse,  recueille  les  pétitions  et  reçoit  les  étrangers. 

(2)  Rellel  die  Etire!  siège  à  Brème.  Affiliée  à  TOrgesch,  de  même  que  la  Dent 
scher  Notbund,  reçoit  de  larges  subventions  de  la  grande  industrie  et  de  la  haute 
finance  et  agit  surtout  dans  ie  Nord-Ouest  de  l'Allemagne. 


\'±2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

éclat  la  nouvelle  de  nos  «  crimes,  »  on  utilisera  les  tapageur* 
services  des  agences  télégraphiques  ou  radio-télégraphiques.  Ou 
bien,  insidieusement,  on  glissera  dans  les  périodiques  les  plus 
inoflensifs,  et  jusque  dans  les  revues  philatélistes,  de  dange- 
reux pamphlets  comme  Wir  iveisse  Sklaven  (Nous  esclaves 
blancs),  Die  Beslie  im  Weltkricg  (recueil  de  prétendues  atrocités 
françaises)  et  «  Français  de  couleur  sur  le  liliin.  Un  cri  de  de- 
tresse  des  femmes  allemandes  »  (Engelmann,  cdit.  Berlin),  libelle 
qui  peut  passer  pour  le  modèle  du  genre.  On  aura  en  outre  un 
peu  partout  des  partisans  d'autant  plus  écoulés  qu'ils  ne  seront 
pas  allemands,  mais  neutres,  voire  anglais  comme  Morel,  ou 
umékïcains  comme  Miss  Ray  Beveridge. 

* 
*    * 

An  surplus,  la  campagne  ne  s'ouvrit  pas  à  la  légère.  Dès 
novembre  1919,  la  presse  allemande  soulevait  bien  la  question 
do  l'emploi  des  troupes  noires  en  Rhénanie.  Simple  coup  de 
sonde,  qui,  jusqu'en  mars  1920,  ne  fut  suivi  que  d'escar- 
mouches insignifiantes  ou  d'attaques  partielles,  comme  celle  à 
laquelle  se  livra  le  ministre  Koch,  à  l'Assemblée  Nationale, 
dans  sa  diatribe  de  fin  janvier  contre  les  ordonnances  de  la 
Haute-Commission  interalliée. 

Ce  n'est  qu'en  avril,  après  un  an  et  demi  d'occupation,  que 
se  déclenche  la  grande  offensive.  Alors,  les  hostilités  éclatent 
sur  toute  la  ligne,  avec  une  simultanéité  qui  montre  qu'il  y  a 
mot  d'ordre.  La  presse  rhénane  ne  reçoit-elle  pas  de  Berlin 
des  articles  tout  rédigés,  comme  en  fait  foi  une  morasse  trans- 
mise le  21  mai,  par  l'agence  Der  Derliner  Dienst  du  consortium 
Wolf-Stinnes,  à  un  journal  de  Kreuznach,  et  interceptée  par 
l'autorité  militaire? 

A  partir  de  ce  moment,  et  en  dépit  de  quelques  échecs  dus 
aux  conlre-mcsures  de  la  Haute-Commission  dont  la  longani- 
mité est  mise  à  rude  épreuve,  la  campagne  se  fait  de  plus  en 
plus  violente.  Et  si  les  journaux  rhénans  se  voient  obligés,  les 
uns  après  sanction,  les  aulres  avec  une  louable  spontanéité,  de 
se  rétracler  plus  ou  moins  formellement,  les  meneurs  s'ingé- 
nient a  réparer  l'effet  de  ces  défections  en  les  imputant  à  un 
chantage  des  Alliés. 

Outre-Rhin,  la  presse  n'a  pas  a  se  gêner  et  donne  à  fond, 
ivant  ce  conseil  du  général  von  Libert  :  «  Il  faut  que  chaque 


«    LA    IIONTE    NOIRE.    »  423 

crime  do  ces  noirs  soit  rapporté  et  enregistre".  La  presse  alle- 
mande a  le  devoir  de  rendre  publics  et  surtout  de  faire  connaître 
à  l'étranger  tous  les  méfaits  des  troupes  indigènes,  tous  les 
désagréments  qui  résultent  de  leur  présence  dans  le  pays...  (Et. 
montrant  le  coin  de  l'oreille,  le  général  précise  :)  Depuis 
qu'Anglais  et  Français  n'ont  plus  conscience  do  leurs  devoir? 
de  race,  c'est  chez  les  Américains  que  nous  trouverons  le  plu? 
de  compréhension  pour  notre  cause.  C'est  donc  dans  leur  direc- 
tion que  cet  appel  doit  être  lancé.  »  Le  20  novembre,  adjuration 
non  moins  hypocrite  du  Frânkischer  Kurier,  l'une  des  plus 
acharnées  des  feuilles  négrophobes,  avec  les  Mùnchner 
Neuesle  Nachrichten  et  la  Frankfurter  Zeitung  :  «  Nous  prions 
les  Américains  d'écouter  nos  plaintes  en  pensant  a  leurs  mères, 
à  leurs  femmes  et  à  leursenfanls,  et  de  raffermir  par  leur  sens 
moral  si  droit  la  morale  du  monde,  afin  que  la  France  mette 
un  terme  a  ses  menées  abjectes  contre  la  race  allemande.  » 

Le's  meetings  cependant  succèdent  aux  meetings  et  les 
conférences  des  ligues  féminines  ne  sont  pas  les  moins  véhé- 
mentes. Le  20  novembre,  h  Ilcildelberg,  Mlle  Marthe  Dornhoff, 
présidente  de  la  Ligue  rh&fto-westphalicnne,  flétrit  la  «  barbarie 
française  »  et  fait  adopter  à.  l'unanimité  de  son  auditoire  cette 
résolution  ampoulée  :  «  Nous  protestons  comme  femmes  contre 
la  honte  et  les  souffrances  auxquelles  sont  exposées  femmes 
et  enfants  dans  les  territoires  occupés  par  les  nègres  français. 
Comme  Allemandes,  nous  protestons  contre  la  profanation  de 
notre  honneur  national  qui  souffre  d'une  surveillance  exercée 
par  les  noirs.  Comme  Européennes,  nous  protestons  contre  la 
honte  qui  résulte  pour  des  Européens  de  celte  mesure  que  ne 
justifie  aucune  nécessité.  »  Le  17  janvier  1921,  à  Bambcrg,  c'est 
l'«  Union  démocratique  des  Femmes  »  qui  s'assemble  aux 
mômes  fins,  sous  la  présidence  de  Mme  M.  Slruiber.  Et  nous  ne 
parlons  pas  des  innombrables  manifestations  d'autres  agita- 
teurs notoires,  comme  lleinrich  Distler,  chef  du  mouvement 
négrophobe  de  l'Allemagne  du  Sud. 

Notons  toutefois  que,  d'après  Y  Écho  da  Rhin,  c'est  d'un 
roman  de  ce  propagandiste  munichois  qu'aurait  été  tiré  de 
toutes  pièces  l'immonde  film  :  Die  Sclncarze  Schmach  (litté- 
ralement la  «  Honte  Noire  »)  qui,  sous  l'équivoque  signa- 
ture de  John  Freden,  ramassait  toutes  les  inepties  débitées 
contre  nos  troupes  indigènes,   et  que  le  gouvernement  Wirlh. 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  pressante  requête  de  notre  ambassadeur,  finit  par  interdire 
après  en  avoir  laissé  promener  les  horreurs  dans  toutes  les 
grandes  villes  allemandes.  Si,  comme  l'assurent  contradictoi- 
remont  certaines  revues  d'oulre-Uhin,  ce  film  s'appuyait  sur 
les  faits  contenus, dans  une  brochure  de  la  Ligue  des  Femmes 
rhénanes,  on  peut  se  demander,  avec  \eJagebuch  du  1  mai  1921, 
sur  quelles  exécrables  fictions  cette  ligue  tablait  elle-même  en 
l'espèce  (1).  Est-il  donc  vrai  que  l'Allemand  ne  puisse  vivre 
sans  légendes?  Qu'il  s'en  nourrisse,  qu'il  s'en  imprègne  au 
point  de  finir  par  être  sincère  dans  le  mensonge?  Et  qu'ainsi 
s'explique  la  persistance  de  ces  monstrueuses  calomnies  qui,  à 

yeux,  prendraient  figure  de  vérités? 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  promoteurs  du  mouvement  n'avaient 
pas  tant  attendu  pour  lui  donner  plus  d'ampleur.  Déjà  maints 
syndicats  s'étaient  ébranlés.  On  avait  mobilisé  jusqu'aux  méde- 
cins, dont  la  Deutsche  Zeilung  du  20  novembre  1920  publiait 
un  manifeste  outrancicr,  qui  prétendait  montrer  la  noble  race 
allemande  frappée,  menacée  jusque  dans  la  descendance  de  sa 
descendance,  et  proclamait  la  nécessité  d'agir  sur  les  peuples 
étrangers,  «  afin  d'obliger  leurs  gouvernements  respectifs  de 
s'en  prendre  aux  Français.  » 

Tant  qu'il  fut  ministre  des  Affaires  étrangères  du  Reich,  le 
docteur  Kôster  n'eut  cure  de  pratiquer  d'autre  politique.  Le 
20  mai  1920,  sur  une  interpellation  de  la  citoyenne  Rohl, 
député  social-démocrate  de  Cologne,  ne  s'était-il  pas  félicité  de 
l'occasion  qui  s'offrait  à  lui  d'exposer  publiquement  sa  façon  de 
penser? 

«  Le  transport  de  50  000  hommes  de  troupes  de  couleur  au 
cœur  de  l'Europe  est  un  crime  envers  le  monde  entier,  assurait- 
il  aux  applaudissements  du  centre  et  de  la  droite.  C'est  la  con- 
tinuation des  hostilités  en  pleine  paix.  » 

Désormais,    le   Parlement  ne   se    désintéressera  plus  de  la 

(1)  Même  dans  la  presse  allemande  de  vives  protestations  se  sont  élevées 
contre  l'exhibition  de  ce  film.  «  C'est  un  film  truqué  depuis  le  commencement 
jusqu'à  la  fin,  écrivait  le  il  mai  dernier  la  Cologne  l'ost,  journal  du  corps 
d'occupation  britannique.  Il  est  si  outrageusement  mensonger  qu'une  feuille 
wurlembergeoise  l'a  qualifié  de  bas,  infâme  et  faux.  »  D'autre  part,  le  Darmslàd- 
ter  Tayeblutl,  du  1"  mai,  publiait  une  déclaration  du  Comité  de  secours  aux  Hhé- 
nans  (Uerlin-Ouest-7.  Sigismundstrasse)  et  de  l'association  «  Rheinland  »  (Berlin- 
Ouest  30  et  "Î6  Motzstrasse)  blâmant  énergiquement  Distler  et  sa  propagande.  Il 
n'est  pas  jusqu'il  la  Frankfurter  Zeilung  qui  ne  dût  le  désavouer  pour  excès  de 
zèle. 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  42") 

question.  Le  11  octobre  1920,  les  députés  nationaux  Mumni, 
Paula  Muller,  Marg.  Behun  provoquent  un  incident  au  sujet 
du  pamphlet  Français  de  couleur  sur  le  Rhin,  et  demandent 
au  gouvernement  ce  qu'il  a  fait  «  pour  éveiller  la  conscience 
mondiale  sur  celle  ignominie.  »  Le  28,  Mumm  revient  a  la 
charge.  Un  représentant  du  gouvernement  doit  lui  confirmer 
que  celui-ci  s'efforce,  «  par  tous  les  moyens  »  (Gazette  de  Co- 
logne du  30),  d'obtenir  le  retrait  des  troupes  de  couleur.  Herr 
von  Starck,  commissaire  d'Empire  dans  les  pays  rhénans,  n'a- 
t-il  pas  soumis  à  la  Haute  Commission  interalliée  une  ample 
documentation  au  sujet  des  excès  imputables  à  ces  troupes  et  le 
gouvernement,  qui  a  pris  soin  d'adresser  des  protestations 
solennelles  à  toutes  les  ambassades  de  l'univers,  n'espère-t-il 
pas  obtenir  satisfaction  du  gouvernement  français? 

Cette  «  ample  documentation  »  du  Reichkommissar  von 
Starck,  voyons  un  peu  en  quoi  elle  consistait.  Et  d'abord  les 
50000  noirs  «  lâchés  sauvagement  sur  les  femmes  et  les  enfants 
d'Allemagne  »  n'ont  jamais  existé  que  dans  les  romans  nègres 
de  Morel  et  de  Miss  Beveridge  ou  dans  l'imagination  non  moins 
extravagante  du  ministre  d'empire  Kôster.  En  juin  1920,  il  n'y 
avait  en  Rhénanie  et  dans  la  Sarre  que  25  000  hommes  de 
troupes  indigènes.  Encore  fallait-il  en  défalquer  7  000  blancs 
appartenant  aux  cadres  métropolitains  et  14  000  Malgaches, 
Annamites  ou  Africains  du  Nord,  de  sorte  que  l'élément  pure- 
ment noir  se  réduisait  à  une  simple  brigade  de  4000  hommes, 
la  brigade  sénégalaise  du  général  Bordeaux,  qui,  ce  mois-ià, 
allait  quitter  ses  cantonnements  de  Worms  et  de  Mayence  à 
destination  de  la  Syrie.  Môme,  elle  s'en  fut  dans  des  conditions 
assez  mortifiantes  pour  l'amour-propre  germanique.  Car,  pour 
la  première  fois  peut-être  dans  l'histoire  des  peuples,  on  vit  les 
femmes  et  les  filles  du  vaincu  lamenter  bruyamment  le  départ 
du  vainqueur  et  le  couvrir  de  fleurs  en  versant  des  larmes  qui 
devaient  inspirer  à  Maximilien  Ilarden  une  bien  cruelle 
satire  sur  les  mœurs  de  ses  compatriotes  (Zukunft,  n°  38, 1920). 

Prenons  date.  Depuis  juin  1920  donc,  aucune  troupe  noire 
n'est  demeurée  sur  place.  Ce  sont  des  régiments  algériens, 
tunisiens  ou  marocains  qui,  désormais,  montent  la  garde  au 
Rhin.  Mais,  de  crainte  que  l'opinion  ne  se  retourne  contre  elle, 


426  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  propagande  allemande)  jugo  bon  do  les  métamorphoser  eu 
Sénégalais  ou  de  chicaner  à  la  manière  de  l'agence  Wolf,  dont 
le  communiqué  du  20  mai  expliquait  que,  par  troupes  noires, 
il  fallait  entendre  toutes  espèces  de  troupes  de  couleur.  Et,  il 
n'y  a  là  rien  de  surprenant  pour  qui  connaît  la  mentalité  de  nos 
adversaires.  Les  procédés  de  von  Starck  lui-même  ne  compor- 
tent guère  plus  d'honnêteté.  Notre  Reichkommissar  ne  se  donne 
même  pas  la  peine  d'ouvrir  une  enquête  préalable  sur  les  faits 
qu'il  dénonce  à  la  Haute  Commission  interalliée.  Il  accueille 
et  rapporte  d'invraisemblables  romans,  comme  la  plainte  de 
cetlo  imaginalive  jeune  fille  de  Mellbach  qui  cherchait  tout 
bonnement  à  donner  le  change  sur  les  conséquences  de  sa 
liaison  avec  un  Allemand.  Et  il  en  transmettra  d'autres  que  ses 
propres  agents  auront  forgés  de  toutes  pièces.  C'est  d'ailleurs 
ce  que  constate  M.  Tirard  dans  sa  ferme  réponse  du  30  août 
relative  à  un  mémorandum  de  41G  plaintes  qui  lui  a  été  sou- 
mis le  8  juillet  :  «  Les  faits,  dit-il,  sont  présentés  sans  ordre 
et,  semble-t-il,  sans  aucune  discrimination,  sans  qu'aucun  ren- 
seignement soit  donné  sur  la  moralité  des  plaignants.  Un  grand 
nombre  d'accusations  sont  imprécises  et  aucune  preuve,  de 
quelque  nature  qu'elle  soit,  ne  vient  les  élayer.  »  Or  du  propre 
aveu  de  leurs  auteurs,  les  plus  venimeux  libelles  sur  la  Honte 
Noire  se  bornent  à  reproduire  ou  à  enjoliver  ces  fantaisies  des 
mémoires  officiels  (1),  dont  fait  justice  la  statistique  suivante 
établie  par  l'autorité  militaire  française  et  afférente  à  la  période 
d'avril  1919  à  fin  juin  1920,  date  du  départ  des  derniers  Séné- 
galais : 

Troupes  noires.  —  Effectif  moyen  :  5000  hommes.  —  Une 
plainte  suivie  d'acquittement.  — Troupes  de  couleur  (Afrique 
du  Njrd  et  Malcacues).  —  Effectif  moyen  :  15000  hommes, 
15  allaires  suivies  de  condamnation,  5  affaires  suivies  d'acquit- 
tement. Soit,  au  total  et  en  quinze  mois,  15  condamnations 
pour  un  effectif  permanent  do  20  000  hommes  1  (2). 

(1)  Sur  les  61  accusations  contenues  dans  la  célèbre  brochure,  Farbige 
Franzozen  am  flhein,  éditée  en  1920  et  répandue  dans  le  monde  entier  par  la 
ligue  «  Sauvez  l'honneur,  »  51  proviennent  de  ces  mémoires.  Elles  y  sont  repro- 
duites sans  au<  un  soin,  si  bien  qu'on  y  relève  des  pièces  qui  font  double  emploi, 
comme  le  n"  11,  tentative  de  viol  déjà  enregistrée  sous  le  n»  9,  et  comme  la 
déclaration  de  la  page  44  qui  est,  sous  un  autre  numéro,  une  redite  à  peine 
camouflée  du  n*  4  de  la  page  32. 

(2)  Des  statistiques  plus  récentes  confirment  l'insignifiance  du  pourcentage  des 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  421 

D'autre  part,  .si  on  veut  savoir  avec  quel  soin  ces  sort  - 
d'affaires  sont  instruites  de  notre  côté,  il  suffit  de  se  référer  au 
rapport  du  général  Brissaut-Desmaillct,  commandant  les  troupes 
du  territoire  de  la  Sarre  et  la  127e  division  d'infanterie,  sur  1rs 
accusations  portées  dans  le  journal  anglais  Daily  Herald  par  le 
polémiste  Morel  et  roprises  par  Miss  Ray  Bevcrulge  dans 
retentissante  tournée  de  conférences  en  Allemagne  non  occupée. 
Ce  rapport,  daté  de  Sarrebruck,  21  mai  1020,  résume  une 
enquête  prescrite  par  le  ministre  de  la  Guerre  en  date  du 
30  avril,  visant  les  10e  et  11e  tirailleurs  algériens.  Il  établit 
formellement  l'inanité  des  fables  imaginées  par  la  presse  alle- 
mande pour  perdre  nos  tirailleurs  dans  l'esprit  des  Sarrois.  Ce 
qui  permet  au  général  de  conclure  : 

«  Mensonge,  mauvaise  foi,  haine,  voilà  les  dessous  de  cette 
campagne  scélérate.  » 

* 

L'entreprise,  d'ailleurs,  n'ira  point  sans  pertes  et  il  en 
résultera  de  sérieux  dommages  pour  les  populations  locales.  En 
accréditant  la  monstrueuse  légende  d'une  Rhénanie  livrée  à  la 
soldatesque,  ne  risque-t-on  pas  d'en  éloigner  le  touriste  et  le 
baigneur,  dont  l'or  coulait  comme  un  Pactole  dans  ses  villes 
d'eaux?  Wiesbaden,  notamment,  en  souffrira  au  point  de  ne- 
plus  enrngistrer  pendant   l'année  1920    que  60  pour    100   des 

affaires  suivies  de  condamnations.  En  avril  dernier,  la  Haute  Commission  inter- 
alliée constate  que,  sur  138  accusations  portées  contre  les  troupes  de  couleur. 
5  affaires  concernent  des  militaires  français  des  troupes  métropolitaines  ; 
3  affaires  concernent  des  sentinelles  ayant  agi  conformément  à  leurs  consignes; 
49  affaires  ont  été  reconnues  comme  sans  fondement;  51  ont  été  considérées 
comme  insuffisamment  établies  pour  pouvoir  être  poursuivies;  30  ont  été  rete- 
nues comme  pouvant  donner  lieu  à  des  poursuites.  Elles  ont  abouti  à  13  con- 
damnations, dont  4  à  des  peines  de  réclusion  supérieures  à  trois  ans;  2  acquitte- 
ments, 7  sanctions  disciplinaires;  S  non-lieu. 

Si  ces  chiffres  montrent  avec  quelle  sévérité  l'autorité  militaire  a  sévi  lorsque 
les  plaintes  étaient  justifiées,  ils  montrent  aussi  l'incroyable  «  légèreté  »  avec 
laquelle  a  été  réunie  la  «  documentation  »  de  ces  mémoires. 

Un  tout  récent  exemple  de  cette  sévérité  nous  a  encore  été  fourni  le  19  juillet 
dernier,  où  le  tirailleur  marocain  Mohamed  ben  Ahmed  du  63°  R.  T.  M.,  reconnu 
coupable  du  meurtre  de  l'ingénieur  allemand  Burgmann,  fut  exécuté  au  camp 
d'aviation  de  Gonsenheim  devant  des  détachements  de  toute  la  garnison. 
«  Messieurs,  dit  le  général  Sehmidt  aux  journalisles  allemands  qui  étaient  là, 
vous  venez  de  voir  passer  la  justice  française  !  »  Justice  autrement  rigoureuse  que 
celle  de  Leipzig  et  qui,  peut-être,  aurait  gagné  à  s'étendre  au  cabarclier  M.ner,  de 
Ilœchst,  lequel,  en  violation  Ilagrante  du  règlement  militaire,  avait  servi  une 
bouteille  de  cognac  à  Mohamed,  qui  était  en  état  d'ivresse  au  moment  du  crime. 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

visiteurs  Qu'elle  recevait  avant  la  guerre  (1).  Il  n'en  faut  pas 
plus  pour  que  les  commerçants  se  désolent  et  que  les  journaux 
du  cru  poussent  un  cri  de  détresse  :  «  Cette  excitation  conti- 
nuelle contre  les  troupes  noires  finira  par  nous  conduire  à  une 
situation  sans  issue,  »  géimlV Oe/fentlicher  Ânzciger  deKreuznach 
[20  juillet  11)20).  Un  mois  plus  tôt,  le  premier  bourgmestre  de 
Worms  s'était  rendu  à  Berlin  pour  y  dépeindre  les  funestes 
effets  de  la  campagne.  Et,  comme  les  municipalités  des  villes 
lésées  supplient  les  journalistes  d'outre-Rhin  de  venir  vérifier 
sur  place  l'état  réel  des  choses,  elles  reçoivent  la  visite  d'un 
certain  nombre  d'entre  eux  qui  se  laissent  gagner  à  la  cause 
de  l'honnêteté.  L'envoyé  spécial  de  la  Be.rimer  Montagpost,  entre 
autres,  dénonce  carrément  la  manœuvre  : 

«  Il  y  a  en  particulier  une  Américaine  du  nom  de  Miss  Beve- 
ridge  qui  semble  considérer  comme  de  son  devoir  essentiel  de 
répandre  en  Allemagne  non  occupée  des  contes  sanguinaires 
sur  les  atrocités  imputées  aux  troupes  d'occupation.  C'est  ainsi 
qu'une  nouvelle  fit  récemment  le  tour  des  journaux  intéressés 
à  reproduire  ces  sortes  de  contes  et  aux  termes  de  laquelle  des 
centaines  de  cadavres  de  femmes  seraient  évacués  chaque 
semaine  de  certaines  rues  de  Mayence  et  de  Wiesbaden.  Il  est 
clair  que  pas  un  mot  de  tout  ceci  n'est  vrai.  Mais,  pour  retrouver 
l'origine  de  la  rumeur,  je  me  suis  mis  en  rapport  avec  les  chefs 
de  service  de  l'administration  municipale  et  de  l'établissement 
thermal  de  Wiesbaden  et  les  ai  priés  de  me  faire  connaître  leur 
opinion.  Ces  messieurs,  qui  recueillent  soigneusement  toutes 
les  informations  de  ce  genre,  m'ont  déclaré  que  celle-ci  et  bien 
d'autres  qui  lui  ressemblent,  étaient  fausses  de  tous  points.  » 

En  revanche,  le  même  publiciste  s'est  convaincu  que  «  pas- 
sablement de  femmes  et  de  jeunes  filles  allemandes,  oublieuses 
de  leur  honneur,  assiègent  le  soir,  en  bandes  bruyantes,  les 
casernes  des  Français  et  des  Marocains.  »  Le  Christliche  Pilger 
de  Spire  n'avait  pas  dit  autre  chose,  dans  son  fameux  article 
du  9  mai  1920  où,  réfutant  Morel,  il  expliquait  que,  si  l'on 
entendait  des  plaintes  en  Rhénanie,  elles  visaient  beaucoup 
moins  les  troupes  d'occupation  que  «  celte  catégorie  de  jeunes 

(1)  Cette  année,  la  6aison  y  eût  été  pire  encore  sans  la  féconde  initiative  de 
M.  Tirard  qui  sut  y  ramener  l'aniuence  des  bons  jours  en  y  organisant,  avec  un 
plein  succès,  l'exposition  d'art  français  dont  M.  Henry  Bidou  a  rendu  com.pt» 
dans  la  Revue. 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  429 

Allemandes  sans  vergogne  qui,  loin  de  craindre  d'ôtre  séduites 
s'efforcent  de  séduire  autrui.  »  Même  constatation  du  Mannhcime 
Tugeblalt  :  «  La  gendarmerie  locale,  la  police  et  les  patrouiller 
doivent  entreprendre  des  rafles  aux  abords  des  camps  pour 
réprimer  les  provocations  scandaleuses  des  femmes  de  mauvaise 
vie,  »  note-l-il  le  15  juin.  Mieux  :  à  un  meeting  de  la  «  Société 
Pacifique  »  tenu  en  décembre  à  Cologne,  le  pasteur  Bleier,  de 
Berlin,  dénonce  la  propagande  anti-nègre  du  Lleimatdienst  et 
en  expose  toute  l'infamie,  montrant  qu'il  y  a  invention  dans 
la  plupart  des  cas,  exagération  grossière  dans  les  autres.  Et 
Mme  Lida  Gustava  Heymann,  rédactrice  en  chef  de  la  revue 
mensuelle  la  Femme  dans  l'État,  après  avoir  visité  différentes 
stations  thermales,  assure  n'y  avoir  jamais  entendu  prononcer 
de  jugement  plus  sévère  contre  les  noirs  que  contre  les  Belges, 
les  Anglais,  ou  les  Américains. 

* 

Venant  à  l'appui  des  vives  protestations  que  la  Haute-Com- 
mission interalliée  adressera  coup  sur  coup  les  3,  10  et 
26  juillet,  puis  le  30  août  1920,  au  Reichskommissar,  de  tels 
témoignages,  que  nous  pourrions  multiplier  à  l'infini  (1),  au- 
raient dû  suffire  pour  dessiller  les  yeux  des  neutres  et  des  alliés. 

Malheureusement,  on  constate  une  regrettable  carence  de 
notre  contre-propagande,  en  face  de  l'extraordinaire  acharne- 
ment des  agents  allemands  ou  germanophiles.  Cela  explique  les 
succès  que  ceux-ci  ont  remportés  ici  ou   là,  à  nos  dépens  (2). 

(1)  Voir  notamment  Der  Kampf  du  25  avril  1921  et  le  Berliner  Tageblatt  du 
20  mai  dernier. 

(2)  Dans  le  numéro  du  19  octobre  1920,  du  Frànkischer  Kurier,  le  directeur 
de  ce  journal,  Heinrich  Distler,  déjà  cité,  énumérait  complaisamment  les  résultats 
qu'il  avait  obtenus  de  sa  propre  initiative.  On  serait  fier  à  moins.  Qu'on  en  juge  : 

«  L'appel  que  j'ai  lancé  avec  l'aide  de  la  presse  allemande,  et  tout  particuliè- 
rement de  la  presse  bavaroise,  en  faveur  de  la  créalion  d  une  ligue  contre  la  Honte 
Noire  ne  m'a  pas  apporté  qu'une  centaine  d'adhésions  de  la  part  de  mes  confrères, 
mais  encore  d'innombrables  offres  de  concours  émanant  de  toutes  les  classes  des 
différents  pays  du  continent,  Hollande,  Danemark,  Suède,  Suisse,  voire  môme 
d'Angleterre  et  de  Fiance.  Mais  comment  ces  gens  ont-ils  connu  cette  honte  noire 
que  l'on  pourrait  aussi  bien  appeler  «  peste  noire  •>  ou  «  misère  noire?  »  Com- 
ment ont-ils  connu  cette  horreur  que  le  Français  Jean  Finot  appelle  «  une  tache 
horrible  surl'écusson  de  France,  »  Henri  Barbusse  «  la  chimère  monstrueuse  de  la 
folie  du  vainqueur  »  {sic},  le  général  anglais  Thomson  «  la  politique  de  suicide 
d'une  clique  de  réactionnaires  et  de  militaristes  »  et  que  l'homme  d'État  italien 
Fabricio  Maffi  qualifie  tout  bonnement  de  vulgaire  impudence?  La  plupart  de  mes 
correspondants  ne  connaissent  même  pas  les  honorables  écrivains  que  je  viens 


430  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Nous  les  avons  laissés  monter  impudemment  une  formidable 
machine,  une  pièce  à  grand  spectacle,  un  colossal  «  mélo  »  qui, 
tôt  ou  lard,  devait  trouver  son  public,  comme  il  a  trouvé  son 
affiche,  ses  metteurs  en  scène,  ses  comparses  et  ses  premiers 
rôles.  La  Honte  Noire!  Beau  litre,  ma  foi,  rocambolesque  à 
souhait  et  évocalcur  do  ces  scènes  à  la  Fantômas,  où  l'ombre 
d'un  gorille  se  profile  diaboliquement  sur  d'efi'royables  décors 
d'oubliettes.  A  nous  autres  Français,  ce  «  numéro  »  paraissait 
franchement  burlesque.  Mais,  par  ailleurs,  i\  faisait  recette. 
Tel  quel,  il  indisposait  les  neutres  et  inquiétait  les  Alliés. 
Même  leur  pitié  s'éveillait  pour  les  prétendues  victimes  de  notre 
«  sadisme,  »  quand  un  Morel  ou  une  Miss  Beveridge,  zélées 
recrues  du  Barnum  pangermain,  se  chargeaient  de  sa  réclame. 
Devant  le  succès  croissant  de  celte  exécrable  campagne,  l'opi- 
nion française  finit  par  s'émouvoir.  C'est  que  de  sérieux  avertis- 
sements lui  venaient  de  toutes  parts,  particulièrement  d'Amé- 
rique, où  les  meetings  succédaient  aux  attaques  de  presse, 
comme  aux  pires  jours  de  l'agitation  locale  contre  l'entrée  en 
guerre  des  Etats-Unis.  «  Prenons-y  garde,  déclarait  le  général 
Nivelle,  a  son  retour  do  mission.  Comme  tout  ce  que  font  les 
Allemands,  cette  propagande  est  méthodique.  Elle  tient  compte 
fie  la  psychologie  des  Américains  qu'elle  connaît  parfaitement.  » 

Déjà,  les  écailles  nous  étaient  tombées  des  yeux.  Le  danger 
n'élait-il  pas  devenu  indéniable  vers  l'époque  où  M.  Ilarding  se 
préparait  à  remplacer  M.  Wilson;  où  l'on  parlait,  à  mi-voix 
d'abord,  puis  ouvertement,  du  retrait  immédiat  des  troupes 
américaines  de  Rhénanie;  où  l'on  voulait  nous  faire  croire 
que  le  nouveau  président  de  la  grande  démocratie  allait  désa- 
vouer solennellement  notre  politique;  où  la  renommée  germa- 
nique, par  ses  mille  trompettes,  recommençait  à  fanfaronner, 
à  nous  défier,  à  nous  menacer? 

Heureusement,  il  nous  restait  là-bas,  de  l'autre  côté  de 
l'Océan,  d'excellents  amis,  les  meilleurs  qui  soient,  ces  braves 
compagnons  d'armes  dont  nous  pouvons  dire  à  notre  honneur 
que  nous    leur    gardons    une   reconnaissance    infinie.    Et.    ici 


de  cilcr  et  n'ont  jamais  rien  lu  d'eux.  Les  lettres  que  je  reçois  commencent 
presque  tontes  par  ces  mots  :  «  J'ai  souvent  vu  dans  les  journaux  de  Muni'h,  dans 
le  Frûnkitc/ier  Kurier  ou  dans  les  journaux  de  Berlin,  de  Leipzig,  de  Francfort...  » 
Et  le  bon  apôtre  de  conclure,  avec  Morel  :  «  La  France  se  cassera  la  tête  contre 
la  Honte  Noire.  » 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  431 

même,  sur  ces  rives  fatidiques  du  Rhin  où  «enchaîne  l'histoire 
des  peuples,  nous  avions  pour  noua  aider  à  mouler  la  garde 
l'un  d'entre  eux,  loyal  soldat  autant  qu'habile  diplomate,  animé 
des  meilleures  intentions  à  l'égard  do  l'ennemi  vaincu,  mais 
non  au  point  de  lui  sacrifier  les  droits  sacres  du  camarade  vain- 
queur, à  la  modération  duquel  il  lui  a  plu  tant  de  fois  de 
rendre  hommage.  Ce  chef,  ce  fidèle  ami  de  la  France,  le  géné- 
ral Allen,  n'hésita  pas  a  ouvrir  l'enquête  qui  s'imposait.  Il  le 
fit  en  toute  impartialité.  Et  son  rapport  transmis  à  Washington, 
publié,  commenté,  asséna  de  rudes  coups  aux  misérables  au- 
teurs du  scénario  berlinois.  M.  Dresel,  commissaire  américain 
à  Berlin,  que  son  gouvernement  avait  chargé  d'une  mission 
analogue,  ne  se  montra  pas  moins  catégorique  dans  ses  conclu- 
sions, comme  il  résulte  du  rapport  transmis  au  sénateur  Lodge 
par  M.  Mormann  II.  Davis,  secrétaire   d'Etat  par  intérim  (1). 

D'autre  part,  le  général  Pershing,  — qui  nous  a  vus  à  l'œuvre, 
qui  nous  connaît  et  nous  estime,  —  Pershing,  l'entraîneur  de 
ces  quinze  cent  mille  Yanks  débarqués  chez  nous  avec  quelque 
chose  de  la  foi  des  Croisés;  Pershing,  dont  le  premier  geste  sur 
la  terre  de  France  fut  do  saluer  l'ombre  glorieuse  de  La  Fayette; 
Pershing,  le  noble  guerrier  de  la  seconde  Marne,  ralliait  à  lui 
les  héros  de  sa  Légion  et  leur  demandait  de  faire  échec  à  nos 
diffamateurs... 

Tout  est  bien  qui  finit  bien.  Mais  tout  est-il  bien  fini?  Ce 
serait  mal  connaître  nos  adversaires,  leur  ténacité,  leur  perpé- 
tuel besoin  de  chicane  que  de  les  supposer  battus  sans  esprit  de 
revanche.  L'évidence  est  là.  Pour  nous  en  tenir  aux  faits  les 
plus  récents,  c'est  la  Chambre  bavaroise  qui,  le  23  juin  der- 
nier, déclare  qu'elle  considère  «  comme  un  devoir  moral  dee 
plus  impérieux  d'ajouter  un  éclatant  témoignage  de  son  indi- 
gnation  aux  nombreuses  protestations  inspirées    par   la  dou- 

(1)  Si  l'on  veut  être  fixé  sur  le  compte  des  Morel  et  des  Beveridge,  ce  sont 
les  conclusions  de  M.  Dresel  qu'il  faut  consulter.  Il  écrit  textuellement  :  «Miss  Ray 
Beveridge  fut  naguère  employée  par  l'ambassade  allemande  à  Washington  et 
c'est  elle  qui  organisa  en  1915  les  réunions  de  la  «  conférence  pour  l'embargo.  » 
En  parlant  de  l'ex-empereur  d'Allemagne,  elle  l'appelle  «  mon  Kaiser.  » 
Quant  à  Morel,  il  était  avant  la  guerre  anti-français  et  anti-belge.  Au  moment 
de  la  crise  marocaine,  il  soutint  l'Allemagne  et,  pendant  la  guerre,  il  fut 
inculpé  aux  termes  du  Defence  of  Ihe  liealm  Act  pour  avoir  envoyé  en  Suisse 
des  lettres  non  censurées.  Ses  articles  sur  la  «  Teneur  noire  »  furent  publiés 
dans  le  Daily  Herald,  de  Londres,  journal  d'un  radicalisme  extrême,  qui  passe 
pour  être  à  la  solde  du  gouvernement  russe  des  Soviets.  • 


432  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

t 

leur  et  la  colère  contre  la  Honte  Noire.  »  C'est,  en  juillet  sui- 
vant, une  nouvelle  interpellation  au  lleichslag  d'un  groupe  de 
députés  populistes.  C'est  la  Deutsche  Tageszeilung  du  10  de  ce 
même  mois,  qui  parle  d'une  terreur  sans  fin.  Ce  sont  tous  les 
journaux  de  Francfort,  la  Frankfurter  Zeitung,  les  Frankfurter 
Nachric/iten,  le  Frankfurter  General  Anzeiger,  qui  font  cliorus. 
Munich  ne  demeure  pas  en  reste  et  les  Milnchner  Ncueste 
Nachrichten,  après  avoir  frénétiquement  protesté  (10  juin) 
contre  l'interdiction  du  film  «  la  Honte  Noire,  »  enregistrent 
sans  sourciller  cette  folle  nouvelle  : 

On  nous  annonce  de  Trêves  : 

Des  jeunes  filles  ayant  perdu  connaissance  furent  conduites  chez 
un  médecin  qui  constata  que  leurs  artères  étaient  presque  complè- 
tement vides  de  sang.  Les  noirs  coupent  ou  mordent  les  artères  de 
leurs  victimes  et  en  sucent  ensuite  le  sang.  Ce  sont  de  vraies  bêtes 
féroces. 

Cependant  les  associations  féminines  redoublent  d'activité 
et,  au  Eidelsledter  Hof,  pour  la  fête  du  printemps,  entre  une 
gavotte  et  un  chœur  wagnérien,  on  conspue  furieusement  le 
préfet  de  police  Hense  de  Hambourg  qui  a  interdit  une  réunion 
de  protestation  contre  la  «  Schwarze  Schmach  »  (Frankfurter 
Volkstimme  du  6  mai).  La  Ligue  allemande  de  défense  contre  la 
Honte  Noire  (Munich)  fait  paraître  une  revue  mensuelle  en 
trois  langues,  allemande,  anglaise  et  espagnole,  où  se  retrouvent 
toutes  les  fausses  accusations  déjà  portées  contre  nos  troupes. 
La  Pfalzzentrale  de  Heidelberg,  sous  la  signature  du  profes- 
seur Ritter  von  Eberlein,  publie  à  grand  tirage  une  brochure 
intitulée  :  Les  Noirs  sur  le  Rhin.  Et  la  Ligue  allemande  Fichte, 
dont  le  siège  est  a  Hambourg,  édite  plusieurs  appels  en  diffé- 
rentes langues  qu'elle  offre  gratuitement  «  a  tous  ceux  qui 
veulent  éclairer  l'étranger  »  (Tâglische  Rundschau  du  6  juillet). 
La  campagne  s'étend  même  aux  colonies  françaises.  D'après  la 
Cologne  Post,  «  il  y  a  une  école  spéciale  à  Hambourg  où  le 
sénégalais  et  le  malgache  sont  enseignés  à  d'anciens  nègres 
allemands.  On  leur  ressasse  tous  les  griefs  imaginaires  de 
l'Allemagne  ;  puis  on  les  envoie  aux  colonies  propager  ces 
infâmes  mensonges.  »  Et,  confirmant  la  chose,  le  Karlsruher 
Tageblatt  confesse  :  «  Les  détails  de  ce  plan  destiné  à  apprendre 
aux  noirs  à  penser  et  à  raisonner  (sic)  doivent   naturellement 


«    LA    HONTE    NOIRE.    »  433 

demeurer  secrets.  Mais  bientôt  ses  résultats  se  feront  profondé- 
ment sentir.  » 

La  menace  est  claire.  Et,  pour  ce  qui  est  de  l'Amérique,  où 
l'agent  allemand,  nouvel  Antée,  semble  reprendre  des  forces 
chaque  fois  qu'on  le  terrasse,  ce  n'est  pas  faute  d'intrigues  si 
M.  Ilarding,  sollicité,  adjuré,  pressé  d'intervenir,  s'y  refuse 
obstinément.  Ce  n'est  pas  faute  d'efforts  si,  de  New- York  a  San 
Franciscoet  de  Chicago  à laNouvelIe-Orléans,  le  cri  d'un  Dr  Held, 
—  un  médecin  de  là-bas,  mais  à  la  dévotion  des  comités  ber- 
linois pour  le  compte  desquels  il  le  proférait  naguère  à  Berlin 
même  (Der  Tag,  du  18  juin),  —  ne  devient  pas  le  cri  de  rallie- 
ment de  cent  millions  d'hommes  et  si  le  libre  citoyen  trans- 
atlantique n'en  arrive  pas  à  considérer  la  Honte  Noire  «  comme 
sa  propre  honte,  comme  un  danger  national.  » 

Insistons-y  donc,  nous  aussi,  après  le  général  Nivelle  :  !a 
loi  du  moindre  effort  ne  doit  plus  être  notre  loi.  Arme  dange- 
reuse, la  propagande  tudesque  peut  faire  «  boomerang  »  et  se 
retourner  contre  ceux  qui  la  manient.  Elle  ne  demeure  pas 
sur  ses  échecs.  Soitl  L'essentiel  est  d'opposer  la  vérité  à  ses 
mensonges,  partout,  en  toutes  circonstances,  avec  toute  l'énergie, 
toute  la  méthode,  tout  l'esprit  de  suite  nécessaires. 

Qu'on  n'objecte  pas  que  nos  troupes  indigènes  sont  au-dessus 
de  tels  outrages  et  que  leur  éloge  n'est  plus  à  faire.  Jamais 
nous  ne  dirons  assez  en  quelle  estime  les  tiennent  des  chefs 
comme  Dégoutte,  Gouraud  et  Mangin.  Et,  puisqu'il  n'en  est 
pas  de  plus  braves  au  monde,  ni  de  plus  attachées  à  leur  dra- 
peau, sachez  ceci,  germanophiles.  Pour  les  conduire  au  l'eu,  où 
leur  élan  fit  si  souvent  plier  la  fleur  des  divisions  impériales,  la 
France  n'avait  nullement  besoin  de  leur  promettre  les  «  blondes 
filles  »  de  Rhénanie  :  leur  loyalisme  y  suffisait. 

Norbert  Sevestre. 


v 


TOME    LXV.    —    1921.  23 


UN  MÉFAIT  DU  DEBOISEMENT 


Les  forêts  françaises  ont  subi  depuis  un  siècle  à  peine 
deux  terribles  saignées.  Elles  ont  clé  saccagées  de  1791  à  1803, 
puis  considérablement  appauvries  pendant  la  guerre  1014- 
1918.  Avant  de  chercher  les  moyens  de  remédier  à  ces  dévas- 
tations, il  convient  d'examiner  un  des  contre-coups  qu'a  fait 
rejaillir  sur  notre  génération  la  première  saignée. 

I.    —   LES    DESTRUCTIONS   FORESTIÈRES   DU    XVIIIe   SIÈCLE 

L'armure  végétale  de  la  France  a  été  saccagée  pendant  les 
dernières  années  du  xvin8  siècle,  principalement  pendant  la 
période  1791-1803,  où  nulle  loi  n'interdisait  le  défrichement. 
«  Les  uns,  a  dit  Michelet,  défrichèrent  pour  avoir  des  terrains 
à  cultiver;  d'autres  pratiquèrent  des  coupes  inconsidérées  où  les 
troupeaux  vinrent  pâturer;  enfin,  les  plus  pauvres  brûlaient 
les  arbres  pour  en  lessiver  les  cendres,  afin  d'en  extraire  les 
sels  de  potasse  impérieusement  réclamés  pour  la  fabrication  do 
la  poudre  destinée  aux  armées  défendant  les  frontières  de  la 
France.  »  Breynat  estimait,  dans  les  Annales  fores/ivres  de  1851, 
qu'un  tiers  des  forcis  françaises  avait  alors  disparu,  et  cette 
indication  concorde  avec  celle  de  l'inspecteur  des  Forôls,  Anto- 
nin  Rousset,  évaluant  la  diminution  de  l'aire  forestièro  à  cinq 
millions  d'hectares. 

D'après  ces  données,  le  taux  général  de  boisement  est  des- 
cendu, pendant  les  huit  années  1191-1803,  de  vingt-sept  à  dix- 
sept  et  demi  pour  cent.  Il  ne  différait  guère  auparavant  du  taux 
normal  de  boisement,  que  les  écrivains  forestiers  s'accordent  à 
fixer  au  tiers  de  la  superficie  totale,  ni  du  taux  oplimum  poui 
l'élevage,  auquel  M.  de  Roquette-Buisson  assigne  le  chiffre  de 


UN    MÉFAIT    DU    DEBOISEMENT.  435 

trente  pour  cent,  après  avoir  constate,  dans  sa  Statistique  de  la 
propriété communa'e  dans  la  zone  montagneuse  des  Pyrénées,  que 
les  vallées  contenant  une  proportion  moindre  de  forêt  nour- 
rissent par  kilomètre  carré  d'autant  plus  de  bétail  qu'elles  sont 
plus  boisées. 

L'effort  forestier  du  xixe  siècle  n'a  réparé  qu'un  dixième 
de  ce  désastre.  Malgré  les  reboisements  d'utilité  publique  effec- 
tues sur  plus  d'un  million  d'hectares  dans  les  dunes,  les  landes 
de  Gascogne,  la  Sologne,  les  Dombes  et  les  montagnes,  l'augmen- 
tation de  l'aire  forestière,  dont  M.  Daubrée  a  fait  part  en  1910 
à  la  Commission  des  inondations,  étaitsculemont  de  G00000  hec- 
tares. Dans  les  montagnes,  il  n'y  avait  encore  en  1900  que 
1G0O00  hectares  rendus  à  la  végétation  forestière.  «  C'est  bien 
peu,  dit  M.  Cardot,  vis-à-vis  des  deux  ou  trois  millions  d'hec- 
tares qui  forment  les  bassins  supérieurs  de  nos  rivières  torren- 
tielles et  des  six  à  sept  millions  d'hectares  de  terres  incultes 
qui,  dans  toutes  nos  régions  de  montagnes,  concourent  par 
leurs  dénudalions  à  leur  donner  un  régime  irrégulier.  Et  celte 
immense  surface  continue  visiblement  à  se  dégrader.  Chaque 
jour  les  dénudations  s'étendent,  des  forets  disparaissent,  des 
ravinements  se  produisent,  de  nouveaux  torrents  se  forment  ou 
prennent  une  allure  dangereuse  et  ainsi  compromettent  l'œuvre 
de  régénération  entreprise  I  Au  résumé,  le  mal  grandit  au  lieu 
de  se  restreindre  (1).  » 

On  n'avait  pas  fait  en  quarante  ans  le  septième  des  reboise- 
ments prévus  en  1860  par  le  ministre  des  Finances.  Mais  on  ne 
se  figurait  pas  alors  l'énormité  du  dommage  que  les  destructions 
forestières,  remontant  à  plus  d'un  siècle,  occasionneraient  pen- 
dant la  guerre  en  amenant  la  crise  du  charbon  et  la  crise  des 
transports,  ralentissant  la  fabrication  des  munitions  et  prolon- 
geant les  hostilités.  C'est  un  méfait  du  déboisement  qui  vient 
de  coûter  à  la  France  plus  de  cinquante  milliards  et  de  trois 
cent  mille  vies  humaines. 

II.  —  LA  CRISE  DU  CHARBON  ET  DES  TRANSPORT* 

Sans  doute  ce  n'est  pas  au  déboisement  qu'on  peut  imputer 
le  ralentissement  de  l'extraction  dans  nos  houillères,  ni  do  l'im- 
portation do  charbons  étrangers,  dont  la  mobilisation  générale 

(1)  E.  Cardot,  Manuel  de  l'arbre,  p.  60,  Paris,  1907.  Au  Touring-Club  de  France. 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  la  piraterie  sous-marine  ont  été  les  causes  visibles;  mais  il 
faut  regarder  de  plus  haut. 

La  France  avait,  pendant  l'année  1913,  consommé  63  310000 
tonnes  de  charbon,  dont  l'emploi  de  l'électricité  pouvait  éco- 
nomiser plus  des  deux  tiers  (45500  000)  pour  les  chemins  de  fer, 
les  forces  motrices,  la  métallurgie,  les  usines  à  gaz,  l'électricité. 

Elle  n'a  pu  s'en  procurer  en  11)16  que  40  955211  tonnes 
(20000  000  par  extraction,  20  955  211  par  importation),  et  les 
22  354  789  qui  lui  ont  fait  défaut  ne  représentent  pas  la  moitié 
du  combustible  remplaçable  par  la  houille  blanche;  elle  n'aurait 
donc  pas  manqué  de  charbon,  si  la  moitié  seulement  des  ser- 
vices susceptibles  de  fonctionner  électriquement  avaient  été 
préalablement  équipés  pour  l'emploi  de  la  houille  blanche. 

Les  cours  d'eau  dont  la  France  est  superbement  dotée  pour- 
raient lui  fournir  toutes  les  forces  motrices  dont  elle  a  besoin 
s'ils  avaient  un  débit  plus  régulier.  Mais  l'arbre,  ce  grand  régu- 
lateur des  eaux  qui  en  est  de  plus  un  pourvoyeur  incomparable, 
est  devenu  trop  rare  dans  nos  montagnes  dont  il  devrait 
revêtir  toutes  les  pentes  abruptes  où  l'herbe  ne  suffit  pas  a 
maintenir  la  terre.  S'il  grimpait  partout  à  l'assaut  des  rochers, 
son  feuillage  condenserait  des  rosées  ou  des  gelées  blanches, 
fixerait  à  sa  surface  les  vésicules  flottantes  des  brouillards,  et 
soutirerait  de  la  sorte  à  l'atmosphère  des  eaux  dont  l'abondance 
est  bien  supérieure  à  celle  des  pluies,  ainsi  qu'une  communi- 
cation du  8  décembre  1919  sur  «  le  concours  des  arbres  pour 
soutirer  de  l'eau  à  l'atmosphère»  l'a  fait  connaître  à  l'Académie 
des  sciences.  D'après  des  expériences  récentes,  l'arbre  reçoit  en 
effet  autant  d'eau  des  rosées  que  des  pluies;  et  il  en  reçoit  bien 
plus  encore  des  brouillards,  car  le  docteur  Marloth  a  recueilli 
sur  un  petit  arbre  artificiel  de  trente  centimètres  quinze  fois 
autant  d'eau  que  dans  un  pluviomètre  voisin.  D'autre  part,  le 
docteur  George  V.  Percz  a  publié  de  précieuses  données  sur  le 
Gctroë,  l'arbre  saint  de  l'Ile-de-Fcr,  dont  le  feuillage  condensait 
assez  d'eau  pour  abreuver  les  habitants  et  le  bétail  de  cette  ile 
dépourvue  de  sources. 

La  plupart  des  bassins  montagneux  dont  la  houille  blanche 
utilise  les  eaux  étant  malheureusement  déboisés  ou  peu  boisés, 
cette  industrie  rencontre  pour  son  installation  des  conditions 
défavorables;  dans  des  montagnes  suffisamment  boisées,  elle 
aurait,  avec  la  même  dépense,  capté  des  eaux  bien  plus  abon- 


UN    MÉFAIT    DU    DÉBOISEMENT.  i37 

dantes,  mis  en  action  des  forces  motrices  bien  plus  considérables 
et  obtenu  le  kilowatt  à  un  prix  de  revient  bien  moins  élevé. 
D'après  ces  considérations  et  celles  publiées  par  X Annuaire 
de  la  Société  Météorologique  de  France,  un  inspecteur  général 
des  lignes  télégraphiques  auquel  avait  été  confié  pendant  plus  de 
dix  ans  le  contrôle  des  installations  électro-motrices  dans  vingt- 
six  départements,  a  montré  dans  le  Journal  de  la  Houille  blanche 
(mars  1910)  combien  l'insuffisance  du  revêtement  végétal  avait 
retardé  les  installations  électriques  :  «  Le  prix  de  revient  est 
Vultima  ratio  de  l'industrie,  dit  M.  Durègne,  et  la  Houille 
blanche  avait  avant  la  guerre  équipé  750  000  chevaux-vapeur 
sans  attendre  ni  sa  loi  organique,  ni  des  armes  contre  les  bar- 
reurs de  chutes.  Si  des  montagnes  mieux  boisées  avaient  donné 
deux  fois  autant  d'eau  à  ses  installations  et  des  prix  de  revient 
trois  fois  moindres  au  kilowatt,  c'est  2  250  000  II  P  qu'elle  eût 
équipés  avec  le  même  capital  ;  et  en  produisant  une  énergie 
trois  fois  moins  chère,  elle  y  eût  affecté  certainement  un  capital 
au  moins  triple.  La  France  aurait  équipé  pendant  l'avant- 
guerre  au  moins  6750  000  II  P,  plus  des  deux  tiers  de  ses  forces 
motrices.  La  Houille  blanche  se  serait  ainsi  substituée  aux 
deux  tiers  de  la  Houille  noire  qu'elle  peut  remplacer,  et  notre 
Pays  n'aurait  pas  manqué  de  charbon.  » 

Il  n'eût  pas  non  plus  manqué  de  transports,  car  le  déve- 
loppement des  installations  aurait  permis,  dès  avant  la  guerre, 
d'actionner  la  plupart  des  voies  ferrées  par  la  traction  élec- 
trique, employée  seulement  alors  sur  quelques  embranche- 
ments du  Midi  et  pour  laquelle  on  fait  aujourd'hui  sur  les 
autres  réseaux  des  devis  de  plusieurs  milliards;  les  entraves 
apportées  à  la  défense  nationale  par  la  pénurie  du  charbon  et 
des  transports  en  eussent  été  considérablement  atténuées. 

ni.  —  ce  qu'ont  coûté  les  hécatombes  forestières 

On  ne  saura  jamais  le  nombre  de  milliards  qu'ont  coûté  à 
la  France  les  deux  saignées  forestières  du  xvme  siècle  et  de  la 
guerre  1914-1918.  Il  est  incalculable,  mais  on  peut  cependant 
déterminer  pour  la  première  un  chiffre  qui,  tout  en  étant  nota- 
blement au-dessous  de  la  réalité,  renseignera  sur  son  énormité. 

Si  la  France  avait  conservé  son  boisement  de  27  pour  100 
et  les  forêts  dont  ses  montagnes  étaient  revêtues  avant  la  pre- 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mière  Révolution,  les  premières  installations  de  houille  blanche 
eussent  été  trois  fois  moins  chères,  elle  aurait,  dès  avant  la 
guerre,  équipé  les  deux  tiers  de  ses  forces  motrices  et  n'aurait 
pas  manqué  de  charbon  pendant  les  hostilités.  Mais  quand,  dès 
le  début  de  l'agression  allemande,  il  lui  fallut  tout  sacrifier  aux 
fabrications  de  guerre,  la  houille  noire  lit  immédiatement 
défaut  pour  les  intensifier,  et  la  production  des  munitions  fut 
ainsi  lamentablement  retardée.  Sans  l'insuffisance  du  ravitail- 
lement et  des  transports,  la  victoire  aurait  pu  couronner  l'elîort 
de  nos  héroïques  soldats  pendant  que  la  Russie  leur  donnait 
encore  son  concours,  et  la  guerre  aurait  peut-être  été  raccourcie 
de  moitié.  La  prolongation  de  la  guerre  peut  être  considérée 
comme  un  méfait  du  déboisement.  Nous  n'essaierons  cependant 
pas  de  calculer  ici  ce  qu'a  coûté  la  seconde  moitié  de  la  guerre 
et  ne  ferons  pas  à  nos  vaillants  poilus  l'injure  de  convertir 
en  or  le  sang  qu'ils  ont  versé.  Il  faudrait  d'ailleurs  y  ajouter, 
pour  mesurer  exactement  ce  méfait  du  déboisement,  les 
répercussions  économiques  de  cette  prolongation  sur  la  recons- 
titution industrielle  et  sur  la  cherté  de  la  vie.  Le  ministre  des 
Financesayant  fait  connaître  que  la  dernière  année  de  guerre 
routait  à  son  budget  plus  de  cinquante  milliards,  nous  nous 
contenterons  d'adopter  plus  de  cinquante  milliards  comme 
limite  inférieure  de  ce  qu'ont  déjà  coûté  les  déboisements 
commis  h  la  fin  du  xvm*  siècle.  On  est  ainsi  bien  certain  que 
celte  mesure  est  au-dessous  de  la  réalité. 

L'hécatombe  forestière  de  la  guerre  doit  faire  redouter  des 
conséquences  du  même  ordre,  s'il  n'y  est  promptement  remédié. 

La  France,  où  la  production  des  bois  d'œuvre  n'atteignait 
déjà  pas  la  moitié  de  leur  consommation,  a  sacrifié  les  réserves 
des  forêts  qui  lui  restaient  et  jusqu'aux  arbres  des  roules  pour 
repousser  l'agression  de  la  barbarie.  La  guerre,  qui  suspendait 
l'importation  du  bois,  en  a  fait  accroître  l'emploi  dans  des 
proportions  formidables  pour  édifier  nos  lignes  de  défense,  nos 
abris,  nos  tranchées  et  des  baraquements  de  toute  espèce.  Il  est 
indispensable,  dans  ces  conditions,  de  conjurer  au  plus  vite 
l'extension  des  surfaces  dénudées,  qui  diminuerait  les  ressource» 
hydrauliques  et  aggraverait  encore  une  situation  dont  nous 
avons  vu  les  déplorables  effets. 

Le  Directeur  général  des  Eaux  et  Forêts  a,  dès  1918,  exposé 
devant  l'Académie  d'Agriculture  la  nécessité  d'y  remédier.  «  Dès 


UN    MÉFAIT    DU    DÉBOISEMENT.  439 

que  les  hostilités  auront  pris  fin,  disait  M.  Dabat,  il  conviendra 
non  seulement  do  procéder  a  la  reconstitution  des  forêts  dévas- 
tées et  à  la  rostauration  de  celles  qui  auraient  été  appauvries, 
mais  encore  de  donner  à  notre  domaine  forestier  national  une 
large  extonsion  par  le  boisement  des  landes  et  des  terrains 
abandonnés.  »  Le  problème  est  ainsi  mis  au  point,  mais  l'Admi- 
nistration forestière  ne  peut  opérer  que  dans  les  limites  des 
crédits  inscrits  à  son  budget,  dont  la  désignation  archaïque  : 
«  Frais  de  régie,  de  perception  et  d'exploitation  des  impôts  et 
revenus  publics,  »  dissimule  à  bien  des  yeux  l'absolue  nécessité 
du  reboisement.  Si  depuis  la  fin  de  la  guerre  notre  situation 
financière  oblige  à  compri  mer  sérieusement  les  dépenses, c'est  pré- 
cisément parce  que  l'insuffisance  de  l'armure  végétale  a  fait  sortir 
du  Trésor  plus  de  cinquante  milliards.  Il  serait  par  suite  complè- 
tement illogique  de  rogner  aux  Finances  les  crédits  demandés  pou- 
les Forets.  En  ne  dépensant  pas  assez  pour  le  reboisement,  parce 
que  son  ajournement  a  coûté  trop  cher,  on  tournerait  indéfini- 
ment dans  un  cercle  vicieux.  La  faute  serait  impardonnable. 

IV.    —    UN    PROGRAMME    DE   RÉGÉNÉRATION    FORESTIÈRE 

Les  programmes  généraux  de  régénération  forestière  sont 
assez  rares.  Celui  de  l'ingénieur  Monestier-Savignat  prévoyait 
en  1856  une  dépense  d'environ  deux  milliards.  Son  chiffre 
diffère  peu  de  celui  qu'on  obtiendrait  en  multipliant  par  cinq 
les  422  millions  calculés  par  M.  Daubrée  pour  le  reboisement 
du  seul  bassin  de  la  Seine,  le  moins  déboisé  de  France,  qui 
n'en  forme  pas  la  cinquième  partie;  il  est  aussi  du  môme  ordre 
que  celui  de  1730  millions  esquissé  en  1907  par  l'Association 
centrale  pour  l'aménagement  des  montagnes  (1). 

Ce  programme  se  décompose  ainsi  qu'il  suit  : 

millions  de  francs. 

Le  reboisement  de  4 000 000  d'hectares 800 

20  annuités  d'un  million  pour  encouragement.    .  20 
Des  achats  conservatoires  ou  améliorations.    .    .    .  480 
L'achèvement  des  travaux  prévus  dans   les  péri- 
mètres de  montagne 115 

L'aménagement  inlensifdelazone  non  péri  métrée.  300 

L'arrêt  de  la  dégradation  en  montagne !• 

Total  .   .    .  1730 

;i)  Voir  l'Économiste  fiançai*  du  16  uwveuil>re  1907. 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II  est  encore  suffisant,  malgré  la  saignée  de  la  guerre,  en 
modifiant  seulement  le  nombre  de  francs  d'après  le  changement 
de  leur  puissance  libératoire,  s'il  s'applique  à  temps  pour  pré- 
venir  la  disparition  des  massifs  coupés  à  blanc.  Sa  réalisation 
dans  un  délai  de  vingt  ans  permettrait  à  la  France  de  produire 
avant  trois  quarts  de  siècle  tous  les  bois  d'œuvre  nécessaires  à 
sa  consommation,  car  les  bois  expédiés  aux  mines  anglaises  com- 
pensent approximativement  les  variétés  étrangères  dont  l'im- 
portation pouvait  être  supprimée.  L'achèvement  en  vingt  ans 
de  ce  programme  est  d'ailleurs  parfaitement  réalisable,  car  il 
ne  représente  même  pas  2500  hectares  reboisés  par  an  et  par 
département,  tandis  que  le  reboisement  des  landes  de  Gascogne  a 
dépassé  dans  chacun  des  départements  participants  l'allure  de 
plus  de  10  000  hectares  par  an. 

S'il  estencourageant  de  savoir  qu'un  énergique  effort  suffit 
à  la  France  pour  mettre  au  pair  sa  production  ligneuse  en 
soixante-dix  ans  (temps  nécessaire  pour  que  les  dernières  plan- 
tations à  faire  dans  vingt  ans  aient  leur  cinquantième  feuille), 
il  l'est  plus  encore  d'être  assuré  qu'elle  peut  en  quinze  ans  aug- 
menter presque  de  moitié  le  rendement  de  toutes  ses  forces 
hydro-électriques  installées  ou  en  voie  d'installation,  et  cette 
assurance  ressort  d'une  communication  faite  le  8  décembre  1919 
à  l'Académie  des  Sciences.  La  Note  sur  le  concours  de  l 'arbre 
pour  soutirer  de  l'eau  à  l'atmosphère  indique  en  effet  que  l'ap- 
port des  eaux  atmosphériques  au  sol  dénudé  serait  augmenté 
de  156  pour  cent  par  le  boisement  normal,  ou  de  40  pour  cent 
par  l'embroussaillement  d'une  moitié  de  sa  surface,  et  il  suffit 
d'évincer  pendant  cinq  ans  les  chèvres  et  les  moutons  étrangers, 
avec  une  dépense  totale  de  cinq  francs  par  hectare,  pour  faire 
reparaître  des  bois  insoupçonnés  comme  pour  embroussailler 
jusqu'aux  rochers,  sans  privation  ni  gène  pour  les  habitants  et 
leurs  troupeaux.  Si  donc  cet  embroussaillement  est  achevé  dans 
dix  ans,  toutes  les  forces  hydrauliques  de  la  France  seront  ren- 
forcées de  40  pour  100  quand  arrivera  la  quinzième  année,  fixée 
par  le  traité  de  Versailles  pour  évacuer  la  rive  gauche  du  Rhin. 

Le  délai  de  dix  ans,  pour  l'embroussaillement  imposé  par  le 
principe  si  vis  pacem  para  belhnn  et  par  la  date  à  laquelle  la 
France  doit  être  prête  à  repousser  une  nouvelle  agression,  pour- 
rait paraître  bien  court  si  des  expériences  concluantes  n'étaient 
déjà  faites  sur  plusieurs  milliers  d'hectares  dans  les  Alpes  et  les 


UN    MÉFAIT    DU    DEBOISEMENT.  441 

Pyrénées.  Cette  expérimentation  sans  précédent  est  l'œuvre  de 
«  l'Association  Centrale  pour  l'Aménagement  des  montagnes.  » 
Ses  opérations  et  ses  enseignements  ont  si  pleinement  réussi  que 
l'Administration  des  eaux  et  forêts  vient  d'inviter  par  une  cir- 
culaire du  3  avril  1920  tous  les  conservateurs  des  régions  monta- 
gneuses à  commencer  dès  cette  année  des  améliorations  pasto- 
rales du  même  genre,  puisqu'une  autre  circulaire  du  9  juin  1920 
élargit  les  attributions  du  personnel  forestier  en  lui  donnant  la 
mission  de  faire  pénétrer  dans  le  public  et  dans  les  écoles  les 
notions  trop  peu  connues  de  la  sylviculture. 

Tout  en  tenant  compte  de  ces  circonstances  favorables,  il 
faut  un  gros  effort  pour  reboiser  en  vingt  ans  400  000  hectares, 
pour  ramener  en  dix  ans  la  végétation  sur  les  3  221  3G0  hectares, 
dont  Demontzy  signalait  en  4889  la  dégradation  et  sur  toutes 
les  vastes  étendues  que  la  dévastation  pastorale  a  dénudées 
depuis.  C'est  un  effort  qui  pourrait  sembler  impossible,  si  le 
présidentRoosevelt  n'en  avait  fait  un  plus  gigantesque  encore 
aux  Etats-Unis,  où  huit  ans  de  présidence  lui  ont  suffi  pour 
transformer  la  mentalité  forestière.  Grâce  à  son  énergique 
action,  intelligemment  secondé  par  le  forester  Giflbrd  Pinchot, 
ancien  élève  de  l'Ecole  de  Nancy,  et  par  YArbor-Day,  il  a 
augmenté  les  forêts  domaniales  de  70  millions  d'hectares,  porté 
de  treize  agents  à  plus  de  deux  mille  le  personnel  chargé  de 
leur  administration,  et  la  génération  actuelle  apporte  au  reboi- 
sement des  Etats-Unis  la  même  énergie  qu'avaient  mise  les 
précédentes  à  conquérir  sur  la  forêt  vierge  l'emplacement  de 
leurs  cultures. 

Il  y  faudra  certainement  affecter  des  sommes  considérabl 
qui,  loin  de  constituer  une  dépense  réelle,  représenteront  uni; 
simple  avance  remboursée  par  les  produits  du  sol  en  moins 
d'un  siècle,  avance  dont  l'ajournement  reproduirait  dans  quinze 
ans  l'angoissante  situation  de  1914  et  toutes  ses  lamentables 
conséquences  :  crise  du  charbon  et  des  transports,  impossibi- 
lité de  fabriquer  les  munitions  assez  rapidement,  exagération 
des  achats  à  l'étranger,  dépréciation  du  change  et  nouveau  ren- 
chérissement de  la  vie. 

La  mauvaise  volonté  mise  par  l'Allemagne  à  remplir  les 
conditions  du  traité  doit  ouvrir  les  yeux  de  nos  alliés  sur 
l'absolue  nécessité  de  mettre  la  France,  citadelle  avancée  et 
champ  de  bataille  de  la  civilisation,  en  état  de  supporter  dans 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quinze  ans  un  nouvel  assaut,  sans  que  l'insuffisance  de  la 
houille  blanche  et  noire  crée  de  nouveau  les  terribles  diffi- 
cultés dont  nous  avons  été  témoins  ou  acteurs  ot  dont  il  s'e-st 
bien  peu  fallu  que  nous  fussions  victimes. 

«  La  France  périra  faute  de  bois,  »  disailSully.ellesenseigne- 
ments  de  la  guerre  ont  montré  combien  était  génial  cet  aver- 
tissement, dont  la  réalisation  ne  put  être  conjurée  que  par  la 
coalition  des  deux  hémisphères.  Si  le  ministre  de  Henri  IV  ne 
pouvait  prévoir  à  quatre  siècles  de  distance  comment  le  manque 
de  bois  compromettrait  l'existence  de  son  pays,  il  suffisait  à  son 
patriotisme  éclairé  desavoir  que  toulesles  civilisations  oublieuses 
de  l'arbre  ont  disparu,  que  Babylone,  Suse  et  Persépolis  sont 
ensevelies  sous  les  sables  du  désert,  pour  le  mettre  en  garde 
contre  un  péril  dont  nous  connaissons  tous  maintenant  la  réalité. 

En  attendant  que  l'immense  complexité  des  problèmes 
concernant  la  liquidation  de  la  guerre  mette  les  Alliés  en  situa- 
tion de  réaliser  dans  leur  intérêt  commun  la  régénération 
forestière  de  la  France,  il  est  indispensable  d'en  imputer  les 
frais  à  l'emprunt,  ainsi  que  l'Angleterre  l'envisage  pour  elle- 
même  et  que  le  maréchal  Lyautey  en  a  déjà  donné  l'exemple  au 
Maroc;  il  est  indispensable  aussi  d'inscrire  des  crédits  pour  le 
reboisement  au  budget  extraordinaire,  section  des  grands  tra- 
vaux. Car  il  faut  commencer  tout  de  suite,  pour  avoir  fait  dans 
dix  ans  la  totalilé  de  l'embroussaillemont  et  la  moitié  des 
reboisements  nécessaires.  Et,  si  l'on  veut  alléger  les  charges  du 

budget  en  développant  l'essor  du  reboisement  privé,  il  faut 
faciliter  au  plus  vite  l'orientation  des  capitaux  vers  le  reboise- 
ment par  l'adoption  dos  lois  qu'a  déjà  préparées  l'Association 
Centrale  pour  l'aménagement  des  montagnes. 

v.  —  l'celvre  législative  nécessaire 

S'attachant  à  faciliter  l'orientation  des  capitaux  vers  le 
reboisement,  l'Association  a  fait  aboutir  la  loi  du  2  juillet  1913 
tendant  à  favoriser  le  reboisement  et  la  conservation  des  forêts 
privées.  Elle  développe  dans  ses  publications,  ses  conférences, 
ses  Congrès  et  dans  son  cours  de  sylvonomie  à  la  Faculté  des 
sciences  de  Bordeaux,  les  éléments  d'une  politique  forestière 
.«'harmonisant  avec  les  particularités  déconcertantes  de  la  pro- 
priété sylvestre,  pour  supprimer  los  obstacles  au  reboisement. 


UN    MÉFAIT    DU    DÉBOISEMENT.  443 

Tout  en  connaissant  la  tendance  législative  à  procéder  par 
interdictions  plutôt  que  par  prescriptions,  car  il  est  bien  plus 
simple  de  constater  des  délits  que  do  vérifier  la  bonne  exécution 
des  mesures  ordonnées,  l'Association  a  préparé  tout  un  ensemble 
de  lois,  développées  dans  notre  livre  de  La  Défense  forestière  et 
pastorale  (1)  pour  permettre  aux  capitaux  et  aux  initiatives  de 
collaborer  au  reboisement. 

La  loi  du  2  juillet  1913,  tendant  à  favoriser  le  reboisement 
et  la  conservation  des  forêts  privées,  dont  elle  avait  pris  l'ini- 
tiative dans  son  vœu  du  4  mai  190o,  autorise  les  propriétaires 
impérissables,  associations  et  caisses  d'épargne,  à  posséder  des 
bois  et  des  terrains  à  reboiser;  elle  donne  h  tous  les  proprié- 
taires forestiers  la  faculté  de  faire  gérer  leurs  bois  par  l'Admi- 
nistration des  Eaux  et  Forêts,  déjà  chargée  de  la  surveillance 
des  bois  communaux  et  d'établissements  publics,  et  fait  ainsi 
cesser  des  exclusions  invraisemblables.  Le  règlement  d'adminis- 
tration p'ublique,  prévu  dans  l'article  G  de  celte  loi  pour  son 
application,  porte  la  date  du  2G  novembre  1918. 

Une  proposition  de  loi  sur  le  crédit  forestier,  dont  la  pré- 
sentation ne  pouvait  être  faite  avant  que  la  loi  du  2  juillet  1913 
permit  à  la  propriété  sylvestre  d'offrir  des  garanties  comparables 
à  celles  des  autres  immeubles,  est  déposée  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  depuis  le  20  juillet  1916.  Son  adoption  doit  permettre 
aux  communes  montagnardes  de  se  procurer  les  ressources 
nécessaires  pour  participer  aux  travaux  facultatifs  de  reboise- 
ment en  contractant  auprès  du  Crédit  forestier  des  emprunts  a 
intérêts  différés. 

Les  acquéreurs  de  terrains  à  reboiser  étant  souvent  empê- 
chés de  réaliser  leurs  projets  par  l'existenco  de  servitudes  occultes, 
dépaissance,  affouage,  parcours,  etc.,  qu'ils  n'ont  actuellement 
aucun  moyen  de  connaître  à  l'avance,  l'Association  a  fait  déposer 
le  30  novembre  1920  une  proposition  de  loi  sur  la  déclaration 
des  servitudes  opposables  au  reboisement  et  au  captage  des  eaux. 

Une  proposition  de  loi  pour  favoriser  la  création  des  Sociétés 
de  reboisement  prévoit,  pour  celles  de  ces  Sociétés  qui  donne- 
ront les  garanties  de  conservalion  prévues  par  la  loi  du  2  juillet 
1913,  les  immunités  de  timbre  et  d'enregistrement  concédées  aux 
associations  de  construction  par  les  lois  du  30  novembre  18'.H  et 
du  30  septembre  190G. 

\i)  Paul  Descombes,  la  Défense  forestière  et  pastorale,  chez  Gauthier-Villars. 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'enregistrement  donnant  involontairement  une  prime  au 
déboisement  en  faisant  payer  par  l'acheteur  qui  veut  conserver 
les  bois,  des  droits  dont  le  spéculateur  qui  les  coupe  réussit  géné- 
ralement à  s'exonérer,  une  autre  proposition  prévoit  l'immunité 
d'enregistrement  pour  tes  acquisitions  forestières  donnant  des 
garanties  de  conservation. 

L'adoption  de  ces  deux  dernières  propositions  réaliserait 
l'exonération  d'impôts  indirects  demandée  par  la  Société  fores- 
tière du  Rouergue  dans  son  vœu  du  11  avril  1918,  sur  lequel 
l'Académie  d'agriculture,  consultée  par  le  directeur  général  des 
Eaux  et  Forêts,  a  émis  dans  sa  séance  du  28  mai  1919  l'avis  : 
«  Que  les  Sociétés  de  reboisementeonstiluées  en  vue  de  concourir 
à  la  rapide  reconstitution  de  nos  forêts  soient  exemptes  pendant 
trente  ans  de  tout  impôt  direct  ou  indirect.  » 

La  régénération  des  forêts  incendiées  est  l'objet  d'une  autre 
proposition  interdisant  pendant  huit  ans  au  moins  le  parcours 
du  bétail  dans  les  quartiers  sinistrés,  qui  doit  faire  accourir  les 
populations  pastorales  pour  éteindre  les  incendies  forestiers. 

Une  proposition  distincte  vise  l'assurance  des  forêts  contre 
l'incendie. 

La  fixation  équitable  de  l'impôt  forestier  est  indispensable  à 
l'essor  du  reboisement.  Le  ministre  des  Finances  a  signalé  son 
urgence  à  la  Chambre,  dans  la  séance  du  16  mars  1908  :  «  Les 
bois,  a  dit  le  ministre,  sont  écrasés  aujourd'hui  par  l'impôt.  Il 
y  a  des  propriétaires  et  des  communes  qui  paient  à  l'Etat,  du 
chef  de  l'impôt  foncier,  une  taxe  supérieure  au  revenu  des  bois.  » 
Puton,  Broilliard,  M.  Arnould,  M.  Guton,  M.  Roulleau  de  la 
Roussière  ont  publié  sur  celte  question  de  remarquables  études 
et  l'Association  lui  a  consacré  de  nombreux  mémoires. 

Enfin,  l'Association  a  contribué  à  faire  voter  la  loi  du 
19  juin  1918,  relative  à  l'interdiction  de  l'abatage  des  oliviers, 
loi  proposée  à  la  suite  d'un  pélitionnement  organisé  par  ses 
membres,  et  celle  du  30  octobre  1919  ayant  pour  objet  la  doma- 
nialisation  des  préposés  forestiers  communaux. 

Toutes  les  propositions  formulées  par  l'Association  sont 
conformes  au  programme  de  la  politique  forestière  adopté  par 
la  Société  nationale  d'encouragement  à  l'agriculture,  par  la 
Société  des  agriculteurs  de  France  et  par  le  IXe  Congrès  inter- 
national d'agriculture  dans  son  vœu  du  3  mai  1911  :  «  Que  les 
Etats   favorisent  énergiquement,  par  leurs  exemples,  par  leurs 


UN    MÉFAIT    DU    DEBOISEMENT.  445 

enseignements,  par  leurs  appuis  matériels  et  moraux,  par  leurs 
immunités  fiscales   et   par  l'adaptation  de  leur  législation  au4 
concours  des  capitaux  collectifs  et  particuliers,  le  maintien  et 
l'amélioration   des  forêts  existantes,   l'aménagement  sylvo-pas- 
toral  des  montagnes  et  le  reboisement  des  surfaces  dénudées.  » 

VI.   —  CONCLUSION 

Le  devis  de  la  Régénération  forestière  s'élève,  comme  nous 
l'avons  vu,  à  1  130  millions  d'avant-guorre  et  l'application  de 
la  politique  forestière  libérale  développée  par  M.  le  sénateur 
Chauveau,  par  M.  Guton,  ancien  directeur  de  l'Ecole  forestière 
et  par  l'Association  centrale  pour  l'aménagement  des  montagnes, 
ferait  participer  les  capitaux  privés  à  la  majeure  partie  de  la 
dépense,  ce  qui  réduirait  aux  environs  d'un  milliard  l'avance 
à  faire  par  l'Etat. 

Nous  savons  aujourd'hui  comment,  pour  avoir  ajourné  le 
reboisement,  nous  avons  subi  un  allongement  de  la  guerre  qui 
coûte  à  l'Etat  plus  de  cinquante  milliards,  de  sorte  que  l'Etat  a 
dû  dépenser  ainsi  plus  de  cinquante  fois  ce  qu'il  avait  cru  éco- 
nomiser. Cet  enseignement  de  la  guerre  ne  saurait  être  perdu 
de  vue,  et  un  pareil  genre  d'économies  à  rebours  ne  peut  pas 
être  renouvelé. 

La  régénération  forestière,  indispensable  pour  conjurer 
l'inondation,  pour  alimenter  les  voies  navigables,  pour  suppléer 
à  l'insuffisance  de  nos  gisements  houillers,  pour  empêcher  la 
dépopulation  et  pour  produire  les  bois  nécessaires  à  l'industrie, 
est  indispensable  aussi  pour  la  Défense  nationale;  et  tout  ajour- 
nement de  l'énergique  effort  qu'il  faut  accomplir  pour  le  réa- 
liser serait  le  comble  de  l'imprévoyance. 

Paul  Descombes. 


■i     ■         a 


LITTÉRATURES  ÉTRANGÈRES 


DANTE  A  RAYENNE 


CORKADO  1UCCI  :  LULTIMO  1UFUGIO  DI  DANTE  (1) 

«  Ea  ce  temps-là,  le  seigneur  de  Ravenne,  laineuse  et  antique 
capitale  de  la  Romagne,  était  un  gentilhomme  appelé  Guy  le  Jeune, 
de  la  maison  de  Polenla,  lequel,  nourri  aux  études  libérales,  estimait 
par-dessus  toute  chose  les  hommes  de  mérite,  et  principalement  les 
savants.  Ayant  appris  que  Dante,  désormais  privé  d'espérance,  se 
trouvait  en  Romagne  (et  ayant  eu  depuis  longtemps  connaissance  de 
son  mérite),  ce  prince,  ému  d'une  telle  détresse,  résolut  d'accueillir 
le  poète  et  de  lui  faire  honneur.  Il  n'attendit  môme  pas  d'en  recevoir 
la  demande,  mais,  d'une  âme  généreuse,  considérant  la  pudeur  qui 
arrête  l'homme  de  cœur,  il  lui  fit  le  premier  des  offres  et  des 
avances,  demandant  au  poète  comme  une  grâce  spéciale  ce  qu'il 
savait  que  celui-ci  voulait  lui  demander  :  à  savoir,  qu'il  lui  plût  de 
demeurer  chez  lui... 

«  Dante  se  fixa  donc  à  Ravenne,  ayant  perdu  toute  espérance 
(mais  non  pas  tout  désir)  de  retourner  jamais  à  Florence,  et  il  vécut 
là  plusieurs  années  sous  la  protection  de  ce  gracieux  seigneur,  y 
faisant  par  ses  leçons  plusieurs  élèves  en  poésie...  Mais,  comme 

(i)  i  vol.  in-4°  illustré,  Milan,  Hoepli  édit.,  1S91  ;  nouv.  édit.,  1921.  Du  même 
auteur,  Ore  ed  ombre  dantesche,  Florence,  Le  Monnier,  in-16,  1921.  —  Passerini, 
Danle,  in-12,  .Milan,  Rinaldo  Caddeo;  Il  ritrallo  di  Danie,  Florence,  Alinari, 
in-12  illustré,  1921. —  E.-G.  Parodi,  Poesia  e  storia  nella  Divina  Comiwdia,  in-18, 
N'aples,  Perrella,  1921.  —  Societa  dantesca  ilaliana,  Le  opère  di  Dante,  in-12, 
Florence,  Cemporad.  —  Robert-André  Michel,  Avignon,  le  p>o  es  des  Visconli, 
Paris,  1920,  etc. 


DANTE    A    RAVENNE.  447 

à  chacun  vient  son  heure,  environ  la  moitié  de  sa  cinquante-sixième 
année,  il  tomba  malade  et,  ayant  reçu  chrétiennement  les  sacre- 
ments et  demande  pardon  à  Dieu  de  tout  ce  qui  pouvait  lui  déplaire 
et  qu'avait  fait  en  lui  la  naturelle  faiblesse,  réconcilié  de  ses  péchés, 
au  mois  de  septembre  de  l'an  13:21,  en  la  fêle  de  l'exallalion  de  la 
sainte  Croix,  à  l'immense  deuil  du  susdit  prince  et  de  toute  la  ville 
de  Ravenne,  il  rendit  à  son  Créateur  son  esprit  tourmenté;  et.  je  ne 
doute  pas  que  son  âme  n'ait  été  reçue  dans  les  bras  de  sa  très  noble 
Béatrice,  avec  laquelle,  dans  la  présence  de  Celui  qui  est  le  souve- 
rain bien,  délivré  enfin  des  misères  de  ce  monde,  il  jouit  de  la  béati- 
tude qui  n'aura  pas  de  fin.  » 

Je  n'ai  pu  résister  au  plaisir  de  traduire  cette  page  de  Boccace, 
dont  j'aurais  voulu  conserver  le  charme  original.  En  ces  jours  où 
l'Italie,  par  la  voix  de  ses  savants  et  de  ses  hommes  d'État,  comme, 
more  le  plus  illustre  de  ses  enfants  et  célèbre  le  prophète  de  son 
unité  nationale,  nous  ne  pouvions  être  absents  de  l'hommage  du 
monde  à,  la  tombe  sacrée.  Y  a-l-il  parmi  nous  «  une  âme  née 
latine  »  et  qui  demeure  étrangère  à  la  religion  de  l'Italie?  Y  a-t-il  un 
homme  simplement  homme  qui  refuse  sa  gratitude  à  l'aîné  des 
poètes  modernes,  le  premier  qui  ait  fait  rendre  à  la  muse  du  moyen 
âge  les  accents  d'une  humanité  qui  nous  émeut  encore,  et  qui  soit 
pour  le  monde  chrétien  quelque  chose  comme  un  autre  Virgile  ou 
un  second  Homère? 

Il  faut  un  guide  pour  le  voyage  :  je  me  servirai  du  beau  livre  que 
M.  Corrado  Ricci,  l'éminont  directeur  du  Mitseo  nazionale,  a  consacré 
jadis,  avec  une  piété  louchante,  au  séjour  de  Dante  à  Ravenne.  Le 
livre  date  déjà  de  trente  ans;  je  n'ai  pas  vu  encore  la  nouvelle  édition 
qui  nous  en  est  promise.  J'ignore  ce  que  l'auteur  y  aura  corrigé  de 
ses  premières  conjectures;  j'ajouterai  çà  et  là  les  retouches  qu'ont 
apportées  les  plus  récentes  découvertes. 

C'est  sans  doute  en  1317  que  Dante  devint  l'hôte  de  Guy  de 
Polenta.  Boccace, —  bien  informé  des  choses,  puisqu'il  se  renseigna 
sur  place  et  put  connaître  encore  quelques  survivants  de  la  société 
de  Dante,  comme  le  notaire  Pierre  Dujardin,  et  surtout  le  fils  du 
poète,  Pielro  Alighieri,  —  nous  apprend  que  le  séjour  de  Dante 
dura  «  plusieurs  années.   » 

On  ne  retrouverait  guère  dans  la  Ravenne  d'aujourd'hui  la 
Ravenne  que  Dante  a  connue.  La  sous-préfecture  endormie  avec  ses 
palais  vénitiens,  son  air  d'aristocratie  provinciale,  ressemble  peu. 
excepté  par  l'abandon  et  le  délabrement,  à  la  ville  du  moyen  âge, 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  ville  alors  amphibie,  à  demi  aquatique,  flottante  comme  une 
autre  Venise  au  milieu  du  delta  du  Pô,  qui  l'enlaçait  dans  un 
de  ses  coudes,  la  traversait  par  un  de  ses  bras,  le  Padenna,  a 
perdu  aujourd'hui  jusqu'à  cette  lente  vie  que  lui  versaient  des 
eaux  languissantes.  Beaucoup  de  monuments,  débris  des  anciens 
âges,  la  Porte  d'Or,  la  basilique  de  Sainte-Ourse,  Saint-André  des 
Golhs,  Sainte-Croix,  existaient  encore,  qui  ont  disparu  dans  la  suite. 
Des  constructions  élevées  par  Guy  de  Polenta,  il  reste  aujourd'hui 
peu  de  chose.  Son  palais,  visible  encore  à  l'angle  de  la  via  Mazzini, 
demeuré  à  peu  près  intact  il  y  a  soixante  ans,  a  été  défiguré  au 
milieu  du  siècle  dernier.  La  maison,  qu'une  plaque  signale  comme 
celle  de  Dante,  est  une  maison  de  la  Renaissance  qui  ne  présente 
aucun  titre  à  celte  antiquité. 

Quant  aux  fresques  de  Santa  Maria  in  Porto,  qui  représentent  la 
vie  de  Pierre  degli  Onesti,  on  n'a  pas  manqué  d'y  reconnaître,  dans 
un  des  groupes  d'assistants,  la  figure  de  Dante  et  celle  de  son 
patron  et  aussi,  pendant  qu'on  y  était,  celle  de  Françoise  de  Rimini. 
De  semblables  découvertes,  qui  viennent  de  se  multiplier,  —  d'une 
façon  vraiment  miraculeuse,  —  à  l'approche  du  centenaire,  doivent 
être  regardées  comme  des  effets  de  la  foi.  Je  ne  puis  entrer  ici  dans 
la  question  très  délicate  de  ce  qu'on  appelle  le  «  portrait  »  de  Dante, 
ou  plutôt  de  la  manière  dont  s'est  précisé  peu  à  peu  le  masque 
légendaire,  tel  qu'il  se  fixe  au  xvie  siècle  dans  la  fresque  de  Raphaël 
et  dans  le  bronze  de  Naples,  avec  son  visage  creux,  d'un  relief  im- 
périal, et  sa  moue  d'un  sublime  dégoût.  Il  est  certain  qu'une  telle 
image  représente  une  tradition  d'artistes,  un  chef-d'œuvre  de  cise- 
lure, longuement  travaillé  par  des  générations  de  médailleurs  et  de 
stylistes,  et  où  l'on  ne  sait  plus  bien  ce  qui  reste  de  la  physionomie 
réelle  et  du  document  primitif.  Le  masque  de  Dante,  à  tout  prendre, 
n'a  peut-être  rien  d'un  portrait,  mais  c'est  une  des  plus  belles  créa- 
tions du  génie  de  l'Italie. 

Chose  curieuse  !  Tandis  que  la  figure  de  Dante,  sous  la  main  des 
artistes,  prenait  de  plus  en  plus  un  caractère  sérieux,  tragique,  la 
légende  populaire,  orale,  se  développait  en  sens  inverse,  et  lui  prê- 
tait au  contraire  un  aspect  d'irrévérence  et  d'ironie.  L'espritde  saillie, 
de  repartie,  le  diseur  caustique  de  mots  piquants,  qu'on  ne  prend 
jamais  sans  vert  et  qui  trouve  réponse  à  tout,  voilà  l'image  que  nous 
présente  ce  folk-lore  dantesque.  Le  poète  y  devient  un  bouffon 
pénial,  une  sorte  de  gracioso  que  ne  démonte  nulle  avanie  de  la  cour, 
et  qui  toujours  triomphe  et  a  le  dernier  mot  :  telle  est  la  traduction 


•JANTE    A    RAVENNE.  4 19 

populaire  de  la  supériorité  d'esprit.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  fameuse 
anecdote,  rapportée  par  Boccace,  des  deux  femmes  de  Vérone, dont 
l'une  dit  à  l'autre  :  «  Tu  vois?  Cet  homme-là,  il  va  en  enfer  quand  il 
veut.  —  Je  le  crois  bien,  fait  la  seconde,  il  est  si  noir  et  si  brûlé!  » 
il  n'est  pas  jusqu'à  cette  historiette  (d'autres  placent  la  scène  à 
Ravenne),  qui  ne  doive  se  lire  avec  un  sourire  :  on  y  surprend  cette 
malice  ingénue  et  demi-naïve,  ce  côté  de  farce  et  de  burlesque  qui 
est  si  frappant  à  observer  dans  les  Enfers  du  moyen  âge.  Il  ne 
manque  môme  pas  de  traits  où  Dante  fait  une  figure  assez  inatten- 
due. L'amant  idéal  de  Béatrice  apparaît  par  moments  comme  un  bon 
vivant,  presque  comme  un  pendant  de  Rabelais.  Sans  doute  faut-il  se 
garder  de  prendre  à  la  lettre  ces  bavardages.  Le  peuple  a  de  singu- 
lières façons  d'honorer  ses  héros;  n'oublions  pas  que  l'Italie  est  le 
pays  de  Roland  furieux.  Mais  peut-être  la  figure  hiératique  de  Dante, 
l'idée  du  poète  vengeur,  le  fanlôme  figé  dans  son  attitude  d'Isaïe  ou 
de  Savonarole,  sont-ils  encore  plus  faux  et  plus  éloignés  de  la  réalité 
que  ces  fables  vulgaires.  A  travers  les  voiles  savants  de  ses  allégories, 
Dante  laisse  fort  bien  entrevoir  qu'il  a  aimé  plus  d'une  fois.  Boccace 
trouve  à  reprendre  en  lui  le  goût  des  femmes,  et  le  poète  lui-même, 
qui  côtoie  seulement  les  tortures  de  l'autre  monde,  traverse  dans  le 
Purgatoire  les  flammes  où  se  purifie  le  péché  de  luxure  (1).  On  a 
souvent  observé  l'étonnante  indulgence,  l'accent  d'immense  pitié 
avec  lesquels,  dans  son  Enfer,  il  traite  les  fautes  de  la  ebair.  Tendre, 
touebantaveu  de  fragilité  humaine,  à  laquelle  nous  devons  le  chant 
divin  de  Francesca! 

Cette  poussière  de  faits  douteux,  d'anecdotes  suspectes,  est-ce  là 
tout  le  souvenir  que  Ravenne  a  conservé  de  son  hôte  immortel?  N'est- 
ce  pas  encore  une  fois  dans  les  vers  du  poète  qu'on  a  chance  de 
trouver  l'histoire  de  son  âme  et  l'image  de  ses  impressions  dans  son 
dernier  asile?  M.  Corrado  Ricci  croit  reconnaître  en  plusieurs 
endroits  du  poème  des  reflets  de  Ravenne.  On  voyait  flans  l'église 
de  Saint-Jean  l'Évangéliste  une  feuille  d'albâtre,  derrière  laquelle 
on  entretenait  une  lumière.  Dante  compare  à  cette  flamme  l'âme 
d'un  de  ses  élus, 

Che  parve  fuoeo  dietro  Valabastro. 

Peut-être  un  souvenir  de  la  mosaïque  de  Saint-Vital,  ce  grand 

(1)  Voir  sur  ce  sujet  R.  de  Labusquette,  les  Ttéatrices,  Paris,  A.  Picard,  in-4, 
1920;  Henry  Cochin.  la  «  Vila  \uova,  »  2'  édit.,  in-8,  Paris,  Champion,  1914.— 
S.  Levi,  Piccarda  e  Genlucca,  Milan, in-12, 1921  ;etc. 

TOMli  lxv.   —    1021.  29 


450  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

labloau  d'histoire  où  l'époux  de  Théodora  nous  apparaît  dans  tout. 
le  faste  des  pompes  de  Byzance,  peut-il  se  discerner  dans  ces  vers 

Cesare  fui  e  son  Giustiniano... 

Et  je  me  demande  encore  si  certaines  images  de  la  dernière  Canlica, 
la  vision  du  fleuve  de  feu,  ces  ruissellements  de  topazes  d'où  jaillis- 
sent des  étincelles,  comme  autant  de  lucioles  qui  retombent  bientôt 
dans  la  nappe  embrasée,  si  ces  éblouissements  d'émeraudes  et 
de  saphirs,  si  ces  torrents  de  pierres  précieuses  qui  illuminent  le 
Paradis,  ne  tiennent  pas  quelque  chose  de  ces  prodigieuses  mosaïques 
qui  dorent  ouazurent  les  absides  de  Ravenne,.  où  toutes  les  figures 
revotent  l'éclat  des  gemmes  et  où  la  lumière,  glissant  sur  les  cubes 
d'émail  inégaux,  y  répand  ses  vibrations  et  ses  frémissements. 

Avec  moins  do  peine  encore  retrouverait-on  en  cent  endroits 
le  paysage  et  le  passé  de  Ravenne  :  le  tableau  du  delta  du  Pô,  ou  la 
vision  solitaire 

Di  nostra  Donna  in  su'l  rivo  adriano. 

Dans  ce  poème  qu'il  faudrait  lire  comme  un  guide  de  voyage, 
dans  cette  Odyssée  où  l'Italie,  de  la  Sicile  au  Frioul,  de  Gènes  aux 
bouches  du  Quarnaro,  est  décrite  tout  entière,  où  chaquo  ville  se 
dessine  avec  son  site,  son  aspect,  ses  saints  et  sa  légende,  ses  familles 
et  son  histoire,  la  Ilomagne,  dit  M.  Ricci,  est,  après  la  Toscane,  le  pays 
qui  occupe  la  première  place.  Mais  entre  les  beautés  qui  égalent  en 
mélancolio  à  la  campagne  de  Rome  la  campagne  de  Ravenne,  se 
trouve  ce  débris  de  forêt,  chanté  par  les  poètes,  semblable  sur  ses 
dunesà  une  noire  colonnadeàdemiécroulée,  etqu'on appelle laPinède. 
E.-M.de  Vogué  lui  a  consacré  naguère  ici  même  une  page  éloquente. 
Chateaubriand  la  peint  au  passage  dans  une  image  rapide  :  «  L'an- 
tique forêtquejo  traversais  était  composée  de  pins  esseulés;  ils  res- 
semblaient à  des  mâts  de  galères  engravées  dans  le  sable.  »  C'est  là 
que  Dante  a  placé  l'entrée  du  Paradis  terrestre  :  c'est  elle  qu'il  dépeint, 
«  la  divine,  l'épaisse,  la  vivante  forôt,  qui  tempérait  aux  yeux  l'éclat 
naissant  de  l'aurore,  et  dont  le  sol  de  toutes  parts  exhalait  ses  par- 
fums. Un  souffle  égal  et  d'une  invariable  douceur  me  pressait  le  front, 
comme  la  caresse  d'un  vent  suave...  Les  oiseaux  pleins  de  joie  rece- 
vaient les  jeunes  haleines  du  jour  entre  les  feuilles  qui  formaient  la 
basse  do  leurs  concerts  :  tel  ce  murmure  qui  se  propage  de  branche 
en  branche  dans  la  Pinède  sur  la  grève  de  Chiassi,  lorsqu'Éole  délie 
le  tiède  Sirocco.  » 

Celte  page  admirable,  ce  prélude    pastoral  et  d'une  musique  sur- 


DANTE    A    RAVENNB.  431 

naturelle,  qni  précède,  dans  les  derniers  chants  du  Purgatoire, 
l'apparition  de  Mathilde,  pose  une  question  très  délicate  :  celle  de  la 
date  où  Dante  composa  la  dernière  partio  de  son  poème.  On  va  voir 
que  ce  problème  n'est  pas  si  facile  à  résoudre  qu'on  le  ponse.  Pour 
M.  Corrado  Ricci,  le  doute  n'est  pas  permis  :  tout  le  poème,  a  partir 
du  chant  XXVII  du  Purgatoire,  fut  écrit  à  Ravenne  et  en  porte  la 
marque.  C'est  afin  d'achever  son  ouvrage  dans  la  paix  d'un  séjour 
tranquille,  que  Dante  quitta  Vérone  pour  la  petite  cour  fort  modeste 
de  Guy  de  Polenta.  On  peut  aller  plus  loin,  et  M.  Ricci  pense  avec 
plusieurs  auteurs  que  les  deux  dernières  Cantiehe  tout  entières  sont 
le  fruit  de  la  retraite  de  Dante  dans  l'ancienne  capitale  des  Exarques. 
Les  deux  tiers  de  la  Divine  Comédie  seraient  donc  postérieurs  à 
l'année  1317.  Seul  l'Enfer  eût  été  achevé  quelque  temps  auparavant. 
On  sait  que  Doccace,  en  effet,  raconte  que  les  treize  derniers  chants 
du  Paradis  ne  furent  pas  publiés  du  vivant  du  poète;  le  manuscrit 
fut  retrouvé  par  miracle,  huit  mois  seulement  après  sa  mort.  Une 
autre  circonstance  appuie  cette  conjecture.  Dans  une  épltre  latine 
adressée  au  poète,  au  printemps  de  1319,  par  un  clerc  de  Bologne, 
Giovanni  del  Virgilio,  ce  jeune  fanatique  des  éludes  cla*si  mes 
reproche  tendrement  à  Dante  de  perdre  son  génie  à  écrire  dans  la 
langue  du  peuple.  «  Pourquoi  jeter  des  perles  aux  pourceaux?  Pour- 
quoi prêter  aux  sœurs  divines  un  vêlement  indigne  d'elles  ?  Les 
grandes  actions  de  notre  temps  demeureront  elles  sans  poète?... 
N'entends-tu  pas  le  bruit  des  armes  qui  retentit  dans  l'Apennin, 
les  tempêtes  qui  dissipent  les  flottes  sur  la  mer  Tyrrhénicnne  ? 
Prends  ta  lyre,  éternise  ces  grands  événements.  »  Danle  répond  à 
cette  invitation  par  une  charmante  idylle.  «  Que  faire,  dit  Mélibée, 
pour  répondre  à  Mopsus?  —  Tu  connais,  repart  Tilyre,  tu  connais 
cette  brebis  que  je  préfère  à  toutes,  aux  mamelles  opulentes  et  si 
gonflées  de  lait;  elle  rumine  à  part  sous  un  vaste  rocher  les  hcibes 
parfumées,  sauvage,  vagabonde,  pourtant  obéissante  et  douce  : 
elle  fuit  la  gaule  et  vient  d'elle-même  m'offrir  ses  pis  féconds.  C'est 
elle  que  je  veux  traire.  J'enverrai  à  Mopsus  dix  jarres  de  son 
lait.  »  On  reconnaît,  dans  ce  langage  subtil,  la  Muse  du  porte  :  la 
chèvre  indépendante,  sauvage,  c'est  le  génie  de  Danle;  la  montagne, 
c'est  le  Purgatoire;  les  dix  écuelles,  ce  sont  dix  chants  que  Dante  vient 
nouvellement  de  terminer.  Et  l'on  arrive  ainsi  à  se  persuader  que  le 
poète,  dans  l'été  de  1319,  travaillait  encore  à  l'achèvement  de  la 
deuxième  Canlica. 

A  ce  système  très  ingénieux  on  peut  en  opposer  un  second.  Il  est 


4,'ii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

malheureusement  impossible,  de  résumer  ici  les  pénétrants  articles 
de  M.  Parodi  sur  la  composition  du  Poema  sacro.  11  suflit  d'en  indi- 
quer brièvement  les  résultats  et  ce  que  le  regretté  professeur  Mus- 
saflia  n'avait  pas  craint  d'apprler  une  véritable  découverte.  M.  Parodi 
fait  ressortir,  entre  l'Enfer  et  le  Purgatoire,  une  nuance  considé- 
rable, presque  une  révolution  dans  les  conceptions  politiques  de 
Dante.  Dans  l'Enfer,  l'auteur  est  encore  le  Guelfe  modéré,  qui  regarde 
l'Église  comme  l'aboutissement  de  l'histoire  et  l'Empire  des  Césars 
comme  la  préparation  de  l'institution  divine.  Dans  le  Purgatoire,  au 
contraire,  l'Empire  apparaît,  à  côté  de  l'Église,  comme  une  création 
également  actuelle,  également  nécessaire  :  ce  sont  les  deux  Soleils 
qui  montrent,  l'un  les  voies  du  monde,  l'autre  les  voies  du  ciel.  En 
même  temps,  le  caractère  prophétique  se  précise  :  le  vague  symbole 
du  Vellro,  de  l'énigmalique  lévrier  qui  doit  chasser  les  vices  de  la 
terre  et  mettre  en  fuite  la  louve,  devient  quelque  chose  de  beaucoup 
plus  positif  sous  ses  formes  encore  sibyllines;  c'est  le  mystérieux 
DVX  dont  le  visage,  comme  sous  un  heaume,  se  dissimule  sous  un 
chiffre,  qui  apparaît  comme  une  date  et  comme  une  menace.  C'est 
l'étonnante  apocalypse  des  derniers  chants  du  Purgatoire,  la  vision 
du  char  fracassé  que  doit  relever  un  inconnu  dont  on  ne  nous  dit  pas 
le  nom,  mais  dont  l'attente  soulève  le  poète  d'un  immense  mouve- 
ment d'espoir.  Il  est  clair  qu'entre  les  deux  premières  parlies  du 
poème,  il  s'est  passé  un  événement  qui  a  bouleversé  de  fond  en 
comble  les  convictions  de  Dante  :  c'est  l'avènement  de  cet  Henri  VII, 
qui  fait  partager  au  poète  toutes  les  espérances  du  parti  gibelin. 

Pour  la  première  fois  depuis  des  siècles,  on  voyait  un  Empereur 
qui  voulait  être  empereur.  Il  allait  descendre  en  Italie  et  se  faire  cou- 
ronner à  Rome.  Dans  le  chaos  du  monde,  dans  cette  Europe  sans 
télé,  où  la  Papauté  émigrait,  abdiquait  la  Ville  Éternelle,  «se  prosti- 
tuait «aux  bords  duIthône,où  seul  grandissait  le  pouvoir  monstrueux 
du  Roi  de  France,  ce  jeune  homme,  ce  jeune  dieu  allait  refaire 
l'ordre.  Ces  idées  se  formulent  en  système  dans  le  De  Monarchia.  A 
mesure  que  le  salut  approche,  l'enthousiasme  du  poète  grandit,  sa 
confiance  s'exalte,  éclate  en  apostrophes  grandioses  contre  les  enne- 
mis qui  l'ont  proscrit,  et  finit  par  tourner,  dans  la  fameuse  lettre  aux 
Florentins,  en  accents  frénétiques  de  haine  furibonde.  Ainsi  la  poli- 
tique de  Dante  se  complète,  à  mesure  que  se  développent  les  événe- 
ments contemporains;  son  poème  reflète  les  passions  successives  qui 
agitèrent  son  cœur;  chacune  des  parties  répond  à  une  période  de  sa 
vie.  Si  l'Enfer  trahit  la  douleur,  les  rancunes,  la  bile  des  premières 


DANTE    A    RAVE  N  NE.  453 

années  d'exil,  le  scandale  et  le  noir  chagrin  qu'inspire  le  spectacle 
du  désordre  universel,  le  Purgatoire,  traversé  d'un  grand  souflle  mil- 
lénaire et  d'une  tempôle  d'espérance,  exprime  le  transport  du  poète 
dans  l'attente  du  sauveur,  au  moment  où  il  crut  rentrer  en  vainqueur 
à  Florence  et  put  se  flatter  d'y  revenir  en  écrasant  ses  adversaires. 
Le  poème  devient  un  grand  drame  en  trois  actes,  de  caractères  bien 
différents,  dont  chacun  représente  un  âge,  un  épisode  distinct  de 
l'existence  du  poète.  Au  lieu  d'un  théorème  abstrait,  théologique, 
d'une  construction  analogue  à  la  Somme  de  saint  Thomas,  on  obtient 
une  sorte  de  journal  ou  de  biographie,  écrite  à  des  moments  divers, 
répondant  à  des  attitudes  diverses  d'une  même  pensée,  agitée  par 
tous  les  orages  et  exprimant  dans  toute  sa  suite  et  ses  contradictions 
tragiques  l'histoire  morale  du  poète. 

Si  cette  vue  est  aussi  exacte  qu'elle  parait  séduisante,  il  en  résul- 
terait, sur  la  composition  et  le  sens  même  de  la  Dioine  Comédie,  des 
conséquences  toutes  nouvelles.  Il  est  bien  entendu  que  dans  ces  con- 
ditions le  Purgatoire  tout  entier,  y  compris  la  vision  finale,  est  néces- 
sairement antérieur  à  la  mort  d'Henri  VII  (1313).  La  description  de 
la  Pinède  qui  se  Ut  au  xxvir*  chant,  supposerait  donc  que  Dante,  dans 
le  cours  de  sa  vie  errante,  serait  venu  en  Romagne  une  première 
fois  avant  de  s'y  fixer  pour  toujours  en  1317.  Cette  conjecture  assu- 
rément n'a  rien  d'invraisemblable.  Elle  pourrait  se  justifier  par  plus 
d'un  vers  de  Dante.  Elle  expliquerait  pourquoi  le  poète  fit  choix  de 
ce  séjour  après  l'écroulement  de  ses  rêves,  et  serait  revenu  mourir 
dans  ce  grand  mausolée  de  Ravenne,  en  pleurant  le  dernier  Empe- 
reur parmi  les  ombres  des  derniers  Césars. 

Ce  revenant  qu'on  voyait  ainsi  s'asseoir  dans  ce  cimetière,  le  plus 
noble  du  monde  après  Rome,  était  lui  aussi  un  vaincu,  une  grande 
épave  de  la  vie.  Une  à  une,  il  avait  perdu  toutes  ses  illusions  :  d'abord, 
son  jeune  amour,  le  sourire  féminin  de  son  adolescence;  puis,  sa 
foi  dans  la  grande  lumière  incorruptible  de  l'Église  s'était  flétrie; 
enfin,  l'arrivée  d'un  restaurateur  du  monde, le  salut  qu'il  avait  espéré, 
avec  quelle  ardeur!  d'un  jeune  prince  victorieux  qui  remettrait  sur 
pied  la  machine  détraquée  de  l'univers,  s'étaient  trouvés  encore  des 
espérances  mensongères;  toutes  les  grandes  clartés  de  la  terre  s'étaient 
éteintes.  L'une  après  l'autre,  le  poète  avait  perdu  toutes  ses  raisons 
de  vivre.  Déçu  maintenant,  désabusé,  sans  foyer,  sans  patrie,  il  faisait 
subir  à  ses  idées  une  transformation  suprême;  son  âme,  fatiguée  des 
luttes  et  des  querelles,  se  détourne  de  ce  monde  trop  court  et  trop 
borné  ;  le  poète,  désormais  à  l'écart  des  luttes  poUtiques,  se  réfugie 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  la  solitude,  dans  celte  plaine  infinie  «  où  le  grand  fleuve  se  perd 
et  embrasse  la  paix;  »  et  il  vient  achever,  dans  ce  désert  solennel  où 
se  délai t  Itavenue,  le  songe  de  sa  vie. 

C'est  bien  là  qu'il  devait  écrire  Vultimo  lavoro,  la  dernière  strophe 
du  poème,  ce  chant  supra-lerrestre  où  respire  déjà  le  calme  d'oulre- 
loinbe.  Chateaubriand  n'a  fait  qu'un  mot  d'esprit,  quand  il  a  dit  que 
Danlr  avait  «  manqué  son  ciel.  »  Sans  doute,  il  n'avait  pas  bien  lu  le 
Paradh.  Cette  dernière  canlica  ruisselle  de  beautés.  Dante  se  détache 
de  la  terre.  11  envisage  notre  globe  comme  un  point  infime  de  l'es- 
pace, dont  les  misérables  intérêts  ne  lui  arrachent  qu'un  sourire. 
Tout  paraît  désormais  vu  d'en  haut,  par  immenses  panoramas,  comme 
parun  homme  qui  plane.  L'histoire  entière  se  résume  dans  la  sublime 
légende  de  l'aigle.  Les  violences  s'apaisent.  L'imagination  du  poète, 
qu'on  se  figure  se  délectant  dans  les  tourments  et  dans  les  gênes,  se 
noie  avec  ivresse  dans  les  «  splendeurs  de  Dieu.  »  Une  bienveillance 
inconnue,  une  détente,  une  soif  de  tendresse  et  d'amour,  remplace 
la  fureur  et  la  haine.  Dans  une  page  charmante,  toute  platonicienne, 
de  son  Banquet,  le  poète  avait  décrit  les  âges  de  la  vie  :  il  avait 
dépeint  le  bonheur  du  De  seneclule,  lorsque  le  vieillard  «  retourne  à 
Dieu,  comme  le  voyageur  rentre  au  port,  en  bénissant  la  route  qu'il 
vient  de  parcourir.  »  Ce  regard  qui  approuve,  qui  couronne,  qui  rend 
grâce  de  la  vie  et  de  la  mort,  le  poète  à  présent  le  jette  sur  son  passé. 
Du  fond  de  sa  jeunesse,  lui  remontent  à  la  mémoire  des  images 
riantes  de  sa  «  vita  nuova  »  ou  de  sa  «  vie  en  fleur  :  » 

Donne  mi  parver  non  dal  ballo  sciolle... 
E  corne  surge  e  va  ed  entra  in  ballo 
Vergine  lieta... 

«On  eût  dit  déjeunes  femmes  qui,  au  milieu  du  bal,  s'arrêtent,  atten- 
tives, jusqu'à  ce  que  l'orchestre  ait  repris  la  mesure...  Et  comme  se 
lève  et  va  et  entre  dans  la  danse  une  vierge  riante  et  belle  d'innocence, 
heureuse  de  faire  honneur  à  la  nouvello  épouse...  »  Et  ce  sont  encore 
de  merveilleuses  images  de  l'enfance,  les  plus  tendres  «  Madones  » 
qu'ail  peintes  la  poésie  : 

Ecorne  fantolin  che  inver  la  mamma 
Tende  le  braccia,  poi  che  il  latte  prese... 

Uu  enfin  ces  magiques  «nocturnes,  »  d'une  mélodie  intraduisible, 
ei  d'un   enchantement   inégalé  depuis  le  per  arnica  silentia  lunae, 

Quale  nei  plenilunii  sereni 


DANTE    A    RAVENNE.  453 

Trivia  ride  tra  le  ninfe  eterne.., 

nu  le  vers  miraculeux  sur  le  «  printemps  éternel:  • 

Che  nolturno  Arietc  non  dispoglia. 

Ainsi  le  poète,  dans  ce  testament,  a  fait  sa  paix  avec  la  vie.  Il  n'a 
pas  renoncé  à  toutes  ses  idées  :  seulement,  il  les  ajourne,  et  n'assigne 
plus  à  Dieu,  pour  L'-œuvre  du  salut,  une  échéance  précise.  Le  poète 
exprime  encore  sa  confiance  dans  un  revirement  des  choses,  qui  les 
remettra  dans  iewr  sens  et  dans  leur  vérité,  mais  de  plus  en  plus 
celle  espérance  se  confond,  dans  un  recul  infini,  avec  le  plan  supé- 
rieur des  espérances  religieuses,  qui  peut-être  ne  sont  pas  faites 
pour  se  réaliser  en  ce  monde.  11  a,  autant  que  jamais,  ce  double  sen- 
timent qui  fait  le  poète  épique  :  le  sentiment  profond  d'une  incurable 
décadence,  et  celui  d'un  réveil  futur,  mais  dont  l'époque  se  déplace 
et  se  transpose  désormais  dans  le  domaine  de  l'élernel. 

Cependant,  au  milieu  de  ces  sérénités,  se  montre  encore  la  force 
des  sentiments  terrestres.  On  sentquele  vieil  homme  n'est  pas  mort. 
Il  caresse  une  dernière  chimère,  et  c'est  un  trait  nouveau,  —  combien 
émouvant!  —  de  l'évolution  du  poète.  Au  début,  et  tout  en  déchar- 
geant sa  ragje  contre  ses  ennemis,  il  avait  pris  légèrement  son  parti 
de  l'exil.  11  parlait  volontiers  en  citoyen  du  monde  :  «  Nous  dont 
la  patrie  est  la  terre,  et  qui  y  sommes  partout  chez  nous,  comme 
le  poisson  dans  l'oau...  »  Il  écrivait  ainsi  tant  qu'il  avait  pu  croire 
son  exil  provisoire.  A  présent,  il  venait  encore,  en  termes  magnifiques, 
de  repousser  une  olfre  d'amnistie  humiliante  :  «  Ce  n'est  pas  léte 
basse  qu'un  Dante  rentre  dans  sa  patrie...  Si  je  ne  puis  autrement, 
eb  bien!  soit,  je  ne  rentrerai  pas.  Ne  puis  je  contempler  n'im- 
porte où  lo  ciel  et  les  étoiles?  Ne  puis-je  méditer  en  tous  lieux  les 
douces  vérités?  »  Il  se  fermait  à  jamais,  par  cette  lettre  admirable, 
les  portes  de  Florence  :  c'est  dans  cette  obstination  que  le  poète  se 
montre  vraiment  un  «  carré  »  invincible,  un  intraitable"  tétragone.  » 
On  voit  cependant  à  quel  point,  sous  ce  superbe  étalage  de  stoï- 
cisme philosophique,  le  sacrifice  lui  coûtait.  A  mesure  qu'en  vieil- 
lissant iJ  voyait  reculer  l'espoir,  s'élevait  dans  son  ârne  la  nostalgie 
de  la  patrie.  De  plus  en  plus  il  faut  se  figurer  le  poète,  sur  la  plaine 
de  Ravenne,  tel  que  le  représente  le  beau  tableau  de  MicheUno, 
que  l'on  voit  à  un  pilier  de  la  cathédrale  de  Florence  :  debout  dans 
une  sobtude  peuplée  de  visions,  mais  errant  comme  une  âme  en 
peine  autour  des  murailles  d'une  ville  où  l'on  reconnaît  le  dôme  di 
Sainte-Marie  de  la  Fleur  et  le  «  beau  Sau  Giovanni,»  et  «  le  tendre 


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BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bercail  où  il  avait  dormi  agneau.  »  Et  alors,  devant  cette  vision,  le 
grand  proscrit  se  berce  d'une  illusion  suprême  :  désarmer  ses  compa- 
triotes, les  attendrir  (attendrir  des  pierres!)  à  force  de  gloire  et  de 
génie,  devenir  assez  grand  pour  faire  cesser  les  factions  et  pour  ren- 
trer, dans  le  pardon  d'un  nouveau  baptême,  recevoir  à  Florence  le 
laurier  des  poètes.  Et  il  confie  son  rêve  à  ce  soupir  sublime  : 

Se  mai  conlinga  ché'l  Poema  sacro... 

M.  Corrado  Ricci  retrouve  dans  le  Paradis  l'image  de  la  Romagne. 
Ah!  combien  plus  Florence,  et  Florence  toujours!  Trois  chants,  les 
plus  humains  que  le  poète  ait  écrits,  sont  uniquement  remplis  d'elle. 
A  celte  heure  de  sa  vie,  ce  ne  sont  plus  les  choses  présentes  ni  le 
spectacle  des  réalités  qui  émeuvent  le  poète  :  c'est  le  monde  du  regret 
et  l'empire  de  son  désir.  «  0  notre  chétive  et  mortelle  noblesse  de  la 
terre!  »  Avec  quelle  naïveté  il  l'exprime  et  s'en  montre  remué! 
Pendant  trois  chants  entiers,  il  suspend  l'enchaînement  des  descrip- 
tions célestes,  pour  se  plonger  avec  délices  dans  les  souvenirs 
humains  et  dans  les  mémoires  de  la  famille.  Ces  trois  chants  de  Caccia- 
guida,  le  trisaïeul  de  Danle,  forment  un  des  plus  vastes  épisodes  du 
poème  :  une  petite  épopée  florentine,  au  milieu  de  la  divine  épopée. 
Le  poète  se  fait  raconter  par  l'ancêtre  la  Florence  d'autrefois,  l'étroite 
ville  féodale  dont  le  sang  coulait  pur  jusque  dans  les  veines  de 
l'artisan,  les  mœurs  rudes,  les  ceintures  de  cuir  bouclées  par  un 
ardillon  de  corne,  les  familles  fécondes,  les  femmes  retenues,  les  dots 
pauvres,  les  vertus  viriles,  la  vie  sobre  et  pudique.  Il  se  fait  dire 
ensuite  les  hommes  du  temps  passé,  les  maisons  héroïques  qui  firent 
Florence  grande,  «  quand  on  n'avait  pas  vu  encore  le  lys  ni  renversé 
par  la  défaite,  ni  ensanglanté  par  la  discorde.  »  Enfin  il  se  fait  dire 
l'exil,  et  le  pain  amer  de  l'étranger,  et  la  honte  de  gravir  «  l'esca- 
lier d'aulrui.  »  Et  l'on  voit  peu  à  peu  dans  le  coeur  du  poète  la  terre 
remplacer  le  ciel, et  se  confondre  dans  ses  vers  la  nostalgie  des  deux 
patries. 

Toutes  ces  mélancolies  n'empêchent  pas  çà  et  là  de  sourds  gron- 
dements d'orage.  Quelques-unes  des  plus  écrasantes  invectives,  des 
plus  foudroyantes  diatribes  contre  la  papauté,  roulent  brusquement 
comme  un  tonnerre  dans  la  gloire  de  ce  couchant  et  de  cette  apo- 
théose. C'était  bien  la  manière  dont  devait  s'achever  cette  vie  où  la 
violence  de  l'amour  est  toujours  prête  à  se  changer  en  rugissement 
de  colère  :  c'est  bien  ainsi  que  devait  finir  ce  poème  où  le  ciel  ne 
refuse  nulle  passion  de  la  terre,   et  dont  les  deux  suprêmes  visions 


DANTE    A    RAVENNE.  loi 

Sont  la  glorification  de  deux  créatures  de  chair,  l'homme  et  la  femme, 
Adam  et  Marie. 

11  est  impossible  de  dire  à  quel  moment  précis  Dante  acheva  son 
œuvre,  quel  intervalle  s'écoula  entre  le  dernier  rêve  et  la  vérité  éter- 
nelle. Les  dernières  allusions  historiques  qu'on  rencontre  dans  le 
Paradis  sont  la  mort  de  Philippe  le-Bel  (novembre  1314)  et  l'élection 
de  Jean  XXII  (1316).  Pourtant,  si  Boccace  a  dit  vrai  (et  il  n'y  a  nulle 
raison  de  douter  de  son  témoignage),  les  derniers  vers  ne  lurent  écrits 
que  dans  les  derniers  moments  de  l'existence  de  Dante.  Le  poème 
et  le  poète  finirent  presque  au  môme  jour. 

Une  lueur  assez  singulière  est  venue,  dans  ces  derniers  temps, 
jeter  un  jour  inattendu  sur  la  fin  de  la  vie  de  Dante  :  c'est  un  procès 
d'envoûtement  et  de  magie  où.  son  nom  se  trouve  môle,  sans  doute 
calomnieusement,  par  un  prêtre  qui  a  toutes  les  apparences  d'un 
fourbe.  On  n'a  pas  encore  éclairci  les  dessous  de  cette  ténébreuse 
affaire.  Les  curieux  trouveront  les  faits  dans  une  étude  d'un  jeune 
savant  français,  tué  pendant  la  guerre,  Robert-André  Michel,  sur  le 
Procès  des  Visconti. 

Cela  se  passait  en  1320.  Au  mois  d'août  de  l'année  suivante, 
Ravenne  se  trouva  menacée,  pour  une  querelle  insignifiante,  d'une 
guerre  avec  Venise.  Dante  fut  envoyé  auprès  du  Grand  Conseil  pour 
apaiser  l'affaire.  Il  revint  par  les  marécages  et  les  lagunes  de  la  côte, 
dans  la  saison  où  ces  parages  exaspérés  par  les  pluies  de  l'été  déga- 
gent leurs  fièvres  pestilentielles.  Il  revit  au  passage  celte  abbaye  de 
Pomposa,  cadavre  aujourd'hui  abandonné,  où  le  moine  Guy  d'Arezzo 
avait  inventé  la  gamme  et  créé,  lui  aussi,  un  nouveau  monde  de 
poésie.  Il  revit  cette  Pinède,  cette  forêt  déchirée,  à  travers  les 
troncs  de  laquelle  on  aperçoit  la  mer  comme  la  corde  d'une  grande 
lyre,  et  qui  lui  était  apparue  comme  un  lambeau  du  Paradis  perdu. 
Et  puis  il  s'alita.  Ravenne  garde  sa  cendre.  C'est  là  que  Dante  repose 
dans  un  cercle  de  solitude  et  de  mélancolie,  parmi  les  enchante- 
ments funèbres  et  les  sépulcres  des  Césars,  dans  ces  plaines  vides 
et  muettes,  où  s'élevèrent  les  derniers  et  les  plus  beaux  de  ses 
rêves.  C'est  le  monument  qu'il  lui  fallait  :  un  désert  autour  d'un 
tombeau. 

Louis  Gillet. 


REVUE  MUSICALE 


Un  opéra-comique  wallon  du  xvm°  siècle  :  Le  Voyage  de  Chaud  fontaine. 

Opéra-comique,  opérette,  il  y  a  de  l'un  et  de  l'autre  dans  le 
Voyage  de  Chaud/ on  laine,  de  Jean-Noël  Ilamal,  compositeur  liégeois 
du  xviue  siècle.  Longtemps  réputé  perdu,  puis  retrouvé,  en  Belgique  ; 
représenté  avec  un  médiocre  succès  à  Paris  sur  le  théâtre  des  Nou- 
veautés, en  189-2  ;  oublié  depuis,  môme  de  nom,  ce  petit  ouvrage  a 
beaucoup  d'agrément  par  lui-même.  De  plus,  il  est  d'un  musicien, 
d'une  époque  et  d'un  «  milieu  »  qui  méritent  qu'on  s'y  arrête  un 
moment. 

Vers  l'année  1750,  Liège  vit  se  former  entre  quelques-uns  des 
notables  de  la  ville  une  Société  littéraire  et  musicale,  comparable, 
d'un  peu  loin  sans  doute  et  d'un  peu  bas,  à  cette  «  Camerala  »  de 
Iîardi,  qui,  dans  un  noble  salon  de  Florence,  un  siècle  et  demi  plus 
tôt,  avait  créé  l'opéra.  «  Nous  ne  craignons  pas,  »  dit  une  gazelle  du 
temps,  «  nous  ne  craignons  pas  d'être  démenti  en  assurant  que,  dans 
celle  partie  des  beaux-arls  (la  musique),  Liège  est  l'émule  de  l'Italie. 
Rien  n'est  plus  commun  que  d'y  voir  des  personnes  nées  avec  des 
organes  sensibles  à  l'harmonie  de  la  bonne  musique.  »  Musique 
d'église  ou  autre,  toute  musique  alors  y  florissait.  Les  maîtrises  de  la 
cilé  wallonne, fameuses  dès  le  ixe  siècle,  n'avaient,  au  cours  des  âges, 
rien  perdu  de  leur  mérite  et  do  leur  renommée.  La  «  chapelle  »  de 
la  cathédrale  Saint-Lambert  était  répulée  enlre  toutes.  En  1650,  un 
de  nos  compatriotes  (l)  écril  de  la  métropole  de  Liège  :  «  Le  service 
divin  s'y  faict  avec  plus  grande   cérémonie  qu'en  aucun  lieu  que 

(l;  Le  colonel  Duplessy. 


REVUE    MUSICALE.  450 

j'aye  veu,  excepté  à  Rome  et  à  Notre-Dame  de  Paris.  Il  y  a  une 
musique  excellente  et  très  bien  entretenue,  remplie  toujours  de  voix 
qui  donnent  envie  à  tous  ceux  qui  entrent  dans  celle  église  d'y 
arrester  avec  attention  pour  l'entendre.  »  Le  nombre  de  ces  voix,  les 
dimanebes  ordinaires,  était  d'une  trentaine  environ.  Un  orcbeslre  de 
quarante  ou  quarante-cinq  instruments  les  accompagnait.  Les  jours 
de  grande  fête,  on  doublait  toutes  les  parties,  et  l'on  y  ajoutait 
encore  trompettes,  timbales  et  grosse  caisse.  Ainsi  composée,  la 
«  cbapelle  »  de  Saint-Lambert  eut  successivement  pour  directeurs, 
au  cours  du  xvhi*  siècle,  trois  musiciens  liégeois  de  la  même 
famille  :  Henri-Guillaume,  Jean-Noél  et  Henri  Hamal.  Le  premier 
(1685-1752),  compositeur  de  mérite  et  remarquable  ebanteur,  intro- 
duisit à  Liège  la  musique  d'Italie.  Pour  Saint-Lambert  et  pour  les 
collégiales  de  la  ville,  il  forma  tout  un  répertoire  de  motets  à  grand 
orebestre.  11  improvisait,  dit-on,  avec  une  étonnante  facilité  des 
cantates  italiennes,  françaises  ou  wallonnes,  qu'il  aimait  à  chanter 
en  s 'accompagnant  de  son  violoncelle.  ,11  avait  aussi  le  sens  et  le 
goût  du  comique.  Rien  ne  l'amusait  tant  que  de  mettre  en  musique 
des  textes  singuliers,  voire  saugrenus,  formés  parfois  de  mots  sans 
suite  et  sans  lien. 

Le  fils  d'IIenri-Guillaume,  Jean-Noël,  naquit  à  Liège  en  1709. 
Élève,  puis  successeur  de  son  père,  il  devait  le  faire  oublier.  Plus 
jeune  de  trente-deux  ans  que  Grétry,son  futur  et  célèbre  concitoyen, 
beaucoup  moins  grand  musicien  que  l'auteur  du  Tableau  parlant  et 
de  Ricliard,  il  est  bien  davantage  un  musicien  national  et  môme 
local.  Comme  Grétry,  vers  sa  vingtième  année,  et  plus  tard  une  fois 
encore,  il  visita  l'Italie.  A  Rome  il  connut  Jomelli,  Durante  à  Naples; 
mais,  ce  double  voyage  excepté,  c'est  à  sa  ville  natale  qu'il  se  con- 
sacra tout  entier.  Elle  était  plus  fiôre  de  lui  que  lui-môme.  Si  nous 
en  croyons  ses  contemporains,  il  prenait  peu  de  soin  de  sa  gloire  et 
n'éditait  même  pas  ses  ouvrages.  Du  moins  il  en  dirigeait  et  corrigeait 
l'exécution  avec  une  certaine  vivacité.  Un  jour  qu'il  conduisait  l'or- 
chestre et  les  chœurs  de  la  cathédrale  devant  le  Prince-Êvôque  et 
toute  la  cour,  le  désordre  s'élant  mis  dans  l'ensemble,  Hamal  inter- 
rompît et  frappa  du  pied  la  mesure  en  s'écriant  :  «  Voss  biess,  vosi 
biess.  Bétes,  vous  n'êtes  que  des  bêtes.  »  Mais  pour  la  modeslie, 
sinon  pour  la  palienco,  la  gazette  citée  plus  haut  le  comparait  à  ce 
La  Fontaine  «  qui  méconnut  ses  talents  et  qui,  pour  nous  servir  de 
l'expression  de  Fontenelle,  se  croyait,  par  bêtise,  inférieur  à  Phèdre.  » 
On  n'est  pas  moins  surpris,  ajoute  le  gazetier,  «  de  retrouver  dans 


400  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Ilamal  la  mrme  simplicité  sur  le  génie  vraiment  original  qu'il  a 
reçu  de  la  nature.  » 

llainal  a  composé  des  messes,  des  motets  à  grand  orchestre.  Il 
est  aussi  l'auteur  de  plusieurs  oratorios  :  un  David  et  Jonallias,  une 
Judith,  un  Jonas,  ce  dernier  sur  des  paroles  latines.  Dans  l'ordre  de 
la  musique  de  chambre,  il  passe  pour  avoir,  l'un  des  premiers, 
importé  d'Italie  la  forme  de  la  sonate.  L'embryon  de  cette  forme  se 
rencontre-t-il  d'abord  dans  l'op.  1  de  Ilamal  ou  dans  les  sonates  de 
Stamilz?  Vous  n'êtes  pas  sans  ignorer  que  la  question  est  débattue, 
et  vous  nous  pardonnerez  non  seulement  de  ne  la  point  résoudre, 
mais  de  ne  pas  même  l'aborder  ici. 

Musicien  religieux,  Ilamal  fut  encore  un  autre,  et  même  plus 
d'un  autre  musicien.  Pour  des  «  entrées  »  ou  des  cérémonies,  il 
écrivit  des  cantates  officielles,  dont  une,  en  l'honneur  du  Cardinal- 
Prince  de  Liège,  mérita  cet  éloge  :  «  Les  vœux  de  la  nation,  le  désii 
de  revoir  le  prince  qu'elle  chérit,  sa  tendresse  et  son  respect,  tout 
était  si  bien  exprimé  de  la  part  de  l'auteur  et  du  compositeur,  qu'on 
peut  regarderie  travail  de  l'un  et  de  l'autre  comme  le  triomphe  du 
sentiment.  » 

L'esprit,  beaucoup  plus  que  le  sentiment,  lit  l'éclatant  succès  des 
opéras-comiques  de  Ilamal.  Non  pas,  il  s'en  faut,  l'esprit  de  finesse, 
mais  bien  plutôt  un  esprit  analogue  à  celui  dont  s'inspirait  chez 
nous,  vers  le  même  temps,  le  répertoire  ou  le  genre  «  poissard.  » 
Ce  genre,  a  écrit  M.  René  Doumic,  succède  et  répond  alors  au 
génie  précieux  de  Favart.  Vadé,  «  l'auteur  de  la  Pipe  cassée  et  des 
Bouquets  poissards,  Vadé,  «  ce  ïéniers  de  la  poésie,»  avait  inventé  de 
composer,  avec  les  scènes  de  la  vie  familière  des  forts  à  bras  du  Port 
aux  blés  et  des  dames  de  la  Halle,  de  pelits  tableaux  qui  prétendaient 
à  une  exactitude  toute  naturaliste.  L'invention  avait  plu  surtout  dans 
les  salons;  la  gentillesse  en  consistait  à  attraper  le  ton  juste  et  le 
geste  approprié  pour  lâcher  des  bordées  de  trivialités  et  d'injures 
empruntées  au  vocabulaire  des  harengères  et  des  portefaix.  C'est  ce 
genre  que  Vadé  transporte  au  théâlre  avec  son  opéra-comique  des 
Racoleurs  (1756),  dont  les  personnages  s'appellent  Mm0  Saumon, mar- 
chande de  poisson;  Javotle,  Toupet,  perruquier;  la  llamée,  Jolibois 
et  Sans-Itegret.  »  (1) 

Tel  est,  un  peu  moins  monté  cependant,  le  ton  des  opéras- 
comiques  de  Ilamal.  Pour  le  goût,  c'est  assez  dire  qu'ils  n'ont  rien  de 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  septembre  1900,  les  Spectacles  de  la  foire  et  nos 
scènes  de  genre,  par  M.  René  Doumic. 


REVUE    MUSICALE.  46 i 

commua  avec  les  Euridice  et  les  Dafn^  florentines  du  xvne  siècle 
commençant,  avec  les  tragédies  musicales,  à  l'antique,  des  Péri,  des 
Caccini  et  des  Hinuccini.  Mais  ils  s'en  rapprochent  par  une  certaine 
analogie  d'origine,  par  le  «  milieu  »  social,  ou  plutôt  mondain,  où  ils 
se  produisirent.  Le  Voyage  de  Chaudfontaine,  la  Recrue  liégeoise,  la 
Fêle  troublée  par  la  pluie  et  les  f/ypncondrcs,  ces  quatre  comédies 
musicales  de  Hamal  furent  données  en  1757  et  1758,  non  pas  au 
théâtre,  mais  dans  un  salon,  et  dans  le  salon  d'un  chanoine,  prévôt 
de  la  collégiale  de  Saint-Denis,  poète,  librettiste  môme,  et  musicien. 
Il  se  nommait  Simon  de  Harlez.  Des  réunions,  ou  des  «  académies,  » 
littéraires  et  musicales,  se  tenaient  fréquemment  chez  lui  sous  le 
patronage  et  parfois  avec  la  collaboration  de  certains  notables  lié- 
geois, fort  distingués  d'esprit  et  d'éducation  :  un  Vivario,  un  Cartier, 
un  Fabry,  tous  trois  bourgmestres  de  Liège  et  «  paroliers,  »  avec 
leur  ami  le  chanoine,  du  Voyage  de  Chaudfontaine.  Religieuses  et 
profanes,  les  œuvres  de  Hamal  figuraient  constamment  au  pro- 
gramme de  ces  concerts.  Ce  n'est  qu'après  celte  première  exécution, 
qui  les  consacrait  en  quelque  sorte,  qu'elles  étaient  jouées  devant 
un  public  plus  nombreux,  à  l'Hôtel  de  Ville. 

Un  dilettante  liégeois,  auquel  nous  devons  les  détails  ici  rap- 
portés, nous  écrit  :  «  11  sied  de  regarder  les  pièces  de  Hamal  d'abord 
comme  un  divertissement,  un  jeu  d'esprit  où  se  plaisaient  des  gens 
très  cultivés,  et  puis  comme  une  manifestation  de  particularisme. 
Ce  fut  un  phénomène  isolé,  sans  attache  avec  le  passé,  mais  non  pas 
sans  effet  sur  l'avenir  littéraire  du  pays  wallon.  Dans  ces  joyeuses 
farces  de  1757,  «  [le  Voyage  de  Chaud  fontaine  et  les  autres),  »  se 
montrent  déjà  les  caractères  du  théâtre  wallon  d'aujourd'hui  :  naturel 
parfait,  observation  peu  profonde,  mais  fidèle,  des  mœurs,  des  gestes 
même  de  chaque  personnage.  11  se  peut  que  les  grands  seigneurs 
d'alors,  aristocrates  authentiques,  aient  pris  plaisir,  par  une  sorte  de 
dilettantisme,  à  forcer  un  peu  la  note  et  le  ton.  Ils  ne  craignirent  pas 
d'exagérer  au  besoin  le  langage  et  les  façons  populaires.  Nos  grands 
bourgeois  d'aujourd'hui,  Lien  que  très  francisés,  ne  laissent  pas  de 
goûter  encore  ce  côté  vulgaire,  fût-ce  un  peu  grossier,  de  certains 
types  de  chez  nous.  » 

Des  quatre  opéras-comiques  de  Hamal,  le  Voyage  de  Chaudfon- 
taine seul  nous  a  été  communiqué  par  notre  érudit  correspondant. 
Nous  ne  savons  rien  de  la  Fêle  troublée  par  la  pluie.  Les  llypocondres 
ne  consistaient,  parait-il,  qu'en  une  «  agréable  critique  de  certains 
malades  imaginaires,  amateurs  de  musique,  habitués  du  salon   du 


402  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chanoine  de  riarlez.  Quant  à  la  Recrue  liégeoise,  un  journal  du  temps 
(mai  17.17)  en  donne  l'analyse  que  voici  :  «  Le  sujet  est  très  analogue 
à  la  circonstance  où  l'Europe  se  trouve  (t).  Un  jeune  Liégeois,  voyant 
passer  les  troupes  françaises,  s'arrache  du  sein  de  sa  famille  pour 
voler  à  la  gloire.  Le  désespoir  de  ses  parents,  la  tristesse  des  voisins, 
l'amour  même,  voudraient  en  vain  le  retenir.  Mais  l'honneur  et  le 
courage,  encore  plus  forts  dans  le  caractère  de  la  nation  liégeoise, 
l'emportent  sur  toute  autre  considération.  11  s'engage  et  part  enfin. 

Malgré  l'objet  qui  l'a  charmé, 
Il  sait  voler  à  la  victoire, 
Et  ce  n'est  que  couvert  de  gloire, 
Qu'il  se  sent  digne  d'être  aimé. 

«  Ce  sujet,  traité  en  liégeois,  où  l'on  a  mêlé  un  peu  de  français, 
n'est  point  susceptible  d'un  extrait  raisonné.  Que  ne  pouvons-nous 
faire  passer  à  nos  lecteurs  toutes  les  beautés  mâles  et  hardies  et  les 
traits  de  génie  qui  caractérisent  si  bien  la  musique  de  M.  Ilamal, 
tantôt  ces  sons  tendres  et  gracieux,  ce  beau  naturel,  celte  peinture 
naïve  du  sentiment,  ces  expressions  du  cœur,  si  difficiles  à  rendre 
en  musique  et  où  le  talent  de  cet  habile  compositeur  ne  se  trouve 
jamais  en  défaut.  » 

Le  sujet  du  Voyage  de  Chaudfontaine  n'a  rien  d'héroïque,  ou  seu- 
lement de  militaire.  Également  «  traité  en  liégeois,  où  l'on  a  mêlé 
un  peu  de  français,»  il  est  facile  d'en  présenter  «  un  extrait  raisonné.  » 

Chaudfonlaine  est  une  modeste,  plus  que  modeste  station  ther- 
male siluée  aux  environs  de  Liège  et  depuis  longtemps  abandonnée. 
Il  en  est  fait  mention  pour  la  première  fois  en  l'an  1230.  Vers  la  fin 
du  xvue  siècle,  un  entrepreneur,  du  nom  de  Sauveur,  y  fit  construire 
une  sorte  de  grande  hutte,  divisée  en  deux  ou  trois  cabinets  de  bains 
fort  malpropres.  A  cela  se  réduisait  tout  «  l'établissement.  »  La  vogue 
n'en  fut  pas  moins  fort  grande  au  xvin*  siècle.  L'été,  surtout  le 
dimanche,  on  y  venait  de  Liège,  en  partie  de  plaisir.  Avant  que  le 
chemin,  praticable  d'abord  aux  piétons  et  aux  cavaliers  seulement, 
devint  carrossable,  le  voyage  se  faisait  par  bateau.  C'est  justement 
sur  un  bateau  que  se  passe  le  premier  acte  de  l'opéra-comique  de 
Hamal.  Il  n'a,  ce  bateau,  rien  de  commun  avec  les  lypes  variés  et 
connus  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  batellerie  musicale  :  la  frégate 
d'IIai/dée,  le  vaisseau  de  Y  Africaine,  la  nef  de  Tristan,  ou  le  cuirassé 

(1)  C'était  l'année  de  Rosbach. 


REVUE    MUSICALE.  4Go 

qui  porte  au  pays  de  M019  Chrysanthème  un  de  nos  officiers  de  marine 
el  son  frère  Yves,  l'un  el  l'autre  chanlants. 

Imaginez  encore  moins  une  de  ces  «  nacelles  »  do  rêve,  à  la 
Schubert,  toutes  pleines  de  romantiques  barcarolles.  Néel  est  le 
bachot,  ou  la  péniche,  où  s'embarquent  ici  nos  gens.  Petites  gens, 
gais  lurons  et  commères  accortcs  aux  façons  lestes,  au  verbe  haut  et 
dru.  Tonton,  sa  cousine  Adèle,  et  Gérard  le  batelier,  leur  cousin,  plus 
Marie  Dada,  la  harengère,et  le  caporal  Golzeau,  «  Liégeois  francisé,  » 
do  la  paroisse  Saint-Gangulphe,  forment  un  quintette  populaire 
autour  duquel,  à  la  manière  antique,  «  la  compagnie  du  bateau  » 
figure  le  chœur.  11  est  temps  de  partir.  En  termes  imagés,  (lo  wallon 
bravant  lui  aussi  l'honnêteté),  les  deux  cousines  pressent  le  batelier 
de  pousser  de  l'arrière.  —  «  Un  peu  de  patience.  Nous  attendons 
Marie  Bada.  —  Qui  !  Marie  Bada  !  s'écrient  les  petites,  cette  chienne 
de  soularde  !  Qu'elle  aille  vendre  ailleurs  ses  harengs  pourris,  mais 
ne  vienne  point  nous  en  empester.  »  —  Elle  vient  pourtant,  elle 
accourt,,  «  toute  en  écume,  »  la  harengère.  Et  déjà,  sur  le  marinier 
qui  n'en  peut  mais,  et  sur  les  deux  cousines,  tombent,  puis  retombent 
sur  la  Bada  elle-même  des  mots  dignes  du  vocabulaire  shakspearien. 
«  Borgne-gueux,  gueule  de  loup,  chenille  poilue,  groin  de  guenon, 
évier  do  mon  corridor  »  sont  les  plus  doux  vocables  de  ces  litanies 
alternées.  Le  duo  de  Mm0  Barras  et  de  la  fille  Angot,  auprès  de  cet 
ensemble,  n'est  qu'un  aimable  échange  de  civilités. 

Cependant  le  bateau  file,  puis  s'arrête  un  moment  pour  prendre 
un  nouveau  passager,  le  caporal  Golzeau.  Gérard  le  présente  aux 
dames  et  l'invite,  n'osant  intervenir  lui-même,  à  les  calmer.  Le 
caporal  s'y  emploie  de  son  mieux,  vainement.  Elles  ont  tôt  fait  de 
s'unir  contre  le  conciliateur.  Celui-ci  riposte,  il  entre  dans  la  querelle, 
qui  s'anime  d'autant,  cependant  que  le  chœur,  le  raisonnable  chœur, 
déplore  ces  disputes  et  prêche  la  paix.  C'est  le  premier  acte. 

Au  début  du  second,  tout  le  monde  a  mis  pied  à  terre.  La  «  com- 
pagnie du  bateau  »  continue  de  philosophor  sur  lo  danger,  pour  un 
homme,  de  se  mêler  des  querelles  de  femmes.  Un  peu  plus,  et  la 
caporal  s'en  fût  allé,  la  tête  en  bas  et  «  le...  reste  en  haut,  »  barboter 
dans  la  rivière.  Arrive  Odile,  qui  vient  de  s'entendre  avec  le  garçon  de 
bains.  Il  n'y  a  de  Ubre  qu'une  seule  baignoire.  On  y  tiendrait  à  dix, 
mais  pour  l'instant  elle  est  occupée  par  une  grosse  femme,  encore 
toute  rouge  de  ventouses  qu'elle  s'est  fait  poser.  En  attendant,  le  trio 
féminin  commence  à  se  déshabiller.  La  paix  est  faite.  Aussi  bien, 
comment  en  vouloir  à  la  Marie  Bada!  C'est  une  si  bonne  fille. (L'origi- 


Ï6i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nal  dit  :  «  Une  bonne  grosse  carogne.  »)  «  Quand  elle  s'y  met,  on 
crèverait  de  rire  avec  elle,  et  puis  tant  plus  qu'on  est,  tant  plus  qu'on 
s'amuse.  »  Voilà  tout  notre  monde  à  l'eau  :  les  daines  d'un  côté,  et, 
de  l'autre,  «  dans  le  bain  poignant,  »  le  caporal  Golzeau,  qui  regarde 
par  le  trou  de  la  «  buse  »  (en  français  :  du  tuyau.)  Alors,  entre  le 
voisin  indiscret  et  les  peu  farouches  voisines,  s'engage  un  galant 
dialogue,  variante  anticipée  et  comique  de  la  première  scène,  aqua- 
tique aussi,  du  fiheingold,  entre  Alberich  et  les  trois  filles  du  Rhin. 
Mais  l'heure  du  repas  approche.  Mis  en  appétit  par  le  bain,  baigneur 
et  baigneuses,  à  l'appel  du  batelier,  se  rhabillent  et  toute  la  société 
s'en  va  dtner. 

Le  troisième  acte  (à  l'auberge)  se  passe  en  mangeaille  et  beuverie, 
mêlée  de  danses  et  de  chansons.  Le  langage  ne  s'y  épure  guère.  On 
dirait  d'un  Téniers  en  musique.  Propos  de  table,  voire  de  cuisine, 
et  d'amour  s'échangent  entre  garçons  et  filles.  Golzeau  le  caporal  en 
tient  décidément  pour  Tonton  et  s'empresse  auprès  d'elle.  Chacun 
vient  à  donner  son  avis  sur  le  mariage.  Odile  se  déclare  pour,  et  la 
Bada  contre.  Plus  le  repas  s'avance,  plus  il  apparaît,  aux  propos,  aux 
gestes  de  Tonton  et  de  Golzeau,  que  tous  les  deux  inclinent  vers  l'avis 
d'Odile  et  la  compagnie  tout  entière,  avant  de  quitter  la  table  et  de 
regagner  Liège,  consacre,  par  un  ironique  épithalame,  leur  mutuelle 
inclination. 

«  A  l'égard  de  la  musique,  »  écrit  un  contemporain,  «  nous  ne 
saurions  trop  louer  l'art  du  compositeur,  dont  le  génie  fait  honneur 
à  sa  patrie.  Il  a  inventé  des  chants  nouveaux  et,  qui  plus  est,  de 
beaux  chants,  qu'il  a  adaptés  à  un  langage  qui  n'en  paraissait  pas  du 
tout  susceptible.  On  y  trouve  les  airs  les  plus  gracieux  qu'on  ait 
jamais  entendus  et  des  traits  d'harmonie  qui  décèlent  le  vrai  génie. 
Ce  n'est  pas  ce  goût  bizarre  et  capricieux  qui  ne  sait  varier  la  com- 
position qu'à  force  de  bruit  et  de  dissonances.  Ce  sont  des  sympho- 
nies gracieuses,  des  accompagnements  bien  travaillés  et  relatifs  au 
sujet,  un  chant  naturel  qui  s'unit  avec  les  mots  sans  perdre  de  sa 
force  ni  de  ses  grâces,  et  dont  la  vérité  a  entraîné  tous  les  suffrages 
au  Pergolèse  liégeois.  » 

Un  «  Pergolèse,  »  môme  «  liégeois,  »  c'était  beaucoup  dire,  et 
Grétry,  cet  autre  liégeois,  disait  encore  trop,  en  disant  plus  tard  de 
Hamal  :  «  Je  tiendrais  à  honneur  de  l'égaler.  »  Mais  il  y  a  bien  de 
l'esprit,  de  la  verve  et  par  moments  de  la  sensibilité,  dans  ce  Voyage 
de  Chaud  fontaine.  La  musique  en  ce  temps-là,  toute  musique,  fran- 
çaise, italienne  ou  wallonne,  aimait  à  rire.  Le  plaisir,  la  joie  qu'elle 


REVUE    MUSICALE.  46?> 

procurait  et  qu'on  eût  dit  qu'elle  éprouvait  la  première,  était  fort 
éloignée  de  cette  espèce  de  délectation  morose  que  parfois  elle 
semble  avoir  pris  pour  but  ou  pour  idéal  aujourd'hui. 

Si  l'on  veut  goûter  cette  musique  ancienne,  un  peu  vieillotte  par 
places,  il  faut  lui  pardonner  une  certaine  monotonie.  La  partition 
de  Hamal  forme  une  longue  suite  de  morceaux,  airs,  duos,  trios,  en- 
sembles, quelquefois  trop  longs  eux-mêmes.  Le  récitatif  qui  les  relie 
est  presque  partout  le  récitatif  parlant,  ou  plutôt  courant,  à  l'ita- 
lienne, hormis,  çà  et  là,  quelques  mesures  de  récitatif  «  obligé.  »  La 
coupe  des  airs  est  uniforme  :  deux  reprises,  l'une  majeure,  mineure 
la  seconde,  et,  pour  finir,  le  retour  à  la  première  {da  capo.)  Un  autre 
défaut  consiste  dans  la  répétition,  qui  finit  par  être  fastidieuse,  d<^ 
mêmes  paroles.  Il  arrive  entin  que  cette  musique  insiste  trop  longue- 
ment sur  un  détail  secondaire,  tout  extérieur,  de  l'action,  et  qu'elle 
s'attarde  là  où  elle  ne  devrait  que  passer.  Mais  cela  n'enlève  rien,  ou 
presque  rien  à  la  finesse  et  à  la  force,  comiques  l'une  et  l'autre,  qui 
font  l'agrément  de  ce  petit  ouvrage.  Pour  l'esprit,  plus  que  pour  le 
sentiment  ou  l'âme,  on  dirait  parfois  du  Grétry  ;  peut-être  même  du 
Mozart,  moins  la  tendresse  et  la  mélancolie.  Toute  la  partie  en 
quelque  sorte  querelleuse,  injurieuse  même,  du  premier  acte  est 
excellente.  «  Pas  bégueule,  Forte  en  gueule...  Telle  était  Madame  An- 
got.  »  Que  ce  soit  Tonton  qu'elle  «  attrape,  »  ou  que  ce  soit  le  bate- 
lier, Marie  Bada  la  harengère  est  telle  aussi,  en  paroles  du  moins,  ou 
par  les  paroles.  Mais  la  musique,  une  tout  autre  musique  que  celle 
de  Lecocq,  la  fait  également  fort  différente.  Elle  donne  au  personnage 
de  la  sympathique  poissarde  ce  qu'on  appelle  le  caractère,  ou  le 
style,  sans  en  affaiblir,  ou  en  affadir  la  vérité,  la  vigueur  et  la  vie. 

Entre  des  pages  comme  celles-ci,  un  peu  montées  de  ton,  un  peu 
hautes  en  couleur,  le  musicien  n'a  pas  manqué  de  ménager  des 
ombres.  11  demande  volontiers  au  mode  mineur,  survenant  à  propos, 
certains  effets  de  clair-obscur.  Un  air  du  batelier,  après  la  dispute  de 
ses  deux  passagères,  emprunte  au  changement  du  mode  et  du 
rythme  à  la  fois  une  grâce  indolente,  à  demi  rêveuse,  qui  n'est  pas 
indigne,  —  à  la  poésie  près,  et  encore  !  —  de  telle  chanson  de  l'En- 
lèvement au  sérail.  Plus  d'une  fois  cette  musique  se  détend.  Le 
rythme  trop  souvent  saccadé  s'égalise;  les  valeurs  pointées  ou 
piquées  se  lient.  La  voici  tout  de  bon,  la  poésie  désirée  ;  voici  la  grâce, 
la  tendresse,  et  même  un  soupçon  de  rêverie.  Nous  approchons, 
sinon  de  Mozart,  au  moins  de  Grétry,  et  du  Grétry  de  Itichard.  Cer- 
taine phrase  de  l'amoureux  Golzeau  ferait  presque  songer  d'avance, 

TOME  LXV.  —  1921.  30 


460  REVU!    DES    DEUX    MONDES. 

comme  une  esquisse  sans  doute,  mais  d'un  Irait  pur,  et  déjà  tou- 
chante, à  l'admirable  plainte  de  Blondel  appréhendé  par  les  soldats  : 

Ayez  pitié  de  ma  misère! 
Les  Sarrazins  furieux, 
De  la  lumière  des  cieux 
Ont  privé  mes  pauvres  yeux. 

Le  second  acte  est  charmant  d'un  bout  à  l'autre.  Il  commence  par 
un  chœur  bien  construit,  solidement  établi  sur  la  simple  et  saine 
tonalité  dut  majeur.  Puis  vient  la  scène,  agréable  entre  toutes,  du 
triple  déshabillage  féminin.  Ici  plus  que  jamais,  en  trois  airs  qui  se 
succèdent,  l'alternance  des  deux  modes  est  heureuse,  la  grâce  de 
l'un  venant  toujours  à  propos  tempérer  la  malice  de  l'autre.  En  dépit 
de  leur  condition  et  de  leur  langage,  on  finirait  par  trouver  aux  trois 
baigneuses  une  vague  ressemblance  avec  les  naïades  de  Gluck.  C'est 
à  peine  si  la  mélodie  de  leur  chant  a  moins  d'élégance,  de  souplesse, 
et  trace  de  moins  sinueux  contours.  La  Marie  Bada,  cela  va  sans  dire, 
est  toujours  la  plus  enjouée  des  trois  commères.  C'est  la  meneuse  du 
jeu.  La  voilà  dans  l'eau.  «  Zou,  zou,  zou,  que  c'est  bon  1  Vrai  de  vrai, 
Odile  et  Tonton,  vrai  de  vrai,  je  me  fais  l'effet  d'un  poisson.  »  Elle 
s'ébat,  elle  s'ébroue,  elle  rit,  elle  glousse  de  joie,  et  la  musique  de 
rire  avec  elle.  Autour  d'elle,  sur  elle,  les  notes  jaillissent  et  rejail 
lissent  en  gouttes  sonores.  Tout  ici,  le  chant  et  l'accompagnement, 
qui  l'imitent  et  se  répondent,  respire  le  plaisir,  le  bien-être,  un  bien- 
être  physique,  et  cet  allégement  que  l'eau  procure  au  corps.  «  Tout 
corps  plongé  dans  l'eau...,  etc.  »  Oui,  cette  musique  même  démontre 
à  sa  façon  le  principe  d'Archimède,  Aucune  monotonie  en  ces  trois 
airs.  Chacun  a  son  style  propre.  Chacun  décrit,  «pose  »un  personnage. 
Et  c'est  encore  un  caractère  de  ce  petit  opéra,  qu'il  est  la  représenta- 
tion musicale,  non  pas  sans  doute,  ainsi  que  Falstaffoxx  le  Matrimoniu 
segreto,  d'une. famille,  mais  d'un  groupe,  et,  comme  disent  les  gens 
du  peuple,  ceux-là  justement  qu'il  nous  montre,  d'une  «  société.  » 

Maintenant,  d'un  cabinet  de  bains  à  l'autre,  le  dialogue  s'engage. 
Aux  trois  aimables  baigneuses  répond  l'amoureux  baigneur.  On  ima- 
gine le  décor,  la  mise  en  scène,  et  l'on  comprend  que  dans  le  salon 
d'un  chanoine,  la  pièce,  —  dont  il  était  pourtant  l'un  des  auteurs,  — 
ait  été  jouée  seulement  et  non  représentée.  «  Excusez-moi,  »  chante 
le  jeune  et  regardant  caporal  : 

Excusez-moi  si  je  m'amuse 
A  lorgner  par  le  trou  d'ia  buse, 


REVUE    MUSICALE.  467 

Je  n'ai  pas  pu  m'en  empêcher, 
En  vous  oyant  si  bien  chinter, 
J'ai  cru  que  c'était  un'  sirène, 
Ça  s'appell'  chinter  comme  un'  reine. 
Et  puis  vous  êtes  belle  à  voir. 

Badine  et  rien  de  plus  sur  des  paroles  de  ce  genre,  sur  d'autres, 
plus  loin,  la  musique  cesse  de  rire.  Il  y  a  là  certain  air  de  ténor  qui 
commence  d'exquise  manière  et  déroule,  dans  le  style  fleuri  d'autre- 
fois, de  lentes  et  caressantes  vocalises.  Admirons,  peu  après,  quelle 
merveilleuse  ouvrière  est  la  musique  et  ce  qu'elle  peut  faire,  en 
chantant,  de  cela  même  qui  mériterait  à  peine  d'être  dit.  L'heure  du 
repas  approche.  Le  batelier  vient  en  informer  baigneur  et  baigneuses 
qui  s'attardent.  Son  appel,  en  paroles  seulement,  ne  serait  rien,  et  ne 
mériterait  qu'une  phrase,  à  peine.  En  musique,  il  devient  un  air, 
presque  un  grand  air,  et  dont  la  grandeur  absorbe,  au  heu  de  la  sou- 
ligner, la  petitesse  même  et  l'insignifiance  du  sujet.  Pour  la  musique, 
j'entends  pour  cette  musique-là,  pas  de  détail  insignifiant.  Elle  se  plaît, 
elle  s'amuse  aux  moindres  gestes,  aux  plus  menus  propos.  Comme  les 
trois  petites  femmes  avaient  quitté  leurs  vêtements  tout  à  l'heure, 
elles  les  reprennent,  et  la  seconde  opération,  menée  aussi  lestement 
que  la  première,  est  l'occasion  d'un  trio  délicieux.  Nous  disions  plus 
haut  qu'un  contemporain  de  Hamal  le  comparait  à  la  Fontaine,  pour 
la  modestie.  Sous  un  autre  aspect,  dans  le  second  acte  du  Voyage  dr 
Chaud  fontaine,  le  poète  des  Contes,  plutôt  que  des  Fables,  se  serait 
peut-être  assez  volontiers  reconnu. 

Rabelais  eût  goûté  le  dernier  acte,  où  triomphe  la  bonne  chère. 
La  musique  l'y  célèbre  par  endroits  avec  une  véritable  puissance.  Au 
commencement,  soli,  duos,  trios  rapides,  ne  font  que  paraître  et  dis- 
paraître, entraînés  dans  le  tourbillon  d'un  chœur  général  qui  tantôt 
se  partage  et  tantôt  se  rassemble  en  vigoureux  unisson.  Parmi  les  airs 
à  boire,  à  manger,  à  danser,  le  galant  caporal  ne  manque  pas  de 
glisser,  à  l'adresse  de  Tonton,  un  air  encore,  un  dernier  air  «  à 
aimer.  »  Cet  air,  qui  n'en  est  un  qu'à  peine,  ne  consistant  guère  qu'en 
une  phrase,  est  précédé  par  quelques  mesures  de  récitatif,  de  recita- 
tivo  secco,  mais  qu'on  hésite  pour  le  coup  à  nommer  ainsi,  tant  il  a  de 
charme.  La  mélodie,  une  fois  encore,  n'est  pas  indigne  de  Gluck,  du 
Gluck  aimable,  souriant,  langoureux  même,  que  daignait  être  le 
musicien  d'Armide  et  surtout  de  Renaud. Une  fois  encore,  ladernière, 
une  ombre  de  sentiment  vient  à  passer.  Elle  enveloppe,  elle  adoucit 
un  moment  le  relief  et  le  brillant  de  formes  sonores   où  sans  cela 


5-68  REVUE     DES    DEUX    MONDES. 

peut-être  on  finirait  par  trouver  à  reprendre  quelque  sécheresse,  avec 
une  certaine  raideur. 

Exécuté,  nous  l'avons  dit,  chez  le  chanoine  et  librettiste,  (l'un  des 
quatre  librettistes),  de  Harlez,  l'ouvrage  fut  donné  de  nouveau  la 
même  année,  à  Liège  toujours,  dans  le  grand  salon  de  l'Hôtel  de 
Ville.  «  Il  y  eut,  rapporte  une  feuille  du  temps,  un  tel  concours  de 
monde,  que  le  grand  vestibule  et  toutes  les  salles  d'alentour  furent 
remplies  à  étouffer.  Tous  les  amateurs  étaient  aux  anges  et  dans  une 
joie  inexprimable.  On  ne  parlait  dans  toutes  les  sociétés  que  du 
Yoegge  di  Chofontaine.  »  On  n'en  parla  guère,  il  y  a  quelque  trente 
ans,  dans  la  société  parisienne.  Pourquoi  n'en  reparlerait-on  pas 
aujourd'hui?  La  musique  légère,  spirituelle,  rieuse  et  qui  fait  rire, 
est  devenue  chose  si  rare!  Et  même  un  peu  de  réalisme,  voire  de 
trivialité  populaire,  n'est  point  ici,  — je  veux  dire  dans  le  genre  de 
la  comédie  musicale,  qui  s'en  accommode  aisément,  —  pour  nous 
effaroucher.  Par  le  style  et  le  ton,  par  la  nature  du  sujet,  par  la  con- 
dition des  personnages,  enfin  par  les  caractères  ou  les  mœurs,  le 
Voyage  de  Chaud  fontaine  est  de  la  famille,  comme  il  est  de  leur 
époque,  des  premiers  essais  de  notre  opéra-comique  sur  les  théâtres 
de  la  Foire.  Ne  faisons  pas  les  renchéris  et  ne  boudons  pas,  d'avance, 
contre  notre  plaisir.  Nous  ne  saurions  trop  recommander  à  M.  Louis 
Masson,  le  directeur  intelligent  et  curieux  du  Trianon-Lyrique,  le 
Voyage  de  Chaud  fontaine. 

Camille  Bellaigi  e. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


A  en  croire  les  informations  de  presse,  M.  Clemenceau  aurait 
déclaré,  dans  son  discours  de  Sartène,  que  le  traité  de  Versailles  était 
l'honneur  de  sa  vie.  Qui  a  soufflé  à  l'illustre  homme  d'État  cette 
parole  inattendue?  Est-ce  le  démon  de  la  contradiction?  Est-ce  le 
malicieux  génie  qui  inspirait  à  Ingres  la  fierté  d'être  surtout  un  grand 
violoniste?  Je  ne  sais.  Mais  ou  je  me  trompe  fort,  ou  c'est  M.  Clemen- 
ceau qui  s'est  trompé.  L'honneur  de  sa  vie,  ce  n'est  pas  d'avoir 
négocié  et  signé  le  traité  de  Versailles  ;  c'est  d'avoir  pris  le  pouvoir  à 
l'heure  la  plus  sombre  de  la  guerre,  d'avoir  impitoyablement  réprimé 
les  campagnes  défaitistes,  et  d'avoir  fermement  tenu  le  drapeau  de  la 
France  jusqu'à  la  victoire.  S'il  ne  s'était  trouvé  là,  au  jour  fixé  par  le 
destin,  pour  fortifier  les  courages  ébranlés  et  pourchasser  les  miasmes 
pestilentiels  qui  commençaient  à  se  répandre  dans  les  couloirs  des 
Chambres,  c'en  eût  été  fait  ;  nous  eussions  été  rapidement  acculés  à 
une  paix  qui  eût  maintenu  sous  la  domination  étrangère  l'Alsace  et  la 
Lorraine,  laissé  à  notre  flanc  une  blessure  ouverte, t  et  consacré  en 
Europe  l'hégémonie  de  l'Allemagne.  Le  patriotisme  et  l'énergie  de 
M.  Clemenceau  ont  empêché  ce  désastre.  Il  n'y  a  pas  un  Français  qui 
puisse  l'oublier. 

Je  ne  veux  pas  dire  qu'au  moment  où  M.  Clemenceau  a  formé  son 
ministère,  la  situation  fût  désespérée.  En  aucune  façon.  L'entrée  en 
guerre  des  États-Unis  compensait,  et  fort  au  delà,  la  défection  de  la 
Russie.  Une  armée  fraîche  et  vigoureuse  commençait  à  traverser 
l'Océan  pour  venir  combattre  à  nos  côtés.  Quiconque  gardait  son  sang- 
froid  et  se  donnait  la  peine  de  réfléchir  devait  aboutir  à  cette  conclu- 
sion que,  mathématiquement,  la  victoire  était  certaine.  C'était  encore, 
dans  les  deux  Chambres,  l'opinion  de  la  grande  majorité  des  repre- 

Copyrigkt  by  Raymond  Poincaré,  1921. 


470  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sentants  du  pays.  La  population,  dans  son  ensemble,  n'était  pas  moins 
confiante  et  résolue.  Pour  s'en  rendre  compte, il  suffisait  de  parcourir, 
après  un  raid  d'avions,  les  quartiers  les  plus  éprouvés  de  Paris  et  de 
la  banlieue,  ou  de  visiter,  près  du  front,  les  villes  et  les  villages 
dévastés.  C'était  partout  la  môme  détermination,  le  môme  stoïcisme, 
la  même  volonté  de  tenir  jusqu'au  bout.  On  peut  affirmer  que,  sans 
cet  admirable  état  d'esprit,  l'avènement  de  M.  Clemenceau  n'eût  pas 
été  possible.  Son  Cabinet  se  serait  usé  à  remonter  un  courant  ;  il  a  été, 
au  contraire,  immédiatement  porté  par  le  flot.  Dès  ses  premières 
sorties,  le  président  du  Conseil  était  accueilli  par  les  acclamations  de 
la  foule.  Son  âge,  sa  crânerie,  ses  allures,  ses  mots,  n'étaient  pas 
sans  contribuer  à  cette  prodigieuse  popularité.  Mais  il  la  devait  sur- 
tout à  ce  qu'il  était  alors  merveilleusement  à  l'unisson  avec  l'âme  delà 
France. 

La  force  immense  que  lui  a  donnée  le  consentement  général  et 
qu'il  était  plus  que  tout  autre  à  même  d'exercer  lui  a  permis  de 
mettre  fin  aux  intrigues  qui  menaçaient  la  patrie  et  qui,  si  elles 
avaient  eu  le  champ  libre,  auraient  annihilé  peu  à  peu  notre  capa- 
cité de  résistance.  Il  a  fait  reculer  la  trahison;  il  a  dispersé  la  meute 
des  ambitions  impatientes  qui  cherchaient  déjà  leur  pâture  dans  le 
malheur  du  pays;  il  a  dessillé  les  yeux  des  aveugles,  rassuré  les 
inquiets,  raffermi  les  hésitants,  et  montré  à  tous  le  chemin  du 
devoir.  Grâces  éternelles  lui  soient  rendues  pour  l'effort  accompli  et 
pour  le  succès  obtenu  I 

Lorsqu'après  un  armistice  un  peu  précipité  ont  commencé  les 
négociations  de  paix,  M.  Clemenceau  les  a  certainement  engagées  et 
poursuivies  avec  la  même  ardeur  patriotique.  Non  moins  certaine- 
ment, les  résultats  n'ont  pas  été  aussi  heureux,  et  il  serait  puéril  de 
nier  que  le  traité  de  Versailles  a  profondément  déçu  le  pays.  Peut- 
êlre  cependant  quelques-uns  de  ceux  qui  le  critiquent  aujourd'hui 
avec  le  plus  d'âpreté  devraient-ils  se  souvenir  qu'en  1919  ils  étaient 
sénateurs  ou  députés  et  que,  non  seulement  ils  se  sont  abstenus  de 
le  combattre,  mais  qu'ils  l'ont  voté.  Vainement  diraient-ils  qu'il  était 
trop  tard  pour  le  repousser  ou  pour  l'amender.  Un  traité  de  paix  ne 
vaut  que  par  l'approbation  des  Chambres,  et  les  Élats-Unis  viennent 
de  nous  rappeler  que,  tant  que  n'ont  pas  été  remplies  toutes  les 
formalités  constitutionnelles,  il  ne  saurait  y  avoir  que  projets  révo- 
cables. 

En  France,  le  Gouvernement  négocie,  mais  avant  le  vote  du  Par- 
lement, rien  n'est  définitif,  et  le  Président  de  la  République  lui-même 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  4"  1 

n'est  appelé  à  signer  la  ratification  que  par  la  volonté  des  Chambres 
exprimée  dans  la  loi  d'approbation.  Vainement  aussi  prétendrait-on 
que  les  défauts  du  traité  de  Versailles  ne  se  sont  révélés  que  plus 
tard.  Des  députés  d'opinions  politiques  très  différentes,  tels  que 
MM.  Louis  Marin  et  Franklin-Bouillon,  les  ont  aisément  aperçus  et 
clairement  exposés.  Logiques  avec  eux-mêmes,  ils  ont  ensuite  voté 
contre  le  traité.  La  vérité  est  qu'à  ce  moment,  des  esprits  très  calmes 
à  l'ordinaire  étaient  enivrés  par  la  victoire  et  que  ceux  qui  récla- 
maient des  garanties  supplémentaires,  si  haut  placés  qu'ils  fussent, 
passaient  pour  des  pessimistes  ou  des  grincheux.  Je  n'accuse  pas 
ceux  qui  ont  cédé  à  l'entraînement  général.  Mais  enfin,  ils  n'étaient 
pas  condamnés  au  silence  et  à  l'irresponsabilité;  ils  avaient  la  liberté 
de  leur  suffrage;  et  s'ils  se  sont  abstenus  de  présenter  la  moindre 
observation,  s'ils  ont  voté  le  traité  sans  mot  dire,  ce  serait  à  la  fois, 
de  leur  part,  prudence  et  justice  que  d'apprécier  aujourd'hui  l'acte 
de  Versailles  avec  un  peu  moins  de  sévérité.  11  n'est  pas  vrai  qu'au 
traité,  sr défectueux  qu'il  soit,  soient  dus  tous  les  mécomptes  que 
nous  avons  éprouvés  depuis  la  cessation  des  hostilités.  Ils  sont 
dus,  d'abord,  à  ce  que  nous  avons  persisté  dans  les  mauvaises 
méthodes  diplomatiques  inaugurées  par  la  Conférence  de  la  paix; 
ils  sont  dus  ensuite  à  ce  qu'à  chaque  réunion  nouvelle  du  Conseil 
suprême,  le  Gouvernement  de  la  République  a  renoncé,  comme 
de  dessein  délibéré,  à  quelques-uns  des  avantages  du  traité.  Lais- 
sons donc  là  les  récriminations  rétrospectives  et  tâchons  de  tirer 
pour  l'avenir  le  meilleur  parti  d'une  situation  que  les  circons- 
tances, encore  plus  peut-être  que  les  hommes,  ont  douloureusement 
gâtée. 

Les  États-Unis  viennent  de  nous  donner,  avec  une  autorité  magis- 
trale, une  leçon  que  nous  ferons  bien  de  méditer.  La  paix  séparée 
qu'ils  ont  signée  avec  l'Allemagne  est  un  magnifique  exemple 
d'«  égoïsme  sacré.  »  Ce  n'est  pas  à  Washington  qu'on  croit  consoli- 
der les  alliances  en  leur  sacrifiant  sans  cesse  les  intérêts  nationaux. 
On  y  fait  les  affaires  de  l'Amérique,  comme  on  fait  à  Londres  les 
atfaires  de  l'Angleterre  ;  et.  après  tout,  ni  à  Londres,  on  n'a  tort 
d'être  Anglais,  ni  à  Washington,  on  n'a  tort  d'êtm  Américain.  C'est  à 
nous  d'être  Français  à  Paris.  Malheureusement,  nous  nous  obstinons 
toujours  à  justifier  la  définition  qu'Alfred  Fouillée  donnait  de  notre 
caractère,  lorsqu'il  nous  reprochait  de  ne  guère  comprendre  la  poli- 
tique objective  et  de  nous  laisser  guider  tantôt  par  des  conceptions 
rationnelles,  tantôt  par  des  notions  subjectives,  celles  de  reconnais- 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sance,  de  sympathie,  de  fraternité  entre  les  peuples,  d'alliances  à 
perpétuité.  Non,  Chamforl  ne  nous  a  pas  encore  appris  que  ni  sur  le 
damier  européen,  ni,  hélas  !  sur  le  damier  du  Nouveau  Monde,  on  ne 
joue  aux  échecs  avec  un  bon  cœur.  Aujourd'hui,  tout  étonnés,  nous 
nous  regardons  les  uns  les  autres,  et  nous  nous  disons:  «  Comment  ! 
cette  Amérique  qui  est  venue  prendre  part  à  la  guerre  avec  toute  la 
ferveur  d'un  peuple  croisé,  qui  a  fait  sortir  de  terre  une  armée 
innombrable,  et  qui  a  jeté  sur  le  plateau  le  poids  de  son  glaive  pour 
incliner  enfin  vers  le  bon  droit  la  balance  de  la  justice,  comment! 
c'est  elle  qui  maintenant  se  replie  sur  elle-même,  s'isole,  se  détourne 
de  l'Europe!  C'est  elle  qui  prend  dans  le  traité  de  Versailles  tout  ce 
qui  l'intéresse  et  qui  en  écarte  systématiquement  tout  le  reste  !  Elle 
qui  garde  le  grain  et  nou6  laisse  l'ivraie  !  Elle  qui,  après  qu'un  de  ses 
Présidents  nous  a  promis  l'assistance  des  États-Unis  en  cas  d'agres- 
sion future  de  l'Allemagne,  s'abstient  de  reconnaître  les  nouvelles 
frontières  du  Reich  !  »  Eh  !  oui,  c'est  elle,  et  il  n'y  a  de  surprenant, 
en  tout  cela,  que  notre  surprise.  Quand  on  rêve  tout  éveillé,  on 
s'expose  à  recevoir  de  la  réalité  des  remontrances  un  peu  dures. 
L'honorable  sénateur  de  Pensylvanie,  M.  Knox,  ancien  secrétaire 
d'État,  communique-t-il  à  notre  ambassadeur,  M.  Jusserand,  une 
lettre  émouvante  de  deux  anciens  officiers  américains,  M.  James  Comb 
et  M.  David  Shields,  nous  allons  répétant  une  phrase  où  ces  deux 
vaillants  militaires  expriment  leurs  sentiments  personnels  pour  la 
France:  «  Ne  vous  désolez  pas,  ô  France,  de  ce  que  l'Amérique  n'ait 
pas  signé  le  pacte  de  la  Société  des  Nations.  Sous  le  gazon  émaillé 
des  fleurs  de  l'arbousier  traînant  et  du  coquelicot  de  Bunnker's  Hill, 
de  Valley  Forge,  des  Flandres  et  de  Picardie,  est  enfoui  un  pacte  qui 
n'a  nul  besoin  d'être  ratifié  par  les  Parlements.  Oui,  nos  fils  sont 
venus  en  France;  ils  y  reviendront  toujours,  quand  la  France  les 
appellera  pour  une  cause  juste.  »  Puis,  lorsque  l'Amérique  substitue 
un  traité  revisé  et  corrigé  au  traité  que  ses  anciens  représentants 
nous  avaient  amenés  à  signer,  nous  cherchons,  d'une  main  fiévreuse, 
les  vieux  pactes  d'amour  cachés  dans  les  champs  que  n'ont  pas 
seulement  rougis,  hélas!  les  coquelicots  et  les  arbouses,  mais  des 
mares  de  sang  français,  et  nous  avons  peur  de  ne  rien  trouver. 

-  Tâchons,  s'il  est  possible,  déjuger  les  chosesavec  plus  de  sang-froid. 
L'Amérique  ne  s'enferme  point  dans  un  splendide  isolement;  elle  ne 
<  hange  pas' de  conduite;  elle  demeure  fidèle  à  ses  amitiés  et  plus 
fidèle  encore  à  ses  idées;  elle  ne  dédaigne  pas  les  affaires  d'Europe  ; 
mais  elle  les  mesure  à  l'échelle  du  Nouveau  Monde,  et  c'est  assez 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  413 

pour  qu'elles  ne  lui  apparaissent  pas  toujours  aussi  importantes  qu'à 
nous.  L'amitié  des  États-Unis  pour  la  France,  les  souvenirs  de  la 
guerre  d'Indépendance,  l'analogie  des  institutions  politiques,  ont 
certainement  beaucoup  contribué  à  pousser  vers  nos  rivages  les 
armées  américaines,  et  surtout  à  les  enflammer,  lorsqu'elles  ont 
débarqué,  d'une  sorte  de  passion  mystique  ;  mais  elles  ne  seraient 
pas  venues,  si  notre  cause,  étant  celle  du  droit,  n'avait  été  celle 
de  tous  les  peuples  libres  et  si  toute  une  série  d'incidents  préli- 
minaires n'avait  fait  apparaître,  dans  une  lumière  éclatante, 
cette  identité  d'intérêts.  Rappelons-nous  la  longue  suite  d'étapes 
par  où,  de  1914  à  1917,  les  États-Unis  se  sont  lentement  acheminés 
vers  la  guerre.  Les  républicains  reprochaient  alors  aux  démo- 
crates et  à  leur  chef,  M.  Wilson,  leurs  hésitations  et  leurs  faiblesses; 
hier,  ils  trouvaient  que  M.  Wilson  avait  fini  par  trop  s'engager  envers 
les  Alliés.  Changements  de  point  de  vue  qu'explique  la  politique  inté- 
rieure. Il  paraît  aujourd'hui  bien  probable  qu'à  la  place  de  M.  Wilson, 
un  Président  républicain  ne  se  serait  pas  pas  pressé  davantage.  Il 
aurait  consulté,  lui  aussi,  l'intérêt  de  son  pays  et,  lorsqu'il  aurait  cru 
àla  nécessité  d'une  intervention,  il  aurait  cherché  à  convaincre  l'opi- 
nion publique,  notamment  dans  les  États  de  l'Ouest,  les  plus  indiffé- 
rents aux  affaires  européennes,  avant  de  demandera  l'Amérique  les 
sacrifices  d'hommes  et  d'argent  que  la  guerre  devait  lui  imposer. 
C'est  exactementainsi  qu'a  procédé  le  président  Wilson. 

Quel  chemin  parcouru  depuis  le  message  qu'il  adressait  le  6  dé- 
cembre 1915,  à  propos  des  complots  des  Germano-Américains!  A  celte 
date,  au  Congrès,  il  protestait  contre  ceux  qui  voulaient  faire  de  la 
lière  Amérique  un  foyer  d'intrigues  européennes,  mais  il  distribuait 
impartialement  le  blâme  à  tous  ceux  des  étrangers  naturalisés 
américains  qui  avaient  «  oublié  ce  qu'ils  devaient  à  leur  honneur 
de  citoyens  en  manifestant  leur  sympathie  passionnée  pour  l'une 
ou  l'autre  des  parties  engagées  dans  la  grande  lutte,  sans  avoir 
cure  de  la  tranquillité  et  de  la  dignité  des  États-Unis.  »  Un  an  plus 
tard,  le  19  décembre  1916,  le  Président  Wilson  proposait  une 
médiation  aux  Puissances  belligérantes,  il  leur  offrait  ses  bons 
offices  et  les  interrogeait  sur  leurs  buts  de  guerre.  L'Allemagne 
et  l'Autriche-Hongrie  répondaient  qu'elles  étaient  prêtes  à  ren- 
contrer des  délégués  de  l'Entente  dans  un  endroit  neutre,  mais 
elles  se  gardaient  de  rien  faire  connaître  de  leurs  intentions.  La 
Belgique,  la  France,  la  Grande-Bretagne,  l'Italie,  le  Japon,  le  Monté- 
négro, le  Portugal,  la  Roumanie,  la  Russie,  la  Serbie,  jouaient  cartes 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  table  et,  dans  une  note  du  30  décembre,  faisaient  clairement 
connaître  leurs  revendicalions.  L'Allemagne  et  l'Autriche  répliquaient 
en  termes  hypocrites  et  évasifs  ;  et  le  22  janvier  1917,  dans  un  mes- 
sage adressé  au  Congrès  américain,  le  Président  Wilson,  après  avoir 
signalé  le  contraste  que  présentaient  lattilude  de  l'Entente  et  celle  de 
ses  ennemis,  ajoutait  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  paix  durable  entre 
les  nations  européennes,  sans  que  les  États-Unis  fissent  entendre 
leur  voix.  Il  énonçait  les  principes  américains,  qui  devaient,  d'après 
lui,  prévaloir  dans  le  règlement  du  conflit,  et  c'est  alors  qu'il  pro- 
nonçait la  trop  fameuse  parole  de  paix  sans  victoire. 

Maisle31  janvierl917,  l'Allemagne  notifiait  aux  Puissances  un  nou- 
veau blocus  sous-marin,  beaucoup  plus  étendu  que  celui  qu'elle  avait 
précédemment  établi.  Cette  notification  mit  naturellement  le  comble 
au  légitime  mécontentement  des  États-Unis,  qui  exécutèrent  aussitôt 
leur  menace.  Us  rappelèrent  leur  ambassadeur  de  Berlin  et  remirent 
à  l'ambassadeur  d'Allemagne  ses  passeports.  Mais  ils  patientèrent 
encore,  et  la  guerre  ne  fut  pas  déclarée.  Le  23  février  suivant,  nou- 
veau message  de  M.  Wilson.  Il  rappelle  que  deux  navires  amé- 
ricains ont  encore  été  coulés,  que  presque  tous  les  bâtiments  sont 
forcés  de  rester  à  leurs  ports  d'attache  à  cause  des  dangers  du 
blocus  et  que  tout  le  commerce  américain  souffre  de  cette  crise  pro- 
longée. Il  proclame  que  cette  situation  ne  peut  durer;  il  ne  propose 
cependant  encore  que  la  neutralité  armée,  dont  il  y  a,  dit-il,  de  nom- 
breux précédents  dans  l'histoire  des  États-Unis.  Le  &  mars,  à  l'occa- 
sion de  sa  nouvelle  investiture,  le  Président,  debout  sur  les  degrés 
du  Capitule,  prononce  son  discours  inaugural  et  il  répète  que  les 
États-Unis  resteront  fermes  dans  la  neutralité  armée.  «  Nous  ne 
sommes  plus,  dit-il,  des  provinciaux.  Les  événements  tragiques  de 
trente  mois  de  guerre  ont  fait  de  nous  des  citoyens  du  monde.  Est-ce 
à  dire  que  nous  serons  moins  Américains  à  l'avenir?  Non  pas.  Nous 
serons,  si  possible,  plus  Américains  encore...  »  Mais  la  guerre  sous- 
marine  se  poursuit  de  plus  en  plus  impitoyable;  et  le  gouverne- 
ment allemand  ne  tolère  pas  la  neutralité  armée;  il  refuse  expres- 
^tnent  aux  neutres,  dans  les  zones  maritimes  qu'il  a  déterminées,  le 
droit  de  se  servir  de  leurs  armes  pour  la  défense  de  leurs  nationaux 
et  de  leurs  marchandises.  Les  États-Unis  sont  décidément  atteints 
dans  leurs  œuvres  vives.  La  coupe  est  pleine.  Le  Président  convoque 
le  Congrès  en  session  extraordinaire  et  le  2  avril,  dans  un  message 
solennel,  il  lui  demande  d'accepter  enfin  l'état  de  guerre  qui  lui  est 
imposé  par  l'Allemagne.  Mais,  à  ce  moment  même,  il  se  met  si  peu 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

dans  l'esprit  des  nations  de  l'Entente  qu'oublieux  de  tout  ce  qu'elles 
ont  souffert  depuis  le  mois  d'août  1914,  il  croit  devoir  exprimer  sa 
sympathie  et  son  amitié  pour  le  peuple  allemand  et  ne  s'en  prendre 
qu'au  gouvernement  impérial.  Et  plus  tard  encore,  lorsque  les 
soldats  américains  et  les  nôtres  sont  définitivement  devenus  compa- 
gnons d'armes,  il  tient  à  distinguer,  par  une  appellation  spéciale,  les 
États-Unis  des  nations  auprès  desquelles  ils  combattent,  et,  tandis 
que  celles-ci  se  considèrent  entre  elles  comme  alliées,  il  prend  soin 
de  préciser  que  l'Amérique  sera  simplement  associée. 

Les  négociations  de  paix  commencent,  et  la  faute  est  commise 
de  les  faire  conduire  par  les  chefs  mêmes  des  gouvernements.  Le 
Président  Wilson  est,  à  la  fois,  chef  de  gouvernement  et  chef  d'État. 
Il  vient  à  Paris  illuminé  d'un  prestige  extraordinaire;  il  y  est 
accueilli  comme  le  libérateur  du  genre  humain.  C'est  un  prophète; 
c'est  Moïse  qui,  du  haut  du  Sinaï,  va  dicter  des  lois,  non  plus  à  un 
peuple,  mais  à  l'univers.  Malheureusement,  comme  l'expliquait  ces 
jours-ci,  "dans  France  et  Monde,  un  écrivain  distingué  qui  vient  de 
séjourner  longtemps  en  Amérique,  M.  Gaston  Riou,  M.  Wilson,  en 
organisant  la  délégation  de  la  paix,  blesse  non  seulement  ses  adver- 
saires, mais  les  meilleures  têtes  de  son  parti.  Il  s'entoure  de  créa- 
tures, ne  consulte  personne,  ne  ménage  aucun  amour-propre, 
n'admet  aucun  partage  de  pouvoir.  Il  perd  de  vue  l'Amérique, 
oublie  et  mécontente  le  Sénat,  et  plus  il  se  croit  tout-puissant,  plus 
la  puissance  lui  échappe.  Il  impose  à  la  Conférence  sa  conception 
personnelle  de  la  Société  des  Nations;  d'accord  avec  M.  Lloyd 
George,  il  cherche  à  réduire  le  plus  possible  notre  occupation  de  la 
Rhénanie  ;  il  nous  refuse  nos  frontières  de  1814  ;  il  s'oppose  à  ce  que 
les  frais  de  la  guerre  soient  entièrement  supportés  par  l'Allemagne; 
il  ne  veut  pas  entendre  parler  de  solidarité  des  dettes  alliées  ;  mais  il 
nous  promet,  en  revanche,  avec  la  conviction  d'être  suivi  par  le 
Sénat  américain,  l'assistance  militaire  dès  États-Unis  en  cas  d'agres- 
sion de  l'Allemagne.  Il  rentre  chez  lui  ;  il  trouve  partout  une  hosti- 
lité grandissante;  il  essaye  de  lutter;  il  est  terrassé  par  la  maladie 
et  obligé  de  disparaître  de  la  scène  politique.  La  campagne  présiden- 
tielle s'engage  ;  elle  tourne  tout  entière  autour  du  traité  et  de  la 
Société  des  nations  ;  les  républicains  s'en  prennent  naturellement  à 
tout  ce  qu'a  fait  M.  Wilson,  et  lorsque  M.  Harding  arrive  à  la  Maison 
Blanche,  l'Europe  se  demande  :  ><  Que  va-t-il  advenir  du  traité  ?  Et  de 
la  Société  des  Nations?  Et  des  engagements  contractés,  au  nom  de 
l'Amérique,  par  son  ancien  Président?  » 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  advient  que  l'Amérique,  gouvernée  par  sa  nouvelle  administra- 
tion, désavoue  sur  tous  les  points  son  Président  d'hier  et  prétend  res- 
taurer, après  deux  ans  d'aberration,  la  pure  doctrine  de  Monroë.  Mais 
ne  nous  y  trompons  pas.  Dans  le  message  de  1825,  qui  a  fixé  cette 
doctrine,  Monroë  entendait  surtout  proclamer  que  l'Amérique  serait 
désormais  fermée  à  toutes  nouvelles  tentatives  de  colonisation  par 
l'Europe  :  l'Amérique  aux  Américains.  Ce  n'était  nullement  à  dire  que 
l'Amérique  dût  à  jamais  se  désintéresser  elle-même  des  autres  parties 
du  monde  ;  et,  en  fait,  elle  y  a  de  plus  en  plus  pénétré  par  la  banque, 
le  commerce  et  l'industrie.  Aujourd'hui  elle  est  partout,  et  si  nous 
voulons  voir,  par  exemple,  le  rôle  que  joue  le  pétrole,  en  Europe  et 
en  Asie,  dans  la  politique  américaine,  comme  dans  la  politique  bri- 
tannique, nous  n'avons  qu'à  relire  l'intéressante  brochure  de  M.  Francis 
Delaisi.  A  mesure  que  l'aviation  et  la  télégraphie  sans  fil  suppriment 
les  distances  et  rapetissent  les  dimensions  du  globe,  l'Amérique  se 
mêle  de  plus  près  aux  affaires  de  tous  les  continents  et,  si  elle  est  sur- 
tout occupée  de  la  concurrence  que  lui  font,  sur  le  marché  chinois, 
l'Angleterre  et  le  Japon,  du  sort  qui  sera  réservé  à  l'île  de  Yap,  et  des 
vues  qu'elle  prête  à  l'Empire  du  Mikado  sur  les  Philippines,  elle  ne 
laisse  pas  de  surveiller,  avec  une  attention  très  éveillée,  tout  ce  qui  se 
passe  ailleurs.  Mais  cette  surveillance,  elle  l'exerce,  bien  entendu, 
comme  c'est  son  droit,  dans  son  intérêt,  et  non  dans  le  nôtre. 

Le  24  avril  dernier,  le  docteur  Simons  avait  adressé  à  Washington 
les  propositions  dérisoires  que  faisait  l'Allemagne  pour  le  paiement 
des  réparations.  Le  2  mai,  M.  Hughes,  secrétaire  d'État,  avait  prié 
M.  Diesel,  chargé  d'affaires  des  États-Unis  à  Berlin,  de  répondre  au 
Reich  que  ces  propositions  n'étaient  pas  acceptables  pour  les  Alliés  et 
que  l'Amérique  recommandait  à  l'Allemagne  de  soumettre  immédia- 
tement et  directement  aux  gouvernements  alliés  «  des  propositions 
claires,  nettes  et  adéquates  qui  répondraient  à  ses  justes  obligations.  » 
Ainsi,  par  son  appel  .aux  États-Unis,  l'Allemagne  avait  elle-même 
montré  qu'elle  ne  considérait  pas  l'Amérique  comme  décidée  à  rester 
indéfiniment  sous  sa  tente,  et  la  réponse  des  États-Unis,  quoique  fort 
différente  de  celle  qu'attendait  l'Allemagne,  prouvait  qu'en  effet  ils  ne 
songeaient  nullement  à  s'interdire  les  interventions  dans  les  affaires 
européennes.  Depuis  lors,  le  gouvernement  américain  a  décidé  de  se 
faire  représenter  au  Conseil  suprême  et  à  la  Conférence  des  Ambassa- 
deurs, comme  il  avait  déjà  résolu  de  réinstaller  son  honorable  délé- 
gué à  la  Commission  des  réparations.  Représentation  officieuse  et  non 
officielle,  qui  a  permis  aux  États-Unis  d'être  renseignés  sur  tout,  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 

donner  leur  avis,  de  défendre  leurs  intérêts  et  de  s'offrir,  à  l'occasion, 
comme  arbitres  entre  les  autres  intérêts.  Cette  politique  réaliste  se 
concilie  parfaitement  avec  l'idéalisme  religieux  du  génie  américain  et 
elle  n'a  rien  que  de  très  honorable  et  de  très  sensé.  La  France,  amie 
des  États-Unis,  n'a  point  à  la  redouter,  si  elle  ne  s'imagine  pas  que  les 
États-Unis  la  mettront  à  son  service,  et  non  d'abord  à  leur  propre  ser- 
vice. 

Jusqu'ici,  il  n'y  a  guère  qu'à  la  Société  des  Nations  que  l'Amérique, 
n'ait  pas  pris  officieusement  sa  place;  et  cette  absence  est  assurément 
fort  regrettable,  mais  elle  s'explique,  comme  toutes  les  autres  déci- 
sions américaines,  par  un  sentiment  très  vif  de  la  grandeur  et  de  la 
souveraineté  nationales.  Avez-vous  remarqué  que  le  drapeau  étoile 
est  le  seul  au  monde  qui  ne  s'ificline  pas  devant  un  chef  d'État,  Roi  ou 
Président  de  République,  c'est-à-dire  devant  le  représentant  suprême 
d'un  peuple  étranger?  Petit  détail,  mais  combien  significatif!  C'est 
l'article  10  du  Covenant  qui  a  groupé  contre  l'œuvre  de  M.  Wilson  la 
plus  grande  quantité  d'opposants.  Les  États-Unis  n'entendaient  pas 
être  liés,  d'avance,  par  un  texte  qui  pouvait  les  contraindre  à  interve- 
nir, un  beau  jour,  en  faveur  d'un  des  membres  de  la  Société,  sans 
qu'ils  eussent  eux-mêmes  à  cette  intervention  un  intérêt  direct. 
N'allez  pas  croire  pourtant  qu'en  dédaignant  de  siéger  dans  l'assem- 
blée de  Genève,  l'Amérique  regarde  avec  une  curiosité  entièrement 
détachée  tout  ce  qui  s'y  fait  ou  s'y  prépare.  Malgré  la  retraite  de 
l'Argentine,  malgré  les  hésitations  de  quelques  républiques  sud-ann'- 
ricaines,  la  Société  des  Nations  fait  meilleure  figure  que  le  Conseil 
suprême  ;  six  nouveaux  États  viennent  d'être  admis  au  nombre  des 
Amphictyqns:  l'Albanie  ressuscitée,  l'Autriche,  la  Bulgarie,  la  Fin- 
lande, le  Libéria,  le  Luxembourg.  Les  États-Unis  n'ignorent  pas  que 
cet  organisme  naissant,  si  dépourvu  qu'il  soit  encore  de  moyens 
d'action  vraiment  efficaces,  peut  devenir,  tôt  ou  tard,  une  force  inter- 
nationale et  qu'en  tout  cas,  il  est  dès  aujourd'hui  assez  vivant  pour 
commencer  à  famihariser  les  peuples  qui  le  composent  avec  l'idée  de 
solidarité  humaine.  Aussi  bien,  l'Amérique  a-t-elle  à  Genève  ses 
observateurs  et  ses  informateurs,  et  ses  journalistes  y  sont  plus  nom- 
breux et  aussi  attentifs  que  ceux  de  toutes  les  autres  nations.  Quant 
aux  problèmes  que  la  Société  a  mis  à  l'étude,  l'Amérique  est  si  loin 
d'en  méconnaître  l'importance,  qu'elle  tâche  d'attraire  à  Washington 
la  Conférence  qui  aura  à  discuter  le  plus  grave  d'entre  eux,  celui  du 
désarmement 

Répétons,  d'ailleurs,  à  l'endroit  de  la  Société  des  Nations,  l'obser- 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

valion  que  nous  a  suggérée,  l'an  passé,  sa  première  assemblée.  Ce 
serait  folie  d'en  attendre  des  miracles;  ce  serait  sottise  de  ne  lapas 
prendre  au  sérieux.  M.  Wellington  Koo,  dans  son  discours  d'ouverture, 
et  après  lui  M.  van  Karnebeek,  élu  président  pour  cette  session,  ont 
parfaitement  mis  en  lumière  l'intérêt  des  questions  portées  à  l'ordre 
du  jour.  Au  premier  rang,  était  inscrite  la  constitution  de  la  Cour  per- 
manente de  justice  internationale,  dont  les  statuts  ont  été  votés  cette 
année  et  qui  est  maintenant  prête  à  fonctionner.  Il  esta  souhaiter  que 
les  États  contractent  promptement 'l'habitude  de  s'adresser  à  elle  et 
de  lui  soumettre  les  petites  difficultés  qui  s'élèvent  quotidiennement 
entre  eux.  Dans  la  sérénité  d'une  Cour  permanente  de  justice,  plus 
encore  même  que  dans  l'assemblée  générale  de  laSociélé  des  Nations, 
il  peut  être  fait  silencieusement  de  bonne  besogne  pour  le  maintien 
de  la  paix. 

En  attendant,  ce  n'est  ni  l'Assemblée,  ni  la  Cour,  c'est  le  Conseil 
de  la  Société  qui  tient  actuellement  dans  ses  mains  le  sort  de 
l'Europe.  M.  Hymans,  nommé  rapporteur  de  l'affaire  de  Haute- 
Silésie,  s'est  consacré  à  l'étude  de  cette  redoutable  question  avec  la 
conscience  dont  il  a  déjà  fait  preuve  dans  l'affaire  de  Vilna.  Dans  son 
exposé  préliminaire,  le  vicomte  Ishii  s'était  borné  à  indiquer,  avec 
une  impeccable  impartialité,  les  données  essentielles  du  problème  et 
à  préciser  le  genre  de  mission  dont  le  Conseil  était,  en  cette  circons- 
tance, prié  de  se  charger.  Loin  de  s'approprier  la  thèse  de  M.  Lloyd 
George,  il  a  clairement  montré,  comme  j'avais  essayé  de  le  faire  ici, 
il  y  a  quinze  jours,  que  le  Conseil  ne  devait  agir,  ni  comme  Cour  de 
justice,  ni  comme  tribunal  arbitral,  qu'il  n'avait  à  rendre  ni  un  juge- 
ment ni  une  sentence,  et  qu'il  ne  pouvait  donner  qu'un  avis.  Cet  avis 
liera  les  membres  du  Conseil  suprême,  parce  qu'ils  ont  bien  voulu  se 
lier  eux-mêmes  en  déclarant  d'avance  qu'ils  le  suivraient,  quel  qu'il 
fût.  mais  il  ne  les  déchargera  pas  de  leurs  responsabilités,  et  la  vraie 
décision,  ce  seront  eux  qui  auront  à  la  prendre.  Autrement,  le  traité 
de  Versailles  serait  violé,  et  la  Pologne  ou  l'Allemagne,  suivant  que 
lune  ou  l'autre  serait  mécontente  du  résultat,  aurait  le  droit  de  pro- 
tester contre  cette  violation. 

En  réalité,  c'est  un  service  que  le  Conseil  suprême,  embarrassé 
par  ses  divisions  persistantes,  a  demandé,  en  l'occurrence,  à  la 
Société  des  Nations.  Aussi  est-il  incompréhensible  que,  dans  la 
pensée  de  complaire  à  certains  membres  de  ce  Conseil,  des  publi- 
cistes  un  peu  zélés  aient  prétendu  que,  si  la  Société  ne  parvenait 
pas  à  fixer,  par  un  vote  unanime,  la  frontière  germano-polonaise  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  479 

Haute-Silésie,  elle  confesserait  par  là  même  son  impuissance  congé- 
nitale et  signerait  sa  propre  condamnation.  La  plaisanterie  est  un 
peu  forte  et  j'aime  mieux  n'en  pas  rechercher  les  inspirateurs.  11  y 
a,  sans  doute,  de  grandes  chances  pour  que  l'unanimité,  qui  ne  s'est 
pas  faite  au  Conseil  suprême,  ne  se  réalise  pas  davantage  à  la  Société 
des  Nations.  Si  indépendants  que  soient  les  délégués,  ils  reçoivent 
des  instructions  de  leurs  gouvernements  respectifs  et,  dans  quelque 
mesure  qu'ils  puissent  s'affranchir  de  ces  directions,  ils  conservent, 
avec  leurs  nationalités,  leurs  optiques  particulières.  Comme  je  l'ai 
dit  l'autre  jour,  rien  ne  prouve,  heureusement,  que  l'unanimité  soit 
nécessaire  à  la  validité  des  conclusions  qui  seront  adoptées.  Mais, 
quelles  que  soient  ces  conclusions,  M.  Lloyd  George  ne  pourra,  si 
elles  ne  le  satisfont  pas,  s'en  prendre  à  M.  Balfour:  et  si  c'est  nous 
qui  trouvons  la  solution  mauvaise,  il  ne  sera  pas  juste  que  nous  pas- 
sions notre  mécontentement  sur  MM.  Léon  Bourgeois,  Viviani  et 
Hanotaux.  Le  Conseil  de  la  Société  des  Nations  n'a  pas  sollicité  la 
tâche  qui  lui  est  imposée.  11  a  droit,  de  notre  part,  à  un  peu  d'indul- 
gence. 

Ce  qui  peut,  malgré  tout,  lui  rendre  celte  tache  moins  ardue, 
<  'est  qu'il  l'a  abordée  sans  être  gêné  par  aucun  précédent.  Il  n'est 
handicapé  par  les  propositions  d'aucune  des  Puissances  alliées.  La 
question  se  présente  tout  entière  devant  lui,  et  il  peut  l'examiner 
avec  plus  d'indépendance  que  des  premiers  ministres  engagés  par 
leurs  déclarations  et  travaillés  par  leur  amour  propre.  11  n'a  cepen- 
dant pas,  comme  on  l'a  écrit,  les  mains  tout  à  fait  libres.  L'avis 
qu'on  lui  a  demandé  n'est  pas  un  avis  doctrinal,  théorique,  abstrait: 
ce  n'est  pas  non  plus  un  avis  dicté  par  le  simple  bon  sens  ou  par  la 
seule  équité;  c'est  une  interprétation,  à  la  fois  rationnelle  et  pratique-, 
du  traité  de  Versailles.  S'il  se  tenait  en  dehors  du  traité,  le  Conseil 
de  la  Société  des  Nations  ferait  œuvre  vaine,  car  les  Alliés  n'auraient 
pas  le  droit  de  s'approprier  ensuite  ses  conclusions.  Le  Conseil  n'a 
donc  à  faire  que  ce  que,  livrés  à  eux-mêmes,  les  Alliés  n'ont  pas 
su  faire.  Il  doit  enregistrer  les  résultats  du  plébiscite,  en  considérant 
la  majorité  des  votes  dans  chaque  commune,  et  en  tenant  compte 
également  de  la  situation  géographique  et  économique  des  localib 
D'après  l'article  88  du  traité  et  l'annexe  qui  le  complète,  la  Ilaute- 
Silésie  ne  saurait  être  regardée  comme  un  bloc  indivisible;  le  district 
industriel,  le  district  minier,  le  fameux  triangle  de  M.  Lloyd  George 
sont  autant  d'entités  factices,  dont  le  Conseil  suprême  a  bien  pu 
s'occuper  à  la  demande  du  Premier  ministre  britannique,  mais  qui 


480  REVUE    DÈS    DEUX   MONDES. 

ne  tirent  du  traité  aucun  souffle  vital  et  qui  ne  peuvent  que  s'évanouir 
devant  la  Société  des  Nations.  Le  vœu  des  habitants  exprimé  dans 
chaque  commune,  la  situation  géographique  et  économique  des  loca- 
lités, voilà  les  seules  lois  qui  doivent  commander  la  solution  finale. 
Qu'on  les  respecte,  la  Pologne  sera  sauve  ;  qu'on  les  viole,  la  puis- 
sance militaire  de  l'Allemagne  sera  implicitement  reconstituée. 
Laissons  le  Conseil  de  la  Société  des  Nations  méditer  ce  formidable 
sujet  ;  laissons-le  compulser  les  dossiers,  interroger  les  statistiques, 
rechercher  au  besoin  les  témoignages.  Il  ne  manquera  pas  de  docu- 
ments pour  s'éclairer.  Pour  avoir  un  aperçu  de  ce  qui  a  déjà  été 
publié  sur  la  Haute-Silésie  en  Allemagne,  en  Pologne,  en  Angleterre, 
en  France,  en  Italie,  il  n'est  que  de  parcourir  l'essai  bibliogra- 
phique inséré  à  la  fin  du  numéro  spécial  qui  vient  de  paraître  dans  les 
Archives  de  la  Grande  Guerre.  Cette  intéressante  brochure  contient 
une  excellente  étude  politique  de  M.  Noulens,  sénateur,  ambassadeur 
de  France,  Président  de  l'Association  France-Pologne,  une  remar- 
quable analyse  démographique  de  M.  Emile  Bourgeois,  un  savant 
exposé  économique  de  M.  G.  Bienaimé,  un  vivant  récit  du  plébiscite 
par  un  témoin,  M.  le  député  Regaud,  et,  au  milieu  de  diverses  pièces 
officielles,  des  reproductions  de  tracts,  d'affiches,  de  cartes  postales 
qui  nous  édifient  sur  la  vivacité  de  la  lutte  dont  la  Haute-Silésie  est 
l'enjeu.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  sur  une  médaille  allemande  de 
propagande,  frappée  à  l'effigie  de  sainte  Hedwige,  nous  Usons  cette 
inscription  :  «  Hauts-Silésiens,  souvenez-vous  !  C'est  d'Allemagne  que 
vous  est  venu  le  christianisme.  »  Dans  l'histoire  de  Haute-Silésie, 
telle  qu'il  l'avait  contée  aux  Communes,  M.  Lloyd  George  avait  oubhé 
ce  chapitre-là.  Il  est  vrai  que  Henri  le  Barbu,  auquel  a  été  mariée 
Hedwige,  était,  à  la  fois,  duc  de  Silésie  et  de  Pologne  et  que,  par 
conséquent,  la  médaille  aurait  pu  être  distribuée  par  la  Pologne 
mieux  encore  que  par  le  Reich.  Souhaitons,  en  tout  cas,  que,  pour  le 
17  octobre,  jour  de  la  fête  de  sainte  Hedwige,  les  Polonais  de  Haute- 
Silésie  aient  enfin  la  joie  de  célébrer  leur  délivrance. 

Raymond  Poixcarê. 


Le  Directeur- Gérant  : 
René  Doumic 


la  • 


L'APPEL  DE  LA   ROUTE 


DEUXIEME    PARTIE(l) 


J'ai  toujours  pensé  que  si  une  intelligence  humaine  était  en 
mesure  de  percevoir  les  millions  d'aventures  individuelles 
qui  s'entrecroisent  à  une  heure  donnée,  la  notion  du  hasard 
s'effacerait  pour  elle.  L'enchevêtrement  de  tant  de  faits,  dus  en 
apparence  aux  seules  fantaisies  du  sort,  est  en  réalité  le  produit 
d'une  logique  implacable.  C'est  pourquoi  je  demande  à  inter- 
rompre une  seconde  fois  mon  récit,  au  profit  d'une  poussière 
de  menus  événements  tous  relatifs  encore  au  mariage  de  La 
Gilardière.  Précisément  parce  qu'il  est  resté  dans  l'aventure 
Lormier  une  part  de  mystère,  je  m'en  voudrais  de  négliger 
rien.  A  vous  ensuite  de  juger  du  fond  et  de  lier  entre  elles  des 
parties  que  vous  jugeriez  devoir  l'être. 

Donc,  après  la  visite  que  je  viens  de  raconter,  un  temps 
s'écoula  durant  lequel  je  m'attendais  chaque  jour  à  voir  repa- 
raître M.  Lormier.  Attente  parfaitement  vaine.  Il  ne  vint  pas. 
Je  cessai  même  d'en  avoir  des  nouvelles,  n'allant  pas  du  côté 
du  Rempart,  et  ne  l'ayant  plus  rencontré  dans  Semur.  En 
revanche,  il  sembla  brusquement  que  l'aventure  Traversot-La 
Gilardière  remplit  l'horizon  visible. 

Il  y  eut  d'abord  l'annonce  de  l'arrivée  prochaine  de  Mme  de 
La  Gilardière.  On  donnait  du  même  coup  des  précisions  sur 
celle-ci.   Elle   habitait  Paris,   mais   possédait,    assurait-on,    un 

Copyright  by  Edouard  Estaunié. 
(1)  Voir  la  Revue  du  15  septembre. 

tome  lxv.  —  1921.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hôtel  somptueux  à  Orléans  et  des  propriétés  en  Beauce  que, 
pour  des  raisons  inexpliquées,  elle  ne  visitait  jamais.  Ses  sen- 
timents religieux  ne  pouvaient  faire  doute,  car  son  fils  aîné, 
seul  frère  de  La  Gilardière,  entré  fort  jeune  dans  les  ordres, 
desservait  actuellement,  en  qualité  de  vicaire,  une  paroisse  de 
Versailles.  On  affirmait  enfin  que,  si  excellente  chrétienne 
qu'elle  parût,  elle  aimait  l'argent,  et  exigerait  certainement 
une  dot  des  Traversot.  Comme  il  était  douteux  que  ceux-ci 
pussent  la  fournir,  on  en  concluait  que  le  projet  sombrerait  au 
cours  du  voyage. 

Puis,  ce  fut  une  autre  histoire.  Plus  d'arrivée  en  perspec- 
tive. Mme  de  La  Gilardière  ne  viendrait  pas.  Le  mariage  était 
rompu.  La  raison?  Un  conte  à  dormir  debout.  La  Gilardière 
n'était  pas  La  Gilardière,  mais  prosaïquement  un  sieur  Manchon, 
frère  de  l'abbé  Manchon,  bien  connu  de  l'abbé  Valfour,  lequel, 
comme  on  sait,  avait  été  des  premiers  à  patronner  dans  Semur 
le  nouvel  arrivant. 

Alors,  pourquoi  ce  titre,  et  comment  expliquer  que  l'abbé 
Valfour,  si  honorablement  connu,  se  fût  prêté  à  une  usurpation 
d'état  civil,  quitte  à  compromettre  la  famille  la  plus  notable 
du  pays?  Ici  les  explications  variaient.  L'une  d'elles,  très 
répandue,  consistait  à  affirmer  la  naissance  illégitime  de  La 
Gilardière.  Faute  de  pouvoir  le  reconnaître,  sa  mère  l'avait 
fait  inscrire  sous  un  nom  de  fantaisie,  peut-être  celui  du  lieu 
de  naissance.  Quant  à  concilier  pareille  aventure  scandaleuse 
avec  ce  qu'on  affirmait  de  l'intransigeance  de  Mme  de  la  Gilar- 
dière, c'était  affaire  aux  habiles,  et,  de  plus,  sans  importance. 

Bientôt,  d'ailleurs,  un  fait  donna  tort  à  tout  le  monde.  Si, 
en  effet,  Mme  de  la  Gilardière  ne  paraissait  toujours  pas,  si  même 
les  Traversot  avaient,  fait  subitement  une  absence  de  quelques 
jours,  l'hôtel  de  Thil  se  rouvrit.  La  Gilardière  continua  d'y 
fréquenter  comme  avant. 

Ainsi  groupés,  de  tels  racontars  prennent  un  aspect  incohé- 
rent, j'en  conviens.  Était-il  assuré  pourtant  qu'il  ne  s'y  trouvât 
que  du  roman  ?  Plus  d'une  fois,  les  recueillant,  je  me  rappelai 
que  M.  Lormier  avait  hésité  à  communiquer  au  notaire  des 
Traversot  un  renseignement  «  à  défaut  duquel  des  personnes 
honorables  risquaient  d'être  dupées.  »  Inconsciemment,  il 
s'établit  de  la  sorte  au  fond  de  moi  une  sorte  de  lien  mal  défini 
entre   les  deux  histoires.  Je  m'habituai   à  les  associer  comme 


l'appel  de  la  route.  483 

si  véritablement  l'une  eût  conduit  l'autre.  Vous  verrez  plus 
loin  quelles  inductions  je  me  risquai  même  à  en  tirer... 

On  en  était  là,  c'est-à-dire  qu'en  dépit  du  tourbillon  de 
médisances  qui  emportait  la  ville,  les  intéressés  suivaient  paisi- 
blement leur  chemin,  quand  une  aventure  mystérieuse  boule- 
versa les  cervelles  et  provoqua  le  dénouement. 

Mais  auparavant,  que  je  mentionne  encore  une  courte  et 
fortuite  rencontre  avec  M.  Lormier.  Ce  devait  être  la  dernière 
d'ici  longtemps,  et  elle  eut  lieu  précisément  la  veille  du  jour  où 
le  scandale  éclata... 

Ce  soir-là,  je  ne  sais  pourquoi,  pris  d'un  irrésistible  désir  de 
solitude  et  de  flâne,  je  m'étais  décidé  à  me  rendre  au  Rempart. 
Il  y  a  des  heures,  où,  fût-on  libre  d'inquiétudes  et  parfaitement 
heureux,  on  éprouve  ce  que  j'appellerais  volontiers  la  nostalgie 
de  la  mélancolie.  N'importe  qui  a  connu  cela.  Arrivé  à  la  pro- 
menade, je  m'installai  sur  un  banc  et,  face  au  paysage  paisible, 
savourai  la  tristesse  qui  m'accablait  sans  cause.  Elle  m'oppres- 
sait comme  si  ma  misère  eût  été  véritable,  et  je  n'aurais  pu 
dire  cependant  à  quoi  elle  tenait  ni  pourquoi  elle  était  venue. 
Las  de  rêver,  je  m'apprêtais  à  repartir,  quand  au  bout  du  mail 
surgit  à  son  tour  la  silhouette  de  M.  Lormier.  Il  avait  l'air  de 
se  diriger  vers  moi  et  je  crus  qu'il  m'avait  aperçu.  En  réalité, 
il  regardait  bien  devant  lui,  mais  tout  entier  à  ses  pensées,  ne 
voyait  rien. 

Mon  premier  instinct  fut  de  m'enfuir,  tant  je  souhaitais 
garder  intacte  la  tranquillité  que  j'étais  venu  chercher.  Je 
réfléchis  ensuite  que  je  risquais  de  me  montrer  impoli  et  que 
le  mieux  serait  d'expédier  rapidement  la  corvée  que  le  hasard 
m'imposait. 

Allant  à  sa  rencontre,  je  l'abordai,  le  premier. 

—  Voilà,  dis-je,  une  heureuse  coïncidence.  Il  faut  venir  ici 
pour  avoir  de  vos  nouvelles.  Etes-vous  mieux,  au  moins,  et  vos 
soucis  se  sont-ils  un  peu  dissipés? 

Tiré  d'une  rêverie  profonde,  M.  Lormier  ne  put  réprimer 
un  léger  sursaut,  puis,  revenant  à  lui,  non  sans  peine  : 

—  Ah!  c'est  vous,  docteur?  En  effet,  je  suis  bien...  tout  à 
fait  bien... 

—  Votre  fille  ? 

—  Ma  fille  aussi. 

—  Toujours  à  sa  tour? 


484  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  eut  d'abord  l'air  de  ne  pas  comprendre. 

—  Vous  voulez  dire  dans  sa  chambre?...  Oui...  c'est-à-dire, 
non...  enfin  elle  y  est  en  ce  moment. 

—  J'entends  bien  qu'elle  n'y  saurait  demeurer  sans  cesse  1 
Rappelez-lui  de  ma  part  que  l'exercice  est  excellent  pour  son  cas. 

—  Inutile  :  elle  ne  vous  obéit  que  trop.  Depuis  une  semaine, 
elle  est  toujours  par  voies  et  par  chemins. 

—  Parfait.  L'accompagnez-vous? 

—  Moi? 

Il  hésita.  Une  ombre  passa  sur  son  visage. 

—  Non,  je  n'ai  plus  le  temps...  Imaginez-vous  que  je  me 
remets  au  travail. 

—  De  mieux  en  mieux  :  rien  ne  peut  être  plus  favorable. 

—  Gela  réussit  aussi  à  Geneviève  :  je  l'ai  rarement  vue  si  gaie. 

—  Allons,  m'écriai-je  en  guise  de  conclusion,  j'avais  donc 
raison  1  vous  voyez  que  tout  s'arrange. 

Il  me  regarda  encore,  mais  de  l'air  d'un  homme  qui  n'y 
est  pas. 

—  En  effet. 

Puis,  comme  las  de  l'effort  d'avoir  tant  parlé  : 

—  Charmé  de  la  rencontre...  A  une  autre  fois! 
Il  inclina  la  tête  et  repartit. 

En  dépit  de  ses  assurances,  il  ne  semblait  pas,  à  le  voir,  qu'il 
fût  sorti  de  soucis.  Je  rentrai  obsédé  malgré  moi  par  la  pensée 
de  l'extraordinaire  dissentiment  qui  torturait  désormais  ce  père 
et  cette  fille.  J'avais  en  même  temps  l'espoir  irraisonné  qu'une 
chose  surviendrait  bientôt  qui  me  ramènerait  au  cœur  de 
l'aventure,  ou  bien  y  mettrait  fin.  Je  ne  me  trompais  qu'à 
demi  :  vingt-quatre  heures  plus  tard,  on  apprenait  l'affaire  du 
vol. 

Par  qui  fut-elle  révélée?  Comment  en  un  après-midi  une 
ville  entière  s'en  trouva-t-elle  bouleversée?  Je  l'ignore,  et  ne 
tenterai  pas  de  l'expliquer.  C'est  à  de  pareils  faits  que  se 
découvre  la  puissance  de  la  police  anonyme  dont  je  parlais  tout 
à  l'heure. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  vol  ayant  eu  lieu  vers  onze  heures,  dès 
midi  l'annonce  en  était  donnée,  heurtait  une  porte  après 
l'autre,  courait,  s'enflait  de  gloses  décisives,  si  bien  qu'à  deux 
heures  il  était  clair  déjà  que  l'étranger  ne  pourrait  résister  et 
n'avait  plus  qu'à  partir  :  la  ville  enfin  avait  vaincu  1 


l'appel  de  la  route.  485 

Résumés,  les  faits  constatés  étaient  les  suivanls  : 

Dans  la  matinée,  le  banquier  Ghasseloup  avait  déposé  sur 
la  table  de  son  cabinet  de  travail  une  liasse  de  dix  billets  de 
mille  francs.  Quand  il  voulut  la  reprendre,  elle  avait  disparu. 
Il  cherche,  bouleverse  ses  papiers,  interroge  discrètement. 
L'évidence  s'impose  :  sans  doute  possible,  il  y  a  vol. Ma/s  qui  a 
pu  le  commettre? 

Ici  l'inexplicable.  Dans  le  bureau  de  Chasseloup,  en  effet,  ne 
pénétraient  que  Chasseloup, —  cela  va  de  soi,  —  La  Gilardière, 
éventuellement  des  clients  notoires  de  la  banque  et  enfin  un 
garçon  de  bureau  nommé  Broquant.  Ce  matin-là,  on  n'avait  pas 
connaissance  qu'aucun  client  se  fût  présenté,  et  la  pièce 
n'avait  cessé  d'être  occupée  tantôt  par  Chasseloup,  tantôt  par 
La  Gilardière,  tantôt  enfin  par  tous  les  deux.  S'il  y  avait 
eu  détournement,  force  était  donc  de  choisir  entre  trois  per- 
sonnes :  Chasseloup  lui-même,  ce  qui  était  ridicule,  La  Gilardière 
ce  qui  ne  l'était  pas  beaucoup  moins,  enfin  Broquant,  vieil 
homme  d'une  honorabilité  reconnue  et  qui,  de  plus,  aurait  dû 
opérer  sous  les  yeux  même  des  patrons,  alors  que  tant  d'autres 
occasions  meilleures  s'étaient  auparavant  trouvées  à  sa  portée. 

L'opinion  populaire,  elle,  n'hésita  pas.  Pour  tout  Semur,  La 
Gilardière  devint  le  coupable.  On  découvre  toujours  des  raisons 
valables  à  l'absurde.  En  somme,  La  Gilardière  passait  pour 
mener  grand  train  :  or,  que  savait-on  de  ses  ressources?  Rien. 
Il  y  a  d'ailleurs  voleur  et  voleur.  La  Gilardière,  gêné  par  une 
échéance,  n'aurait  évidemment  pas  songé  à  détrousser  un 
passant  :  rien  d'excessif  en  revanche  à  lui  imputer  un  emprunt 
momentané,  auquel  Chasseloup  n'eût  peut-être  pas  consenti  de 
plein  gré,  et  qui,  la  passe  difficile  franchie,  serait  restitué  de  la 
même  manière  mystérieuse.  Autre  chose  :  aucune  plainte  ne 
partit  delà  banque  ;  sans  les .  recherches  faites  en  première 
heure  par  Chasseloup,  on  aurait  même  tout  ignoré.  Nouvelle 
charge  contre  La  Gilardière.  Dès  lors  qu'on  avait  songé  à  lui 
céder  l'entreprise,  pouvait-on  rendre  public  un  éclat  qui  eût 
prouvé  avec  quelle  légèreté  Chasseloup  s'apprêtait  à  traiter  ?  Je 
vous  fais  grâce  du  reste.  Vous  avez  le  principal. 

Ce  que  je  voudrais  rendre,  est  la  folie  qui  suivit.  Je  n'ai 
jamais  senti  à  ce  degré  combien  une  opinion,  même  stupide- 
ment orientée,  peut  devenir  un  impondérable  irrésistible.  A 
Paris,  où  le  regard  ne  pousse  jamais  au  delà  d'une  façade,  on 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  saurait  le  comprendre  :  on  ne  rencontre  les  grandes  lames 
qu'au  milieu  de  l'océan  et  loin  des  côtes,  et  pareillement,  il  faut 
la  solitude  de  la  province  pour  découvrir  de  tels  remous.  Ce 
n'est  aussi  qu'en  province  que  se  trament  les  machinations  véri- 
tables, j'entends  par  là  celles  que  non  seulement  la  justice  ne 
peut  atteindre,  mais  qui  frappent  leur  homme  sans  que  celui-ci 
soupçonne  d'où  vient  le  coup. 

En  apprenant  ces  sottises,  je  haussai  d'abord  les  épaules. 
J'en  vins  ensuite  à  me  demander  si  l'on  ne  se  trouvait  pas  pré- 
cisément devant  une  tentative  savamment  combinée  pour 
perdre  un  adversaire  contre  lequel  les  efforts  précédents 
avaient  échoué.  Je  me  le  demande  encore.  Mais  allez  y  voir! 
Tout  compte  fait,  je  ne  fus  pas  loin  non  plus  de  considérer, 
avec  la  plupart,  que  La  Gilardière  avait  au  moins  le  tort  de 
beaucoup  faire  parler  de  lui.  Je  ne  devais  pas  le  penser  long- 
temps. Deux  jours  plus  tard,  en  effet,  on  sut  que  les  billets 
avaient  été  retrouvés  précisément  dans  son  bureau.  En 
revanche,  l'essentiel  était  obtenu  :  La  Gilardière  venait  de  partir 
sans  crier  gare.  Il  ne  revint  plus.  Il  était  écrit  qu'Annette 
Traversot  resterait  fille. 

Autant  la  tempête  avait  soufflé  violente,  autant  la  victoire 
fut  accueillie  avec  calme.  Subitement  les  langues  s'arrêtèrent. 
Plus  de  retours  sur  le  passé.  Il  semblait  positivement  qu'aucun 
La  Gilardière  n'eût  existé,  ou,  si  l'on  veut,  l'équipage  l'ayant  jeté 
par-dessus  bord,  le  navire  continuait  sa  route,  et  rien  dans  le 
sillage  ne  décelait  qu'un  homme  eût  disparu. 

Ah!  cela  encore  est  bien  particulier  à  la  province,  qu'elle 
puisse  ainsi  se  passionner  pour  ou  contre  un  étranger  et  que, 
celui-ci  reparti,  elle  oublie  du  jour  au  lendemain  jusqu'à  son 
nom  !  Les  Traversot  eux-mêmes  affectèrent  d'ignorer  que  leurs 
espoirs  avaient  sombré.  On  mit  cependant  un  certain  empres- 
sement à  leur  rendre  visite,  sans  doute  par  manière  de  condo- 
léance, et  je  dus  me  résoudre  à  y  aller,  comme  les  autres,  mais 
j'attendis  pour  cela  qu'une  quinzaine  eût  passé. 

Si  maintenant  vous  me  demandez  quels  liens  rattachent  ces 
faits  à  la  vie  des  Lormier,  je  vous  répondrai  bien  entendu  : 
«  Aucun,  si  l'on  s'en  tient  aux  vraisemblances.  »  En  revanche, 
peut-être  serez-vous  frappés  comme  moi  de  la  coïncidence  qui 
va  suivre . 

En  me  rendant  chez  les  Traversot,  je  m'étonnai  tout  d'un 


l'appel  de  la  route.  487 

coup  de  n'avoir  plus  de  nouvelles  des  Lormier.  Passer  devant 
leur  maison,  n'était  pas  un  détour.  Mais  voici  qu'en  approchant 
j'eus  l'extrême  surprise  de  voir  les  volets  clos,  la  porte  barri- 
cadée. 

Alors,  résolu  d'en  savoir  plus,  je  m'informai  près  d'un 
voisin. 

—  M.  Lormier  serait-il  absent? 

—  M.  Lormier  a  dû  partir  mardi  passé. 

—  Savez-vous  quand  il  sera  de  retour? 

—  Mais,  Monsieur,  puisque  je  vous  dis  qu'il  est  parti...  tout 
à  fait  parti...  voire  même  que  la  maison  est  présentement  à 
louer. 

—  Alors  sa  fille  ? 

—  Sa  fille  est  avec  lui. 

—  Et  ils  n'ont  point  dit  où  ils  allaient  ? 

—  Ah  I  pour  cela,  monsieur,  nous  ne  savons  pas. 

Ainsi,  comme  La  Gilardière,  les  Lormier  eux  aussi  s'étaient 
envolés,  sans  dire  gare  I 

Abasourdi,  je  contemplai  la  demeuré  vide  et  me  surpris  à 
murmurer  : 

—  Il  eût  au  moins  été  convenable  de  m'envoyer  un  avis  de 
congé  1 

En  réalité,  j'éprouvais  une  violente  déception.  On  a  toujours 
quelque  peine  à  fermer  un  livre  à  mi-chemin  du  dénouement, 
surtout  si  l'on  se  croit  sûr  de  ne  jamais  le  rouvrir.  Pouvais-je 
me  douter  en  effet  qu'une  heure  viendrait  où  j'en  saurais  autant 
que  M.  Lormier,  où  même,  allant  plus  loin,  je  me  flatterais  de 
soupçonner  la  vérité  inconnue  de  lui?... 

VI 

Ce  jour  vint  quatre  ans  plus  tard. 

J'achevais  a  Paris  mon  voyage  de  vacances.  La  veille  du 
départ,  tenté  par  un  admirable,  après-midi  d'automne,  j'avais 
pris  le  train  pour  Versailles  et  me  promenais  dans  le  grand 
Trianon. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  le  goût  de  Versailles?  Le  parc  m'a 
toujours  semblé  de  dimensions  forcées.  Quelque  chose  comme 
un  Saint-Pierre  de  Rome  devenu  forêt...  Au  grand  Trianon,  en 
revanche,  plus  d'espaces  démesurés,  des  proportions  humaines, 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et,  parce  que  les  passants  n'y  vont  pas,  une  solitude  qui  en- 
chante. A  peine  de  temps  à  autre  un  bruissement  d'ailes  tra- 
verse-t-il  le  silence;  des  écureuils  fuient,  les  branches  molles 
se  balancent  sans  murmurer,  et  rien  n'est  beau  comme  ce  lieu 
désert  où  la  nature  et  l'homme  unirent  leurs  forces,  pour  la 
seule  joie  des  nuages  qui  passent  par-dessus  lui. 

J'arrivais  à  peine  et  commençais  d'errer  à  ma  fantaisie, 
quand,  non  loin  du  buffet,  un  second  promeneur  se  montra. 

Soit  désœuvrement,  soit  déplorable  manie  provinciale,  j'eus 
aussitôt  le  désir  de  voir  de  près  l'homme  rare  qui  partageait 
mon  goût.  Revenant  sur  mes  pas,  je  me  mis  en  mesure  de  le 
dévisager. 

Autant  que  j'en  pouvais  juger  à  distance,  c'était  un  vieillard 
vêtu  de  noir,  coiffé  d'un  feutre  à  larges  bords,  et  dont  la  figure, 
en  partie  cachée,  frappait  par  sa  pâleur  extrême.  La  coupe  des 
vêtements,  leur  usure,  les  taches  que  la  grande  lumière  y  révé- 
lait sans  mystère,  tout  marquait  sinon  la  pauvreté,  du  moins 
une  absence  de  soins,  corollaire  fréquent  de  la  personnalité  qui 
s'abandonne. 

Cependant,  à  mesure  que  je  me  rapprochais,  la  tournure, 
l'ensemble  de  l'être  me  donnaient  la  sensation  du  déjà  vu.  Je 
me  demandais  :  «  Où  ai-je  déjà  rencontré  cet  homme,  et  quand? 
ou  plutôt,  à  qui  ressemble-t-il,  puisqu'à  Versailles  je  n'ai  point 
de  relations?  » 

Soudain,  un  nom  jaillit  dans  ma  mémoire  :  Lormierl 

Ce  sont  là,  en  "vérité,  des  phénomènes  déconcertants.  Depuis 
que  M.  Lormier  avait  quitté  Semur,  je  ne  m'en  étais  plus 
occupé.  Après  le  premier  étonnement  provoqué  par  son  départ, 
et  faute  d'en  rien  apprendre,  très  vite,  j'avais  cessé  de  penser  à 
lui.  Il  semblait  donc  que  j'eusse  oublié  jusqu'à  son  existence  : 
et  simplement  parce  qu'une  silhouette  présentait  avec  la  sienne 
une  vague  ressemblance,  voici  que,  sans  effort,  je  me  remémo- 
rais son  histoire  comme  d'hier,  son  visage  comme  si  je  venais 
de  le  rencontrer  1...  Lormier  d'ailleurs  avait  le  teint  coloré,  des 
cheveux  noirs...  Si  j'avais  pu  apercevoir  les  yeux?...  Hélas  I  pour- 
quoi l'ombre  du  feutre  les  cachait-elle?  Il  est  vrai  que  rien  non 
plus  n'était  plus  simple  que  de  lever  mon  doute,  si  sot  qu'il  fût. 
Arrivé  à  la  hauteur  de  l'inconnu,  sans  hésiter,  je  demandai  : 

—  Pardon,  monsieur,  pourriez-vous  m'indiquer  dans  quelle 
direction  se  trouve  la  sortie? 


l'appel  de  la  route.  489 

Le  son  de  ma  voix  dut  produire  aussi  sur  mon  interlocuteur 
un  effet  singulier,  car  je  le  vis  s'arrêter  net  avec  une  expres- 
sion d'effroi,  puis,  sans  prononcer  rien,  tendre  la  main  vers  une 
allée.  Mais,  en  même  temps,  il  avait  levé  la  tête.  J'eus  peine  à 
retenir  un  geste  de  stupeur.  Mon  instinct  ne  m'avait  pas  trompé. 

—  N'est-ce  pas  à  M.  Lormier  que  j'ai  l'honneur  de  parler? 
m'écriai-je. 

Il  balbutia  : 

—  En  effet. 

Puis,  après  une  courte  incertitude,  —  peut-être  balanrait-il 
à  passer  outre, — je  le  vis  devenir  plus  blafard,  s'il  était  possible  : 

—  Excusez-moi,  docteur;  moi  non  plus,  je  n'osais  pas  vous 
reconnaître.  ' 

—  Si  bien  que  sans  l'heureuse  idée  de  vous  aborder... 

—  Je  vous  aurais  probablement  laissé  passer... 

Deux  phrases  qui  occupèrent  à  peine  une  seconde.  Mon 
Dieu!  que  de  choses  dans  ce  qu'on  dit  en  une  seconde,  et  sur- 
tout dans  ce  qu'on  ne  dit  pas!  J'avais  envie  de  lui  crier  : 
«  Qu'est-il  donc  arrivé,  pour  que  je  retrouve  seulement  le 
spectre  de  vous-même?  »  Aussi  vives  que  si  nos  quatre  années 
de  séparation  venaient  de  s'abolir,  je  retrouvais  toutes  mes 
curiosités  d'antan.  Allais-je  éclaircir  le  mystère  de  sa  dispa- 
rition? Qu'avait-il  fait  de  sa  fille?  Quel  dénouement  avait  dis- 
sipé leurs  silences  ou  couronné  leur  rupture?  J'étais  surpris 
enfin  qu'il  ne  m'eût  pas  tendu  la  main.  Une  rencontre  impor- 
tune n'aurait  pas  reçu  d'accueil  plus  glacial... 

Et  lui,  probablement,  devait  songer  :  «  Est-il  là  par  hasard, 
ou  parce  qu'il  m'a  cherché?  Est-il  la  chance  inattendue  qui 
s'offre  à  moi,  ou  vais-je  inventer  un  prétexte  pour  le  quitter?» 

Oui,  durant  que  s'échangeaient  deux  pauvres  phrases, 
brèves  et  insignifiantes,  nous  pensions  cela,  et  d'autres  choses 
encore,  certainement;  mais,  surtout,  comme  nous  étions  acca- 
blés déjà  parce  que  nos  présences  contenaient  d'irrémédiable, 
comme  déjà  nous  nous  sentions  la  proie  de  ce  je  ne  sais  quoi  de 
fatal  qui,  à  une  heure  donnée,  saisit  l'homme  malgré  lui,  et  le 
jette  à  l'opposite  de  son  désir! 

Pour  cette  raison,  sans  doute,  je  repris  : 

—  N'est-il  pas  extraordinaire  de  nous  rejoindre  ici,  alors 
que,  suivant  toute  vraisemblance,  ni  vous  ni  moi  n'y  passons 
peut-être  une  fois  l'an? 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  murmura,  en  écho  : 

—  Extraordinaire...  oui... 

Il  avait  d'ailleurs  l'air  de  m'écouter  d'une  façon  machinale. 
Si  les  mots  lui  parvenaient  matériellement,  il  devait  s'abstenir 
de  les  associer  pour  construire  une  pensée. 

Je  poursuivis  : 

—  Que  de  temps  depuis  votre  départ  de  Semur  ! 
L'écho  répéta  : 

—  Que  de  temps...  oui... 

—  J'avais  bien  supposé  d'ailleurs  que  Paris  était  votre  nou- 
velle résidence. 

—  Paris...  naturellement... 

Vous  le  voyez,  c'était  moi  qui  parlais.  Je  ne  m'interrom- 
pais que  pour  recevoir  mes  propres  paroles  renvoyées  par  un 
mur.  Cependant,  et  si  étrange  que  cela  soit,  je  n'en  étais  pas 
troublé.  Je  m'accoutumais  à  vue  d'œil  à  retrouver  M.  Lormier 
tel  qu'il  était  désormais,  c'est-à-dire  ne  donnant  pour  réponses 
que  mes  demandes,  et  encore  en  deuil,  toujours  en  deuil,  de  la 
femme  qu'il  n'avait  pas  regrettée... 

Je  n'avais  non  plus  aucune  intention  particulière  en  débu- 
tant par  des  niaiseries,  au  lieu  de  courir  droit  à  la  question 
qui  seule  m'intéressait  et  par  laquelle,  au  contraire,  je  ter- 
minai : 

—  Et  votre  fille?  Comment  va-t-elle? 

Six  mots  ajoutés  au  reste,  tels  qu'on  en  déballe  par  poli- 
tesse à  chaque  rencontre  avec  une  personne  de  connaissance... 
Mais  à  peine  eus-je  entendu  leur  son  qu'ils  me  firent  peur. 
Cette  fois,  en  effet,  l'écho  ne  me  renvoya  rien.  M.  Lormier  ten- 
tait bien  d'agiter  ses  lèvres;  seul  un  flot  rouge  parvint  à  envahir 
ses  joues  qui  étaient  blanches  jusque-là. 

Je  balbutiai,  interdit  : 

—  Aurais-je,  sans  le  vouloir?... 

Ma  question  expira  avant  de  s'achever  :  M.  Lormier,  main- 
tenant, me  regardait.  Se  pouvait-il  que  je  n'eusse  pas  vu  encore 
le  désespoir  de  ses  prunelles  sans  lueur? 

—  Partie  peut-être...,  soupirai-je  d'une  voix  éteinte. 

Les  épaules  de  M.  Lormier  se  soulevèrent,  répondant  à  leur 
manière  :  «  Si  ce  n'était  que  celai  » 

—  Grand  Dieu!  vous  ne  voulez  pas  dire?... 

Il   approuva   d'un   signe   de  tête  ;    un   commentaire  suivit, 


L'APPEL    DE    LA    ROITE.  401 

neutre,  décoloré,  du  même  ton,  je  vous  le  jure,  que  les  oui 
qui  avaient  précédé  :  car,  lorsqu'on  a  dépassé  certaines  limites 
dans  la  douleur,  tout  prend  le  même  accent  : 

—  N'aviez-vous  pas  remarqué  que  je  suis  en  noir?... 

Et  M.  Lormier  rentra  dans  son  mutisme.  Moi-même,  j'étais 
incapable  de  prononcer  une  syllabe.  J'avais  cru  jadis  apercevoir 
la  souffrance  :  quelle  erreur  1  A  ce  moment,  enfin,  j'en  décou- 
vrais le  visage  I 

Comprenez  ce  que  ceci  veut  dire. 

A  nos  pieds,  la  lumière  filtrée  par  les  branches  coulait  en 
ruisseaux  d'or  sur  lé  sol.  Un  souffle  tiède  animait  l'allée  illu- 
minée. Tout  ce  que  les  yeux  atteignaient  était  serein  et  beau... 
Cependant,  une  telle  certitude  de  douleur  définitive  émanait  de 
nous  que  la  splendeur  n'existait  plus  :  le  silence  d'un  homme 
qui  souffre  suffit  pour  éteindre  la  beauté  de  l'univers  et  l'uni- 
vers lui-même. 

Quatre  années  auparavant,  dans  mon  cabinet,  M.  Lormier 
avait  prononcé  des  plaintes,  poussé  des  cris,  clamé  la  révolte  : 
ce  n'était  pas  non  plus  la  souffrance.  La  vraie,  la  seule  dont  il 
convienne  de  s'occuper  parce  que  seule  elle  nous  appartient  en 
propre,  se  reconnaît  aux  faces  impassibles  qu'elle  modèle  et 
à  ce  fait  qu'on  la  sait  sans  remède. 

Cette  fois  nous  touchons  le  fond;  le  privilège  effroyable  de 
l'homme  vient  de  paraître.  Tout,  dans  la  nature,  vit,  subit  et 
meurt,  mais  sans  savoir.  L'homme,  lui,  sait  et  parce  qu'il  sait, 
ne  peut  être  consolé... 

La  fille  de  M.  Lormier  était  morte.  Qu'est-ce  que  la  mort, 
sinon  une  absence  qui  ne  finit  pas?  Des  milliers  de  gens,  par  le 
monde,  supportent  sans  peine  l'absence  de  vivants  qui  eux  non 
plus  ne  reviendront  pas  :  que  suffit-il  pour  cela?  ignorer  que  le 
vovage  ne  sera  suivi  d'aucun  retour.  Du  coup,  on  se  nourrit 
d'espoir,  on  est  libre  d'attendre  l'absent.  Mais  M.  Lormier,  lui, 
savait  que  nulle  puissance  n'était  capable  de  le  ramener.  Alors, 
quelle  consolation  lui  offrir?  De  la  pitié?  elle  exaspère.  Un 
appel  à  la  croyance?  Croire  n'est  point  tenir,  et  on  ne  se  reprend 
à  des  possibles  que  s'ils  ne  vous  sont  pas  nécessaires. 

Pour  calmer  M.  Lormier,  il  n'y  aurait  eu  qu'un  moyen  : 
obliger  la  mort  à  rendre  ce  qu'elle  avait  pris,  et  justement,  je 
le  répète,  on  savait  que  la  mort  ne  rend  jamais  ! 

Ainsi,  toute  parole  impuissante,  tout   geste  inutile  :  il  n'y 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  bien  qu'à  no  plus  bouger,  à  se  taire...  et  je  me  tus,  je  ne 
bougeai  plus  :  pendant  un  long  moment,  on  aurait  pu  nous 
confondre  avec  les  arbres  d'alentour... 

Soudain,  M.  Lormier  tira  son  mouchoir  pour  s'éponger  le 
front.  A  quoi  tiennent  les  choses!  il  parut  que  ce  mouvement 
produisait  une  rupture  dans  la  tension  momentanée  qui  nous 
paralysait.  Les  liens  que  je  sentais  me  garrotter  se  relâchèrent. 
Je  pus  enfin  m'efforcer  de  parler,  et  je  dis  : 

—  Je  devine  ce  que  ma  rencontre  inopinée  a  dû  éveiller  en 
vous  de  souvenirs  déchirants.  Je  ne  veux  pas  les  aggraver  pai 
l'expression  des  sentiments  qui  m'oppressent  :  cependant, 
puisque  le  mal  est  fait,  ne  puis-je  vous  être  utile?  De  grâce, 
usez  de  moi,  sans  hésiter... 

Ce  n'était  pas  là  une  offre  vaine.  J'éprouvais  une  telle  pitié 
de  cet  homme,  que,  pour  l'alléger,  j'étais  prêt  à  tenter  n'im- 
porte quelle  entreprise.  Je  ne  m'attendais  d'ailleurs  à  aucune 
acceptation.  A  mon  grand  étonnement,  M.  Lormier,  au  con- 
traire, leva  la  tête,  et  posant  ses  yeux  sur  moi,  eut  l'air  de  sup- 
puter le  secours  que  je  lui  proposais.  La  conclusion  fut  égale- 
ment imprévue. 

—  Venez,  dit-il,  sans  s'expliquer  plus. 

—  Où  souhaitez-vous  me  conduire? 

—  Chez  moi... 

—  A  merveille;  le  prochain  train  pour  Paris... 
Il  m'interrompit  : 

—  Inutile  d'ouvrir  l'indicateur  :  j'habite  Versailles. 

—  Quoi  ?  c'est  ici... 

—  Ici  qu'elle  vivait...  oui. 

—  Et  que  vous-même?... 

—  Mais  venez  donc! 

Je  crus  qu'il  allait  tomber.  Vivement,  je  le  pris  à  mon  bras 
et  nous  partîmes. 

Retour  à  l'entrée  du  jardin,  sur  le  tapis  des  feuilles  bruis- 
santes. Chaque  foulée  faisait  voler  une  musique  fluide  qui  expi- 
rait derrière  nous,  sans  que  nous  eussions  le  désir  de  tourner  la 
têle  pour  l'écouter. 

Dans  l'avenue  de  Trianon,  généralement  déserte,  autre  spec- 
tacle. Un  orphelinat  prenait  ses  ébats  sous  la  garde  de  deux 
religieuses.  M.  Lormier  eut  une  hésitation  avant  de  traverser 
l'essaim,  puis  se  laissa  entraîner.  Mais,  tout  à  coup,  une  fillette 


L  APPEL    DE    LA   ROUTE. 


493 


qui  courait  sans  nous  apercevoir  vint  le  heurter.  D'un  bond,  il 
recula  comme  à  un  contact  odieux.  Je  l'entendis  murmurer  : 

—  Elles  n'ont  plus  de  parents,  et  elles  vivent  I... 

Il  n'acheva  pas  sa  pensée,  mais  je  la  lus  dans  le  regard  qu'il 
jetait  à  l'importune  :  pourquoi  la  vie  à  ces  déshéritées  qui 
n'avaient  personne  pour  les  regretter?  Quelle  sottise  dans  les 
choix  de  la  mortl 

Et  nous  passâmes,  affectant  de  ne  rien  remarquer,  pas  même 
le  salut  des  religieuses  qui  se  rangeaient  pour  nous  laisser 
le  chemin  libre. 

Nous  allions  tout  droit,  sans  hâte  apparente.  Nous  allions, 
telles  des  ombres,  dans  l'immense  avenue  qui,  empourprée  par 
le  soleil  déclinant,  semblait  railler  notre  petitesse  et  notre  mi- 
sère. Qu'est-ce  que  deux  pauvres  hommes,  devant  une  futaie 
géante  et  l'embrasement  d'un  ciel  d'automne?  Cependant, 
jamais,  —  non,  jamais  comme  au  cours  de  cette  marche,  — je 
n'ai  perçu  de  quelle  hauteur  infinie  nous  dominions  l'univers. 
Entre  nous  et  lui,  il  y  avait  ce  mystère,  —  la  souffrance,  — 
cette  grandeur, — la  conscience  du  mal  sans  remède, —  ce  pou- 
voir atroce  enfin  réservé  aux  seuls  humains,  — désespérer... 

Vingt  minutes  plus  tard,  M.  Lormier  s'arrêta  devant  une 
maison  située,  je  crois,  à  l'angle  de  la  rue  d'Angiviller  et  de 
la  rue  d'Angoulême.  La  porte  cochère  franchie,  il  fallut  traver- 
ser une  cour  au  fond  de  laquelle  d'anciens  communs  avaient 
été  aménagés  en  logements.  Après  avoir  gravi  un  escalier  de 
bois  ciré,  M.  Lormier  introduisit  une  clé  dans  la  serrure,  poussa 
la  porte,  et  s'effaçant  : 

—  Nous  y  sommes,  dit-il. 

Je  passai  le  premier,  comme  il  le  désirait. 

L'étroitesse  et  la  médiocrité  du  lieu  m'étonnèrent.  Une  anti- 
chambre de  quelques  pieds  carrés  et  deux  pièces  exiguës  le 
composaient  tout  entier.  Je  n'aperçus  pas  non  plus  les  meubles 
de  Semur.  C'était  le  garni  médiocre,  avec  des  voiles  au  crochet, 
des  tapis  maculés  et  les  inévitables  gravures  que  grignotent 
des  champignons  sous  la  vitre.  La  pensée  que  M.  Lormier  avait 
abrité  sa  fille  dans  un  tel  campement,  qu'elle  y  était  morte 
peut-être,  me  désorientait. 

Cependant,  M.  Lormier,  après  avoir  jeté  son  chapeau  sur  le 
lit,  prenait  un  siège,  m'en  désignait  un  autre. 
—  Permettez  d'abord  que  je  me  repose,  dit-il. 


ID  I  RE\  il     DES    Mil  \    MONDES. 

Et  sans  plus  se  soucier  de  ma  présence,  il  parut  réfléchir. 
Regrettait-il  déjà  de  m'avoir  amené?  Résolu  en  tout  cas  à  ein- 
pêcher  le  silence  de  s'installer,  je  demandai  : 

—  Comment  se  fait-il  que  je  ne  revoie  pas  votre  ancien  mo- 
bilier? Vous  aviez,  je  m'en  souviens,  des  fauteuils  Louis  XVI 
délicieux... 

—  Vendus.  Je  n'y  tenais  pas.  Ils  venaient  de  mes  beaux- 
parents. 

—  Depuis  combien  de  temps  habitez-vous  ici? 

—  Mais  depuis  que  j'ai  vécu  seul...  trois  ans  bientôt...  Le 
garni  a  bien  des  avantages  :  point  de  soucis  de  ménage,  la 
possibilité  de  changer  sans  que  ce  soit  une  révolution... 

Il  parlait  cette  fois  avec  volubilité,  et  d'autant  plus  qu'il 
s'agissait  de  futilités.  Avez-vous  remarqué  quel  dédoublement 
se  produit  chez  les  gens,  au  seuil  de  paroles  qu'ils  redoutent  de 
prononcer  ?  Ils  semblent  absorbés  par  l'inutile,  s'épandent  en 
bavardages:  mais,  en  même  temps,  ils  ne  cessent  de  penser  à  la 
chose  qui  seule  importe,  et  préparent  les  mots  qui  aideront  à 
l'exprimer. 

—  Trois  ans  !  répétai-je  surpris.  J'avais  cru  votre  malheur 
de  date  plus  récente. 

Il  ne  répondit  pas,  je  doutai  même  qu'il  eût  entendu.  Brus- 
quement, il  venait  d'appuyer  ses  coudes  sur  la  table  qui  nous 
séparait  et,  de  nouveau,  me  regardait.  Je  crus  encore  lire  en 
lui  l'hésitation  qui  m'avait  frappé  tout  à  l'heure  et  sans  doute 
mesurait-il  à  ce  moment  si  l'évocation  du  passé  dépasserait  ou 
non  ses  forces.  Puis,  son  visage,  déjà  blafard,  devint  couleur  de 
cendre;  la  résolution  était  prise. 

—  Tel  que  vous  me  voyez,  commença-t-il  lourdement,  je 
cherche  la  solution  d'un  problème...  auquel  ce  qui  me  reste  de 
vie  est  suspendu...  Disposez-vous  d'une  demi-heure?...  Oui? 
C'est  bien.  Vous  n'aurez  d'abord  qu'à  m'écouter...  Le  temps 
d'exposer  les  données...  elaprès,  grâce  à  vous... 

Je  n'avais  garde  de  l'interrompre.  Je  me  contentais  de  suivre 
en  approuvant  avec  des  signes  de  tête.  Il  poursuivit  : 

—  Naturellement,  c'est  un  récit  cruel  :  vous  me  ferez 
plaisir  en  ne  posant  pas  de  questions  :  les  éclaircissements,  s'il 
en  est  besoin,  viendront  après...  Pour  arriver  au  bout,  j'ai 
besoin  d'aller  d'une  traite...  même,  faites  mieux  :  détournez 
vos  yeux...  Que  je   ne  les  voie    pas,  comme    maintenant,  s'in- 


l'appel  de  la  route.  495 

quiéter  de  ce  que  je  puis  ressentir  ou  craindre.    Admettez  que 
ce  n'est  pas  moi   qui  parle,    mais  un  inconnu,  dans  la  pièce   à 
côté,  et  que  vous  le  suivez  à  travers  une  cloison. 
Il  eut  un  sourire  navrant. 

—  ...  A  travers  la  cloison  !...  Tout  à  fait  exac.  Vous  serez 
d'un  côté,  moi  de  l'autre.  Surtout,  je  vous  souhaite  de  ne 
jamais  me  rejoindre. 

Ainsi,  dans  un  dessein  que  j'ignorais,  il  m'avait  ramené 
pour  me  livrer  d'abord  le  mystère  de  sa  vie  douloureuse  ! 
Avouerai-je  que  devant  ce  visage  tragique  qu'il  me  demandait 
de  ne  plus  regarder,  dans  ce  garni  désolé  où  régnait,  en  dépit 
de  la  fenêtre  ouverte,  un  air  oppressant  et  lourd  de  drame, 
toute  curiosité  vaine  m'avait  déjà  quitté?  J'eus  peur  seulement 
de  profiter  d'une  confiance    arrachée    par  un    émoi  accidentel. 

—  Un  dernier  mot  avant  que  vous  ne  commenciez,  inter- 
rompis-je  :  êtes-vous  assuré  de  ne  jamais  regretter  vos  confi- 
dences ? 

M.  Lermier  coupa  d'une  voix  tranchante  : 

—  Je  vous  prie  de  penser  qu'avant  de  vous  conduire  ici, 
j'avais  pesé  mon  acte. 

Alors  sans  discuter,  je  lis  ce  qu'il  souhaitait  et  détournai  la 
tête.  Je  n'avais  désormais  qu'à  écouter.  Quant  à  la  cloison,  dès 
lors  que  M.  Lormier  décidait  de  parler,  n'était-ce  pas  que 
nous  allions  l'abattre  ? 

VII 

Voici,  rapporté  autant  que  possible  avec  les  couleurs 
diverses  qui  l'animèrent,  le  récit  de  M.  Lormier.  Imaginez  à 
votre  gré  la  mimique  et  l'accent.  Je  fus  trop  vite  saisi  par  le 
fond  pour  m'arrêtera  l'accessoire.  L'un  a  détruit  l'autre  dans 
ma  mémoire. 

«  Dois-je,  'commença-t-il,  rappeler  l'unique  visite  que  je 
vous  aie  rendue,  et  les  aveux  qui  s'y  mêlèrent?....  Non  ?..  Alors, 
je  n'y  reviens  pas.  A  tort  ou  à  raison,  j'accusais  un  inconnu  de 
me  séparer  de  ma  fille,  «  Folie  ou  jalousie,  deux  choses  qui 
vont  de  pair,  »prétendiez-vous.  Je  partis,  répliquant  :  «  Ni  l'un 
ni  l'autre.  »  Vous  ne  m'aviez  ni  convaincu  ni  rassuré  :  et 
pourtant  de  notre  entretien  devait  sortir  un  résultat  inattendu. 
Certain  de  ne   pas   me  tromper,  je  vous  quittai,    résolu  à  ne 


406  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  discuter  les  moyens.  Après  m'être  contenté  si  longtemps 
de  renseignements  accidentels  ou  d'intuitions,  je  rentrais  de'cidé 
à  espionner  ma  fille  !... 

Le  premier  pas  sur  une  telle  route  parait  toujours  facile.  On 
se  dit  :  «  Je  me  contenterai  d'une  surveillance  muette  »  et  il 
semble  que  le  fait  de  regarder  d'une  manière  continue  ne 
changera  rien  au  cours  des  choses. 

Dès  qu'on  passe  à  l'acte,  la  réalité  se  venge  et  les  ruines 
commencent.  Ce  même  soir,  j'étais  à  peine  de  retour  que  déjà 
je  mentais.  Il  fallait  donner  à  Geneviève  l'apparence  de  plus 
de  liberté  :  j'annonçai  qu'à  partir  du  lendemain,  je  reprendrais 
mes  travaux.  «  J'ai  la  nostalgie  de  l'étau,  »  déclarai-je.  Ma  fille 
aurait  dû  s'étonner  :  elle  ne  parut  que  joyeuse.  «  Allons,  dit- 
elle,  tu  as  eu  raison  d'aller  chez  ce  médecin  :  il  t'a  rendu  l'équi- 
libre. »  Ainsi,  j'en  étais  encore  aux  intentions,  que  déjà  chacun 
prenait  le  rôle.  N'importe!  je  me  refusai  à  reculer  :  à  dater 
de  là,  j'entrai  dans  l'allée  sombre  et  j'espionnai... 

Pour  la  seconde  fois,  je  prononce  le  mot.  A  le  sortir  dans 
sa  hideur,  je  me  rends  compte  aujourd'hui  qu'alors  seule- 
ment commençait  la  folie  dont  vous  m'accusiez  aupara- 
vant... Folie,  en  effet,  d'employer  de  la  sorte  des  heures  que  je 
pleure  maintenant  avec  des  larmes  de  sang,  et  qui  étaient  les 
dernières  où  j'aurais  pu  jouir  de  mon  enfant  I  Quant  au  résultat, 
rien.  Je  constatai  que  ma  fille  causait  avec  nombre  de  gens 
dont  aucun  ne  comptait.  Elle  allait  à  Notre-Dame  se  confesser 
à  l'abbé  Valfour  :  mais  quel  rôle  cet  abbé  aurait-il  pu  jouer?  je 
ne  le  vois  pas.  Ajoutez  une  ou  deux  courses  de  banques,  car, 
devenue  majeure,  elle  avait  désiré  et  obtenu  de  moi  l'autorisa- 
tion de  gérer  elle-même  la  fortune  de  sa  mère...  et  voilà  le  gain 
d'un  mois  de  contraintes,  de  sorties  à  la  dérobée,  de  trahisons 
quotidiennes.  En  suivant  comme  jadis  les  seules  nuances  du 
visage,  j'aurais  du  moins  vécu  près  de  lui  et,  —  qui  sait?  — 
avec  plus  de  résultats! 

Aussi  bien,  ces  nuances  mêmes  ne  servaient  qu'à  exaspérer 
mon  inquiétude  par  leur  diversité  déconcertante,  tellement 
qu'un  soir,  n'y  tenant  plus,  j'osai  demander  :  «  A  qui 
penses-tu  ?  » 

Point  de  réponse... 

Ah!  ce  fut  une  scène  étrangel  Tour  à  tour  commandant  et 
suppliant,  j'exigeais  le  nom,  j'offrais  d'aller  chercher  l'homme, 


L APPEL    DE    LA    ROUTE. 


49T 


je  consentais  d'avance  à  pardonner,  à  disparaître...  Elle,  cepen- 
dant, se  bornait  à  secouer  la  tête  : 

—  Père,  à  quoi  songes-tu?  Quel  délire  t'a  pris? 

Quand  je  me  calmai,  nous  n'avions  rien  obtenu  l'un  de 
l'autre;  toutefois,  nous  étions  assez  émus  pour  croire  à  l'avène- 
ment de  temps  nouveaux.  Puis,  le  lendemain,  chacun  reprit  son 
souci  profond  :  une  fois  de  plus,  des  cœurs  douloureux  s'étaient 
heurtés,  la  situation  restait  pareille... 

Ou  plutôt  non...  Brusquement,  la  mélancolie  de  ma  fille 
disparut.  A  la  tristesse  accablée  des  jours  anciens,  succéda  une 
gaieté  fiévreuse  qui  accrut  mes  appréhensions.  Geneviève,  main- 
tenant, semblait  soulevée  par  une  ivresse  intérieure,  un  conti- 
nuel bondissement  de  joie,  une  impatience  à  dévorer  les  heures 
telle  qu'en  peut  seule  donner  l'attente  victorieuse.  Et  celle-ci  se 
prolongea  une  semaine,  semaine  interminable  durant  laquelle 
j'attendais,  moi  aussi,  mais  autrement...  Jamais,  en  effet,  je 
n'avais  plus  senti  la  chose  planer  sur  nous.  Je  discernais  le  bat- 
tement sourd  de  ses  ailes.  J'étais  sûr  qu'elle  venait,  sûr  qu'elle 
nous  emporterait... 

Je  me  rappelle  vous  avoir  alors  rencontré,  et  un  mot  de 
vous  me  reste,  tant  j'en  perçus  la  tragique  ironie  :  «  Vous 
voyez  bien  que  tout  s'arrange!  »  Prophétie  admirable!  Qua- 
rante-huit heures  plus  tard,  voici  comment  elle  se  réalisait  : 

J'étais  dans  mon  laboratoire.  C'était  le  soir.  Soudain,  la 
porte  s'ouvre,  doucement,  et  j'aperçois  ma  fille,  les  traits  dé- 
composés, méconnaissable...  Aussitôt,  je  me  jette  vers  elle  : 

—  Qu'as-tu  ? 

Elle  tenta  de  sourire  : 

—  Rien...  je  voulais  simplement...  enfin,  je  me  décide  à  te 
demander  peut-être  un  sacrifice,  en  tout  cas  une  chose  à  laquelle 
je  tiendrais...  passionnément. 

A  ce  mot,  j'imaginai  aussitôt  qu'il  s'agissait  de  l'autre. 
L'élan  coupé,  j'eus  à  peine  la  force  de  balbutier  : 

—  Explique-toi. 

—  Tiens-tu  beaucoup  à  habiter  Semur? 

Toujours  obsédé  par  la  pensée  de  Vautre,  je  balbutiai  encore  : 

—  Avec  toi,  peu  importe  où  je  suis  :  pourquoi  demander 
cela  et  que  veux-tu? 

Je  la  vis  frissonner;  cependant,  ses  yeux  ne  tentaient  pas 
de  me  tromper  : 

TOME    LXV.    —    1921.  .  32 


498  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  souhaiterais  partir  d'ici  :  j'ai  un  désir  absurde  de  nous 
noyer  dans  Paris... 

L'autre  était-il  donc  parti  aussi?  Voulait-elle  le  rejoindre? 
Gertesl  il  m'était  bien  indifférent  de  quitter  la  maison,  ou  d'y 
rester!  J'ai  toujours  été  sans  racines,  moi...  Mais  songez  qu'en 
acceptant,  j'allais  peut-être  renouer  la  chaîne,  au  moment 
môme  où  le  hasard  la  brisait  !  Et  je  n'eus  pas  le  courage  de  dire 
tout  de  suite  :  «  Faisons  ce  qui  te  plait,  »  mais,  au  contraire,  je 
biaisai  : 

—  Pourquoi  non?  On  peut  y  réfléchir...  donnons-nous  le 
temps. 

Elle  joignit  les  mains,  suppliant  : 

—  Justement,  je  voudrais  qu'on  ne  réfléchît  pas  et  partir... 
tout  de  suite...  après-demain,  par  exemple. 

Grand  Dieu  !  Etait-ce  moi  qui  me  trompais?  Une  telle  peur 
dans  sa  voix!...  Si,  au  lieu  de  rejoindre  l'autre,  elle  cherchait 
au  contraire  à  lui  échapper?...  Du  coup,  je  cessai  d'hésiter  : 

—  Après-demain,  soit  :  à  une  seule  condition. 

—  Laquelle? 

—  Dis-moi  le  motif  de  ton  désir,  le  vrai... 

Son  regard  vacilla,  éperdu.  Nous  étions  au  bord  de  l'aveu,  je 
le  jure  !  Gela  ne  dura  qu'un  millième  de  seconde  :  déjà  elle 
s'était  ressaisie. 

—  Père,  murmura-t-elle,  ne  suffira-t-il  pas  de  te  le  dire... 
à  Paris? 

Je  fis  un  geste  farouche. 

—  Le  motif!  je  l'exige...  il  me  le  faut...  sur  l'heure! 

Je  n'achevai  pas.  Les  mains  tendues  comme  pour  repousser 
les  mots  qui  pourraient  suivre,  elle  avançait  vers  moi  : 

—  Je  t'en  conjure!...  là-bas  seulement...  Tu  as  ma  parole... 
une  parole  sacrée.  En  revanche,  aujourd'hui  épargne-moi... 
épargne-nous!  Ne  me  repousse  pas,  surtout,  quand  je  ne  de- 
mande qu'à  me  réfugier  près  de  toi  ! 

Alors,  désespéré  de  sentir  qu'elle  souffrait,  je  ne  savais  pour 
quoi  ni  pour  qui,  mais  ivre  à  la  pensée  qu'enfin  elle  revenait 
s'abriter  dans  mes  bras,  je  l'étreignis. 

Je  ne  me  rappelle  plus  ce  qui  a  suivi.  Je  criais  : 

—  Quand  tu  voudras  !  Où  tu  voudras!  pourvu  que  tu  sois 
heureuse  ! 

Et  je  connus  la  minute  ineffable  après  laquelle  on  devrait 


l'appel  de  la  route.  499 

mourir,  car  la  vie  nu  la  donne  qu'une  ibis,  car  son  souvenir  ne 
sert  qu'à  mesurer  de  quel  sommet  l'on  tombe,  quand  le 
desastre  vient... 

Notre  départ  eut  lieu  le  lendemain.  Les  meubles  suivraient 
aussitôt  l'appartement  trouvé. 

Premières  journées  de  Paris...  Je  suis  en  quête  de  logis  et 
grimpe  des  étages.  Geneviève  de  son  côté,  et  soi-disant  pour 
aboutir  plus  vite,  fait  de  même.  Nous  ne  nous  retrouvions  que 
le  soir,  harassés.  La  fatigue  m'anesthésiait.  Sans  elle,  n'aurais-je 
pas  senti  que,  déjà,  sous  des  formes  différentes,  le  supplice 
recommençait? 

Enfin,  je  crois  avoir  trouvé.  J'amène  Geneviève,  lui 
demande  si  mon  choix  lui  convient. 

—  Oui,  c'est  parfait. 

—  Dans  ce  cas,  je  vais  presser  l'installation. 

—  Oui,  cela  vaut  mieux. 

— , Comment!  cela  vaut  mieux?...  N'est-ce  donc  plus  ce  que 
tu  souhaites  ? 

—  Oui,  sans  doute. 

A  chaque  oui,  un  geste  vague,  indifférent;  mais  soudain, 
elle  se  ressaisit,  m'embrasse  : 

—  Père  I  que  tu  es  bon  I 

Je  répète  de  tels  mots  parce  que,  devant  eux,  tout  s'efface... 
Ce  jour-là,  ils  suffirent  encore  pour  m'aveugler.  Mais  l'emmé- 
nagement terminé,  nos  tête-à-tête  repris,  quelle  illusion  garder? 
Non  seulement  l'autre  nous  avait  rejoints;  à  la  lettre,  il  dévorait 
ma  fille  ! 

Oui,  jadis  Geneviève  lui  souriait  encore  de  temps  à  autre  : 
désormais  devenue  sa  proie,  muet  fantôme,  elle  demeurait  acca- 
blée, immobile,  toujours  absente.  Je  me  disais  :  «  Pourra-t-elle 
seulement  continuer  à  vivre  ?»  A  d'autres  instants,  soulevé 
de  colère,  j'avais  envie  de  crier  :  «  Qu'attends-tu  pour  remplir 
ta  promesse  et  m'éclairer?  »  Cependant  ni  l'un  ni  l'autre 
n'ouvrait  la  bouche.  C'était  une  contagion  de  silence.  En  vérité, 
nous  ne  savions  déjà  plus  qu'attendre  encore,  souffrir  et 
craindre I  Oh  I  la  folie  d'escompter  toujours  l'avenir  en  mécon- 
naissant le  présent  !  Que  ne  sommes-nous  restés  comme  nous 
(lions  alors?  Pourquoi  ma  fille,  fidèle  à  sa  parole  d'honnête 
homme,  a-t-elle  enfin  parlé? 

Ici,  arriverai-je  à  poursuivre? 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  parla...  Depuis  quatre  mois  bientôt,  j'attendais  cette 
heure...  Elle  parla,  et  sa  voix  douloureuse  m'arrivail  du  fond 
d'un  abime,  disant  : 

—  Père,  le  moment  est  venu... 

Le  Christ,  au  jardin  des  Olives,  a  dû  gémir  de  même  : 
«  Père  1  que  votre  volonté  s'accomplisse  1  » 

Moi,  j'écoutais  sans  soupçonner  ce  qui  approchait,  certain 
déjà  d'être  au  Calvaire.  J'avais  envie  d'ouvrir  les  bras  en  croix  I 

Puis  la  massue  qui  s'abat  : 

—  Père,  pardonne-moi  :  je  ne  t'aurais  jamais  quitté  pour 
un  homme,  mais  l'époux  que  j'ai  choisi  ne  tolère  pas  de  partage. 
Obéissons  à  Dieu  qui  me  veut  toute  à  lui.  Je  ne  résiste  plus,  je 
subis  sa  grâce,  j'entre  au  Carmel... 

N'insistons  pas.  Que  j'aie  vécu  cela  sans  être  anéanti  sur 
place  me  confond.  Saviez-vous  seulement  qu'on  put  perdre  son 
enfant  sans  qu'il  cessât,  d'être  vivant?  qu'à  partir  d'un  jour 
donné,  des  pères  sont  condamnés  à  se  dire  :  «  Ma  fille  vit  dans 
une  maison  qui  touche  la  mienne,  et  je  ne  la  reverrai  jamais, 
fût-ce  dans  son  cercueil?  »  Moi,  je  l'ignorais...  Je  ne  suis  même 
pas  sûr  de  l'avoir  compris  tout  de  suite.  Il  faut  du  temps  pour 
s'accoutumer  à  l'énormité  du  mal.  Si  on  le  percevait  en  entier 
dès  qu'il  parait,  on  cesserait  de  souffrir  en  cessant  de  vivre,  et 
l'on  assure  que  la  bonté  de  Dieu  s'y  oppose...  Mais  je  m'égare... 
Je  ne  veux  que  raconter  des  faits.  Le  reste,  mon  délire,  le  con- 
flit au  cours  duquel,  trois  semaines  durant,  nos  misères  se  sont 
heurtées,  les  larmes  qui  ont  brûlé  mes  yeux,  —  car  je  pleurais, 
en  ce  temps-là,  —  mes  cheveux  blanchis,  tout  cela  n'est  que 
l'accessoire.  Revenons  à  l'essentiel. 

Un  matin,  je  me  réveillai  dans  un  appartement  vide.  Enfin, 
l'autre  avait  gagné  la  victoire.  Geneviève  était  partie.  Je  n'avais 
plus  d'enfant... 

Ensuite,  un  temps  vague,  aboli  dans  mon  souvenir...  Gene- 
viève était  entrée  au  Carmel  de  Versailles.  Je  vendis  mes 
meubles,  mes  instruments,  mes  livres,  —  pour  fuir  le  passé, 
j'aurais  vendu  jusqu'à  mes  vêtements I  —  et  je  vins  ici.  C'était 
il  y  a  trois  ans  :  c'est  d'hier. 

Quand  j'entrai  dans  ce  garni,  mon  existence,  ne  pouvant  être 
pire,  semblait  aussi  défier  le  sort.  L'excès  du  désespoir  a  ceci  de 
consolant  qu'on  se  croit  à  sa  limite. 

Ah!  si   ma  fille  s'était  faite  carmélite,  j'étais  bien  devenu, 


l'appel  de  la  route.  501 

moi,  un  religieux  laïque,  dépouillé,  de  tout,  même  de  l'espoir 
en  Dieu!  Nul  intérêt  à  rien,  un  détachement  absolu,  le  dégoût 
du  bien  comme  du  mal,  de  la  journée  qui  passe  et  du  len- 
demain qu'on  souhaite  ne  point  voir.  Une  seule  chose  vivait 
encore  au  milieu  de  ces  ruines  :  la  pensée  que  ma  fille  était  là, 
—  tenez,  on  aperçoit  d'ici  le  couvent,  —  qu'elle  était  là,  presque  à 
portée  d'appel,  et  que,  cependant,  elle  était  morte! 

Au  début,  je  tentai  de  la  voir.  Vous  connaissez  le  rite.  Les 
demandes  s'engouffrent  dans  un  rideau  qui  double  les  barreaux; 
les  réponses,  surveillées  par  une  sœur  écoute,  ne  répondent  à 
rien.  Pour  savoir  si  votre  fille  est  heureuse,  si  elle  est  bien  por- 
tante, si  votre  présence  lui  est  importune,  rien  d'autre  qu'un 
son  de  voix.  Encore  celui-ci  n'est-il  plus  comme  autrefois., 
Toutes  les  écritures  de  couvent  sont  identiques,  toutes  les  voix 
s'y  ressemblent.  A  chaque  visite,  j'assistais  ainsi  à  l'effacement 
progressif  de  celle  qui  avait  été  ma  fille.  L'ombre  du  cloître, 
comme  celle  de  la  nuit,  dévorait  par  degrés  insensibles  son 
apparence  visible.  Positivement,  j'en  arrivais  à  me  demandei 
parfois  si  c'était  encore  elle  qui  répondait,  ou  une  rempla- 
çante... Bientôt,  découragé,  je  cessai  de  venir.  Je  n'assistai 
même  pas  à  la  prise  de  voile.  On  m'assurait  que  ma  fille  était 
heureuse  ;  que  demander  de  plus,  et  tous  les  pères  ne  de- 
vraient-ils pas  renoncer  à  leur  enfant  pour  lui  assurer  pareille 
chance? 

Hélas!  monsieur,  il  parait  que  je  n'en  étais  pas  là,  puisque, 
non  content  de  repousser  d'un  cœur  révolté  ce  dénouement 
bienfaisant,  je  me  suis  mis  à  haïr  Dieu! 

Songez  qu'un  amant  m'aurait  du  moins  permis  de  voir  ma 
fille!  Tôt  ou  tard,  d'ailleurs,  les  hommes  se  lassent;  un  jour  ou 
l'autre,  ma  fille  abandonnée  me  serait  revenue!  Tandis  que 
Dieu!...  un  Dieu  qu'on  n'aperçoit  pas,  qui  n'existe  pas,  peut- 
être...  un  Dieu  qui  a  pour  festin  de  choix  la  douleur  humaine... 
ah!  celui-là, quand  làcherait-il  sa  proie?  11  prend  et  garde  tout. 

Que  de  fois,  alors,  me  suis-je  rendu,  l'après-midi,  à  la  cha- 
pelle du  Garmel.  J'y  arrivais  à  l'heure  de  l'office,  avec  l'espoir 
que,  parmi  les  chants,  je  distinguerais,  qui  sait!  le  seul  qui 
m'importât  :  mais,  à  peine  assis,  je  n'étais  plus  frappé  que  par 
le  symbole  du  spectacle  :  derrière  une  toile  noire,  des  femmes 
s'obstinant  à  prier  devant  un  tabernacle  qu'elles  ne  voient  pas, 
et  vide  comme  la  nef!   «   Voilà   donc,  pensais-je,  pourquoi  je 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ai  plus  de  iille  :  un  rideau  l'empêche  de  voirl  »  Et  pris  de 
rage,  je  repartais,  puisque  jamais  ce  rideau  ne  devait  se  relever, 
puisque  rien  non  plus  ne  peut  suspendre  l'appel  à  un  Dieu  qui 
ne  répond  pas  I... 

Pardon...  Je  parle  encore  de  moi.  Quelque  volonté  qu'on  en 
ait,  on  a  peine  à  faire  abstraction  de  certains  souvenirs.  Et 
pourtant  que  sont  ceux-là,  auprès  du  reste  I... 

Deux  ans  passèrent. 

Le  10  juillet  dernier,  un  mot  de  la  Supérieure  m'avisait  que 
Geneviève  était  tombée  malade.  On  me  mentait  d'ailleurs  :  j'ai 
appris  depuis  lors  que,  dès  son  entrée,  la  phtisie  l'avait  minée. 

Je  ne  sais  si  vous  imaginez  exactement  ce  qu'est  la  situation 
d'un  père  auquel  on  fait  part  du  danger  grave  couru  par  sa 
tille,  et  qui,  en  même  temps,  n'a  ni  le  droit,  ni  la  possibilité 
d'approcher  d'elle?  Durant  une  quinzaine,  je  dus  me  contenter 
d'aller  au  couvent  solliciter  des  nouvelles.  Nanti  d'un  bulletin 
verbal  et  sommaire,  la  famille  ainsi  satisfaite,  je  n'avais  plus 
qu'à  repartir,  laissant  à  des  indifférents  la  charge  de  soigner 
mon  enfant.  Libre  à  moi  d'ailleurs  de  participer  à  la  joie 
mystique  des  religieuses  qui  me  renseignaient.  Une  fin  rapide 
et  pieuse  n'est-elle  pas  la  récompense  suprême  à  laquelle 
toutes  aspirent? 

De  retour  ici,  terré  le  reste  du  jour  comme  une  bête  touchée 
à  mort,  libre  encore  à  moi  soit  de  me  jeter  par  la  fenêtre,  soit 
de  supplier  la  divinité  avec  l'ardeur  du  sauvage  qui  conjure  le 
tonnerre  de  ne  plus  tonner.  Ceci  aurait  du  me  rendre  fou  : 
même  cette  grâce  m'a  été  refusée  1 

Enfin  le  27  juillet,  arrivé  à  l'heure  habituelle,  je  fus  accueilli 
par  la  Supérieure  en  personne.  Grâce  à  Dieul  Sœur  Thérèse  du 
Sacré-Cœur  s'était  heureusement  endormie  dans  le  Seigneur,  au 
jour  levant.  Une  sainte  de  plus  venait  d'entrer  dans  le  ciel. 
Vous  le  voyez,  la  mort  prise  de  la  sorte  n'est  qu'allégresse.  On 
se  demande  môme  pourquoi  la  Bible  en  fait  un  châtiment. 

Vous  croyez  aussi,  peut-être,  que  j'ai  tenté  de  rompre  les 
barreaux  qui  me  séparaient  du  corps  de  ma  fille  ?  Je  suis  parti 
sans  répondre,  sans  un  geste,  sans  une  larme.  Tout  à  coup 
j'étais  devenu  exactement  pareil  à  ce  bois  de  fauteuil...  insen- 
sible.., je  le  suis  encore.  D'ailleurs,  de  quoi  me  plaindre? 
I>  puis  si  longtemps  déjà,  ma  lille  était  morte  pour  moi  I  Alors, 
n'est-ce  pas,  il  n'y  avait  rien  de  nouveau,  rien  sinon  que,  der- 


l'appel  de  la  route.  503 

rière  le  voile,  les  survivantes  prieraient  encore  avec  plus  de 
joie?... 

Hé  bien  I  non...  Toutestchangé  :  avant,  je  ne  la  voyais  plus, 
elle  était  perdue  pour  moi,  mais  je  la  sentais  vivante  !  Avant, 
ce  n'était  qu'un  couvent  qui  me  la  prenait,  c'est-à-dire  d'autres 
êtres  humains  capables,  comme  vous  et  moi,  de  changer  d'idée, 
et  même  de  lâcher  leur  proie;  tandis  que  cette  fois,  le  voleur 
ne  rendra  pas  /Unvol,  voilà  le  mot!  etdans  quelles  conditions!... 

Si  rude  que  soit  le  jeu  de  la  vie,  il  y  a  des  conventions  qui 
le  régissent.  Les  parents,  par  exemple,  disparaissent  avant  les 
enfants.  L'inverse  est  une  tricherie.  Or,  pour  moi,  la  mort  a 
biseauté  les  cartes!  Elle  m'a  volé,  vous  dis-je,  contrairement 
aux  règles,  volé  comme  on  détrousse  un  provincial  dans  un 
tripot  !  Et  il  n'y  a  pas  de  police  pour  interdire  cela,  pas  de 
magistrat  pour  le  punir  I...  Etonnez-vous,  maintenant,  si  des 
pensées  atroces  se  lèvent  dans  mon  cerveau  !  La  vue  d'une 
mère  avec  son  mioche  me  fait  serrer  les  poings.  Quand  une 
jeune  fille  passe,  je  me  demande  :  «  Pourquoi  n'est-ce  pas  elle 
qui  est  morte  ?  »  Je  hais  la  jeunesse  qui  s'étale,  les  infirmes  qui 
prennent  au  soleil  la  place  de  ma  fille  ;  la  lumière,  la  joie  des 
autres  me  crucifient...  Ce  n'est  rien  encore  :  retourné  vers  le 
passé,  je  prétends  y  traquer  le  misérable  que  j'y  pressens,  et 
qui,  sans  se  découvrir,  nous  a  poussés,  elle  et  moi,  sur  le  chemin 
où  la  mort  attendait  !... 

Mais  vous  hochez  la  tête...  Attendez!  je  n'ai  pas  achevé... 
Sans  ce  qui  va  suivre,  aurais-je  tenté  l'incroyable  effort  de  ce 
récit,  et  que  feriez-vous  ici?... 

Trois  jours  après,  je  revenais  du  cimetière.  Un  homme  se  pré- 
sente ici,  —  un  prêtre  qui  est,  paraît-il,  l'aumônier  du  couvent. . . 

A  sa  vue,  je  fus  tenté  de  refermer  la  porte.  Bien  que  je  ne 
le  connusse  pas,  j'aurais  juré  que  lui  aussi  arrivait  de  là-bas: 
il  portait  encore  dans  sa  soutane  des  relents  d'encens,  de  terre 
mouillée  et  de  cire  mortuaire.  Cependant,  il  insiste,  exige 
presque  d'être  reçu  :  enfin  il  pénètre,  et  le  voici,  là,  exactement 
à  votre  place. 

Il  m'adresse  d'abord  de  vagues  consolations  que  je  n'écoute 
pas,  s'excuse  de  me  déranger  dès  les  premières  heures  de  mon 
deuil,  puis  soudain  s'interrompt  :  s'il  est  venu,  c'est  qu'il  est 
chargé  d'une  mission  et  a  promis  de  s'en  acquitter  ce  jour-là 
même. 


.".Hi  REVUE    DES    DEUX    MONDES 

—  Voici,  acheva-t-il,  le  papier  que  sur  l'ordre  de  Mmc  la 
Supérieure,  et  en  conformité  du  de'sir  exprimé  par  votre  fille, 
je  suis  chargé  de  vous  remettre.  Lisez-le.  Sachant  ce  qu'il 
contient,  je  compte  qu'il  vous  aidera  dans  votre  épreuve.  Il  est 
le  dernier  acte  d'humilité  d'une  carmélite  dont  je  n'ai  jamais 
cessé  d'admirer  les  vertus  et,  —  je  voudrais  au  moins  l'espérer, 
—  la  preuve  éclatante  qu'après  Dieu,  vous  avez  eu  la  part  de 
choix  dans  l'àme  d'une  sainte. 

Il  me  tend  l'enveloppe.  Je  la  dépose  sur  cette  table. 

—  C'est  bien,  monsieur  l'abbé,  je  vous  remercie. 

Il  attend  un  instant,  croyant  que  je  vais  lire,  mais  je  ne 
bouge  point.  Après  quoi,  il  se  lève  : 

—  Je  comprends,  monsieur,  que  vous  préfériez  être  seul 
pour  en  prendre  connaissance.  Que  Dieu  vous  aide  !  Si  vous  le 
permettez,  je  reviendrai  dans  quelque  temps. 

La  porte  bat  :  je  me  retrouve  seul.  Et  je  contemple  l'enve- 
loppe blanche  sur  laquelle  mon  nom  n'est  même  pas  écrit,  cette 
enveloppe  qui,  parait-il,  vient  de  ma  fille,  où  elle  a  mis  peut- 
être  sa  vraie  pensée,  où  je  trouverai,  m'assure-t-on,  ma  pre- 
mière consolation. 

Près  de  quarante-huit  heures  s'écoulèrent,  le  croiriez-vous? 
durant  lesquelles  je  n'y  touchai  pas,  tant  j'avais  l'effroi  de  ne 
trouver  que  des  phrases  pieuses,  l'espoir  d'y  découvrir  que 
j'étais  encore  aimé,  et  une  crainte  sourde  de  me  heurter  à  de 
nouvelles  douleurs. 

Enfin,  vaincu  par  le  désir  d'approcher  une  dernière  fois  ma 
fille,  je  sortis,  en  tremblant,  le   feuillet,  et  je  lus. 

Que  je  dise  tout  de  suite  que  je  n'ai  plus  la  possibilité  de 
montrer  cette  lettre,  cette  confession  plutôt  :  je  l'ai  brûlée. 
Elle  n'était  pas  d'ailleurs  de  la  main  de  Geneviève,  trop  faible 
déjà  pour  écrire  elle-même.  Le  contenu,  cependant,  en  reste 
gravé  là...  Il  y  a  dos  phrases  qu'on  lit  une  fois  et  qui  s'impri- 
ment au  fer  rouge.  Ces  phrases,  non  plus,  je  ne  les  répéterai 
pas.  Trop  souvent,  depuis  lors,  je  me  suis  demandé  s'il  n'eût 
pas  été  mieux  de  les  ignorer  !...  En  revanche,  pour  vous  éclai- 
rer, il  est  nécessaire  de  résumer  l'essentiel... 

Et  d'abord,  ma  fille  me  demandait  pardon!  oui,  —  pardon 
de  m'avoir  quitté,  pardon  de  s'être  dérobée  à  l'immense  ten- 
dresse qu'elle  savait  lui  être  donnée,  pardon  de  n'avoir  pas  dit 
comme  elle  me  la  rendait... 


l'appel  de  la  route.  50 


■j 


Je  sais  bien  qu'à  la  veille  de  sa  vêture,  elle  m'avait  écrit  les 
mêmes  choses  :  mais  alors,  elle  obéissait  à  une  règle,  tandis 
que  maintenant  rien  ne  l'obligeait  à  rappeler  ainsi  notre  passé, 
rien  surtout  ne  l'obligeait  à  le  justifier.  Or,  monsieur,  la  suite 
n'avait  pas  d'autre  objet. 

Acte  d'humilité,  avait  dit  l'aumônier.  Suprême  élan  de 
contrition?  possible  encore...  Avant  tout,  besoin  de  m'expliquer, 
à  moi  le  père,  pourquoi  j'avais  été  torturé  et  quelle  fatalité 
supérieure  dicte  les  événements. 

Si  ma  fille,  en  effet,  est  morte  carmélite,  si  vous  me  voyez 
là,  dépouillé,  solitaire  et  révolté,  c'est  que  ma  fille,  ayant  cru 
tuer  une  àme,  n'a  vu,  pour  la  racheter  devant  Dieu,  qu'un 
sacrifice  possible  :  le  sien.  Supposez  une  seconde  qu'il  n'y  ait 
pas  eu  l'autre,  ma  fille  n'eût  jamais  été  religieuse,  je  n'aurais 
pas  souffert,  et  probablement  je  bénirais  la  vie.  Laissons  de  côté 
la  phraséologie  pieuse,  les  remords  de  pécheresse  accablée  sous 
le  fardeau  d'une  faute  problématique,  que  reste-t-il  de  la  confes- 
sion de  ma  fille?  L'autre.  Car,  à  Semur,  mes  yeux  avaient  bien 
vu.  De  toutes  les  forces  de  son  être,  ma  fille  adorait  l 'autre  !  A  la 
suite  de  quel  drame  l'autre  a-t-il  disparu  en  menaçant  de  se  tuer, 
comment  ma  fille  a-t-elle  perdu  sa  trace,  cru  la  menace  réalisée, 
comment  surtout  en  est-elle  venue  à  se  traiter  en  justicier?  je 
l'ignore  ;  et  à  quoi  bon  d'ailleurs  ?  Ah  I  si  seulement  elle  m'avait 
alors  ouvert  son  cœur,  ensemble,  n'est-ce  pas?  nous  aurions  vu 
clair,  j'aurais  dissipé  ces  folies  :  je  lui  aurais  ramené  l'autre,  à 
coup  sur  demeuré  bien  vivant  I  tandis  que  maintenant...  Main- 
tenant, monsieur,  ma  fille  est  morte,  je  voudrais  être  mort,  et 
c'est  un  autre  qui  a  fait  cela,  un  autre  dont  ma  fille  a  probable- 
ment ignoré  ce  qu'il  est  devenu,  un  autre  dont  je  ne  connais 
toujours  pas  le  nom...  Auparavant,  j'accusais  Dieu  :  désormais, 
je  dois  accuser,  haïr  dans  le  vide! 

Ainsi,  quelque  part  un  homme  existe,  que  ma  fille  a  aimé, 
qui  a  dédaigné  ma  fille,  pour  lequel  ma  fille  a  tout  sacrifié,  y 
compris  moi  :  et  cet  homme  m'échapperait?  Allons  donc!  dussé-je 
y  consumer  ce  qui  me  reste  de  fortune  et  de  vie,  je  prétends, 
j'exige  de  l'atteindre! 

Comprenez-vous  aussi  pourquoi  vous  êtes  là,  pourquoi  vous 
m'écoutez? 

Depuis  deux  mois,  je  fouille  le  passé;  je  scrute,  je  tâtonne... 
Ah!  tous  les  gens  que  nous  avons  pu  connaître,  comme  je  les 


.1 


)0C  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ai  déjà  interrogés,  soupçonnés,  jaugés I...  Rien  encore,  pas 
même  la  pauvre  lueur  qui,  sans  éclairer,  marquerait  au  moins 
la  voiel  Et  voici  que,  soudain,  vous  reparaissez...  vous  qui  avez 
dû  savoir...  qui  savez  peut-être...  Du  coup,  j'ai  vu  l'horizon  se 
rouvrir.  Il  me  semblait  que  ma  fille  elle-même  vous  amenait 
pour  mettre  fin  à  ma  dernière  angoisse.  Elle  était  là,  me  com- 
mandant de  ne  rien  omettre,  assurée  d'éclairer  ainsi  vos  soup- 
çons, ou  mieux,  de  justifier  votre  certitude.  Alors,  à  votre  tour! 
Quand  on  a  été  mêlé  comme  vous  à  la  vie  quotidienne  d'une 
ville,  on  n'ignore  rien  de  ce  qui  s'y  passe.  Je  sens,  je  suis  sûr 
que  vous,  du  moins,  n'hésitez  pas...  Donc,  répondez!  qui  est 
l'autre?  A  qui  dois-je  l'enfer  où  je  descends?  Oh  1  ne  détournez 
pas  les  yeux...  Même  si  c'était  vous,  par  hasard,  vous  ne  devez 
pas  vous  taire!  parlez...  j'ai  tout  dit...  j'attends...  » 

VIII 

Arrêtons-nous  un  instant,  avant  de  poursuivre  la  scène. 

Il  est  clair  que  n'importe  quel  auditeur  eût  senti  son  indif- 
férence fondre  au  rayonnement  de  douleur  qui  émanait  de 
M.  Lormier.  Qu'était-ce,  quand  on  avait  mesuré,  comme  moi, 
la  passion  jalouse  dont  ce  père  avait  vécu? 

Admirez  aussi  l'ingéniosité  de  la  souffrance,  une  fois  la 
blessure  faite,  à  se  renouveler.  Quelle  gradation  savante!  Pour 
une  indisposition  sans  gravité,  j'avais  vu  M.  Lormier  trembler 
d'épouvante  à  la  pensée  de  perdre  sa  fille  :  il  l'avait  maintenant 
perdue  deux  fois.  A  un  autre,  qui  eût  aimé  son  enfant  d'une 
manière  ordinaire,  cela  ne  serait  pas  arrivé  ;  mais  au  père 
exceptionnel,  l'exceptionnelle  aventure.  Pour  être  choisi,  il 
suffit  qu'on  soit  entre  tous  le  plus  apte  à  goûter  l'amertume  du 
breuvage... 

Restait  qu'au  milieu  de  tant  de  ruines,  un  vague  désir  agi- 
tait le  coeur  du  malheureux.  Que  ce  désir  fût  ou  non  déraison- 
nable, il  était.  A  tort  ou  à  raison,  M.  Lormier  voulait  connaître 
l'autre.  Allais-je  lui  répondre,  et  m'abandonnant  à  mon  tour  à 
l'intuition  qui,  brusquement,  illuminait  mon  esprit,  devais- 
je,  pour  l'apaiser,  lui  livrer  celle-ci  ? 

Ici,  en  effet,  se  place  pour  moi  une  série  de  phénomènes 
mentaux  que  je  ne  tenterai  pas  d'expliquer  et  dont  il  me  suffit 
que  je  les  aie  subis.  Et  d'abord,  à  peine  M.  Lormier  achevait-il 


l'appel  de  la  route.  501 

son  récit,  que,  brusquement,  une  image  avait  surgi  devant 
mes  yeux  :  La  Gilardière. 

Pourquoi  lui?  quelles  preuves  en  apporter?  Un  seul  jour, 
il  avait  passé  devant  nous,  et  M,le  Lormier  avait  semblé  ne  pas 
le  voir.  Une  autre  fois,  M.  Lormier  en  avait  parlé  et  c'était 
pour  en  dire  du  mal,  précisément  sur  la  foi  de  sa  fille.  Enfin  La 
Gilardière  parti,  les  Lormier  étaient  partis  à  leur  tour  :  coïn- 
cidence, rien  de  plus. 

Cependant,  aujourd'hui  encore,  j'ai  la  conviction  de  ne  pas 
errer  :  La  Gilardière  dut  être  Vautre.  Si,  comme  l'imaginait 
M.  Lormier,  sa  fille  m'avait  conduit  ici  pour  l'éclairer,  elle 
faisait  mieux  encore  :  elle  me  criait  le  nom!  Je  ne  pouvais  pas 
ne  pas  l'entendre  ! 

Mais  il  y  a  plus  :  à  la  minute  même  où  ceci  s'imposait  à 
moi,  alors  que  j'allais  ouvrir  la  bouche  pour  accorder  à  M.  Lor- 
mier le  pauvre  soulagement  momentané  qu'il  mendiait  à  grands 
cris,  aussi  impérieuse  que  la  suggestion  du  nom,  une  force 
intérieure  m'ordonna  de  me  taire. 

Le  comprenne  qui  voudra!  il  semblait  positivement  que  la 
lumière  ne  m'eût  été  révélée  que  pour  mieux  la  préserver. 
Mlle  Lormier  serait  apparue  soudain  pour  me  commander  le 
silence,  que  j'eusse  senti  la  même  impossibilité  à  livrer  ce  que 
je  tenais  désormais  pour  certain.  J'ignore  si  les  morts  parvien- 
nent à  nous  parler  :  s'ils  le  font,  ce  ne  peut  être  que  de  cette 
manière  invisible  et  secrète,  sous  forme  d'une  volonté  à  laquelle 
on  désespère  d'échapper...  Et  c'est  ainsi  que,  voulant  de  toute 
mon  âme  satisfaire  M.  Lormier,  je  tentai  au  contraire  de  lui 
brouiller  la  piste;  quand  il  eut  jeté  :  «  Parlez,  j'ai  tout  dit, 
j'attends!  »  ce  ne  fut  pas  non  plus  le  nom  de  La  Gilardière  que 
je  prononçai,  mais  des  paroles  qui  m'étonnèrent  moi-même, 
tant  elles  m'étaient  étrangères. 

—  Hélas!  cher  monsieur,  il  était  écrit  que  je  vous  apporterais 
une  désillusion  nouvelle.  Après  votre  récit,  et  m'efforçant  d'en 
tirer  des  conclusions,  je  ne  rencontre  qu'une  pensée,  plus  déses- 
pérante qu'utile.  Non,  Vautre,  comme  vous  le  nommez,  n'habi- 
tait pas  Semur.  Vivant  à  Semur,  pour  habile  qu'on  l'imagine» 
il  n'aurait  pas  esquivé  les  curiosités  d'alentour.  Ouvertement  ou 
non,  on  aurait  parlé  de  lui.  Or,  j'affirme  que  jamais  je  n'en- 
tendis prononcer  un  nom  en  même  temps  que  le  vôtre.  Bien 
mieux,  j'ai  toujours  été  surpris  du  silence  total  dans  lequel  on 


508  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vous  laissait.  La  malignité  des  petites  villes  a  des  instincts  sûrs: 
il  est  probable  que,  dès  le  premier  jour,  on  vous  a  sentis  occupés 
ailleurs...  Ailleurs  est  le  terme  exact  :  croyez-moi,  l'autre  vivait 
ailleurs,  probablement  à  Paris,  ou  plus  loin  encore...  Ailleurs, 
ce  peut  être  la  France,  c'est  partout...  Mais  qu'est-ce  qu'une 
recherche  destinée  à  se  perdre  ainsi  à  travers  le  monde?  Ne 
serait-il  pas  plus  sage  d'envisager  tout  de  suite  la  déception 
qu'elle  doit  donner  et  de  renoncer  à  poursuivre  un  mystère,  que, 
sauf  le  cas  d'une  chance  bien  improbable,  on  ne  saurait  atteindre? 
J'évitais  en  parlant  de  rencontrer  le  regard  de  M.  Lormier. 
En  revanche,  je  pouvais  suivre  sur  sa  poitrine  le  rythme  de 
ses  impressions.  Après  avoir  été  suspendu  un  instant,  le  souffle 
de  M.  Lormier  recommença,  d'abord  doucement,  puis,  de  plus 
en  plus  rapide.  Quand  j'achevai,  j'eus  l'impression  que  le  corps 
tout  entier  se  ramassait  pour  un  élan.  Je  m'attendis  à  un  bond. 
Il  ne  bougea  pas. 

—  Ainsi,  vous  estimez,  vous,  que  l'autre  est  à  Paris? 
Je  hochai  la  tête,  et  toujours  sans  regarder  : 

—  J'ai  dit  Paris...  ou  ailleurs. 

—  C'est  tout  ce  que  vous  trouvez? 

—  Tout...  je  le  regrette... 

Les  épaules  se  levèrent;  un  sourire  sardonique  contracta  la 
bouche  : 

—  Mon  compliment  1  vous  êtes  discret. 
Je  ne  pus  maitriser  un  tressaillement  : 

—  Pourquoi  discret?...  ignorant  suffit. 

Il  fit  quelques  pas  dans  la  pièce,  l'air  songeur.  Revenu 
ensuite  vers  moi,  il  s'arrêta.  Je  me  sentis  dépouillé  par  un 
examen  aigu. 

—  Et  pourtant,  reprit-il,  je  lis  dans  vos  yeux  que  vous  gardez 
quelque  chose  que  vous  ne  voulez  pas  dire  I 

Effrayé  par  sa  clairvoyance,  je  compris  en  même  temps 
qu'il  prétendait  passer  outre  à  mes  défaites.  Je  n'avais  qu'à 
faire  front. 

—  En  effet,  répliquai-je  résolument,  il  y  a  autre  chose,  mais 
je  m'abstiens  de  le  formuler,  crainte  de  vous  blesser. 

Il  secoua  les  épaules  ironiquement  : 

—  En  serais-je  là  que  quoi  que  ce  soit  puisse  encore  me 
blesser?  Je  ne  le  crois  pas  vraiment...  Hé  bien  ?...  reprit-il, 
voyant  que  je  tardais  à  m'expliquer. 


L  APPEL    DE    LA    ROUTE. 


509 


—  Supposons,  dis-je,  que  vos  recherches  aient  abouti,  que 
vous  connaissiez  l'autre...  A  quoi  cela  vous  avancera-t-il  ? 

Ses  joues  devinrent  pourpres  : 

—  Vous  oubliez  que  cet  homme  a  tué  ma  fille  1 

—  Mais  s'il  est  mort  lui-même,  ou  disparu? 

—  Il  ne  l'est  pas  :  les  gens  de  sa  sorte  ne  passent  jamais  à 
l'acte  1 

—  Cependant,  c'est  possible. 

—  Non. 

—  Soit  :  admettons-le  vivant.  Alors,  que  ferez-vous? 

Je  vis,  comme  auparavant,  son  corps  se  ramasser  pour  un 
élan  et  toujours  sans  bouger. 

—  Ce  que  je  ferai?  J'irai  à  lui,  où  qu'il  soit.  Face  à  face,  je 
le  confronterai  avec  son  œuvre,  et  puis... 

Les  mots  s'arrêtèrent  dans  sa  gorge.  Je  ne  le  laissai  pas 
achever. 

—  Et  puis,  déclarai-je  froidement,  vous  rappelant  que  votre 
fille  l'aima  au  point  de  vous  sacrifier  à  lui,  vous  prendrez  la 
fuite,  avec  le  remords  d'en  avoir  trop  fait  et  la  pensée  que 
mieux  valait  respecter  le  dernier  vœu  de  celle  qui,  jusqu'au 
bout,  souhaita  le  laisser  inconnu  ! 

Il  m'écoutait  peut-être.  Il  tentait  surtout  de  découvrir  sous 
mes  phrases  la  réticence  qu'il  était  assuré  d'avoir  surprise  tout 
d'abord.  Après  que  j'eus  achevé,  il  attendit  encore  un  peu  afin 
de  s'assurer  que  je  n'ajouterais  rien,  puis  d'une  voix  coupante  : 

—  Non,  répliqua-t-il,  je  ne  fuirai  pas.  Je  ne  croirai  pas  non 
plus  que  ma  fille  me  désapprouve.  Il  faudrait  pour  cela  que  les 
morts  ne  fussent  pas  morts,  et  ils  le  sont...  tout  à  fait...  Où 
serait  la  justice,  si  les  vivants  renonçaient  à  l'établir  eux- 
mêmes  ?  Songez  à  Vautre  qui  ne  sait  rien,  ou  qui  s'en  moque, 
et  qui  est  heureux  ! 

Et  approchant  de  moi  soudain  : 

—  ...  Car  vous  ne  niez  plus  qu'il  vive,  n'est-ce  pas? 
Je  me  redressai  avec  violence  : 

—  Je  l'ignore  absolument! 

—  Il  vit,  et  vous  savez  oui 

—  J'affirme... 

—  Ah!  plus  de  faux-fuyants;  je  veux  le  nom,  le  lieu... 

—  Faut-il  jurer  que  je  ne  les  soupçonne  pas? 

i —  Allons  donc!  voici  là,  dans  vos  yeux,  la  lueur  qui  me 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

renseigne.  Mon  récit  ne  vous  a  rien  appris  :  vous  saviez  tout  I 

—  Vous  rêvez. 

—  Je  voisl 

Nous  parlions  désormais  sans  mesurer  les  mots.  Je  me  de- 
mandais où  nous  allions,  quand  le  timbre  retentit  dans  l'anti- 
chambre. 

—  Quelqu'un!  murmurai-je,  le  cœur  bondissant  à  la  pens* ■■• 
d'un  arrêt  dans  le  duel  qui  s'engageait. 

M.  Lormier  regarda  machinalement  la  pendule. 

—  Ce  n'est  personne  :  c'est  la  femme  de  service;  elle  passe  à 
cette  heure-ci. 

Et  précisément  parce  qu'il  s'agissait  d'une  chose  habituelle, 
il  trouva  naturel  de  s'interrompre  pour  aller  ouvrir  :  tant,  aux 
instants  les  plus  tragiques,  nous  demeurons  serviteurs  du  geste 
coutumier. 

Laissé  seul  dans  la  pièce,  j'aspirai  l'air  comme  on  boit  un 
verre  d'eau.  Si  l'arrivée  d'une  femme  de  service  n'était  point  la 
diversion  espérée,  elle  apportait  du  moins  un  répit.  Quand, dans 
quelques  instants,  le  débat  reprendrait,  nous  aurions  eu  le  temps 
l'un  et  l'autre  de  nous  ressaisir.  Les  emportements  soudains 
risquent  seuls  de  déchirer  les  voiles. 

Cependant  M.  Lormier,  ayant  passé  dans  l'antichambre, 
approchait  de  la  porte.  Je  perçus  le  gémissement  de  la  serrure 
qui  tournait  sous  sa  main  irritée.  J'attendis  ensuite  le  renvoi 
de  l'importune.  Un  dialogue  bref,  au  contraire,  me   parvint  : 

—  Vous,  monsieur  1 

—  Au  moins,  ne  suis-je  pas  indiscret? 

—  Si...  non...  enfin,  peu  importe.  Entrez. 

Puis  des  pas  qui  piétinent,  s'emmêlent,  semblent  traîner 
comme  la  pensée  qui  les  dirige...  Avez-vous  noté  avec  quelle 
précision  des  pas,  s'agit-il  de  traverser  un  couloir,  révèlent  un 
accueil,  l'embarras  de  celui  qui  tombe  mal,  l'impatience  de 
celui  qu'on  dérange?... 

—  Passez,  monsieur. 

—  Après  vous. 

Et  M.  Lormier  reparut.  Un  prêtre  le  suivait. 

II  entra,  timide,  petit,  les  épaules  effacées,  son  corps  maigre 
perdu  dans  une  soutane  trop  vaste,  sans  autre  souci  visible  que 
celui  d'éviter  les  meubles  et  de  trouver  un  coin  obscur  où 
s'abriter.  Bien  qu'il  ait  dû  m'apercevoir  dès  le  seuil,  il  ne  parut 


l'appel  de  la  route.  51d 

remarquer  ma  pre'sence  qu'une  fois  arrivé  à  la  place  qu'il  s'était 
choisie,  et,  alors,  son  embarras  redoubla.  Tout  en  m'adressant 
une  salutation  suppliante,  il  balbutia  : 

—  Ah  I  voilà  qui  confirme  mes  craintes...  je  dérange... 

—  Point  du  tout,  répliqua  M.  Lormier  :  monsieur  est  un 
ami  d'autrefois,  notre  médecin,  à  Semur. 

Puis,  me  désignant  le  prêtre  : 

—  Je  vous  présente  M.  l'aumônier...  Aumônier  du  Garmel, 
bien  entendu... 

Je  repris  ma  chaise  ;  l'abbé  s'installa  de  l'autre  côté  de  la 
table  ;  M.  Lormier,  lui,  venu  devant  la  cheminée,  resta  debout, 
et  aucun  n'ayant  envie  de  commencer,  nous  attendîmes... 

Brusquement  l'irruption  de  ce  tiers,  si  humble,  modifiait 
tout.  M.  Lormier,  l'air  absent  comme  au  début  de  notre  ren- 
contre, semblait  avoir  oublié  ses  projets.  L'abbé  souriait  ingé- 
nument pour  se  donner  une  contenance.  Moi-même,  je  savou- 
rais l'imprévu  d'une  accalmie,  qui,  si  brève  fùt-elle,  nous 
rendait  au  sang-froid.  La  pièce  où  nous  étions  ressemblait  à 
ces  maisons  où  un  malade  agonise  :  les  voix  se  taisent,  les  pas 
se  font  discrets,  et  les  cœurs  battent  affolés... 

Je  profitai  du  répit  pour  examiner  l'abbé  plus  à  loisir.  A  y 
mieux  regarder,  il  me  parut  un  personnage  singulier  :  des  yeux 
pâles,  des  joues  couperosées,  un  nez  volontaire  qui  descendait 
en  flèche  vers  une  bouche  morne  et  encadrée  de  lèvres  sereines, 
le  tout  faisant  l'exacte  contre-épreuve  de  M.  Lormier.  Au  repos, 
on  oubliait  l'incertitude  du  geste  pour  l'ascétisme  du  visage  ; 
l'expression  d'anxiété  peureuse  se  muait  en  immobilité  réflé- 
chie. 

M.  Lormier  et  moi  nous  obstinant  à  ne  rien  dire,  il  fallut 
bien  pourtant  que  le  troisième  se  décidât. 

Prenant  donc  son  parti  et  roulant  d'un  air  gêné  son  chapeau 
dans  ses  mains,  l'aumônier  débuta  : 

—  Je  tenais  d'autant  plus,  monsieur,  à  vous  rendre  mes 
devoirs  que  ma  première  visite  ne  comptait  pas,  étant  unique- 
ment consacrée  à  une  fonction  de  fidèle  commissionnaire. 

Ainsi,  il  n'était  pas  revenu  depuis  le  jour  de  l'enterrement. 

—  Puis-je  espérer,  poursuivit-il  avec  effort,  qu'aujourd'hui 
votre  cœur  est  un  peu  moins  meurtri,  sinon  en  voie  d'apaise- 
ment? Le  désespoir  où  je  vous  ai  trouvé,  n'a  pu  qu'être  adouci 
par   la  certitude  que  votre  chère  fille  est  au  ciel.  Je  compte 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beaucoup  sur  l'intercession  de  sœur  Thérèse.  Priez-la  souvent, 
comme  je  le  fais  moi-même...  et  vous  verrez... 

Le  silence  reprit,  accablant.  Les  yeux  du  prêtre  erraient 
avec  angoisse  autour  de  la  chambre,  en  quête  d'une  réponse 
qui  ne  venait  pas.  On  le  sentait  découragé  de  poursuivre.  Il  ne 
parlait  que  par  devoir. 

—  Qu'est-ce  que  je  verrai?  reprit  enfin  M.  Lormier. 

Lui  aussi  contemplait  les  murailles  :  évidemment,  il  posait 
la  question  sans  se  soucier  d'une  réponse. 

—  Peu  à  peu,  le  fardeau  s'allégera  :  Dieu  aidant,  vous  vous 
résignerez. 

—  Ohl  pour  cela,  monsieur  l'abbé,  je  n'ai  besoin  de  per- 
sonne. Gomment  ne  pas  se  résigner  à  ce  que  l'on  sait  ne  pou- 
voir changer?  riposta  M.  Lormier. 

Il  s'était  tourné  vers  le  prêtre  avec  une  sorte  d'irritation. 
J'en  avais  fait  autant,  comme  pour  m'associer  à  des  paroles  qui 
résumaient  si  bien  ma  propre  pensée  :  seule  compte  la  douleur 
qui  se  sait  définitive.  Sans  paraître  remarquer  notre  mouve- 
ment, l'aumônier  hocha  la  tête  : 

—  Je  me  fais  mal  comprendre.  J'ai  entendu  par  «  se  rési- 
gner »  accepter  avec  reconnaissance  le  don  divin  qui  nous  est 
accordé  sous  les  espèces  de  la  souffrance. 

M.  Lormier  eut  l'air  de  balancer  entre  l'étonnement  d'un 
pareil  propos  et  le  découragement  de  parvenir  à  être  compris  à 
son  tour  : 

—  En  ce  cas,  en  effet,  monsieur  l'abbé,  n'attendez  pas  de 
moi  pareil  effort. 

—  La  foi,  pourtant... 

—  La  foi  est  un  don  que  je  n'ai  jamais  eu  beaucoup,  mais 
qui  m'échappe  entièrement  aujourd'hui. 

—  Votre  chère  fille  m'avait  dit  cependant...  j'avais  cru... 
c'est  un  malheur,  monsieur...  oui...  le  plus  grand  de  tous  ! 

—  J'en  supporte  tant  d'autres  que,  dans  le  nombre,  celui-là 
ne  compte  pas,  dit  encore  M.  Lormier. 

Et  l'on  eut  la  certitude  qu'il  n'ajouterait  rien.  Désormais,  il 
avait  résolu  d'ignorer  cet  homme  qui,  ayant  renoncé  à  la 
famille  et  ne  risquant  pas  d'être  dépouillé,  affichait  sans  grâce 
une  intolérable  sécurité.  Je  ressentais  au  contraire  une  impres- 
sion inverse.  Il  me  semblait  que  grâce  à  lui,  —  qui  en  avait 
parié  pourtant  si  peu,  —   le    souvenir  de   la   morte  tendait  à 


l'appel  de  la  route.  M 3 

s'installer  au  milieu  de  nous,  d'une  manière  concrète.  Sans 
doute,  nous  nous  trompions  l'un  et  l'autre;  cela  suffisait  pour- 
tant à  nous  donner  l'apparence  absorbée  de  gens  qui,  écoutant 
leurs  pensées,  se  détachent  de  toute  conversation. 

Un  nouveau  silence  ayant  suivi,  dont  rien  ne  permettait 
d'entrevoir  la  fin,  l'abbé,  de  plus  en  plus  gêné,  et  toujours  rou- 
lant son  chapeau,  se  pencha  cette  fois  de  mon  côté  : 

—  Monsieur  habite  encore  Semur? 

—  En  effet. 

—  Bien  agréable  ville,  dit-on. 

—  Charmante. 

—  Vousy  étiezdéjà,  naturellement,  du  temps  de  M.Lormier? 

—  J'étais  même  son  médecin,  comme  il  le  rappelait  tout  à 
l'heure. 

—  Alors,  vous  avez  connu  aussi  sœur  Thérèse  du  Sacré- 
Cœur,  quand  elle  était  dans  le  monde? 

Vous  suivez,  n'est-ce  pas?  ces  questions  et  ces  réponses  que 
nous  jetions  dans  le  vide  de  la  pièce.  Rien  de  plus  inoffensif, 
en  apparence.  A  moins  de  gémir  sur  le  temps,  quels  autres  pro- 
pos tenir?  Cependant,  grâce  à  eux,  nous  courions  à  l'abimel 

L'abbé  n'avait  pas  terminé  sa  phrase  que  déjà  M.  Lormier 
intervenait  : 

—  En  effet,  le  docteur  a  connu  ma  fille,  beaucoup  plus  que 
vous  ne  le  pensez  :  il  sait  même  qui  est  l'autre! 

Incertain,  l'abbé  releva  la  tête  pour  considérer  M.  Lormier. 
Il  cherchait  à  comprendre. 

—  C'est  vrai,  dis-je  à  mi-voix,  j'oublie  que  vous  ignorez.... 
M.  Lormier  désigne  ainsi  la  personne  à  laquelle  sœur  Thérèse 
faitallusion  dans  ses  dernières  confidences;  mais,  contrairement 
à  ce  qu'il  suppose,  je  ne  pourrais  lui  fournir  aucun  rensei- 
gnement à  ce  sujet. 

—  Ah!  répondit  l'abbé,  du  moment  que  vous  êtes  au  cou- 
rant des  confidences  de  sœur  Thérèse,  je  me  permettrai  de 
remarquer  qu'il  y  faut  moins  voir  l'expression  d'une  réalité 
positive  que  celle  d'une  admirable  humilité  et  de  touchants 
scrupules. 

Il  s'adressait  à  moi;  néanmoins,  il  s'exprimait  comme  si  son 
conseil  devait  aller  ailleurs,  et  sa  voix  avait  pris  une  assurance 
qui  m'étonna. 

—  Compris,   dit  M.  Lormier;   si   bien    que,   venus  l'un  et 

TOMB  LXV.   —   192).  33 


REVUE    DES    DEUX    MONDE?. 

l'autre  m'oflfrir  des  consolations  dont  je  n'ai  que  faire,  vous  êtes 
résolus  (  ne  point  répondre  à  la  seule  question  qui  m'intéresse  1 
Une  double  exclamation  suivit  : 

—  Quoi,  monsieur I  vous  cherchez... 

—  Allons-nous  recommencer? 

—  Si  je  ne  prétendais  pourtant  connaître  enfin  la  vérité, 
Tous  aurais-je  laissés  entrer  chez  moi?  s"écriait  de  son  côté 
J\l.  Lormier. 

Puis,  tragique,  tant  son  ironie  demeurait  glacée  : 

—  Avouez,  poursuivit-il,  que  la  situation  est  pour  le  moins 
piquante.  Nous  sommes  trois  ici,  dont  deux  étrangers.  Un 
drame  intime  a  ruiné  la  vie  de  ma  fille  et  la  mienne.  Qui  de- 
vrait être  au  courant,  sinon  moi,  le  père?  Point!  Seuls,  les 
étrangers  possèdent  ce  privilège.  Le  docteur,  j'en  ai  la  convic- 
tion, sait  tout.  Quant  à  vous... 

—  Moi?  interrompit  l'abbé. 

—  Oui,  vous...  osez  nier  que  vous  ayez  été  le  confident  de 
ma  fille  I  Bien  mieux,  du  jour  où  elle  devint  votre  pénitente, 
ai-je  rien  connu  d'autre  que  ce  qu'il  vous  a  plu  de  l'autoriser  à 
me  dire? 

Durant  une  seconde  ensuite,  on  n'entendit  plus  rien,  sinon 
le  bruit  léger  de  nos  souffles.  A  nous  voir  ainsi,  muets  et  immo- 
biles, il  semblait  que  nous  attendissions  l'arrivée  d'un  être  chargé 
de  dissiper  les  ténèbres  au  sein  desquelles  nous  étouffions.  Et, 
tout  à  coup,  je  crus  en  effet  qu'il  entrait  I  L'abbé  enfin  se 
levait.  Une  volonté  contenue  redressait  son  corps  peureux.  Il 
commença  d'une  voix  sourde,  bien  que  libérée  déjà  des  incer- 
titudes antérieures  : 

—  Avant  tout,  monsieur,  permettez-moi  de  relever  une 
erreur  que  votre  ignorance  de  nos  règles  suffit  à  excuser,  mais 
qu'il  importe  de  chasser  de  votre  esprit.  Si  j'ai  bien  saisi  le  sens 
de  vos  dernières  paroles,  vous  supposez  que  j'ai  demandé  à  ma 
pénitente  le  nom  de  celui  qui...  avait  pu  jadis  l'intéresser. 
C'est  là  une  assertion  gratuite.  C'est  aussi  croire  qu'un  confes- 
seur, digne  de  ce  nom,  s'intéresse  à  autre  chose  qu'au  seul 
pénitent  dont  il  reçoit  les  aveux.  Au  risque  de  vous  surprendre, 
j'atteste  devant  Dieu  que  si  votre  fille  avait  été  tentée  de  pro- 
noncer un  nom,  je  lui  aurais  imposé  silence.  Au  tribunal  de  la 
pénitence,  chacun  s'occupe  de  soi  :  la  Providence  s'avise  des 
autres  I... 


l'appel  de  la  boute.  515 

Dès  le  début,  je  le  répète,  si  les  mots  marquaient  encore 
une  certaine  hésitation,  l'accent,  tour  à  tour  âpre  et  mollissant, 
oscillait  déjà  entre  la  timidité  qui  s'efface  et  une  ardeur  pro- 
fonde qui  brise  son  lien.  Mais  à  ce  point,  que  dire  de  ce  que  nos 
yeux  aperçurent?  Rejetant  le  masque,  un  homme  nouveau,  le 
véritable  à  coup  sur,  venait  de  paraître.  Plus  de  mièvreries, 
plus  de  douceur  :  un  front  altier,  des  lèvres  impérieuses,  un 
regard  dont  le  poids  obligeait  les  nôtres  à  baisser,  un  ton  de 
maître...  C'était  une  transformation  telle  qu'on  hésitait  ;i  en 
admettre  la  réalité,  telle  encore  qu'il  eût  été  impossible  d'inter- 
rompre ou  de  ne  pas  écouter.  On  se  demandait  :  «  Est-ce  toujours 
lui  ?  »  On  ne  pouvait  y  croire,  et  déjà  on  savait  qu'on  devrait 
obéir. 

Il  poursuivit  : 

—  Au  risque  de  vous  surprendre  une  seconde  fois,  j'atteste 
aussi  que  si  l'idée  de  chercher  à  votre  tour  le  nom  de  cet 
homme  vous  est  venue,  vous  y  renoncerez  aujourd'hui,  de- 
main peut-être,  d'ici  peu  à  coup  sur...  Ceci  pour  une  raison 
bien  simple,  et  qui,  si  elle  ne  vous  touche  aussitôt,  l'emportera 
quelque  jour  et  malgré  vous.  Si  je  vous  en  priais  au  nom  de 
votre  fille,  dont  je  fus,  c'est  exact,  le  suprême  confident,  oseriez- 
vousme  résister?  Hé  bien!  je  vais  plus  loin  :  assuré  de  rem- 
placer ici  une  morte  qui  ne  peut  se  défendre,  et  certain  de 
rester  l'exécutant  fidèle  de  sa  volonté,  je  vous  intime  l'ordre 
de  laisser  intact  un  mystère  qui  doit  vous  être  sacré,  comme  la 
mémoire  même  de  celle  qui  l'a  gardé  ! 

Entamée  dans  le  silence,  l'injonction  s'éteignit  de  même. 
Prononcées  par  un  autre,  je  venais  d'entendre  précisément  les 
raisons  qui,  auparavant  et  dans  l'intime  de  mon  être,  m'avaient 
obligé  à  me  taire.  Mais  avec  quelle  puissance  elles  avaient 
retenti!  Après  cela,  qu'ajouter?  M.  Lormier,  lui-même,  devait 
avoir  compris  que  la  lueur  à  laquelle  il  tentait  de  raccrocher 
sa  vie,  allait  s'éteindre  et  je  le  vis  quitter  sa  place  pour  errer 
indécis,  un  long  moment.  Toutefois,  de  tels  désirs  ne  meurent 
pas  sans  soubresauts. 

—  Ainsi,  murmura-t-il  enfin,  il  vous  parait  naturel,  mon- 
sieur l'abbé,  que  je  sois  devenu  ce  que  je  suis  et  que  j'ignore, 
pour  jamais,  à  qui  je  le  dois? 

Il  y  eut  dans  la  réponse  le  même  accent  d'autorité  : 

—  Peu  importe,  monsieur,  d'où  vient  la  souffrance.  Le  plus 


516  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souvent,  celui  qui  la  provoque  est  irresponsable  et  ne  soupçonne 
pas  ce  qu'il  a  fait.  Une  seule  chose  compte  :  la  souffrance  en 
elle-même,  et  le  mérite  qu'elle  nous  acquiert. 

Une  dernière  colère  souleva  M.  Lormier  contre  la  formule 
implacable. 

—  Dites  tout  de  suite  que  la  souffrance  est  un  bienfait  I 

—  Une  semence  divine,  oui,  monsieur. 

—  Parce  que  vous  croyez  en  Dieu  ! 

—  Parce  que  j'ai  toujours  vu  la  vie  naître,  grandir,  et  ne 
subsister  que  par  la  souffrance. 

—  Il  suffit,  monsieur  l'abbé  :  contemplez  donc  une  fois  au 
moins  un  homme  en  qui  la  semence  divine  a  fait  germer  le 
goût  du  néant  et  la  haine  de  la  vie.  Du  sommet  où  je  suis,  on 
juge  la  réalité  à  sa  mesure.  Ma  fille  s'est  sacrifiée  pour  rien.  Ma 
douleur  ne  sert  à  rien.  Un  temps  de  douleurs  entre  deux  riens, 
voilà  l'histoire  de  tous,  la  mienne  aujourd'hui,  la  vôtre  demain... 

L'abbé  interrompit  doucement  : 

—  Non,  monsieur,  puisque  je  crois  à  la  vie  éternelle. 

—  Tant  mieux  pour  vous!  Chimère  ou  mensonge  sont  en 
effet  les  seuls  refuges  de  l'homme.  Au  surplus,  et  quoi  que  je 
décide  au  sujet  de  l'autre,  je  vous  supplie  de  ne  plus  revenir. 
Vous  êtes  ici...  et  je  suis  là...  (il  montrait  les  deux  angles  opposés 
de  la  pièce).  Alors,  n'essayons  pas  de  nous  rejoindre...  et  quit- 
tons-nous. 

M.  Lormier  se  tourna  vers  moi  : 

—  Et  vous  aussi,  docteur,  allez-vous-en.  Vous  avez  préféré 
mentir,  ou  vous  taire,  ou  peut-être  tous  les  deux.  Je  ne  vous 
en  veux  pas.  Le  rôle  normal  des  bêtes  humaines  est  de  se  tor- 
turer, même  par  pitié.  Je  ne  me  plains  pas  non  plus;  simple- 
ment, pareil  au  chien  qui  va  mourir,  je  demande  à  rendre  le 
dernier  souffle  à  l'abri  des  regards,  et  solitaire... 

Après  cela,  il  se  tut.  De  nouveau,  il  y  eut  un  grand  silence. 
L'abbé,  immobile,  semblait  redevenu  le  pauvre  homme  du  dé- 
but, timide  et  incertain.  Moi,  je  m'étais  levé,  hésitant  à  obéir,  et 
percevant  avec  découragement  l'inanité    de  nouvelles  paroles. 

Je  ne  me  rappelle  plus  ensuite  quels  furent  nos  adieux.  Il 
est  possible  que  l'abbé  ait  dit  : 

—  N'importe  1  je  reviendrai. 

A  quoi  M.  Lormier  dut  répondre  avec  effroi  T 
. —  Que  m'apporteriez-vous? 


l'appel  de  i.a  route.  517 

Puis,  je  me  revois  tenant  la  rampe  de  l'escalier.  En  avant 
de  moi,  l'abbé,  qui  descend,  balaye  les  marches  avec  sa  soutane 
flottante.  Derrière,  la  porte  de  M.  Lormier  est  demeurée 
entr'ouverte,  probablement  pour  permettre  à  la  fille  de  service, 
quand  elle  viendra,  d'entrer  sans  déranger.  On  ne  voit  plus 
M.  Lormier;  mais  ce  qui  parait  du  garni  devenu  son  refuge, 
clame  la  détresse.  J'ai  l'impression  de  laisser  derrière  moi  la 
plus  grande  douleur  humaine  que  j'aie  encore  connue,  et  je  me 
demande  :  «  A  quoi  sert-elle?  » 

Oui,  à  quoi  bon  tant  de  souffrance?  Où  mène-t-elle?  Vous 
prétendiez  en  commençant  qu'elle  épure  et  perfectionne  :  par 
elle  M.  Lormier  n'a  appris  que  la  révolte,  l'envie  et  l'incrédu- 
lité. Singulière  moisson,  si  la  semence  est  divine!  Pourquoi 
d'ailleurs  Lormier  plutôt  que  vous,  ou  moi,  ou  n'importe  qui? 
Le  dieu  qui  préside  au  choix  est-il  le  hasard  aveugle  ou  un  roi 
cruel  qui  s'ennuie?  Maintenant  que  le  temps  est  écoulé,  comme 
je  comprends  aussi  qu'au  naufrage  d'une  pareille  existence 
une  seule  pensée  ait  d'abord  survécu  :  vérifier  ce  qu'était  devenu 
l'autre.  Le  bonheur  de  l'autre!  voilà  bien  le  corollaire  attendu, 
qui  eût  complété  l'injustice  universelle...  Mais  n'ai-je  pas, 
moi-même,  et  le  premier,  contribué  à  priver  Lormier  d'une 
satisfaction  si  dérisoire?  Quand  j'affirmais  que  tous,  spontané- 
ment et  sans  volonté  de  mal  faire,  nous  fabriquons  de  la  dou- 
leur pour  ce  qui  nous  approche  ! 

Si  maintenant  vous  souhaitez  apprendre  ce  qu'est  devenu 
M.  Lormier,  je  dois  avouer  que  je  l'ignore.  Est-il  mort  comme 
il  souhaitait  «  à  l'abri  des  regards  et  solitaire?  »  Peut-être. 
Vit-il  toujours?  Il  est  possible...  Et  ceci  aussi  m'est  un  remords: 
des  deux  hommes  qui  le  quittèrent  ce  jour-là,  n'étais-je  pas 
celui  qui  devait  dire  :  «  Je  reviendrai  !  »  plutôt  que  l'abbé? 

Au  fait,  j'oublie  que  je  n'en  ai  pas  fini  avec  lui. 

Sur  le  trottoir,  et  au  moment  de  nous  séparer,  je  l'entendis 
murmurer  de  sa  voix  tremblotante  et  gênée  : 

—  Croyez-moi  :  sa  fille  le  gardera  demain  comme  elle  le  lit 
aujourd'hui  :  le  dernier  mot  n'en  est  pas  dit... 

—  QujI  dernier  mot? 

Il  ne  répondit  pas.  Alors,  cédant  malgré  moi  à  une  curiosité 
absurde  : 

—  En  tout  cas,  M.  l'abbé,  très  intéressé  par  notre  rencontre, 
pourrais-je  apprendre  à  qui  j'ai  eu  l'honneur,.. 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  m'interrompit  précipitamment  : 

—  Abbé  .Manchon...  aumônier  du  Garmel. 
Puis  reprenant  son  idée  interrompue  : 

—  Le  dernier  mot,  le  voici  :  le  malade  crie  sous  le  bistouri, 
mais  après,  longtemps  après  parfois,  le  mieux  commence  et  la 
-m nson  suit.  Au  revoir,  monsieur. 

Je  ne  tentai  pas  de  le  rappeler  pour  l'interroger  :  tout  à 
coup  cette  idée  venait  de  me  clouer  au  sol  que  le  confident  de 
sœur  Thérèse  du  Sacré-Cœur,  le  prêtre  résolu  à  sauver  M.  Lor- 
mier,  était  le  frère  de  La  Gilardière  I  Calcul  suprême  d'une 
amoureuse  devenue  sainte?  vaine  coïncidence?  ou  jeu  encore 
d'un  destin  avide  de  préparer  de  nouvelles  souffrances?  A  vous 
de  choisir  :  on  ne  saura  jamais  I 


UN  AUTRE  RÉPOND 

Bien  que  nous  eussions  suivi  sans  l'interrompre  le  long  récit 
de  Pierre  Duclos,  je  n'avais  pas  tardé  à  m'apercevoir  d'un  chan- 
gement considérable  dans  la  curiosité  de  Tinant.  Condescendante 
au  début,  elle  était  devenue  bientôt  plus  attentive,  puis,  à 
mesure  qu'on  avançait,  véritablement  passionnée,  comme  si  les 
faits  racontés  lui  fournissaient  un  tribut  personnel.  Je  ne  fus 
donc  qu'à  demi  surpris,  quand,  Pierre  ayant  achevé,  j'entendis 
Tinant  demander  : 

—  Est-ce  tout  ce  que  tu  sais?  Tu   en  es  vraiment  resté  là? 

—  Sans  doute  :  pourquoi  aurais-je  caché  quelque  chose? 
Un  sourire  de  triomphe  éclaira  le  visage  de  Tinant  '. 

—  Hé  bien!  mon  cher,  tes  curiosités  ne  resteront  pas  où 
elles  en  sont.  J'avais  promis,  quel  que  fût  l'exemple  que  tu 
donnerais,  d'en  apporter  un  second  où  la  souffrance  produirait 
des  résultats  inverses  :  preuve  que  ce  bienfait  divin  est  pour 
le  moins  incohérent  dans  ses  effets.  Je  ne  me  doutais  pas  que 
l'occasion  se  présenterait  si  belle  !  C'est  ton  histoire  que  je 
vais  recommencer. 

—  Mon  histoire  I  s'écria  Pierre,  stupéfait.  Il  faudrait  pour 
cela  avoir  connu  Lormior! 

—  Pourquoi  non  ?  quand  je  dis  recommencer,  j'entends 
reprendre  les  mêmes  faits,  mais  vus  de  l'autre  bord.  Sur  la  rive 
où  j'étais,  on  n'apercevait  pas  mieux  Lormier  que  sur  la  tienne 


l'appel  de  la  route.  519 

on  n'a  vu  La  Gilardière  :  n'empêche  que,  prise  ainsi  par  les 
deux  faces,  la  tapisserie  s'éclaire.  Grâce  à  toi,  bien  des  points 
qui  m'étaient  restés  inexplicables,  viennent  de  devenir  limpides 
comme  une  eau  de  source.  Parions  qu'après  m'avoir  entendu  à 
mon  tour,  sœur  Thérèse  en  personne  n'aura  plus  pour  vous 
aucun  mystère  I 

Il  y  eut  parmi  nous  une  hésitation  étonnée.  Je  partageais 
l'incrédulité  de  Pierre.  Celui-ci  reprit,  après  une  courte 
réflexion  : 

—  Impossible!  Tu  es  dupe  d'analogies  ! 

—  Il  n'y  a  pas  deux  sœur  Thérèse,  ni  deux  La  Gilardière  I 

—  Je  me  suis  servi  de  noms  supposés  1 

—  Rassure-toi,  je  les  garderai  :  simples  masques  pour  sauve- 
garder un  reste  d'anonymat  que  j'ai  percé  I 

—  Cependant  tu  vivais  à  Paris,  ailleurs  encore,  mais  tou- 
jours loin  de  Semur  1  Si  tu  avais  eu  un  ami  dans  ma  ville,  je 
l'aurais  su  1 

—  Même  s'il  était  La  Gilardière? 

Alors,  ébranlé,  Pierre  Duclos  se  tourna  vers  moi  : 

—  Que  penser  d'une  telle  rencontre? 

Je  répondis,  railleur,  bien  qu'à  demi  convainu  : 

—  Je  pense  que,  faute  de  lumière,  on  ne  pouvait  tirer  du 
cas  Lormier  des  conclusions  raisonnables.  Tinant  sans  doule 
nous  les  apporte.  Le  hasard,  qui  semble  toujours  cruel,  se 
montre  aussi  parfois,  bien  que  plus  rarement,  assez  avisé. 

—  Permettez,  reprit  Tinant,  que  je  remonte  d'abord  le 
cours  du  temps.  Je  suis  si  étonné  moi-même  de  me  retrouver 
ce  soir  au  milieu  d'êtres  dont  l'aventure  m'a  intrigué  jadis  et 
dont  l'un,  au  moins,  m'était  très  cher  I 

—  Hàte-toi,  dit  Pierre,  car  l'heure  avance  :  et  compte  que 
je  t'arrêterai,  si  je  m'aperçois  que  tu  as  fait  fausse  route. 

—  Je  suis  donc  très  sûr  d'arriver  au  bout  ;  mais,  encore  une 
fois,  quelle  étrange  sensation  que  de  se  heurter  à  du  passé  que 
l'on  croyait  mort  et  qui,  soudain,  se  remet  à  vivre  I... 

Son  visage  venait  de  prendre  une  gravité  qu'il  devait  garder 
jusqu'à  la  fin.  Certains  d'aller  par  les  mêmes  chemins,  Pierre 
et  moi  avions  aussi  l'air  d'attendre  le  retour  d'être  familiers, 
après  avoir  craint  leur  disparition  sans  retour... 


)20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I 


Avant  tout,  débuta  Tinant,  et  pour  rassurer  Duclos,  appre- 
nez comment  j'ai  connu  les  acteurs. 

Au  temps  où  j'achevais  mon  doctorat,  un  de  mes  parents 
me  proposa  d'accompagner  en  Italie  un  jeune  homme  pour 
lequel  on  cherchait  un  mentor.  Au  retour,  et  le  voyage  payé, 
une  somme  convenable  devait  récompenser  mon  agréable  labeur. 

—  Il  faut,  m'écriai-je,  que  la  compagnie  soit  bien  mauvaise 
pour  qu'elle  entraine  une  indemnité  de  retour. 

—  Point  :  elle  est  charmante,  mais  il  importe  que  la  mine 
revienne,  et  j'espère  que  tu  plairas. 

Sur  quoi,  le  lendemain,  muni  de  l'adresse  et  du  nom,  je  me 
présentai,  rue  Monsieur,  chez  Mme  Manchon  de  La  Gilardière. 

Vieil  hôtel  d'aspect  triste  et  cossu;  mobilier  dépourvu  de 
style,  mais  en  bois  solides;  tentures  cossues  et  fanées  :  au  total, 
une  grandeur  négligée,  qui  laissait  indécis.  Toutefois  introduit 
dans  la  chambre  même  de  Mme  Manchon,  je  ne  tardai  pas  à 
sortir  d'incertitude.  Je  n'étais  pas  assis  qu'une  grêle  de  ques- 
tions tombait  sur  mes  épaules  : 

—  Quels  sont  vos  projets  d'avenir?  Comment  bouclez-vous 
votre  budget?  Quelles  ont  été  jusqu'à  présent  vos  distractions? 
La  philosophie  est-elle  pour  vous  une  foi  ou  un  gagne-pain? 

En  dernier  lieu  seulement,  Mme  Manchon  daigna  demander  si 
je  connaissais  l'Italie,  et  sur  ma  réponse  négative  : 

—  Tant  mieux!  vous  serez  ainsi  intéressé  pour  votre  compte. 
D'où  je  conclus  que  ma  tète  avait  plu. 

Cinq  minutes  après,  un  jeune  homme  qu'on  avait  fait  appeler 
se  présenta. 

—  René,  dit  Mme  Manchon,  voici  M.  Tinant  qui  est  disposé 
a  voyager  avec  toi.  Il  doit  être  plein  d'idées  sur  l'Italie  puisqu'il 
s'occupe  de  philosophie.  Entendez-vous  pour  un  départ  dans 
la  huitaine.  M.  Tinant  dine  avec  nous  ce  soir,  cela  va  de  soi. 

Je  m'inclinai,  bien  que  l'invitation  eût  plutôt  l'air  d'un 
ordre.  René  dit  poliment  : 

—  Nous  aurons,  dans  ce  cas,  tout  loisir  pour  accorder  nos 
convenances  après  diner. 

Il  ajouta  allègrement  : 

—  D'ailleurs,  j'espère  bien   qu'on  s'en  remettra  surtout  à 


l'appel  de  la  route.  521 

la  fantaisie  du  jour.  J'ai  l'horreur  des  itinéraires  à  heure  fixe. 

Je  m'esquivai  ensuite,  charmé  par  le  sourire  du  fils,  autant 
qu'étonné  des  manières  décidées  de  la  mère,  et  j'admirais 
aussi  comme,  en  trois  phrases,  peut  se  manifester  l'écart  des 
caractères. 

Bien  entendu,  une  fois  dehors,  je  m'empressai  d'aller  remer- 
cier mon  parent.  Sollicité  de  me  fournir  des  précisions  sup- 
plémentaires au  sujet  des  Manchon  de  la  Gilardière,  il  m'apprit 
ce  qui  suit. 

Les  Manchon,  parait-il,  étaient  papetiers  de  père  en  fils,  aux 
environs  d'Orléans.  Le  dernier  venu  avait  agrandi  l'entreprise 
au  point  d'en  faire  une  rivale  des  usines  d'Annonay,  puis  était 
mort  jeune,  dans  des  circonstances  mystérieuses,  suicide  ou 
accident,  on  ne  savait.  Demeurée  veuve  à  trente-huit  ans, 
Mme  Manchon  avait  entrepris  d'achever  l'œuvre  commencée  par 
son  mari.  On  vit,  non  sans  quelque  étonnement,  une  femme 
assumer  la  direction  de  nombreux  ouvriers,  apporter  aux  affaires 
une  ténacité  réfléchie,  et  la  réussite  répondre  à  son  effort.  La 
surprise  ne  fut  pas  moindre  quand,  après  quelques  années,  on 
annonça  qu'une  société  anonyme  achetait  les  établissements 
Manchon.  Libérée,  riche,  atteignant  à  peine  la  cinquantaine, 
Mme  Manchon,  qu'on  commençait  d'appeler  Mmo  Manchon  de  la 
Gilardière,  venait  de  planter  là  l'œuvre  familiale  et  s'installait  à 
Paris.  Depuis  lors,  elle  y  vivait,  en  apparence  désœuvrée,  en 
réalité  ne  s'occupant  que  de  son  fils  cadet  qu'elle  adorait.  Par 
une  gloriole  assez  inexplicable,  celui-ci  ne  portait  plus  que  le 
nom  de  La  Gilardière. 

La  soirée  acheva  de  m'éclairer  sur  le  présent. 

Arrivé  très  exactement,  je  vis  dans  le  salon  un  curé  maigre, 
une  vieille  demoiselle  et  René  réunis  en  groupe  autour  de 
Mrae  Manchon.  Celle-ci  m'accueillit  avec  une  satisfaction  non 
.déguisée  : 

—  Ravie  de  vous  savoir  ponctuel...  Au  moins,  vous  ne  vous 
croyez  pas  impoli  en  arrivant  à  l'heure. 

Puis,  me  désignant  le  prêtre  : 

—  L'abbé  Manchon,  mon  fils  aîné. 

Elle  s'abstint  de  me  présenter  à  la  vieille  demoiselle,  mais 
se  tournant  vers  elle  : 

—  ,Lapirotte,  allez  secouer  la  cuisine  qui  est  encore  en  retard. 
Par  bonheur  pour  Lapirotte,  on  vint  annoncer  presque  aus- 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sitôt  que  le  diner  était  servi,  et  l'on  passa  dans  la  salle  à  manger. 

Je  ne  me  rappelle  pas,  bien  entendu,  les  propos  qui  ani- 
mèrent le  repas.  J'aurai  en  revanche  et  toujours,  sous  les  yeux, 
le  spectacle  des  convives. 

Mra0  Manchon  d'abord...  Installé  à  sa  droite,  je  ne  l'aperce- 
vais guère  que  de  profil,  sauf  lorsqu'elle  m'adressait  la  parole. 
Surveillant  les  convives,  elle  n'intervenait  que  pour  donner  des 
ordres  brefs.  Ils  étaient,  chaque  fois,  scandés  par  une  crispation 
de  la  main  qu'elle  avait  jolie  et  prodigieusement  volontaire. 

En  face  de  nous,  et  côte  à  côte,  les  deux  frères.  On  ima- 
ginait difficilement  deux  êtres  plus  divers.  René  était  bien  tel 
que  l'a  dessiné  Duclos  :  élégant,  nonchalant  et  beau.  Son  sou- 
rire avait  une  grâce  sûre  d'elle-même.  Le  charme  est  un  don 
qui  enchante  à  la  fois  qui  le  possède  et  qui  en  approche  :  René 
jouissait  du  sien,  en  homme  qui  connaît  son  pouvoir  et  pour- 
tant dépourvu  de  fatuité.  Assuré  de  plaire,  il  se  donnait  la 
peine  de  conquérir.  Enfoncé  dans  son  assiette,  l'abbé  montrait 
au  contraire  une  figure  ingrate,  dépourvue  de  lumière  et  plus 
encore  de  grâce.  Le  geste  gauche,  la  parole  rare,  il  semblait 
toujours  sur  le  point  d'éclater  en  reproches,  comme  si  les  mots 
ou  la  compagnie  ne  cessaient  de  l'offusquer.  En  somme,  l'air 
d'un  voyageur  à  table  d'hôte,  que  gêne  le  voisinage,  qui  peste 
contre  la  lenteur  du  service  et  compte  les  minutes  le  séparant 
de  la  liberté. 

Au  bout  de  la  table,  enfin,  la  demoiselle  de  compagnie, 
Lapirotte.  Tremblante,  effacée,  suivant  avec  une  égale  anxiété 
la  marche  des  plats  et  les  crispations  de  main  du  tyran,  répon- 
dant au  sourire  de  René  et  à  l'humeur  de  l'abbé  par  des  acquies- 
cements tour  à  tour  satisfaits  ou  navrés,  puis  s'échappant  sou- 
dain au  point  de  paraître  oublier  où  elle  était,  cependant  que 
passait  sur  ses  traits  la  lueur  d'une  rancune  indéfinissable. 

1  ii  inonde,  ces  quatre  visages.  Derrière  leurs  expressions 
variées  apparaissaient  des  âmes  si  dissemblables,  qu'on  se 
demandait  par  quel  miracle  elles  réussissaient  à  vivre  sous  le 
même  toit.  Il  n'était  pas  jusqu'aux  noms  qui  ne  traduisissent 
la  différence  profonde  établie  entre  ces  êtres  soi-disant  unis 
familialement  :  et  n'était-ce  pas  déjà  un  symbole  inquiétant 
que  d'entendre  nommer  le  prêtre:  M.  Manchon,  René:  M.  de  la 
Gilardière,  cependant  que  tous  deux  entouraient  une  Manchon 
de  la  Gilardière,  de  concert  avec  une  Lapirotte?... 


l'appel  de  la  route.  523 

Mais  revenons  à  ma  soirée. 

A  peine  sortis  de  table,  j'arrêtai  le  départ  avec  René.  J'avais, 
cela  va  sans  dire,  subi  comme  tout  le  monde  la  séduction  :  au 
cours  de  notre  rapide  entente,  j'eus  aussi  conscience  de  ne  pas 
lui  déplaire.  Il  nous  quitta  ensuite  sous  un  prétexte  quelconque. 
Auparavant,  l'abbé  s'était  éclipsé  sans  bruit.  Un  signe  du  tyran 
congédia  Lapirotte,  et  je  me  retrouvai  en  tète-à-tète,  de  même 
que  le  matin,  avec  cette  différence  toutefois  que  le  repas  excel- 
lent m'induisait  à  l'optimisme,  et  que  j'espérais  bien  interroger 
à  mon  tour. 

J'étais  loin  de  compte  :  tout  de  suite,  Mme  Manchon  me  remit 
au  point  : 

—  Du  moment  que  vous  me  convenez,  cher  monsieur,  me 
dit-elle,  il  est  nécessaire  que  vous  sachiez  exactement  ce  que 
j'attends  de  vous.  A  tort  ou  à  raison,  j'ai  l'ambition  de  faire  de 
René  un  homme  utile.  J'avais  compté  jadis  sur  son  aine  pour 
reprendre  la  conduite  de  l'usine  paternelle.  Malheureusement, 
j'ai  eu  le  chagrin  de  lui  voir  tourner  bride  vers  la  prêtrise.  Il 
restera  toute  sa  vie  curé,  et  même  petit  curé  de  petite  paroiss 
ou  de  couvent  ;  c'est  une  désillusion  à  laquelle  je  me  suis  rési- 
gnée sans  plaisir  :  elle  demande  à  n'être  suivie  d'aucune  autre. 
Pour  René,  il  ne  saurait  être  question  d'industrie.  Vous  l'avez 
vu.  Il  est  chimérique  et  nerveux  :  défauts  irrémédiables  pour 
qui  dirige  des  ouvriers.  D'autre  part,  sans  être  dépourvu 
d'esprit  de  volonté,  il  s'abandonne  aisément  aux  circonstances, 
quitte  à  leur  échapper  ensuite  par  un  coup  de  tête.  Heureuse- 
ment, je  suis  là  pour  reprendre  la  barre.  J'ai  décidé  qu'il  serait 
banquier.  Il  y  a  dans  la  finance  une  part  de  hasard  et  d'inven- 
tion qui  s'accorderont  avec  ses  dons.  Le  métier,  de  plus,  est 
mondain,  et  mène  haut,  si  l'on  sait  s'y  prendre.  Dans  un  an, 
après  apprentissage  dans  une  maison  sûre,  René  aura  donc  une 
commandite,  ou  je  l'établirai  à  neuf,  suivant  l'occasion.  Le 
voyage  que  vous  allez  entreprendre  est  une  concession,  —  la 
dernière,  —  faite  à  son  dilettantisme.  Je  m'y  suis  ralliée  avec 
peine,  et  à  condition  qu'au  retour  nous  passerions  immédiate- 
ment aux  réalisations  d'avenir.  Il  importe,  dès  lors,  qu'en  cours 
de  route  la  fantaisie  ne  reprenne  pas  son  vol.  Votre  influence,  à 
cet  égard,  peut  être  décisive.  Je  compte  sur  vous  pour  ramoner, 
si  besoin  est,  l'imagination  de  René  au  point  de  vue  solide  qui 
est  le  mien.  Comment?  affaire  à  vous  :   un  philosophe  en  sait 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  que  moi  sur  ce  sujet  et  vous  avez  le  champ  libre.  René 
m'écrivant  à  peu  près  chaque  jour,  je  me  réserve  d'apprécier 
votre  action,  et  même,  s'il  est  utile,  de  vous  faire  part  de  mes 
remarques... 

Tout  cela,  net,  jeté  de  haut,  avec  des  nuances  assez  marquées 
pour  ne  pas  échapper  :  dédain  évident  du  fils  aîné,  inflexion 
attendrie  dès  que  passait  le  nom  de  René. 

Je  m'inclinai  sans  discuter.  Je  quittais  la  cour  de  l'hôtel 
quand  René  me  rejoignit. 

—  Puisque  vous  vous  en  allez,  dit-il,  me  permettez-vous  de 
vous  escorter  un  peu,  histoire  de  faire  vraiment  connaissance? 

Et  ce  que  je  prévoyais,  suivit.  Après  la  mère,  le  fils. 

—  Amis  ou  ennemis?  poursuivit-il. 
J'affectai  de  me  méprendre  : 

—  De  qui  parlez-vous? 

—  Mais  de  nous,  bien  entendu. 

Il  prit  mon  bras  d'un  geste  cordial,  et  gaiement  : 

—  Allons,  j'abats  mon  jeu.  Je  n'ai  aucune  envie  de  m'ennuyer 
pendant  le  voyage.  Il  dépend  de  vous  que  nous  en  jouissions 
sans  arrière-pensée,  puisque  vous  représentez  auprès  de  moi 
l'autorité,  c'est-à-dire,  maman.  (11  disait  maman.)  Or  j'adore 
maman,  elle  m'adore,  mais  nous  sommes  aux  antipodes. 
Maman  est  un  homme  d'action.  Jadis  elle  menait  l'usine  à  la 
baguette  :  aujourd'hui,  à  défaut  de  mieux,  son  empire  s'exerce 
sur  les  domestiques,  sur  la  pauvre  Lapirotte,  surtout  sur  moi. 
Par  malheur,  je  représente  le  dernier  lot  d'ambitions  réali- 
sables. Dieu  me  pardonne  I  maman  rêve  pour  moi  de  grand 
monde,  de  fortune,  enfin  d'un  tas  de  choses  qui  me  sont  par- 
faitement indifférentes  et  même  me  semblent  désagréables. 
Jugez  des  désillusions  que  je  procure  '  Est-ce  ma  faute  si  j'aime 
flâner,  si  la  paresse  est  mon  fait,  enfin  si  la  moindre  petite 
fleur  bleue  me  parait  plus  enviable  qu'une  place  de  ministre? 
Oh  !  je  me  connais,  allez  !  Je  sais  aussi  que  je  suis  très  faible,  à 
preuve  que,  de  guerre  lasse,  j'ai  juré  d'aller  au  retour  moisir 
dans  une  banque...  Mais,  de  grâce,  et  sous  prétexte  d'entretenir 
mes  bonnes  intentions,  allez-vous,  le  long  de  la  route,  m'ac- 
cabler  de  sermons?  Plutôt  que  de  subir  la  morale  que  j'entre- 
vois, je  préférerais  renoncera  l'Italie! 

Je  me  mis  à  rire,  conquis  par  un  tel  mélange  de  lucidité, 
de  candeur  et  de  rouerie  : 


l'appel  de  la  route.  o25 

—  Jurez-moi  qu'une  fois  de  retour,  vous  obéirez  aux  désirs 
de  votre  mère  ! 

Il  tendit  comiquement  le  bras  : 

—  Sur  quelle  tête  faut-il  prêter  serment? 

—  En  ce  cas,  topons.  Bouclez  vos  malles  :  on  n'en  parlera  plus. 
Il  eut  une  exclamation  joyeuse  : 

—  Savez-vous  que  vous  serez  peut-être  un  compagnon 
aimable? 

—  Certainement  votre  ami. 

—  Je  commence  à  le  croire. 

—  J'en  suis  sûr  ! 

Et  je  rentrai  surpris  que  deux  êtres  capables  de  s'exprimer 
l'un  sur  l'autre  avec  une  telle  clairvoyance  et  se  sachant  a 
ce  point  différents,  ne  doutassent  pas  cependant  que  l'avenir 
fût  impuissant  à  les  séparer.  J'avais  compris,  au  surplus,  que 
pour  Mme  Manchon,  il  y  avait  d'un  côté  René,  de  l'autre  le 
reste  de  l'univers  représenté  par  l'abbé,  Mlle  Lapirotte,  ou 
n'importe  qui... 

Je  n'ai  plus  qu'à  courir  pour  achever  ce  qui  me  fut  per- 
sonnel dans  cette  histoire. 

Trois  jours  plus  tard,  je  partais  avec  René  et  notre  amitié 
commençait.  D'elle  je  dirai  seulement  que  j'éprouvai  très  vite 
les  sentiments  d'un  jeune  père  pour  un  grand  fils  et  que  cette 
affection  m'était  rendue. 

J'ai  gardé  aussi  de  notre  commerce  durant  la  route  un  sou- 
venir attendri.  René  n'était  pas  uniquement  ce  qu'il  avait  dit  : 
il  était  mieux.  Cœur  distrait,  volontés  fugitives,  soit  :  en 
revanche,  que  d'élans  à  l'approche  de  l'art  et  toujours  le  goût  du 
plaisir  d'autrui  pour  arriver  à  mieux  plaire  ! 

Je  m'aperçus  avec  surprise  qu'il  connaissait  peu  la  vie. 
L'éducation  à  domicile,  l'habitude  prise  de  se  laisser  guider  par 
sa  mère  dans  les  moindres  difficultés  quotidiennes  l'avaient  en 
fait  isolé  du  monde.  Des  quelques  aventures  que  lui  avait  atti- 
rées sa  tournure,  il  n'avait  rapporté  qu'un  désir  plus  conscient 
de  l'amour  véritable.  La  froideur  de  son  frère  le  laissait  sans 
rancune.  «  Maman  laisse  trop  voir  sa  préférence  :  il  y  a  là  de 
quoi  vexer  même  un  curé!  »  disait-il  plaisamment.  La  différence 
d'âge,  —  près  de  dix  ans,  —  pouvait  d'ailleurs  expliquer  aussi 
cette  attitude  dont  il  avait  pris  son  parti.  Il  nourrissait  enfin 
une  admiration  mêlée  de  soumission  clairvoyante,  à  l'égard  de 


S'IG  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mme  Manchon  :  au  contraire,  il  parlait  rarement  de  son  père  et 
toujours  comme  d'un  être  dont  la  mémoire  est  indifférente  :  la 
place  tenue  par  Mme  Manchon  n'en  était  que  plus  grande. 

Vers  la  fin  du  voyage,  une  lettre  informa  René  des  condi- 
tions de  sa  vie  prochaine.  La  banque  Chasseloup,  de  Semur, 
consentait  à  l'accueillir  et  à  le  traiter  en  associé.  La  province 
Mule  permet  de  trouver  de  ces  combinaisons  heureuses  qui 
unissent  les  avantages  d'un  apprentissage  rapide  à  la  dispense 
de  s'immobiliser  dans  les  emplois  inférieurs.  Mme  Manchon 
n'avait  donc  pas  hésité  à  accepter  le  sacrifice  d'une  séparation 
momentanée.  Au  surplus,  René,  affirmait-elle,  trouverait  sur 
place,  dès  l'arrivée,  des  relations  agréables,  car  l'abbé  Manchon 
avait  pour  camarade  de  séminaire  un  prêtre  de  Semur  fort 
répandu,  l'abbé  Valfour. 

René,  après  sa  lecture,  jeta  la  lettre  au  fond  d'une  valise  et, 
maîtrisant  son  humeur,  déclara  : 

—  N'y  pensons  plus  :  il  sera  temps  d'y  revenir  une  fois  en 
route  pour  Semur. 

Trois  semaines  nous  séparaient  a  peine  de  l'échéance.  Elles 
passèrent  comme  un  éclair.  De  retour  à  Paris,  René  venait  me 
voir  a  peu  près  chaque  jour.  J'étais  le  confident  de  sa  mélanco- 
lie :  elle  cédait  aisément  devant  la  moindre  plaisanterie.  Peut- 
être,  au  fond,  découvrait-il  déjà  l'attrait  de  la  liberté. 

Enfin,  la  veille  du  départ,  je  fus  convié  à  un  dîner  d'adieu, 
en  tous  points  semblable  à  celui  que  je  viens  de  décrire.  Mêmes 
convives,  mêmes  contrastes  dans  les  attitudes  :  l'abbé  plus  silen- 
cieux encore,  Mme  Manchon  un  peu  nerveuse,  Lapirotte  assez 
souriante,  René  parfaitement  gai. 

Après  le  repas,  Mme  Manchon  me  fit  asseoir  près  d'elle  et  me 
remercia  d'un  ton  ému  : 

—  J'apprécie  votre  tact,  me  dit-elle;  il  est  excellent  que  vous 
soyez  devenu  l'ami  de  mon  fils.  Dans  quelques  années,  je  tâche- 
rai de  lui  trouver  la  compagne  qui  me  remplacera  près  de  lui 
et  ma  tâche  sera  terminée. 

—  Pourquoi  vous  remplacer?  répliquai-je  en  riant  :  je  vois 
très  bien  René  trouvant  à  Semur  une  femme  charmante,  et 
vous-même  ravie  de  diriger  deux  enfants  au  lieu  d'un. 

—  A  Dieu  ne  plaise!  s'écria-t-elle.  René,  seul,  choisirait  au 
rebours  du  sens  commun.  Et  puis...  ce  n'est  pas  pressé... 

A  défaut  du  ton  qui  s'efforçait  de   rester  plaisant,  l'exprès- 


l'appel  de  la  route.  527 

sion  du  visage  devenu  fermé  en  disait  long  sur  ce  manque  de, 
hâte. 

—  De  quoi  parlez-vous  donc?  dit  René  s'approchant  do 
nous. 

—  De  votre  prochain  mariage. 

—  Oh  !  fit-il  à  son  tour,  d'un  air  comiquement  effrayé, 
n'envisageons  pas  toutes  les  catastrophes  :  Ghasseloup,  par 
bonheur,  n'a  pas  d'héritière. 

Mme  Manchon  répliqua  : 

—  Quelles  que  soient  les  héritières  de  Semur,  aucune  ne 
vaut  qu'on  s'y  arrête  :  n'oublie  pas  que,  dans  six  mois,  tu  revien- 
dras ici... 

Les  derniers  mots  de  René  en  me  quittant,  furent  : 

—  Si  je  fais  là-bas  des  sottises,  j'aurai  du  moins  la  consola- 
tion de  vous  en  aviser.  Comptez  que  j'écrirai  souvent. 

Il  a  tenu  parole.  Presque  tout  ce  qui  va  suivre  est  tiré  de 
ses  lettres.  Je  n'ai  pas  eu,  comme  Duclos,  à  quêter  jour  à  jour' 
les  éléments  d'un  drame  soigneusement  celé  par  les  acteurs  : 
ils  me  sont  venus  sans  effort,  dans  ma  chambre  de  Paris, 
envoyés  par  l'intéressé  devenu  l'historien  de  la  tempête  qui 
devait  l'emporter.  Et  vous  ayant  ainsi  prouvé  ma  véracité,  je 
n'ai  plus  qu'à  m'effacer  pour  laisser  parler  les  faits;  il  est  bien; 
inutile,  n'est-ce  pas,  d'y  ajouter  l'exposé  d'impressions  person- 
nelles, demeurées  par  force  lointaines  et  surtout  impuissantes  à 
rien  modifier? 

Edouard  Estaunié\ 
(La  troisième  partie  au  prochain  numéro,) 


L'AUTEUR  DE  MARIA  CHAPDELAINE 


LOUIS   HÉMON 


J'ai  sous  les  yeux  une  photographie  de  Louis  Hémon.  Elle 
ne  date  pas  des  derniers  mois  de  la  vie  du  romancier.  Il 
<(  s'était  fait  tirer,  »  je  le  sais,  dans  la  ferme  canadienne,  parmi 
les  héros  de  son  livre,  Samuel  Ghapdelaine,  la  mère  Chapde- 
laine,  Maria  et  les  autres.  Je  n'ai  de  lui  qu'une  image  plus 
ancienne,  et  qui  représente  un  jeune  homme  d'environ  vingt- 
cinq  ans.  Il  avait  le  visage  allongé  et  plein,  tout  rasé,  les  lèvres 
assez  fortes  à  la  courbure  de  l'arc  et  fines  tout  au  bout,  un  très 
beau  front,  des  sourcils  presque  droits,  —  signe  de  volonté,  — 
et  des  yeux  d'un  gris  bleu,  où  transparaissait  une  âme  grave, 
songeuse,  maîtresse  de  son  enveloppe,  à  ce  point  qu'on  le  pouvait 
prendre  et  qu'on  le  prit  souvent  pour  un  Anglais  flegmatique. 
C'était  un  Breton,  né  à  Brest,  de  parents  d'ancienne  lignée 
bretonne.  Son  grand-père  maternel  avait  été  représentant  du 
peuple  sous  la  république  de  1848  ;  son  oncle  paternel  fut,  pen- 
dant trente-quatre  ans  et  jusqu'à  l'année  de  la  guerre,  député, 
puis  sénateur  du  Finistère.  L'un  et  l'autre,  hommes  cultivés  et 
'l'une  sincérité  grande,  ils  ont  aimé,  ils  ont  souhaité  de  faire 
descendre,  du  monde  des  rêves  en  terre  de  France,  une  répu- 
blique où  aucune  sorte  d'injustice  ne  serait  jamais  commise. 
Lessongesne  sont  pas  toujours  les  mêmes,  mais  toute  laBretagne 
'  songeuse  :  elle  sera  reconnaissable  aussi  chez  Louis  Hémon, 
la  race  imaginative  et  tendre,  secrète  et  subtile,  qui  nes'exprime 
que  par  élans,  et  souffre  de  plus  de  maux  qu'elle  n'en  a  en  par- 
tage.  Venu  tout  enfant  à  Paris,  où  son  père,  professeur  de 


LOUIS    HÉMON.  529 

l'Université,  devait  un  jour  remplir  la  haute  charge  d'inspec- 
teur général,  on  ne  le  vit  pas  s'habituer  à  la  vie  des  grandes 
villes.  Il  demeura  sans  goût  pour  la  carrière  de  l'enseignement, 
vers  laquelle  on  cherchait  à  le  diriger,  dédaigneux  des  récep- 
tions et  même  des  relations  mondaines,  peu  discipliné,  ardent 
et  toujours  en  projets  sous  de  calmes  dehors.  Après  avoir  ter- 
miné ses  études,  au  lycée  Louis-le-Grand,  il  se  trouve  obligé, 
selon  la  loi  commune.de  choisir  sa  place  future  dans  la  société, 
et  d'y  tendre.  Que  fera-t-il  ?  Il  n'aime  que  le  sport,  le  grand 
air,  les  philosophes  grecs  et  la  poésie  française.  On  l'a  surpris, 
bien  des  fois,  enfermé  dans  sa  chambre,  et  déclamant  des  vers. 
Mon  Dieu,  il  fait  son  droit,  comme  d'autres,  pour  contenter,  je 
suppose,  sa  famille,  et  se  donner  du  large.  Trois  ans,  c'est  un 
répit.  En  même  temps,  il  suit  les  cours  de  l'Ecole  des  langues 
orientales  vivantes,  et  obtient  le  brevet  d'annamite.  Il  prépare 
aussi  les  examens  d'entrée  de  l'Ecole  coloniale,  est  admis,  mais 
n'entre  pas,  et  donne  sa  démission.  Preuves  de  bonne  volonté; 
tentatives  sans  lendemain  ;  jeux  sur  la  grève  :  il  est  né  pour 
autre  chose,  pour  voyager  et  pour  écrire.  Gomme  tous  ceux  du 
rivage,  il  appartient  à  l'espèce  des  inscrits,  des  hommes  dont 
le  nom  figure  au  grand  livre  de  la  mer  et  des  îles.  Autour 
de  lui  on  a  pu  en  douter,  mais  lui,  il  sait  bien  déjà  d'où  le 
vent  souffle.  Pendant  cette  période,  il  écrit  d'abord,  en  1904,  une 
nouvelle  courte,  la  Rivière,  puis  une  série  d'articles,  «  Pour 
Gringalet,  »  et  d'autres  nouvelles,  ça  et  là,  comme  la  Peur. 
Tout  cela  est  publié  dans  son  journal  favori,  le  Vélo,  destiné  à 
devenir  le  Journal  de  l'automobile  et  de  tous  les  sports  et,  fina- 
lement, l'Auto.  A  plusieurs  reprises,  Hémon  a  déjà  fait  des 
séjours  en  Angleterre,  et  c'est  dans  la  vie  anglaise  qu'il  a  pris 
ses  premiers  modèles. 

J'imagine  qu'il  était  bien  accueilli  chez  nos  voisins,  ce 
robuste  garçon  qui  parlait  l'anglais  comme  le  français,  avait 
fréquenté  les  salles  d'armes,  marchait  indéfiniment  sans  ralen- 
tir le  pas,  connaissait  les  secrets  de  la  boxe  comme  un  étu- 
diant d'Oxford,  et,  sur  la  plage  deHastings,  parmi  des  amateurs 
qui  ne  manquent  pas  de  hardiesse,  se  révélait  comme  un 
nageur  téméraire.  11  devait  plaire  encore  aux  Anglais  de  son 
âge,  et  même  à  ses  aînés,  parce  qu'il  était  bien  élevé,  réservé, 
très  versé  dans  la  littérature  anglaise,  capable  de  plaisanter  gra- 
vement, et  de  se  taire  pendant  longtemps,  entre  amis. 

TOME   LXV,  —    1921,  ?'* 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  ne  puis  songer  à  Louis  Hémon  sans  me  dire  qu'il  était 
destiné,  de  toute  manière,  à  mourir  jeune.  S'il  n'avait  pas  trouvé 
la  mort  dans  la  prairie  canadienne,  en  1913,  il  l'eût  rencontrée 
en  France,  presque  certainement,  dans  les  années  sacrilèges 
qui  suivirent,  et  qui  choisirent,  avec  tant  de  sûreté,  les 
meilleurs  poètes  de  chez  nous  pour  payer  la  rançon.  Pouvons- 
nous  supposer  que  celui-là  eût  échappé  ?  Il  était  rompu  à  tous 
les  exercices  du  corps,  audacieux,  déjà  chef  de  combat.  Aux 
grandes  manœuvres,  en  Beauce,  on  l'avait  vu,  simple  sergent, 
prendre  la  tête  d'un  détachement,  et  montrer  à  ses  camarades 
comment  on  marche  au  pas  gymnastique  dans  les  guérets.  Il 
eût  fait  de  même,  s'il  avait  fallu  y  aller  tout  de  bon.  Volontaire 
pour  les  missions  périlleuses,  aviateur,  officier  d'infanterie,  on 
peut  être  sûr  qu'il  eût  été  au  grand  danger,  car  son  cœur  l'y 
portait. 

L'une  des  toutes  premières  nouvelles,  dont  je  donnais  le 
titre  tout  à  l'heure,  la  Peur,  est  une  histoire  de  sport.  Sur  la 
plage  de  Hastings,  «  qui  est  à  peu  près,  de  tous  les  endroits  que 
je  connais,  celui  où  l'homme  a  le  plus  scientifiquement  défi- 
guré la  mer,  »  Louis  Hémon  rencontre  un  jeune  homme, 
d'élégante  apparence.  «  Nous  échangeâmes,  un  après-midi,  des 
opinions  sévères  sur  la  localité  et  ses  habitants,  et,  le  lende- 
main, nous  trouvant  ensemble  à  l'heure  du  bain,  nous  allâmes 
de  compagnie,  à  brasses  tranquilles,  vers  le  large  où  la  mer, 
loin  des  petits  enfants  qui  jouent  sur  le  sable,  des  jeunes  dames 
trop  bien  habillées,  et  des  orchestres  à  brandebourgs,  ressemble 
vraiment  à  la  mer  et  reprend  son  indépendance.  Il  nageait  dans 
la  perfection  ;  ce  n'était  ni  le  style  impeccable  d'un  Haggerty, 
ni  le  coup  de  pied  formidable  d'un  Jarvis,  mais  l'allure  d'un 
homme  qui  a  l'habitude  de  l'eau  et  qui  s'y  trouve  à  son  aise. 
Dès  lors,  nous  prîmes  régulièrement  nos  bains  ensemble.  Il 
n'était  pas  bavard,  et  j'étais  encore  moins  curieux,  de  sorte  que 
plusieurs  semaines  s'écoulèrent,  sans  qu'aucun  de  nous  deux  se 
souciât  d'apprendre  sur  l'autre  autre  chose  que  ce  qu'il  avait 
bien  voulu  raconter.  Il  m'annonça,  un  matin,  qu'il  partait  le 
soir  même,  et,  quelque  peu  à  ma  surprise,  il  ajouta  qu'il  habi- 
tait une  petite  propriété  du  Devon,  et  qu'il  serait  heureux  de 
me  voir,  si  je  pouvais  trouver  le  temps  d'y  aller  passer  quelques 
jours  avec  lui.  Il  fit  miroiter  à  mes  yeux  les  délices  des  pipes 
fumées  à  plat  ventre  dans  l'herbe  drue,  et  me  parla  d'une  pièce 


LOUIS    HEMON.  531 

d'eau  qui  lui  appartenait,  auprès  de  laquelle  la  mer,  àHastings, 
n'était  qu'un  bassin  malpropre  et  sans  charme.  »  Ces  lignes 
sont  assez  révélatrices  de  la  manière  directe,  simple  et  aisée  qui 
sera  celle  de  Hémon. 

Il  écrit  comme  il  nage  :  mais  cela  suppose  beaucoup  d'étude  I 
et  d'apprentissage.  Le  poète  apparaît  un  peu  plus  loin.  Les 
deux  jeunes  gens  se  baignent  dans  l'étang.  L'Anglais  avait  bu 
trois  verres  de  brandy.  Il  s'avança,  à  brasses  prudentes,  vers  la 
partie  la  plus  resserrée,  la  plus  profonde  aussi,  une  sorte  de 
canal  où  il  y  avait  une  source,  et  se  tint  presque  immobile, 
inquiet,  la  figure  penchée  vers  la  surface  de  l'eau,  comme  s'il 
cherchait  à  voir  quelque  chose  d'attendu  et  de  dangereux, 
parmi  les  herbes  dont  les  longues  lanières  ondoyaient  au- 
dessous  de  lui.  «  Je  le  regardais  encore  quand  il  nagea  lente- 
ment vers  moi,...  et  me  demanda,  dans  un  chuchotement 
effaré  :  «  Il  n'y  a  rien,  hein?  »  J'allais  lui  répondre,  avec  dou- 
ceur, -qu'il  n'y  avait  rien  du  tout,  et  que  nous  ferions  peut-être 
bien  de  nous  habiller,  lorsque  je  sentis  les  couches  profondes 
de  l'étang  remuées  par  une  mystérieuse  poussée.  Les  longues 
herbes  du  fond  s'ouvrirent  brusquement,  comme  écartées  par 
le  passage  d'un  corps,  et  mon  hôte  se  retourna,  par  un  brusque 
coup  de  reins,  et,  poussant  une  sorte  de  gémissement,  fila  vers 
l'autre  bout  de  la  mare,  s'allongeant  dans  l'eau  comme  une 
bête  pourchassée.  Son  affolement  devait  être  contagieux,  car  je 
le  suivis  aussitôt  avec  la  même  hâte;  mais  j'avais  conservé  assez 
de  sang-froid  pour  observer  qu'il  nageait  le  trudgeon...  »  Le 
lendemain,  Louis  Hémon  quittait  le  nageur  halluciné.  Un  mois 
plus  tard,  en  parcourant  un  journal,  il  apprenait  que  M.  Silver, 
de  Sherborne  (Devon),  avait  été  trouvé  mort  sur  la  berge  de 
l'étang.  «  La  mort  était  attribuée  à  un  accident  cardiaque.  Ma 
version  à  moi  était  légèrement  différente...  » 

En  ce  temps-là,  les  journaux  organisaient  déjà  des  concours 
de  nouvelles.  Les  prix  étaient  modestes.  Pour  sa  seconde  nou- 
velle, la  Foire  aux  vérités,  Louis  Hémon  obtint  un  prix  de 
500  francs  et  l'honneur  de  la  publication  dans  le  Journal.  Il 
avait  signé  du  pseudonyme  :  Wilful-Missing.  Histoire  anglaise, 
comme  la  Peur,  mais  d'un  autre  ton.  La  description,  par  quoi 
elle  débute,  d'une  cour  et  des  échoppes  en  bordure,  derrière 
les  maisons  de  Brick-Lane,  est  extrêmement  poussée.  Un  save- 
tier juif  habite  là,  avec  sa  fille  Léah,  qui  meurt  d'une  maladie 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  langueur,  et,  tout  autour,  logent  d'autres  artisans  émigrés 
de  Russie,  ou  de  Pologne  autrichienne,  ou  de  Pologne  allemande, 
et  qui  font  la  première  étape,  l'infiniment  dure,  vers  la  fortune 
rêvée  :  il  n'y  a  pas  d'air,  il  n'y  a  pas  de  jour,  il  n'y  a  pas  de 
joie,  il  n'y  a  que  le  besoin,  qui  oblige  les  mains  a  continuer  le 
travail.  Le  bruit  de  la  grande  ville,  bruit  des  passants  et  des 
voitures,  s'élève  par-dessus  les  toits,  et  retombe  en  arrière,  au 
fond  des  cours.  Le  savetier  tape  sans  relâche  sur  le  cuir;  à  peine 
détourne-t-il  la  tète  pour  s'assurer  que  Léah  est  vivante,  Léah 
aux  yeux  fixes,  qui  ne  cesse  de  prendre  dans  un  sac  et  de 
manger  des  bonbons  fondants,  achetés  par  le  père,  ou  donnés 
par  les  voisins  pauvres.  L'échoppe  est  en  sous-sol. 

«  Une  ombre  s'encadra  dans  la  porte,  descendit  deux  marches 
et  s'arrêta  sur  la  troisième,  en  pleine  lumière,  et,  quand  le  tapo- 
tement du  marteau  se  fut  arrêté,  une  voix  de  femme,  claire  et 
douce,  se  fit  entendre.  Elle  dit  : 

«  —  Je  viens  à  vous  de  la  part  de  Christ,  qui  est  mort  pour 
nous. 

«  Le  père  Gudelsky  leva  les  yeux  vers  l'apparition,  la 
regarda  un  instant,  et  se  courba  de  nouveau  sur  son  ouvrage. 
A  chaque  geste,  il  secouait  un  peu  la  tête,  avec  un  sourire 
faible  de  vieil  homme  plein  d'expérience,  et  les  coups  de  mar- 
teau tombèrent  plus  drus  et  plus  forts,  comme  pour  noyer  l'écho 
des  mots  enfantins. 

«  L'inconnue  restait  immobile  sur  le  seuil,  très  droite,  dans 
une  attitude  d'assurance  paisible...  Sa  voix  s'éleva  de  nou- 
veau : 

<c  —  Je  viens  à  vous  de  la  part  de  Christ,  qui  est  mort  pour 
nous. 

«  Le  cordonnier  haussa  les  épaules  d'un  geste  las,  et  dit  sans 
colère  : 

«  —  Vous  êtes  sûre  que  vous  ne  vous  êtes  pas  trompée  de 
rue?  Nous  sommes  tous  des  hérétiques  par  ici. 

«  Elle  répondit  doucement  : 

«  —  H  y  a  place  pour  tous  dans  la  paix  du  Seigneur. 

«  11  soupira  sans  rien  dire,  et  mania  un  instant  entre  ses 
mains  le  soulier  qu'il  venait  d'achever;  il  le  tenait  tout  près  de 
son  visage,  pour  bien  voir,  car  sa  vue  n'était  plus  très  bonne, 
•  l  ses  lèvres  remuaient  doucement...  Cette  silhouette,  haute  et 
mince,  en  pleine  lumière  sur  le  seuil,  le  gênait.  De  l'Evangé- 


LOUIS    HÉMON.  533 

liste  se  dégageait  un  appel  qui  ne  se  laissait  pas  étouffer,  une 
sorte  d'alleluia  de  silence...  » 

Le  dialogue  continue.  L'homme  finit  par  dire  :  «  Nous  i 
sommes  tous  après  la  vérité,  mais  c'est  si  difficile...  »  Et  il  \ 
raconte  qu'à  Varsovie,  il  a  cru  à  une  vérité;  qu'on  se  réunissait 
en  cachette,  paysans,  ouvriers,  étudiants  de  l'Université,  pro" 
fesseurs  même,  et  qu'on  parlait  de  révolution,  de  liberté,  de 
corruption  vaincue,  de  propagande  irrésistible,...  et  que  cela  a 
fini  dans  le  sang,  dans  le  feu  et  dans  la  ruine.  Il  raconte  encore 
qu'à  Londres  il  a  cru  au  travail,  mais  que  le  «  royaume  de  la 
paix  »  est  bien  long  à  venir.  La  jeune  fille  s'éloigne.  La  nuit 
enveloppe  la  ville.  Le  cordonnier  veille,  et  se  demande,  en 
travaillant,  si,  des  sept  enfants  auxquels  il  a  donné  la  vie,  ce 
ne  sera  pas  Léah,  la  langoureuse,  qui,  la  première,  connaîtra  la 
vérité. 

On  voit  apparaître  ici,  dans  cette  œuvre  de  jeunesse,  un 
signe  qui  est  proprement  celui  de  la  supériorité  :  Louis  Hémon 
a  le  sentiment  de  la  grandeur  morale.  A  cette  époque,  il 
n'était  pas  croyant;  —  plus  tard  le  devint-il?  on  peut  se  le  ) 
demander,  je  ne  sais  pas;  —  mais  il  avait  un  respect  profond, 
et  certainement  même  un  attrait  pour  les  choses  religieuses.  Il 
n'en  faut  pas  plus  pour  qu'un  artiste  sorte  de  la  troupe  des 
amuseurs,  joueurs  de  viole  ou  montreurs  de  lanterne  magique, 
et  acquière,  sans  vaine  recherche,  par  la  simple  bonne  foi, 
un  pouvoir  d'émotion  auquel  ne  saurait  atteindre  nulle 
habileté.  Maria  Chapdelaine  en  sera  bientôt  l'éclatante 
démonstration.  Ici,  dans  la  Foire  aux  vérités,  il  aurait  pu 
aisément  faire  tourner  à  la  caricature  le  portrait  de  la  petite 
milicienne  de  l'Armée  du  Salut.  L'ingénuité  de  la  tentative 
y  prêtait  ;  un  esprit  vulgaire  n'aurait  pas  manqué  l'occa- 
sion de  se  définir.  Louis  Hémon,  au  contraire,  d'un  mot  sur  et 
discret,  sans  peut-être  l'avoir  expressément  voulu,  ennoblit 
l'inconnue,  de  qui  émane  «  une  sorte  d'alléluia  de  silence,  »\ 
et  sauve  de  la  profanation  le  grand  nom  qu'elle  avait  prononcé.) 

Je  vois  bien,  dans  une  autre  nouvelle,  beaucoup  plus  déve- 
loppée, Lizzie  Blakeston,  publiée  dans  le  Temps  (du  3  au 
8  mars  1908),  cette  même  étude  minutieuse  d'un  quartier  popu- 
laire de  Londres,  cette  même  tendresse  qui  porte  l'écrivain  vers 
les  pauvres  gens  :  mais  l'histoire  d'une  petite  fille  de  Failh  street, 
misérable  et  douée  du  génie  de  la  danse,  qui  gagne  le  prix  dans 


M3î  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


un  concours  populaire,  et,  le  lendemain,  se  laisse  tomber  dans 
la  Tamise,  pour  ne  pas  retourner  travailler  à  l'atelier,  n'est 
qu'un  tableau  de  genre  peint  par  un  peintre  de  plein  air  encore 
ignorant  de  son  génie  propre,  un  bon  travail  qui  fait  songer  à 
des  œuvres  connues,  mais  qui  ne  révèle  pas  un  homme  nou- 
veau (1).  Heureusement,  d'autres  horizons  vont  s'ouvrir  ;  Louis 
Hémon  va  suivre  le  rêve  de  toute  sa  jeunesse,  traverser  l'Océan, 
vivre  où  il  lui  plaira  et  comme  il  pourra,  dans  les  pays  neufs, 
et  connaître  la  solitude  où  il  y  a  tant  à  voir  et  à  dire. 

Le  voyage  au  Canada  commence  en  1911,  et  dure  environ 
vingt  mois.  Les  étapes  principales  en  sont  indiquées  dans  les 
lettres  que  le  voyageur  écrivait  a  sa  famille,  des  lettres  brèves, 
mais  où  ce  partisan  des  bagages  légers  a  renfermé  l'essentiel: 
Ne  vous  inquiétez  pas,  je  me  porte  très  bien  ;  je  vous  aime 
comme  par  le  passé,  tendrement;  je  quitterai  le  village  où  je 
suis  à  telle  date;  —  puis,  pour  faire  sourire  la  famille  pari- 
sienne, un  mot  drôle,  un  trait  de  mœurs,  et  toujours  le  défi 
d'une  jeunesse  intrépide,  qui  accepte  gaiement  le  froid,  la  neige 
et  la  cuisine  de  la  maison  dans  les  bois. 

__  Québec,  18  octobre  1911. 

«  Bien  arrivé  à  Québec,  après  une  excellente  et  très  agréable 

traversée.  Mer  à  peu  près  aussi  redoutable  que  la  Seine  au  pont 

des  Arts.  Cette  semaine  a  bord  m'a  fait  autant  de  bien  qu'un 

mois  de  vacances...  J'ai  fait  connaissance,  sur  le  bateau,  avec 

I  un  missionnaire  qui  m'a  donné  toute  sorte  de  renseignements 

'  utiles.  Je  continuerai   probablement  sur  Montréal  demain...  » 

Montréal,  28  octobre  1911. 

«  Le  temps  est  encore  clément,  sauf  un  peu  de  neige  hier. 
Mais  c'était  une  pauvre  petite  neige,  genre  européen,  qui  fon- 
dait à  mesure;  la  vraie  ne  viendra  guère  qu'en  novembre. 
Aujourd'hui  le  soleil  brille.  Le  climat  et  le  régime  me  vont  à 
merveille.  Le  pays  me  plaît.  Je  commence  à  parler  canadien 
«  Minme  un  indigène.  Je  prends  «  les  chars  »  (tramways  élec- 
triques) ;  je  parle  tout  naturellement  de  la  «  chambre  de  bains  » 
et  de  la  «  chambre  à  dîner  »  sur  le  même  «  plancher  »  (étage). 
(  l'est  une  langue  bien  curieuse.  » 

(1)  Louis  Hémon  a  écrit,  parait-il,  un  roman,  encore  inédit,  dont  l'action  se 
passe  dans  le  monde  des  boxeurs  et  des  entraîneurs  anglais. 


LOUIS    HÉMON.  Ou5 

Montréal,  cependant,  ne  plaît  qu'à  demi  à  Louis  Hémon, 
qui  vient  pour  voir  du  pays  neuf.  «  Elle  ressemble  trop  à  l'Eu- 
rope, »  et  vers  le  printemps,  il  espère  bien  s'en  aller  plus  loin. 

5  décembre  1911. 

«  Le  climat  me  va  à  merveille,  et  les  manières  un  peu 
abruptes  des  indigènes  me  conviennent  aussi  fort  bien. 

«  Dimanche  dernier  a  été  une  des  plus  belles  journées  que 
j'aie  encore  vues;  température  de  12  à  15  degrés  au-dessous 
(centigrades),  mais  ciel  d'Italie  et  soleil  éclatant,  au  point  qu'il 
parait  idiot  de  mettre  un  pardessus.  Le  Saint-Laurent  avait 
commencé  à  geler  un  peu,  mais,  ce  soir,  le  thermomètre 
remonte...  Tu  pourrais  peut-être  m'envoyer  un  journal,  de 
temps  en  temps...  » 

Déjà,  lisant  ces  lignes,  vous  vous  êtes  dit,  j'en  suis  sur  :  «  Il 
n'attendra  pas  le  printemps!  Les  bois  l'attirent;  il  rêve  des 
paysages  où  l'homme  est  effacé;  il  appartient  à  l'espèce  des 
migrateurs,  dont  l'aile,  tout  à  coup,  s'ouvre,  quand  on  les  croit 
au  repos  1  Et,  en  effet,  c'est  en  plein  décembre  que  Louis  Hémon 
s'est  décidé  à  monter  vers  le  Nord.  Il  a  été  jusqu'à  Péribonka  sur 
Péribonka,  au  Nord  du  lac  Saint-Jean,  puis  il  a  descendu 
jusqu'au  Sud  du  lac,  et  s'est  établi,  «  pour  deux  ou  trois  mois,  » 
à  Saint-Gédéon,  «  deux  jours  plus  près  de  la  civilisation  qu'à 
Péribonka.  »  Il  fait  froid,  il  faut  soigneusement  se  cacher  la 
figure,  quand  on  sort.  Mais  «  vous  avez  plus  de  chances  que  moi 
d'attraper  des  rhumes  dans  votre  vilaine  ville  (Paris),  où  il  pleut. 
C'est  donc  moi  qui  vous  recommanderai  de  faire  attention.  » 

Saint-Gédéon  station,  9  février  1912. 

«  J'ai  suivi  dans  les  journaux  canadiens,  que  j'ai  entre  les 
mains  de  temps  en  temps,  l'élection  présidentielle,  avant  d'en 
avoir  des  comptes  rendus  plus  détaillés  dans  les  journaux  que 
tu  m'envoies. 

«  Je  suis  également  les  nouvelles  de  la  guerre  ;  mais  les 
plus  grands  efforts  d'imagination  n'arrivent  pas  à  me  faire 
prévoir  une  guerre  générale  prochaine.  Il  me  semble  me  sou- 
venir que  trois  ou  quatre  fois,  depuis  que  j'ai  quitté  Paris,  tu 
m'as  annoncé  que  «  ton  entourage  »  prédisait  la  guerre  à  brève 
échéance...  Ton  entourage  a  perdu  ma  confiance  comme  agence 
de  prophéties. 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Si  l'inattendu  se  produisait  pourtant,  —  ce  qui  arrive,  — 
je  suis  en  bien  belle  condition  pour  faire  campagne,  après  mon 
-'•jour  dans  les  bois,  et  j'imagine  que  les  rigueurs  de  l'hiver 
fiançais, — ou  allemand,  —  ne  m'incommoderaient  pas  trop...)» 

Kenogami,  27  février  1912. 

«  Me  voilà  installé  depuis  quelques  jours  déjà  à  Kenogami 
dans  le  confortable  et  le  luxe;  mais...  il  se  pourrait  que  jem'en 
aille  bientôt  tout  de  même. 

«  Le  temps  est  beau.  Ton  thermomètre  pend  dans  ma 
chambre,  car,  après  expérience,  j'en  ai  fait  un  instrument  d'in- 
térieur :  comme  thermomètre  d'extérieur,  il  était  un  peu  insuf- 
fisant, parce  qu'il  se  trouve  que  ce  mois  de  février  est  le  plus 
froid  de  tout  l'hiver,  et  que  le  mercure  du  thermo  se  peloton- 
nait chastement  dans  la  boule  du  bas,  et  refusait  de  monter  sous 
aucun  prétexte  dans  le  tube  gradué...  » 

Kenogami,  11  mars  1912. 

«  Le  printemps  approche  pour  vous.  Ici,  nous  en  parlerons 
dans  deux  mois.  On  n'est  d'ailleurs  pas  pressé,  vu  que  la  tem- 
pérature actuelle  est  assez  plaisante  et  que  la  venue  du  prin- 
temps, parait-il,  se  manifeste,  à  Kenogami  surtout,  par  l'appari- 
tion d'une  boue  prodigieuse,  dont  nulle  autre  localité  au  monde 
n'a  l'équivalent.  Les  indigènes  en  sont  un  peu  fiers. 

«  Je  ne  suis  plus  au  Canada  français  que  géographiquement, 
étant  entouré  d'Anglais  et  de  Yanks.  Car  j'habite  à  l'hôtel, 
hôtel  somptueux  d'ailleurs  et  infiniment  confortable  :  chauffage 
central  naturellement,  électricité,  bains  partout.  Aux  repas,  du 
dindon  et  poulet  rôtis,  des  oranges  importées  directement  de  la 
Jamaïque.  Cela  me  change  de  Péribonka  :  mais  j'étais  tout  de 
même  plus  heureux  sous  la  tente.  » 

En  mars,  avril,  mai,  Louis  Hémon  est  à  Montréal.  En 
juin  1912,  il  regagne  les  bords  du  cher  lac  Saint-Jean,  «  qui 
donne  l'illusion  de  la  mer,  »  et  il  retrouve  son  village  du  Nord, 
Péribonka. 

Péribonka,  13  juillet  1912. 

«  L'agriculture  ne  manque  plus  de  bras:  elle  a  les  miens. 
Sur  la  ferme  de  l'excollent  M.  Bédard  (Samuel),  je  contribue 
dans  la  mesure  de  mes  faibles  moyens  au  défrichement  et  à  la 


louis  iikmon.  537 

culture  de  cette  partie  de  la  province  de  Québec,  qui  en  a  pas 
mal  besoin. 

«  Je  doute  que  vous  trouviez  Pe'ribonka  sur  les  cartes.  Vous 
n'y  trouverez  peut-être  même  pas  le  lac  Saint-Jean,  qui  a  pour- 
tant soixante  ou  quatre-vingts  kilomètres  de  tour.  La  rivière 
Péribonka,  que  j'ai  sous  les  yeux  toute  la  journée,  est  bien  une 
fois  et  demie  large  comme  la  Seine.  Inutile  de  dire  que  je  profite 
de  mes  rares  loisirs  pour  m'y  tremper  pas  mal... 

«  Situ  m'envoies  de  temps  en  temps  des  journaux,  je  t'en  serai 
reconnaissant;  mais  pas  trop  souvent,  car  je  suis  à  une  dizaine 
de  kilomètres  du  bureau  de  poste,  lequel  est  lui-même  à  une 
journée  de  voiture  du  chemin  de  fer,  et  les  lettres  et  journaux 
ne  m'arriveront  guère  que  par  paquets..  » 

Péribonka,  8  août  1912. 

«  Je  continue  à  me  livrer  aux  travaux  agricoles,  (en  ce  mo- 
ment on  fait  les  foins),  avec  un  zèle  convenable.  L'air  du  pays 
et  la  diète  locale  (soupe  aux  pois,  crêpes  au  lard,  etc.)  me  vont  à 
merveille.  Mon  «  patron  »  et  sa  femme  me  traitent  avec  une 
considération  extrême.  (C'est  la  patronne  qui  me  coupe  les  che- 
veux). Bref,  je  n'ai  à  me  plaindre  de  rien  ;  je  commence  même  à 
me  lever  à  l'heure  habituelle  (quatre  heures  et  demie  environ), 
sans  effort  et  comme  une  personne  naturelle... 

«  Depuis  une  quinzaine,  le  temps,  qui  était  auparavant  très 
chaud,  a  tourné  à  la  pluie,  et  l'on  commence  ici  à  parler  de 
l'automne;  pourtant  je  ne  compte  guère  partir  avant  la  fin  d; 
septembre.  » 

Péribonka,  25  août  1912. 

«  Je  continue  à  couler  des  jours  paisibles  ici.  La  tempéra- 
ture est  assez  mauvaise  pour  août;  il  a  gelé  plusieurs  fois  la 
nuit,  et  l'on  commence  à  parler  de  l'automne  comme  si  on  y 
était.  Le  mauvais  temps  a  eu  au  moins  l'avantage  de  réduire  un 
peu  les  moustiques,  maringouins,  mouches  noires,  etc.  qui 
nous  mangeaient  vivants  pendant  la  chaleur  ;  ils  sont  la  grande 
plaie  du  pays.  Il  y  a,  à  défaut  d'autres  fruits,  abondance  de 
«  bleuets  »  (luces);  les  bois  en  sont  pleins,  et  les  bois  ne  man- 
quent pas  :  il  n'v  a  même  que  de  cela.  L'on  ramasse  donc  les 
bleuets  à  pleins  seaux,  et  l'on  en  fait  des  tartes, confitures...  etc. 
Les  canards  sauvages  commencent  aussi  à  arriver;  j'ai  l'espoir 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'en  tuer  ^et  d'en  manger)  quelques-uns,  et  en  septembre,  avec 
un  peu  de  chance,  nous  aurons  aussi  des  outardes.  Le  «  patron,  » 
qui  n'est  pas  très  habile  à  se  servir  d'un  fusil,  me  prête  bien 
volontiers  le  sien,  dans  l'espoir  que  je  remplirai  le  garde- 
manger;  je  dis  cela  pour  apaiser  papa,  dont  je  connais  le  cœur 
tendre  ;  ici  on  ne  chasse  que  pour  se  procurer  de  la  viande. 

«  Il  y  a  aussi  des  ours  dans  les  bois  tout  autour  de  nous;  mais 
ils  sont  poltrons  autant  qu'on  peut  l'être,  et  l'on  n'en  voit  jamais 
d'assez  près  pour  les  tuer;  ce  sont  les  petits  ours  noirs  du  pays, 
qui  ne  sont  dangereux  qile  pour  les  moutons...  » 

Péribonka,  5  septembre  1912. 

«Je  ne  suis  pas  au  bord  de  la  mer,  moi,  mais  je  suis  encore 
plus  «à  la  campagne  »  que  toi.  C'est  une  campagne  peu  ratissée 
et  qui  ne  ressemble  pas  du  tout  à  un  de'cor  d'opéra-comique  ; 
les  champs  ont  une  manière  à  eux  de  se  terminer  brusquement 
dans  le  bois,  et  une  fois  dans  le  bois,  on  peut  s'en  aller  jusqu'à 
la  baie  d'Hudson  sans  être  incommodé  par  les  voisins  ni  faire 
de  mauvaises  rencontres,  à  part  les  ours  et  les  Indiens,  qui  sont 
également  inoffensifs. 

«  Cela  n'empêche  pas  que  nous  sommes  hautement  civilisés, 
ici  à  Péribonka.  Il  y  a  un  petit  bateau  à  vapeur  qui  vient  au 
village  tous  les  deux  jours,  quand  l'eau  est  navigable.  Si  le 
bateau  se  mettait  en  grève,  il  faudrait,  pour  aller  au  chemin  de 
fer  à  Roberval,  faire  le  tour  par  la  route  du  tour  du  lac,  c'est-à- 
dire  quatre-vingts  kilomètres. 

«  Ce  qui  me  plait  ici,  c'est  que  les  manières  sont  simples  et 
dépourvues  de  toute  affectation.  Quand  on  a  quelque  chose  dans 
le  fond  de  sa  tasse,  on  la  vide  poliment  par-dessus  son  épaule; 
et  quant  aux  mouches  dans  la  soupe,  il  n'y  a  que  les  gens  des 
villes,  maniaques,  un  peu  poseurs,  qui  les  ôtent.  On  couche  tout 
habillé,  pour  ne  pas  avoir  la  peine  de  faire  sa  toilette  le  matin, 
et  on  se  lave  à  grande  eau  le  dimanche.  C'est  tout. 

«  La  «  patronne,  »  m'entendant  dire  un  jour,  en  mangeant 
ses  crêpes,  qu'il  y  avait  des  pays  où  l'on  mettait  des  tranches  de 
pommes  dans  les  crêpes,  a  dit  d'un  air  songeur:  «  Oh  I  oui,  je 
pense  bien  que  dans  les  grands  restaurants,  à  Paris,  on  doit  vous 
donner  des  mangers  pas  ordinaires!  »  Et  un  brave  homme  qui 
se  trouvait  lii  m'a  raconté,  avec  une  nuance  d'orgueil,  comme 
quoi  il  avait  été  un  jour  à  Chicoutimi(la  grande  ville  du  comté), 


LOUIS    HÉMON.  539 

et  était  entré  dans  un  restaurant  pour  y  manger,  au  moins  une 
fois  dans  sa  vie,  tout  son  saoul  de  saucisses.  Il  en  avait  mangé 
pour  une  piastre  (5  francs),  parait-il... 

«  Ah,  nous  irons  bien  !  Nous  avons  tué  le  cochon  la  semaine 
dernière,  et  nous  avons  eu  du  foie  de  cochon  quatre  fois  en 
deux  jours;  cette  semaine,  c'est  du  boudin,  à  raison  de  deux  foia 
par  jour.  Ensuite,  ce  sera  du  fromage  de  tète,  et  d'autres  com- 
positions succulentes.  J'arrête  là,  pour  ne  pas  te  donner  envie...  » 

27  septembre  1912. 

u  Voilà  quelque  temps  que  je  n'ai  eu  de  nouvelles,  mais,  à 
vrai  dire,  les  communications  ne  sont  pas  des  plus  faciles,  et  cela 
ne  m'étonne  pas. 

«  Depuis  quinze  jours  je  suis  dans  les  bois,  au  nord  de  Péri- 
bonka,  avec  des  ingénieurs  qui  explorent  le  tracé  d'une  très 
hypothétique  et  en  tout  cas  très  future  ligne  de  chemin  de  fer. 

«  L'on  couche  sous  la  tente,  et  l'on  est  toute  la  journée  dans 
les  bois,  —  sorte  de  forêt  demi-vierge  où  une  promenade  de 
quatre  à  cinq  milles  prend  trois  heures  d'acrobatie.  D'ailleurs, 
nous  sommes  très  bien  logés,  —  comparativement,  s'entend,  — 
et  fort  bien  nourris,  et  tant  que  le  temps  est  supportable,  c'est 
une  vie  idéale. 

«  Je  n'y  étais  allé  que  pour  remplacer  mon  «  patron,  »  et 
après  une  semaine  d'essai,  je  me  suis  promptement  fait  engager. 
Cela  durera  tout  octobre  et  novembre,  probablement.  Gomme 
nous  serons  loin  des  villages  tout  le  temps,  il  y  aura  peut-être 
quelques  difficultés  pour  la  correspondance... 

«  Je  suis  revenu  pour  un  jour  à  Robcrval,  pour  acheter 
diverses  choses  :  couverture,  etc.,  indispensables  sous  la  tente, 
maintenant  que  l'automne  vient. 

«  Naturellement  je  serai  toujours  reconnaissant  de  ce  que 
vous  pourrez  m'envoyer  à  lire,  car  les  soirées  sont  vides  et  pas 
mal  longues  ;  mais  n'envoyez  rien  d'autre. 

«  J'espère  que  vous  serez  revenus  de  la  mer  tout  «  ravitail- 
lants de  santé,  »  pour  parler  canadien...  » 

1"  novembre  1912. 

«  Nous  nous  sommes  momentanément  rapprochés  des  mai- 
sons, mais  nous  allons  nous  en  éloigner  de  nouveau  sous 
quelques  jours  pour  rentrer  dans  le  bois. 


540  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<(  Le  bois  par  ici  est  à  moitié  bois  et  à  moitié  savane;  c'est- 
à-dire  que,  quand  il  a  plu  surtout, —  c'est  le  cas,  —  on  est  jus- 
qu'au genou  dans  l'eau.  La  terre  est  couverte  d'une  couche  de 
mousse  qui  a  parfois  plus  de  trois  mètres  d'épaisseur,  et  toute 
imprégnée  d'eau;  on  marche  sur  une  énorme  éponge  mouillée. 
De  temps  en  temps  pourtant  nous  coupons  des  collines,  dans  les 
«  grands  bois  verts  »  qui  sont  plus  plaisants. 

«  Aujourd'hui,  jour  de  la  Toussaint,  j'ai  passé  la  journée 
couché  sur  le  dos  dans  la  tente,  à  chauffer  le  poêle  et  à  lire, 
fumer... 

«  Il  neige  depuis  hier,  et  si  cela  continue,  nous  devrons 
prendre  bientôt  les  raquettes.  Nous  aurons  fini  vers  la  fin  du 
mois... 

«  Ici,  quand  il  ne  pleut  pas,  il  gèle  déjà  pas  mal  dur  :  deux  à 
trois  centimètres  de  glace  dans  les  cuvettes  de  tôle  le  matin. 
Mais  j'ai  suffisamment  de  bonnes  bottes  pour  la  savane,  et  tout 
va  bien...  » 

Péribonka,  16  décembre  1912. 

«  Le  froid  n'est  pas  excessif;  ma  santé  continue  à  être  tout 
ce  que  l'on  peut  désirer. 

«  Crois-moi,  même  les  savanes  et  la  vie  sous  la  tente  dans  la 
neige  conservent  mieux  que  l'existence  des  pauvres  citadins. 
Pas  le  plus  petit  rhumatisme,  —  pas  la  plus  petite  crampe  d'es- 
tomac, —  rien  n'est  encore  venu  me  dire  que  j'atteins  mainte- 
nant l'âge  auquel  les  sous-chefs  de  bureau  songent  à  se  ranger 
pour  sauver  les  débris  de  leur  constitution. 

«  Tu  me  diras  que  voilà  bien  des  développements  sur  le 
sujet  du  «  moi.  »  Mais  je  sais  bien  que  vous  pensez  souvent  à 
moi,  et  je  voudrais  endormir  au  moins  quelques-unes  de  vos 
craintes. 

«  Pour  le  reste,  ne  crois  nullement  que  me  voilà  dans  les 
bois  pour  le  restant  de  ma  vie.  D'ici  très  peu  d'années,  mais 
après  quelques  pérégrinations  toutefois,  je  repasserai  rue  Vau- 
quelin.  Je  n'aurai  peut-être  pas  beaucoup  l'habitude  des  salons 
quand  je  retournerai,  mais  cela  n'enlèvera  rien  à  notre  conten- 
tement, —  au  vôtre  ni  au  mien. 

«  Au  pis,  ma  petite  maman,  il  te  faut  donc  te  résigner  à 
recevoir  encore  deux  ou  trois  lettres  du  jour  de  l'an  écrites  en 
des  recoins  obscurs    de  cette  planète.  Les  termes  différeront 


LOUIS    HEMON.  841 

peut-être,  les  timbres  aussi,  mais  j'espère  bien  que  je  réussirai 
à  vous  faire  sentir  chaque  fois  que  mon  affection  pour  vous  ne 
diminue  en  rien,  et  que  toutes  les  preuves  de  tendresse,  et  d'in- 
dulgence, et  de  générosité,  que  vous  m'avez  données,  ne  sont 
pas  oubliées...  » 

Le  roman  est  achevé,  Maria  Chapdelaine  dont  il  ne  parle 
guère.  Alors,  au  début  de  1913,  Louis  Hémon  redescend,  par 
étapes,  vers  la  civilisation.  Il  passe  les  mois  de  printemps,  —  du 
printemps  de  France,  —  à  Montréal,  et,  le  jour  de  la  Saint- 
Jean,  il  écrit,  de  cette  ville,  ce  dernier  billet  : 

Montréal,  24  juin  1913. 

«  Je  pars  ce  soir  pour  l'Ouest.  Mon  adresse  sera  «  Fort  Wil- 
liam (Ontario),  pour  les  lettres  partant  de  Paris  avant  le  15  juillet. 

<(  Ensuite  «  Winnipeg  »  (Mass),  pour  les  lettres  partant  de 
Paris  pas  plus  tard  que  le  1er  août. 

«  Je  vous  ai  envoyé  trois  paquets  de  papiers.  Mettez-les  dans 
une  malle  avec  mes  autres  papiers.  » 

Pendant  les  vingt  mois  qu'il  a  vécu  au  Canada,  Louis  Hémon 
a  séjourné  surtout  au  bord  du  lac  Saint-Jean,  et  particulière- 
ment à  Péribonka,  qui  est  au  Nord  du  lac.  Tout  est  immense 
dans  cette  région  :  le  lac  lui-même,  où  se  déversent  de  vrais 
fleuves,  les  distances  d'une  habitation  à  une  autre,  la  durée  de 
l'hiver,  les  bois  qui  couvrent  des  millions  d'hectares.  On  peut  lire, 
dans  les  prospectus  de  colonisation,  cette  phrase  qui  ne  manque 
pas  de  grandeur  :  «  La  forêt  fait  vivre  100  000  personnes.  » 

Une  partie  de  celles-ci,  les  défricheurs  qui  vont  «  faire  de  la 
terre,  »  se  mettent  en  route  vers  le  mois  de  mai.  Ils  rampent 
dans  le  lot  qu'ils  ont  acheté,  et,  abattant  les  arbres,  pin  blanc, 
pin  rouge  qui  n'a  pas  d'aubier,  épinette  blanche,  épinette 
noire,  sapin  baumier  qui  porte  sur  son  écorce  des  sachets  de 
térébenthine,  pruche,  cèdre  que  la  pourriture  n'entame  pas, 
bouleau,  et  le  reste,  ils  construisent  d'abord  la  cabane.  A 
l'automne,  quand  ils  ont  «  claire  »  une  partie  du  domaine, 
beaucoup  s'en  vont,  qui  ne  reviendront  pas  :  ils  ont  vendu  leur 
lot.  D'autres  le  vendent  après  quelques  années,  et  s'établissent 
plus  loin,  emmenant  femme,  enfants,  bestiaux,  volailles,  et 
l'espoir  d'être  mieux  ailleurs. 

C'est  justement  ce  qu'avait  fait,  plusieurs  fois  déjà,  le  père 
Chapdelaine,  l'hôte  et  le   héros  de  Louis  Hémon.  A  peine  la 


; 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maison  bâtie,  et  l'étable  en  madriers,  et  la  loge  pour  la  voiture, 
le  traîneau,  les  outils,  quand  il  avait  déjà  des  voisins  à  un  ou 
deux  milles,  c'est-à-dire  tout  proches,  et,  dans  le  champ  de  sa 
vue,  une  clairière  encore  hérissée  de  racines,  mais  où  la  pre- 
mière herbe,  le  premier  froment,  le  premier  seigle  avait 
poussé,  il  abandonnait  la  partie,  cœur  aventureux,  tenté  comme 
celui  d'un  soldat  par  l'idée  d'avancer  la  tranchée,  et  peut-être, 
dans  le  secret,  de  s'établir,  premier,  sur  un  sol  tout  sauvage, 
et  de  devenir  fondateur  de  paroisse.  Sa  femme,  intrépide  aussi, 
mais  à  la  suite,  déjà  résignée  quand  elle  priait  son  mari  de 
demeurer  là  où  était  la  maison,  demandait  :  «  Eh  bien,  Samuel  ! 
c'est-y  qu'on  va  encore  mouver  bientôt?  »  Il  ne  répondait  pas 
tout  de  suite.  Quand  il  était  décidé,  elle  acceptait  sans  plus  rien 
dire,  et  «  mouvait  »  avait  lui. 

Louis  Hémon  s'était  «  loué,  »  on  l'a  su  plus  tard,  chez  les 
Chapdelaine,  pour  sa  nourriture  et  huit  dollars  par  mois.  Avec 
les  hommes,  il  a  travaillé  dans  les  bois  et  dans  les  pauvres 
champs  nouveaux.  Il  a  été  le  témoin  et  le  commensal.  Le 
roman  a  été  écrit  par  un  adopté  qui  avait  des  lettres.  11  est 
simple  d'intrigue,  familier  de  style,  solennel  dans  sa  marche 
lente.  C'est  un  poème  encore  plus  qu'un  roman,  c'est  la  chan- 
son de  geste  de  la  nouvelle  France.  Tant  de  gens  l'ont  lu  qu'on 
peut  dire  déjà  :  «  Vous  vous  souvenez.  »  Vous  vous  souvenez 
que  Maria  Chapdelaine,  la  fille  épanouie  et  silencieuse  de 
Samuel,  était  recherchée  par  l'unique  voisin  de  la  ferme  dans 
les  bois,  Eutrope  Gagnon,  qui  venait  aux  veillées,  chaque 
semaine,  patiemment,  n'osant  se  déclarer,  lorsque  descend,  au 
printemps,  le  coureur  de  forêts,  le  guide  qui  mène  chez 
les  sauvages  les  marchands  de  pelleteries,  François  Paradis 
<(  aux  traits  nets,  aux  yeux  téméraires.  »  Et  François  et  Maria 
s'aiment  tout  de  suite,  sans  se  l'être  dit.  Ils  se  revoient  à  peine 
une  ou  deux  fois.  La  dernière,  le  jour  de  la  Sainte-Anne,  quand 
ils  cueillent  ensemble  des  myrtilles,  avec  les  petits  Chapdelaine, 
ils  ne  parlent  que  par  allusion  de  leur  amour  déjà  ancien  et 
mdi  dans  l'absence.  L'homme  dit  :  «  Vous  serez  encore  icitfe, 
au  printemps  prochain?  »  La  jeune  fille  répond  «  oui.  »  Et  ce 
sont  leurs  serments.  Mais  l'hiver  est  terrible  et  les  bois  sont 
immenses.  François  Paradis,  quittant  ses  compagnons,  essaie 
trop  tôt  de  descendre  vers  Péribonka;  la  neige  nouvelle  couvre 
les  pistes;  il  se  perd  dans  les  solitudes;  il  s'est  u  écarté;  »  on 


LOUIS    HLMON.  S43 

retrouvera  un  jour  son  corps  glacé  au  pied  d'un  arbre.  Alors, 
après  du  temps,  Maria  Chapdelaine,  senlant  bien  qu'elle 
n'aimera  plus  personne  comme  François  Paradis,  et  qu'il  faut 
cependant  qu'elle  «  s'établisse,  »  est  tentée  par  la  ville,  par  tout 
ce  que  raconte,  des  villes  américaines,  un  de  ses  soupiranK 
Lorenzo  Surprenant,  qui,  pour  la  voir,  elle  seule,  gagne  la 
frontière  des  «  States,  »  et  fait  trois  jours  de  voyage.  Cette 
campagne  du  Nord  de  Québec  est  trop  dure,  trop  cruelle  aus-i  ! 
Mais  avant  que  Maria  ait  donné  sa  réponse,  des  voix  s'élèvent 
dans  son  cœur,  et  elles  sont  victorieuses  :  Maria  la  Canadienne 
demeurera  dans  les  bois  du  lac  Saint-Jean,  à  lavant-garde  des 
semeurs  de  blé,  et,  comme  la  mère  Chapdelaine,  elle  «  fera  son 
règne  »  de  femme,  modeste  et  magnifique. 

D'où  vient  cette  émotion,  qui  saisit  le  lecteur  aux  pre- 
mières pages  du  livre,  et  l'y  attache  comme  à  un  être  vivant, 
et  demeure  dans  le  souvenir,  si  bien  qu'on  ne  peut  plus  en- 
tendre le  nom  de  Maria  Chapdelaine,  sans  qu'un  sourire  attendri, 
une  compassion,  une  admiration  profonde,  un  peu  d'amour,  en 
somme,  s'éveille  en  nous?  De  la  perfection  d'art  et  de  vérité 
par  quoi  le  cœur  d'un  homme  est  tout  de  suite  gagné.  .L'ima- 
gination n'émeut  pas,  elle  intéresse;  la  complication  d'une  in- 
trigue amuse  et  tombe  dans  l'oubli;  la  dissertation  fatigue;  le 
procédé  littéraire,  la  pauvre  habileté  industrielle  trompe  bien 
peu  de  monde  :  seule,  la  vérité  qui  a  touché  une  âme  en  peut 
toucher  une  autre.  Voyez  avec  quelle  sûreté  un  Louis  Hémon  a 
discerné,  parmi  les  incidents  de  la  vie  rurale  dans  le  Haut 
Canada,  ceux  qui  la  font  nouvelle  et  curieuse  pour  nous,  mais 
surtout  les  traits  profonds  par  quoi  ces  paysans  des  forêts 
saguenayennes  se  raccordent  à  l'humanité,  et  plus  particulière- 
ment à  la  race  française!  Comme  il  évite  la  description  longue, 
comme  il  la  fragmente  et  la  mêle  au  récit,  aux  dialogues,  aux 
lignes  qui  annoncent  le  changement  des  saisons  1  II  a  parcouru 
toute  la  contrée  du  lac  Saint-Jean  :  il  ne  peint  que  Péribonka; 
il  ne  cède  pas  à  la  tentation  de  raconter  ses  voyages  en  traîneau 
sur  le  lac,  ou  ses  chasses  dans  la  forêt,  ou  ses  rencontres  dans 
les  auberges  de  Roberval  ou  de  Chicoutimi.  Le  père,  la  mère, 
la  jeune  fille  fiancée,  puis  malheureuse,  puis  résignée,  ces  por 
traits  éternels  demeurent  l'objet  principal  et  toujours  présent. 
Tout  y  ramène. 

Celte  unité  n'est  pas  même  un  instant  voilée  par  un  amuse- 


54.4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  que  d'autres  se  seraient  permis,  où  plusieurs  débutants 
seraient  même  complu,  je  veux  dire  celui  du  parler  canadien. 
Nos  cousins  de  là-bas,  —  ceux  de  la  campagne  surtout,  —  par- 
lent encore  un  français  importé  tout  vivant,  au  xvne,  au 
xvme  siècle.  C'est  comme  un  merle  de  chez  nous,  mis  en  cage, 
qui  aurait  fait  nid  dans  l'Amérique  du  Nord,  mais  n'aurait  plus 
reçu  de  leçons  de  ses  premiers  éducateurs.  11  ne  manque  pas  de 
gens  pour  appeler  patois  ce  qui  est  notre  langue  même.  L'erreur 
est  plaisante  I  Un  peu  d'accent  ne  fait  pas  un  patois,  et  quant  aux 
mots  dont  l'usage  s'est  perdu  en  France  et  conservé  au  Canada, 
je  déclare  que  beaucoup  sont  savoureux,  et  qu'il  est  fâcheux 
qu'on  ne  nous  les  serve  plus.  C'étaient,  pour  la  plupart,  des 
expressions  plus  employées  en  province  qu'à  Paris;  elles  avaient 
trait  à  la  vie  rurale;  et  Paris,  que  la  culture  intéresse  médio- 
crement, les  a  laissés  tomber  :  on  les  retrouve  de  l'autre  côté  de 
la  mer.  Le  français  du  Canada,  si  âprement  qu'il  soit  défendu 
par  «  l'habitant,  »  a  dû  accepter  aussi  un  certain  nombre 
d'anglicismes.  Un  romancier  doit  tirer  parti  de  cet  élément 
pittoresque,  et  Louis  Hémon  n'y  a  pas  manqué.  Mais  avec 
quelle  mesure  il  l'a  fait!  11  a  noté  que  les  paysans  du  Nord 
canadien,  au  lieu  de  dire  «  ici,  »  prononcent  «  icitte.  » 
Que  de  fois  j'ai  entendu,  dans  ma  jeunesse,  mon  vieil  ami 
Pierre  Bellangerie  (on  lui  donnait  le  titre  de  sa  ferme),  vieil- 
lard aux  cheveux  longs  qui  bouclaient  sur  le  col  de  la  veste,  me 
répondre  :  «  Non,  monsieur  René,  on  ne  sème  pas  de  cette 
graine-là,  par  icitte  1  »  Quand  un  enfant,  même  tout  grand, 
comme  Maria,  s'adresse  à  l'un  de  ses  parents,  le  romancier  lui 
fait  dire  :  «  Oui  son  père;  oui  sa  mère.  »  Emploi  surprenant  de 
la  troisième  personne,  témoignage  de  respect  sans  doute.  Je 
n'ai  jamais  surpris  un  fils  ou  une  fille  de  laboureur  à  s'ex- 
primer de  la  sorte,  même  dans  les  pays  où  la  famiile  paysanne 
s'est  maintenue  dans  sa  noblesse  ancienne  et  apparaît,  si  nette- 
ment, comme  la  souche  de  la  lignée  canadienne.  Je  n'ai  pas 
trouvé  cette  tournure  dans  les  livres  où  il  est  parlé  avec  quelque 
vérité,  —  ils  sont  rares,  —  de  la  France  rurale  d'avant  la  Révo- 
lution. D'autres  sont  d'indubitable  source  française,  et  ils 
sont  magnifiques,  celui-ci  par  exemple  :  ouvrez  nos  histoires, 
et  voyez  ce  que  signifie  le  mot  «  règne  ;  »  il  s'applique  à  la  vie  des 
rois  et  des  empereurs,  il  marque  leurs  années  depuis  le  jour  du 
couronnement.  Au  Canada,  et  dans  l'ancienne  et  tendre  France, 


LOTIS    HEMON.  5i"> 

les  femmes  le  disaient  pour  exprimer  le  temps  qui  avait  com- 
mencé au  jour  de  leur  mariage.  Et  la  mère  Chapdelaine',  dans 
sa  cabane  de  bois,  au  milieu  des  champs  de  neige,  la  fermière 
qui  gouverne  secrètement  toutes  les  âmes  sans  en  excepter  une, 
le  mari,  les  enfants,  les  hôtes  quelquefois,  prépare  la  nourri- 
ture, veille  à  la  garde  de  toutes  choses,  commande  aux  animaux 
et  prépare  l'avenir,  dira  naturellement,  définissant  ainsi  sa 
puissance  et  sa  charge  :  «  J'ai  fait  un  règne  heureux.  »  Les 
hommes  aussi  l'emploient,  ce  beau  mot,  et  François  Paradis,  le 
coureur  de  bois,  dans  la  veillée  qu'il  passera  près  de  Maria, 
dira  :  <»  Travailler  dans  les  chantiers,  faire  la  chasse,  gagner  un 
peu  d'argent,  de  temps  en  temps,  à  servir  de  guide  ou  à 
commercer  avec  les  sauvages,  ça,  c'est  mon  plaisir,  mais  gratter 
toujours  le  même  morceau  de  terre,  d'année  en  année,  et  rester 
là,  je  n'aurais  pu  faire  ça  tout  mon  règne.  » 

Un  goût  à  peu  près  sans  défaut  a  guidé  Louis  Hémon  en 
tout  cela.  Ce  très  jeune  écrivain  a  compris  qu'il  faut,  dans  le 
roman,  rappeler  çà  et  là,  par  touches  discrètes  et  en  y  reve- 
nant, que  la  langue  des  paysans,  des  ouvriers,  des  pécheurs,  ou 
des  jockeys,  n'est  pas  la  langue  classique,  mais  il  savait  que 
celle-ci  ne  doit  jamais  céder  le  pas  à  l'autre,  ni  dans  le  récit, 
ni  dans  le  dialogue.  Les  mots  que  nous  n'employons  pas  fati- 
guent comme  des  cailloux  sur  le  chemin.  Le  caractère  particulier 
de  telle  classe  ou  profession  est  beaucoup  plus  profondément 
inscrit  dans  la  coupe  de  la  phrase  que  dans  la  nouveauté  ou 
l'ancienneté  des  mots.  C'est  le  rythme  qui  diffère.  Là  encore 
Louis  Hémon  se  révèle  comme  un  maitre  observateur.  Ses 
défricheurs  canadiens  ne  développent  jamais  leur  pensée,  ils  la 
font  tenir  en  très  peu  de  syllabes,  et  comme  ils  n'ont  parlé 
qu'après  avoir  longuement  réfléchi,  leurs  demandes,  leurs 
réponses,  ont  une  plénitude  de  sens  qui  émeut  l'esprit  et  le 
jette,  s'il  est  artiste,  dans  ces  mêmes  songes  et  raisonnements 
d'où  elles  sont  nées.  Des  mots  de  Maria  Chapdelaine  peuvent 
faire  ainsi  longtemps  rêver.  Elle  parle  à  peine,  et  tout  son 
amour,  toute  sa  crainte,  toute  sa  peine,  puis  la  lente  reprise 
d'elle-même,  ces  quatre  actes  du  drame  sont  avoués  cependant. 

Souvent  aussi,  l'écrivain  raconte  les  âmes  et  résume  leurs 
mouvements.  Et  c'est  encore  comme  si  on  entendait  la  voix  des 
personnages.  Pas  de  dissertations,  pas  de  complications,  pas  de 
changement  dans  le  style  :  des  mots  ordinaires,  vrais,  bien  en 

TOMK    LXV.    —    1921.  3o 


546  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

place,  par  où  les  dialogues  sont  prolonges.  J'en  veux  donner 
deux  exemples- 
Vers  le  premier  tiers  du  volume,  il  est  raconté  de  quelle 
manière  Eutrope  Gagnon,  l'unique  voisin,  vint  veiller  chez 
Samuel  Chapdelaine,  un  soir  delafin  de  l'hiver,  et  comment  on 
causa  du  temps  qu'il  faisait,  et  du  fourrage  qui  allait  manquer 
pour  les  animaux.  Maria  était  demeurée  silencieuse,  comme  de 
coutume.  Eutrope  Gagnon  ne  lui  déplaisait  pas,  mais  elle  aimait 
d'amour  François  Paradis,  qui  était  dans  le  bois,  avec  les  sau- 
vages, el  que  le  printemps  ramènerait. 

«  Quand  les  sujets  ordinaires  de  conversation  furent  épuisés, 
l'on  joua  aux  cartes  :  au  quarante-sept  et  au  bœuf;  puis, 
Eutrope  regarda  sa  grosse  montre  d'argent,  et  vit  qu'il  était 
temps  de  partir.  Le  fanal  allumé,  les  adieux  faits,  il  s'arrêta 
un  instant  sur  le  seuil,  pour  sonder  la  nuit  du  regard. 

«  —  Il  mouille!  fit-il. 

«  Ses  hôtes  vinrent  jusqu'à  la  porte  et  regardèrent  à  leur 
tour;  la  pluie  commençait,  une  pluie  de  printemps  aux  larges 
gouttes  pesantes,  sous  laquelle  la  neige  commençait  à  s'ameu- 
blir et  à  fondre. 

«  —  Le  «  sudet  »  a  pris,  prononça  le  père  Chapdelaine.  On 
peut  dire  que  l'hiver  est  quasiment  fini. 

«  Chacun  exprima  à  sa  manière  son  soulagement  et  son 
plaisir;  mais  ce  fut  Maria  qui  resta  le  plus  longtemps  sur  le 
seuil,  écoutant  le  crépitement  doux  de  la  pluie,  guettant  la 
glissade  indistincte  du  ciel  sombre  au-dessus  de  la  masse  plus 
sombre  des  bois,  aspirant  le  vent  tiède  qui  venait  du  Sud. 

«  —  Le  printemps  n'est  pas  loin...  Le  printemps  n'est  pas 
loin. 

«  Elle  sentait  que,  depuis  le  commencement  du  monde,  il 
n'y  avait  jamais  eu  de  printemps  comme  ce  printemps-là.  » 

Quelle  grandeur  exprimée  par  les  plus  simples  moyens,  ou 
plus  justement  quel  don  d'apercevoir  la  grandeur  des  choses 
les  plus  simples,  d'un  geste  et  d'un  moment!  L'homme  qui 
a  écrit  ces  lignes-là  était  marqué  du  signe  divin.  D'autres 
chapitres,  presque  tous  les  chapitres  de  ce  poème  du  Canada, 
finissent  ainsi,  en  beauté,  sur  des  mots  qu'on  n'oublie  plus. 

Lorsque  le  printemps  fut  venu,  l'été  vint  si  vite  après  et 
dura  lui-môme  si  peu  de  temps,  qu'on  peut  dire  qu'il  n'y  eut 
guère  de  belle  saison,  pour  la  terre  ni  pour  Maria  Chapdelaine. 


LOUIS    HÉMON.  547 

François  Paradis  avait  passé  deux  fois.  Maria,  silencieuse, 
l'aimait.  Et  dès  qu'elle  vit  tomber  la  neige,  elle  eut  peur  pour 
lui,  qui  était  au  Nord,  dans  les  bois  sans  fin.  Elle  ne  songeait 
qu'à  son  retour.  Aussi,  la  veille  de  Noël,  comme  le  père  n'avait 
pu  battre  la  neige  nouvelle,  le  long  du  chemin  qui  mène  au 
village,  et  qu'on  ne  pouvait  donc  espérer  d'aller  à  la  messe  de 
minuit,  elle  promit  de  dire  mille  ave,  pour  que  François  fût 
protégé.  Mille  !  Est-ce  qu'elle  peut  résister  à  mille  ave,  la  mère 
qui  règne  là-haut?  Tout  le  jour,  en  faisant  le  ménage,  en  habil- 
lant les  petits,  en  lavant  la  vaisselle,  «  Maria  ne  cessa  pas 
d'élever  à  chaque  instant  un  peu  plus  haut  vers  le  ciel  le  monu- 
ment de  ses  ave.  »  Parfois,  elle  s'embarrassait  dans  ses 
comptes  :  bah  !  on  ferait  bonne  mesure  !  Le  soir,  elle  avait 
encore  bien  des  chapelets  à  dire.  Pendant  que  la  mère  cousait 
des  lacets  à  une  vieille  paire  de  mocassins,  le  père  Chapdelaine 
chanta  d'abord  des  cantiques  de  Noël,  —  ceux  qu'on  tenait  du 
pays  de  France,  —  pour  amuser,  bercer  et  édifier  les  enfants; 
puis  il  chanta,  sur  leur  demande,  des  complaintes  de  chez  nous 
aussi  :  «  Trois  grois  navires  sont  ancrés,  —  chargés  d'avoine, 
chargés  de  blé...,  »  et  cette  autre  :  «  A  la  claire  fontaine  —  m'en 
allant  promener,  —  j'ai  trouvé  l'eau  si  belle  —  que  je  m'y  suis 
baigné...  —  H  y  a  longtemps  que  je  t'aime,  —  jamais  je  ne 
t'oublierai.  »  En  écoutant  le  refrain,  la  diseuse  de  chapelet 
avait  des  distractions,  et  ses  doigts,  de  longs  moments,  s'arrê- 
taient sur  les  grains. 

«  Maria  regardait  par  la  fenêtre  les  champs  blancs  que 
cerclait  le  bois  solennel  ;  la  ferveur  religieuse,  la  montée  de  son 
amour  adolescent,  le  son  remuant  des  voix  familières  se  fon- 
daient dans  son  cœur  en  une  seule  émotion.  En  vérité,  le  monde 
était  tout  plein  d'amour  ce  soir-là,  d'amour  profane  et  d'amour 
sacré,  également  simples  et  forts,  envisagés  tous  deux  comme 
des  choses  naturelles  et  nécessaires;  ils  étaient  tout  mêlés  l'un 
à  l'autre,  de  sorte  que  les  prières  qui  appelaient  la  bienveillance 
de  la  divinité  sur  des  êtres  chers  n'étaient  guère  que  des  moyens 
de  manifester  l'amour  humain,  et  que  les  naïves  complaintes 
amoureuses  étaient  chantées  avec  la  voix  grave  et  solennelle 
et  l'air  d'extase  des  invocations  surhumaines. 

«  ...  Je  voudrais  que  la  rose 
Fût  encore  au  rosier 
Et  que  le  rosier  même 


548  REVUE    DLS    DEUX    MOMU  - 

A  la  mer  lût  jeté. 
Il  y  a  longtemps  que  je  t'aime  : 
Jamais  je  ne  t'oublierai....  » 

«  Je  vous  salue,  Marie,  pleine  de  grâce...  » 

«  La  chanson  finie,  Maria  avait  machinalement  repris  ses 
prières,  avec  une  ferveur  renouvelée,  et  de  nouveau  les  Ave 
s'égrenèrent. 

«  La  petite  Aima-Rose,  endormie  sur  les  genoux  de  son 
père,  fut  déshabillée  et  portée  dans  son  lit,  Télcsphore  la  suivit; 
bientôt  Tit'Cé  à  son  tour  s'élira,  puis  remplit  le  poêle  de  bou- 
leau vert;  le  père  Chapdelaine  fit  un  dernier  voyage  à  l'étable, 
et  rentra  en  courant,  disant  que  le  froid  augmentait.  Tous 
furent  couchés  bientôt,  sauf  Maria. 

«  —  Tu  n'oublieras  pas  d'éteindre  la  lampe? 

«  —  Non,  «  son  »  père. 

«  Elle  l'éteignit  de  suite,  préférant  l'ombre,  et  revint  s'as- 
seoir près  de  la  fenêtre,  et  récita  ses  derniers  .4  ve.  Quand  elle  eut 
terminé,  un  scrupule  lui  vint  et  une  crainte  de  s'être  peut-être 
trompée  dans  leur  nombre',  parce  qu'elle  n'avait  pas  toujours  pu 
compter  sur  les  grains  de  son  chapelet.  Par  prudence,  elle  en 
dit  encore  cinquante  et  s'arrêta  alors,  étourdie,  lasse,  mais 
heureuse  et  pleine  de  confiance,  comme  si  elle  venait  de  rece- 
voir une  promesse  solennelle. 

«  Au  dehors,  le  monde  était  tout  baigné  de  lumière,  enve- 
loppé de  cette  splendeur  froide  qui  s'étend  la  nuit  sur  les  pays 
de  neige,  quand  le  ciel  est  clair  et  que  la  lune  brille.  L'inté- 
rieur de  la  maison  était  obscur,  et  il  semblait  que  ce  fussent  la 
campagne  et  le  bois  qui  s'illuminaient  pour  la  venue  de  l'heure 
sacrée. 

«  Les  mille  Ave  sont  dits,  songea  Maria,  mais  je  n'ai  pas 
encore  demandé  de  faveur,...  pas  avec  des  mots.  » 

«  Il  lui  avait  semblé  que  ce  ne  serait  peut-être  pas  néces- 
saire; que  la  divinité  comprendrait  sans  qu'il  fut  besoin  d'un 
vœu  formulé  par  les  lèvres,  surtout  Marie...  qui  avait  été 
femme  sur  cette  terre.  Mais,  au  dernier  moment,  son  cœur 
simple  conçut  des  craintes,  et  elle  chercha  à  exprimer  en 
paroles  ce  qu'elle  voulait  demander. 

«  François  Paradis...  Assurément  son  souhait  se  rapportait  à 
François  Paradis.  Vous  l'aviez  deviné,  Mario  pleine  de  grâce? 
Que  pouvait-elle  énoncer   de  ses  désirs  sans  profanation?  Qu'il 


LOUIS    I1ÉMON.  549 

n'ait  pas  de  misère  dans  le  bois...  Qu'il  tienne  ses  promesses  et 
abandonne  de  sacrerelde  boire;...  qu'il  revienne  au  printemps... 

«  Qu'il  revienne  au  printemps...  Elle  s'arrête  là,  parce  qu'il 
lui  semble  que  lorsqu'il  sera  revenu,  ayant  tenu  ses  promesses, 
le  reste  de  leur  bonheur  qui  vient  sera  quelque  chose  qu'ils 
pourront  accomplir  presque  seuls...  presque  seuls...  A  moins 
que  ce  ne  soit  un  sacrilège  de  penser  ainsi... 

«  Qu'il  revienne  au  printemps...  Songeant  à  ce  retour,  à 
lui,  à  son  beau  visage  brûlé  de  soleil  qui  se  penchera  vers  le 
sien,  Marie  oublie  tout  le  reste,  et  regarde  longtemps,  sans  les 
voir,  le  sol  couvert  de  neige  que  la  lumière  de  la  lune  rend 
pareil  à  une  grande  plaque  de  quelque  substance  miraculeuse, 
un  peu  de  nacre  et  presque  d'ivoire,  et  les  clôtures  noires,  et 
la  lisière  proche  des  bois  redoutables.  » 

Toutes  ces  choses  ont  été  vues,  non  pas  dans  la  suite 
qu'elles  ont  dans  le  livre,  mais  séparément,  et  ces  images  quo- 
tidiennes, groupées  selon  l'ordre  d'une  histoire  inventée,  com- 
posent le 'roman.  Il  faut  voir  et  il  faut  raconter  :  tout  l'art 
tient  dans  ces  deux  verbes.  La  vraie  merveille  n'est  pas  ici 
dans  l'arrangement;  elle  est  dans  la  permission  qui  fut 
donnée,  à  un  homme  des  villes,  de  comprendre  entièrement 
une  nature  si  différente  de  la  nôtre,  une  vie  qui  n'était  ni  la 
sienne,  ni  celle  de  ses  proches.  Sans  doute,  il  a  su  découvrir  le 
meilleur,  le  plus  exceptionnel  des  postes  d'observation:  il  a  été 
quelqu'un  de  la  ferme  et  quelqu'un  de  la  forêt  ;  il  a  manié  la 
hache  avec  Edwige  Légaré,  le  tâcheron;  mangé  la  soupe  aux 
pois  de  la  mère  Chapdelaine;  entendu  la  complainte,  inégale 
selon  les  saisons,  de  la  fatigue  rurale;  il  a  lu  dans  les  yeux  qui 
ne  se  détournaient  point.  Mais  cela  explique  en  partie  seule- 
ment la  réussite  d'une  œuvre  aussi  difficile.  Supposez  qu'à  la 
place  de  Louis  Ilémon  un  autre  jeune  Français  ait  fait  le 
voyage?  Je  le  veux  très  bien  doué  aussi,  prompt  à  s'émouvoir, 
assez  maître  de  lui-même  pour  attendre  les  jours  et  ne  pas  trop 
interroger,  capable  de  supporter  des  semaines  de  travail  dans  le 
bois,  sous  la  piqûre  des  maringouins  et  des  mouches  noires  et, 
ce  qui  est  plus  rude  infiniment,  la  longue  solitude  intellec- 
tuelle :  vous  aurez,  l'année  suivante,  un  récit  intéressant» 
vivant;  vous  n'aurez  pas  Maria  Chapdelaine.  L'écrivain  aura 
tenté  une  aventure  dont  il  faudra  qu'il  se  vante,  au  moins  un 
peu  ;  il  sera  l'un  des  personnages  de  son  livre,  non  le  moindre; 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  tout  cas,  vous  saurez,  à  plus  d'un  trait,  qu'il  n'appartient 
pas  au  monde  qu'il  a  dépeint,  qu'il  n'a  pas  une  àme  aussi 
primitive  que  celle  de  ces  bonnes  gens,  qu'il  est  un  monsieur  de 
la  littérature,  en  mission  chez  des  défricheurs  de  forêt,  qu'il 
honore  de  savisite  :  nous  ne  serons  plus  chez  les  Chapdelaine  ;  ils 
seront  chez  un  homme  de  lettres.  Maria  Chapdelaine  est  tout 
autre  chose  :  un  hommage  tendre  à  nos  frères  canadiens  et  aux 
meilleurs  d'entre  eux  qui  sont  ceux  de  la  terre;  un  livre  d'où 
l'auteur  est  comme  absent,  où  il  s'est  effacé  devant  une  famille 
bien  modeste,  si  l'on  regarde  aux  habits  et  aux  formes  du  lan- 
gage, mais  magnifique  de  foi,  d'union,  d'honneur  et  de  cou- 
rage. Il  a  vu  cela  d'abord,  et  toujours.  Son  grand  cœur  l'a  guidé. 
Entre  ces  paysans  français,  chrétiens,  et  lui-même,  tout  l'acci- 
dent de  la  fortune,  de  la  lecture  et  du  métier  a  disparu,  l'étroite 
parenté  s'est  révélée.  Et  si  l'on  demande  le  secret  profond  de 
ce  chef-d'œuvre,  je  dirai  donc  :  un  romancier  de  France  a  voulu 
vivre,  de  l'autre  côté  de  la  mer,  chez  nos  cousins  du  Saguenay, 
dans  les  conditions  mêmes  où  sa  propre  race  avait  jadis  vécu 
chez  nous,  conditions  familiales,  sociales,  religieuses;  il  n'a 
écarté  aucune  d'elles  de  parti  pris  et  par  orgueil;  il  ne  s'est  pas 
élevé,  en  lui-même,  contre  ce  qu'il  avait  cherché;  il  a  ouvert 
son  àme  et  il  a  tout  compris. 

Celui  qui  venait  d'enrichir  ainsi  nos  Lettres  d'une  œuvre 
qui  durera,  quittait  Montréal  le  soir  de  la  Saint-Jean  d'été  1913, 
pour  se  rendre  dans  les  provinces  de  l'Ouest.  Il  voulait  mainte- 
nant étudier  la  «  prairie,  »  devenue  un  des  greniers  du  monde, 
les  champs  sans  rivage,  où  travaillent  des  machines  conduites 
par  des  hommes  de  tous  pays.  Hélas!  deux  semaines  après  son 
départ,  comme  il  suivait  à  pied,  avec  un  de  ses  amis,  la  voie 
du  chemin  de  fer  du  Pacifique,  il  n'entendit  pas,  il  ne  vit  pas  un 
train  qui  arrivait  à  toute  vitesse.  Le  vent  et  la  pluie  faisaient 
rage.  Les  deux  jeunes  gens  furent  écrasés.  Louis  llémon  n'avait 
pas  trente-trois  ans. 

Les  Canadiens,  chez  qui  le  livre  fut  d'abord  publié  et  tout 
de  suite  populaire,  ont  voulu  témoigner  leur  gratitude  à  celui 
qui  les  avait  si  bien  chantés.  Dans  le  cimetière  de  Chapleau 
Ontario),  sur  la  tombe  de  l'écrivain,  la  Société  de  Saint-Jean  a 
fait  placer  une  plaque  de  marbre  blanc.  La  Société  des  Arts, 
Sciences  et  Lettres  de  Québec  a  fait  élever  un  monument  à  Péri- 
bonka,  près  de  la  ferme  où  le  roman   fut  écrit.  Le  gouverne- 


LOUIS    HÉMON.  551 

ment  canadien  a  choisi  deux  lacs,  dans  le  nombre  indéfini  des 
belles  étendues  claires  entourées  de  bois,  et  l'un  s'appelle  dé- 
sormais lac  llémon,  él  l'autre  lac  Chapdelaine.  Le  nom  du  jeune 
Français,  la-bas,  a  été  glorieux  quand  il  était  à  peine  connu 
chez  nous.  Des  lettres,  de  Québec  ou  de  Montréal,  sont  allés 
jusqu'au  lac  Saint-Jean,  pour  interroger  le  père  Chapdelaine 
et  Maria,  et  leur  parler  de  Louis  llémon.  Ils  les  ont  trouvés,  et 
avec  eux  la  mère  Chapdelaine,  qui  n'est  moite  que  dans  le 
roman.  L'un  de  ces  pèlerins,  M.  Léon  Mercier  Gouin,  a  très 
joliment  noté  les  réponses  qui  lui  furent  faites. 

«  Un  soir  de  la  mi-aoùt  dernière,  a-t-il  écrit,  nous  veillions 
à  Péribonka-sur-Péribonka.  Notre  hôte  était  «  Samuel  Chapde- 
laine »  lui-même.  Tout  le  monde  là-bas  a  lu  le  livre  de  Hémon 
et  s'est  reconnu  comme  en  un  miroir  fidèle... 

«  Monsieur  Hémon,  me  dit  M.  Bédard  (Samuel  Chapdelaine), 
a  travaillé  chez  nous.  11  a  dû  nous  arriver  aux  alentours  du 
printemps  de  1912.  M.  Hémon  m'a  déclaré  qu'il  était  venu 
étudier  pour  faire  un  livre  sur  les  gens  de  par  ici.  Je  vous 
assure  que  c'était  un  bon  garçon  dépareillé.  Il  écrivait  quasi- 
ment sans  arrêter.  C'était  tantôt  pour  le  journal  le  Temps  de 
Paris,  et  tantôt  pour  des  papiers  anglais  de  Montréal.  Comme 
journalier,  il  n'y  a  pas  à  dire,  il  ne  forçait  pas  pour  le  gros 
ouvrage.  Pour  ça,  il  ne  valait  pas  cher,  comme  qui  dirait.  Mais, 
pour  être  de  sarvice,  je  vous  assure  qu'il  l'était  pour  tout  de  bon. 
Il  était  toujours  paré  à  faire  plaisir.  Il  avait  le  cœur  sur  la 
main;  il  donnait  tout  son  argent  aux  deux  petits  orphelins  que 
j'élève.  De  tout  le  temps  qu'il  a  resté  avec  nous  autres,  il  ne 
s'est  jamais  impatienté.  Quand  bien  même  on  avait  de  la  misère 
noire.il  était  de  bonne  humeur,  pareil  comme  de  coutume.  C'a 
été  bien  de  valeur  de  le  perdre.  Je  trouve  ça  une  vraie  pitié,  moi 
qui  vous  parle,  de  voir  du  bon  monde  comme  lui  mourir 
jeune  comme  ça!  » 

«  Cet  éloge  m'a  paru  infiniment  touchant  dans  la  bouche  du 
père  Chapdelaine.  Je  voudrais  vous  communiquer  l'émotion 
très  douce  qui  s'en  dégageait.  J'interrogeai  ensuite  la  «  défunte  » 
Mme  Chapdelaine...  Je  lui  dois  mes  meilleures  notes... 

«  Ah!  oui,  dit-elle,  nous  l'aimions  bien,  ce  pauvre 
M.  Hémon.  Vous  ne  pouvez  pas  vous  figurer  combien  il  était 
bon  pour  nos  petits  enfants  adoptés.  Le  petit  dernier  «  Tit'- 
homme   »  était  alors  encore  en  robe.    M.    llémon  passait  tout 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  temps  à  le  faire  étriver.  A  tout  boni  de  champ,  il  lui  disait  : 
«  Voyons,  Tit'liomme,  voyons!  Tu  sais  bien  que  tu  n'es  qu'une 
pelile  fille.  »  Bébé  se  fâchait  tout  rouge.  C'est  effrayant  comme 
ça  le  choquait.  (Dans  son  livre,  M.  [Ié mon  l'appjlle  «  .Marie- 
Rose  »).  Ça  ne  les  empêchait  pas  d'être  bien  amis  tous  les 
deux.  Tous  les  dimanches,  en  revenant  de  la  grand' messe, 
M.  Ildmon  lui  faisait  le  même  tour.  En  débarquant  de  la 
«  planche,  »  il  criait  à  «  Tif  homme  »  :  «  Dis  donc,  la  petite  1 
veux-tu  du  sucre?  »  —  «  Bien  sur!  »  Ils  allaient  alors  ensemble 
à  la  brimbale  du  puits;  M.  Ilémon  prononçait  la  quelques 
paroles  magiques  dans  une  langue  que  je  ne  connais  pas. 
Ça  rimait  sur  «  Taquini-Taquino,  le  chocolat  sortira!  » 
M.  Ildmon  disait  à  Tit'liomme  :   «  Tire  sur  la  corde,...  »  et  le 

i 

chocolat  sortait  de  la  manche  de  M.  Ildmon.  Je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  dire  que  ça  faisait  le  bonheur  de  Tit'liomme.  Tout  le 
reste  de  la  semaine;  le  petit  passait  son  temps  à  tirer  sur  la 
corde  du  puits,  mais  le  chocolat  ne  venait  pas  tout  seul.  » 

«  Un  dimanche,  j'étais  toute  seule  à  la  maison  avec 
M.  Hémon.  Il  composait  sur  la  table  de  la  cuisine.  Voila-t-ii 
pas  que  je  me  mets  la  tète  à  la  porte,  et  j'aperçois  les  animaux 
en  train  de  sauter  dans  le  grain.  «  M.  Ildmon,  »  que  je  lui  dis, 
«  les  animaux  vont  sauter  dans  le  grain.  Ils  vont  tout  abimor... 
Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas  les  envoyer?  »  —  Et  lui  de  me 
répondre  sans  s'exciter  :  «  Madame,  laissez-les  faire,  j'écris  I  » 
Ça  y  était;  ils  étaient  dedans.  Je  le  fais  assavoir  à  M.  Ildmon,  et  il 
me  répond,  toujours  bien  tranquille  :  «  Oh!  madame,  si  ce 
n'était  pas  cela,  ce  serait  autre  chose.  » 

<(  Celte  douce  philosophie,  ce  fatalisme  bonhomme  et  résigné» 
fait  la  joie  de  cette  brave  M,ne  Bédard.  «  Un  jour,  dit-elle,  nous 
arrachions  les  souches  sur  notre  terre  d'IIonlleur.  On  suait  à 
mourir.  M.  Ilémon,  accoté  sur  un  tronc  d'arbre,  nous  regardait 
faire  sans  grouiller.  Il  avait  deux  pouces  enfoncés  dans  les 
ouvertures  de  sa  veste,  il  était  bien  «à  son  aise,  je  vous  en 
donne  ma  parole!  Je  m'approche  de  lui.  Comme  il  ne  travaillait 
pas  depuis  une  bonne  secousse,  je  lui  demande  en  riant  : 

«  M.  Ilémon,  est-ce  que  ça  serait-il  fêle  légale  aujourd'hui?  » 
—  «  C'est  bien  mieux  que  cela  !  »  qu'il  me  répond.  —  «  Est-ce  que 
ça  serait-il  votre  fête?  »  que  je  lui  redemande.  —  «  Mais  ouif 
madame,  »  qu'il  me  dit,  «  et  comme  personne  ne  me  fêle,  eh 
bien  I  alors,  moi  je  me  fête  I  »  Je  vous  assure  que  ce  n'était  pas 


LOUIS    HÉMON.  F>f53 

un  tempérament  nerveux.  C'était  le  meilleur  homme  de  la 
terre.  11  n'était  pas  fier  du  tout.  Il  faisait  sa  religion  comme 
tous  nous  autres.  Ah  1  je  vous  assure  qu'on  l'aimait  bien  !  » 

((  C'est  M"*  Bouchard  qui  a  servi  de  modèle  à  M.  llémon  pour 
son  héroïne  saguenayenne.  Aucun  douto  n'est  possible,  c'est 
bien  elle  «  noire  Maria  nationale.  » 

«On  prétend,  me  dit-elle  avec  une  modestie  touchante,  que 
c'est  moi  que  M.  llémon  a  peinte  sous  les  traits  de  Maria  Chap- 
delaine.  Cela  ne  doit  pas  être  vrai  :  je  suis  si  peu  intéressante.  » 

En  commençant  le  récit  de  son  voyage  au  lac  Saint-Jean, 
M.  Mercier  Gouin  citait  ce  jugement  d'un  de  ses  compatriotes, 
l'abbé  Groulx  :  «  M.  llémon  nous  a  révélé  les  merveilles  que 
nous  avions  sous  les  yeux  depuis  trois  siècles  sans  réussir  à  les 
voir...  C'est  à  un  Parisien  que  nous  devons  le  plus  canadien  de 
tous  nos  romans  1  »  On  ne  saurait  faire  une  plus  belle  louange, 
ni  plus  juste.  Celte  volonté  d'écrire  une  œuvre  nationale, 
d'exprimer  toute  l'àme  du  Canada  français,  Louis  llémon  l'a 
eue  dès  le  début,  peut-être  avant  d'avoir  posé  le  pied  sur  le  sol 
canadien.  Il  ne  l'a  pas  marquée  tout  de  suite  dans  le  livre  ; 
l'action  s'engage  et  se  développe  comme  si  nous  ne  devions 
prendre  intérêt  qu'aux  amours  d'une  belle  fille  de  la  terre  et 
d'un  coureur  des  bois.  Mais  plus  tard,  à  des  signes,  à  des  mots 
qui  sont  plus  grands  que  la  forêt  et  qui  éveillent  l'idée  du  pays 
même,  l'intention  se  révèle.  Elle  éclate  lorsque  l'héroïne,  ayant 
perdu  celui  qu'elle  aimait,  est  tentée  de  suivre  Lorenzo  Surpre- 
nant, qui  lui  a  parlé  de  la  beauté  des  villes,  des  rues  illuminées 
et  des  images  des  cinémas.  Alors,  tandis  que  Maria  veille,  des 
voix  s'élèvent  dans  la  nuit,  pour  conseiller  la  fille  des  Chapde- 
laine,  comme  une  enfant  royale,  comme  une  fille  de  France 
ayant  une  mission.  La  première  voix  rappelle,  à  celle  qui  n'y 
songe  guère,  «  les  cent  douceurs  méconnues  du  pays  qu'elle 
voulait  fuir.  »  La  seconde  voix  lui  montre,  dans  les  villes  des 
États-Unis,  l'étranger,  les  habitudes  et  la  langue  d'un  autre 
peuple,  les  lèvres  qui  ne  chantent  pas  les  chansons  de  la  pro- 
vince de  Québec.  La  troisième  découvre  à  Maria  le  secret  du 
Canada  français,  et  c'est  la  plus  belle  à  écouter. 

«  ...  Une  troisième  voix,  plus  grande  que  les  autres,  s'élève 
dans  le  silence  :  la  voix  du  pays  de  Québec,  qui  était  à  moitié 
un  chant  de  femme  et  à  moitié  un  sermon  de  prêtre. 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<(  Elle  vint  comme  un  son  de  cloche,  comme  la  clameur  au- 
guste des  orgues  dans  les  églisos,  comme  une  complainte  naïve 
et  comme  le  cri  perçant  et  prolongé  par  lequel  les  bûcherons 
s'appellent  dans  les  bois.  Car  en  vérité,  tout  ce  qui  fait  l'àme 
de  la  province  tenait  dans  celte  voix  :  la  solennité  chère  du 
vieux  culte,  la  douceur  de  la  vieille  langue  jalousement  gardée, 
la  splendeur  et  la  force  barbare  du  pays  neuf  où  une  race  an- 
cienne a  retrouvé  son  adolescence. 

«  Elle  disait  :  nous  sommes  venus  il  y  a  trois  cents  ans  et 
nous  sommes  restés.  Ceux  qui  nous  ont  menés  ici  pourraient 
revenir  parmi  nous  sans  amertume  et  sans  chagrin,  car  s'il  est 
vrai  que  nous  n'ayons  guère  appris,  nous  n'avons  rien  oublié. 
Nous  avions  apporté  d'où  Ire-mer  nos  prières  et  nos  chansons  : 
elles  sont  toujours  les  mêmes.  Nous  avions  apporté  dans  nos 
poitrines  le  cœur  des  hommes  de  notre  pays,  vaillant  et  vif, 
aussi  prompt  à  la  pitié  qu'au  rire,  le  cœur  le  plus  humain  de 
tous  les  cœurs  humains  :  il  n'a  pas  changé.  Nous  avons  marqué 
un  plan  du  continent  nouveau,  de  Gaspé  à  Montréal,  de  Saint- 
Jean-d'Iberville  à  l'Ungava,  en  disant  :  Ici  toutes  les  chosos  que 
nous  avons  apportées  avec  nous,  notre  culte,  notre  langue,  nos 
vertus  et  jusqu'à  nos  faiblesses  deviennent  des  choses  sacrées, 
intangibles,  et  qui  devront  demeurer  jusqu'à  la  fin. 

«  Autour  de  nous  des  étrangers  sont  venus,  qu'il  nous  plait 
d'appeler  des  barbares;  ils  ont  pris  presque  tout  le  pouvoir;  ils 
ont  acquis  presque  tout  l'argent;  mais  au  pays  de  Québec,  rien 
n'a  changé.  Rien  ne  changera,  parce  que  nous  sommes  un 
témoignage...  C'est  pourquoi  il  faut  rester  dans  la  province  où 
nos  pères  sont  restés,  et  vivre  comme  ils  ont  vécu,  pour  obéir 
au  commandement  inexprimé  qui  s'est  formé  dans  leurs  cœurs, 
qui  a  passé  dans  les  nôtres,  et  que  nous  devons  transmettre  à 
notre  tour  à  de  nombreux  enfants...  » 

C'est  pourquoi  Maria  Chapdelaine,  un  soir  qu'il  viendra 
veiller,  répondra  à  EulropeGagnon,  l'homme  patient  de  la  terre  : 

«  Oui,  si  vous  voulez,  je  vous  marierai  comme  vous  m'avez 
demandé,  le  printemps  d'après  ce  printemps-ci,  quand  les 
hommes  reviendront  du  bois  pour  les  semailles.  » 

Elle  aura  dit  ainsi  tout  l'avenir,  et  tout  le  passé. 

René  Bazin. 


L'EXPANSION  FRANÇAISE  A  L'ÉTRANGER 


ÉCRIVAINS  FRANÇAIS  E\  nOLLWDË 

PENDANT  LA  DEUXIÈME  MOITIÉ  DU  XVII»  SIÈCLE 


L'un  des  plus  beaux  sujets  qui  puissent  s'offrir  à.  un  histo- 
rien français,  est  l'étude  de  la  diffusion  de  noire  civilisation  à 
travers  le  monde.  Ce  n'est  pas  qu'elle  n'offre  à  l'amour-propre 
national  que  des  motifs  de  satisfaction.  Notre  émigration,  — 
mettez  à  part  les  deux  moments  de  la  Révocation  de  l'Edit  de 
Nantes  et  de  la  Révolution,  —  n'a  jamais  été  considérable;  et 
dans  tous  les  pnys  d'outre-mer,  y  compris  parfois  nos  propres 
colonies,  l'élément  français  ne  compte  guère. 

Mais  le  personnel  que  nous  avons  fourni  à  l'étranger  ne  doit 
pas  être  évalué  seulement  au  point  de  vue  de  la  quantité  :  le 
point  de  vue  de  la  qualité  n'a  pas  moins  d'importance.  Et,  de 
ce  côté-là,  nous  nous  relevons  sensiblement.  La  difficulté  est  que 
la  quanlilé  se  constate  facilement,  tandis  que  la  qualité,  à  ce 
qu'il  semble,  ne  se  mesure  pas. 

Un  professeur  américain,  il  y  a  quelques  années,  a  trouvé 
un  moyen  ingénieux  de  la  faire  apparaître.  Les  statistiques  de 
l'émigration  aux  États-Unis  nous  placent  à  peu  près  au  dernier 
rang  des  nations  européennes.  Parle  nombre,  nous  ne  comptons 
pas  dans  la  formation  de  ce  grand  peuple.  Mais  en  établissant  à 
l'aide  de  la  Biographie  Nationale  la  liste  des  hommes  qui  ont,  à 
un  titre  quelconque,  marqué  leur  passage  dans  l'histoire  des 
Etats-Unis,  le  professeur  Rosengarten  s'est  aperçu  que,  après 
l'élément  anglo-saxon,  l'élément  français  était  celui  qui  avait  le 


5j(j  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  fourni.  Il  se  plaçait  sensiblement  avant  l'élément  allemand 
dont   .  importance  numérique   est  tellement  plus  considérable. 

Méthode  très  approximative  sans  doute,  et  un  peu  simpliste, 
mais  dont  lo  résultat  ne  saurait  être  contesté. 

Par  une  tout  autre  méthode,  c'est  encore  le  problème  de  la 
qualité  que  résout  M.  Gustave  Cohen,  —  un  grand  blessé  de 
Vauquois,  —  ancien  professeur  à  l'Université  d'Amsterdam,  pro- 
fesseur à  la  Faculté  des  Lettres  de  Strasbourg,  dans  un  excel- 
lent ouvrage  intitulé  :  Écrivains  Français  eu  Hollande  dans  la 
première  moitié  du  XVIIe  siècle  (1).  Laissant  de  côté  la  pénétra- 
tion de  la  langue  française  en  Hollande  par  les  relations  com- 
merciales et  par  l'enseignement  pratique  des  maîtres  d'école, — 
sujet  étudié  magistralement  par  MM.  Salverda  de  Grave  et  Fer- 
dinand Brunot,  et  sur  lequel  M.  Riemens  a  récemment  apporté 
une  importante  contribution,  —  ne  s'inquiélanl  pas  de  rechercher 
combien  nous  avons  envoyé  en  Hollande  d'artisans,  de  cuisi- 
niers, de  coiffeurs  ou  de  modistes,  M.  Gustave  Cohen  n'a  regardé 
que  l'élite  intellectuelle.  Il  s'est  demandé  ce  que  la  France  a 
donné  ou  prêté  aux  Provinces  Unies  d'étudiants  d'Université,  de 
poètes,  d'érudits,  de  penseurs  de  tout  ordre.  Son  premier  volume 
nous  conduit  au  milieu  du  xvne  siècle;  le  deuxième  nous 
mènera  jusqu'à  la  Révocation  :  espérons  qu'il  ne  nous  le  fera 
pas  attendre  trop  longtemps. 

Le  sujet  était  plein  de  difficultés  :  l'histoire  littéraire  se  dé- 
roule ici  en  marge  de  la  littérature.  Un  seul  chef-d'œuvre  dans 
le  champ  de  la  recherche  :  le  Discours  de  la  Méthode.  Assez  peu 
d'œuvres  secondaires;  plus  de  latin  que  de  français.  Des  lettres, 
quelques  fragments  de  mémoires,  de  journaux,  d'albums  ou  de 
carnets.  Surtout  des  documents  d'archives,  registres  d'état  civil 
ou  d'Université,  pièces  d'administration,  contrats,  etc.  :  plus  de 
néerlandais  quede  français.  Peu  à  peu,  d'une  multitude  de  petits 
faits  et  d'indices  incomplets,  patiemment  recueillis,  rapprochés 
ingénieusement,  prolongés  par  des  inductions  prudentes  et  sub- 
tiles, l'image  claire  de  tout  un  passé  disparu  a  surgi.  Reau 
travail  de  restauration  archéologique  où  l'immense  savoir  de 
l'érudit  a  été  fécondé  par  une  imagination  d'artiste,  où  la  har- 
diesse enthousiaste  de  l'artiste  a  été  réglée  par  la  méthode  scru- 
puleuse de  la  critique  :  travail  bien  français  et  qui  fait  honneur 

(1)  Edouard  Champion,  éditeur. 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    110LLANDE.  557 

à  lu  science  française,  où  toutes  les  facultés  humaines,  faculté 
poétique,  goût,  sensibilité,  sont  disciplinées,  et  non  éliminées, 
par  la  forte  spécialisation. 

La  matière  de  M.  Cohen  se  distribuait  elle-même  en  trois 
tableaux.  Un  de  nos  poètes  s'enrôle  dans  les  armées  du  prince 
d'Orange;  les  régiments  français  au  service  de  la  Hollande 
défilent  devant  nous:  premier  tableau.  Des  érudits,  des  étudiants 
de  chez  nous  aflluent  à  l'Université  de  Leyde  ;  le  pays  latin  de 
Hollande  se  découvre  à  nos  yeux  :  second  tableau.  Un  gentil- 
homme français,  le  sieur  Du  Perron,  —  Descartes,  —  soldat 
d'abord  dans  l'armée  du  prince  Maurice,  puis  immatriculé  dans 
deux  ou  trois  universités  de  Hollande,  fait  de  ce  pays  l'asile  de 
sa  pensée  solitaire,  destinée  a  renouveler  le  monde  des  idées. 
C'est  le  troisième  tableau,  suite  et  synthèse  des  deux  autres. 

Dans  les  deux  premiers  tableaux,  les  individus  servent  à  faire 
connaître  la  vie  collective,  militaire  et  civile.  Dans  le  troisième, 
tout  se  ramène  à  l'individu  qui  occupe  toute  la  scène  par  le  droit 
du  génie. 

J'ai  dit  tout  à  l'heure  que  la  matière  s'organisait  d'elle- 
même.  Ne  me  croyez  pas  tout  à  fait.  Un  livre  ne  se  compose 
tout  seul  que  dans  l'esprit  qui  possède  l'ordre  ;  et  c'est  un  mérite 
de  M.  Cohen  d'avoir  trouvé  son  plan  dans  la  nature  de  son  sujet. 

I 

Des  relations  séculaires,  commerciales  et  féodales,  entre  la 
France  et  les  provinces  septentrionales  des  Pays-Bas;  la 
renommée  militaire  du  Taciturne  et  du  prince  Maurice;  le  lien 
de  la  religion  calviniste;  l'Edit  de  Nantes  et  la  paix  de  Vervins 
qui,  mettant  fin  à  la  guerre  civile  et  à  la  guerre  étrangère,  lais- 
sent sans  moyens  d'existence  des  milliers  de  gentilshommes  et 
de  soldats  :  de  tout  cela  se  forme  le  courant  qui,  vers  la  fin  du 
xvie  siècle,  porte  la  jeune  noblesse  protestante  de  France  et 
une  foule  d'aventuriers,  —  parfois  même  des  catholiques,  qui 
n'avaient  d'industrie  que  la  guerre  et  pour  qui  partout  l'Espa- 
gnol était  l'ennemi,  —  à  venir  se  mettre  au  service  des  Pro- 
vinces-Unies. 

Les  Etats  formèrent  des  régiments  anglais,  écossais,  alle- 
mands, français.  Auxiliaires  précieux  pour  ces  fils  des  Gueux 
qui  continuaient  la  lutte  héroïque  contre  l'immense  monarchie 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

espagnole  pour  la  défense  du  sol  et  la  liberté  de  conscience; 
précieux  aussi  pour  ces  marchands  avisés  qui,  payant  des  bras 
étrangers  pour  les  besognes  nécessaires  et  improductives  de  la 
guerre,  réservaient  les  forces  vives  de  la  nation  pour  l'activité 
qui  crée  la  richesse,  et  voyaient  d'ailleurs  rentrer  dans  leur 
bourse  l'argent  que  les  soudards  dépensaient  dans  le  pays. 

C'est  une  histoire  épique  que  celle  des  régiments  français. 
Le  premier  est  formé  en  151)9  par  Odet  de  la  Noue,  fils  du 
fameux  capitaine  huguenot  :  2  000  hommes  répartis  en  dix 
compagnies.  Les  volontaires  affluent  si  bien  qu'à  la  mort  du 
successeur  de  La  Noue,  —  Henri  de  Coligny,  sieur  de  Chàlillon, 
petit-fils  de  l'amiral  et  neveu  du  Taciturne,  —  le  régiment  est 
dédoublé.  Les  nouveaux  colonels  sont  Guillaume  de  Hallot, 
sieur  de  Dommarville,  le  lieutenant-colonel  du  premier  régi- 
ment, et  Léonidas  de  Bélhune,  un  cousin  de  Sully. 

Rude  vie,  rude  guerre,  rudes  gens. 

Nous  pouvons  imaginer  ces  héros  d'autrefois  d'après  le  règle- 
ment militaire  et  d'après  un  Traité  hollandais  du  maniement 
a" arme$\  les  voici,  casque  en  tête  ou  feutre  à  larges  bords,  avec 
un  haut  panache  blanc  ou  rouge,  fraise  au  cou  ou  ample  collet, 
cuirasse  devant  et  derrière,  avec  l'écharpe  blanche  ou  multi- 
colore en  sautoir.  Les  piquiers  ont  la  pique  de  dix-huit  pieds; 
les  mousquetaires  les  lourds  mousquets  à  balles  de  dix  à  la 
livre,  et  la  fourchette  où  l'on  appuie  l'arme  pour  tirer;  les 
arquebusiers  ont  l'arquebuse  qui  porte  balles  de  vingt  à  la 
livre.  —  Les  piquiers  protègent  arquebusiers  et  mousquetaires 
pendant  qu'ils  rechargent  leurs  armes  :  la  baïonnette  n'est  pas 
encore  inventée.  —  Les  régiments  marchent  au  son  des  tam- 
bours et  des  trompettes,  précédés  d'immenses  enseignes  aux 
plis  lourds. 

Ces  héros  sont  magnifiques,  et  pas  commodes.  Ils  aiment  le 
vin,  le  jeu,  les  femmes.  Ils  sont  prompts  à  dégainer,  surtout 
quand  ils  ont  un  peu  bu.  Ils  dégainent  contre  les  Anglais  du 
régiment  de  Vère,  contre  les  bourgeois,  entre  camarades.  Ce  ne 
sont  que  rixes  et  duels.  Malheur  aux  officiers  qui  s'interposentl 
Ils  tuent 'un  colonel;  ils  blessent  deux  capitaines.  Les  brelans, 
les  cabarets,  les  mauvais  lieux  les  voient  plus  souvent  que  le 
prêche. 

Bons  huguenots  d'ailleurs,  à  la  morale  près,  et  qui,  s'ils  ne 
vivent  pas  selon  la   loi   de  Christ,    sauront  mourir   pour  son 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  5591 

Évangile    dont    l'Espagnol,   serviteur    de    l'idolâtrie    romaine» 
menace  le  règne. 

On  ne  vit  pas  vieux,  à  l'ordinaire,  dans  les  re'giments  fran- 
çais. Colonels  et  officiers  ne  durent  pas  longtemps.  Un  boulet 
emporte  la  tête  de  M.  de  Chàtillon  en  1G01,  au  siège  d'Ostende., 
Léonidas  de  Bdlhune  est  tué  en  1G03,  en  essayant  d'arrêter 
une  rixe  de  soldats.  Dommarville   tombe   en  1G05  à  Mulheira. 

Tués  aussi,  en  peu  de  temps,  autour  d'Ostende  et  à  Nieu- 
port,  les  capitaines  Cormières,  La  Simardière  et  Marescot  ;  au 
siège  de  Rhinberc,  le  lieutenant  de  la  compagnie  Pomarède; 
au  siège  do  Grave  le  capitaine  Fulgous,  le  lieutenant  de  la 
compagnie  Uallard,  les  capitaines  du  Ilamclet,  Montmartin  et 
La  Gravelle;  au  siège  d'Ostende,  les  capitaines  Sarocques  et 
Montesquieu  de  Rocques  :  là  disparait  aussi,  par  blessure  ou 
maladie,  le  capitaine  Robert  de  Schelandre. 

Ces  pertes  d'officiers  laissent  deviner  que  les  compagnies 
fondent  vite.  Au  siège  de  Grave,  du  4  août  au  21  septembre 
1G02,  Schelandre  perd  45  hommes  sur  105;  la  compagnie  Du- 
puy  laisse  par  terre,  avec  son  capitaine,  la  moitié  de  son  effec- 
tif :  et  des  173  hommes  de  la  compagnie  colonelle  du  régi- 
ment Dommarville,  il  reste  39,  moins  du  quart.  Dans  la  défense 
d'Ostende,  les  pertes  sont  telles  que  les  quatre  compagnies  fran- 
çaises, qui  doivent  être  relevées,  sont  retenues  au  front  avec 
les  troupes  de  relève. 

Parmi  les  noms  de  tous  ce5?  officiers  tombés  au  champ, 
d'honneur,  —  noms  bien  français,  pic?rds,  norm^iids,  poite- 
vins, gascons,  provençaux,  —  il  y  en  a  un,  familier  plus  que; 
tous  les  autres  aux  lettrés,  mais,  malgré  cela,  d'étrange  figure, 
et  qui  n'est  pas  de  chez  nous  :  c'est  celui  du  capitaine  Sche- 
landre. Ce  Schelandre,  —  Xelandre,  Chalander,  Schalander, 
comme  l'appellent  les  documents,  Robert  de  Schelandre,  comme 
il  signe,  —  était  en  effet  le  petit-fils  du  vieux  reitre  Jehan  Thin 
von  Schelnders,  voisin  batailleur  et  pillard  des  évêques  de  Ver- 
dun, et  le  fils  de  Robert  de  Thin,  seigneur  de  Schelandre, 
gouverneur  de  Jametz,  qu'il  défendit  héroïquement  contre  le 
duc  de  Lorraine  :  par  ce  Robert,  la  race  allemande  des  Scheln- 
ders entre  dans  la  famille  française,  cœur  et  nom.  Robert,  fils, 
aine  de  Jean,  a  pour  fils  aine  le  second  Robert  dont  nous  suU 
vons  assez  bien  la  carrière.  Ancien  page  du  roi  Henri  IV,  ins- 
crit  dès   1599  sur  les   registres  de   La  Haye,  il   commande  à 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

113  piquiers  et  mousquetaires.  Après  la  bataille  de  Nicuport, 
on  lui  donne  la  compagnie  Marescot  dont  le  chef  vient  d'être 
tué;  blessé  d'une  balle  de  mousquet  à  la  poitrine  au  siège  de 
Bois-Ie-Duc,en  garnison  à  Berg-op-Zoom  pour  sa  convalescence, 
il  prend  part  au  siège  de  Grave,  et  il  amène  sa  compagnie  à 
Oslcnde  que  les  Espagnols  assiègent.  C'est  là  qu'en  1G03  la 
compagnie  de  «  feu  Schelandre  »  est  donnée  à  son  lieutenant 
La  Caze. 

Il  est  donc  mort  en  pleine  jeunesse.  Et  c'est  dommage,  vrai- 
ment dommage.  Et  qu'il  s'appelle  Robert,  non  pas  Jean.  Car 
ces  deux  faits  malencontreux  défendent  à  M.  Gustave  Cohen  de 
reconnaître  dans  le  capitaine  du  régiment  Dommarville  le 
poète  de  Tyr  et  Sidon,  de  celte  tragédie  de  sang  muée  ensuite 
par  son  auteur  en  une  tragi-comédie  pittoresque,  qui  est  sous 
ses  deux  formes  l'une  des  œuvres  les  plus  intéressantes  du 
théâtre  français  avant  Corneille.  Quelle  joie  c'eût  été  pour  un 
érudit  de  remplir  les  lacunes  de  la  biographie  de  l'écrivain  par 
les  états  de  service  du  capitaine  1 

Mais  la  réalité  ne  s'ordonne  pas  pour  la  beauté  de  l'histoire 
ni  le  plaisir  de  l'historien. 

Jean  de  Schelandre,  le  poète,  est  simplement  le  cadet  de 
Robert.  Il  a  servi  aussi  en  Hollande,  où  il  est  venu  rejoindre  son 
frère  en  1G00,  au  sortir  de  l'Université  de  Heidelberg.  Comme 
il  ne  fut  sans  doute  que  soldat  ou  lieutenant,  les  documents 
sont  muets  sur  lui,  à  moins  qu'il  ne  faille  le  reconnaître  dans 
ce  Salander  cuirassier  de  la  compagnie  Villebon,  que  nous 
nomme  un  document  de  1G09. 

Mais  si  les  documents  se  taisent  du  cadet,  sa  poésie  parle  : 
son  poème  sur  la  Bataille  de  Nieuport,  surtout  son  Ode  Pinda- 
rique  sur  le  voyage  fait  par  l'armée  des  États  de  Hollande 
l'an  iOO^  et  sur  la  prise  de  Grave,  sont  d'une  exactitude  histo- 
rique et  topographique  que  M.  Cohen  a  fort  bien  mise  en 
lumière,  et  qui  révèle  le  soldat. 

On  pourrait  se  demander  en  quoi  il  importe  à  la  littérature 
française  que  ce  poète  provincial  ait  fait  la  guerre  aux  Pays- 
Bas  plutôt  qu'en  Italie,  et  sous  le  prince  Maurice  plutôt  que 
sous  Rohan. 

C'est  que,  malgré  les  mœurs  soldatesques,  il  y  avait  tout  de 
même  une  atmosphère,  un  esprit  dans  les  troupes  des  Etals. 
Comme  il  y  en  aura  dans  l'armée  de  Rochambeau,  en  Ame- 


ÉCRIVAIN?    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  561 

rique.  La  cause  était  celle  de  l'indépendance  d'un  peuple  et 
de  la  liberté  religieuse.  Un  grand  souflle  traversait  parfois  ces 
âmes  d'aventuriers.  On  le  sent  passer  ça  et  là  dans  les  rudes 
vers  de  Schelandre. 

Mais,  de  plus,  la  poésie  gagne  à  ce  que  le  poète  ne  demeure 
pas  dans  son  cabinet,  et  respire  un  autre  air  que  celui  des  cha- 
pelles et  des  coteries  :  mieux  valut  pour  Schelandre  courir 
fortune  avec  les  régiments  Dommarville  ou  Délhune  que  de 
guerroyer  de  la  plume  à  Paris  dans  une  «  brigade  »  poétique. 
De  cette  vie  d'action  sortiront  dans  son  œuvre  des  notes  réa- 
listes par  où  Schelandre  se  logera  en  assez  belle  place  dans  la 
robuste  et  savoureuse  littérature  qui  entoure  Malherbe  et  pré- 
cède Corneille. 

Ce  ne  sera  pas  rhétorique,  ni  copie  d'un  ancien,  ce  sera 
expérience  vécue,  image  exacte  de  ses  compagnons,  —  et  peut- 
être  de  ce  que  lui-même,  à  un  moment,  avait  élé,  —  quand 
plus  tard  il  fera,  dans  sa  Stuarlide,  la  peinture  des  soldats  de 
fortune. 

...Ils  sont  de  par  le  monde  envoye's, 
Prodiguement  aux  guerres  employés, 
Et,  la  plupart,  lardés  de  coups  d'épées, 
Embalafrés,  bras  ou  jambes  coupées; 


L'Orme,  des  Champs,  la  Planche,  du  Noyer, 

Le  Jonc,  du  Lac,  le  Sable,  du  Vivier, 

La  Fleur,  du  Pré,  des  Jardins,  la  Verdure, 

Sont  tous  leurs  noms;  leur  surnom  :  l'Aventure! 

Leur  surnom,  l'Aventure!  Est-ce  que  Rostand  n'eût  pas  envié 
au  vieux  poète  celte  soudaine  envolée  lyrique  du  couplet  réa- 
liste? 

Et  n'est-ce  pas  le  «  poilu  »  du  xvne  siècle  qu'on  entend 
grogner  dans  la  tragi-comédie  de  1G28,  quand  le  sergent  «  La 
Ruine  »  se  plaint  de  sa  vie  de  misère  et  de  ses  chefs  : 

C'est  un  meschant  mestier  d'estre  pauvre  soldai. 
Le  service  est  pour  nous.  Messieurs  les  Capitaines 
En  ont  la  récompense  au  despens  de  nos  peines; 
Et,  pour  paroislre  en  mine,  ils  nous  rendent  tous  gueux, 
Combien  qu'aux  bons  effets  nous  paroissions  plus  qu'eux. 
TOME  LXV,  —1021,  30 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

S'ils  tombent  quand  et  nous  en  disette  importune, 
Ou  si  d'une  desroute  ils  craignent  l'infortune, 
Ces  panaches  fiottans,  ces  veaux  d'or,  ces  mignons, 
Pour  estre  plus  au  seiïr,  nous  nomment  compagnons  ; 
Vous  croiriez,  à  leur  dire,  et  mesme  les  plus  chiches, 
Qu'au  sortir  du  combat  ils  nous  feront  tous  riches; 
Qu'en  pères  des  soldais,  parlageans  le  butin, 
Nos  piques  nous  seront  des  aulnes  à  salin. 
Mais,  si  tost  qu'ils  ont  veu  l'occasion  passée, 
La  libéralité  leur  sort  de  la  pensée. 
Si  nous  sommes  vainqueurs,  l'honneur  en  est  à  tous; 
Mais  le  fruit  du  travail  n'en  revient  point  à  nous  : 
Le  gain  remonte  aux  chefs,  la  risque  estant  finie, 
Qui,  sur  nostre  pillage,  usans  de  lyrannie, 
La  poule,  sans  crier,  des  bons  hostes  plumans, 
Ne  nous  laissent  jouyr  que  des  qualre  elemens. 
Si  nous  sommes  battus,  chaqu'un  lesche  sa  playe, 
Et  tel  doit  au  barbier  deux  fois  plus  que  sa  paye, 
Qui,  le  soir  de  sa  monstre,  à  peine  aura  de  quoy 
Nourrir  en  sa  personne  un  serviteur  du  roy. 
Jamais  noslre  bon  temps  n'arrive  qu'en  cachettes, 
Car  nostre  bien  public  sont  des  coups  de  fourchettes; 
De  fatigues  sans  fin  nous  portons  le  fardeau, 
À  peine  ayans  le  saoul  de  mauvais  pain  et  d'eau. 
Cependant  ces  messieurs  veulent  que,  pour  leur  plaire, 
Nous  ayons  l'œil  gaillard,  l'armure  toujours  claire, 
De^rouillans  nostre  fer  et  dehors  et  dedans, 
Cependant  que  le  jeusne  enrouille  tout  nos  dents. 
Il  est  vrai  que  souvent  nous  faisons  la  desbauche 
D'un  demy  tour  à  droite,  un  demy  tour  à  gauche, 
Dançanl  par  entre-las  des  bransles  différents, 
Pour  serrer  et  doubler  nos  files  et  nos  rangs; 
Si  bien  qu'à  regarder  nos  jambes  sans  nos  Irongnes, 
Un  passant  nous  prendroit  pour  un  balet  d'yvrongnes. 
Aussi  sommes-nous  saouls  jusqu'à  nous  en  fascher, 
J'entends  saouls  de  marcher,  affamez  de  mascher  : 
Car,  quant  à  l'appétit,  rarement  il  nous  quitte, 
Estant  d'aulant  plus  grand  que  la  solde  est  petite. 
Enfin,  lorsqu'un  de  nous  en  sa  poste  est  campé, 
S'il  dort,  c'est  d'estre  las,  non  d'avoir  trop  soupe... 

Voilà  la  vie  qu'on  mène  dans  les  régiments  français  au  ser- 
vice des  États.    La  voilà  vue  d'en  bas,  sans  panache  et  sans 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  5C3 

«  bourrage  de  crâne.  »  C'est  la  Hollande  qui  a  fourni  à  la  poésie 
française  ces  deux  morceaux  d'art  réaliste. 

Enfin  si  l'on  veut  se  représenter  de  quelle  conséquence  il 
fut  pour  la  France  que  tant  de  ses  enfants  s'en  allassent 
apprendre  la  guerre  sous  le  prince  Maurice,  songez  que 
Turenne,  qui  fut  sept  ou  huit  ans  capitaine  au  régiment  de 
Maisonneuve,  sortit  de  cette  école,  et  que  Descartes  y  passa.  Ces 
deux  noms  en  disent  assez. 


II 

Le  registre  de  l'Université  de  Leyde,  à  la  date  du  8  mai  1615, 
porte  deux  inscriptions  d'étudiants  qui  viennent  de  France. 
May  VIII.  Jo aunes  Lodovicus  Balzatius,  Sanclonensis,  studiosiis 

jurisprudentise.  Annorum  XX.  Bij  Lowys  de  Moije. 
Theophilvs    Viarius,    Vasco,  studiosus  medicinœ.  Amior.  XXV. 
Bij  d'se/ve,  vicinum  R.   V.  Dni  Joh.  Po/yandri. 

Ainsi  Jean-Louis  de  Balzac,  Saintongeois,  âgé  de  vingt  ans, 
s'in-crit  comme  étudiant  en  droit,  et  Théophile  de  Viau,  âgé 
de  vingt-cinq  ans,  comme  étudiant  en  médecine  :  ils  sont  logés 
tous  les  deux  chez  Louis  de  Moije,  tout  près  du  professeur 
Polyander.  L'un  est  protestant,  l'autre  est  catholique. 

Pourquoi,  comment  sont-ils  venus? 

Est-ce  le  pur  attrait  de  la  science  qui  les  amène  à  Leyde? 
Songez  qu'ils  paraissent  avoir  connu  le  professeur  Baudius, 
mort  en  1613,  —  qu'en  1613  les  comédiens  de  Valeran  le  Comte 
donnent  des  représentations  à  Leyde,  —  que  Théophile,  il  nous 
l'a  dit,  a  été  un  temps  le  poète  aux  gages  de  la  troupe,  —  qu'un 
certain  Tristan  l'Hermite  est  signalé  dans  un  document  hollan- 
dais comme  s'étant  fait  voler  des  soieries,  à  Amsterdam,  par  une 
drôlesse,  un  soir  qu'il  était  ivre  (ce  qui  serait  mis  facilement 
d'accord  avec  un  passage  du  Page  disgracié)  :  si  l'on  rapproche 
tous  ces  faits,  on  voit  se  dessiner  une  jolie  scène  de  Koman 
comique.  Le  troupe  nomade  tire  après  elle  son  auteur  Théophile, 
et  deux  amis;  amis  du  poète,  du  théâtre,  des  comédiennes,  ou 
de  l'aventure?  ou  de  tout  cela  à  la  fois?  Et  justement  on  ren- 
contre Tristan  échappé  d'Angleterre.  L'amusant  canevas  pour 
un  Gautier  ou  un  Banville! 

Toujours  est-il  qu'en  1615,  le  Saintongeois  et  le  Gascon, 
authentiquement   cette   fois,    se   retrouvent  seuls  à  Leyde,  et» 


o6i 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


n'ayant  sans  doute  rien  de  mieux  à  faire,  se  font  étudiants  : 
Balzac  pour  le  Droit,  en  futur  orateur  qui  exploitera  les  grands 
thèmes  juridiques  et  politiques;  Théophile,  pour  la  Médecine, 
en  libertin  curieux  des  secrets  de  Nature. 

Ils  n'étaient  pas  les  premiers,  ils  ne  furent  pas  les  derniers  a 
fréquenter  l'illustre  Université. 

En  effet,  pendant  que  le  goût  des  batailles  recrutait  les  régi- 
ments français  du  prince  Maurice,  le  prestige  de  la  science  faisait 
venir  à  Leyde,  de  tous  les  points  de  la  France,  des  professeurs  et 
des  étudiants. 

On  raconte  que  lorsque  le  Taciturne  offrit  a  la  ville  de  Leyde, 
en  récompense  d'une  héroïque  défense,  le  choix  entre  l'exemp- 
tion d'impôts  et  la  fondation  d'une  Université,  les  bourgeois 
optèrent  pour  l'Université.  Ce  n'est  pas  mal  pour  un  pays  qui, 
selon  Saumaise,  adore  «  le  démon  de  l'or  couronné  de(tabac  et 
assis  sur  un  trône  de  fromage.  »  Ces  marchands  s'inclinent 
devant  l'esprit,  et  payent  la  science.  La  Réforme  leur  a  appris  à 
respecter  la  doctrine,  et  leurs  imprimeurs  leur  ont  révélé  qu'un 
livre  n'est  pas  une  marchandise  tout  à  fait  de  même  ordre 
qu'une  pièce  de  drap  ou  un  baril  de  harengs. 

L'Université,  installée  en  1675  au  couvent  de  Sainte-Barbe,  et 
presque  aussitôt  à  l'église  des  Béguines  voilées,  trouve  six  ans 
après  son  établissement  définitif  au  cloître  des  Dames  Blanches, 
derrière  lequel,  jusqu'au  fossé  de  la  ville,  ou  Blanc  Fossé, 
s'étend  le  vaste  Ilortus,  le  Jardin  Botanique.  Dans  la  vieille 
église  de  briques  aux  longues  fenêtres  ogivales  se  voient  encore 
les  amphithéâtres  avec  leurs  vastes  cheminées  et  leurs  solives 
apparentes  :  le  Gront  Auditorium  réservé  à  la  théologie;  le  Klein 
Auditorium  où  habitait  le  Droit;  la  salle  voûtée  du  bas  où  la 
philosophie  cherchait  la  lumière,  et  la  salle  actuelle  du  Sénat 
où  professaient  les  médecins.  On  voit  dans  YAula  la  chaire  de 
bois  sculpté  où  s'asseyaient  les  nouveaux  professeurs  pour  leur 
leçon  inaugurale.  Ces  salles  et  ces  murs  sont  tout  pleins  de 
passé  :  on  y  sent  fortement  la  continuité  de  la  civilisation,  et  à 
quel  point  la  culture  d'aujourd'hui  plonge  ses  racines  dans  la 
culture  du  passé. 

En  France,  chez  Molière,  on  rit  des  noms  en  us  :  noms  de 
pédants  qui  évoquent  des  faces  grotesques.  Hors  de  France, 
on  n'est  pas  tenté  de  rire,  quand,  en  y  regardant  de  près,  sous 
beaucoup  de  ces  noms,  Donaeus,  Junius,  Clusius,  Baudius,  etc.. 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  565 

on  retrouve  do  bons  noms  de  France,  et  dos  figures  sérieuses 
ou  fines  de  savants  français,  qui  nous  découvrent  la  grande 
part  qu'eut  de  1575  à  1650  notre  pays  dans  la  prospérité  et  le 
prestige  de  l'Université  hollandaise. 

Les  deux  premiers  professeurs  nommes  furent  deux  théolo- 
giens de  chez  nous,  Louis  Cappel,  Parisien,  et  Guillaume  Feu- 
gueray,  de  Rouen. 

Puis  à  côté  de  Douza,  Juste  Lipse,  Ileinsius,  Vossius,  et  de 
tant  de  Hollandais  et  de  Belges  qui  illustrèrent  l'Université  de 
Leyde,  vinrent  s'asseoir  dans  les  chaires  magistrales  des  théolo- 
giens comme  Lambert  Daneau  de  Beaugency,  Saravia  de 
Hesdin,  l'Artésien  Trelcat,  le  Berrichon  du  Jon,  Basling  de 
Calais,  le  Normand  Pierre  Dumoulin,  Polyander  de  Metz, 
André  Rivet  de  Saint-Maixent ;  des  juristes  comme  Hugues 
Doneau  de  Chalon-sur-Saône,  Dominique  Le  Baudier  de  Lille; 
des  logiciens  comme  Duban  d'Autun  et  Jean  Botté  de  Gran- 
ville  ;  des  professeurs  d'éloquence  ou  de  langue  française, 
comme  l'ex-jésuite,  Pierre  Jarrige,  l'ex-comédien  Antoine  de  La 
Barre,  et  le  Lyonnais  Pierre  Lamôle  ;  enfin  le  fameux  botaniste 
Charles  de  ('Écluse,  d'Arras,  et  ces  deux  savants  universels, 
l'incomparable  Joseph-Juste  Scaliger,  d'Agen,  el  l'illustre  Bour- 
guignon Claude  Saumaise.  La  gloire  et  l'influence  intellec- 
tuelles de  Leyde  sont  françaises  pour  une  bonne  part. 

Ce  n'était  pas  toujours  une  mince  aiïaire  que  de  faire  venir 
de  France  un  savant  renommé:  les  traités  de  Weslphalio  el  de 
Nimègue  ne  se  sont  pas  menés  à  bout  plus  facilement  que  l'ac- 
quisition de  Scaliger,  de  Rivet  ou  de  Saumaise  par  l'Université 
de  Leyde. 

On  expédiait  au  grand  homme  un  ambassadeur  chargé  de 
traiter  la  négociation.  Il  était  porteur  de  lettres  des  bourg- 
mestres de  la  ville  et  curateurs  de  l'Université  qui  contenaient 
les  propositions  ;  d'autres  lettres  des  mêmes  curateurs  et  bourg- 
mestres, et  même  parfois  des  Etats  ou  du  prince  Maurice,  au  roi  de 
France,  ou  à  Louise  de  Coligny,  ou  à  la  duchesse  de  la  ïrémoille, 
ou  aux  principaux  protecteurs  et  amis  du  savant  qu'il  s'agis- 
sait de  décider.  L'envoyé  cheminait  lentement,  péniblement, 
dangereusement;  coùteusement  aussi.  Il  faisait  les  offres.  Sur 
un  premier  refus,  nouvelles  offres,  nouveaux  intermédiaires, 
nouvelles  et  plus  magnifiques  promesses':  un  ambassadeur 
français,  à  La  Haye,  n'ose-t-il  pas  garantir  à  Scaliger  que  «  le 


5tJ6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chauffage  qui  sg  prend  sous  terre,  qui  sont  les  tourbes,  n'a  rien 
qui  puisse  olfensjr  les  plus  délicates  personnes,  soit  en  odeur, 
soit  en  vapeur?  »  Parfois,  c'est  un  consistoire  ou  un  synode  qui 
ne  veut  pas  lâcher  son  ministre  :  il  a  besoin  de  sa  doctrine  et 
s'honore  de  sa  gloire.  Ou  bien  c'est  la  femme  du  savant,  en 
bonne  bourgeoise  de  chez  nous,  qui  craint  les  voyages  et  les 
pays  étrangers.  Elle  fait  des  scènes  a  son  mari  :  qu'il  parle  seul 
s'il  veut.  Elle  aime  mieux  mourir  que  d'aller  vivre  en  Hol- 
lande. Elle  en  tombera  malade,  ou  bien,  qui  sait  ?  dans  l'incon- 
duite  ou  l'impiété.  Mademoiselle  Rivet  était  aussi  incapablo  de 
choir  dans  l'inconduite  que  dans  l'impiété.  Son  mari  parti,  elle 
mourut. 

Ou  bien,  après  dix-huit  mois,  deux  ans  de  marchandages, 
l'affaire  allait  se  conclure,  quand  de  France,  pour  retenir 
l'homme  illustre  dont  l'insistance  de  l'étranger  faisait  com- 
prendre la  valeur,  surgissaient  les  offres  d'un  synode,  ou  bien 
d'un  prince  qui  faisait  briller  l'espoir  d'une  pension,  ou  de 
l'éducation  de  son  lils. 

Enfin  la  place  se  rendait.  Tous  les  honneurs  lui  étaient 
accordés  :  c'est-à-dire  gros  traitement,  grosses  indemnités  de 
route  et  de  logement,  au  besoin  promesse  d'un  rang  ou  d'un 
siège  distingué  dans  les  cérémonies  de  l'Université.  Il  n'y  avait 
plus  qu'à  partir.  Lentement,  après  que  meubles  et  livres  étaient 
emballés,  lorsqu'il  n'y  avait  plus  ni  fièvre  ni  colique  ni  gros- 
sesse de  femme  pour  le  retarder,  le  savant  se  mettait  en  route, 
avec  sa  famille,  et  parfois  avec  quelques  jeunes  gens  qu'il  ins- 
truisait. Il  allait  s'embarquer  à  Dieppe,  ou  dans  un  autre  port, 
d'où,  à  travers  l'incommodité  et  le  péril  de  la  mer,  à  travers  la 
menace  des  corsaires  de  Dunkerque,  parfois  à  travers  les  glaces, 
et  arrêté  par  elles,  il  atteignait  Rollcrdam.  Là,  quand  on  arri- 
vait sans  être  annoncé,  c'étaient  tous  les  risques  du  débarque- 
ment et  du  voyage  à  travers  un  pays  inconnu,  dont  on  ne  sait 
pas  la  langue,  et  où  l'on  n'a  que  son  latin  pour  se  débrouiller. 
C'était  l'aventure  qui  arriva  une  fois  à  Saumaise,  d'aller,  sous 
une  pluie  diluvienne,  abriter  la  vertu  de  Mme  Saumaise,  et  les 
jeunes  ans  de  sa  «  petite,  »  dans  un  méchant  cabaret,  qui  se 
trouva  être  un  mauvais  lieu,  ou  de  cheminer  à  tâtons,  sans 
lanterne  et  sans  guide,  par  une  nuit  d'hiver,  d'un  bout  à  l'autre 
d'une  grande  ville,  pour  trouver  son  gîte. 

Mais,  quand  on  était  annoncé,  ou  dès  qu'on  était  reconnu, 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  56*7 

tout  était  honneur  et  joie.  Banquet  à  La  Haye,  banquet  à  Lcyde. 
Messieurs  les  bourgmestres  et  curateurs  font  un  peu  la  grimace 
devant  la  note.  Mais  ils  payent.  Et  ils  font  vraiment  bien  les 
choses:  ils  les  font  d'une  manière  qui  f;iit  honneur  à  ces  mar- 
chands, par  l'estime  qu'elle  marque  de  la  science. 

Non  seulement,  la  moyenne  des  traitements  étant  de  six 
cents  florins,  Scaliger  et  Saumaise  en  reçoivent  deux  mille,  sans 
parler  de  divers  autres  avantages  appréciable?;  mais  on  ne  leur 
impose  aucune  obligation.  Ils  ne  feront  pas  de  cours. On  ne  leur 
demande  que  d'être  là,  de  se  livrera  leurs  travaux,  de  décorer 
la  ville  et  l'Université  par  leur  présence  et  leurs  ouvrages. Quel 
exemple  pour  nos  républiques  athéniennes  1 

Effort  plus  méritoire  !  ces  calvinistes  ont  recherché  Saumaise 
autant  que  Scaliger.  Et  Saumaise  est  catholique. 

Avec  les  maîtres,  toute  une  jeunesse  afflue  à  Leyde,  des  pro- 
testants surtout,  mais  aussi  des  catholiques.  Il  en  vient  de  l'Ouest 
surtout,  mais  aussi  de  toutes  nos  provinces.  Les  registres, 
incomplets,  donnent  pourtant  l'idée  du  mouvement  des  étu- 
diants :  la  courbe  s'élève  ou  s'abaisse  suivant  les  temps.  En 
1592,  apparaissent  les  premières  hirondelles:  quatre  étudiants 
français  s'inscrivent.  En  1593,  ils  sont  39:  Scaliger  arrive.  En 
1621,  on  monte  à  49;  Rivet  vient  d'inaugurer  son  enseigne- 
ment. On  redescend  à  16;  mais  en  1G32,  Saumaise  ayant 
débarqué,  on  remonte  à  23  ou  27. 

Parmi  les  noms  do  ces  étudiants,  Rochelais,  Saintongeois, 
Poitevins,  Normands,  Parisiens,  etc.,  que  de  noms  inscrits  déjà 
dans  notre  histoire,  ou  qui  s'y  inscriront  aux  xvne,  xvnie> 
xixe  siècles,  et  même  au  xxe  I 

Le  futur  évêque  La  Roche-Posay,  deux  Montgomery,  deux 
Coligny.un  La  Trémo'ille,  un  Polignac:  voilà  la  France  féodale. 
Un  de  Gourgues,  de  Bordeaux,  un  Duplessis-Mornay  nous 
ramènent  vers  Montaigne  et  Henri  IV.  Et  voici  des  lumières  de 
notre  xvne  siècle  :  lumières  de  l'hérésie,  Amyraut,  Daillé,  Pierre 
Dumoulin  ;  lumières  de  l'érudition  et  des  belles-lettres  :  Samuel 
Bochart,  Priolo,  Perrot  d'Ablancourt,  Sorbière,  Moysanl  de 
Brieux.  N'oublions  pas  Balzac  et  Théophile,  ni  surtout  Descartes. 
Une  partie  de  la  France  pensante  doit  quelque  chose  à  Leyde. 

Notons  enfin  un  Jacques  Clemenceau,  Poitevin,  et  plaçons-le 
à  côté  de  la  première  femme  de  Lambert  Daneau,  Claude 
Péguy,   Orléanaise.   Clemenceau  1  Péguy  !    On   soupçonne,   en 


5G8  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lisnnt  ces  deux  noms,  dans  quelles  lointaines  profondeurs  de  la 
vie  nationale,  à  travers  combien  de  général  ions,  se  sont  pré- 
parées les  énergies  dont  nous  avons  va  l'éclat  se  manifester 
sous  nos  yeux.  On  comprend  ce  que  contiennent  de  signification 
concrète  ces  mots  abstraits  et  ternes  :  «  Nous  sommes  une  nation 
qui  a  un  passé.  » 

Les  mœurs  des  étudiants  n'étaient  pas  exemplaires.  On  a 
beau  cire  étudiant  en  théologie,  voire  fils  de  pasteur,  on  a  vingt 
ans; on  a  des  camarades  ;  le  sang,  l'exemple  entraînent. 

L'étudiant  paisible  se  loge  chez  un  professeur  ou  dans  une 
famille  :  Cubicula  iocanda,  voilà  l'annonce  qui  se  lit  sur  beau- 
coup de  maisons.  La  plupart  vivent  en  groupes  dans  les  pen- 
sions de  famille,  ou  à  l'auberge.  A  l'auberge  surtout,  plus  libre, 
plus  amusante,  où  journellement  la  vie  ménage  des  rencontres 
imprévues. 

La  taverne,  les  dés,  les  femmes,  les  rixes  entre  eux  ou  avec 
le  guet  et  les  bourgeois,  tiennent  une  grande  place  dans  l'exis- 
tence des  étudiants.  Leur  turbulence  ne  diffère  pas  en  nature, 
mais  en  degré  seulement,  de  celle  des  soldats.  11  faut  leur  inter- 
dire les  duels,  et  le  port  de  l'épée.  La  «  Porte  du  Ciel,  »  le 
«Lion  combattant  »  sont  aussi  illustres  qu'à  Paris  la  «  Pomme 
de  Pin  »  ou  le  «  Mouton  blanc.  »  Le  Pedcl,  —  bedeau  ou  appa- 
riteur,—  est  un  personnage  important  de  l'Université,  qui  vend 
honnêtement  des  livres,  quand  il  s'appelle  Louis  Elzévicr  :  mais 
quand  le  métier  est  fait  par  un  certain  Bailly,  il  se  charge  de 
conduire  les  novices  et  les  timides,  masqués  parfois,  aux  tripots 
et  aux  maisons  mal  famées. 

Cette  jeunesse  universitaire  ajoute  à  ces  divertissements  un 
peu  vulgaires  le  «  palle  malle,  »  cl  surtout  le  théâtre  :  elle  joue 
des  pièces  de  Sénèque,  d'Aristophane,  d'Euripide;  un  jour,  en 
4594,  une  pièce  française,  V Abraham  sacrifiant,  de  Théodore  de 
Bèze. 

Elle  pratique  aussi,  de  temps  à  autre,  comme  occupation 
propre  à  sa  condition,  diverses  manifestations  généralement 
bruyantes,  diurnes  ou  nocturnes,  dans  les  amphithéâtres  et 
dans  les  rues  :  longs  roulements  de  pieds  sur  les  gradins  de 
bois,  pierres  jetées  contre  les  portes  des  bourgmestres,  bris  de 
carreaux  au  collège  des  théologiens,  insultes  à  la  femme  du 
professeur  Berlius,  et  tapage  au  cours  du  dit  professeur;  ou 
même,  un  certain  jour,  envoi  de  plusieurs  bourgeois,  la  tète 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN     HOLLANDE.  509 

en  bas,  dans  les  eaux  d'un  canal.  Ainsi  s'attestait  à  Loyde  la 
vivacité  do  la  jeunesse  intelligente. 

Nos  Français  n'étaient  les  derniors  à  aucun  do  ces  joux. 
Dalzac  et  Théophile  y  prirent  leur  part. 

Ils  apprirent  à  boire.  Théophile  aflirme  qu'il  ne  but  jamais 
trop  :  <(  celte  débauche  opiniâtre  qui  est  ordinaire  dans  les 
Pays-Bis,  »  avec  toutes  les  suites  qu'ont  fidèlement  enregistré  ;s 
les  peintres  hollandais,  déplut  h  ce  Gascon  qui  préférait  l'ivresse 
de  l'esprit.  Surtout,  il  haïssait  la  faron  de  boire  du  pays.  «  Tous 
ces  messieurs  des  Pays-Bas  ont  tant  do  règles  et  de  cérémonies 
à  s'enivrer  que  la  discipline  m'en  rebute  autant  que  l'excès.  » 
N'est-il  pas  le  poète  qui  a  écrit  :  «  La  règle  me  déplaît?  »  Au 
cabaret  et  dans  les  vers,  il  veut  que  sa  fantaisie  soit  souveraine. 

Quand  ils  se  brouillèrent  à  Leyde  pour  la  vie,  s'il  est  vrai 
que  Balzac  vola  (ou  ne  paya  point)  son  logeur,  et  en  fut  bàlonné, 
que  Théophile  tira  l'épée  pour  son  camarade  trop  poltron,  l'en 
méprisa  et  le  trouva  ingrat,  est-ce  quo  toutes  ces  scènes  ne 
rentrent  pas  encore  dans  le  train  de  la  vie  d'étudiant  qui  se 
menait  alors? 

Toute  la  débauche  n'était  pas  du  côté  de  la  jeunesse,  tout  le 
sérieux  du  côté  des  maîtres.  11  y  avait  des  étudiants  rangés  qui 
travaillaient.  Il  y  en  avait  beaucoup.  Réciproquement,  il  y  eut 
des  professeurs  peu  exemplaires.  Il  y  en  eut  quelques-uns. 

Dès  la  troisième  année,  il  fallut  congédier  l'Allemand  Rei- 
neker  pour  grossièreté  et  ivrognerie.  Il  avait,  n'étant  pas  de 
sang-froid,  montré,  —  que  le  lecteur  me  pardonne,  — son  der- 
rière à  son  hôtesse  en  proférant  des  mots  qu'on  ne  peut  répéter. 
L'helléniste  Vulcanius,  ou  de  Smet,  —  un  Belge,  —  était 
«  féru  de  dez  et  de  boisson.  »  IlélasI  notre  compatriote,  Le 
Baudier,  de  Lille,  était  «  infesté  »  de  créanciers  et  menait  une 
vie  scandaleuse.  On  finit  par  lui  interdire  l'entrée  de  la  salle  du 
Sénat.  C'est  lui,  qui,  festonnant  d'un  bord  h  l'autre  do  la 
Breestraat  (ou  rue  Large),  répondait  à  quelqu'un  qui  lui  deman- 
dait où  il  allait  :  Eo  per  viam  lalam  ad  Porlam  Cœli  :  «  Je  vais 
par  la  voie  large  à  la  porte  du  Ciel,  »  qui  est,  comme  on  sait, 
la  porte  étroite,  et  qui  était  aussi  la  taverne  bien  connue. 
En  ce  temps  de  solides  études,  les  jambes  du  professeur  pou- 
vaient fléchir  sous  le  vin  ;  son  latin,  jamais. 

Mais  pour  quelques  paillards,  ivrognes  ou  joueurs,  qui 
firent  honte  à  Y  Aima  mater,  que  de  figures  graves  I  que  de  vies 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

austères I  quo  de  désintéressements  qui  s'ignoraient  1  que  de 
verlus,  un  peu  criardes  ou  épineuses  parfois,  mais  souvent 
candides,  inoffensives  et  silencieuses  I  que  d'exislonces  écoulées 
dans  l'étude,  toutes  enfermées  entre  la  bibliothèque,  les  amphi- 
théâtres et  le  prêche,  sans  autre  débauche  qu'une  heure  passée 
de  temps  à  autre  h  faire  assaut  d'érudition  et  de  malice  avec 
quatre  ou  cinq  philologues  de  bonne  race,  chez  le  grand  Scali- 
ger  ou  l'illustre  Saumaise. 

Scaliger  vécut  seize  ans  à  Liège,  corrigeant  ses  anciens 
travaux,  en  publiant  de  nouveaux,  bataillant  contre  les  Jésuites 
Scioppius  et  del  Rio,  échangeant  avec  des  collègues  des  vers 
grecs  ou  latins,  ou  s'cnlrctenant  avec  son  terrible  accent  gascon, 
en  latin  et  en  français,  avec  l'Incluse,  Le  Baudier,  Raphelen- 
gius,  de  Smet,  Ileinsius  et  autres  savants,  lisant  surtout,  et 
consumant  sur  les  livres  ses  nuits  et  ses  yeux  :  attristé  parfois 
et  découragé,  quand  il  mesurait  sa  vaste  science  au  prix  de 
l'infinité  de  la  science  à  faire,  et  se  prenant  alors  à  dire  que  le 
courtisan  qui  s'avance,  ou  le  marchand  qui  gagne,  étaient 
dans  le  vrai.  Mais  il  continuait  néanmoins  de  «  bêcher  sa  vigne,  » 
entouré  de  livres  et  de  manuscrits  grecs,  latins,  hébreux, 
syriaques,  chaldaïques,  éthiopiens  :  quelle  langue  ne  savait-il 
pas  ? 

Les  gens  de  la  ville  rencontraient  parfois  ce  maigre  vieillard, 
au  nez  impérial,  à  la  barbe  blanchissante,  le  long  du  canal 
bordé  d'arbres  qui,  de  sa  maison  du  Rapenbourg,  le  menait  à 
l'église  wallonne  où  il  entendait  le  sermon.  On  le  saluait  avec 
respect  :  c'était  la  science,  c'était  l'esprit  qui  passait. 

De  ce  respect,  un  curieux  témoignage  subsiste  encore.  L'en- 
seigne d'une  très  ancienne  auberge  près  de  Harlem  nous 
montre  un  personnage  vêtu  en  savant  du  xvie  siècle,  qui  porte 
une  longue  échelle.  Au-dessous,  la  légende  :  «  De  Geleerde 
man.  »  Calembour  intraduisible  :  l'expression  signifie  à  la  fois 
le  savant  et  l'homme  à  l'rchellp.  Un  érudil  hollandais  a  déchiffré 
récemment  le  rébus  séculaire.  Qui  donc  est  à  la  fois  porteui 
d'échelle  et  savant,  sinon  le  descendant  des  délia  Scala, 
Joseph-Juste  Scaliger?  Or,  un  document  atteste  que  l'illustre 
érudit  séjourna  réellement  à  la  fin  de  l'année  l."'J5  dans  l'au- 
berge de  Reyer  Simonsz,  alors  auberge  de  la  Cigogne.  Devenir 
enseigne  d'hôtellerie,  c'est  une  immortalité,  plus  large  que 
celle  des  Académies,  et  que  peu  de  savants  ont  connue. 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  571 

Saumaise  passa  vingt  ans  à  Leyde.  Il  n'y  fut  pas  très  heu- 
reux. Il  ue  portait  pas  le  bonheur  en  lui.  Le  climat  lui  déplai- 
sait, et  les  gens,  ces  «  ventres  de  bière.  »  Jalousies  de  collègues, 
querelles  de  préséance  et  de  place,  toute  sorte  de  pi<]ùres 
d  épingles  lui  gâtèrent  la  vie.  M1"  Saumaise  y  aida,  qui  ne  voulait 
pas  être  appelée  «  Mademoiselle,  »  comme  toutes  les  femmes 
de  professeurs,  mais  «  Madame,  »  en  femme  de  gentilhomme. 

Surtout,  il  y  avait  à  Leyde  l'ennemi,  le  rival,  le  seul  qui  put 
disputer  à  Saumaise  la  royauté  dans  la  cité  des  érudits  :  Ilein- 
sius.  Les  haines  de  savants  du  vieux  temps  n'étaient  pas  silen- 
cieuses. Ils  s'injurièrent  en  héros  d'Homère,  et  enrichissaient 
à  tour  de  rôle  les  libraires  de  leurs  invectives  in-quarto.  Il  fallut 
que  les  curateurs  s'entremissent  pour  leur  faire  jurer  de  ne 
plus  rien  publier  l'un  contre  l'autre. 

Saumaise  est  toujours  grognon,  réclame  ceci  ou  cela, 
demande  des  congés,  prolonge  ses  absences,  fait  valoir  les  offres 
magnifiques  qu'on  lui  fait  en  France  de  la  part  du  Roi  ou  du 
Prince  de  Condé,  pour  le  retenir.  Les  curateurs  sont  d'une 
patience  angélique.  Honneurs,  argent,  ils  lui  accordent  tout  : 
ils  ne  se  plaignent  que  de  son  absence,  et  ils  s'excusent  presque 
tendrement  de  le  faire.  Le  Prince  d'Orange  leur  écrit  de  ne 
laisser  partira  aucun  prix  un  aussi  grand  personnage. 

Content  ou  mécontent,  Saumaise  finissait  par  rester  ou 
revenir.  Il  travaillait.  L'armée  romaine,  le  prêt  à  intérêt,  les 
perruques,  la  défense  du  roi  Charles  Ier,  la  primauté  du  Pape, 
à  quel  sujet  n'était-il  pas  égal?  Ses  publications  payaient  en 
gloire  la  Ville  et  l'Université  qui  l'avaient  acquis.  Sa  personne 
était  une  de  leurs  parures,  une  curiosité  qui  attirait  les 
étrangers. 

Sorbière  nous  le  peint,  dans  sa  chambre,  le  dimanche  soir, 
devant  un  grand  feu  clair,  assis  au  coin  de  la  cheminée,  entouré 
de  quinze  ou  vingt  visiteurs  de  marque,  écoutant  d'abord,  et 
peu  bavard,  puis  peu  à  peu  laissant  déborder  son  savoir  :  pen- 
dant qu'à  l'autre  coin,  M"c  Saumaise,  la  fine  commère  bourgui- 
gnonne, guette  l'occasion  de  décocher  quelque  mol  piquant  à 
l'un  des  assistants,  et  prétend  que  personne  ne  se  retire  sans 
avoir  été  lardé. 

Qu'un  gentilhomme  le  mette  sur  le  propos  de  la  chasse  : 
Saumaise,  «  si  mal  à  cheval,  »  et  qui  sans  doute  n'a  jamais 
suivi  les  chiens,  sait  tout  ce  qu'on  peut  dire  sur  la  vénerie,  tout 


■  >72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  qui  en  a  été  écrit.  C'est  bien  le  même  prodigieux  érudit  qui, 
traitant  du  lissage  d'après  les  auteurs  anciens,  ne  s'avisa  pas 
qu'il  pouvait  voir  à  Leyde  des  tisserands  et  des  métiers.  Un  siècle 
après  que  Ponocrates  conduisait  Gargantua  chez  les  artisans  1 
Que  le  progrès,  en  toute  chose,  est  lent! 

Ni  le  ciel,  ni  la  terre,  ni  les  gens  ne  retenaient  Saumaiso  en 
Hollande  :  qu'est-ce  donc  qui  l'y  fixa  et  l'emporta  sur  «  la  dou- 
ceur de  la  patrie?  » 

Deux  choses  :  sa  «  pension  payée  à  point  nommé,  tous  les 
trois  mois  un  quartier,  »  régularité  inconnue  en  France. 

Et  puis,  et  surtout,  le  bien  que  chercha,  que  trouva  Des- 
cartes en  Hollande  :  la  liberté.  J'y  reviendrai  plus  loin. 

III 

M.  Gustave  Cohen  se  défend  du  soupçon  d'avoir  eu  la  pré- 
tention de  nous  parler  de  la  philosophie  cartésienne.  11  n'a 
voulu  être  que  le  continuateur  de  Baillet,  et  d'Adam  et  Tan- 
nery,  —  les  auteurs  de  cette  admirable  édition  des  Œuvres 
complètes  et  de  la  biographie  si  fouillée  qui  la  termine.  Ce  qui 
est  merveilleux,  ce  n'est  pas  tant  qu'il  se  soit  si  bien  servi  de 
ses  récents  devanciers  qui  lui  avaient  dérobé  à  l'avance  de  si 
belles  découvertes:  c'est  qu'il  ait  trouvé  h  leur  ajouter  tant  de 
particularités  intéressantes,  à  commencer  par  le  contrat  d'édition 
du  Discours  de  la  Mrthode.  En  suivant  Descurtes  dans  ses  rési- 
dences successives,  dans  tous  les  lieux  où  il  a  seulement  passé. 
en  s'eiïorçant  de  retrouver  toutes  les  personnes  de  toute  condi- 
tion et  de  toute  nation  qu'il  a  fréquentées  ou  rencontrées,  en 
rapprochant  de  ses  écrits  et  de  ses  lettres  tous  les  documents  de 
toute  nature  où  se  trouvent  son  nom  ou  sa  signature,  ce  n'est 
pas  seulement  la  vie  extérieure  du  philosophe  que  M.  Gustave 
Cohen  a  reconstituée  :  des  faits  extérieurs,  sa  fine  induction, 
son  amour  et  son  sens  de  la  vie,  son  tempérament  d'artiste 
moderne  l'ont  conduit  à  l'homme,  à  sa  vie  intérieure.  Dans 
l'élection  d'un  logis,  il  approche  Djscartes,  comme  Balzac  expri- 
mait Ballhazar  Clacs  dans  la  description  d'une  vieille  maison 
flamande. 

Cette  figure  de  Descartes,  jusqu'ici  si  fermée,  si  mystérieuse, 
si  indéchiffrable,  ne  nous  devient  certes  pas  transparente  et 
limpide;  mais,    tout  de  même,  M.  Cohen  l'a  traversée  de  quel- 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  573 

ques  rayons  de  lumière.  Descartes  :  ce  nom  était  pour  nous 
l'étiquette  d'une  doctrine,  le  symbole  de  quelques  positions 
abstraites  de  la  pensée.  Il  évoquera  maintenant  des  habitudes 
de  vie,  des  façons  de  sentir,  un  individu  moral.  René  Descartes, 
sieur  du  Perron,  gentilhomme  tourangeau,  existe  :  nous  pou- 
vons presque  le  coudoyer. 

Je  ne  puis  suivre  M.  Cohen  dans  tout  le  délail  minutieux  où 
la  figure  incolore  et  énigmalique  du  philosophe  s'éclaire  peu  à 
peu.  Je  laisse  au  lecteur  le  plaisir  d'assister,  dans  le  livre,  à  celte 
«  animation  »  progressive. 

Je  laisse  aussi  de  côté  les  traits  déjà  connus  de  la  physio- 
nomie :  le  dévouement  du  penseur  à  son  œuvre,  qui  lui  fait 
fuir  toutes  les  servitudes,  jusqu'à  celles  des  relations  mondaines 
et  de  l'amitié,  et  lui  fait  goûter  dans  Amsterdam  la  «  solitude  des 
grandes  villes;  »  son  empressement  à  déférer  aux  décisions  de 
Rome,  jusqu'à  supprimer  son  traité  du  Monde;  le  soin  qu'il  a 
de  ne  pas  mettre  son  nom  au  Discours  de  la  Méthode,  sachant 
bien  que  le  lecteur  l'y  mettra,  mais  ne  voulant  point  offrir  à  des 
juges  possibles  un  aveu  signé  de  lui.  Celte  prudence  perpétuelle, 
où  il  ne  faut  pas  voir  seulement  le  désir,  humain  après  tout  et 
honnête,  de  ne  point  s'exposer  à  des  souffrances  cvitables,  mais 
où  il  entre  aussi  une  volonté  très  élevée  de  n'être  point  entravé 
dans  les  démarches  de  son  génie  et  de  faire  son  œuvre  jusqu'au 
bout,  cette  prudence  ne  serait-elle  pas  également  encouragée 
par  le  fait  que  Descartes,  né  quatre  ans  seulement  après  la  mort 
de  Montaigne,  tient  à  la  liberté  du  for  intérieur  et  ne  consent 
à  personne  le  droit  de  la  restreindre,  mais  qu'il  n'est  pas  aussi 
assuré  que  nous  le  sommes  trois  cents  ans  après  lui,  d'un  droit 
naturel  de  publier  sa  pensée  en  dépit  de  toute  autorité  reli- 
gieuse ou  civile? 

Je  m'arrêterai  de  préférence  à  quelques  traits  qui,  sans  avoir 
été  totalement  inaperçus,  ne  sont  pas  ressortis  avec  la  même 
netteté  dans  les  biographies  antérieures. 

Le  sentiment  a  eu  une  plus  large  part  qu'on  ne  croit  com- 
munément dans  la  vie  intérieure  de  Descartes.  Il  est  louchant  de 
bonté,  de  complaisance,  de  patience,  à  l'égard  des  gens  qui  le 
servent.  Ce  Ferrier  qui  lui  taillait  des  verres  d'optique,  ce 
Gillot,  qu'il  eut  pour  domestique,  il  en  fait  ses  élèves,  ses  amis, 
ses  camarades,  ses  «  frères  :  »  le  mot  vient  sous  sa  plume. 
Aucune  morgue,  chez  lui,  de  gentilhomme  ou  de  bourgeois.  Il 


574 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


reconnaît  môme  à  ces  humbles  une  dignité,  un  droit  a  la  sus- 
ceplibilité,  un  droit  môme,  jusqu'à  un  certain  point,  d'avoir 
mauvais  caractère,  tout  comme  s'ils  étaient  «  bien  nés.  »  Dans 
cette  altitude  humaine,  on  sent  moins  de  philosophie  rélléchie 
que  de  spontanéité  naïve. 

Quelle  valeur  eut  pour  Descartes  le  «  divertissement  »  d'où 
naquit  la  petite  Francine?  Je  n'oserais  trop  dire  :  Descartes 
connut  l'amour.  Il  connut  la  femme,  une  femme  :  voilà  ce  qui 
est  sur.  C'était  une  fille  d'auberge,  Iléléna  Janz.  Faut-il  parler 
à  ce  propos  de  «  vie  sentimentale?  »  Ne  prit-il  pas  cette  simple 
fille  parce  que  l'amour  d'une  servante  fait  perdre  moins  de 
temps  que  l'amour  d'une  belle  dame?  Les  savants  et  les  pen- 
seurs ont  parfois  do  ces  méthodes  abrégées  pour  se  débarrasser 
des  sollicitations  de  la  nature. 

Les  textes  sont  muets.  Rien  ne  nous  oblige  d'y  ajouter  ni 
roman,  ni  drame.  Nous  n'avons  droit  de  supposer  que  juste  ce 
qu'il  faut  d'idylle  pour  que  le  19  juillet  1635  apparaisse 
Francine. 

Doscartes  avait  connu  la  mère  à  Amsterdam  où  sans  doute 
elle  faisait  son  ménage,  chez  Thomas  Sergeant,  dans  la  Wes- 
terkerstraet.  Lorsqu'elle  fut  grosse,  il  l'éloigna.  Il  la  plaça  à 
Deventer,  où  elle  accoucha.  Il  ne  publia  passa  paternité;  il  ne 
la  cacha  pas  tout  à  fait.  Comme  il  ne  mit  pas  son  nom  à  la 
Méthode,  il  ne  se  laissa  nommer  ni  Descartes,  ni  sieur  du 
Perron,  sur  l'acte  de  baptême  de  Francine  :  il  se  fit  désigner  par 
son  prénom  et  celui  de  son  père,  René  fils  de  Joachim.  Le  mi- 
nistre devait  savoir  qui  il  était.  Ainsi  il  évite  le  scandale,  et  il 
fait  son  devoir. 

En  1037,  il  cherche  à  remettre  l'enfant,  comme  sa  nièce,  aux 
soins  de  son  hôtesse,  à  qui  il  veut  en  môme  temps  donner  la 
mère  comme  servante.  J'aime  à  croire  qu'Héléna  Janz,  en 
effet,  n'était  plus  alors  pour  lui  qu'une  servante. 

Il  s'occupe  ensuite  d'envoyer  la  petite  en  France,  chez  une 
dame  du  Tronchet,  sa  parente,  pour  recevoir  une  éducation 
convenable  et  catholique. 

Francine  mourut  de  la  scarlatine  en  1640.  Descartes  pleura 
sa  fille  avec»  tendresse,  »  dit  Baillet.  Mais  la  douleur  n'inter- 
rompit pas  son  travail.  La  direction  de  sa  vie  ne  parait  pas  avoir 
été  un  instant  déviée. 

Quant  à  la  mère,  il  n'en  sera  plus  question.  On  ne  peut  dire 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  575 

ce  que  fut  Héléna  Janz,  ni  ce  qu'elle  mit  délie  dans  cette  aven- 
ture. Etait-ce  une  tendre  ingénue  qui  aima?  Une  plantureuse  ser- 
vante de  Jordaens  que  le  sang  travaillait?  Une  vaniteuse  que 
l'amour  d'un  gentilhomme  ilalta?  Une  maligne  qui  saisit  l'occa- 
sion d'améliorer  sa  position?  Une  bonne  fille  qui  se  laissa  aller 
sans  calcul  raffiné  et  sans  émoi  extraordinaire?  Chacun  croira 
ce  qui  plaira  à  sa  fantaisie.  En  réalité,  Héléna  Janz  nous 
échappe  tout  à  fait.  Nous  ignorons  tout  autant  les  dispositions 
intérieures  de  Descartes  dans  ce  court  épisode  de  sa  vie. 

Je  n'y  vois  assez  clairement  qu'une  chose:  une  simplicité 
franche  de  procédé,  et,  pour  tout  dire,  une  humanité,  qui  avaient 
leur  prix  en  ce  temps-là,  et  qui  ne  l'ont  pas  perdu  du  notre. 
Également  éloigné  du  cynisme  et  de  l'hypocrisie,  de  la  dureté 
aristocratique,  de  l'attendrissement  humanitaire  et  du  roman- 
tisme tapageur,  Descartes  fait  ce  qu'il  doit  faire  selon  sa  posi- 
tion, et  selon  le  monde  où  il  vit.  Sans  s'oublier,  sans  se  sacri- 
fier, il  fait  entrer  la  mère  et  l'enfant  tranquillement  dans  le  plan 
de  sa  vie.  J'aime  cette  manière  sobre  et  grise,  qui  tient  compte 
de  tout,  et  n'outre  rien. 

Descartes,  dit-on,  confia  plus  tard  à  Chanut,  en  termes 
dévots,  que  Dieu  lui  avait  fait  la  grâce  de  ne  plus  retomber  dans 
de  semblables  engagements.  Fut-ce  scrupule  de  chrétien,  ou 
sagesse  de  philosophe?  J'imagine  que  l'intérêt  de  sa  méditation 
aida  efficacement  l'effort  de  sa  piété. 

Mais,  pour  remplacer  l'amour  charnel,  Descartes  ne  connut- 
il  pas  l'amour  platonique?  M.  Gustave  Cohen,  en  poète,  le 
voudrait.  Il  soupçonne  que  Descartes  et  la  princesse  Elisabeth, 
dans  leur  commerce  philosophique,  glissèrent  insensiblement 
vers  quelque  chose  qui  était  ou  qui  contenait  l'amour.  Amour 
intellectuel,  amitié  amoureuse  :  je  n'aime  point  ces  mots.  Ils 
colorent  les  deux  figures  d'une  teinte  romanesque  et  fade.  Assu- 
rément il  n'est  pas  physiquement  impossible  qu'un  philosophe 
de  quarante-cinq  ans,  qui  vit  chastement,  se  laisse  émouvoir  par 
une  jeune  fille  de  vingt-quatre  ans,  qui  a  le  teint  vif,  les  yeux 
bruns,  les  dents  belles,  même  si  elle  est  princesse,  et  même  si 
elle  a  le  nez  rouge.  Il  n'est  pas  psychologiquement  impossible 
qu'une  jeune  princesse,  même  lière,  prenne  un  plaisir  de 
femme  à  troubler  un  philosophe  un  peu  défraîchi,  même  pour 
n'en  rien  faire,  et  uniquement  pour  se  persuader  que  ce  vilain 
nez  rouge  n'anéantit  pas  tous  ses  charmes.  Des  possibilités,  c'est 


Ij'tÙ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assez  pour  Corneille  et  pour  Stendhal  :  le  plus  modeste  érudit  a 
besoin  d'autre  chose. 

Quelque  complaisance  que  j'apporte  à  eplurher  les  textes,  à 
donner  de  l'accent  aux  expressions,  à  lire  entre  les  lignes,  je  ne 
trouve  entre  l'intelligente  Allemande  et  notre  Descaries  qu'une 
parfaite  communion  dans  le  goût  des  idées  et  de  la  vérité,  de 
l'estime  réciproque,  cnïin  de  l'amitié;  une  vraie,  solide,  virile 
amitié;  mais  une  amitié  tout  court. 

Si  la  princesse  parle  à  Descartes  de  sa  santé  et  de  ses  affaires, 
si  D'scartcs  répond  avec  simplicité,  disant  ses  observations,  ses 
expériences,  et  mené  par  celte  voie  jusqu'à  des  confidences  qui 
n'appartiennent  plus  au  commerce  d'idées,  loin  de  prouver 
l'amour,  cet  abandon  de  tous  les  deux  me  parait  l'exclure.  Le 
beau  propos  d'amoureuse,  de  confesser  un  beau  jour  qu'elle 
croit  avoir  la  gale  !  Diagnostic  erroné  d'ailleurs.  N'oublions  pas 
que  le  philosophe,  —  sans  diplôme,  —  se  croit  un  médecin,  et 
est  tenu  au  secret  professionnel. 

Tous  les  deux  sont  loin  de  leur  pays,  exilés  ;  l'une  par  la 
violence,  l'autre  par  sa  volonté.  Ils  n'ont  guère  d'amis  à  qui  se 
fier.  Chacun  est  avec  l'autre  en  sécurité  parfaite  :  est-il  étonnant 
qu'ils  s'ouvrent  parfois?  Le  besoin  de  se  confier  est  un  besoin 
humain,  même  chez  un  philosophe.  Pour  conclure,  encore  ici, 
aux  couleurs  de  rose  je  préfère  des  teintes  plus  sérieuses, 
feuille-morte,  si  vous  voulez. 

Plus  d'un  lecteur  hésitera  sans  doute  à  s'imaginer  un  Des- 
cartes mystique.  Pourtant  il  le  faut.  Descartes  fréquente  les 
Rose-Croix;  il  est  lié  avec  plusieurs  d'entre  eux,  Wassenaer, 
Van  Ilogelande.  Il  a  des  songes  auxquels  il  donne  des  sens 
symboliques,  et  dont  il  reçoit  des  encouragements  pour  la 
direction  de  sa  pensée. 

Une  nuit,  il  en  eut  trois  de  suite,  qu'il  crut  venir  d'en  haut 
Il  se  vit  marchant  dans  les  rues,  emporté  par  un  tourbillon  qui 
le  faisait  pirouetter  sur  le  pied  gauche,  et  le  jetait  dans  la  cour 
d'un  collège  où  une  personne  lui  dit  d'aller  trouver  M.  N.,  qui  lui 
remettrait  quelque  chose.  Ce  lui  parut  être  un  melon,  signifiant 
«  les  charmes  de  la  solitude.  »  Le  second  songe  lui  fit  entendre 
un  coup  de  tonnerre  aigu  à  la  suite  duquel  sa  chambre  fut 
remplie  d'étincelles.  Dans  le  troisième,  il  vit,  sur  sa  table,  un 
livre  qui  était  un  dictionnaire,  et  un  autre  livre  qui  était  un 
Corpus  poetarum  lalinorum,  où  un  homme  inconnu  lui  faisait 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  577 

lire  une  pièce  de  vers;  c'était  «  l'esprit  de  vérité  »,  qui  lui 
ouvrait  «  le  trésor  de  toutes  les  sciences  par  ce  songe.  »  Voilà 
Descartes  tout  près  de  la  bonne  femme  qui  va  consulter  sa  com- 
mère sur  ses  rêves  de  la  nuit. 

Il  y  a  aussi  du  mysticisme  dans  le  catholicisme  de  Descartes. 
Car  il  est  catholique,  il  veut  l'être.  A  Franeker  et  ailleurs,  il  fixe 
sa  résidence  là  où  il  y  a  une  église  de  sa  religion,  pour  y  suivn; 
-  le  culte.  Que  valait  cette  exactitude  pratique?  dévotion?  pru- 
dence? Qui  le  saura? 

Certes,  Descartes  n'avait  pas  de  fanatisme.  Il  se  trouva  fort 
bien  de  vivre  parmi  les  protestants.  Il  en  eut  beaucoup  pour 
amis.  Il  approuvait  qu'ils  restassent  dans  leur  confession,  lui 
dans  la  sienne.  «  J'ai  la  religion  de  ma  nourrice,  »  disait-il.  Que 
valait  son  orthodoxie?  Quelle  importance  attachait-il  aux  points 
de  foi  qui  séparaient  Genève  de  Rome? 

On  peut  se  demander  si,  en  son  for  intérieur,  il  ne  se 
plaçait  pas  au  delà  des  dogmes  qui  établissent  des  frontières 
entre  les  Eglises.  Et  c'est,  si  Ton  veut,  une  attitude  rationaliste. 

Mais  c'est  également  une  attitude  mystique.  Il  serait  possible 
que  Descartes  eût  pensé  que  la  religion  n'était  pas  l'affaire  de  la 
raison,  et  que  la  raison,  en  matière  de  religion,  était  de  suivre 
la  tradition  et  le  sentiment.  Il  n'a  peut-être  pas  vu  de  preuve 
claire  qu'il  fallût  ici  se  comporter  autrement  que  le  peuple.  De 
la  science  des  théologiens,  il  ne  faisait  probablement  pas  grand 
cas;  mais  il  a  pu  croire  aussi  que  la  religion  ne  consistait  pas 
dans  la  théologie.  Qui  sait  s'il  trouva  une  difficulté  à  réaliser 
l'idée  de  Perfection,  qui  était  Dieu  pour  sa  raison,  tout  à  la  fois 
dans  le  «  Père  qui  est  aux  Cieux  »  des  catholiques  et  des  hugue- 
nots, dans  le  Jésus  de  sa  nourrice,  et  dans  le  Christ  d'Héléna 
Janz?  Jusqu'où  allait-il  dans  cette  voie? 

Pourtant,  à  certains  moments,  il  se  comporte  simplement, 
nettement,  en  dévot  catholique. 

Sa  fille  Francine  fut  baptisée  à  l'église  calviniste  :  il  ne  pou- 
vait en  être  autrement.  Mais  elle  est  à  peine  sortie  du  premier 
âge,  qu'il  songea  l'envoyer  en  France  chez  une  dame  catholique, 
qui  la  nourrira  dans  la  piété,  à  sa  mode.  Il  tenait  donc  bien  à  la 
religion  de  sa  nourrice  ;  il  y  tenait  assez  pour  ne  pas  laisser  à  la 
petite  la  religion  de  sa  mère. 

Un  jour,  il  fit  un  retour  sur  ses  péchés  et  promit  à  la  Sainte 
Vierge  de  se  rendre  en  pèlerinage  à  Notre-Dame  de    Lorette, 

TOME    LXV.    1921.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  a  pied,  depuis  Venise,  si  c'est  la  coutume  et  si  c'est  praticable, 
mais  sinon,  le  plus  dévotement  qu'il  se  puisse  faire.  »  Cette  fois, 
pas  de  doute.  La  prudence,  l'habitude  indifférente  ne  peuvent 
plus  ici  s'alléguer.  S'il  pratiquait  la  religion  de  sa  nourrice,  il 
la  pratiquait  comme  sa  nourrice,  de  la  même  foi.  Descartes  ne  fit 
pas  le  pèlerinage  :  il  racheta  sans  doute  son  vœu.  Mais  il  l'avait 
fait.  C'est  un  rayon  de  lumière  qui  nous  éclaire  un  moment 
l'énigme  de  ce  caractère. 

Ainsi  le  père  du  rationalisme  moderne  ne  confond  pas  Rome 
et  Genève,  va  à  la  messe,  fait  un  vœu  à  la  Sainte  Vierge,  croit 
aux  songes,  et  se  mêle,  peut-être  s'affilie  aux  Rose-Croix.  Ce 
philosophe  dévot  et  mystique  n'étonnera  que  les  gens  qui  se 
figurent  un  philosophe  rationaliste  sur  le  type  d'une  figure  de 
géométrie  ou  d'une  équation  algébrique.  Les  rationalistes  sont 
des  hommes,  des  composés  de  chair  et  d'esprit,  des  tempéra- 
ments, des  hérédités,  des  êtres  qui  sentent,  qui  souffrent,  qui 
aiment,  et  qui  ont  mérité  le  nom  de  rationalistes  parce  qu'à 
travers  toutes  les  secousses  et  les  sollicitations  de  l'instinct,  de 
la  sensibilité  et  de  l'imagination,  ils  ont  essayé  obstinément  de 
préserver  la  liberté  de  leur  raison  et  de  bien  appliquer  quelques 
règles  de  méthode.  Le  rationalisme  n'est  pas  une  doctrine  où 
il  n'entre  que  du  rationnel  (y  en  eut-il  jamais  une?),  mais  une 
doctrine  où  l'on  tâche  de  bonne  foi  de  faire  entrer  le  plus  de 
rationnel  qu'on  peut.  Ce  n'est  pas  un  absolu  fixe  :  c'est  une  ten- 
dance et  un  progrès. 

Tel  fut  Descartes  :  un  homme.  Du  fond  mystérieux  de  l'ac- 
tivité physiologique  inconsciente,  montaient  incessamment  des 
suggestions  et  des  représentations  plus  ou  moins  troubles  ou 
obscures,  qui,  dans  la  lumière  de  la  conscience,  étaient  rame- 
nées par  la  raison  au  cours  ordinaire  de  sa  pensée.  Il  acceptait 
les  phénomènes  irrationnels  qui  lui  étaient  donnés  en  lui- 
même,  il  ne  pouvait  les  nier;  et  il  s'en  servait  pour  s'encou- 
rager  a  penser  rationnellement.  Le  rationalisme  triomphait 
encore  dans  cet  usage  du  mysticisme. 

Enfin,  M.  Gustave  Cohen  nous  a  offert  un  document  psycholo- 
gique sur  Descartes,  et  un  document  précieux  :  le  portrait  de 
Franz  Hais.  Je  ne  parle  pas  de  la  toile  bien  connue  du  Louvre, 
mais  d'une  autre  qui  est  à  Copenhague,  et  que  M.  Cohen  est  le 
premier  à  faire  connaître  chez  nous.  Une  figure  ravagée,  la 
perruque    négligée,  la  bouche  amère,   des  yeux  lumineux   et 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN     HOLLANDE.  ."',79 

profonds  :  auprès  de  cette  brusque  et  puissante  ébauche,  le 
portrait  du  Louvre  parait  apaisé  et  presque  élégant.  Chez  nous, 
c'est  le  chef-d'œuvre  harmonieux,  la  perfection  de  l'art;  a 
Copenhague,  l'ivresse  devant  le  modèle,  la  vie  arrachée  à  la 
nature,  et  fixée  violemment  sur  la  toile.  Ce  sont  les  Pensées  à 
côté  des  Provijiciales. 

A  ce  propos,  on  ne  saurait  savoir  trop  de  gré  à  M.  Cohen 
d'avoir  accompagné  son  ouvrage  de  cinquante-deux  planches. 

Ce  ne  sont  pas  des  ornements,  ce  sont  des  documents;  tout 
colle  au  texte,  l'illumine,  ou  le  prolonge.  Écritures,  signatures, 
portraits  des  personnages  dont  le  livre  nous  parle  ;  pages  d'al- 
bums d'étudiants  et  contrat  d'édition;  vues  de  sièges,  de  châ- 
teaux, d'universités  :  toutes  ces  reproductions  nous  rapprochent 
du  passé,  nous  y  font  vivre,  nous  introduisent  dans  l'intimité 
des  hommes  et  des  choses.  On  ne  connaît  peut-être  pas  plus  le 
sujet  quand  on  a  regardé  les  planches  ;  mais  combien  on  le 
«  sent  »  mieux I  Et  tout  de  même,  ici,  sentir  aide  à  comprendre. 

IV 

Ainsi  le  sang  de  nos  soldats,  l'esprit  et  la  gloire  de  nos 
savants,  la  personne  et  le  génie  de  Descartes  :  voilà  le  don  de 
la  France  à  la  Hollande.  Et  la  Hollande,  qu'a-t-elle  donné  en 
retour? 

Un  don  inestimable,  je  l'ai  dit  plus  haut,  et  qui  payait 
tout  :  la  liberté.  La  liberté  sous  toutes  les  formes  :  depuis  la 
libération  des  servitudes  familiales,  sociales,  mondaines,  sans 
laquelle  il  n'y  a  pas  de  travail  suivi,  jusqu'à  la  sécurité  de  la 
personne,  sans  laquelle  la  liberté  de  l'esprit  n'est  qu'un  mensonge. 

La  Hollande  n'offrait  pas  seulement  aux  Français  la  jouis- 
sance de  la  liberté.  Elle  leur  en  donnait  le  spectacle  ;  elle  les  en 
enveloppait;  elle  leur  en  inoculait  le  goût,  l'habitude  et  le 
besoin;  elle  faisait  qu'on  ne  pouvait  plus  vivre  sans  elle,  et  que 
toute  autre  atmosphère  paraissait  irrespirable. 

Tous  s'accordent  là-dessus  :  Schelandre  et  Balzac,  Saumaise 
et  Descartes.  La  Hollande  est  un  pays  qui  a  voulu  être  libre. 
C'est  ce  qui  en  fait  l'asile  des  consciences  et  des  esprits  qui 
refusent  de  croire  ou  de  penser  au  commandement. 

M.  Gustave  Cohen  éprouve  comme  un  sentiment  religieux  à 
considérer  ce  caractère  du  pays. 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Il  n'y  a  pas  en  Hollande  de  Colline  inspirée,  pour  l'excel- 
lente raison  qu'il  n'y  a  pas  de  collines;  mais  pourtant  «  il  est 
«  des  lieux  où  souffle  l'esprit,  »  et  la  campagne  qui  s'étend  de 
Leyde  à  la  mer  en  contient  au  moins  trois.  II  n'est  pas  possible, 
quand  on  passe  de  l'un  à  l'autre,  de  ne  point  les  rapprocher  en 
pensée,  plus  encore  qu'ils  ne  le  sont  dans  la  réalité  :  Endegeest, 
Khijnburg,  Warmond. 

«  Partez  de  Leyde,  prenez  la  route  qui  va  vers  la  mer;  au 
bout  d'un  quart  d'heure,  engagez-vous  sous  l'allée  sombre  des 
ormes,  qui  s'ouvre  à  votre  gauche  ;  vous  arriverez  au  château 
d'Endegeest  :  les  arbres  semblent  s'y  répéter  les  dialogues  de 
notre  Platon.  Revenez  sur  la  route,  reprenez-la  dans  la  direc- 
tion de  la  mer;  après  une  demi-heure,  vous  serez  à  Rhijnburg, 
ce  qui  veut  dire  château  sur  le  Rhin.  Vous  en  chercherez  un 
en  vain,  mais  vous  trouverez  mieux.  Tapie  parmi  les  jardins, 
encadrée  de  fermes  blanches  et  basses,  à  toit  rouge  et  à  volets 
verts,  nullement  différente  d'elles,  si  ce  n'est  qu'elle  est  plus 
modeste  et  plus  humble,  vous  trouverez  une  masure  :  c'est  la 
maison  de  Spinoza.  Ferme  de  Rhijnburg,  petit  château  d'Ende- 
geest, palais  immenses  dont  la  pensée  des  philosophes  qui  y 
logeaient  reculaient  les  murs  jusqu'aux  étoiles.  Le  Monde 
habite  là. 

«  Or,  si  Spinoza  a  choisi  Rhijnburg,  c'est  pour  la  même 
raison  que  Descartes  a  choisi  Endegeest,  c'est  parce  que,  dans 
«  ces  fins  de  terre,  »  les  pensées  hétérodoxes  fleurissent  libre- 
ment. Chassé  d'Amsterdam  par  la  Synagogue,  Spinoza  se  met  à 
l'ombre  de  ces  illuminés  qu'a  visités  Descartes,  ces  «  Golle- 
gianten  »  qui  sont  aussi  parmi  les  précurseurs  de  la  pensée 
libre.  Un  des  nôtres,  un  Français  nommé  Poiret,  ira  mourir  à 
Rhijnburg,  avec  sa  secte,  en  1719. 

((  Ainsi  de  Warmond,  troisième  point  de  ce  triangle  mys- 
tique, et  où  un  autre  Français,  bien  illustre  celui-là  dans  l'his- 
toire des  idées  religieuses,  le  Père  Quesnel,  va  s'éteindre  à  la 
même  date,  et  repose  encore  en  son  cimetière  d'exil.  » 

«  Prenons  le  chemin  des  tombes.  Que  nos  amis  de  Maest- 
richt  retrouvent  celle  de  Saumai.se,  comme  nous  avons,  dans 
l'église  de  Saint-Pierre,  dégagé  celle  de  notre  immortel  Scaliger. 

«  Que  partout  surgissent  des  pierres  commémoratives  ou,  à 
leur  défaut,   que  des  pèlerinages   littéraires   s'organisent   aux 


ÉCRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  581 

lieux  que  les  nôtres  ont  illustrés,  à  Franeker,  à  Harderwijk,  à 
Egmond,  à  Deventer,  à  Utrecht,  dans  lesquels  vécut  Descartes, 
à  Amersfoort,  qui  est  comme  l'asile  du  Jansénisme  français,  à 
Amsterdam,  où  l'ombre  de  Descartes  peut  aussi  rencontrer 
l'ombre  de  Spinoza,  mais  surtout  à  Leyde,  dont  nos  étudiants 
ont  oublié  le  chemin,  et  où  ils  furent  jadis  si  nombreux  que 
partout  dans  les  rues  retentissaient  ou  les  «  A  Diu  siasl  »  ou  les 
«  Dieu  vous  conduise.  » 

«  Entrez  avec  respect,  -non  pas  seulement  dans  l'église 
Saint-Pierre,  où  reposent  Scaliger,  Polyander,  de  l'Écluse,  près 
de  Christian  lluygens,  ce  qui  est  un  symbole  encore,  mais  dans 
le  vieux  cloitre  qui  abrite  l'Université.  Songez  que  dans  cette 
salle  de  philosophie  fréquenta  Guez  de  Balzac,  et  que  dans  un 
même  amphithéâtre,  on  vit  se  pencher  curieusement  sur  les 
cadavres  et  assister  à  la  «  Leçon  d'Anatomie,  »  en  1615,  le 
«  libertin  »  Théophile,  en  1637  le  croyant  Descartes.  Voyez 
passer  devant  la  loge  du  «  Pedel,  »  ou  bedeau,  alors  Louis 
Elzevierr  moitié  concierge,  moitié  libraire,  la  toge  traînante  de 
Doneau,  la  robe  rouge  à  col  d'hermine  du  petit  vieillard  à  barbe 
blanche,  Joseph-Juste  Scaliger,  «  lumière  de  cette  Université.  » 

Anabaptistes  de  Warmond,  illuminés  de  Rhijnburg,  jansé- 
nistes d'Amerfoort,  qu'ont  de  commun  ces  mystiques  avec  Sca- 
liger, Saumaise,  l'Ecluse,  Descartes,  Spinoza,  avec  les  représen- 
tants de  la  science,  de  l'étude  rationnelle? 

Ne  sont-ce  pas  deux  mondes  incompatibles,  éternellement 
en  guerre?  Ils  ont  ceci  de  commun  d'être  également  le  domaine 
de  l'esprit,  d'exiger  également  la  souveraineté,  la  liberté  de 
l'esprit. 

Mais,  est-ce  bien  la  vertu  du  ±o\  qui  destina  la  Hollande  à 
être  l'asile  habituel  de  l'esprit? 

J'admire  les  pages  émouvantes  de  M.  Maurice  Barrés. 

«  Il  est  des  lieux  qui  tirent  l'àme  de  sa  léthargie,  des  lieux 
enveloppés,  baignés  de  mystère,  élus  de  toute  éternité  pour  être 
le  siège  de  l'émotion  religieuse  (ou  spirituelle)... 

«  D'où  vient  la  puissance  de  ces  lieux?...  » 

«  Illustres  ou  inconnus,  oubliés  ou  à  naître,  de  tels  lieux 
nous  entraînent,  nous  font  admettre  insensiblement  un  ordre 
de  faits  supérieurs  à  ceux  où  tourne  à  l'ordinaire  notre  vie... 
Il  semble  que  chargées  d'une  mission  spéciale,  ces  terres  doivent 
intervenir  d'une  manière  irrégulière  et  selon  les  circonstances, 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  former  des  êtres  supérieurs  et  favoriser  les  hautes  idées 
morales.   » 

((  II  y  a  des  lieux  où  souffle  l'esprit  »... 

Je  m'avoue  moins  «  naturaliste.  » 

Je  ne  nie  pas  la  lente  action  de  la  terre,  du  climat,  pour  for- 
mer et  maintenir  une  race,  c'est-à-dire  une  masse,  une  moyenne. 
Mais  cette  action  n'a  rien  à  voir  avec  l'inspiration  des  lieux  pré- 
destinés dont  parle  M.  Maurice  Barrés. 

Il  n'y  a  pas  de  lieux  inspirés  :  il  n'y  a  que  des  hommes 
inspirés.  Domrémy  n'avait  pas  de  mission  :  la  mission  était  en 
Jeanne  d'Arc.  Tout  ce  que  Domrémy  dit  aujourd'hui  à  nos  âmes, 
émane  d'elle. 

Le  triangle  spirituel  de  la  Hollande,  Endegeest,  Rhijnburg, 
Warmond,  ne  s'explique  pas  par  une  propriété  mystique  de  la 
terre.  La  Hollande,  spirituellement  comme  économiquement  et 
politiquement,  est  une  création  des  Hollandais.  Ce  sont  les 
Gueux  qui  ont  donné  une  signification  aux  lieux  où  leur  sang  a 
coulé  pour  la  liberté.  Les  Gueux  ne  sont  pas  des  produits  de  la 
terre,  comme  les  vaches  de  Cuyp,  viande  fabriquée  dans  les  verts 
pâturages  au  bord  des  rivières  lentes.  Les  Gueux  sont  des 
âmes. 

Tout  le  matérialisme  de  la  Hollande  vient  du  sol  :  vie  plan- 
tureuse, commerce  actif,  or  et  mangeaille.  Toute  sa  spiritualité 
lui  a  été  conférée  par  l'histoire.  Et  l'histoire,  c'est  l'homme.  Les 
Gueux  ont  façonné  cette  terre  pour  des  siècles,  l'ont  dressée  à 
être  la  terre  de  la  liberté,  l'asile  où  Scaliger  et  Saumaise,  Des- 
caries et  Spinoza,  Poiret  et  Quesnel,  toutes  les  têtes  qui  ne 
s'inclinent  pas  devant  un  ordre  de  croire  ou  une  défense  de 
-avoir,  viendront  réfugier  l'esprit.  La  beauté  mystique  de  ces 
lieux  est  une  beauté  humaine. 

D'ailleurs,  pourquoi  Paris,  —  le  Paris  de  Corneille  et  le 
Paris  de  Racine,  —  n'était-il  pats  un  de  ces  points  spirituels? 
Que  manquait-il  au  terroir  français,  que  le  terroir  d'Egmond 
ou  d'Endegeest  fournit  à  Descartes?  J'imagine  que,  si  l'on  eût 
ùlé  de  notre  sol  quelques  planles  insalubres,  —  qui  s'appelaient 
arbitraire  royal,  fanatisme  parlementaire,  intolérance  ecclésias- 
tique, —  le  penseur  n'eût  pas  trouvé  l'air  de  Paris  moins  bon 
pour  sa  pensée  que  celui  de  Hollande.  Avec  les  Gueux  héroïques, 
c'est  l'erreur  des  Français  qui  a  sacré  cette  terre  étrangère. 

La  France,  où  toujours  souffla  l'esprit,  eut  la  prétention  trop 


ECRIVAINS    FRANÇAIS    EN    HOLLANDE.  583 

longtemps  de  lui  interdire  de  soufller  dans  certaines  directions. 
Voilà  comment  il  fut  bon  pour  elle,  et  pour  le  monde,  qu'il  y 
eût  quelques  terres  basses  au  bord  de  la  mer  septentrionale 
où  la  pensée  put  se  dérouler  selon  sa  loi  intérieure,  sans  con- 
trainte et  sans  péril.  Des  tracasseries,  sans  doute,  mais  pas  de 
persécutions  :  juste  ce  qu'il  fallait  de  fureurs  pour  exciter, 
pour  obliger  d'aller  jusqu'au  bout  de  l'idée;  pas  assez  pour  la 
faire  rentrer,  la  supprimer. 

D'avoir  donné  Descartes  à  la  Hollande,  c'est  nous  qui  lui 
redevons.  Mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  songer  avec  un  peu 
de  mélancolie,  que  trop  souvent  les  hommes  qui  portèrent  au 
dehors  le  génie  et  la  culture  de  la  France,  furent  des  hommes 
qui  n'y  pouvaient  plus  vivre.  Notre  vie  nationale  s'appauvris- 
sait de  notre  expansion  à  l'étranger.  Notre  patrie  a-t-elle  donc 
un  charme  trop  puissant  pour  qu'on  ne  puisse  s'en  éloigner 
que  jeté  dehors?  Et  faut-il  que  notre  civilisation  ne  soit  portée 
dans  le  monde  que  par  des  persécutés  ?  Des  calvinistes  au  xvie 
et  au  xvue  siècle,  au  xvm8  des  émigrés,  et,  les  uns  après  les 
autres,  les  vaincus  de  toutes  les  Eglises  et  de  tous  les  partis» 
proscrits  qui  proscrivaient  hier  ou  proscriront  demain. 

Souhaitons  qu'à  l'avenir,  ce  ne  soit  plus  que  par  une  sura- 
bondance de  vitalité  que  la  France  donne  ses  fils  et  son  àme 
aux  nations  de  la  terre,  et  que  l'intense  activité  des  échanges 
intellectuels  n'ait,  de  notre  côté,  pour  cause  que  la  fermenta- 
tion de  toutes  les  forces  internes  de  l'àme  nationale. 

Qu'il  n'y  ait  plus  un  Français  qui  soit  obligé  de  penser  que 
«  les  lieux  où  souffle  l'esprit  »  sont  ailleurs  qu'en  France. 

Alors,  ce  sera  toute  joie  et  tout  gain,  quand  nous  verrons 
dans  quelque  continent  lointain  lus  traces  du  passage  du  génie 
français. 

Gustave  Lanson. 


LE  DRAME  IRLANDAIS 


II  w 


LE    SINN    FEIN   ET    LA   GUERRE   ANGLO-IRLANDAISE 

(1918-1921) 


Depuis  trois  ans,  terrible  et  poignant,  le  drame  irlandais 
tient  la  scène.  C'est,  tout  près  de  nous,  derrière  le  rideau  bri- 
tannique, un  tragique  épisode  de  la  lutte  que  depuis  sept 
siècles  l'Irlande,  qui  n'a  pas  su  vaincre,  mais  qui  ne  veut  pas 
mourir,  soutient  inlassablement  contre  la  domination  anglaise. 
Quelle  a  été  l'évolution  de  la  question  irlandaise  de  4914  à 
1918,  quelle  a  été  sous  l'effet  de  la  guerre  la  «  réaction  »  de 
l'Irlande,  et  comment  s'est  noué  le  drame,  c'est  ce  dont  nous 
avons  essayé  de  rendre  compte  ici  môme  (1).  Nous  savons 
qu'après  avoir  cru  toucher,  en  1914,  au  but  de  ses  aspirations 
séculaires,  l'Irlande  a  vu  en  peu  de  temps  se  perdre  tout  le 
fruit  de  ses  efforts,  et  qu'alors,  écartant  ses  chefs  constitution- 
nels, abandonnant  les  voies  légales,  elle  a  fait  appel  à  la  vio- 
lence et  s'est  donnée  à  l'Extrémisme.  L'Extrémisme,  c'est  aujour- 
d'hui le  Sinn  Fein  qui  le  représente  et  l'incarne.  Qu'a-t-il  fait 
en  Irlande,  qu'a-t-il  fait  de  l'Irlande  depuis  trois  ans?  Avant  de 
répondre,  il  faut  d'abord  nous  demander  ce  qu'a  été  son  passé, 
et  ce  qu  est  sa  pensée. 

(1)  Voyez  la  Hevue  du  15  septembre. 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  583" 


Ce  n'est  pas  du  nouveau  que  l'extrémisme  en  Irlande.  Du 
moment  où,  conquise  par  Oomwell  et  par  Guillaume  III,  l'Ir- 
lande n'a  plus  été  à  même  de  lutter  à  armes  égales  contre  sa 
puissante  voisine,  la  guerre  ouverte  s'est  muée  en  action  révo- 
lutionnaire :  c'est  l'insurrection  de  1798,  avec  Wolfe  Tone  et 
lord  Edward  Fitzgerald,  c'est  la  conspiration  de  Robert  Emmet; 
en  1848,  c'est  le  soulèvement  de  la  Jeune-Irlande,  avec  John 
Mitchel  et  Smith  O'Brien;  puis  c'est  le  Fenianisme,  qui  sombre 
dans  le  crime  des  «  Invincibles.  »  Sous  des  formes  diverses, 
c'est  toujours  le  recours  à  la  force,  avec  cet  objet  de  rejeter  le 
joug  anglais  et  de  gagner  l'indépendance.  Il  est,  depuis  un 
demi-siècle,  ardemment  excité  par  cette  «  plus  grande  Irlande,  » 
l'Amérique,  où  Erin  a  vu  émigrer,  sous  l'effet  de  la  grande 
Famine,  de  la  misère  et  de  l'oppression,  les  meilleurs  de  ses 
fils,  devenus  les  plus  acharnés  dans  leur  antibritannisme  et 
dans  la  propagande  contre  l'Angleterre.  En  acte  ou  en  puis- 
sance, l'extrémisme  est  ainsi  toujours  la.  Dans  les  temps  où  le 
jeu  constitutionnel  semble  autoriser  quelque  espoir,  il  se  tait  et 
se  terre;  mais  invisible  et  présent,  il  reste  prêt  à  reprendre  sa 
place  de  bataille. 

Tel  était  le  cas  aux  temps  qui  précédèrent  la  guerre.  Depuis 
quarante  ans  que  régnait  le  parti  constitutionnel,  l'extrémisme 
était  en  sommeil  :  il  n'avait  pas  disparu  pour  cela.  Il  y  en  avait 
même  de  plusieurs  espèces.  Il  y  avait  d'abord  les  restes  des  an- 
ciens Fenians,  Ylrish  republican  Brotherhood,  en  relations 
étroites  avec  les  Irlandais-Américains.  Il  y  avait  un  vague  répu- 
blicanisme assez  répandu  chez  les  intellectuels.  Il  y  avait  à 
Dublin,  —  chose  nouvelle, —  un  parti  révolutionnaire  ouvrier, 
nationaliste  en  même  temps  que  marxiste,  né  d'une  série  de 
grèves  malheureuses  et  entretenu  par  la  misère  dans  la  capitale 
irlandaise.  Il  y  avait  enfin  le  Sinn.  Fein. 

Celui-là  est  alors  moins  un  parti  qu'un  esprit,  une  influence, 
un  prosélytisme  national.  Il  se  place  au-dessus  de  la  politique 
et  appelle  à  lui,  par  la  voix  de  M.  Arthur  Griffith,  tous  les  fils 
d'Érin,sans  distinction  de  classe  ou  de  croyance.  Sinn  Fein  (1)1 

(1)  Prononcez  :  Cfiinn  Féne. 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous,  nous-mêmes  I  Sauvons-nous  nous-mêmes.  Au  lieu  de 
demander  la  liberté,  prenons-la.  Foin  des  parlementaires,  qui 
iboient  toujours  et  jamais  ne  mordent,  »  et  du  parlementa- 
risme, jeu  inutile  et  dégradant,  école  d'esclavage  et  d'anglicisa- 
tion!  Envoyer  des  représentants  dans  ce  Parlement  de  West- 
minster, qui  n'est,  comme  disait  Mitchel,  qu'  «  un  foyer  de 
corruption  et  une  usine  à  coercition,  »  ce  n'est  pas  seulement 
jouer  un  jeu  de  dupes,  car  l'Angleterre  n'a  jamais  cédé  qu'à  la 
crainte  ou  à  la  contrainte;  mais  c'est  compromettre  l'Irlande  en 
reconnaissant  l'autorité  d'une  assemblée  étrangère,  c'est  ad- 
mettre la  validité  de  l'Acte  d'Union  de  1800  et -légitimer  sous 
un  vernis  constitutionnel  la  force  britannique  en  Irlande.  Le 
home  rule  ne  serait  qu'une  caricature  de  liberté,  avec  le  seul 
droit  de  gérer  «  le  gaz  et  l'eau  »  et  quelques  petites  affaires  de 
ce  genre  :  vive  l'Irlande  indépendante,  souveraine!  L'Irlande 
république?  Le  Sinn  Fein  ne  va  pas  encore  jusque-là;  il  se  con- 
tenterait de  la  Constitution  de  1782,  qui  ne  laissait  entre  l'Ir- 
lande et  l'Angleterre  qu'un  lien  unique  et  fragile,  la  Couronne. 
Il  n'ose  non  plus  prôner,  comme  font  les  autres  révolution- 
naires, la  «  Force  physique,  »  du  moins  quant  à  présent,  et 
jusqu'au  jour  où  les  circonstances  permettraient  d'engager  la 
lutte  avec  espoir  :  l'appel  aux  armes  ne  doit  être  que  le  dernier 
acte  du  drame.  En  attendant,  ses  moyens  sont  la  résistance 
passive  et  la  reconstruction  autonome.  Plus  de  compromis. 
Plus  de  députés  irlandais  à  Londres,  mais  une  assemblée  natio- 
nale à  Dublin.  Plus  d'enrôlements  dans  l'armée  britannique. 
N'allons  plus  aux  tribunaux  royaux,  mais  à  des  cours  irlan- 
daises d'arbitrage.  Refusons  l'impôt  anglais.  Reconstituons  sur 
des  bases  nationales  nos  écoles,  notre  industrie,  notre  com- 
merce; libérons-nous  de  la  sujétion  économique  de  la  Grande- 
Bretagne,  et,  comme  disait  déjà  Swift,  «  brûlons  tout  ce  qui  nous 
vient  d'Angleterre,  hors  le  charbon .  «Faisons  une  Irlande  prospère, 
une  Irlande  nationale,  une  Irlande  malgré  les  Anglais  et  sans  les 
Anglais.  L'Irlande  est  libre  dès  qu'elle  agit  comme  si  elle  l'était. 
Politique  d'attente  et  de  régénération,  politique  "révolution- 
naire aussi,  ou  plutôt  extrémiste,  sinon  par  les  moyens  actuels, 
du  moins  par  le  point  de  départ  et  le  but.  C'est  la  rébellion 
pacifique  en  réponse  à  la  pénétration  pacifique;  c'est  le  self  help, 
Y  «  aide-toi  toi-même,  »  appliqué  à  la  vie  nationale;  c'est, 
avant  la  lettre,  l'application  du  principe  wilsonien  de  la  Ibirc 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  587 

disposition  des  peuples.  Entre  les  différents  aspects  de  l'extré- 
misme irlandais,  il  y  avait  ainsi  avant  la  guerre  des  diver- 
gences, mais  il  y  avait  aussi  un  fond  commun.  La  haine  de 
l'Angleterre  d'abord,  du  moins  de  l'Angleterre  en  Irlande,  cette 
haine  dont  M.  Lloyd  George  disait  naguère  que  «  des  siècles 
d'injustice  barbare,  et,  ce  qui  est  pis,  des  siècles  d'injures  et 
d'insolences,  l'ont  enfoncée  jusqu'à  la  moelle  de  la  race  irlan- 
daise. »  Puis  cette  croyance  que,  contre  l'ennemi  qui  sans 
droit  occupe  le  pays  et  le  tient  sous  le  joug,  tout  est  permis  : 
l'opportunité  des  moyens  se  discute,  leur  légitimité  non.  Cette 
conviction  encore  que  l'Irlande  ne  pourra  «  avoir  sa  chance  » 
et  vivre  sa  vie  qu'une  fois  séparée  de  l'Angleterre,  et  que  l'af- 
franchissement ne  sortira  jamais  de  la  force  morale,  par  libre 
don  d'un  gouvernement  étranger  dont  la  parole  n'a  plus  cours 
et  dont  le  seul  but  est  de  gagner  du  temps  vis-à-vis  de  ce  ma- 
lade, l'Irlande,  jusqu'à  ce  que  le  malade  meure,  c'est-à-dire 
que,  par  l'émigration  ou  l'anglicisation,  la  question  irlandaise 
ait  disparu  d'elle-même.  Rien  dans  cet  extrémisme  qui  sente  la 
lutte  des  classes,  rien  qui  rappelle  l'Internationale  ou  le  Bol- 
chévisme.  Sa  cause  profonde  n'est  que  dans  un  fait  politique,  le 
joug  de' l'étranger  ;  elle  n'est  pas  dans  le  mauvais  gouvernement 
de  l'Angleterre,  mais  dans  le  fait  même  de  la  domination  bri- 
tannique :  Not  foreign  government,  but  foreign  7ntle  is  lreland's 
bane,  disait  Wolfe  Tone.  Son  cri  est  celui  de  Mazzini  et  de  Gari- 
baldi  :  Fuori  i  barbari  ! 

II 

Si  l'effort  constitutionnel  avait  réussi,  si  l'Angleterre  avait 
su  faire  à  temps  les  concessions  nécessaires,  l'extrémisme  aurait 
probablement  perdu,  avec  sa  raison  d'être,  l'être  même,  et  se 
serait  de  lui-même  éteint  peu  à  peu.  Il  n'en  fut  pas  ainsi,  et 
tout  au  contraire  la  gjerre  vit  et  fit  en  Irlande  la  victoire  de 
l'extrémisme  :  non  pas  à  vrai  dire  celle  du  néo-fenianisme  qui, 
allié  aux  forces  ouvrières,  s'essaya  malheureusement  à  la  révo- 
lution dans  la  semaine  de  Pâques  1916,  mais  celle  du  SinnFein. 
C'est  dans  le  Sinn  Fein  qu'elle  jette  et  fond  comme  dans  un 
creuset  toute  l'Irlande  nationale  :  mais  en  même  temps,  ce 
Sinn  Fei?i,  elle  le  transforme,  et  de  cette  doctrine  elle  fait  un 
parti  et  une  action. 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pendant  qu'à  l'appel  de  Redmond  la  majorité  du  pays, 
en  4914,  épouse  la  cause  des  Alliés  et  se  donne  à  la  guerre, 
l'extrémisme  se  réserve  et  se  roidit.  Depuis  deux  ou  trois  ans 
déjà  il  s'est  vu  stimuler  et  provoquer,  nous  le  savons,  par  la 
rébellion  de  l'UIster  :  ce  qui  a  triomphé,  à  Belfast,  de  1011  à 
1914,  ce  n'est  pas  seulement  l'Orangisme,  c'est  l'idée  révolu- 
tionnaire, et  Garson,  en  soulevant  le  «  coin  sacré,  »  a  réhabilité 
la  «  force  physique  »  et  fait  par  contrecoup  le  jeu  de  la  mino- 
rité avancée  dans  l'Irlande  nationale  :  Carson  a  préparé  Case- 
ment.  Puis  la  guerre,  qui  frappe  les  hommes  de  vertige,  surex- 
cite les  violents  et  les  enflamme  d'espoirs  fous.  L'Angleterre 
combat  contre  l'impérialisme  et  pour  la  liberté  des  nations  : 
n'est-ce  pas  la  Providence  qui  la  livre  ainsi  moralement  à  notre 
merci  ?  Sa  puissance  ne  va-t-elle  pas  être  ébranlée,  et  de  cet 
ébranlement  n'est-ce  pas  l'Irlande  qui  profitera,  si  elle  sait  se 
garder?  Eîigland's  difficulty  Ireland's  opportunity  !  Les  diffi- 
cultés de  l'Angleterre  sont  la  chance  de  l'Irlande  :  le  mot 
fameux  semble  fait  pour  la  circonstance.  Cependant  l'idée  d'une 
rébellion  active  ne  se  perçoit  pas  au  début  dans  le  Sinn  Fein. 
L'esprit  est  celui  d'une  neutralité  qui,  du  mal  souhaité  à 
Albion,  escompte  le  bien  d'Erin  :  cette  guerre  n'est  pas  la 
nôtre,  car  l'Empire  britannique  n'est  pas  notre  empire.  Saut 
chez  des  isolés  ou  des  exaltés,  pas  de  germanophilie,  si  ce  n'est 
sous  les  espèces  de  l'anglophobie.  On  est  violemment  anti- 
anglais, on  n'est  pas  pour  cela  pro-germain.  We  serve  neither 
King  nor  Kaiser,  but  Ireland.  Si  l'Allemagne  était  victorieuse, 
que  gagnerait  l'Irlande  a  changer  de  maître  ?  «  Que  l'Alle- 
magne veuille  s'emparer  de  l'Irlande,  dira  un  jour  de  Valera, 
ceux  qui  résistent  aujourd'hui  à  l'Angleterre  seront  les  pre- 
miers à  lutter  contre  elle.  »  Mais  on  ne  se  sent  pas  en  guerre 
contre  les  Allemands  :  ils  ne  nous  sont  rien,  ils  ne  sont  même 
pas  nos  ennemis... 

Il  y  a  eu,  nul  n'en  ignore,  des  intrigues  germano-irlandaises 
durant  la  guerre  :  il  y  a  eu  Gasement  et  ses  vains  efforts  pour 
enrôler  au  service  de  l'Allemagne  les  Irlandais  prisonniers,  il  y 
a  eu  les  envois  d'armes  en  Irlande  et  les  sous-marins  boches  sur 
les  côtes.  Tout  cela  a  été  machiné  par  les  Irlandais-Américains, 
dont  ce  cerveau  brûlé  de  Casement  est  l'agent,  brûlé,  lui  aussi, 
depuis  longtemps.  En  Irlande  même,  il  n'y  a,  pour  s'y  laisser 
prendre,    qu'un    petit  nombre   d'énergumènes  qui  prétendent 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  589 

d'ailleurs  que  l'Irlande,  dont  les  droits  d'Etat  souverain  sont 
imprescriptibles,  est  justifiée  à  s'allier  avec  telle  Puissance  qu'il 
lui  plait,  comme  elle  a  fait  avec  la  France  au  temps  d'Humbert 
et  de  Hoche.  Lors  de  la  rébellion  de  Pâques  1916,  pendant  la 
«  république  des  six  jours  »  à  Dublin,  ils  ne  craignent  pas  de 
placer  dans  laproclamation  du  gouvernement  provisoire  une  allu- 
sion à  leurs  braves  alliés  d'Europe.  »  L'imputation  d'entente 
avec  l'Allemagne,  le  Sinn  Fein  l'a,  quant  à  lui,  toujours  repoussée, 
comme  il  a  repoussé  toute  responsabilité  dans  la  rébellion  de 
Pâques  :  il  n'était  alors  encore  ni  pour  la  république  ni  pour  la 
révolution  armée. 

Il  n'a  pas  fait  la  rébellion  de  1916,  ce  serait  plutôt  elle  qui 
l'a  fait,  du  moins  qui  a  fait  de  lui  ce  qu'il  est  devenu.  L'échec 
du  soulèvement  démontre  à  tous  l'impossibilité  de  la  lutte  à 
armes  égales  contre  la  puissance  anglaise  :  découragés,  finis, 
les  ultras  de  l'extrémisme  viennent  alors  au  Si?in  Fein.  C'est  à  lui 
aussi  que  vient  peu  a  peu  le  gros  du  pays,  c'est  à  lui  que  profite 
la  poussée  de  révolte  due  à  la  guerre  et  qui  suit  la  répression 
militaire  de  1916,  puis  l'échec  du  home  ride  et  de  la  Convention 
de  1917-1918.  Porté  par  le  sentiment  populaire,  il  devient  ainsi 
un  parti  politique.  En  novembre  1917,  il  compte  1  200  clubs 
dans  le  pays;  M.  de  Valera  passe  à  la  tête  du  mouvement,  aux 
lieu  et  place  de  M.  Griffith  :  l'homme  d'action  prime  l'homme 
de  pensée.  Il  triomphe  enfin  aux  élections  générales  de  décembre 
1918.  En  même  temps,  ses  tendances  se  sont  modifiées  avec  sa 
situation  ;  un  grand  parti  ne  peut  se  contenter  d'une  politique 
d'attente  et  à  lointaine  échéance.  Sans  rien  abandonner  de  ses 
principes  anciens,  il  se  rallie  à  l'idée  républicaine,  non  par 
amour  de  la  république,  mais  pour  réserver  la  forme  future  de 
la  constitution.  Il  se  rapproche  aussi  des  idées  de  la  «  force 
physique,  »  qu'il  entend  adapter  aux  circonstances  et  aux  pos- 
sibilités. Voilà  le  Sinn  Fein  au  pouvoir,  devenu  républicain  et 
révolutionnaire. 

III 

Il  ne  se  lance  pas,  pour  débuter,  dans  la  révolution,  dans  la 
«  force  physique,  »  qui  ne  viendront  que  plus  tard,  à  défaut 
d'autres  moyens.  C'est,  sinon  la  république,  du  moins  un 
«  gouvernement  »  révolutionnaire  et  républicain  qu'il  cherche 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'abord  &  constituer,  usant  à  cetle  lin  des  procédés  qu'il  a  tou- 
jours prônés,  résistance  passive,  reconstruction  d'Erin  en 
dehors  de  la  loi  anglaise  et  malgré  elle. 

l»»>s  le  21  janvier  191!)  se  réunit  h  Dublin  l'Assemblée  INa- 
tionale  d'Irlande,  la  Dail  Eireann,  où  sont  convoqués  tous  les 
députés  élus  le  mois  précédent.  Sur  soixante-treize  élus  du  Sinn 
/•'tin,  trente-six  sont  alors  en  prison,  quatre  en  exil,  il  n'y  a 
qu'une  trentaine  de  membres  présents  :  jeunes  gens  pour  la 
plupart,  ardents,  intransigeants,  ignorant  la  crainte  comme  le 
compromis,  sans  expérience  ni  sens  des  réalités,  et  avec  eux 
quelques  hommes  plus  âgés,  quelques  «  vieilles  barbes  »  aca- 
démiques. La  Dail  vote  une  solennelle  Déclaration  de  l'Indé- 
pendance irlandaise,  elle  arrête  une  Constitution  provisoire  et 
élit  un  ministère  de  cinq  membres.  Dissoute  au  mois  de  sep- 
tembre suivant,  elle  continue  à  se  réunir  secrètement  par 
intervalles. 

Le  nouveau  «  Gouvernement  »  d'Irlande  se  pose  en  suppo- 
sant au  Gouvernement  anglais  en  Irlande,  qu'il  s'ingénie  à 
empêcher  de  gouverner,  tout  en  s'efforçant  de  gouverner  lui- 
même,  et  de  créer  pour  son  compte  des  institutions  nationales 
qui  se  substitueraient  peu  à  peu  aux  institutions  établies.  Entre 
le  gouvernement  britannique  et  le  gouvernement  républicain 
et  révolutionnaire,  la  lutte  s'engage,  lutte  où  ce  dernier 
marque  d'abord  de  curieux  succès. 

Il  s'occupe  d'abord  du  bien-être  économique  du  pays.  Il  fait 
procéder  à  des  enquêtes  sur  les  ressources  nationales,  travaille 
à  créer  des  industries  nouvelles,  une  flotte  de  commerce;  il 
lutte  contre  l'émigration,  contre  l'alcoolisme,  contre  l'abus  des 
importations  anglaises  et  des  exportations  de  denrées  alimen- 
taires; il  émet  un  emprunt  en  Irlande,  un  autre  en  Amérique. 
Puis  il  met  la  main  sur  l'administration  locale  :  aux  élections 
de  janvier  et  juin  4920,  les  assemblées  de  comtés,  de  districts, 
de  villes,  passent  en  grand  nombre  au  Sinn  Fein;  elles  s'affi- 
lient à  la  Dail  et  affectent  d'ignorer  les  autorités  britanniques. 
Enfin  il  institue  dans  une  bonne  partie  du  pays  une  justice  et 
une  police,  qui  arrivent  à  fonctionner  passablement.  Des  cours 
républicaines  de  justice  se  tiennent  un  peu  partout,  au  crimi- 
nel comme  au  civil;  il  y  en  a,  au  mois  de  juin  1920,  dans 
vingt-six  comtés  à  la  fois.  Elles  sont  assistées  par  une  police 
républicaine,    composée    de  volontaires.   Elles  jouissent  d'une 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


591 


certaine  autorité;  les  journaux  unionistes  rendent  eux-mêmes 
témoignage  à  leur  diligence  et  à  leur  compétence;  on  voit  des 
Anglais  recourir  à  cette  juridiction  illégale,  mais  honnête  et 
impartiale.  L'agitation  agraire  avait  commencé  à  se  donner 
carrière,  dans  l'Ouest,  à  la  faveur  des  troubles  :  les  cours  d'ar- 
bitrage répriment  le  désordre,  et  réussissent  souvent  à  transfé- 
rer des  terres  à  l'amiable  du  propriétaire  à  l'exploitant.  Cepen- 
dant les  tribunaux  officiels  se  voient  désertés  ou  empêchés  de 
fonctionner;  les  magistrales  ou  juges  de  paix  démissionnent  en 
masse;  jurés  et  témoins  font  défaut;  les  accusés  manquent 
souvent  aussi,  la  police  régulière  ne  réussissant  pas  à  se  saisir 
de  leur  personne.  A  Birr,  le  8  juin  1920,  on  pouvait  voir  un 
juge  royal  siéger  dans  un  tribunal  vide,  tandis  que,  de  l'autre 
côté  de  la  rue,  une  cour  républicaine  jugeait  les  affaires  inscrites 
au  rôle  du  premier. 

Il  arrive  ainsi  qu'au  printemps  de  1920,  en  bien  des  régions, 
l'autorité  de  la  couronne  n'est  guère  plus  qu'un  mot.  Surpris 
par  cette  génération  spontanée  de  pouvoirs  extra-légaux,  le 
gouvernement  britannique  a  fléchi  d'abord,  et  laissé  faire. 
Mais  il  se  reprend,  et  il  riposte.  Il  fait  la  chasse  aux  juridic- 
tions révolutionnaires,  il  poursuit  et  emprisonne  juges  et  poli- 
ciers volontaires,  avec  ce  résultat  qu'il  n'y  a  bientôt  plus  de 
justice  du  tout.  Aux  conseils  locaux  républicains  il  coupe  les 
vivres  en  refusant  les  subventions  ou  parts  d'impôt  qu'il  devait 
leur  verser  et  qui  représentent  une  grosse  part  de  leurs  res- 
sources, de  sorte  que  ces  conseils,  n'osant  charger  leurs  admi- 
nistrés de  lourdes  taxes  nouvelles,  se  voient  bientôt  à  quia, 
forcés  de  réduire  les  services,  de  les  supprimer  parfois  :  parfois 
on  relâche  les  aliénés,  on  ferme  les  hôpitaux.  C'est  l'anarchie 
locale.  Comment  cela  pouvait-il  finir?  La  révolution  pacifique 
ne  saurait  réussir  que  contre  une  autorité  qui  s'abandonne. 
La  lutte  ne  pouvait  se  prolonger  qu'en  se  transformant,  en 
passant  du  terrain  civil  à  celui  des  armes. 

Parallèlement  à  ce  travail  intérieur,  le  «  gouvernement  » 
républicain  poursuit  d'ailleurs  une  action  au  dehors  :  il  s'efforce, 
par  une  habile  propagande,  d'obtenir  des  Puissances  la  recon- 
naissance diplomatique  et  de  donner  à  la  question  d'Irlande  le 
caractère  international.  Dès  le  mois  de  janvier  1919,  la  Dail  a 
lancé  un  «  Appel  aux  Nations  »  où  elle  affirme  les  droits  histo- 
riques et  l'indépendance  d'Erin,  en  demandant  aux  «  Nations 


."'.02  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

libres  »  de  reconnaître  l'Irlande,  en  qualité  de  libre  nation  el 
d'admettre  la  «  République  irlandaise  »  à  faire  valoir  ses  titres 
au  Congrès  de  la  paix;  elle  a  nommé  ses  «  ambassadeurs  »  à 
Paris.  L'Irlande  républicaine  se  fait  alors  bien  des  illusions  sur 
les  dispositions  des  Alliés  et  sur  l'appui  que  les  Etats-Unis 
pourraient  prêter  à  sa  cause.  Que  de  grands  et  vains  espoirs  ont 
■  veillé  en  elle  les  manifestes  par  lesquels  le  Président  Wilson  a 
promis  la  paix  de  justice  et  appelé  le  règne  du  droit  fondé  sur  la 
libre  disposition  des  peuples  et  le  consentement  des  gouvernés! 
I- a  Chambre  des  Représentants  n'a-t-elle  pas  voté,  le  4  mars  1919, 
une  déclaration  intercédant  pour  l'Irlande  auprès  de  la  Confé- 
rence de  Paris,  et  le  4  juin  suivant,  le  Sénat  de  Washington 
n'a-t-il  pas  approuvé,  à  l'unanimité  moins  deux  voix,  une 
motion  où  il  se  déclare  favorable  à  la  volonté  de  l'Irlande  d'avoir 
un  gouvernement  de  son  choix,  et  où  il  demande  à  la  Confé- 
rence d'entendre  les  délégués  irlandais?  A  Paris  même,  la  pro- 
pagande irlandaise  est  appuyée  par  la  présence  de  trois  envoyés 
irlando-américains,  MM.  Walsh,  Dunne  et  Ryan,  qui  remettent 
au  Président  Wilson  un  mémoire,  —  en  quatorze  points,  comme 
de  juste,  —  sur  les  revendications  irlandaises,  et  profitent  d'ail- 
leurs de  leur  séjour  en  Europe  pour  aller  faire  une  enquête 
de  visu  dans  l'Ile  Verte,  d'où  ils  rapportent  contre  le  gouverne- 
ment du  «  Château  »  un  violent  acte  d'accusation.  Pourtant,  les 
espoirs  diplomatiques  de  l'Irlande  devaient  fatalement  se  voir 
trompés.  MM.  O'Kelly  et  Gavan  Duffy,  délégués  du  «  gouverne- 
ment élu  de  la  République  irlandaise,  »  déposent  bien  à  la 
Présidence  du  Congrès  la  requête  de  l'Irlande;  mais  l'Irlande 
n'est  pas  admise  à  la  Conférence,  —  elle  ne  pouvait  pas  l'être, 
étant  sortie  de  la  guerre  en  vaincue,  et  sujette  toujours  de  la 
grande  victorieuse,  l'Angleterre, —  et  la  requête  de  ses  délégués 
n'est  même  pas  reçue  officiellement.  L'échec  est  consommé  par 
l'article  10  du  Pacte  de  la  Société  des  Nations,  qui  dispose  que 
<(  les  membres  de  la  Société  s'engagent  à  respecter  et  à  maintenir 
contre  toute  agression  extérieure  l'intégrité  territoriale  et 
l'indépendance  politique  présente  de  tous  les  membres  de  la 
Société.  »  C'est,  par  prétérition,  la  condamnation  en  règle  de 
l'Irlande.  Mais  cette  condamnation,  elle  ne  l'accepte  pas,  et 
elle  agit  énergiquement  contre  le  Traité  de  Versailles  dans  le 
seul  pays  où  elle  dispose  de  quelque  influence,  aux  Etats-Unis, 
où  le  «  Président  »  de  Valera,  échappé  de  sa  prison  anglaise, 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  593 

va  faire  dans  l'automne  de  1019  une  intense  propagande.  A 
New-York,  il  reçoit  du  maire  Hylan  le  droit  de  cité.  Les  Étals- 
Unis,  on  le  sait,  rejetteront  le  Pacte  des  Nations.  Mais  sera-ce 
un  succès  que  ce  rejet  dû  avant  tout  à  des  causes  proprement 
américaines,  et  qui  après  tout  n'avancera  en  rien  les  affaires 
de  l'Irlande?  L'Irlande  aura  re'ussi  seulement  à  intéresser 
l'opinion,  apprenant,  un  peu  tard  et  à  ses  dépens,  que  la  poli- 
tique des  grandes  Puissances  n'est  pas  faite  de  sentiment,  et  que 
le  courage  moral,  le  désintéressement  et  la  générosité,  n'y  ont 
hélas!  pas  leur  place. 

IV 

L'Irlande  n'a  donc  plus  rien  à  espérer,  et  l'Angleterre  plus 
rien  à  redouter,  d'une  intervention  étrangère.  Dans  le  silence 
du  monde  indifférent,  elles  sont  bien  seules,  terriblement  seules, 
en  face  l'une  de  l'autre.  Dès  lors,  entre  l'une  et  l'autre,  c'est  le 
recours  aux  armes.  L'Angleterre  resserre  l'étau  de  la  coercition, 
l'Irlande  lâche  la  «  force  physique.  »  Qui  a  commencé?  Ques- 
tion vaine  dans  une  lutte  qui  dure  depuis  sept  siècles.  La  vérité 
est  que,  de  chaque  côté,  on  veut  en  venir  aux  mains  :  l'Irlande, 
dans  cette  idée  que,  les  voies  de  droit  étant  épuisées,  c'est  la 
seule  ressource  qui  lui  reste  ;  l'Angleterre,  dans  cette  pensée 
qu'après  avoir  tout  tenté  pour  concilier  Erin,  il  ne  lui  reste 
plus  qu'à  la  mater.  L'Angleterre  proclame  que  la  répression 
répond  à  la  rébellion  :  les  «  représailles  »  n'ont  commencé, 
affirmait  naguère  M.  Lloyd  George,  qu'après  que  cent  policemcn 
eurent  été  assassinés.  L'Irlande,  d'autre  part,  proteste  qu'en  s'in- 
surgeant  elle  ne  fait  que  résister  à  la  coercition,  et  user  de  légitime 
défense  :  que  l'agression  britannique  cesse,  la  riposte  cessera  ! 
Elle  déclare  cette  coercition  intolérable  et  effroyable  :  en  1917, 
340  arrestations  politiques,  24  déportations,  2  meurtres  de  civils; 
en  1918, 1 106  arrestations  politiques,  77  déportations,  5  meurtres 
de  civils  (restés  impunis  comme  l'année  précédente),  260  raids 
sur  maisons  privées  :  cela  avant  que  l'Irlande  se  soit  rendue  cou- 
pable d'un  seul  attentat  depuis  la  rébellion  de  Pâques.  C;3  n'est 
qu'en  janvier  1919  que  le  premier  policeman,  est  tué;  il  y  en 
aura  15  ou  16  en  1919.  La  coercition,  d'ailleurs,  ne  cesse  de 
s'aggraver.  En  septembre  1919,  le  «  Château  »  supprime  toutes 
les  organisations  politiques  vivant  au  grand  jour,  poussant  ainsi 

TOME   i.\v.   —    iU:M  ;18 


594  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  pays  vers  les  sociétés  secrètes  et  laissant  le  champ  libre  aux 
violents;  la  réponse  est  l'horrible  attentat  de  décembre  contre 
le  maréchal  French.  Si  rude  est  l'oppression  que  le  Times  y 
voit  de  la  provocation,  accusant  le  «  Château,  »  ou  la  coterie 
réactionnaire  qui  y  règne,  de  pousser  l'Irlande  à  une  révolte 
qui  serait  ensuite  noyée  dans  le  sang,  ou  tout  au  moins  de  sou- 
lever dans  le  pays  un  état  de  choses  tel  qu'un  règlement 
devienne  impossible  :  autrement  dit,  le  jeu  joué  par  Pitt 
en  1798,  et  qui  aboutit  à  la  suppression  du  Parlement  de  Dublin 
et  à  l'Acte  d'Union.  De  janvier  1919  à  mars  1920,  les  Irlandais 
ont  compté  22  279  raids  sur  les  maisons,  17  meurtres,  2332  ar- 
restations politiques,  151  déportations,  et  402  édits  de  suppres- 
sion de  réunions  ou  de  journaux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  constate  qu'à  partir  du  début  de  1920, 
la  violence,  de  part  et  d'autre,  s'affranchit  de  tout  frein  et  se 
donne  libre  carrière.  Le  «  Château  »  veut  rétablir  son  pouvoir 
à  tout  prix  :  le  Sinn  Fein  veut  à  tout  prix  détruire  ce  pouvoir, 
expulser  du  pays  le  gouvernement  britannique,  en  l'usant,  en 
le  paralysant,  en  démontrant  que  la  coercition  est  impuissante 
et  que  l'Irlande  est  ingouvernable  par  l'Angleterre.  En  même 
temps  que,  du  côté  des  «  forces  de  la  couronne,  »  la  coercition 
s'exaspère  sous  la  forme  de  «  représailles,  »  on  voit  du  côté 
irlandais  l'insurrection  s'organiser  et  les  attentats,  qui  jus- 
qu'alors étaient  restés  isolés,  sporadiques,  faire  place  à  une 
campagne  systématique,  à  un  plan  concerté  et  coordonné  pour 
la  «  suppression  »  du  gouvernement  britannique  et  de  ses 
agents,  de  tous  ceux  qui,  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  participent 
à  son  service. 

L'insurrection  ?  Non  pas  le  soulèvement  en  masse,  l'offen- 
sive ambitieuse,  où  la  partie  serait  trop  inégale,  car  il  est  clair 
que  contre  la  force  militaire  anglaise  l'Irlande  est  impuissante 
en  bataille  rangée  ;  mais  la  guérilla,  quotidienne,  partout  pré- 
sente, douée  de  mille  formes  depuis  le  meurtre  ou  l'incendie 
isolé,  l'embuscade  banale  ou  le  coup  de  main  local,  jusqu'aux 
grands  raids  et  aux  attentats  retentissants  ;  la  guérilla  anonyme, 
ingénieuse,  qui  agit  par  la  vitesse  et  la  ruse,  la  surprise  et  le 
guet-apens,  dans  l'imprévu  et  le  mystère,  éclatant  toujours  là 
où  on  ne  l'attend  pas,  énervant  le  civil  sous  la  menace 
constante  du  coup  de  revolver  ou  de  bombes,  usant  la  force 
armée  dans  l'alerte  continuelle    et  l'attente    de  l'attaque  sou- 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  595 

daine  où  en  quelques  instants  elle  verra  ses  hommes  tués,  ses 
communications  coupées,  ses  positions  enlevées,  ses  armes  arra- 
chées, sans  parfois  qu'elle  ait  le  temps  de  se  reconnaître  et  dose 
défendre.  —  C'est  donc  le  crime  organisé?  —  C'est  la  guerre, 
répond  le  Si?in  Fein.  Par  le  vote  et  la  volonté  du  peuple,  le 
gouvernement  républicain  est  le  gouvernement  de  droit  de 
l'Irlande,  nous  le  faisons  respecter  en  luttant  comme  nous 
pouvons  contre,  l'usurpateur  qui  occupe  notre  pays;  nous  ne 
sommes  ni  des  anarchistes  en  révolte  contre  l'autorité  légitime, 
ni  des  impérialistes  en  mal  de  conquête,  mais  les  vengeurs  et 
libérateurs  de  notre  patrie  foulée  aux  pieds  par  l'oppresseur 
étranger.  —  Pour  cette  «  guerre,  »  il  a  de  l'argent  :  il  en  a 
d'Amérique  comme  il  veut  ;  il  en  lève  sur  le  pays  par  contribu- 
tions volontaires  ou  forcées  ;  quand  il  peut,  il  en  prend  sans 
scrupule  aux  autorités  britanniques.  —  Il  s'est  créé  une 
armée.  Rien  sans  doute  qui  ressemble  à  ce  qu'on  entend  d'ordi- 
naire par  ce  mot,  mais  quelque  chose  de  redoutable  tout  de 
même,  parce  qu'insaisissable  :  des  volontaires,  —  dans  le 
nombre' il  y  en  a  que  la  Terreur  républicaine  a  forcés  à  se 
porter  tels,  —  appelés  au  fur  et  à  mesure  des  besoins,  assez  dis- 
ciplinés, très  braves,  vivant  et  combattant  dans  l'ordre  dispersé, 
formés  en  petits  détachements  mobiles,  en  colonnes  volantes, 
comme  autrefois  nos  Vendéens,  vivant  sur  le  pays,  cachés  dans 
les  villes,  ou  bien  retirés  dans  la  campagne,  sur  les  collines 
d'où  ils  descendent  à  l'improviste  pour  «  opérer  »  et  où  ils 
retrouvent  asile,  l'opération  faite  ;  ils  sont  à  la  fois  partout  et 
nulle  part  ;  parfois  des  femmes,  des  jeunes  filles  leur  apportent, 
au  moment  voulu,  cachées  sous  leurs  jupes,  les  armes,  soigneu- 
sement mises  à  l'abri  le  reste  du  temps  ;  secrètement  réunis, 
ils  frappent  leur  coup  et  s'évanouissent  dans  la  nuit,  dans  la 
foule,  ou  dans  le  bled.  11  y  aurait  ainsi  deux  cents  bataillons, 
forts  de  100  à  1000  hommes  chacun  :  c'est  Yirish  republican 
Army,  commandée  par  Michaël  Collins.  Plus  la  coercition  bri- 
tannique est  violente,  plus  les  volontaires  affluent,  dit-on  ;  le 
jour  où  le  petit  Kevin  Barry,  âgé  de  dix-sept  ans,  fut  pendu, 
plusieurs  centaines  de  jeunes  gens  s'enrôlèrent  à  Dublin. 

Ces  hommes-là  sont  prêts  à  tout  et  feront  n'importe  quelle 
besogne  contre  le  gouvernement  ennemi,  ses  «  mercenaires  »  et 
ses  «  suppôts.  »  Cela  commence  petitement,  puis  le  cadre  des 
opérations  s'élargit    peu    à    peu.    Les  armes    et   le     matériel 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manquent:  ce  n'est  qu'un  jeu  de  s'en  procurer,  fusils  et  revol- 
vers, et  aussi  bombes  et  grenades,  explosifs,  voire  motocyclettes 
et  automobiles,  par  des  attaques  sur  les  postes  de  police,  les 
casernes,  les  détachements  réguliers  en  marche,  les  trains  de 
ravitaillement  militaire.  Ce  n'est  qu'un  jeu  de  brûler  en 
quelques  jours,  comme  on  fait  au  printemps  "de  1920,  dans 
l'Ouest,  180  casernes  de  la  Constabulary ,  les  dites  casernes 
ayant  d'ailleurs  été  préalablement  évacuées  par  la  police  qui, 
en  se  retirant  dans  les  villes,  où  elle  est  mieux  protégée,  a  ainsi 
abandonné  aux.  républicains  de  larges  régions  rurales.  On  brûle 
un  peu  partout  des  tribunaux,  des  bureaux  du  fisc  ;  en  mai 
1921,  on  brûle  à  Dublin,  non  sans  pertes  de  vies  humaines,  les 
bâtiments  de  la  Douane  où  résident  le  Local  Government  Board 
et  l'administration  de  YIncome  Tax.  On  coupe  les  fils  télégra- 
phiques et  téléphoniques,  on  détruit  les  postes  centraux,  on 
attaque  et  on  pille  les  bureaux  de  poste,  on  met  la  main  sur 
les  autos  postaux  et  les  courriers  officiels,  on  tente  de  forcer 
les  prisons  pour  délivrer  les  amis.  On  enlève  et  on  met  à 
l'ombre  des  généraux,  des  officiers,  des  magistrales,  des  land- 
lords,  parce  qu'ils  travaillent  contre  le  parti.  On  fait  des 
descentes  et  perquisitions  dans  les  maisons  privées  ;  on  incendie 
parfois  les  demeures  des  adversaires. 

A  Dublin,  la  police  métropolitaine,  neutralisée  et  désarmée, 
est  épargnée  ;  de  même,  en  général  et  sauf  le  cas  de  repré- 
sailles, les  Tommies  qui,  à  la  ville,  flânent  le  soir  sans  armes 
dans  les  rues  au  bras  de  leur  girl,  les  officiers  en  dehors  du 
service,  exception  faite  pour  les  officiers  des  cours  martiales. 
Mais  dès  le  début  on  s'est  largement  attaqué  à  la  Royal  irish 
Constabulary ,  cette  police  militaire,  très  puissamment  armée, 
composée  surtout  d'Irlandais,  —  des  traîtres  dont  il  faut  purger 
le  pays,  —  et  qui,  de  fait,  affaiblie  par  le  découragement,  les 
démissions,  l'arrêt  du  recrutement  indigène,  dut  bientôt  être 
rénovée  par  l'adjonction  des  Black  and  Tans  et  des  «  Auxiliaires,  » 
de  sinistre  réputation  :  ceux-ci  sont  devenus  le  gibier  ordinaire 
des  républicains,  les  officiers  de  la  Constabulary ,  inspecteurs  de 
district  ou  de  comté,  représentant  les  pièces  de  choix.  On  frappe 
les  agents  directs  ou  indirects  du  «  Château,  »  les  témoins  à 
charge,  les  «  activistes  »  qui  prêtent  leur  concours  à  l'autorité 
britannique  dans  la  guerre  contre  l'Irlande.  On  «  exécute  »  sur- 
tout les  espions  et  les  délateurs,  à  quelque  sexe  qu'ils  appar- 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


591 


tiennent;  sur  le  cadavre,  abandonné  au  bord  d'une  route,  un 
papier  est  souvent  épingle  portant  ces  mots  :  «  Jugé,  condamne 
et  exécuté.  Espions,  gare  à  vous!  Armée  républicaine  irlan- 
daise. »  Jugé,  c'est  une  façon  de  parler,  car  point  de  procès  et 
point  de  défense.  Cette  soi-disant  justice  élant  fort  expéditive, 
des  erreurs  sont  commises,  et  parfois  reconnues.  La  «  Terreur 
verte  »  ne  regarde  pas  aux  moyens  pour  imposer  sa  loi,  et  croit 
se  justifier  en  arguant  des  nécessités  de  la  guerre  qui  font  que 
le  Sinn  Fein  en  campagne  doit  assurer  ses  arrières  et  que, 
vivant  de  la  confiance  du  pays,  il  a  le  droit  de  se  montrer  impi- 
toyable pour  les  traîtres  comme  le  devoir  de  tenir  en  respect 
tous  ceux  qui  seraient  tentés  de  désobéir  à  ses  ordres  ou  de  nuire 
à  sa  cause. 

On  tue  n'importe  quand  et  n'importe  où,  au  domicile  de  la 
victime,  à  l'hôtel,  au  restaurant,  au  cinéma,  en  tramway,  en 
pleine  rue  :  un  coup  de  feu,  l'homme  tombe  et  le  meurtrier 
s'éclipse;  ou  bien,  quatre  ou  cinq  affidés  tirent  la  personne  à 
part  et  lui  font  son  affaire  à  quelques  pas  de  là.  La  plupart  du 
temps,  telle  est  la  terreur  que  personne  des  assistants  n'ose 
bouger,  car  chacun  sait  qu'au  moindre  mouvement  dix  brow- 
nings seraient  braqués  sur  lui,  et  personne  n'ose  témoigner  en 
justice,  car  nul  n'ignore  qu'il  y  va  de  la  vie. 

Vis-à-vis  des  forces  de  la  Couronne,  avec  de  l'audace,  du 
coup  d'œil  et  de  la  vitesse,  le  coup  de  main  réussit  souvent.  On 
fait  des  raids  sur  les  postes  armés,  les  blockhaus  et  les  casernes. 
On  fait  sauter  ou  dérailler  les  trains  de  troupes.  On  attaque  au 
fusil  ou  à  la  grenade  les  auto-camions  chargés  de  soldats  ou  de 
constables,  dans  la  rue  ou  dans  la  campagne  :  des  civils  sont 
tués  ou  blessés  au  cours  de  l'affaire,  qu'importe!  On  assaille, 
par  embuscades  soigneusement  «  tendues,  »  des  partis  de  régu- 
liers. Le  commandant  de  compagnie,  qui  a  charge  de  l'opéra- 
tion, prépare  les  choses  dans  le  plus  petit  détail;  il  distribue  les 
rôles,  qui  aux  bombes,  qui  au  fusil,  qui  au  revolver,  il  place 
ses  hommes,  organise  les  patrouilles,  envoie  des  scouts  en 
information,  dispose  les  arrière-gardes  et  les  lignes  de  retraite; 
il  rend  compte  à  ses  chefs  par  écrit.  Pour  peu  que  l'affaire  en 
vaille  la  peine,  on  détruit  les  ponts,  on  bloque  les  routes,  on 
creuse  des  tranchées,  on  coupe  les  fils  télégraphiques,  on 
«  isole  »  une  région  ou  une  ville.  Parfois  ce  sont  ainsi  de 
vraies  petites  batailles  qui   durent  plusieurs  heures  et  où,  de 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


part  et  d'autre,  sont  engagées  plusieurs  centaines  d'hommes. 
On  ne  saurait  dire  que,  dans  cette  guérilla,  au  milieu  de 
ces  crimes,  il  ait  manqué  de  traits  chevaleresques;  mais  l' hor- 
reur y  tient  une  plus  grande  place.  Ne  parlons  pas  ici  du  petit 
et  vil  terrorisme  quotidien,  du  boycottage,  de  ces  jeunes  filles  a 
qui  on  coupe  la  chevelure  parce  qu'elles  fréquentent  ou  servent 
la  constabulary.  Mais  comment  verrait-on,  par  exemple,  sans 
répugnance,  pour  ne  pas  dire  davantage,  ces  républicains  qui 
revêtent  parfois  des  uniformes  anglais  dans  leurs  «  opérations,  » 
ou  se  mêlent  à  la  foule  des  femmes  et  des  enfants  pour  faire  le 
coup  de  feu  ?  Quoi  de  plus  affreux  que  le  meurtre  de  ces  femmes 
aux  côtés  de  leur  mari?  Et  quelle  atrocité  pire  que  celle  de  ce 
«  dimanche  rouge,  »  —  21  novembre  1920,  —  où,  à  Dublin, 
une  douzaine  d'officiers  britanniques  furent  assassinés  le  matin, 
tous  à  la  même  heure,  quelques-uns  dans  leur  lit  et  sous  les 
yeux  de  leur  femme?  Au  crime  politique  s'ajoute  d'ailleurs  le 
crime  de  droit  commun.  Le  désordre  appelle  le  pillage.  La 
vendetta  privée  a  beau  jeu  de  s'exercer  sous  le  couvert  des 
«  exécutions  d'espions.  »  Tel  iincendie  de  château  ou  meurtre 
de  notable  rappelle  ceux  des  whileboys  d'autrefois.  Comment  y 
aurait-il  de  borne  ou  de  frein  au  crime  quand,  les  fondements 
premiers  de  la  société  étant  renversés,  le  crime  lui-même  est 
devenu  loi? 

■ 

V 

Et  quand,  il  faut  le  dire,  les  agents  de  la  puissance  publique 
rivalisent  d'excès  et  de  violences  avec  les  révolutionnaires. 

A  une  répression  très  rigoureuse,  mais  juste,  nul  n'aurait 
trouvé  à  redire.  Devant  le  crime,  en  principe  et  sauf  abus,  la 
rigueur  est  légitime  autant  que  nécessaire.  Avec  tout  l'arsenal 
des  lois  de  coercition,  avec  le  Peace  Restura'tnn  Act  de  1920  qui 
supprime  le  jury  et  organise  les  cours  martiales,,  avec  l'état  de 
siège  appliqué  en   décembre  au  Sud-Ouest  de  l'Irlande  (1),  le 

(1)  De  ce  chef,  le  commandement  militaire  prend  le  pouvoir  dans  la  région. 
La  police,  qui  d'ordinaire  relève  du  «  Château,  »  passe  sous  son  autorité  (ce  qui, 
en  fait,  n'a  que  des  avantages).  Ordre  a  été  donné  à  la  population  de  remettre 
dans  un  certain  délai  les  armes  que  chacun  posséderait,  sous  peine  de  mort  : 
l'ordre  u'a  d'ailleurs  pas  été  obéi.  Interdiction,  sous  peine  de  mort,  de  donner 
aide,  soutien  ou  asile  aux  rebelles.  Les  réunions  de  plus  de  six  personnes  sont 
interdites.  Couvre-feu  à  sept  heures  du  soir,  avec  interdiction  de  circuler  la  nuit. 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  599 

gouvernement  s'est  muni  de  pouvoirs  considérables  pour  la 
répression  comme  pour  la  prévention.  Il  peut,  sur  simple 
soupçon,  emprisonner  les  gens,  les  déporter,  les  interner  dans 
des  camps  de  concentration;  ceux-ci  contenaient,  à  la  fin  de 
juin  dernier,  3  252  personnes,  et  il  y  avait  alors  en  prison 
1  579  individus  non  jugés,  plus  4  227  condamnés  en  cours  de 
peine.  Il  peut  faire  visiter  toute  maison  privée  et  à  toute  heure; 
arrêter,  interroger  et  fouiller  à  la  ville  tous  les  passants  pris 
dans  un  coup  de  filet,  tous  les  occupants  d'un  train  ou  d'un 
tramway,  tous  les  spectateurs  d'un  cinéma  ou  tous  les  fidèles 
dans  une  église;  cerner  par  la  force  publique  un  quartier,  un 
bourg  ou  un  village,  avec  vaste  déploiement  de  troupes,  de 
tanks,  d'autos  blindées,  de  mitrailleuses  et  de  fils  de  fer  bar- 
belés, en  vue  de  recherches  et  perquisitions  minutieusement 
opérées  homme  par  homme  et  local  par  local.  Il  restreint  ou 
parfois  interdit  la  circulation;  il  exerce  sur  les  journaux  et  cor- 
respondances la  plus  stricte  censure. 

De  pareils  pouvoirs  ne  sauraient  toujours  s'exercer  avec  me- 
sure. De  fait,  il  est  déplaisant  de  voir  les  têtes  mises  à  prix,  les 
primes  promises  aux  délateurs,  les  suspects  placés  en  otages  sur 
les  voitures,  les  prisonniers  politiques  mis  au  régime  des  crimi- 
nels ordinaires,  les  descentes  de  police  tourner  à  la  persécution 
ou  s'effectuer  en  pleine  nuit  chez  des  religieuses  cloîtrées  ou  à 
l'église  pendant  l'adoration  des  quarante  heures.  Il  est  alar- 
mant de  voir  en  cours  martiales  des  sentences  trop  dispropor- 
tionnées à  l'offense,  et  des  condamnations  capitales  contre  qui 
protestent  les  juges  les  plus  haut  placés.  L'abus  est  aisé  et, 
avouons-le,  presque  fatal.  Mais  ce  que  la  conscience  publique 
est  toujours  en  droit  d'exiger,  c'est  que,  dans  l'exercice  de  la 
répression,  si  rigoureuse  soit-elle,  l'autorité,  qui  représente  la 
légalité  et  l'ordre,  apporte  toujours  l'ordre  et  la  légalité  :  c'est 
là  l'essentiel,  et  c'est  ce  qui  a  essentiellement  manqué. 

Certes  il  n'était  pas  facile  de  lutter  contre  le  crime,  quand 
nul  ne  se  souciait  de  prêter  son  concours  à  l'autorité  dans  cette 
lutte.  Il  n'était  pas  facile  de  venir  à  bout  de  la  guérilla,  quand 


A  la  porte  de  chaque  maison  doit  être  afQchée  la  liste  des  habitants.  —  Dans  le 
district  de  West  Cork,  en  février,  l'autorité  militaire  prescrivit  l'enrôlement 
forcé  de  tous  les  hommes  de  dix-sept  à  cinquante  ans  en  qualité  de  «  gardes 
civils,  »  et  leur  formation  en  pelotons  de  garde  chargés  de  s'opposer  aux 
embuscades  ou  attaques  des  finit  feiners,  sous  leur  responsabilité  personnelle. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autorité  était  abhorrée  par  les  quatre  cinquièmes  de  la  popu- 
lation. Il  y  avait  là  un  problème  nouveau  que  l'esprit  britan- 
nique, lent  a  se  retourner,  à  s'adapter,  n'était  pas  prêt  à  résoudre 
impromptu.  Pour  dompter  le  Sinn  Fein  et  reprendre  en  mains 
un  gouvernement  qui,  vers  le  milieu  de  1920,  semblait  sombrer 
dans  l'impuissance,  la  défiance  et  l'anarchie,  il  fallait  rétablir 
l'ordre  en  procédant  à  une  occupation  massive  du  pays,  au 
moyen  de  forces  bien  en  mains  et  très  disciplinées,  il  fallait 
réduire  par  d'habiles  opérations  militaires  l'armée  républicaine, 
tout  en  assurant  à  la  masse  du  pays  la  protection  des  lois,  en  se 
faisant  de  la  population  une  alliée  et  non  une  ennemie,  en 
conquérant  en  vue  de  l'œuvre  à  accomplir  l'appui  de  l'opinion 
par  une  équitable  politique  de  concessions.  Le  gouvernement 
britannique,  soit  qu'il  ait  manqué  en  temps  utile  de  la  claire 
vision  des  nécessités,  soit  que,  devancé  par  les  événements,  il 
se  soit  vu  pris  de  court,  se  laissa  mener  par  d'autres  voies. 
Tandis  que  M.  Lloyd  George  déclare  bien  haut  qu'il  ne  s'agit 
que  de  mettre  la  main  sur  la  «  bande  d'assassins  »  et  de  déli- 
vrer l'Irlande  du  joug  de  quelques  centaines  de  brigands,  après 
quoi  la  population  viendra  d'elle-même  à  résipiscence  et  l'ordre 
renaîtra  comme  par  enchantement,  en  fait,  c'est  toute  l'Irlande 
nationale  qui  va  être  mise  à  feu  et  à  sang  au  nom  de  l'autorité 
britannique;  le  «  Château  »  ne  sait  qu'inaugurer  un  régime 
dont  l'effet,  sinon  l'objet,  sera  de  combattre  la  terreur  par  la 
terreur  et  de  répondre  au  crime  par  le  crime  :  c'est  le  régime 
dit  des  «  représailles,  »  appliqué  par  les  Black  and  Tans  et  les 
«  Auxiliaires,  »  avec  l'assistance  de  l'armée. 

L'armée  régulière,  —  il  y  a  eu,  dit-on,  jusqu'à  60  000  sol- 
dats britanniques  en  Irlande,  —  c'est,  dans  les  forces  de  la 
Couronne  engagées  dans  la  guerre  irlandaise,  ce  qu'il  y  a  de 
mieux,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'elle  ne  se  soit  pas  elle-même 
rendue  coupable  d'excès  graves.  Tommy,  tout  jeune,  blond  et 
rose  dans  son  khaki,  a  d'ordinaire  de  la  tenue  et  de  la  disci- 
pline. Il  combat  l'armée  républicaine,  il  sert  notamment  à  de 
vastes  opérations  d'encerclement,  éclairées  par  avions,  des- 
tinées à  réduire  les  Comitadjs  irlandais  qui  tiennent  la  cam- 
pagne; inapte  aux  choses  de  la  police,  il  n'est  censé  faire  en  cette 
matière  que  prêter  main-forte  à  la  Royal  irish  Constabulary, 
corps  d'ailleurs  lui-même  beaucoup  plus  militaire  que  civil, 
créé  par  Peel  au  milieu  du  siècle  dernier.  Cette  Constabulary, 


Le  drame  irlandais.  G01 

organe  d'exécution  du  «  Château,  »  s'est  trouvée  au  printemps 
de  1920  défaillante  :  ces  Irlandais  se  refusaient  à  faire  la  guerre 
à  l'Irlande.  En  hâte,  non  seulement  on  combla  les  vides,  mais 
on  doubla  les  effectifs  en  enrôlant  comme  on  pouvait  en  Grande- 
Bretagne  des  recrues  parmi  les  démobilisés  et  les  sans-travail, 
y  compris,  dans  le  nombre,  des  gens  peu  recommandables  qui 
très  vite  gâtèrent  le  reste.  Comme  au  début  ils  portaient  avec 
le  khaki  quelque  effet  d'uniforme  noir  de  la  Constabulary ,  ils 
se  virent  appelés  Black  and  Tans,  noirs  et  khakis,  du  nom  d'une 
race  célèbre  de  chiens  de  chasse  de  Limerick.  De  plus  on  les 
renforça  par  une  formation  soi-disant  d'élite,  les  «  Auxiliaires,  » 
recrutés  en  Angleterre  parmi  les  ex-officiers  de  la  guerre,  les- 
quels eurent  rang  de  «  cadets  »  tout  en  servant  comme  cons- 
tables  :  plus  instruits  que  la  masse  des  15  000  Black  and  Tans, 
choisis  dans  des  milieux  plus  cultivés,  ces  15  à  1  600  Auxiliaires 
sont  aussji  plus  indépendants;  jeunes,  allants,  énergiques,  ils 
semblent,  quand  ils  partent  en  opérations,  béret  sur  la  tète, 
rifle  en  main  et  revolver  pendu  au  côté,  de  frais  et  joyeux  chas- 
seurs en  quête  d'un  good  sport. 

Vu  l'urgence,  on  n'a  pris  le  temps  ni  de  les  discipliner,  ni 
de  les  encadrer  comme  il  faut;  on  les  a  lâchés  sur  le  pays, 
comme  pour  une  expédition  «  punitive,  »  avec  le  sentiment  que 
tout  est  permis  contre  ces  traîtres  et  ces  criminels  que  sont  les 
irish  swine.  Ils  savent  que  l'autorité  est  restée  jusqu'alors  impuis- 
sante à  châtier  le  crime  :  ils  s'en  chargeront  !  Vivant  au  milieu 
d'une  foule  en  grande  partie  hostile,  de  laquelle  les  hommes  de 
l'armée  républicaine  ne  se  distinguent  pas  à  première  vue, 
puisque  cette  armée  n'a  pas  plus  d'uniforme  que  n'en  avaient 
les  Boers  il  y  a  vingt  ans,  conscients  que  de  la  poche  du  premier 
venu  dans  cette  foule  peut  à  tout  instant  jaillir  un  revolver  ou 
une  grenade,  ils  sentent  que  leur  vie  est  dans  leurs  mains,  ils 
se  disent  que  leur  sécurité  n'est  faite  que  de  la  crainte  qu'ils 
inspireront  :  oderint  dum  mctuant!  Instinct  de  conservation, 
esprit  de  vengeance  et  de  licence,  tout  s'unit  pour  les  porter  à 
faire  la  guerre  à  la  nation  entière.  Ils  sont  là  comme  en  pays 
conquis,  —  comme  les  Allemands  en  Belgique  en  1914,  a  dit  le 
général  sir  H.  Lawson,  —  déliants,  grondants,  violents.  Brimer, 
brutaliser,  terroriser  la  population,  ne  serait-ce  pas  d'ailleurs  le 
meilleur  moyen  de  la  forcer  à«  évacuer  »  ses  mauvais  éléments? 
Ils  s'en  donnent.   Comme   les  républicains  coupent  parfois  les 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cheveux  des  Irlandaises  lièdes  ou  suspectes,  ainsi  font-ils  à  leur 
tour  aux  jeunes  et  jolies  sinn-feinistes.  Ils  répandent  les  lettres 
de  menaces  et  les  avis  comminatoires,  signés  Black  and  Tan,  ou 
d'un  cràneavecdeux  tibias  croisés.  Ils  menacent  les  femmes  pour 
alk'indre  les  maris.  En  marche,  ils  tirentsur  les  fenêtres  des  mai- 
sons, ils  tirent  aussi  sur  les  gens  qui  se  sauvent  à  leur  approche. 
Ils  maltraitent  à  plaisir  ceux  chez  qui,  la  nuit,  ils  perquisi- 
tionnent :  portes  ou  fenêtres  enfoncées,  les  gens  enfermés  pen- 
dant la  fouille,  les  enfants  parfois  séparés  de  leur  mère  et  laissés 
seuls  en  présence  des  policiers,  les  choses  mises  au  pillage,  les 
brimades,  les  interrogatoires  sous  le  canon  du  revolver,  les  cris 
de  pufem  up!  Coups  et  violences  sont  monnaie  courante.  Ils 
«  cognent  »  à  tort  et  à  travers  :  c'est  le  régime  du  knout,  déclare 
un  correspondant  anglais.  Il  leur  arrive  de  jeter  les  gens  à 
l'eau.  Ceux  qu'ils  arrêtent  sont  «  passés  à  tabac  »  et  brutalisés 
de  mille  façons.  A  Cork,  en  décembre,  on  a  vu  des  Auxiliaires 
chasser  devant  eux  la  foule  à  coups  de  fouet.  A  Kinvara,  comté 
de  Galway,  en  février,  ils  mettent  par  terre  à  nu  sept  hommes, 
les  rouent  de  coups,  leur  font  chanter  God  save  the  King  avant 
de  les  faire  fuir,  non  sans  leur  tirer  dessus  pendant  leur  course. 
Quand  ils  arrivent  dans  une  région  nouvelle  et  jusqu'alors 
paisible,  on  peut  être  sûr  qu'après  quelque  temps  d'excitations 
il  y  aura  des  troubles  :  c'est  ce  qui  s'est  passé  à  Waterford  dans 
l'été  de  4920,  puis  à  Ardree  et  à  Drogheda  après  l'installation 
du  camp  de  Gormanstown.  Ainsi,  sous  couleur  de  combattre 
le  crime  et  de  tenir  les  criminels  en  respect,  ils  ne  font  que 
révolter  la  population  traitée  tout  entière  en  ennemie  et  alla 
turca.  Les  officiers,  débordés,  ferment  les  yeux  le  plus  souvent. 
C'est  l'indiscipline  et  la  violence  déchaînées  contre  l'insurrection. 
A  ce  régime  les  hommes  se  démoralisent  vite,  surtout  que 
dès  le  début  et  pendant  des  mois,  sûrs  de  l'impunité,  ils  se 
sentent  les  maîtres,  et  leurs  maîtres  ;  l'ivresse  fréquente  accroil 
leur  malfaisance;  ils  perdent  tout  respect  de  la  propriété  privée 
comme  de  la  vie  humaine.  Vols  et  pillages  sont  constants  et 
courants.  Ils  entrent,  le  revolver  à  la  main,  dans  les  magasins 
et  raflent  valeurs  et  marchandises  :  nombre  de  commerçants 
ont  été  ainsi  ruinés.  Tout  en  fouillant  les  gens,  au  cours  des 
coups  de  filet,  dans  la  rue,  il  arrive  qu'ils  les  dépouillent.  Les 
perquisitions  offrent  naturellement  des  tentations  et  des  occa- 
sions :  sous  prétexte  de  rechercher   des  armes  ou  des  gens  en 


LE    DRAME    IRLANDAIS.  603 

fuite,  ils  subtilisent  argent,  bijoux,  et  spécialement  aussi 
liqueurs.  —  Ils  détruisent  aussi,  et  ils  brûlent.  Ils  mettent  les 
maisons  à  bas  et  à  sac,  ils  brûlent  ou  font  sauter  des  édifices 
municipaux,  des  bâtiments  commerciaux,  des  usines,  des 
fermes,  dont  on  a  chassé  les  habitants  :  c'est  que  des  suspects 
résident  là,  des  sinn-feiners  notoires,  ou  des  individus  «  recher- 
chés, »  ou  bien  c'est  qu'un  crime  républicain  a  été  commis 
dans  le  voisinage,  si  toutefois  ce  n'est  pas  de  leur  part  simple 
volonté  de  terroriser.  Souvent,  pour  «  opérer,  »  ils  s'habillent 
en  civil  et  se  couvrent  le  visage  d'une  toile  blanche  percée  de 
trous  pour  les  yeux,  ou  de  véritables  masques  qui,  sous  le  nom 
de  goggles,  leur  sont  fournis  «  pour  service  de  nuit  »  par  les 
autorités.  Parmi  les  incendies  systématiques,  il  faut  signaler 
ceux  des  creameries,  ou  «  fruitières,  »  comme  on  dit  chez 
nous,  qui  depuis  vingt-cinq  ans  ont  été  créées  en  grand  nombre 
dans  les  campagnes  pour  la  fabrication  du  beurre  et  du  fro- 
mage et  sont  un  des  facteurs  importants  de  la  richesse  du  pays. 
D'avril  à  novembre  1920,  quarante-deux  d'entre  elles,  faisant  un 
million  sterling  d'affaires,  ont  été  détruites  en  toutou  en  partie, 
en  réponse  à  des  attaques  contre  les  casernes  de  police  ou  au 
meurtre  d'inspecteurs  de  la  constabulary ,  ou  parfois  sans  cause 
connue;  au  printemps  dernier,  le  chiffre  s'élevait  à  soixante  et 
une.  Une  ferme  brûlée,  c'est  une  famille  ruinée.  Une  usine  :  un 
personnel  en  chômage.  Une  creamery  coopérative  :  ce  sont  tous 
les  paysans  de  la  région  qui  sont  frappés,  en  tant  que  proprié- 
taires et  exploitants,  c'est  toute  la  population  rurale  qui  est 
atteinte  d'un  même  coup. 

Pas' plus  que  les  choses,  les  personnes  ne  sont  épargnées.  Par 
vengeance,  prévention  ou  châtiment,  les  agents  de  l'ordre  se 
sont  mis  à  tuer  aussi  facilement  que  tuent  les  révolutionnaires: 
coupables,  suspects,  républicains  militants,  gens  marqués  sur 
les  listes  noires.  De  nuit,  masqués,  ou  la  figure  noircie,  ils  en- 
trent dans  une  maison  et  se  saisissent  de  tel  ou  tel  qu'ils  tuent 
au  lit,  ou  qu'ils  emmènent  pour  l'abattre  dans  un  champ  ou  sur 
la  route,  laissant  le  cadavre  là  où  il  tombe.  Hasard  ou  erreur, 
dans  le  trouble  et  l'excitation,  c'est  souvent  aussi  l'innocent 
qui  est  frappé,  le  passant  qui  fait  de  l'embarras  ou  l'inconnu  qui 
a  le  malheur  de  déplaire  :  tel  le  chanoine  Magner,  âgé  de 
soixante-treize  ans,  tué  en  décembre  1920,  alors  qu'il  interve- 
nait pour  protéger  un  cycliste  en  démêlé  avec  k  police,  par  le 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cadet  Hurle,  lequel,  poursuivi,  fut  déclaré  irresponsable;  ou 
encore  ce  vieux  steward  d'une  grande  propriété  qui  est  criblé 
de  balles  et  laissé  pour  mort  sous  prétexte  que,  quelques  mois 
auparavant,  deux  «  espions  »  avaient  été  «  exécutés  »  par  les 
sinn-feiners  sur  un  coin  du  domaine.  Parfois  la  victime  est 
quelqu'un  de  notable  et  haut  placé  :  c'est  le  lord-maire  Mac 
Curtain  de  Cork,  le  maire  Clancy  et  l'ancien  maire  O'Callaghan 
de  Limerick,  tués  les  uns  et  les  autres  sous  les  yeux  de  leur 
femme,  les  deux  derniers  en  représailles  pour  le  meurtre  d'un 
général  qui  avait  présidé  l'enquête  sur  l'affaire  de  Mallow.  Les 
gens  qu'on  a  arrêtés  disparaissent  souvent  «  sans  laisser  de 
traces  »  :  tués  alors  qu'ils  cherchaient  à  s'échapper,  selon  la  ver- 
sion officielle;  en  réalité,  «  supprimés  »  discrètement  et  délibé- 
rément. A  côté  des  meurtres  individuels  il  y  a  aussi  les  tueries 
collectives,  les  feux  de  salve  tirés  par  les  patrouilles  en  auto 
sur  les  passants,  les  massacres  comme  celui  de  Croke  Park,  à 
Dublin,  le  «  dimanche  rouge;  »  pendant  un  match  de  football, 
sous  le  prétexte  (reconnu  faux)  qu'on  avait  tiré  sur  la  police,  — 
man  hat  geschossen,  —  la  police  tire  et  tue  ou  blesse  soixante- 
treize  personnes  :  c'est  la  criminelle  contre-partie  de  l'assassinat 
des  officiers  anglais  commis  le  matin  même  par  les  répu- 
blicains. 

Pour  couronner  l'œuvre  de  violence,  il  y  a  enfin  les  opéra- 
tions d'ensemble,  les  sanctions  collectives,  dont  les  évêques 
d'Hibernie  ont  déclaré,  dans  leur  manifeste  du  21  octobre  4920, 
que  «  c'est  la  vengeance  aveugle  de  barbares,  exercée  de  pro- 
pos délibéré  contre  toute  une  ville  ou  toute  une  campagne,  sans 
la  moindre  preuve  de  complicité,  par  ceux  qui  ont  la  mission 
du  gouvernement  anglais  de  proléger  les  vies  et  les  propriétés 
et  de  maintenir  l'ordre  en  Irlande.  »  Gela  commence  au  début 
de  1920  à  Thurles;  puis  au  printemps  à  Fermoy,  Limerick, 
Bantry,  etc.  ;  en  été  et  en  automne  a  Tuam,  Queenstown, 
Gahvay,  Balbriggan,  Tri  m,  Mallow,  etc.  Chaque  fois,  avec  des 
variantes,  le  thème  est  le  même.  Il  y  a  eu  dans  la  région  un 
crime  des  sinn-feiners,  ou  une  tentative  d'attentat.  Alors,  en 
pleine  nuit  d'ordinaire,  arrivent  des  auto-camions  remplis  de 
police  ou  de  troupe,  les  hommes  éventuellement  en  civil  et 
masqués,  sans  officiers,  avec  tout  le  matériel  nécessaire,  explo- 
sifs, pétrole,  bombes  incendiaires,  outils  de  tranchée.  Fusillade. 
Les  habitants  fuient  à  demi  vêtus  dans  la  campagne.  Quelques- 


LE     DRAME    IRLANDAIS.  605 

uns  sont  tués.  On  fait  sauter  ou  on  brûle  tout  le  village,  ou 
tout  un  quartier  de  ville,  ou  tout  un  lot  de  maisons.  Parfois  il 
n'y  a  au  raid  de  cause  discernable  que  le  désir  de  faire  un 
exemple.  D'avril  à  juillet  1920,  une  soixantaine  de  villes  ou 
bourgades  ont  été  ainsi  mises  à  sac  en  tout  ou  en  partie,  et 
depuis  lors  le  rythme  des  «  dragonnades  »  n'a  fait  que  s'accé- 
lérer jusqu'à  la  fin  de  l'année  ;  on  croirait  voir  les  cités-mar- 
tyres de  la  Belgique  ou  de  nos  régions  du  Nord  :  «  c'est  pis 
que  tout  ce  que  j'ai  vu  en  France,  »  disait  un  sergent  britan- 
nique. Notez  qu'il  s'agit  là  d'opérations  faites  de  sang-froid, 
sans  l'excuse  de  la  légitime  défense  ou  de  la  chaleur  du  combat  : 
les  forces  opérantes  viennent  de  loin,  munies  de  tout  ce  qu'il 
leur  faut;  souvent  il  semble  que  le  choix  ait  été  fait  d'avance 
des  immeubles  à  détruire.  Notez  aussi  qu'il  ne  s'agit  pas  de 
frapper  les  auteurs  d'un  crime  ou  d'un  attentat  :  on  punit  une 
collectivité,  pour  des  coupables  qui  peut-être  ne  lui  appar- 
tiennent pas.  Ainsi  aboutit-on,  le  11  décembre  1920,  à  l'événe- 
ment le  plus  tragique  de  la  série,  le  sac  de  Cork.  Ce  matin-là, 
dans  une  embuscade  aux  environs  de  la  ville,  les  républicains 
ont  tué  un  «  cadet  »  et  en  ont  blessé  onze  ;  le  soir  même,  l'assaut 
est  donné  à  la  plus  belle  partie  de  la  cité  par  les  Auxiliaires  el 
les  Black  and  Tans  qui  violentent  la  population,  tirent  à  tort  et 
à  travers,  incendient  la  bibliothèque  Carnegie,  le  City  Hall  et 
d'autres  bâtiments  municipaux,  une  cinquantaine  d'immeubles 
privés,  la  majeure  portion  de  Patrick  Street;  sept  millions  de 
livres  de  dégâts  au  bas  mot,  sans  parler  du  pillage  :  Cork,  écrit 
un  prêtre,  ressemble  à  Louvain. 

Tout  cela  est  «  non  officiel,  »  comme  on  dit  là-bas,  «  non 
autorisé,  »  et  «  ignoré  »  en  haut  lieu.  Après  Cork,  comme  après 
chaque  affaire,  le  «  Château  »  nie  contre  toute  évidence  la  res- 
ponsabilité des  forces  de  la  Couronne,  et  se  contente  de  mettre 
les  faits  au  compte  du  Sinn  Fein  :  disons  d'ailleurs  d'une  façon 
générale  qu'il  faudrait  être  bien  ignorant  des  traditions  et  de 
l'esprit  qui  l'animent  pour  ajouter  foi  sans  une  critique  sévère 
à  ses  déclarations  ou  communiqués,  qui  ne  sont  à  vrai  dire  que 
des  moyens  d'offensive  ou  de  défensive  diplomatique  dont  il  se 
sert  sans  scrupule  dans  la  guerre  qu'il  mène  contre  l'Irlande. 
En  réalité,  les  violences,  les  «  représailles  »  exercées  proprio 
motu  par  la  police,  s'il  les  condamne  en  théorie,  il  les  a  tolérées 
en  fait  pendant  des  mois,  tacitement  approuvées,  voire  encou- 


606  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ragées  en  sous-main.  Les  hommes  savent  qu'on  n'est  pas  fâché 
à  Dublin  quand  ils  «  voient  rouge.  »  Ils  savent  qu'on  ne  dira 
rien  :  de  fait,  pas  de  punition  adéquate,  pas  d'enquête  publique, 
pas  de  mesure  sérieuse  pour  empêcher  le  retour  du  scandale- 
Les  ordres  et  circulaires  à  la  police  contre  les  excès  sont  sans 
sanction,  donc  sans  efficacité.  En  revanche,  il  y  a  telles  ou  telle8 
explications  publiques  du  Secrétaire  en  chef  ou  même  du  Pre- 
mier ministre  qui,  par  les  excuses  et  félicitations  adressées  aux 
agents,  leur  sont  de  véritables  incitations  au  mal;  et  c'est  le 
même  cas  pour  ce  papier  officiel,  le  Weekly  summary,  qui  leur 
est  distribué  gratis.  —  Tout  de  même  il  vint  un  moment,  —  ce 
fut  après  le  sac  de  Cork,  —  où  le  «  Château  »  dut,  tout  en  se  rési- 
gnant à  certains  aveux,  entrer,  bien  timidement  d'ailleurs,  dans 
la  voie  de  la  répression  et  s'efibrcer  de  rétablir  un  peu  d'ordre 
dans  sa  maison.  Ce  n'était  pas  facile,  au  moins  en  ce  qui  con- 
cerne les  Auxiliaires  et  les  Black  and  Tans  qui  leur  ont  échappé 
des  mains  et  dont  l'indiscipline  est  devenue,  à  l'école  du  crime, 
une  force  redoutable.  Au  cours  des  trois  premiers  mois  de  1921, 
il  y  eut  43  hommes  chassés  après  jugement  des  corps  de  police, 
et  24  condamnés  en  cours  martiales;  il  y  eut  plus  tard  dans 
l'année  quelques  exécutions  capitales  pour  assassinat.  En 
revanche,  l'autorité  se  décide  alors  à  organiser  elle-même  des 
représailles  «  officielles  »  contre  les  républicains,  par  destruc- 
tion méthodique  de  maisons,  fermes  et  villages,  sur  l'ordre  et 
sous  le  contrôle  du  commandement,  et  après  avis  donné  aux 
habitants.  Le  motif,  c'est  soit  qu'une  embuscade  ayant  été 
tendue  aux  environs  contre  les  forces  régulières,  les  habitants 
auraient  dû  savoir  et  prévenir,  soit  plus  généralement  que  les 
lieux  sont  habités  par  des  Sirxn  Feiners  actifs.  De  janvier  à  mai, 
185  immeubles  furent  ainsi  détruits  avec  tout  leur  contenu; 
dans  le  nombre,  il  y  en  avait  à  des  loyalistes.  Ce  procédé  de 
répression  a  été  largement  employé,  il  y  a  vingt  ans,  par  les 
Anglais  au  Transvaal,  et  M.  Lloyd  George  était  alors  un  de 
ceux  qui  protestaient  le  plus  haut  contre  le  farm  burning.  D'ail- 
leurs l'inauguration  des  représailles  officielles  n'empêche  pas  les 
autres  d'aller  leur  train.  Celles-ci  et  celles-là  s'exercent  concur- 
remment :  la  violence  par  ordre,  loin  de  s'opposer,  ne  fait  que 
s'ajouter  à  celle  qui  s'exerce  sans  ordre,  contre  l'ordre  et  dans 
le  désordre. 


LE     DRAME    IRLANDAIS. 


COI 


VI 

Ainsi,  du  début  de  1920  au  milieu  de  1921,  c'est  la  guerre 
sans  merci,  l'horreur  sans  nom  dans  un  crescendo  de  férocité. 
C'est  un  cercle  vicieux,  une  surenchère  acharnée  d'attentats,  de 
vengeances  et  de  provocations.  Le  crime  engendre  le  crime. 
Chaque  excès  d'un  côté  en  appelle  un  pareil  de  l'autre.  Comme 
le  «  Château  »  déclare  meurtres  les  soi-disant  exécutions  aux- 
quelles se  livre  le  Sinn  Fein,  ainsi  le  Sinn  Fein  dénomme  assas- 
sinats les  pendaisons  auxquelles  procède  le  «  Château  »  sur 
arrêts  des  cours  martiales  :  l'Angleterre,  dit-il,  «  exécute  ses 
prisonniers  de  guerre.  »  Aux  représailles,  il  répond  par  des 
contre-représailles  :  enlèvements,  meurtres  de  soldats  ou  d'offi- 
ciers, incendies  de  châteaux,  etc.  Lorsqu'en  février  cinq  Sinn 
Feiners  sont  mis  à  mort  à  Dublin  pour  coup  de  main  sur  la 
police,  cinq  soldats  anglais  sans  armes  sont  tués  le  lendemain 
en  riposte  dans  les  rues  de  Cork  ;  puis  viennent  de  la  part  des 
forces  régulières  les  représailles  non  officielles  :  il  n'y  a  pas  de 
raison  pour  que  cela  finisse.  En  janvier,  le  Sinn  Fein  déclare 
que,  pour  une  maison  brûlée  par  ordre,  il  y  aura  une  maison  de 
loyaliste  brûlée  ;  le  «  Château  »  riposte  en  faisant  savoir  que 
trois  seraient  incendiées  pour  une  :  c'est  la  course  au  crime. 
La  guerre,  en  se  prolongeant,  s'exaspère  de  part  et  d'autre  (1). 

Et  de  part  et  d'autre  règne  la  Terreur,  dont  les  victimes 
sont  souvent  les  innocents.  Le  revolver  et  la  bombe  sont  tout- 
puissants.  D'où  viennent  les  coups?  On  ne  sait  pas  toujours,  on 
vit  dans  le  noir,  et  dans  le  noir  chacun  peut  être  frappé,  de 
droite  ou  de  gauche,  par  vengeance,  erreur  ou  accident.  Nul 
n'est  maître  de  sa  vie  ni  de  ses  biens.  On  se  couche  le  soir  avec 
la  pensée  que  peut-être  la  maison  sera  «  raidée  »  cette  nuit,  et 
qu'on  sera  réveillé  en  sursaut  par  les  coups  frappés  à  la  porte, 
—  ouvrez  vite,  sinon  elle  sera  enfoncée,  —  et  le  raid  de  nuit, 
toujours  accompagné  de  brutalités,  peut  signifier  l'incendie  ou 
la  mort.  Durant  la  nuit,  c'est  bien  souvent  le  bruit  des  coups  de 


(1)  Du  1"  janvier  1921  au  30  juin,  il  y  aurait  eu  dans  l'armée  républicaine  et  la 
population  civile  641  tués  et  606  blessés,  et  dans  les  forces  de  la  Couronne 
350  tués  et  511  blessés.  Les  autorités  du  Sinn  Fein  ont  dénombré,  au  cours  des 
douze  mois  de  1920,  à  la  charge  des  agents  du  «  Château,  »  48  414  raids  sur  mai- 
sons privées,  98  morts  de  civils  sans  armes  et  115  «  assassinats  de  prisonniers.  » 


ÙIS  REVtJÊ    DES    DEUX    MONDÉS. 

feu,  des  explosions,  dans  les  rues  noires  où  les  Black  and  Tans 
Boni  les  maîtres.  Le  matin,  on  trouve  les  murs  grêlés  de  balles, 
on  lil  dans  les  feuilles  de  longues  listes  de  violences,  embus- 
cades,  combats,  arrestations,  exécutions,  incendies,  assassinats. 
Et  tout  le  long  de  la  journée,  ce  sont  les  hold  up  et  les  coups  de 
Blet  de  la  police,  les  passants  arrêtés,  fouillés  ;  les  démonstra- 
tions militaires,  parfois  avec  avions  et  tanks;  les  patrouilles 
d'Auxiliaires  en  autos  et  de  Black  and  Tans  en  lorries,  fusils 
braqués  et  prêts  à  faire  feu,  parcourant  les  rues  en  tous  sens  et 
à  toute  allure,  ou  les  randonnées  de  soldats  casqués  et  en  armes 
■  lins  leurs  lourds  camions  recouverts  de  filets  métalliques; 
puis,  au  tournant  d'une  rue,  l'éclat  d'une  bombe  ou  le  claque- 
ment d'un  revolver,  la  fusillade  en  riposte,  la  débandade  dans 
la  foule  et  les  passants  qui  cherchent  un  abri,  l'innocent  qui 
tombe... 

Au  village,  dans  les  bourgs,  c'est  autre  chose  :  ce  sont  les 
petites  tyrannies  harcelantes  et  démoralisantes,  les  menaces  et 
les  violences,  quand  ce  ne  sont  pas  d'un  côté  ou  de  l'autre  les 
attentats.  Ruraux  et  citadins  sont  d'ailleurs  égaux  devant 
l'inquisition  et  la  terreur  qui,  si  elles  leur  font  ouvrir  les  yeux 
et  les  oreilles,  leur  ferment  la  bouche.  La  vie  continue,  les 
magasins  sont  ouverts,  mais  on  se  surveille,  on  se  défie,  et  on 
se  tait.  Le  rire  a  disparu.  La  société,  la  famille  même,  est  divi- 
sée; les  relations  sociales,  autrefois  empreintes  de  tant  de 
bonne  grâce  et  d'aisance,  même  entre  adversaires  politiques, 
sont  empoisonnées.  La  tension  nerveuse  se  traduit  dans  la 
population,  femmes  et  enfants  surtout,  par  une  dépression  mor- 
bide. «  Nos  existences  sont  des  cauchemars,  »  écrit  un  prêtre 
du  Kerry  en  décembre  1920. 

Les  gens  ne  disent  rien  :  il  n'est  pas  facile  de  savoir  ce 
qu'ils  pensent.  Une  chose  est  sûre,  c'est  que,  l'Ulster  excepté, 
tout  le  monde  en  Irlande  réprouve  avec  horreur  la  politique 
des  «  représailles  »  suivie  par  le  «  Château.  »  Il  n'est  pas 
jusqu'aux  unionistes  ou  anciens  unionistes  du  Sud,  tels  sir 
Horace  Plunkett,  lord  Monteagle  ou  The  O'Conor  Don,  qui  ne 
protestent  avec  la  dernière  énergie  contre  les  excès  gouverne- 
mentaux dont  le  seul  résultat  a  été  de  pousser  les  gens,  même 
modérés,  par  milliers  vers  le  camp  républicain,  et  de  gagnera  la 
cause  irlandaise,  même  parmi  les  Anglais,  des  recrues  retenlis- 
-  nites,   comme   M.    Erskine    Childers,   M.    Robert   Barton,    ou 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


009 


Mrs.  Despard,  sœur  du  maréchal  French.  Mais  cela  ne  signifie 
pas  que  tout  le  monde  approuve  également  le  SinnFein.  D'abord 
celui-ci,  en  devenant  toute  l'Irlande,  n'est  pas  resté  comme  au 
début  quelque  chose  de  simple  et  d'homogène.  Il  a  pour  dirigeants 
des  catholiques  et  des  protestants,  des  landlords  et  des  ouvriers, 
des  prêtres  et  des  laïques,  dont  les  tendances  ne  peuvent  être 
toujours  concordantes.  Il  y  a  un  Sinn  F,ein  relativement  modéré, 
il  y  en  a  un  particulièrement  avancé.  Il  y  a  le  Sinn  Fein  intel- 
lectuel, doctrinaire,  romantique,  qui  rêve  de  Robert  Emmet  ou 
de  1848,  et  le  Sinn  Fein  guerrier.  Dans  l'armée  républicaine,  a 
coté  des  gunmen  selon  le  type  américain,  des  énergumènes  ou 
des  «  professionnels,  »  on  trouve  de  braves  gars,  de  jeunes 
paysans  ignorants  du  monde  et  de  la  politique,  mais  sincères 
dans  leur  conviction  patriotique  et  dans  leur  sens  du  droit, 
religieux,  tempérants,  sans  tache  dans  leur  passé,  sans  haine 
pour  l'adversaire. 

Cela  explique  qu'il  y  ait,  dans  le  gros  de  l'opinion  irlandaise, 
à  l'égard  du  Sinn  Fein  bien  des  façons  de  voir  différentes.  Les  plus 
ardents,  ce' sont  les  jeunes;  avec  eux,  les  femmes,  qui  étaient,  il 
y  a  cinquante  ans,  contre  le  fenianisme  et  sont  aujourd'hui  cha- 
leureusement pour  le  Sinn  Fein;  puis  tous  les  enthousiastes,  les 
idéalistes,  qui  sont  légion  en  Érin,  et  les  révoltés.  A  l'opposé, 
voici,  à  côté  des  unionistes  ou  de  ce  qui  en  reste,  les  gens 
d'ordre  et  d'expérience,  les  hommes  d'affaires,  bourgeois,  com- 
merçants, gros  fermiers,  les  anciens  home  rulers,  l'élément 
autrefois  dominant,  opposés  à  l'extrémisme,  non  moins  hostiles 
à  l'oppression  anglaise  :  impuissants  contre  la  politique  de 
violences,  dégoûtés  et  paralysés,  ils  se  tiennent  à  l'écart,  ou 
s'étiquettent  nominalement  sinn  feiners,  faute  de  savoir  à  quel 
saint  se  vouer. 

Entre  deux,  la  grosse  masse  :  elle  est,  avec  ou  sans  zèle, 
pour  le  Sinn  Fein,  parce  que,  depuis  l'effondrement  du  home 
ride,  il  n'y  a  plus  autre  chose  en  Irlande.  Elle  s'est  laissé 
séduire  par  l'idéal  de  l'indépendance,  suivant  en  cela  le  bas 
clergé  et  une  partie  de  l'épiscopat.  Elle  n'a  pas  d'attrait  pour  la 
violence.  Les  évêques,  dans  chacun  de  leurs  mandements, 
condamnent  les  crimes  irlandais;  l'un  d'eux,  le  Dr  Gohalan, 
évêque  de  Cork,  a  même  prononcé  l'excommunication  à 
l'égard  des  auteurs  d'attentats  contre  la  police  ou  l'armée;  hom- 
mage a  été  publiquement  rendu  par  le  Chief  Secrelary,  sir  Ha- 
tomk  i.xv.  —  1921.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

niar  lîreenwood,  à  leurs  efforts  pour  mettre  tin  au  terrorisme. 
.Mais,  dans  chacun  de  leurs  mandements,  ils  condamnent  en 
même  temps,  et  plus  sévèrement  encore,  les  excès  des  forces 
de  la  Couronne;  ils  les  dénoncent  comme  plus  graves,  plus 
coupables  que  ceux  des  révolutionnaires,  parce  qu'émanant 
de  ceux  qui  prétendent  et  devraient  être  les  représentants  de 
l'ordre  et  de  la  justice.  Ainsi  juge,  avec  ses  chefs  spirituels, 
le  gros  de  l'opinion.  Si,  pour  les  militants  de  l'armée  républi- 
caine, les  crimes  qui  leur  sont  reprochés  ne  sont  autre  chose 
que  des  actes  de  guerre,  actes  légitimes  dans  la  lutte  d'affran- 
chissement que  soutient  l'Irlande  contre  le  conquérant  étranger, 
l'opinion  moyenne  les  réprouve  comme  des  actes  coupables 
commis  dans  une  cause  juste;  elle  envisage,  par  exemple,  les 
assassinats  d'officiers  du  «  dimanche  rouge  »  de  la  même  façon 
que  l'opinion  moyenne  en  Angleterre  envisage  le  massacre  de 
Croke  Park  de  ce  même  «  dimanche  rouge.  » 

Elle  les  réprouve,  mais  en  même  temps  elle  est  convaincue 
que  c'est  le  gouvernement  britannique  qui  est  l'agresseur  et 
qui,  par  la  coercition,  a  déchainé  l'ouragan  criminel.  Elle  les 
réprouve,  mais  elle  tend  à  penser  que  le  régime  dit  des  «  repré- 
sailles, »  s'il  ne  les  justifie  pas,  les  excuse.  C'est  pourquoi  les 
crimes  du  Sinn  Fein  ne  l'ont  pas  détachée  du  Sinn  Fein.  C'est 
ce  qui  fait  que  la  grande  masse  a  pu  rester  en  sympathie  plus 
ou  moins  ouverte  avec  lui,  et  qu'elle  lui  apporte  en  fait  l'appui 
d'une  connivence  au  moins  tacite."  Personne  ne  lèvera  le  doigt 
pour  assister  matériellement  ou  moralement  les  agents  de  la 
Couronne  dans  leur  œuvre  de  répression;  mais  à  un  républicain 
on  the  run  personne  ne  refusera  asile  pour  la  nuit,  quelque 
risque  que  comporte  cet  acte  de  complicité.  Aussi  a-t-on  pu  dire 
que  quatre-vingts  pour  cent  de  l'Irlande  nationale  est  activement 
ou  passivement  pour  le  Simi  Fein;ce  qui  reste  obéit  à  la  crainte 
ou  à  la  terreur.  Au  dire  du  général  C.  B.  Thomson,  sans  le 
loyal  soutien  de  ces  quatre-vingts  pour  cent  de  la  population, 
l'armée  républicaine  n'aurait  pas  pu  tenir  deux  mois.  Inutile 
de  chercher  ailleurs  la  cause  profonde  de  l'impuissance  où  est 
l'Angleterre  à  briser  le  carbonarisme  irlandais:  sans  l'appui  de 
l'opinion,  elle  ne  pouvait  rien,  et  sa  faute  initiale  et  décisive  a 
été  de  ne  pas  faire  d'abord  tout  le  possible  pour  mettre  la  masse 
de  son  côté,  et  pour  se  concilier  les  forces  élémentaires  de  la 
société  dans  sa  lutte  contre  l'extrémisme. 


\ 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


611 


L'Irlande  ne  saurait  donc  se  laver  les  mains  du  Sinn  Fein, 
et  le  renier  comme  elle  a  pu  renier  la  révolte  de  Pâques  1916, 
ou  la  France  la  Commune  de  1871.  Elle  a  sa  responsabilité  tout 
entière  engagée  dans  les  crimes  qui  ont  souillé  sa  cause. 
Lourde  responsabilité!  Sans  doute,  ce  ne  sont  pas  des  crimes 
comme  les  autres,  issus  d'instincts  brutaux,  vils  ou  vicieux.  «  Ce 
n'est  pas  une  simple  explosion  de  criminalilé  au  sens  ordinaire 
du  mot,  »  ont  écrit  les  hauts  dignitaires  ecclésiastiques  anglais 
dans  une  lettre  publique  à  M.  Lloyd  George.  Ils  sont  nés  d'une 
lutte  nationale  pour  la  liberté.  Il  serait  injuste  de  les  juger  en 
dehors  de  leur  ambiance,  et  de  se  refuser  à  les  regarder  du 
même  œil  dont  nous  voyons  ce  qui  s'est  passé  dans  l'histoire  au 
cours  de  toutes  les  grandes  luttes  des  peuples  aspirant  à  l'indé- 
pendance. Mais  de  ce  qu'un  peuple  a  droit  à  la  liberté,  il  ne 
s'ensuit  pas  qu'il  lui  soit  loisible  d'user  de  n'importe  quels 
moyens  pour  faire  valoir  ce  droit.  Ainsi  que  l'a  écrit  l'évêque 
de  Cork,  «  la  proclamation  d'une  république  irlandaise  par  les 
membres  sinn-feiners  du  Parlement,  après  les  élections  géné- 
rales de  '1918,  ne  suffisait  pas  pour  constituer  l'Irlande  en 
république.  Autre  chose  est  demander  le  droit  à  la  libre  dispo- 
sition en  vue  d'obtenir  l'indépendance...,  autre  chose  est  dire 
que  chaque  petite  nation  comprise  jusqu'ici  dans  une  monarchie 
plus  grande  devient,  par  le  seul  fait  de  proclamer  le  principe 
de  libre  disposition,  un  Etat  souverain,  avec  le  droit  de  tuer 
les  serviteurs  de  la  Couronne  et  de  détruire  la  propriété  de 
l'État...  » 

Le  temps,  le  succès  surtout  peuvent  effacer  bien  des  souve- 
nirs, comme  les  circonstances  peuvent  atténuer  bien  des  res- 
ponsabilités :  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  excès  ont  dis- 
crédité l'Irlande  et  marqué  son  nom  d'une  tache  profonde.  Si 
la  liberté  venait  aujourd'hui,  c'est  de  mains  teintes  de  sang 
qu'elle  la  recevrait.  Et  il  est  à  craindre  que  l'esprit  de  violence 
ne  s'éteigne  que  malaisément,  que  les  passions  déchaînées  ne 
se  réfrènent  pas  sans  apporter  de  nouveaux  maux  :  l'avenir, 
même  à  cet  égard,  ne  peut  être  envisagé  sans  un  certain  pessi- 
misme. Ce  n'est,  il  est  vrai,  que  justice  de  tenir  compte  à  l'Ir- 
lande de  ce  que,  pendant  et  depuis  la  guerre,  le  gouvernement 
britannique  a  tout  fait  pour  jeter  le  pays  dans  l'extrémisme, 
et  que,  si  on  remonte  plus  haut  dans  l'histoire,  on  voit  que  la  poli- 
tique anglaise  vis-à-vis  de  l'Irlande   a  toujours  été  faite  pour 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES 

convaincre  les  Irlandais  qu'ils  n'ont  rien  à  obtenir  de  l'Angle- 
terre que  par  la  violence.  Et  puis,  si  l'opinion  étrangère  est 
actuellement  portée  à  quelque  indulgence  vis-à-vis  de  l'Irlande» 
si  aussi  que  l'effet  des  excès  britanniques  n'a  pas  manqué 
d'atténuer  l'effet  des  excès  irlandais  :  chaque  fois  que  le  senti- 
ment public  se  voyait  heurter  par  quelque  crime  des  républi- 
cains, on  était  sur  que  le  lendemain  un  crime  des  Black  and 
Tans  viendrait  à  point  nommé,  comme  pour  rétablir  l'équi- 
libre, le  blesser  tout  pareillement! 

VII 

La  faute  des  uns  n'efface  pas  celle  des  autres.  Et  cependant 
il  est  humain  que,  comme  le  Sinn  Fein  cherche  à  couvrir  ses 
excès  derrière  ceux  des  forces  officielles,  le  gouvernement  bri- 
tannique, dans  la  difficile  défense  de  sa  politique  à  l'égard  de 
l'Irlande,  ait  cherché  à  couvrir  ceux-ci  derrière  ceux-là.  Après 
avoir  pendant  longtemps  tout  nié  de  ce  qu'on  reprochait  à  ses 
agents,  il  dut  se  résoudre  à  avouer  peu  à  peu  ce  qu'il  ne  pou- 
vait plus  nier.  Mais  s'il  avoue,  il  excuse.  Il  met  les  choses  sur 
le  compte  de  l'exaspération  causée  chez  les  loyaux  défenseurs 
de  l'ordre  par  la  traîtrise  d'adversaires  indignes.  «  Si  guerre  il 
y  a,  il  doit  y  avoir  guerre  des  deux  côtés,  dit  M.  Lloyd  George  à 
Carnarvon,  en  octobre  1920.  Est-ce  que  les  agents  de  police 
doivent  se  laisser  abattre  comme  des  chiens?...  Soyons  justes 
envers  ces  hommes  qui  font  bravement  leur  devoir.  »  Une 
femme  ayant  été  tuée  par  un  coup  de  feu  tiré  d'un  camion 
militaire,  c'est  «  un  de  ces  incidents  malheureux  comme  il  en 
arrive  dans  toutes  les  guerres.  »  Il  plaide  la  provocation,  comme 
l'Irlande  la  plaide  contre  lui,  et  le  droit  de  légitime  défense, 
qui  est  égal  des  deux  côtés.  Il  refuse  toute  enquête  publique, 
sous  le  prétexte  de  l'état  troublé  de  l'Irlande.  Poussé  par  les 
ultras  du  parti  tory,  il  prône  d'un  ton  violent  et  dégagé  la 
nécessité  de  la  force  pour  venir  à  bout  du  Sinn  Fein,  nécessité 
qui  prime  tout  et  devant  laquelle  rien  d'autre  ne  compte.  «  Il 
faut  casser  les  reins  au  terrorisme  avant  d'avoir  la  paix,  » 
déclarait  naguère  M.  Lloyd  George.  Et  plus  récemment  :  «  La 
force  n'est  pas  un  remède,  mais  abandonner  aujourd'hui  la 
force  serait  capituler  devant  la  violence,  le  crime  et  le  sépara- 
tisme. » 


LE    DRAME     IRLANDAIS. 


G13 


L'opinion  britannique  fut  loin  de  s'associer  dans  son  ensemble 
à  l'attitude  de  désinvolture  sans  scrupule  qu'adopta  ainsi  le  gou- 
vernement sur  la  question  des  «  représailles.  »  Mal  informée 
des  choses  d'Irlande,  lente  à  s'émouvoir,  elle  s'émut  pourtant,  et 
à  partir  de  l'automne  de  1920,  le  malaise,  la  gène,  le  doute 
firent  place  à  un  sentiment  très  vif  et  général  de  réprobation. 
Dans  toutes  les  classes,  dans  tous  les  partis,  hors  l'exlrème-droite, 
dans  tous  les  journaux  depuis  le  Times  jusqu'aux  plus  avancés, 
à  la  tribune  et  au  parlement,  des  voix  s'élevèrent  de  toutes 
parts  pour  protester  contre  les  «  représailles  »  et  demander  une 
enquête.  Celles  de  Lord  Robert  Cecil  et  de  Lord  Grey  furent  les 
premières  à  se  faire  entendre  ;  MM.  Asquith  et  Henderson, 
chefs  des  libéraux-radicaux  et  des  travaillistes,  ne  manquèrent 
pas  de  se  joindre  aux  attaques  contre  le  gouvernement.  Au  cours 
de  l'été  de  1920,  il  s'était  constitué  à  Londres,  sous  la  présidence 
de  Lord  H.  Cavendish  Bentinck,  un  «  Comité  de  la  Paix  avec 
l'Irlande,  »  avec  cet  objet  de  s'élever  contre  le  régime  «  anar- 
chique  »  des  «  représailles  »  et  «d'en  appeler  à  l'opinon  pour 
défendre  les  principes  fondamentaux  de  la  loi  et  de  la  liberté 
britannique.  »  Puis  c'est  un  comité  d'Anglais  catholiques  où 
figure  M.  Hilaire  Belloc,  sir  Philip  Gibbs,  etc.,  qui  adresse  au 
Premier  ministre  un  mémoire  à  même  fin.  Le  17  novembre,  dix- 
sept  évêques  anglicains  publient  une  «  résolution  »  demandant 
qu'un  terme  soit  mis  au  terrorisme  militaire  :  «  Nous  croyons 
que  la  force  engendre  la  force,  que  les  représailles  font  naître 
les  représailles...  »  Entre  temps,  le  parti  travailliste  envoie  en 
Irlande  M.  Henderson  avec  une  Commission  d'enquête  dont  le 
rapport,  publié  en  janvier,  fait  dans  les  milieux  populaires  une 
grosse  impression.  Le  22  février,  l'archevêque  protestant  de 
Canterbury,  prim  at  d'Angleterre,  dans  un  discours  à  la  Chambre 
des  Lords,  appuie  de  son  autorité  les  protestations,  auxquelles 
se  joignent  les  représentants  de  l'Angleterre  intellectuelle,  poètes, 
littérateurs,  artistes  et  professeurs,  par  un  manifeste  vibrant 
où  ils  se  déclarent  «  profondément  humiliés  »  de  l'état  de 
choses  en  Irlande.  Enfin,  en  avril,  les  hauts  dignitaires  du 
protestantisme  anglais  publient  un  appel  au  gouvernement  où 
ils  déclarent  qu'il  y  a  «  une  absolue  illégalité,  quelles  que  soient 
les  provocations,  à  tenter  de  triompher  du  mal  par  une  autre 
forme  du  mal  également  indéfendable,  »  et  se  plaignent  que 
«  la  politique  actuelle  de  l'Angleterre   en  Irlande   cause  un 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  trouble  dans  l'Empire  et  expose  l'Angleterre  aux  malen- 
tendus et  aux  critiques  hostiles  de  la  part  même  des  nations 
animées  à  son  égard  des  meilleurs  sentiments.  » 

Il  est  certes  à  l'honneur  du  peuple  anglais  que,  dans  le  même 
temps  où  les  crimes  du  Sinn  fein  provoquaient  de  sa  part  une 
très  naturelle  indignation,  on  ait  pu  voir  se  dresser  contre  le 
régime  des  «  représailles  »  un  tel  faisceau  de  protestations,  dont 
nous  ne  voulons  pas  croire  qu'elles  n'aient  toutes  été  motivées 
<|iie  par  un  vain  désir  de  faire  de  l'opposition  politique  à  M.  Lloyd 
George.  Elles  n'ont  d'ailleurs  rien  changé  à  la  politique  irlan- 
daise du  gouvernement,  à  ce  que  le  Manchester  Guardian  a  appelé 
un  jour  «  le  plus  terrible  chapitre  de  notre  histoire  depuis  1798.  » 
Elles  ne  changent  rien  non  plus  à  sa  responsabilité  :  elles  la 
marquent  seulement. 

Ce  qu'on  lui  reproche,  ce  «  n'est  pas  d'avoir  trop  sévèrement 
appliqué  la  loi,  mais  d'avoir  suspendu  toute  loi  et  mis  à  la  place 
un  régime  de  terreur  :  »  ainsi  jugeait  naguère  le  Times.  Main- 
tenir l'ordre  et  la  loi,  law  and  order,  selon  la  formule  tradition- 
nelle, c'est  le  premier  de  ses  devoirs,  et  celui  que  précisément 
il  ne  remplit  pas  en  Irlande,  où  il  ne  fait  que  provoquer  l'anar- 
chie. «  Si  l'illégalité  doit  être  la  réponse  à  l'illégalité,  écrivait 
déjà  r Observer  en  août  1920,  ce  sera  la  destruction  de  tout  ordre 
établi.  »  Lord  Robert  Gecil  a  dit  à  peu  près  la  même  chose  aux 
Communes  le  21  février  dernier  :  «  La  suprématie  de  la  loi  est  la 
garantie  de  la  liberté,  et  les  représailles  sont  la  négation  de 
cette  suprématie.  » 

Ce  qu'on  reproche  au  gouvernement,  ce  n'est  pas  d'avoir 
voulu  réprimer  durement  les  excès;  mais  «  châtier  le  crime 
par  le  crime,  punir  les  innocents  pour  les  coupables...,  c'est 
substituer  la  vengeance  à  la  justice  :  »  la  «  vengeance  toute 
puissante,  »  voilà,  pour  M.  Asquith,  la  politique  des  autorités 
i  n  Irlande,  une  «  politique  de  violences  sans  discernement  ni 
responsabilité.  »  Une  politique  «  criminelle,  »  «  cruelle  et  in- 
humaine, »  renchérit  la  Commission  d'enquête  Henderson. 
«  Ce  n'est  pas,  a  dit  l'archevêque  de  Canterbury  aux  Lords  le 
22  février,  une  question  de  politique,  mais  une  question  de 
morale,  de  juste  et  d'injuste...  Si  on  n'obtient  la  paix  qu'au 
moyen  d'injustices,  cette  paix  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on 
l'obtienne.  On  ne  chasse  pas,  on  ne  châtie  pas  les  démons  en 
appelant  à  l'aide  le  diable  lui-même.  » 


LE    DFVME    IRLANDAIS.  G  la 

L'ironie  tragique  de  la  situation,  au  dire  du  général 
C.  B.  Thomson,  c'est  que  le  gouvernement  n'a  pas  effectivement 
«  ordonné  »  les  «  représailles  :  »  il  a  laissé  faire.  Il  n'a  pas 
«  regardé  sa  responsabilité  en  face.  »  Sa  coercition  est»  comme 
honteuse  d'elle-même.  »  Pour  sir  Philip  Gibbs,  il  y  a  eu 
«  carence  »  de  l'autorité  qui,  au  lieu  de  faire  un  «  honnête  effort  » 
en  vue  de  la  paix  irlandaise,  a  laissé  ses  officiais,  la  police  et 
l'armée,  combattre  «  la  terreur  par  la  terreur.  »  Avec  les  Black 
and  Tans,  le  gouvernement  a  mis  au  jour  «  une  force  indiscipli- 
née et  sans  frein,  »  il  a  «  créé  une  arme  qu'il  n'a  pas  su  manier 
et  qui  lui  a  échappé  des  mains,  »  conclut  le  rapport  Hender- 
son  ;  <c  s'il  n'a  pas  «  directement  et  précisément  inspiré  les 
«  représailles,  »  il  n'en  porte  pas  moins  «  l'entière  responsabi- 
lité, »  d'autant  qu'il  «  s'est  associé  aux  crimes  commis  par  les 
forces  de  la  Couronne  et  en  a  pris  la  défense.  » 

«  Ce  que  nous  entretenons  en  Irlande,  écrit  G.  K.  Chester- 
ton, ce  n'est  pas  un  gouvernement,  pas  même  une  prétention  de 
gouvernement.  Au  mieux,  c'est  la  guerre,  et  une  très  barbare 
guerre..:,  une  guerre  à  la  prussienne.  »  Le  «  prussianisme  I  » 
Combien  de  fois  le  mot  n'a-t-il  pas  été  prononcé  par  des  Anglais 
à  propos  de  ce  qui  se  fait  en  leur  nom  dans  l'Ile  sœur!  Si  c'est 
la  guerre,  «  au  moins  devrait-elle  être  faite  selon  les  règles  de 
la  civilisation,  »  s'écrie  la  Westminster  Gazette.  «  C'est  une 
guerre  dégradante  et  lâche,  »  affirme  le  commandant  aviateur 
Erskine  Childers,  c'est  «  le  régime  du  déshonneur  militaire.  » 
Et  cela  remplit  de  tristesse  les  vieux  soldats  qui  ont  voulu  voir 
et  juger,  comme  les  généraux  sir  H.  Gough,  C.  B.  Thomson  et 
sir  H.  Lawson,  ou  ceux  qui,  comme  le  général  Crozier,  ont 
mieux  aimé  s'en  aller  que  servir  pareil  régime. 

«  Le  gouvernement  a  joué  avec  l'honneur  du  pays,  »  con- 
cluait dernièrement  le  Times.  Et  de  même  le  Manchester  Guar- 
dian :  «  Le  système  des  représailles  discrédite  le  gouvernement. . .  ; 
ces  procédés  nous  mettent  au  ban  des  nations.  »  C'est  le  sen- 
timent qu'exprime  aussi,  en  terminant  son  rapport,  la  Com- 
mission Henderson  :  «  Il  a  été  fait  en  Irlande,  au  nom  de  la 
Grande-Bretagne,  des  choses  qui  font  que  son  nom  doit  être  en 
horreur  au  monde.  L'honneur  de  notre  pays  a  été  gravement 
compromis.  Non  seulement  il  existe  en  Irlande  un  règne  de 
terreur  qui  devrait  faire  rougir  de  honte  tout  citoyen  britan- 
nique, mais  il  y  a  une  petite   nation   tenue  en  sujétion  par  un 


C  1 G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

empire   qui    s'est    fièrement   vanté   d'être    l'ami    des    petites 
nations...  » 


VIII 

Et  de  tout  cela,  le  résultat,  en  fin  de  compte,  quel  est-il? 
A  ne  voir  que  l'aspect  matériel  des  choses,  il  semblerait  qu'on 
pût  dire  que  la  guerre  d'Erin  et  d'Albion,  la  guerre  des  deux 
Sœurs,  a  été  vaine  autant  qu'elle  a  été  coupable  et  cruelle,  et 
que  de  part  et  d'autre  le  recours  à  la  force  a  échoué.  Les 
Anglais  n'ont  pu  mettre  les  Irlandais  à  la  raison,  les  Irlandais 
n'ont  pas  «  bouté  dehors  »  les  Anglais.  Au  mois  de  juin  1921. 
on  est  devant  une  impasse.  Chacun  maintient  ses  positions 
sans  pouvoir  dominer  celles  de  l'adversaire.  Pas  d'espoir  de 
décision  militaire  d'aucun  côté.  De  part  et  d'autre,  la  lassitude 
se  marque,  sinon  chez  les  combattants,  du  moins  dans  l'opinion 
excédée  de  la  tuerie.  Dès  lors,  on  devait  en  arriver  à  négocier. 
Ce  n'est  pas  la  paix,  mais,  — espérons-le,  —  un  acheminement 
vers  la  paix,  c'est  la  Trêve  qui  est  signée  le  10  juillet  1921  entre 
les  autorités  anglaises  et  irlandaises. 

Militairement,  la  victoire  ne  s'est  pas  prononcée  :  mais  cela 
ne  veut  pas  dire,  tant  s'en  faut,  que  les  adversaires  se  retrouvent 
politiquement  de  part  et  d'autre  au  même  point  qu'avant  la 
guerre. 

Si  le  Gouvernement  anglais  a  pu  maintenir  son  occupation 
en  Irlande,  il  a  échoué  a  y  restaurer  «  l'ordre  et  la  loi  »  britan- 
niques. Quelle  qu'ait  été  au  fond  depuis  quatre  ou  cinq  ans 
la  raison,  la  signification  de  sa  politique  irlandaise;  que  par  la 
coercition  et  les  «  représailles  »  il  n'ait  fait  qu'abuser  et  mésuser 
de  la  force,  d'une  force  légitime  et  nécessaire  pour  réprimer 
les  excès,  mais  déréglée,  inconsciente  des  aspirations  et  des 
droits  des  Irlandais,  et  n'ayant  jamais  su  s'accompagner  de  la 
conciliation  opportune  et  des  justes  concessions;  ou  bien  qu'il 
ait  eu,  ou  qu'on  ait  eu  pour  lui,  l'arrière-pensée  si  souvent 
dénoncée  de  provoquer  un  soulèvement  général,  une  rébellion 
en  masse,  qu'il  aurait  alors  eu  le  droit,  devant  la  conscience 
anglaise  comme  devant  l'opinion  du  monde,  et  qu'il  aurait  eu 
aussi  le  moyen  d'abattre  et  de  châtier  de  manière  à  subjuguer 
définitivement  l'Irlande,  après  «  pacification  »  au  sens  que 
Tacite  et  Cromwell  ont   donné  à  ce  mot  :   dans  une  hypothèse 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


617 


comme  dans  l'autre,  cette  politique  a  échoué  devant  la  résistance 
passive  ou  active  d'Erin.  Les  lois  martiales  n'ont  pas  ramené  le 
calme.  Les  Black  and  Tans  n'ont  pas  eu  raison  des  gunmen.  La 
trêve  a  été  signée  sans  qu'on  ait  «  cassé  les  reins  au  terro- 
risme. »  La  violence,  pour  réussir,  doit  faire  vite  :  sans  quoi 
l'adversaire  a  le  temps  de  s'y  habituer  et  de  trouver  la  riposte, 
sans  compter  que  l'opinion  se  trouble  et  proteste,  et  que  l'étranger 
s'émeut.  En  juin  1921,  l'échec  de  la  politique  militaire  et  des 
«  représailles  »  est  avoué  par  le  Secrétaire  en  chef  pour 
l'Irlande  comme  par  le  Chancelier  d'Angleterre.  On  n'est  par- 
venu ni  à  empêcher  les  attentats  extrémistes  ni  à  réduire  les 
bandes  de  républicains  qui  tiennent  la  campagne  :  ce  qui  donne 
au  Sinn  Fein  à  penser  qu'il  est  invincible.  On  n'a  réussi  qu'à 
s'aliéner  les  unionistes  et  les  modérés  du  Sud,  à  surexciter,  au 
lieu  de  l'étouffer,  le  nationalisme  irlandais,  à  nourrir  pour  des 
générations  les  foyers  de  haine  contre  l'Angleterre.  Plus  que 
jamais  l'Irlande  se  refuse  au  joug  anglais. 

Regardons  maintenant  du  côté  irlandais.  Si  le  Sinn  Fein  n'a 
pu  venir  à  bout  de  la  domination  britannique  par  la  résistance 
passive,  s'il  n'a  pu  faire  reconnaître  les  droits  d'Erin  par  le  tri- 
bunal des  Nations,  on  ne  peut  dire  non  plus  qu'il  ait  triomphé 
par  les  armes.  Il  a  tenu  bon  contre  l'Angleterre  :  c'est  tout.. 
Mais  c'est  beaucoup. 

Il  jouait  gros  jeu.  Les  Fenians  eux-mêmes  n'avaient  fait  que 
des  «  coups  »  de  force,  des  coups  de  théâtre  destinés  à  ouvrir 
les  yeux  et  à  faire  réfléchir  :  ils  n'avaient  pas  fait  de  la  force  une 
politique.  Et  voilà  que  le  Sinn  Fein,  seul  et  sans  secours,  pré- 
tend faire  plier  par  la  violence  la  puissante,  l'opiniâtre,  la  vic- 
torieuse Albion!  La  partie  perdue,  c'aurait  été  pour  le  pays  la 
fin  de  tout,  la  mort  sans  phrase.  S'il  a  risqué  la  gageure,  on 
peut  se  l'expliquer,  en  partie  du  moins,  par  l'effet  d'influences 
extérieures.  De  même  qu'en  1798  et  en  1848,  c'est  la  révolution 
sur  le  continent  qui  a  fait  lever  la  rébellion  irlandaise,  de 
même,  en  1919-1921,  c'est  un  contre-coup  de  la  Grande  Guerre 
qu'il  faut  voir  dans  la  guerre  des  Iles  britanniques  :  le  drame 
de  l'Irlande  n'est  à  tout  prendre  qu'un  épisode  du  grand  drame 
du  monde. 

Elle  en  sort  intérieurement  fort  éprouvée,  au  double  point 
de  vue  politique  et  économique.  D'une  part,  l'extrémisme  a 
compromis  l'avenir  de  son  unité  nationale  en  éloignant  d'elle 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lTlster,  rn  ravivant TOrangisme,  en  accentuant  la  coupure  entre 
le.  Nord  et  le  Sud.  On  se  rappelle  qu'avant  la  guerre  l'Orangisme 
tait  soulevé  en  Ulster,  avec  autant  d'impudence  que  d'impru- 
dence, contre  les  aspirations  autonomes  de  l'Irlande  nationale. 
Après  avoir  été  ainsi  l'un  des  générateurs  de  l'Extrémisme,  il 
dut  à  celui-ci  après  la  guerre  un  redoublement  de  vigueur, 
Plus  le  Si/m  Fein  s'engage  dans  la  violence,  plus  la  violence 
se  surexcite  en  Ulster.  Crimes  et  attentats  se  multiplient  dans 
le  Nord-Est,  sous  l'œil  complaisant  des  autorités,  contre  les  natio- 
nalistes, en  même  temps  qu'ils  se  multiplient  dans  le  Sud  contre 
les  forces  gouvernementales  ;  ils  dégénèrent  à  plusieurs  reprises 
en  véritables  pogroms  anti-catholiques  a  Derry,  à  Belfast  et 
dans  les  environs.  Les  «  covenanters  »  de  sir  E.  Garson,  les 
«  volontaires  ulstériens,  »  se  sont  organisés  en  police  spéciale  et 
rivalisent  de  zèle  avec  les  Black  and  Tans.  Catholiques  et  natio- 
nalistes, chassés  de  chez  eux,  fuient  comme  fuyaient  en  1914 
nos  populations  du  Nord  devant  l'invasion  germanique.  La 
<(  Terreur  Orange  »  riposte  à  la  «  Terreur  verte.  »  Ajoutez  que 
le  Sinn  Fein,  usant  d'une  arme  puissante,  mais  dangereuse,  a 
dans  une  certaine  mesure  boycotté  commercialement  l'Ulster 
qui,  tirant  grand  profit  de  ses  affaires  avec  le  Sud,  s'est  senti 
atteint  dans  ses  œuvres  vives.  Bref,  le  fossé  s'est  creusé  qui 
sépare  le  «  coin  sacré  »  de  l'Irlande  nationale.  L'idéal  de  l'Unité 
irlandaise  est  rejeté  au  loin,  et  le  problème  de  la  politique 
intérieure  d'Erin  est  rendu  plus  grave  que  jamais.  —  D'autre 
part,  dans  l'ordre  économique,  la  situation  n'est  pas  moins 
inquiétante.  Non  seulement  la  guerre,  avec  la  destruction  des 
récoltes,  la  suppression  des  foires  et  marchés,  l'arrêt  ou  le  ralen- 
tissement de  la  circulation,  l'administration  locale  dans  le 
chaos,  les  emprisonnements,  les  réquisitions,  a  quasiment  arrêté 
la  vie  économique  dans  le  Sud,  mais  elle  en  a  dangereusement 
tari  les  sources  pour  l'avenir.  Villes  et  villages  à  sac,  fermes, 
usines,  maisons  ruinées,  c'est  un  énorme  capital  détruit  sans 
espoir  de  compensation.  L'esprit  d'entreprise  se  meurt,  le  chô- 
mai; est  partout,  et  la  misère  aiguë.  Il  s'est  organisé  pour  le 
soulagement  des  sinistrés  une  Croix-Blanche  irlandaise,  à  la- 
quelle le  Saint-Siège  a  envoyé  en  mai  dernier,  avec  son  appro- 
bation, une  contribution  de  200  000  lire.  Les  Américains  ont 
fondé  un  Comité  de  secours  dont  le  Président  Harding  a  cha- 
leureusement appuyé   l'appel.   Mais   qu'est-ce  que  cela  devant 


LE    DRAME    IRLANDAIS. 


619 


l'immensité  du  désastre?  L'émigration,  qui  depuis  vingt  ans 
avait  beaucoup  diminué,  reprend  et  s'aecroit;  pour  2  975  émi- 
grants  en  1919,  on  en  a  compté  13  531  en  1920,  et  la  progres- 
sion continue.  L'Irlande  est  en  pleine  voie  de  décadence  éco- 
nomique. Belfast  et  l'Ulster  ne  sont  guère  moins  frappés  que 
le  Sud.  Calcul  ou  non,  la  répression  britannique  a  tendu  à 
l'étouffement,  à  la  paralysie  du  pays  :  elle  y  a  réussi.  Gomment 
l'Irlande  se  relèvera-t-elle? 

On  ne  voit  ainsi  que  trop  ce   que  l'Extrémisme  lui  a  fait 
perdre  de  son  unité  nationale  et  de  ses  forces  vives:  on  ne  peut 
dire  encore  ce  qu'il  lui  aura  fait  gagner  vis-à-vis  de   l'Angle- 
terre. Certes,  qu'Érin  ait  «  tenu  le  coup  »  contre  Albion,  c'est 
un  grand  événement  dans  les  annales  irlandaises,  et  un  grave 
tournant  dans  l'histoire  de  ce  qui  était  hier  encore  le  Royaume- 
Cni.  Que  le  Gouvernement  britannique  en  soit  venu  à  offrir  la 
trêve  à  l'Irlande  insurgée,  en  l'invitant  à  négocier  sur  un  pied 
d'égalité,  c'est  pour  l'Ile-Sœur    une  immense  victoire  morale, 
telle  qu'elle  n'en  a  pas  vu  depuis   1782.  Quel  parti   saura-t-elle 
en  tirer?  Se  laissera-t-elle  entraîner,  par  un  jeu  dangereux  de 
revendications  intransigeantes,  à  provoquer  une    rupture  d'où 
résulterait  presque  nécessairement  une  reprise  des  hostilités  qui 
cette  fois  pourrait  lui  être  à  jamais  fatale?  Saura-t-elle  gagner 
la  paix?  C'est  le  secret  de   demain.   L'heure   est  décisive.  Aux 
Anglais  de  comprendre  qu'il  leur  faut  aller  jusqu'au  bout  de 
leur  sacrifice.  Aux  Ulstériens,    de  qui  un  geste  pourrait  tout 
sauver,  d'entendre   l'appel  d'Érin.   Aux  Irlandais  enfin  de  se 
rendre  compte  que  l'absolu  n'est  pas  de  ce  monde  et  qu'on  perd 
le  possible  à  vouloir  l'impossible.  Puissent-ils,  les  uns  comme 
les  autres,  conscients  de  leur  responsabilité,  dociles  à  la  voix  de 
la  justice  et  de  la  modération,  fonder  dans  l'Ile  Verte  une  œuvre 
de  paix  et  de  conciliation  et  donner  enfin  son  dénouement  au 
drame  irlandais  1 


L.    Paul-Dubois. 


(A  suivre?) 


SOUVENIRS 

DE 

SAINT-DENIS  dit  ALI 

SECOND  MAMELUCK  DE  L'EMPEREUR 


y  m 

LA  MORT  ET  LES  FUNÉRAILLES  DE  L'EMPEREUR 


XVIII.    —   LA   MALADIE 

Ce  fut  vers  les  mois  de  septembre  et  d'octobre  que  l'Empe- 
reur s'aperçut  qu'une  maladie,  qu'on  pouvait  dire  inconnue, 
sembla  vouloir  se  déclarer  chez  lui.  L'incrédulité  de  ceux  qui 
l'entouraient  diminua  à  mesure  des  progrès  presque  insensibles 
de  la  maladie.  Tout  espoir  d'un  meilleur  avenir  s'était  éva- 
noui :  les  prétendues  cinq  années  que  devait  durer  son  exil 
étaient  accomplies  et  aucune  amélioration  ne  venait  adoucir  sa 
malheureuse  existence.  Ne  voyant  plus  de  terme  à  ses  souf- 
frances, il  regardait  la  mort  comme  un  bienfait,  il  l'invoquait 
pour  qu'elle  vînt  le  soustraire  à  la  persécution  incessante  de 
la  Sainte-Alliance. 

Sur  la  fin  de  l'année,  l'Empereur,  commençant  à  sentir  que 
sa  santé  s'altérait  réellement,  eut  moins  d'aptitude  au  travail. 
Ses  promenades,  toutes  courtes  qu'il  les  faisait,  devenaient  plus 
fatigantes,  et  insensiblement  les  traits  de  sa  figure  portèrent 
l'empreinte  de  la  souffrance.  Il  ressentait,  disait-il,  une  douleur 
sourde  intérieure  qui  se  manifestait  plus  particulièrement  la 
nuit.  Il  croyait  avoir  mal  au  foie.  Ses  remèdes  ne  consistaient 

(1)  Voyez  la  lievue  des  15  juin,  1"  juillet,  1er  août  et  \"  septembre. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  621 

qu'en  serviettes  chaudes  qu'il  se  faisait  appliquer  sur  le  côté, 
des  bains  qu'il  prenait  fréquemment,  et  la  diète  qu'il  observait 
de  temps  à  autre.  Longtemps  avant,  on  avait  cru  que  sa  maladie 
n'était  qu'imaginaire   et  que  ce  qu'il   disait  était  calculé  pour 
en  imposer  au   gouverneur,  afin  de  faire  revenir  le  gouverne- 
ment anglais  à  des  sentiments  plus  humains  à  son   égard  et 
déterminer  celui-ci  à  le  laisser  aller  en  Amérique.  Ce  qui  avait 
fait  croire  encore  que  sa  maladie  n'avait  rien  de  réel,  c'est  que, 
dans  des  moments,  il  paraissait  très  souffrant,  et  que  dans  d'autres 
il  était  extrêmement  gai.  En  général,  l'Empereur,  depuis  qu'il 
était  à  Sainte-Hélène,  avait  eu  une  vie  assez  peu  réglée;  mais 
elle  le  fut  bien  moins  encore,  dès  le  moment  que  ses  malaises 
devinrent  plus  sensibles,  plus  positifs  et  plus  fréquents.  Il  devint 
aussi  inégal  dans  son   humeur  que  dans  sa  manière  de  vivre, 
que  dans  son  travail;  tantôt  gai,  tantôt  réfléchi,  absorbé;   un 
jour,  il  était  constamment  hors  de  la  maison,  un  autre  jour 
renfermé  dans  son  intérieur.  Une  ou  deux  semaines,  il  s'adon- 
nait au  travail;  après  quoi  il  restait  des  journées  entières  sur 
son  canapé,  un  livre  à  la  main,  et  cherchant  à  dormir.  Parfois 
il  s'habillait  de  très  bonne  heure,  parfois  il  restait  en  robe  de 
chambre.  Souvent,  de  la  nuit  il  faisait  le  jour  ou  du  jour  la  nuit. 
En  un  mot,  il  agissait  comme  quelqu'un  qui,  étant  dominé  par 
l'ennui,  met  en  usage  tout  moyen  pour  abréger  le  temps. 

Il  était  rare  qu'il  laissât  dormir  tranquillement  une  nuit 
entière  le  valet  de  chambre  de  service;  c'était  un  bain  qu'il 
fallait  lui  préparer,  du  thé  qu'il  fallait  lui  faire,  des  serviettes 
chaudes  à  lui  donner,  des  livres,  des  cartes  qu'il  fallait  aller 
lui  chercher.  Parfois  M.  de  Montholon,  lui  aussi,  était  dérangé 
la  nuit;  c'était  pour  converser,  c'était  pour  écrire  sous  dictée. 
Depuis  le  départ  de  la  comtesse,  M.  de  Montholon  était  devenu 
l'homme  nécessaire  à  l'Empereur.  Constamment,  il  était  à  ses 
ordres,  entièrement  à  ses  volontés  la  nuit  comme  le  jour.  Le 
Grand-Maréchal  avait  bien  aussi  son  tour  de  dérangement,  mais 
ce  n'était  guère  que  le  jour  et  quelquefois  le  soir.  Logeant  à  une 
bonne  portée  de  fusil  de  l'habitation  de  l'Empereur,  et,  l'espace 
étant  obstrué,  la  nuit,  par  les  factionnaires,  il  n'était  pas  sous  la 
main. 

Bien  souvent,  j'ai  vu  le  Grand-Maréchal  rester  des  heures 
entières  dans  la  chambre  de  l'Empereur,  les  volets  fermés,  c'est- 
à-dire  dans  la  plus  grande  obscurité,  devant  le  lit  ou  le  canapé, 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  qu'un  seul  mot  sortit  de  la  bouche  de  l'un  ou  de  l'autre. 
Ce  qui  arrivait  au  Grand-Maréchal  arrivait  également  à  M.  de 
Moutholon  et  à  Marchand.  La  nuit,  c'était  souvent  le  tour  du 
valet  de  chambre  de  service  de  se  trouver  ainsi  avec  l'Empe- 
reur. Aussi,  moi,  pour  m'épargner  la  fatigue  de  rester  sur  mes 
pieds  sans  bouger  de  place,  j'avais  la  précaution  d'avoir  un 
oreiller  et  de  me  coucher  sur  le  tapis  au  pied  du  lit,  ayant 
l'oreille  ouverte  au  plus  petit  bruit  ou  au  premier  mouvement 
que  pouvait  faire  l'Empereur.  Dans  ces  circonstances-ci,  l'Em- 
pereur ne  souffrait  jamais  de  lumière. 

Dans  la  dernière  quinzaine  de  décembre,  l'Empereur  apprit 
la  mort  de  la  princesse  Elisa  :  «  Voilà,  dit-il,  la  première  per- 
sonne de  ma  famille  partie  pour  le  grand  voyage  ;  quelques 
mois  encore,  et  j'irai  la  rejoindre.  Je  serai  le  second,  bien  cer- 
tainement, puisque  je  ne  suis  pas  le  premier.  Le  terme  de  mes 
souffrances  n'est  que  différé.  »  C'était  la  nuit  qu'il  tenait  ce  lan- 
gage. Je  lui  répondis  :  «  Ah!  Sire,  il  faut  espérer  que  la  Pro- 
vidence rétablira  la  santé  de  Votre  Majesté,  et  que  ses  amis 
n'auront  pas  de  sitôt  à  pleurer  sa  perte  ;  c'est  déjà  beaucoup 
pour  eux  de  savoir  votre  personne  dans  les  fers.  Et  nous!  Sire, 
que  deviendrions-nous  si  nous  venions  à  perdre  Votre  Majesté, 
nous  qui  nous  trouvons  si  heureux  de  l'avoir  suivie,  d'être 
auprès  d'elle  et  de  la  servir?  »  Il  articula  quelques  paroles  de 
consolation,  auxquelles  il  ajouta  :  «  Tu  auras  le  bonheur  de  revoir 
ta  famille,  tes  amis,  ton  pays,  la  belle  France.  »  Des  larmes 
roulaient  dans  mes  yeux,  et,  si  j'eusse  osé,  elles  eussent  mouillé 
les  mains  de  mon  maître. 

Au  mois  de  janvier  1921,  l'Empereur  n'était  plus  ce  qu'il 
avait  été  deux  mois  auparavant.  Il  s'affaiblissait  chaque  jour 
davantage.  Sa  figure  s'altérait  sensiblement.  Le  travail  de  ses 
Mémoires  avait  presque  entièrement  cessé,  et,  s'il  travaillait 
encore  un  peu,  c'était  sans  courage.  Il  ne  s'habillait  plus;  il 
restait  en  robe  de  chambre  le  temps  qu'il  n'était  pas  au  lit.  Sa 
île  occupation,  à  bien  dire,  était  la  lecture,  et  encore  fort 
souvent  se  la  faisait-il  faire  par  Marchand.  Parfois,  pour  se  dis- 
traire des  lectures  sérieuses,  il  s'amusait  à  feuilleter  des  romans. 

L'Empereur,  ne  se  souciant  pas  d'aller  se  promener  dehors, 
lit  établir  dans  le  parloir  une  machine  nommée  bascule  et  vul- 
-lirement  tape-cul,  qui  consiste  en  une  longue  pièce  de  bois 
supportée  à  son  milieu  par  un  poteau  entaillé.  Il  espérait  que  le 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  62& 

mouvement  de  monter  et  de  descendre  entretiendrait  ses  forces. 
Les  deux  extrémités  de  la  pièce  de  bois  furent  façonnées  en 
selles  bien  rembourrées,  et  un  T  en  fer  placé  en  avant  pour  les 
mains  du  cavalier.  Comme  l'Empereur  était  d'un  poids  assez 
fort,  on  chargea  le  bout  qui  était  opposé  au  sien  d'une  quantité 
de  plomb  suffisante  pour  qu'il  y  eût  égalité.  C'était  M.  de  Mon- 
tholon  qui  montait  habituellement.  Cet  exercice  convint  à 
l'Empereur  pendant  une  quinzaine  de  jours  environ,  et  ensuite 
il  l'abandonna.  Avant  qu'il  fût  sérieusement  malade,  la  machine 
avait  été  démontée  et  le  plancher  remis  dans  son  premier  état. 

Vers  la  même  époque  que  ci-dessus,  la  nouvelle  maison, 
sauf  quelques  petits  travaux  de  terrassement,  était  terminée 
tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur.  Il  restait  à  compléter  l'ameu- 
blement. Le  gouverneur,  pour  forcer  en  quelque  sorte  l'Empe- 
reur d'aller  prendre  possession  de  cette  habitation,  avait  empêché 
qu'on  fit  des  réparations  aux  vieux  bâtiments  de  Longwood,  qui 
étaient  en  fort  mauvais  état,  et  depuis  longtemps,  il  refusait  du 
linge,  de  la  vaisselle  et  autres  objets  indispensables  du  service; 
il  voulait,  disait-il,  réserver  tout  cela  pour  quand  le  générai 
Bonaparte  serait  à  la  maison  neuve. 

Enfin  l'Empereur,  malgré  le  dégoût  qu'il  éprouvait  à  l'idée 
de  changer  d'habitation,  se  décida  d'aller  prendre  connaissance 
des  lieux  qui  lui  étaient  destinés.  Cette  visite  se  fit  un  dimanche 
matin;  ce  jour-là,  les  ouvriers  ne  travaillaient  pas.  Il  se  fit 
accompagner  de  Marchand.  Il  visita  tout  dans  le  plus  grand 
détail,  loua  la  bonne  disposition  des  appartements,  leur  gran- 
deur et  leur  ensemble;  mais  il  trouva  son  logement  peu  com- 
mode pour  son  service  ;  il  s'y  trouvait  trop  isolé  de  ses  valets 
de  chambre,  qu'il  aimait  à  avoir  sous  la  main.  Selon  l'usage 
anglais,  tout  était  sacrifié  au  maître.  Excepté  quelques  greniers; 
qui  étaient  au-dessus  de  ses  chambres,  il  n'y  avait  pas  un  endroit 
autour  de  lui  où  Marchand  pût  être  logé  convenablement. 

Après  avoir  tout  parcouru,  tout  examiné,  l'Empereur  rentra 
chez  lui  et  dit  à  M.  de  Montholon  ce  qu'il  désirait  que  l'on  fit 
pour  avoir  auprès  de  lui  deux  personnes  de  son  service  d'inté-, 
rieur,  Marchand  et  moi.  Les  détails  de  ce  que  voulait  l'Empe- 
reur furent  transmis  au  gouverneur.  Les  ouvriers  avaient  à 
peine  terminé  les  changements  que  l'Empereur  avait  prescrits,, 
lorsque  la  maladie  qui  devait  nous  l'enlever  prit  un  caractère 
fort  sérieux. 


()2i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Empereur  sentait  ses  forces  diminuer  chaque  jour;  mais  il 
croyait  devoir  attribuer  cet  affaiblissement  prolongé,  cet  engour- 
dissement incessant  au  défaut  d'exercice.  Quoique  déjà  dans  un 
étal  de  santé  fort  critique,  il  décida,  pour  ranimer  ses  forces, 
de  faire  tous  les  jours  une  promenade  en  calèche.  Ceci  dura 
une  quinzaine.  Il  faisait  deux  ou  trois  fois  le  tour  du  bois  au 
galop  des  chevaux;  mais  cette  vitesse  de  la  voiture  finit  par  le 
fatiguer  à  un  tel  degré  qu'il  ne  voulut  plus  aller  qu'au  pas.  En 
dernier  lieu,  il  ne  voulait  plus  que  la  calèche  vint  le  chercher;  il 
allait  lui-même  la  prendre  aux  écuries.  Il  s'efforçait  ainsi  à 
entretenir  le  peu  de  forces  qui  lui  restaient.  Lorsqu'il  se  sentait 
trop  faible  pour  marcher  seul,  il  prenait  le  bras  de  M.  de  Mon- 
tholon  qui  l'accompagnait  habituellement,  ou  celui  de  Marchand, 
si  le  comte  n'était  pas  encore  arrivé,  et  allait  ainsi  gagner  les 
écuries.  Sa  promenade  durait  environ  une  heure;  il  la  faisait 
avant  le  diner,  qui  était  alors  vers  les  trois  ou  quatre  heures. 

En  rentrant  de  sa  promenade,  il  passait  au  salon  et  se 
couchait  sur  son  canapé  que  l'on  avait  reculé  devant  la  console, 
et  là,  comme  un  homme  anéanti,  il  restait  quelques  minutes 
pour  prendre  haleine  et  se  reposer.  Pendant  ce  temps  on  pré- 
parait son  couvert.  «  Laissez,  laissez-moi  respirer,  »  disait-il 
à  Pierron  et  à  moi,  et,  portant  alternativement  les  yeux  sur 
M.  de  Montholon  et  sur  nous,  il  ajoutait  :  «  Je  ne  sais  ce  que 
j'ai  à  l'estomac;  la  douleur  que  je  ressens  est  comme  celle 
que  ferait  un  couteau  qu'on  y  aurait  enfoncé  et  qu'on  se  plairait 
à  remuer.  »  Quand  il  était  un  peu  reposé,  il  faisait  approcher 
la  table  et  se  mettait  en  devoir  de  manger.  La  faim  qui  l'avait 
tourmenté  pendant  la  promenade,  le  tourmentait  encore 
lorsqu'il  étendait  sa  serviette  sur  lui;  mais  il  n'avait  pas  plus  tôt 
porté  à  sa  bouche  les  premières  cuillerées  de  son  potage,  que 
l'appétit  disparaissait  tout  à  coup.  Il  continuait  de  manger 
cependant,  mais  sans  plaisir,  sans  besoin.  Il  ne  trouvait  rien  de 
bon  ;  tout  lui  répugnait,  excepté  quelques  très  minces  lèches  de 
pain  trempées  dans  du  jus  de  gigot,  quelques  petites  cuillerées 
de  gelée  de  viande  et  quelques  rouelles  de  pommes  de  terre 
frites.  Pour  boisson,  il  ne  prenait  qu'un  demi-verre  de  vin 
mêlé  à  autant  d'eau.  Une  goutte  de  café  terminait  le  repas.  Il  se 
recouchait  sur  son  canapé,  où  il  restait  environ  une  heure,  et 
allait  ensuite  se  mettre  au  lit. 

Depuis  que  l'Empereur  vivait  dans  cet   état  de  malaise,  il 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  625 

n'avait  plus  le  courage  de  s'habiller.  Quand  il  voulait  sortir  en 
voiture,  il  gardait  son  pantalon  et  ses  pantoufles  et  remplaçait 
>a  robe  de  chambre  par  une  redingote  verte,  et  son  madras  par 
un  chapeau  rond. 

Dans  la  matinée  de  chaque  jour,  il  allait  prendre  l'air  sous 
son  berceau,  où  il  faisait  une  petite  promenade,  et  s'asseyait  sur 
son  pliant-fauteuil  lorsqu'il  sentait  fléchir  ses  jambes.  Il  répétait 
souvent  :  «  Ah  !  moi!  pauvre  moi  I  »  et,  tournant  les  yeux  sur 
celui  ou  ceux  qui  étaient  auprès  de  lui,  il  débitait  ces  vers 
que  Voltaire  met  dans  la  bouche  de  Lusignan  : 

Mais  à  revoir  Paris  je  ne  dois  plus  prétendre. 

Vous  voyez  qu'au  tombeau  je  suis  prêt  à  descendre  : 

Je  vais  au  Roi  des  rois  demander  aujourd'hui 

Le  prix  de  tous  les  maux  que  j'ai  soufferts  pour  lui  ! 

et  il  les  prononçait  avec  l'accent  d'un  homme  qui  a  perdu  toute 
espérance,  et  de  manière  à  imprimer  dans  le  cœur  des  assis- 
tants ce  qu'il  ressentait  lui-même.  Il  pouvait  apercevoir  sur  le 
visage' et  dans  les  yeux  de  chacun  quel  effet  produisaient  dans 
leur  cœur  ces  paroles  sorties  de  sa  bouche. 

Dans  un  temps  plus  heureux,  mais  cependant  dans  un 
moment  fort  critique,  on  l'avait  entendu  sur  le  champ  de 
bataille  prononcer  ceux-ci  : 

Et  dans  les  factions  comme  dans  les  combats, 
Du  triomphe  à  la  chute  il  n'est  souvent  qu'un  pas. 
J'ai  servi,  commandé,  vaincu  quarante  années  ; 
Du  monde,  entre  mes  mains,  j'ai  vu  les  destinées, 
Et  j'ai  toujours  connu  qu'en  chaque  événement 
Le  destin  des  États  dépendait  d'un  moment. 

L'état  de  langueur  et  d'affaiblissement,  dans  lequel  se  voyait 
l'Empereur  et  dont  il  ne  pouvait  s'expliquer  la  cause,  le  déter- 
mina à  se  faire  mettre  des  vésicatoires  aux  bras.  Il  croyait  par 
cette  application  prévenir  une  maladie  qui  semblait  vouloir 
s'annoncer  comme  fort  sérieuse.  Mais  ces  vésicatoires  ne  pro- 
duisirent aucun  effet  et  se  séchèrent.  Quelques  jours  après,  il  les 
fit  remplacer  par  un  cautère  qui,  à  son  tour,  n'eut  rien  d'efficace. 
Malgré  l'inutilité  de  celui-ci,  il  le  conserva,  espérant  qu'avec  le 
temps  ce  moyen,  qu'il  pensait  être  souverain,  aurait  un  résultat 
favorable,  d'après  l'expérience  qu'il  en   avait  faite  dans  diffé- 

TOMB    LXV.    —    1921.  40 


626  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentes  circonstances.  Mais,  bien  que  la  maladie  ne  fût  pas 
réellement  prononcée  et  caractérisée,  le  mal  était  invariable- 
ment fixé  et  tout  ce  que  l'on  faisait  pour  rendre  l'Empereur  à  la 
santé  ne  pouvait  avoir  aucun  pouvoir  sur  la  volonté  du  Ciel. 

L'abbé  Buonavita,  le  plus  âgé  des  deux  prêtres,  était,  depuis 
quelques  mois,  perclus  de  ses  membres  et  à  tel  point  qu'il 
n'avait  plus,  à  vrai  dire,  le  pouvoir  de  sortir  de  sa  chambre.  On 
craignait  chaque  matin  de  le  trouver  mort.  Un  jour  l'Empereur 
le  fit  appeler  et  lui  fit  comprendre  qu'il  serait  plus  convenable 
et  plus  prudent  de  retourner  en  Europe,  que  de  rester  a  Sainte- 
Hélène,  dont  le  climat  devait  être  très  préjudiciable  à  sa  santé 
et  que,  fort  probablement,  celui  d'Italie  prolongerait  ses  jours. 
Puis,  il  fit  écrire  à  la  famille  impériale  pour  qu'elle  eût  à 
lui  faire  une  pension  de  trois  mille  francs.  L'abbé,  en  remer- 
ciant l'Empereur  de  ses  bontés,  lui  exprima  tout  le  regret  qu'il 
ressentait  de  ne  pas  finir  les  jours  qui  lui  restaient  auprès  de 
celui  auquel  il  avait  fait  le  sacrifice  de  sa  vie.  Ce  pauvre  vieil- 
lard était  alors  loin  de  penser  que,  peu  de  temps  après  son 
arrivée  en  Europe,  il  apprendrait  la  mort  de  son  bienfaiteur. 
Avant  son  départ  pour  Jamestown,  M.  Buonavita  fit  une  der- 
nière visite  à  l'Empereur  qui  lui  donna  diverses  instructions 
pour  être  transmises  à  la  famille,  et  le  chargea  probablement 
d'une  mission  auprès  du  Saint-Père. 

Plus  l'Empereur  allait,  plus  sa  figure  s'altérait  et  plus  ses 
forces  diminuaient.  Il  était  visible,  et  très  visible,  que  chez  lui 
le  principe  de  la  vie  s'amoindrissait  peu  à  peu  et  que  le  terme 
de  son  existence  n'était  pas  éloigné.  M.  de  Montholon  était  plus 
fréquemment  auprès  de  lui  et  le  Grand- Maréchal  venait  tous 
les  jours  passer  quelques  heures  dans  la  matinée  et  dans  le 
courant  de  la  journée. 

Un  jour,  c'était  deux  mois  environ  avant  sa  mort,  l'Empe- 
reur était  dans  le  parloir,  M.  de  Montholon  était  avec  lui;  il 
demande  son  diner,  qui  lui  est  servi  peu  de  moments  après. 
Pierron  et  moi,  nous  le  servons.  Il  mange  son  potage,  qui,  je 
crois  me  rappeler,  était  un  vermicelle.  A  peine  l'a-t-il  fini  qu'il 
a  des  nausées.  M.  Antommarchi  fut  appelé.  Il  ne  vint  qu'un 
quart  d'heure  ou  une  demi-heure  après  et  ne  vit  rien  autre 
chose  que  le  résultat  d'une  indisposition  passagère.  Le  lende- 
main, même  vomissement  que  la  veille  et  à  peu  près  à  la 
même  heure.  Antommarchi  fut  encore  appelé;  mais  il  ne  donna; 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  627 

pas  d'autres  raisons  que  celles  qu'il  avait  données  la  veille.  Les 
jours  suivants  ressemblèrent  aux  deux  précédents,  avec  cette 
différence  que  les  vomissements  devinrent  plus  fréquents- 
Chaque  fois,  on  examinait  le  contenu  du  bassin  et,  comme  pré- 
cédemment, on  n'y  apercevait  rien  d'extraordinaire.  Mais  plus 
tard,  on  y  remarqua  quelques  filaments  de  sang,  dont  chaque 
jour  la  quantité  augmenta. 

Un  jour,  Antommarchi  fut  appelé  au  moment  du  diner  de 
l'Empereur.  Je  ne  me  rappelle  plus  s'il  vint  immédiatement, 
car  parfois  il  allait  se  promener  au  camp.  Peut-être,  ce  jour-là, 
y  avait-il  été.  L'Empereur  lui  demanda  si,  dans  les  conversa- 
tions qu'il  avait  avec  les  médecins  militaires,  il  parlait  de  lui, 
Napoléon,  de  sa  maladie  et  s'il  se  consultait  avec  eux;  que, 
de  leurs  discussions  il  pourrait  peut-être  résulter  quelques 
éclaircissements  sur  les  causes  de  sa  maladie  et  découvrir  les 
moyens  de  combattre  celle-ci.  Antommarchi,  au  lieu  d'accepter 
comme  une  leçon  ce  que  lui  disait  l'Empereur,  répondit  je  ne 
me  rappelle  plus  quoi,  en  se  mettant  à  rire,  ce  qui  pouvait  se 
traduire  par  ceci  :  «  Us  n'ont  rien  à  m'apprendre;  mes  connais- 
sances sont  supérieures  aux  leurs.  »  L'Empereur  fut  tellement 
outré  du  ris  et  des  paroles  du  docteur,  qu'il  lui  dit  les  choses 
les  plus  dures  qu'une  bouche  puisse  exprimer.  Il  ajouta  :  «  Les 
médecins  du  camp  ayant  beaucoup  voyagé,  doivent  être  des 
hommes  pleins  d'expérience,  »  et  que  c'était  être  par  trop  pré- 
somptueux que  de  dédaigner  leur  savoir.  Cette  scène  fut  la 
plus  forte  de  celles  que  j'eusse  vues,  et  où  Antommarchi  fut 
le  plus  malmené  par  l'Empereur.' 

Lorsque  le  docteur  avait  mis  les  vésicatoires  aux  bras  de 
l'Empereur,  il  avait  oublié  ou  n'avait  pas  eu  le  soin  de  raser 
la  place  où  il  devait  les  poser;  aussi,  toutes  les  fois  qu'il  fallait 
les  panser,  l'Empereur  se  plaignait-il  du  mal  qu'on  lui  faisait. 
Effectivement  les  poils  qui  s'attachaient  à  l'emplâtre  lui  cau- 
saient de  ces  petites  souffrances  qui  l'ennuyaient  et  l'irritaient, 
ce  que  le  docteur  aurait  pu  si  facilement  lui  épargner. 

Quand  le  docteur  était  demandé  le  matin,  l'Empereur  lui 
présentait  son  poignet  pour  se  faire  tâter  le  pouls.  Souvent 
Antommarchi  avait  les  mains  froides,  et  l'Empereur,  sentant 
des  doigts  glacés,  retirait  aussitôt  sa  main  en  disant  :  «  Vous 
me  gelez.  Chauffez-vous  donc  les  mains  avant  de  me  toucher.  » 

Pendant  la  première  phase  de  sa  maladie,  l'Empereur  faisait 


N 


G2S 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fréquemment  appeler  Antommarchi.  Quand  un  de  nous  allait 
chez  lui  pour  lui  dire  que  Sa  Majesté  le  demandait,  le  plus  sou- 
vent le  docteur  était  hors  de  Longwood,  ou  chez  Mms  Bertrand. 
Lorsqu'on  rendait  compte  qu'Antommarchi  était  sorti,  l'Empe- 
reur manifestait  son  mécontentement.  Dès  que  le  docteur  était 
informé  qu'on  avait  été  chez  lui,  il  accourait  et  l'Empereur  ne 
manquait  pas  de  lui  donner  un  savon.  Très  souvent,  le  soir, 
il  allait  chez  Mme  Bertrand,  et  c'était  justement  le  moment  où 
l'Empereur  l'envoyait  chercher.  Une  fois,  l'Empereur,  fort  con- 
trarié de  l'avoir  longtemps  attendu,  lui  dit  avec  humeur  : 
«  Vous  venez  chez  moi  comme  si  vous  faisiez  une  visite  à  trente 
sous.  Ici,  vous  êtes  à  mon  service  et  à  mes  ordres.  Si  Larrey 
était  à  Sainte-Hélène,  il  ne  quitterait  pas  le  chevet  de  mon 
lit  :  il  coucherait  là,  sur  le  tapis.  Quand  je  vous  envoie  chercher, 
c'est  que  j'ai  besoin  de  vous  et  vous  devez  vous  rendre  immé- 
diatement auprès  de  moi.  C'est  chez  vous  que  vous  devez  être 
et  non  ailleurs,  etc.  »  Antommarchi,  après  cette  mercuriale, 
aurait  dû  se  tenir  pour  averti;  mais,  soit  ennui  de  rester  dans 
sa  chambre,  soit  toute  autre  cause,  il  n'en  continuait  pas  moins 
de  s'absenter,  et  il  en  fut  ainsi  pendant  presque  tout  le  temps 
que  dura  la  maladie  de  l'Empereur;  aussi  cette*  conduite,  si 
peu  raisonnable,  excitait-elle  de  plus  en  plus  la  mauvaise 
humeur  de  l'Empereur. 


*    * 


Depuis  le  premier  vomissement,  bon  nombre  de  jours 
s'étaient  écoulés  sans  que  l'Empereur  éprouvât  aucun  change- 
ment dans  son  état.  Enfin  quarante  et  quelques  jours  avant  sa 
mort.se  promenant  péniblement  dans  son  salon,  il  ressentit  un 
frisson  qui  le  parcourait  dans  tous  les  sens.  Ne  pouvant  plus  tenir 
sur  ses  pieds,  il  se  mit  au  lit  qu'on  eut  soin  de  bassiner;  on  lui 
mit  des  serviettes  chaudes  aux  pieds  et  sur  le  ventre,  et  peu  à 
peu  une  légère  fièvre  s'empara  de  lui  et  se  continua  ainsi  presque 
sans  interruption  jusqu'à  la  fin.  Dans  cet  état  de  transpiration, 
il  se  faisait  changer  de  gilet  de  flanelle,  de  chemise  et  de  madras, 
toutes  les  fois  qu'il  se  sentait  en  moiteur,  ce  qui  arrivait  cinq 
ou  six  fois  le  jour  et  autant  la  nuit. 

Le  gouverneur,  ayant  été  informé  que  l'Empereur  était 
malade,  paraissait  fort  inquiet,  rapporta-t-on  ;  il  voulait  qu'on 
laissât    enlr..T   chez  le    malade   l'officier    d'ordonnance    ou    un 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  629 

médecin.  Le  Grand-Maréchal  et  M.  de  Montholon  se  trouvèrent 
fort  embarrassés  quand  ils  connurent  celte  volonté  presque 
impérative  du  gouverneur.  Enfin  l'un  et  l'autre,  après  avoir 
longtemps  réfléchi  et  s'être  consultés,  se  décidèrent,  en  prenant 
beaucoup  de  précautions,  à  faire  entendre  à  l'Empereur  que, 
dans  l'état  où  il  se  trouvait,  ils  croyaient  nécessaire  la  présence 
d'un  médecin  qui  aidât  de  ses  conseils  le  docteur  Antommarchi. 
«  Deux  avis  valent  mieux  qu'un,  »  dit  le  Grand-Maréchal.  Contre 
leur  attente,  l'Empereur  consentit  à  admettre  chez  lui  un 
médecin  anglais.  Ils  lui  parlèrent  du  docteur  Arnott,  médecin 
du  20e  régiment,  qui  était  au  camp  et  dont  l'Empereur  avait 
entendu  parler  avant  d'être  sérieusement  malade.  Dès  qu'il  se 
fut  prononcé,  ces  messieurs,  par  l'entremise  de  l'officier  d'ordon- 
nance, envoyèrent  chercher  le  docteur,  qui  ne  se  fit  pas  long- 
temps attendre,  et  ils  l'introduisirent  chez  l'Empereur  qui  le 
vit  avec  plaisir. 

M.  Arnott,  vêtu  d'une  grande  redingote  bleue,  était  d'une 
assez  haute  taille;  il  était  déjà  sur  l'âge  et  avait  de  la  gravité 
dans  le  maintien.  Il  avait  beaucoup  voyagé,  paraissait  homme 
fort  instruit  et  plein  d'expérience.  Il  inspira  de  la  confiance  à 
l'Empereur.  La  première  entrevue  se  passa  très  bien.  Après 
s'être  consultés,  les  deux  médecins  ordonnèrent  des  délayants. 
Chaque  jour,  le  médecin  anglais  venait  visiter  l'Empereur. 
Mais,  quoi  que  fissent  et  ordonnassent  les  deux  médecins,  la 
position  du  malade  ne  s'améliorait  pas;  les  vomissements  conti- 
nuaient. On  remarquait  dans  ce  que  l'Empereur  rejetait,  beau- 
coup de  bile  mêlée  de  petits  filaments  de  sang  caillé. 

Bien  avant  que  l'Empereur  se  fut  alité,  Noverraz  était 
retenu  au  lit  (par  une  maladie  de  cœur,  à  ce  que  je  puis  me 
rappeler),  et  le  garda  pendant  tout  le  temps  de  la  maladie  de 
l'Empereur.  Dès  lors,  le  service  de  nuit  avait  du  être  fait  par 
Marchand  et  par  moi. 

Le  jour,  l'Empereur  couchait  dans  sa  petite  chambre  à 
coucher  et  la  nuit  dans  son  cabinet.  Dans  le  courant  de  la 
nuit,  temps  pendant  lequel  il  avait  presque  constamment  la 
fièvre  et  par  conséquent  était  en  transpiration,  il  faisait  changer 
fréquemment  son  gilet  de  flanelle  et  son  madras.  Celui  qui 
était  de  service  se  tenait  dans  la  pièce  même  où  était  l'Em- 
pereur, assis  sur  une  chaise,  à  deux  pas  du  lit,  à  attendre  qu'il 
demandât  qu'on  le  changeât  de  gilet  et  de  madras,  ou  qu'on  lui 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donnât  à  boire.  11  ne  permettait  pas  que  l'on  eût  de  la  lumière  3 
le  flambeau  couvert,  où  il  ne  brûlait  qu'une  bougie,  était  caché 
dans  la  pièce  voisine  (la  chambre  à  coucher),  Je  sorte  qu'on 
n'était  éclairé  que  par  une  très  faible  lueur,  qui  ne  permettait 
pas  toujours  de  voir  ce  que  l'on  avait  a  faire.  On  allait  à 
tâtons  pour  ainsi  dire.  Une  nuit,  après  avoir  ôté  à  l'Empereur 
son  gilet  de  flanelle  et  lui  avoir  essuyé  le  dos  et  les  côtes  avec 
ce  même  gilet,  je  m'embrouillai  en  lui  passant  l'autre  gilet, 
gêné  que  j'étais  par  l'oreiller  et  ne  voyant  pas  assez  clair.  Le 
gilet  n'étant  pas  mis  aussi  bien  ni  aussi  vite  qu'il  le  fallait, 
il  s'impatienta,  s'emporta,  me  dit  quelques  mots  dont  je  ne  me 
souviens  plus,  et  m'envoya  chercher  Marchand,  ce  que  je  fis 
immédiatement,  et  Marchand,  étant  arrivé,  acheva  ce  qui 
restait  à  faire.  Parfois,  dominé  par  la  crainte  de  mal  faire,  j'étais 
maladroit  et  l'Empereur  était  très  prompt.  Les  nuits  précé- 
dentes, cependant,  tout  avait  été  pour  le  mieux,  et,  cette 
fois-ci,  je  m'y  étais  pris  de  la  même  manière  que  précédemment. 

Le  lendemain,  mon  service  changea.  Je  fus  remplacé  par 
M.  de  Montholon,  et  lui  et  Marchand  se  partagèrent  la  nuit;  le 
premier  veillait  jusqu'à  minuit  ou  une  heure,  et  le  second  de- 
puis cette  heure  jusqu'au  matin;  moi,  je  ne  fus  plus  que  pour 
préparer  ce  qu'il  fallait  à  l'Empereur  et  aider  à  ces  messieurs. 
Dès  lors,  ce  ne  fut  plus  qu'accidentellement  qu'il  m'arriva  de 
faire  quelque  chose  autour  de  sa  personne.  Cependant  je  le  gar- 
dais en  l'absence  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  messieurs. 

L'Empereur,  après  quelques  visites  du  docteur  Arnott, 
voyant  qu'il  n'éprouvait  aucun  soulagement,  lui  demanda  un 
jour,  à  la  suite  de  force  questions  faites  sur  ses  campagnes,  ses 
voyages,  sa  famille,  sa  fortune,  s'il  mourrait  de  la  maladie  qui 
le  retenait  là  au  lit  et  combien  de  chances  pour  qu'il  revint  à 
la  santé,  et  combien  de  chances  contre.  Le  docteur  répondit 
qu'il  n'y  avait  pas  de  doute  que  les1  chances  favorables  fussent 
les  plus  nombreuses.  Mais  l'Empereur,  qui  sentait  sa  position, 
pensant  que  si  M.  Arnott  parlait  ainsi,  c'était  une  de  ces  pré- 
cautions en  usage  chez  les  médecins  pour  ne  pas  détruire  toute 
■  -pérance  dans  l'esprit  du  malade,  lui  dit  :  «  Ne  craignez  pas 
de  parler,  docteur;  vous  avez  affaire  à  un  vieux  soldat  qui  aime 
la  franchise.  Dites...,  que  pensez-vous  de  moi?  »  Le  docteur 
continua  de  parler  dans  le  même  sens  qu'il  avait  commencé, 
eherebant  à  éloigner  de  la  pensée  du  malade  tout  ce  qui  pou- 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI. 


631 


vait  être  de  nature  à  lui  faire  pressentir  une  fin  prochaine. 
M.  Arnott  ne  parlant  pas  français,  le  Grand-Maréchal  servait 
ordinairement  d'interprète. 

Pendant  le  jour,  celui  qui  veillait  l'Empereur  se  tenait 
debout  devant  son  lit,  un  mouchoir  à  ia  main,  et  chassait  les 
mouches  pour  qu'elles  ne  vinssent  pas  troubler  l'assoupisser 
ment  très  léger  dans  lequel  il  se  trouvait  plongé  presque  con- 
tinuellement. 

L'Empereur  étant  resté  quinze  ou  vingt  jours  sans  se  faire 
la  barbe,  voulut  se  raser.  C'était  la  première  fois,  depuis  qu'il 
était  alité.  Quoique  peu  commodément  dans  son  lit  pour  faire 
une  telle  besogne,  il  y  parvint  en  s'armant  de  courage.  Pour 
lui  donner  le  jour  nécessaire,  on  avait  roulé  le  lit  au  milieu  de 
la  chambre,  afin  qu'il  pût  se  raser  comme  tl  en  avait  l'habi- 
tude. Dès  que  la  barbe  fut  faite,  je  remarquai  que  la  figure  de 
l'Empereur  n'était  plus  ce  qu'elle  avait  été  quinze  ou  vingt 
jours  auparavant;  elle  était  très  altérée  et  fort  amaigrie.  Peu  de 
temps  avait  suffi  pour  le  changer  considérablement.  Ce  n'était 
plus  le 'même  homme.  Ses  membres  aussi  avaient  perdu  de  leur 
rondeur;  ses  cuisses  étaient  diminuées  d'un  bon  tiers,  ses  mollets 
fondus,  ses  mains  étaient  moins  potelées  et  ses  doigts  plus  effilés. 

Chaque  jour,  pour  prendre  un  peu  l'air,  il  se  levait  à 
l'heure  de  la  chaleur,  se  mettait  dans  sa  bergère  à  joues  qu'il 
faisait  placer  près  de  la  porte  vitrée  du  jardin-parterre  et  res- 
tait là  quelques  heures.  Dès  qu'il  se  sentait  fatigué,  il  se  recou- 
chait. Ses  boissons  étaient  de  l'orgeat,  du  sirop  de  groseille  et 
quelques  autres  rafraîchissements. 

Pour  se  distraire  un  peu,  lorsqu'il  était  au  lit,  il  se  faisait 
faire  la  lecture  par  Marchand.  Un  jour  il  se  fit  lire  les  Mémoires 
du  général  Du  mouriez,  et  je  crois  que  ce  fut  la  dernière  lecture 
de  ce  genre  qu'il  se  fit  faire. 

Vers  le  commencement  de  la  dernière  quinzaine  de  son  exis- 
tence, l'Empereur  ne  voulut  plus  coucher  la  nuit  dans  son 
cabinet  ;  il  trouvait  qu'il  n'y  avait  pas  assez  d'air.  Il  donna 
l'ordre  de  placer  son  lit  dans  le  salon  entre  les  deux  fenêtres. 
Celui  de  la  chambre  à  coucher  était  placé  de  la  même  manière. 
Il  s'y  trouva  beaucoup  mieux.  Le  soir,  à  l'aide  de  ses  bras  passés 
sur  les  épaules  de  M.  de  Montholon  et  de  Marchand,  les  tenant 
par  le  cou,  il  se  transportait  d'une  pièce  dans  l'autre,  et,  le 
lendemain  matin,  il  revenait  se  mettre  dans  le  lit  de  sa  chambre. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  qu'il  n'attrapât  pas  quelque  coup  d'air  à  son  passage 
dans  la  salle  à  manger,  on  développait  les  deux  paravents  pour 
envelopper  la  porte  de  sa  chambre  et  celle  du  salon. 

Ce  fut  peu  avant  les  premiers  jours  de  cette  même  dernière 
quinzaine  que  l'Empereur  s'occupa  de  son  testament  et  des  codi- 
cilles qui  y  font  suite.  Ce  fut  dans  sa  petite  chambre  à  coucher 
qu'il  écrivit  ces  derniers  actes  de  sa  volonté.  M.  de  Montholon 
m'avait  fait  préparer  des  plumes  et  du  papier.  L'Empereur,  ne 
voulant  pas  être  dérangé  dans  son  travail,  me  fit  donner  l'ordre 
par  le  comte,  avec  qui  il  devait  travailler,  que  j'eusse  à  rester 
dans  l'antichambre  et  que  je  ne  laissasse  pénétrer  personne 
dans  ses  chambres.  Marchand,  devant  rester  dans  le  cabinet, 
reçut  la  même  consigne.  Le  verrou  fut  mis,  je  crois,  à  la  porte 
de  communication  du  cabinet  à  la  salle  de  bain.  Quand  ces  dis- 
positions furent  faites,  l'Empereur  dicta  à  M.  de  Montholon 
tous  les  articles  de  son  testament.  Lorsque  la  dictée  du  jour  était 
finie,  M.  de  Montholon  mettait  au  net  ce  qu'il  venait  d'écrire, 
et  c'était  d'après  cette  copie  que  l'Empereur  écrivait.  Il  en  fut 
ainsi  de  tout  ce  que  l'Empereur  eut  à  dicter  et  à  écrire.  Cette 
besogne  dura  de  huit  à  dix  jours  et  chaque  jour  la  même  con- 
signe fut  donnée.  Ce  travail  fut  extrêmement  pénible  pour 
l'Empereur,  dont  les  forces  s'en  allaient  à  vue  d'œil.  De  temps 
en  temps,  pour  les  rappeler,  il  prenait  quelques  gouttes  de  vin 
de  Constance  :  il  ne  cessait  d'écrire  que  lorsqu'il  se  sentait  par 
trop  fatigué,  et,  le  lendemain,  il  se  remettait  à  l'œuvre.  Il  alla 
ainsi  jusqu'à  ce  qu'il  eût  terminé  tout  ce  qu'il  voulait  faire. 

Les  testament  et  codicilles  signés  et  scellés  furent  mis  sous 
enveloppes,  après  quoi  l'Empereur  fit  appeler  le  Grand-Maréchal 
et  l'abbé  Vignaly,  et  leur  ordonna,  ainsi  qu'à  M.  de  Montholon 
et  à  Marchand,  d'apposer  leurs  cachets  sur  les  fermetures  des 
enveloppes  principales.  Le  tout  fut  confié  à  la  garde  de  Mar- 
chand, à  qui  l'Empereur  dit  dans  quelles  mains  il  devait 
remettre  le  paquet  lorsque  lui,  Napoléon,  aurait  rendu  le 
'l'-rnier  soupir.  Marchand  avait  par  devers  lui  tous  les  bijoux 
précieux,  c'est-à-dire  les  tabatières  et  différents  autres  objets  à 
l'usage  de  l'Empereur  et,  je  crois,  le  collier  de  diamants  que  la 
reine  Hortense  avait  donné  à  l'Empereur  lors  du  départ  de  la 
Malmaison.  Ce  dernier  objet,  Sa  Majesté  le  remit  en  mains  pro- 
pres à  Marchand  et  le  lui  donna  en  toute  propriété,  pour  que 
celui-ci  se    trouvât   garanti  contre    toutes  les  éventualités.   Il 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  633 

craignait  que  l'exécution  de  ses  dernières  volontés  n'éprouvât 
quelque  obstacle,  soit  de  la  part  du  gouvernement  français,  soit 
de  la  part  de  tout  autre.  Le  Grand-Maréchal  eut  les  armes  en 
dépôt  et  M.  de  Montholon  les  papiers,  l'argenterie,  la  porcelaine 
et,  je  crois,  tout  l'argent  que  l'Empereur  avait  à  Longwood. 

Vers  le  milieu  de  la  dernière  quinzaine,  on  aperçut  le  soir 
vers  l'Ouest  une  petite  comète  presque  imperceptible;  elle  avait, 
disait-on,  une  très  longue  chevelure  (pour  moi,  je  n'ai  rien  vu 
de  cette  comète  et  de  sa  chevelure);  elle  était  visible  vers  les 
sept  ou  huit  heures  et  se  montrait  à  l'horizon.  Quand  l'Empe- 
reur apprit  cette  apparition,  il  dit  :  «  Elle  vient  marquer  le 
terme  de  ma  carrière.  »  Cette  comète,  après  avoir  paru  plusieurs 
soirées  de  suite,  ne  fut  plus  visible.  Quelques  jours  après,  il 
y  eut  un  coup  de  mer  épouvantable  qui  dura  deux  ou  trois 
jours,  renversant  les  digues  et  enlevant  quelques  personnes 
qui  étaient  sur  le  quai.  Plusieurs  bâtiments  perdirent  leurs 
ancres  et  furent  contraints  de  prendre  le  large  pour  éviter  le 
danger  de  venir  se  briser  contre  les  rochers.  Des  officiers  de 
marine  qui  étaient  à  terre,  ne  pouvant  mettre  un  canot  à  la  mer 
pour  rejoindre  leurs  équipages,  furent  obligés  d'attendre  pour  se 
rembarquer  que  le  coup  de  vent  eût  cessé.  Il  semblait  que  le 
ciel  et  la  terre  voulussent  marquer  par  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire le  t  rme  d'une  grande  vie. 

Cinq  ou  six  jours  avant  sa  mort,  l'Empereur,  qui  alors  était 
à  demeure  dans  le  salon,  fit  appeler  l'abbé  Vignaly  et  eut  avec 
lui  un  entretien.  C'était  le  soir,  à  ce  que  je  puis  me  rappeler. 
Dire  ce  qui  s'est  passé  dans  cet  entretien,  c'est  ce  que  personne 
n'a  su.  Cependant  on  rapporta  que  l'intention  de  l'Empereur 
était  que  l'on  fit  connaître  dans  le  public  qu'il  avait  été  admi- 
nistré ou  qu'il  avait  fait  ses  dévotions.  M.  Vignaly  a  emporté  la 
vérité  dans  la  tombe. 

Pendant  les  dernières  et  bien  tristes  soirées,  presque  tous 
les  Français  étaient  réunis  autour  du  lit  de  l'Empereur  et  cha- 
cun d'eux  ambitionnait  un  regard  de  son  malheureux  maître. 
L'Empereur,  apercevant  Pierron,  qui  était  à  portée  de  sa  vue, 
lui  dit,  en  l'appelant  par  son  nom  :  «  Tu  diras  à  tous  mes 
domestiques  que  je  les  ai  rendus  riches.  »  Ces  paroles  produis 
sirent  un  tel  effet  sur  les  assistants  que  les  larmes  se  mon- 
trèrent dans  les  yeux  de  tous,  et  chacun  sembla  lui  dire  : 
<(  Sire!  gardez  vos  richesses;  nos  souhaits  sont  que  vous  reveniez 


G34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

it  la  saute  et  que  longtemps  vous  viviez  au  milieu  de  nous.  » 
Une  des  soirées  suivantes,  l'Empereur  eut  une  fièvre  assez 
forte  pour  lui  donner  le  transport.  Il  demanda  à  Pierron,  qui 
avait  été  en  ville  dans  la  journée,  d'où  venait  le  bâtiment 
arrivé  le  matin  (effectivement,  il  en  était  arrivé  un).  «  Sire,  il 
vient  du  Cap,  répondit  Pierron.  —  Qu'a-t-il  rapporté?...  A-t-il  des 
oranges?  —  Oui,  Sire.  —  Il  faut  en  prendre  plusieurs  douzaines. 

—  Sire,  j'en  ai  pris.  »  A  différentes  reprises,  l'Empereur  fit  les 
mêmes  questions;  ensuite  il  parla  du  docteur  Baxter,  médecin 
attaché  à  l'état-major  du  gouverneur.  «  Y  a-t-il  longtemps  que 
vous  n'avez  vu  Baxter?  »  demanda  l'Empereur  à  Pierron.  Pierron 
allait  dire  «  non,  »  lorsque,  sur  un  signe  du  Grand-Maréchal,  il 
dit  :  «  Oui,  Sire.  Il  est  parti  pour  l'Europe  depuis  quelque  temps. 

—  Ah  1  je  le.  croyais  ici.  —  Non,  Sire.  Il  est  parti  pour  l'Angle- 
terre. »  Ce  docteur,  pour  lequel  l'Empereur  avait  une  certaine 
antipathie,  était  à  Plantation-House  ;  mais  en  disant  à  l'Empe- 
reur qu'il  était  parti,  c'était  pour  ne  pas  porter  le  trouble  et 
l'agitation  dans  ses  esprits.  Plusieurs  fois  dans  la  soirée,  l'Em- 
pereur revint  et  sur  le  docteur  Baxter  et  sur  les  oranges. 

Dans  la  nuit  qui  suivit  cette  soirée,  il  voulut  se  lever.  Il  mit 
les  pieds  à  terre.  Il  voulait,  disait-il,  aller  se  promener  dans  le 
jardin.  Nous  courûmes  à  lui  et  nous  fûmes  assez  heureux  d'ar- 
river assez  à  temps  pour  le  retenir,  et  l'empêcher  de  tomber.  Il 
s'évanouit  dans  nos  bras,  et  nous  le  remîmes  dans  son  lit,  où, 
peu  à  peu,  il  reprit  ses  sens. 

Mme  Bertrand,  inquiète  de  la  santé  de  l'Empereur  qu'elle 
n'avait  pas  vu  depuis  quelque  temps,  vint  le  voir  le  jour 
suivant.  Elle  lui  avait  fait  demander  plusieurs  fois  de  la 
recevoir  et  toujours  il  s'y  était  refusé.  Enfin,  apprenant  qu'il 
était  à  l'extrémité,  elle  vint,  s'introduisit  dans  le  salon  et 
s'avança  près  du  lit  ;  l'Empereur  la  reconnut  :  «  Ah  !  Mme  Ber- 
trand !  dit-il.  —  Comment  se  porte  Votre  Majesté  ?  —  Aïe  1 
tout  doucement,  »  répondit  l'Empereur  d'une  voix  faible.  Tout 
en  la  regardant,  il  ne  proféra  pas  d'autres  paroles. 

A  la  place  qu'occupait  le  lit  de  l'Empereur,  il  y  avait  eu  une 
console  sur  laquelle  était  le  buste  du  Roi  de  Rome  et  au-dessus 
était  attaché  à  la  muraille  le  portrait  en  pied  du  jeune  prince. 
Ce  tableau  était  resté  accroché.  Les  rideaux  du  côté  du  mur 
étant  relevés,  l'Empereur,  en  levant  les  yeux,  pouvait  facilement 
apercevoir   le  portrait.  Voyant  qu'il  portait    fréquemment  ses 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  635 

regards  de  ce  côté,  on  jugea  convenable  de  décrocher  le  tableau 
et  de  le  mettre  dans  un  autre  endroit  où  il  ne  put  pas  le  voir. 
Pendant  quelque  temps  il  le  chercha  des  yeux  et,  regardant 
tour  à  tour  ceux  qui  étaient  près  de  son  lit,  il  semblait  leur 
dire  :  «  Où  est  mon  fils?  Qu'avez-vous  fait  de  mon  fils?  » 

Le  même  jour,  je  crois,  il  parla  à  Noverraz  qui,  commen- 
çant à  se  rétablir,  avait  fait  tous  ses  efforts  pour  venir  voir 
l'Empereur.  «  Tu  es  bien   changé,  »  lui  dit-il  en  l'apercevant. 

MM.  Arnott  et  Antommarchi,  voyant  que  l'Empereur  était 
au  plus  bas,  se  consultèrent  pour  savoir  s'ils  administeraient 
une  potion  de  calomel.  Ils  s'accordèrent  et  donnèrent  la  potion. 
Auparavant,  il  y  avait  eu  une  consultation  chez  Antommarchi, 
à  laquelle  avaient  été  admis  MM.  Schort  et  Mitchell.  Précé- 
demment, on  avait  mis  des  vésicatoires  aux  cuisses  du  malade, 
mais  on  n'avait  obtenu  aucun  effet;  ils  n'avaient  pas  pris.  La 
potion  eut  de  l'effet.  L'Empereur,  qui  depuis  sa  forte  fièvre, 
avait  eu  quelque  accès  de  transport,  revint  entièrement  à  son 
bon  sens  et  parla  comme  s'il  n'avait  eu  qu'une  simple  indispo- 
sition. Nous  le  crûmes  sauvé;  mais  les  médecins  nous  dirent 
que  le  bien  que  nous  voyions  ne  serait  que  passager.  Effective- 
ment notre  illusion  fut  bientôt  dissipée,  car,  le  lendemain, 
l'Empereur  fut  plus  mal  que  jamais. 

C'était  avec  peine  qu'il  articulait  quelques  mots;  ses  pieds 
étaient  froids.  De  temps  en  temps,  il  demandait  un  peu  de  vin, 
ce  qu'on  s'empressait  de  lui  donner.  Il  disait,  après-  avoir  bu 
quelques  gouttes  :  «  Ah  que  c'est  bon!  ah!  que  le  vin  est  bon!  » 
La  veille  ou  la  surveille,  il  avait  déjà  eu  le  hoquet,  qui  depuis 
lors  ne  l'a  plus  quitté.  Le  pouls  étant  presque  insensible  au 
poignet,  il  fallait  avoir  recours  à  la  jugulaire.  Pour  lui  réchauffer 
les  pieds,  on  les  enveloppait  de  serviettes  chaudes.  Une  fois  que 
je  lui  en  mis  une  un  peu  trop  chaude,  il  retira  ses  pieds  assez 
vivement.  Un  peu  d'eau  sucrée  qu'on  lui  donnait,  soutenait 
encore  le  peu  de  vie  qui  lui  restait.  Dans  la  soirée,  il  changea 
considérablement  et,  sur  le  soir,  il  paraissait  presque  anéanti. 
La  soirée  se  passa  dans  le  calme  le  plus  triste.  On  s'attendait 
à  chaque  instant  à  lui  voir  rendre  le  dernier  soupir  et,  à  tout 
moment,  l'un  ou  l'autre  de  nous  allait  à  son  lit  pour  s'assurer 
s'il  respirait  encore.  Il  était  paisible  et  assoupi. 

Depuis  quarante  et  quelques  jours  que  l'Empereur  était 
alité,  nous  qui  avions  été  constamment  auprès  de  lui  pour  le 


636  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

servir,  nous  étions  si  fatigues  et  nous  avions  un  tel  besoin  de  nous 
reposer  que  dans  la  nuit  nous  ne  pûmes  dominer  le  sommeil. 
La  tranquillité  qui  régnait  dans  l'appartement  le  favorisa.  Les 
uns  et  les  autres,  ou  sur  des  chaises,  fauteuils  ou  canapés,  nous 
primes  quelques  instants  de  repos.  Si  l'on  se  réveillait,  on 
courait  vite  au  lit,  on  prêtait  attentivement  l'oreille  pour 
entendre  le  souffle  et  l'on  faisait  couler  dans  la  bouche  de  l'Em- 
pereur, qui  était  un  peu  ouverte,  une  ou  deux  cuillerées  d'eau 
sucrée  pour  la  lui  rafraîchir.  On  examinait  la  figure  du  malade 
autant  que  le  permettait  le  reflet  de  la  lumière  du  flambeau 
caché  derrière  le  paravent  qui  était  devant  la  porte  de  la  salle 
à  manger.  C'est  ainsi  que  se  passa  la  nuit. 

Sur  les  quatre  heures  du  matin,  le  peu  de  repos  qu'on  avait 
pris  avait  fait  disparaître  entièrement  le  sommeil.  Nous  allâmes 
près  du  lit.  Le  souffle  qui  s'échappait  de  la  bouche  de  l'Empe- 
reur était  si  faible  que  nous  crûmes  un  moment  qu'il  n'existait 
plus.  Nous  approchâmes  la  lumière  :  il  avait  les  yeux  ouverts, 
mais  ils  semblaient  paralysés;  la  bouche  était  quelque  peu 
ouverte.  Dès  ce  moment,  nous  ne  nous  éloignâmes  plus  du  lit 
et,  à  des  instants  assez  rapprochés,  on  donnait  au  mourant 
quelques  gouttes  d'eau  qu'il  avalait  avec  difficulté.  Toute  la 
journée  s'écoula  sans  aucun  changement  sensible.  Les  deux 
médecins,  le  Grand-Maréchal  et  Mme  Bertrand,  le  général  Mon- 
tholon,  Marchand  et  les  personnes  de  la. maison  étaient  rangées 
en  grande  partie  devant  le  lit,  et  quelques-unes  du  côté  opposé; 
tous  avaient  les  yeux  fixés  sur  la  figure  de  l'Empereur,  qui 
n'avait  d'autre  mouvement  que  le  mouvement  convulsif  que  lui 
donnait  le  hoquet.  C'était  Antommarchi  qui,  placé  au  chevet  du 
lit,  donnait  un  peu  d'eau  à  l'Empereur  pour  lui  humecter  la 
boucho,  d'abord  avec  une  cuiller,  ensuite  avec  une  éponge. 
Fréquemment  il  lui  tàtait  le  pouls  soit  au  poignet,  soit  à  la 
jugulaire.  La  veille,  il  lui  avait  mis  des  sinapismes  aux  pieds  et 
un  vésicatoire  sur  l'estomac.  Celui-ci  ne  produisit  d'autre  effet 
que  de  faire  soulever  la  peau  par  places. 

Vers  le  milieu  de  la  journée,  les  enfants  du  Grand-Maréchal 
vinrent  voir  l'Empereur;  je  crois  que  l'ainé,  Napoléon,  se  trouva 
mal. 

Sauf  quelques  moments  d'absence  des  uns  et  des  autres  pour 
aller  prendre  quelques  aliments,  tout  le  monde  resta  constam- 
ment auprès  de  l'Empereur  de  qui  bientôt  la  vie  allait  se  retirer. 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  637 


XIX.    —    LA    MORT 

Enfin,  à  six  heures  dix  du  soir,  le  5  mai,  une  minute  et 
demie  après  le  coup  de  canon  de  retraite,  l'Empereur  expira. 
Chaque  soufile,  qui  d'abord  avait  été  régulièrement  espacé, 
devint  progressivement  et  successivement  plus  éloigné,  et  le 
dernier,  plus  lent  que  ceux  qui  l'avaient  précédé,  ne  fut  plus 
que  l'expiration  d'un  soupir  prolongé.  En  vain  nous  attendîmes 
une  autre  aspiration  et  une  autre  expiration...  Hélas!  il  ne 
restait  plus  de  l'Empereur  que  la  dépouille  mortelle  1...  A  ce 
moment  suprême,  tous  les  yeux  se  remplirent  de  larmes.  Quel 
triste  et  sublime  spectacle  que  la  mort  d'un  grand  homme  et 
d'un  homme  taillé  comme  Napoléon I  Si  ses  ennemis  eussent 
été  là  présents,  leurs  yeux  aussi  se  fussent  mouillés  et  ils 
eussent  pleuré  sur  ce  corps  privé  de  vie. 

Dès  que  tous  les  assistants  furent  un  peu  remis  de  leur  dou- 
loureuse émotion,  le  Grand-Maréchal  se  leva  de  son  fauteuil  et, 
le  premier,  baisa  la  main  de  l'Empereur  et  tous  sans  exception 
suivirent  son  exemple.  Alors,  les  sanglots  éclatèrent  et  les 
larmes  coulèrent  avec  plus  d'abondance. 

Pendant  ses  derniers  jours,  l'Empereur  était  resté  constam- 
ment dans  la  même  position  :  couché  sur  le  dos;  la  tête  droite 
sur  l'oreiller,  le  bras  droit  allongé  sur  le  lit,  le  bras  gauche 
placé  le  plus  souvent  comme  le  droit,  avec  cette  différence  qu'il 
mettait  parfois  sa  main  sur  sa  poitrine  et  que  parfois  cette  main 
tenait  le  cordon  qui  était  attaché  aux  pommes  des  deux  mon- 
tants du  dossier  du  lit.  Sur  ce  cordon  était  son  mouchoir.  Il 
avait  les  cuisses  écartées  et  les  talons  rapprochés.  L'Empereur 
est  mort  sans  la  moindre  convulsion  sensible  et  sans  la  moindre 
crispation  ;  il  s'est  éteint  comme  s'éteint  la  lumière  d'une  lampe. 

Immédiatement  après  le  baisement  de  la  main  de  l'Empe- 
reur, le  Grand-Maréchal,  M.  de  Montholon,  Marchand  et  l'abbé 
Vignaly  passèrent  dans  le  parloir,  où  Marchand  remit  à  M.  de 
Montholon  le  paquet  contenant  le  testament  et  les  codicilles. 
Les  cachets  ayant  été  reconnus  intacts,  l'abbé  Vignaly  rentra 
seul  dans  le  salon  et  les  trois  autres  procédèrent  à  l'ouverture 
des  différents  plis.  MM.  de  Montholon,  Bertrand,  Marchand  s'y 
virent  nommés  exécuteurs  testamentaires.  M.  de  Montholon 
était  nommé  le  premier. 


638 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Par  un  codicille  particulier,  l'Empereur  donnait  à  chacun 
des  exécuteurs  testamentaires,  sur  l'argent  qu'il  avait  à  Long- 
wood,  50  000  francs,  et  ordonnait  qu'il  fût  remis  à  chacun  de 
ses  serviteurs  une  somme  plus  ou  moins  forte  selon  leurs  gages 
et  le  temps  de  leur  service,  pour  subvenir  aux  frais  de  leur 
retour  en  Europe.  Par  un  autre  codicille,  il  léguait  à  ses  exécu- 
teurs testamentaires  son  argent,  ses  bijoux,  argenterie,  porce- 
laine, meubles,  livres,  armes,  et  tout  ce  qui  lui  appartenait  à 
Sainte-Hélène.  Par  le  même  acte,  il  désirait  que  ses  cendres 
reposassent  sur  les  bords  de  la  Seine,  au  milieu  de  ce  peuple 
français  qu'il  avait  tant  aimé.  L'Empereur  avait  donné  des 
instructions  pour  ses  funérailles  et  avait  désigné  l'endroit  où  il 
voulait  être  inhumé,  si  le  gouvernement  anglais  ne  voulait  pn« 
permettre  que  son  corps  fût  transporté  en  Europe. 

Dès  que  l'Empereur  avait  eu  cessé  de  vivre,  M.  Antommarchi 
lui  avait  fermé  les  yeux  et  peu  après  lui  avait  mis  un  mouchoir 
sous  le  menton,  noué  sur  la  tête,  pour  que  la  bouche,  qui  était 
quelque  peu  ouverte,  fût  fermée.  Une  petite  contraction  qui 
s'était  manifestée  à  la  lèvre  supérieure  resta,  laissant  voir  deux 
ou  trois  dents  de  devant.  La  tète  de  l'Empereur  avait  quelque 
chose  des  belles  médailles  antiques.  Le  buste  était  beau,  les 
mains,  qui  s'étaient  un  peu  amaigries,  étaient  du  plus  parfait 
modèle;  elles  ressemblaient  a  de  belles  mains  de  femme. 

Aussitôt  que  les  exécuteurs  testamentaires  eurent  pris  con- 
naissance des  testament  et  codicilles,  ils  rentrèrent  dans  le 
salon.  Le  lustre  fut  allumé.  Tous  les  Français  se  rangèrent  à 
droite  et  à  gauche  du  lit  et  MM.  Schort  et  Mitchell,  accompa- 
gnés de  l'officier  d'ordonnance,  le  capitaine  Grokat,  qui  avait 
remplacé  depuis  quelques  semaines  le  capitaine  Nicholls, 
entrèrent  pour  constater  la  mort;  ils  examinèrent,  ils  palpèrent 
le  corps  de  l'Empereur  ;  après  quoi,  ces  messieurs  se  retirèrent. 

Au  mouvement  succéda  le  plus  grand  calme,  le  calme  de 
la  mort.  Deux  ou  trois  serviteurs  restèrent  pour  veiller.  Toulrs 
les  autres  personnes  s'en  allèrent  chacune  chez  elle.  C'était  la 
première  nuit  que  nous  allions  passer  sans  l'Empereur.  Mar- 
chand et  moi,  nous  nous  étions  fatigués:  nous  avions  pleine 
liberté  de  prendre  du  repos,  et  malgré  cela,  le  sommeil  n'eut 
pas  le  pouvoir  de  nous  engourdir.  Nous  étions  enfoncés  l'un  ot 
l'autre  dans  les  plus  tristes  et  plus  profondes  réflexions.  Cette 
liberté,  que  nous  allions  avoir,  allait  être  pour  nous,  pauvres 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI. 


639 


serviteurs,  un  fardeau  bien  pesant;  mieux  valait  l'état  de  douce 
servitude  dans  lequel  nous  avions  vécu  et  auquel  nous  étions 
habitués.  Jusqu'ici,  nous  n'avions  eu  nul  souci  de  l'avenir; 
quelqu'un  avait  pensé  pour  nous,  et  pour  nous,  ce  quelqu'un, 
l'Empereur,  était  et  devait  être  tout.  Lui  vivant,  heureux  ou 
malheureux,  nous  avions  un  appui,  un  soutien;  mort,  nous 
restions  sans  protection  et  abandonnés  à  nous-mêmes.  Après  lui, 
il  n'y  avait  personne  à  qui  nous  pussions  nous  rattacher.  En 
perdant  l'Empereur,  nous  perdions  tout  ce  que  nous  avions  de 
plus  cher  au  monde. 

Dans  la  soirée,  Marchand,  ma  femme  et  moi,  nous  étions 
seuls  dans  le  salon,  assis  sur  le  canapé  qui  est  près  de  la  porte 
de  la  salle  à  manger.  Ma  femme  avait  sa  fille  sur  ses  bras.  Nous 
causions  à  voix  basse  sur  l'Empereur,  dont  le  corps  était  gisant 
à  quelques  pas  de  nous.  Marchand,  je  ne  sais  plus  à  quelle 
occasion,  prend  mon  enfant,  se  dirige  vers  le  lit,  et  lui  fait 
poser  les  lèvres  sur  la  main  à  peine  refroidie  de  l'Empereur... 

Minuit  arrivé,  Marchand,  Noverraz,  Pierron  et  moi  nous 
enlevâmes  le  corps  et  le  posâmes  sur  l'autre  lit  de  campagne. 
Nous  osions  à  peine  toucher  ce  corps  :  il  nous  semblait  qu'il 
possédât  quelque  vertu  électrique.  Nos  mains  qui  étaient  trem- 
blantes ne  le  touchaient  qu'avec  un  respect  mêlé  de  crainte... 
0  pouvoir  de  l'imagination  I  Et  cependant  cette  enveloppe  de 
l'Empereur  était  froide  comme  le  marbre. 

Aussitôt  que  le  corps  eut  été  rendu  net  et  que  Noverraz  eut 
fait  la  barbe,  nous  le  remimes  sur  le  premier  lit  qui  avait  été 
refait  et  placé  entre  les  deux  fenêtres  comme  précédemment; 
nous  le  couvrîmes  d'un  drap  laissant  la  figure  à  découvert. 

Le  jour  venu,  deux  ou  trois  officiers  anglais  entrèrent  dans 
le  salon  pour  dessiner  le  profil  de  la  figure  de  l'Empereur.  A 
chaque  moment,  ces  messieurs  s'écriaient  avec  le  sentiment  de 
l'admiration  :  «  Quelle  belle  tête!  que  les  traits  en  sont  majes- 
tueux I  »  Ils  ne  tarissaient  pas  dans  leurs  exclamations. 

Dans  la  matinée,  le  gouverneur  vint  faire  sa  visite.  Il  était 
accompagné  de  l'amiral,  de  son  état- major  et  des  principaux 
officiers  de  terre  et  de  mer.  M.  de  Montchenu  et  son  aide  de 
camp  y  étaient  aussi.  Les  uns  et  les  autres  restèrent  quelques 
moments  à  contempler  l'Empereur  et  ensuite  se  retirèrent  silen- 
cieusement en  saluant  le  général  Bertrand,  M.  de  Montholon, 
Marchand  et  les  autres  Français.  La  plupart  des  visiteurs,  en 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  allant,  avaient  les  larmes  aux  yeux;  ils  pensaient  sans  doute 
à  la  destinée  de  l'Empereur,  lequel,  après  avoir  été  le  premier 
de  l'Europe,  était  venu  mourir  sur  un  rocher  isolé  au  milieu 
des  mers,  et  dont  le  corps,  sous  peu  de  jours,  allait  être  recou- 
vert de  terre. 

Dès  que  le  gouverneur,  l'amiral  et  leur  suite  furent  partis, 
on  dressa  une  table  dans  le  parloir,  un  drap  la  couvrit  et  le 
corps  de  l'Empereur  fut  placé  dessus,  II  était  peut-être  midi 
lorsque  l'on  procéda  à  l'autopsie.  Plusieurs  médecins  anglais 
étaient  présents.  Ce  fut  M.  Antommarchi  qui  mit  le  tablier  et 
tint  le  scalpel.  L'ouverture  faite,  on  examina  avec  attention 
toutes  les  parties  de  l'abdomen.  On  remarqua,  entre  autres 
choses,  que  le  foie  était  adhérent  à  l'estomac  et  que  celui-ci 
était  percé  de  manière  à  y  passer  le  doigt.  Autour  de  cette 
ouverture  existaient  beaucoup  de  petites  cavités  qu'on  aurait  dit 
avoir  été  faites  par  des  grains  de  petit  plomb  dont  aurait  été 
chargé  un  pistolet. 

L'exploration  terminée,  M.  Antommarchi  retira  le  cœur  et 
l'estomac,  qu'il  mit  dans  deux  vases  d'argent  remplis  d'esprit  de 
vin,  et  ensuite  recousit  le  corps.  Le  docteur,  avant  de  faire 
l'autopsie,  avait  mesuré  le  corps,  l'avait  inspecté  en  son  entier 
et  en  avait  dressé  le  procès-verbal  ou  signalement.  M.  Vignaly 
avait  rempli  les  fonctions  de  secrétaire. 

Le  drap  sur  lequel  venait  d'être  faite  l'opération,  étant  teint 
de  sang  dans  beaucoup  d'endroits,  fut  coupasse  par  la  plupart 
des  assistants  et  chacun  en  eut  un  morceau;  les  Anglais  en 
prirent  la  plus  grande  partie. 

Avant  de  coudre  le  corps,  Antommarchi,  saisissant  le  moment 
où  des  yeux  anglais  n'étaient  pas  fixés  sur  le  cadavre,  avait 
extrait  d'une  côte  deux  petits  morceaux  qu'il  avait  donnés  à 
M.  Vignaly  et  à  Coursot. 

La  suture  terminée,  nous  habillâmes  l'Empereur  comme  il 
l'avait  été  dans  ses  campagnes,  c'est-à-dire  de  l'uniforme  des 
chasseurs  à  cheval  de  la  garde  impériale;  il  fut  botté,  éperonné, 
le  chapeau  sur  la  tète  et  l'épée  au  côté.  Aucune  pièce  de  l'habil- 
lement ne  fut  oubliée.  Craignant  que  le  gouverneur  ne  voulût 
s'emparer  de  l'épée  de  l'Empereur,  on  y  substitua  celle  du 
(jrand-Maréchal. 

La  chambre  à  coucher,  tendue  de  noir  par  les  soins  de 
M.  de  Montholon,  fut  transformée  en  chapelle  ardente;  l'autel 


SOUVENIRS    DE     S  VI  NT-DEN'IS    DIT    ALI. 


OU 


fut  dressé  et  adossé  à  la  cloison  de  la  salle  à  manger;  un  des 
deux  lits  de  campagne,  garni  de  ses  rideaux  relevés  et  attachés 
aux  quatre  pommes  des  montants,  formait  le  sarcophage.  Le 
chevet  ou  dossier  du  lit  fut  placé  au  pied  de  l'autel,  le  lustre 
du  salon  fut  appendu  au  milieu  de  la  chambre. 

Le  corps  de  l'Empereur,  transporté  du  parloir,  fut  mis  sur 
le  lit,  qui  avait  été  couvert  du  manteau  de  M  are  n  go.  La  tête 
reposait  sur  un  oreiller;  sur  la  poitrine  était  un  crucifix  d'ar- 
gent; le  cœur  et  l'estomac,  dans  des  vases,  étaient  placés  sur  le 
devant  (le  cœur  dans  une  casserole  en  argent  et  l'estomac 
dans  une  timbale,  ou  boite  ronde  à  éponges,  du  nécessaire  de 
l'Empereur.)  De  la  manière  dont  était  placé  le  lit,  l'Empereur 
se  trouvait  avoir  la  tête  au  levant  et  par  conséquent  les  pieds  au 
couchant.  Les  girandoles,  les  chandeliers  et  le  lustre,  garnis  de 
bougies,  furent  allumés  et  restèrent  ainsi  tout  le  temps  que  le 
corps  de  l'Empereur  fut  exposé. 

Quand  tout  fut  préparé  et  disposé,  l'abbé  Vignaly  dit  la 
messe  à  laquelle  assistèrent  tous  les  Français.  Il  est  à  observer 
que  le  docteur  Arnott  ou  son  substitut  restèrent  présents  à 
tout.  Ils  avaient  reçu  l'ordre  du  gouverneur  de  surveiller  le 
corps  et  surtout  le  cœur  et  l'estomac  qui  en  avaient  été  ôtés, 
son  Excellence  craignant  probablement  ou  qu'on  les  fit  dispa- 
raître ou  qu'on  ne  les  enlevât  à  l'aide  de  quelque  substitution. 

Le  gouverneur  ayant  donné  la  permission  à  toutes  les 
troupes  de  l'île,  de  terre  et,  de  mer,  de  venir  à  Longwood,  dans 
l'après-midi  et  par  un  mouvement  spontané,  officiers,  sous- 
officiers,  soldats,  tous  s'empressèrent  d'y  accourir.  Ces  derniers, 
les  uns  en  uniforme,  les  autres  en  veste  de  travail,  arrivèrent 
couverts  de  sueur  à  la  maison  mortuaire.  Malgré  l'affluence 
considérable  des  visiteurs,  tout  se  passa  avec  le  plus  grand 
ordre.  On  entrait  par  l'antichambre  des  valets  de  chambre, 
ensuite  la  salle  de  bain,  le  cabinet  et  la  chambre  à  coucher  ou 
chapelle  ardente,  où  l'on  stationnait  quelques  instants;  après 
quoi  on  sortait  par  la  salle  à  manger,  le  salon  et  le  parloir. 
Pendant  le  passage  des  visiteurs,  le  Grand-Maréchal  était  a  la 
tête  du  lit,  MM.  de  Montholon  et  Marchand  au  pied,  et  les  ser- 
viteurs rangés  du  côté  opposé  près  des  fenêtres. 

Dès  que  la  permission  de  venir  à  Longwood  avait  été  connue 
des  soldats,  le  travail  avait  cessé,  tous  avaient  voulu  voir  le 
grand  homme,  le   grand  Napoléon  :  c'est  ainsi  que  les  soldats 

TOME    LXV.    1921.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anglais  appelaient  l'Empereur.  Tant  qu'il  lit  jour,  les  apparte- 
ments ne  désemplirent  pas.  Nous  avons  remarqué  que  la  plu- 
part des  ofliciers  et  soldats,  après  avoir  considéré  le  corps  du 
héros,  paraissaient  fort  émus  du  spectacle  funèbre  qu'ilsavaient 
sous  les  yeux.  Nous  avons  aussi  remarqué  que  plusieurs  s'age- 
nouillèrent après  avoir  fait,  avec  le  pouce  de  la  main  droite, 
une  croix  sur  le  front  de  l'Empereur  :  ils  étaient  probablement 
Irlandais.  Parmi  les  sous-officiers,  il  y  en  eut  un  qui  s'appro- 
cha tout  près  du  lit  de  repos,  tenant  un  enfant  par  la  main,  et 
s'écria  en  montrant  à  cet  enfant  le  corps  de  l'Empereur  :  «  Viens, 
viens  voir  le  grand  homme,  le  grand  Napoléon  1  »  Cet  ancien 
militaire  prononça  ces  paroles  avec  tant  d'àme  et  de  chaleur 
que  tous  les  assistants  ressentirent  la  vive  émotion  qu'il  éprou- 
vait lui-même. 

A  la  tombée  du  jour,  la  foule  s'étant  écoulée,  il  ne  resta 
plus  à  Longwood  que  ceux  qui  l'habitaient.  Deux  ou  trois  ser- 
viteurs eurent  la  douce,  mais  bien  triste  satisfaction,  de  faire  la 
veille  auprès  du  corps  de  l'Empereur. 

Le  lendemain,  l'abbé  Vignaly  dit  encore  la  messe,  à  laquelle 
plusieurs  catholiques  du  camp  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  assis- 
tèrent. A  l'issue  du  service  divin  arrivèrent  les  habitants  de 
File,  maîtres  et  esclaves,  femmes  et  enfants;  de  toute  part,  on 
accourut  à  Longwood.  Ce  fut  la  même  affluence  que  la  veille. 
Encore  quelques  heures  et  l'Empereur  allait  être  caché  à  tous 
les  yeux. 

Dans  la  matinée,  Mme  Bertrand  ayant  eu  l'idée  qu'il  serait 
convenable  qu'on  eût  l'empreinte  de  la  figure  de  l'Empereur, 
un  médecin  anglais,  M.  Burton,  était  allé  à  la  recherche  de 
quelque  pierre  calcaire  propre  à  faire  du  plâtre.  Le  médecin, 
étant  parvenu  avec  quelque  peine  à  trouver  ce  qu'il  désirait, 
revint  à  Longwood  avec  un  peu  de  mauvais  plâtre  qu'il  avait 
obtenu  de  la  cuisson.  Dès  que  le  public  s'en  fut  allé,  lui  et  An- 
tommarchi  se  mirent  à  l'œuvre.  Pour  faciliter  l'opération,  on 
dégagea  le  cou  de  l'Empereur,  en  ôtant  le  col  et  la  cravate  et 
en  ouvrant  la  chemise.  De  plus,  on  coupa  les  cheveux  qui  gar- 
nies aient  encore  le  front  et  les  côtés.  Il  faut  dire  que  les  autres 
cheveux  avaient  été  coupés  après  l'autopsie  pour  être  employés 
il  faire  des  bracelets  qui  devaient  être  envoyés  à  différentes  per- 
sonnes de  la  famille  impériale  et  suivant  l'ordre  qu'en  avait 
donné  l'Empereur.   Malgré  la  mauvaise  qualité  du  plâtre,  An- 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI.  643 

tommarchi  et  Burton  réussirent  fort  heureusement  à  tirer  le 
moule  d'abord  de  la  face  et  ensuite  de  l'autre  partie  de  la  tête.: 
Il  est  très  fâcheux  que  l'on  n'ait  pas  pensé  à  mouler  les  mains, 
lesquelles  cependant  étaient  assez  belles  pour  être  conservées. 

Dans  la  soirée,  le  7  mai,  on  apporta  le  cercueil,  ou  pour 
mieux  dire  les  cercueils,  car  il  y  en  avait  trois  :  un  en  fer  blanc, 
matelassé  en  satin  blanc,  un  second  en  acajou  et  un  troisième 
en  plomb.  Un  quatrième,  en  acajou,  qui  devait  renfermer  les 
trois  premiers,  ne  fut  apporté  que  le  lendemain  matin. 

Toutes  choses  étant  disposées,  nous  mimes  le  corps  de 
l'Empereur  dans  le  cercueil  de  fer  blanc.  Celui-ci  se  trouva  si 
court  que,  le  chapeau  ne  pouvant  être  mis  sur  la  tête,  nous  le 
plaçâmes  sur  les  cuisses  ;  sous  les  jambes  on  mit  plusieurs 
pièces  d'argenterie,  les  plus  belles,  entr'autres  une  saucière 
ayant  la  forme  d'une  lampe  antique,  des  couteaux,  fourchettes, 
cuillers,  (peut-être  assiettes),  et  une  certaine  quantité  de  pièces 
d'or  à  l'effigie  de  Napoléon,  tant  de  France  que  d'Italie.  Nous 
fûmes  contraints,  au  grand  regret  de  tous,  nous  autres  Fran- 
çais, de-  mettre  dans  le  cercueil  les  deux  vases  qui  contenaient 
le  cœur  et  l'estomac  (le  premier  avait  été  destiné  à  l'Impéra-4 
trice);  mais  telles  étaient  les  instructions  du  gouvernement 
anglais  communiquées  aux  exécuteurs  testamentaires.  Les  cou- 
vercles des  deux  vases  avaient  été  soudés  avec  assez  de  soin  pour 
que  l'alcool  ne  put  s'échapper.  Au  moment  que  le  plombier 
allait  mettre  le  couvercle  du  cercueil  pour  le  souder,  le  Grand- 
Maréchal  prit  une  dernière  fois  la  main  de  l'Empereur  et  la 
serra  avec  la  plus  vive  émotion.  Encore  un  moment  et  la  belle 
tète  de  Napoléon  allait  être  cachée  à  tous  les  regards.  Quel 
triste  et  sublime  spectacle  que  cette  contemplation  religieuse 
des  traits  de  celui  qui  avait  été  pour  plusieurs  des  assistants 
l'objet  de  leurs  soins  les  plus  assidus,  de  leur  empressement,  de 
leur  entier  dévouement  et  de  leur  culte!  Les  larmes  étaient 
dans  tous  les  yeux.  Le  cercueil  soudé  fut  mis  dans  le  second, 
dont  le  couvercle  fut  fixé  par  des  vis  à  tête  d'argent.  Le  troi- 
sième cercueil,  celui  de  plomb,  ayant  la  même  forme  que  les 
précédents,  les  contint  et  leur  servit  d'enveloppe.  Dès  que  ce 
dernier  fut  soudé,  on  ôta  les  matelas  du  lit  ainsi  que  le  fond 
sanglé,  et  on  le  mit  à  la  place,  sur  des  espèces  de  tréteaux  et 
couvert  du  manteau;  le  lit  servit  d'encadrement. 

Quand  tout  ce  travail  fut  terminé,  la  soirée  étant  déjà  avan- 


641  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cée,  iout  le  monde  se  retira,  à  l'exception  des  serviteurs  qui 
devaient  rester  pour  la  garde.  Le  calme  le  plus  parfait  succéda 
au  mouvement.  On  n'entendait  d'autre  bruit  que  celui  du  cri- 
cri et  le  bruissement  des  feuilles  qu'agitait  un  vent  léger.  Les 
factionnaires  n'entouraient  plus  de  leurs  lignes  de  baïonnettes 
l'habitation  de  l'Empereur  ;  il  n'y  avait  plus  d'autres  surveil- 
lants à  Longwood  que  l'officier  d'ordonnance  et  le  docteur 
Arnott.  Celui-ci,  tant  que  les  cercueils  n'avaient  pas  été  fermés 
et  soudés,  n'avait  pas  quitté  la  place  et  avait  exercé  la  plus 
active  surveillance  pour  que  rien  ne  fût  distrait  du  corps  de 
l'Empereur.  Les  serviteurs  gardiens  passèrent  la  nuit,  moitié 
en  se  promenant  dans  la  petite  allée  qui  bordait  les  fenêtres  de 
la  chambre  et  du  cabinet,  et  moitié  assis  dans  l'intérieur,  se 
livrant  à  toutes  les  réflexions  et  pensant  au  passé,  au  présent  et 
à  l'avenir.  L'Empereur  était  sous  leurs  yeux  et  il  fut  constam- 
ment l'objet  de  leur  entretien...  Le  jour  parut.  Au  silence  de 
la  nuit  succéda  une  nouvelle  animation.  Hélas  I  dans  la  journée, 
l'Empereur  devait  quitter  Longwood  et  la  terre  était  ouverte 
pour  recevoir  sa  dépouille. 

XX.    —    LES    FUNÉRAILLES 

Dans  la  matinée,  les  Français  se  réunirent.  Quelques  per- 
sonnes anglaises  catholiques  qui  avaient  été  prévenues  vinrent 
pour  assister  au  service  divin.  L'abbé  Vignaly  dit  la  messe 
et  ensuite  l'office  des  morts  fut  récité.  Ceci  fini,  on  apporta 
le  quatrième  cercueil  en  acajou  et  on  mit  dedans  celui  de 
plomb. 

Quand  il  fut  question  de  se  préparer  pour  le  convoi,  il  y  eut 
une  discussion  assez  vive  entre  M.  de  Montholon  et  M.  Vignaly. 
Celui-ci  ne  voulait  mettre  que  l'étole,  comme  cela  se  fait 
quand  un  prêtre  accompagne  un  mort;  celui-là  prétendit  et 
voulut  que  l'abbé  se  revêtit  de  la  chasuble.  Malgré  l'usage  éta- 
bli, Vignaly  fut  obligé  de  se  soumettre  à  l'exigence. 

Vers  onze  heures  et  demie,  le  gouverneur  et  l'amiral,  suivis 
de  leurs  états-majors,  le  général  Coffin,  le  marquis  de  Montchenu 
et  son  aide  de  camp  et  beaucoup  de  personnes  notables  de  l'île, 
arrivèrent  à  Longwood,  et  tous,  militaires  et  civils,  en  deuil,  se 
rangèrent  sur  la  pelouse  qui  était  en  avant  de  la  véranda.  Une 
espèce  de  char,  orné  de  crêpes  et  de  draperies,  attelé  de  quatre 


SOUVENIRS    DE     SAINT-DENIS    DIT    ALI. 


645 


chevaux,  devait  transporter  le  corps  de  l'Empereur.  Il  station- 
nait dans  la  grande  allée  à  l'extrémité  de  la  pelouse. 

Tout  étant  prêt,  huit  grenadiers,  sans  armes,  suivis  de  plu- 
sieurs personnes,  entrent  dans  le  parloir  et  pénètrent  dans  la 
chapelle  ardente;  ils  prennent  le  cercueil  et,  avec  beaucoup  de 
peine  et  d'efforts,  parviennent  à  le  mettre  sur  leurs  épaules;  ils 
fléchissent,  pour  ainsi  dire,  sous  le  poids  de  leur  lourd  fardeau. 
Ils  se  mettent  en  marche,  passent  par  les  mêmes  pièces  qu'ils 
ont  déjà  parcourues,  descendent  avec  précaution  les  quelques 
marches  de  la  véranda  et  gagnent  le  char  sur  lequel  ils  déposent 
leur  précieuse  charge,  mais  non  sans  beaucoup  de  difficulté.  Le 
cercueil  placé  est  recouvert  d'un  drap  de  velours  bleu,  sur 
lequel  est  étendu  le  manteau  de  Marengo.  Sur  celui-ci,  en 
croix,  l'épée  et  le  fourreau. 

Tous  les  Français  avaient  suivi  le  corps  de  l'Empereur.  Le 
cortège  se  mit  en  marche  dans  l'ordre  suivant.  Les  docteurs 
Antommarchi  et  Arnott  sont  en  avant  :  ce  dernier  est  en  uni- 
forme. A  quelque  distance  suivent  l'abbé  Vignaly  en  chasuble 
et  le  fils  jdu  Grand-Maréchal,  Henri  Bertrand,  portant  le  béni- 
tier. Vient  ensuite  le  char,  dont  les  chevaux  sont  conduits  par 
des  postillons.  Les  quatre  coins  du  drap  sont  tenus,  devant,  par 
Marchand  et  Napoléon  Bertrand  et,  derrière,  par  le  Grand- 
Maréchal  et  le  général  Montholon.  Ces  deux  derniers,  en 
uniforme,  sont  à  cheval  :  le  premier  est  au  côté  gauche.  A  droite 
et  a  gauche  du  char  sont  les  huit  grenadiers  qui  ont  porté  le 
cercueil.  Derrière  le  char  est  le  cheval  de  l'Empereur;  il  est 
sellé  et  bridé  et  couvert  d'un  crêpe  noir  ou  violet.  Archambault» 
en  livrée  et  à  pied,  le  tient  à  la  main.  Immédiatement  derrière 
le  Grand-Maréchal  et  M.  de  Montholon,  sur  deux  files,  suivent 
les  quelques  serviteurs  de  l'Empereur,  et  derrière  eux  est 
une  calèche  attelée  de  deux  chevaux  conduits  par  un  postillon, 
dans  laquelle  sont  Mme  Bertrand  et  Mlle  Hortense  sa  fille.  Après 
ces  dames  sont  le  gouverneur  et  l'amiral  et  tous  les  officiers 
d'état-major,  parmi  lesquels  M.  de  Monlchenu  et  le  général 
Coftin.  Viennent  ensuite  différentes  personnes  notables  de  l'ile 
qui  avaient  été  invitées  ou  s'étaient  invitées  elles-mêmes,  les 
unes  à  pied,  et  les  autres  à  cheval.  Les  militaires  ont  le  crêpe 
au  bras  et  les  civils,  habillés  de  noir,  l'ont  au  chapeau. 

Lorsque  le  convoi  eut  dépassé  Guard-House,  nous  vîmes  les 
troupes  du  66e  et  du  20e,  ainsi  que  la  milice  de  l'île,  rangées  en 


646  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bataille  sur  les  petites  hauteurs  qui  bordent  la  gauche  de  la 
route.  Soldats  et  officiers  sont  dans  l'attitude  de  la  tristesse,  de  la 
réflexion,  de  la  méditation  ;  les  premiers  ont  le  bout  du  canon 
du  fusil  à  terre,  les  mains  croisées  sur  la  crosse  et  la  tête 
baissée;  les  seconds,  la  poignée  du  sabre  à  la  hauteur  du  men- 
ton, la  lame  en  bas  et,  je  crois,  la  main  gauche  au  shako.  Les 
tambours  sont  couverts  de  crêpes;  les  drapeaux  en  deuil  et 
déployés  s'inclinent  au  passage  du  char;  les  musiques  de  chaque 
corps  font  entendre  des  airs  lugubres. 

Si  les  ennemis  les  plus  haineux  de  l'Empereur  avaient  vu 
son  convoi  funèbre  passant  devant  les  soldats  anglais,  un  sou- 
pir se  fût  échappé  de  leur  poitrine  et  des  pleurs  eussent  mouillé 
leurs  paupières. 

En  arrivant  à  Hut's-gate,  nous  aperçûmes  Lady  Lowe  avec 
sa  fille,  toutes  les  deux  en  grand  deuil.  La  plus  vive  émotion 
était  peinte  dans  leurs  traits  ;  sur  leurs  joues  coulaient  d'abon- 
dantes larmes. 

En  face  du  chemin  qui  vient  de  Longwood  est  une  petite 
plate-forme  où  l'artillerie  est  en  batterie  :  les  pièces  sont  char- 
gées et  la  mèche  allumée. 

Après  avoir  dépassé  Hut's-gate,  la  tête  du  convoi  prend  la 
droite,  laissant  les  canons  à  gauche,  et  va  s'arrêter  à  mi-chemin 
de  Hut's-gate  à  Alarm-house.  Là  avait  été  pratiqué  un  petit 
chemin  conduisant  dans  le  fond  de  la  vallée  nommée  Géra- 
nium, où  déjà  beaucoup  de  monde  est  réuni  autour  d'un 
groupe  de  saules,  au  milieu  desquels  la  fosse  qui  devait  recevoir 
le  corps  de  l'Empereur  avait  été  creusée,  non  loin  de  la  source 
à  laquelle  on  allait  puiser  l'eau  pour  l'illustre  prisonnier. 

Le  convoi  s'arrête.  Ceux  qui  sont  à  cheval  mettent  pied  à 
terre.  Les  grenadiers  qui  ont  accompagné  le  char  prennent  de 
nouveau  le  cercueil  sur  leurs  épaules  et  dans  la  descente  on 
marché  dans  le  même  ordre  qu'auparavant.  Les  grenadiers, 
ayant  fait  un  tiers  du  chemin,  sont  relayés  par  huit  soldats  d'un 
autre  corps,  et  les  soldats  de  marine  eux  aussi,  voulant  avoir 
'leur  tour,  s'emparent  du  cercueil.  Ces  derniers,  après  avoir 
parcouru  le  tiers  du  chemin  qui  restait  à  faire,  déposent  leur 
précieux  fardeau  au  bord  de  la  fosse. 

Toutes  les  troupes  après  le  passage  du  convoi  l'avaient  suivi 
et  étaient  venues  se  ranger  en  bataille  sur  la  route  que  nous 
venions  de  quitter  et  qui   longe  la  vallée.  Tous  allaient   être 


SOUVENIRS    DE    SAINT-DENIS    DIT    ALI. 


647 


spectateurs  de  la  scène  triste  et  imposante  où  les  restes  d'un 
grand  homme  allaient  disparaître  de  la  surface  de  la  terre.  Les 
habitants  de  l'île,  de  toute  condition,  de  tout  âge,  occupent  le 
fond  de  la  valle'e  et  des  groupes  d'hommes  et  de  femmes,  plus 
ou  moins  nombreux,  sont  échelonnés  sur  les  pentes  rapides  de 
la  montagne.  La  vallée,  en  cet  endroit,  a  l'aspect  d'un  vaste 
entonnoir. 

La  fosse,  au  bord  de  laquelle  les  soldats  de  marine  v  iennen 
de  déposer  le  cercueil,  a  été  creusée  au  milieu  d'un  bouquet  de 
quatre  ou  cinq  saules;  elle  a  une  dizaine  de  pieds  de  profon- 
deur; les  quatre  côtés  du  parallélogramme  sont  revêtus  de 
maçonnerie  du  haut  en  bas  ;  une  auge  en  pierre  de  taille, 
construite  dans  le  fond,  va  avoir  pour  couvercle  une  large  et 
longue  dalle  (cette  pierre  est  une  de  celles  qui  devaient  être 
employées  à  la  maison  neuve).  Une  chèvre  est  dressée  et  les 
cordages  sont  préparés.  Le  pourtour  du  sol  est  tapissé  d'une 
étoffe  noire  qui  encadre  l'ouverture  de  la  tombe. 

Quand  le  Grand-Maréchal  eut  ôté  l'épée  et  le  fourreau,  et 
M.  de  Montholon  le  manteau  et  le  drap,  le  cercueil  fut  placé 
sur  deux  madriers.  Alors  le  prêtre  s'avance  sur  le  bord  de  la 
tombe  et  prononce  à  haute  voix  les  prières  accoutumées.  A  ce 
moment,  les  serviteurs  occupent  le  côté  Nord  faisant  face  à 
l'entrée;  le  Grand-Maréchal,  M.  de  Montholon  et  le  prêtre,  les 
deux  petits  côtés,  et  les  Anglais  le  quatrième;  le  gouverneur, 
l'amiral  Lambert  et  M.  de  Montchenu  au  milieu.  La  première 
prière  terminée,  on  descendit  le  cercueil  à  l'aide  de  la  chèvre  ; 
le  bruit  qu'il  fait  entendre  en  touchant  le  fond  de  la  tombe 
retentit  dans  le  cœur  de  chacun,  des  soupirs  s'exhalent  de  la 
poitrine  des  assistants  et  des  larmes  arrosent  cette  terre  où  va 
désormais  reposer  le  plus  grand  héros  des  temps  modernes.  Au 
même  instant,  les  détonations  des  canons  viennent,  à  trois 
reprises  différentes,  frapper  nos  oreilles  et  ces  détonations  sont 
répétées  par  les  échos  des  vallées  voisines.  Le  silence  succède, 
et  le  prêtre,  en  bénissant  la  tombe,  récite  les  dernières  prières. 
La  cérémonie  religieuse  terminée,  le  gouverneur  demande  aux 
généraux  Bertrand  et  Montholon  s'ils  ont  un  discours  à  pronon- 
cer. Sur  la  réponse  négative  de  l'un  et  de  l'autre,  à  l'ordre  de 
Sir  Iludson  Lowe,  la  chèvre  enlève  la  grande  dalle  au  centre  de 
laquelle  est  placé  un  fort  anneau  mobile;  la  pierre  est  suspen- 
due ;  elle  descend  peu  à  peu   et  bientôt  elle  ferme  le  fond  du 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

caveau.  Alors  des  ouvriers,  armés  de  leurs  truelles,  s'em- 
pressent de  descendre,  ôtent  l'anneau,  scellent  la  dalle  et  la 
garnissent  de  ciment.  Tout  est  fini.  Avant  de  quitter  la  vallée, 
nous  cueillons  quelques  branches  des  saules  qui  ombragent  la 
tombe  et,  la  tristesse  dans  l'àme,  nous  reprenons  lentement  le 
chemin  de  Longwood,  nous  retournant  par  instants  pour  jeter 
les  yeux  vers  cet  endroit  où  git  le  corps  de  l'Empereur. 

Nous  avons  appris  qu'après  notre  sortie  de  la  vallée,  les  ma- 
çons avaient  continué  de  travailler  au  fond  de  la  tombe  et 
qu'ensuite  ils  avaient  mis,  pour  la  fermer  au  niveau  du  sol, 
des  dalles  qu'ils  avaient  encadrées  d'une  bordure  de  gazon,  dont 
l'approche  était  défendue  par  une  barrière  en  bois;  nous  avons 
appris  aussi  que,  pour  garder  les  lieux,  le  gouverneur  avait 
installé  un  poste  de  quelques  hommes  commandés  par  un 
officier. 

Plongés  dans  les  plus  profondes  réflexions,  nous  nous  retrou- 
vâmes à  Longwood.  Ce  lieu,  qui  précédemment  avait  été  si 
animé  par  la  présence  de  l'Empereur,  n'était  plus  qu'un  désert. 
On  va  cherchant  dans  les  appartements,  on  parcourt  les  jardins, 
on  s'arrête  dans  les  endroits  qu'il  fréquentait  le  plus,  ceux 
où  il  se  reposait  habituellement,  on  croit  l'apercevoir...  Hélas  I 
ce  n'est  plus  qu'une  illusion!..  On  ne  le  voit  plus  à  Longwood 
que  par  la  pensée.  Il  n'est  plus!...  Son  corps  privé  de  vie  est 
là-bas  dans  cette  vallée,  renfermé  dans  un  étroit  espace  om- 
bragé de  quelques  saules  pleureurs.; 

Saint-Denis. 


IMPRESSIONS  DE  VIENNE 


Juin  1921. 

Vienne  a  perdu  cet  air  de  gaieté',  de  fête  perpétuelle  qui, 
naguère,  la  caractérisait.  Les  rues  où  trottinent  les  femmes  en 
bas  de  soie,  juchées  sur  les  talons  pointus  de  leurs  souliers 
vernis,  sont  mal  entretenues.  Rares  sont  les  maisons  dont  les 
fenêtres  sont  fleuries  et  si,  au  long  des  «  rings  »  et  sur  les 
grandes  places,  les  lampadaires  sont  encore  cerclés  de  leurs 
jardinières,  celles-ci  sont  vides  :  aucun  géranium  n'y  met  sa  note 
vive.  Cerlain-js  offrent  aux  regards  un  enduit  souillé  et  si  for- 
tement endommagé  qu'on  se  croirait  dans  une  ville  mitraillée. 
Pourtant,  les  magasins  aux  larges  façades  garnies  d'immenses 
glaces  sont  achalandés  aussi  bien  que  les  plus  exigeants  le 
peuvent  souhaiter.  Il  y  a  de  tout  chez  les  marchands  de  «  Deli- 
katessen,  »  de  tout  chez  les  marchands  de  meubles,  de  tout  et  du 
plus  élégant  chez  les  bottiers,  les  chemisiers,  les  modistes  et  les 
lingères.  Des  «  galanteries,  »  il  y  en  a  pour  tous  les  goûts;  seu- 
lement, pour  en  acheter,  il  faut  être  étranger  ou  «  profiteur  de 
la  guerre  :  »  pour  un  Autrichien,  c'est  trop  cher. 

Je  note  des  prix,  au  hasard,  tels  que  les  devantures  me  les 
présentent  :  un  pain  blanc,  d'une  livre  environ  :  60  couronnes; 
un  mètre  de  drap  :  3  500  k  (1);  un  réticule  en  cuir  :  6  800  k; 
une  paire  de  gants  de  fil  :  560  k;  une  paire  de  bas  de  soie  : 
4  900  k;  un  canif,  un  tout  petit  canif,  en  nacre,  avec  deux  lames  : 
490  k;  une  cravate  verte  à  pois  jaunes,  cravate  pour  «  enrichi 
de  la  guerre  :  »  1000  k;  un  chapeau  de  paille,  pour  hommes  : 

(1)  K  =  couronne. 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

2000  k.  —  On  peut  s'en  passer,  heureusement.  La  mode,  que 
beaucoup  suivent  ici  par  économie  autant  que  par  genre,  veut 
qu'on  aille  nu-tète.  —  Une  canne  :  500  k;  un  pyjama  en  soie  : 
10  000  k;  un  costume  complet  :  40  000  k. 

Gela  vous  semble  exorbitant?  Attendez.  A  la  devanture  d'un 
marchand  de  meubles,  les  prix  deviennent  affolants  :  une 
chambre  à  coucher  en  acajou,  composée,  selon  l'usage  en 
pays  germanique,  de  deux  lits  jumeaux,  deux  tables  de  nuit  et 
une  armoire  à  glace  à  deux  vantaux  :  350  000  couronnes.  Vous 
vous  récriez?  Que  direz-vous  de  la  salle  à  manger?  Huit  chaises 
cannées,  une  table,  un  buffet  et  une  vitrine  pour  l'argenterie, 
le   tout  moderne  et  en   noyer  ciré  :  850000  couronnes. 

Il  faut  dire  que  la  couronne,  —  qui,  avant  la  guerre,  valait 
1  fr.  05, —  aujourd'hui  ne  vaut  pas  deux  centimes.  Que  cotera- 
t-elle  demain?  Chaque  jour,  pour  elle,  marque  un  nouveau  flé- 
chissement. Les  plus  pessimistes  se  réconfortent  en  pensant  que, 
jamais,  elle  ne  pourra  tomber  tout  à  fait  à  zéro;  elle  sera  à 
presque  rien,  mais  elle  conservera  un  pouvoir  d'achat.  Savoir. 
Dans  les  campagnes,  les  paysans  marquent  de  la  défiance  pour 
tant  de  papier.  Si  importante  qu'en  soit  la  liasse,  elle  ne  leur 
dit  rien  qui  vaille.  Beaucoup  n'acceptent  plus  que  des  échanges 
en  nature. 

Les  hôtels  regorgent.  Cependant,  la  moindre  chambre  coûte 
huit  à  neuf  cents  couronnes.  Mais  c'est  que  les  «  missions,  » 
fort  nombreuses  à  Vienne,  sont,  pour  la  plupart,  installées  dans 
les  hôtels.  Les  étrangers  affluent,  Anglais,  Américains,  Ita- 
liens, Français,  Tchèques  ou  Roumains,  les  uns  venus  pour 
affaires,  les  autres  en  touristes. 

La  crise  du  logement  sévit  à  Vienne  non  moins  qu'à  Paris, 
à  Londres,  à  New-York.  Depuis  1914,  on  n'a  rien  bâti  dans 
la  capitale  de  l'Autriche,  dont  la  population  s'est  soudainement 
augmentée  de  l'afflux  des  Galiciens,  juifs  pour  la  plupart, 
fuyant  devant  l'invasion.  Ils  étaient  venus  pour  quinze  jours  : 
les  jours  se  sont  allongés,  changés  en  mois;  les  années  ont 
passé  :  les  Juifs  galiciens  sont  encore  à  Vienne.  Combien  sont- 
ils?  Cinquante  mille?  Cent  mille?  L'Autriche  voudrait  s'en 
défaire,  alléguant  que,  depuis  les  traités,  ces  Galiciens,  sont 
devenus  Polonais.  Mais  la  Pologne  refuse  énergiquement  de  les 
recevoir.  Il  faudrait  une  loi  pour  les  forcer  à  partir.  En  atten- 
dant qu'elle  soit  votée,  ils  demeurent  dans  Vienne  où,  par  leurs 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  651 

spéculations  sur  le  change  et  sur  les  marchandises,  ils  n'ont  pas 
peu  contribué  à  la  cherté  de  la  vie. 

Pour  remédier  à  la  crise  du  logement,  le  gouvernement  a 
eu  recours  à  un  moyen  aussi  énergique  qu'arbitraire  :  la  réqui- 
sition. Les  socialistes,  qui  l'avaient  établie,  ont  cédé  le  pouvoir 
aux  chrétiens-sociaux  ;  mais  la  réquisition  du  logement  a  subsisté., 
Le  propriétaire  n'est  plus  maître  de  sa  maison.  Un  appartement 
s'y  trouve-t-il  libre,  il  doit  informer  de  ce  miracle  la  commis- 
sion du  Wohnungsamt.  Aussitôt,  Y  Arbeiterrat  ou  Conseil  des 
ouvriers,  qui  est  demeuré  tout-puissant,  procède  à  l'attribution 
du  local.  On  m'assure  qu'en  ce  moment  trente-cinq  mille  per- 
sonnes sont  inscrites  pour  un  gite.  Quand  seront-elles  pour- 
vues? L' Arbeiterrat  a  cependant  pris  des  mesures  draconiennes  : 
chaque  adulte  n'a  droit  qu'à  une  pièce.  Une  pièce  supplémen- 
taire est  attribuée  par  famille.  Si  l'on  est  quatre  et  que  l'appar- 
tement comporte  six  pièces,  on  est  tenu  de  déclarer  qu'il  y  en  a 
une  de  disponible.  Qui  Y  Arbeiterrat  y  logera-t-il  ?  Par  bonheur, 
il  est  avec  la  loi  des  accommodements.  Quelques  centaines  de 
couronnes-,  adroitement  glissées,  exercent  une  grande  influence 
sur  la  complaisance  des  employés  de  la  Commission... 

A  voir  la  situation  que  les  socialistes  ont  faite  aux  proprié- 
taires autrichiens,  combien  de  socialistes  voudraient  devenir 
propriétaires?  Ceux-ci  n'ont  le  droit  d'augmenter  leurs  loyers 
que  si  l'autorisation  leur  en  est  accordée  par  la  Commission 
des  logements.  Il  faut  de  longues  discussions  pour  obtenir  que 
le  locataire  paye  35,  40,  50  pour  100  de  plus  sur  le  taux  d'un 
loyer  qui,  au  cours  qu'a  atteint  la  couronne  eu  égard  à  renché- 
rissement du  reste  de  la  vie,  devrait  être  augmenté  de  deux  à 
trois  mille  pour  100.  Parfois  la  Commission  est  intransigeante. 
On  me  cite  un  propriétaire  qui,  pour  un  appartement  de  trois 
pièces,  reçoit  ce  qu'il  en  touchait  avant  guerre  :  60  k.  par  tri- 
mestre :  vingt-quatre  sous  de  notre  monnaie  1  Cependant,  les 
propriétaires  doivent  faire  les  réparations  indispensables  et  qui, 
obligatoirement,  leur  incombent.  La  plupart  voudraient  vendre, 
je  le  comprends.  Ce  que  je  comprends  mieux  encore,  c'est  que 
personne  ne  veuille  acheter. 

Néanmoins,  ne  nous  hâtons  pas  d'envier  les  locataires 
viennois.  Ils  payent  peu  à  leur  propriétaire  :  que  leur  importe, 
si  leur  argent  n'en  sort  pas  moins  de  leur  poche  ?  Cette  année,  la 
municipalité  a  frappé  les  locataires  d'un  impôt  progressif.  Da. 


65*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cinq  pour  cent  pour  les  petits  loyers  de  900  à  1  200  couronnes 
(loyers  de  la  classe  ouvrière),  cet  impôt  atteint  jusqu'à  cinq  cents 
pour  cent  pour  les  loyers  au-dessus  de  20  000  couronnes.  De 
tels  loyers  sont  rares,  mais  ceux  de  10  000  couronnes  sont  nom- 
breux et  taxés  à  140  pour  100  :  c'est  la  classe  moyenne,  ici 
comme  partout,  qui  est  pressurée. 

* 
*    * 

A  l'Opéra.  —  Rien  n'a  été  changé  dans  la  salle,  depuis  la 
révolution.  La  vaste  loge  impériale  a  toujours  ses  lourdes  ten- 
tures de  peluche  pourpre  que  surmonte  une  imposante  couronne 
aux  ors  éclatants... 

Taine  disait  :  «  11  n'y  a  pas  de  vraies  soirées  sans  femmes 
en  grande  toilette.  »  Dans  les  loges  découvertes  faites  pour  que 
les  diadèmes  et  les  robes  décolletées  produisent  tout  leur  effet, 
je  n'aperçois  que  des  blouses  de  linon.  Depuis  la  guerre,  l'usage 
s'est  perdu  de  s'habiller  pour  l'Opéra  :  on  s'y  rend  comme  on 
est,  en  veston,  en  petite  robe. 

Le  directeur  de  la  grande  scène  viennoise  me  fait  ses 
doléances  : 

—  A  présent,  me  dit-il,  ce  n'est  plus  la  société,  qui  vient  au 
théâtre  :  où  trouverait-elle  l'argent  que  coûte  un  fauteuil? 
Cependant,  tous  les  théâtres  sont  pleins.  Il  y  a  tant  d'étran- 
gers, tant  d'.enrichis  de  la  guerre  1  Songez,  qu'actuellement, 
à  Vienne,  on  ne  compte  pas  moins  de  quatre  à  cinq  cents 
milliardaires,  ohl  en  couronnes,  naturellement.  Au  début, 
ces  gens-là  ne  savaient  pas  se  tenir.  Ils  parlaient  haut  pendant 
la  représentation.  Dans  les  loges,  ils  buvaient  et  déballaient 
des  saucisses  à  la  moutarde  qu'ils  mangeaient  avec  leurs  doigts. 
Mais  les  «  nouveaux  riches,  »  comme  vous  les  appelez,  ont 
commencé  à  se  décrasser;  s'ils  manquent  encore  d'élégance 
dans  leurs  manières,  du  moins  savent-ils  écouter  en  silence,  ne 
point  importuner  leurs  voisins. 

Il  m'assure  que  notre  musique  est  très  goûtée  de  ses  com- 
patriotes. 

—  De  tous  les  étrangers,  ceux  que  nous  préférons,  évidem- 
ment, ce  sont  les  Italiens,  Puccini  spécialement;  mais,  tout  de 
suite  après,  nous  mettons  les  Français  :  Ambroisc  Thomas  avec 
Mignon;  Gounod  avec  Faust  et  surtout  Massenet  avec  Manon  et 
Werther.  Quoique  cela  vous  puisse  étonner,  les  Allemands  ne 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  653< 

sont  pas  ceux  qui  plaisent  le  plus  au  public.  Je  parle  des  mo- 
dernes, car  un  Beethoven  est  toujours  écouté  religieusement; 
mais  Wagner  lui-même  est  moins  apprécié  qu'un  des  vôtres. 

La  représentation  de  ce  soir  n'est  pas  de  grand  gala.  Les 
vedettes  ne  chanteront  pas.  Le  prix  des  places  est  en  consé- 
quence. Il  n'est  pas  fixe,  comme  chez  nous.  Il  dépend  de  la. 
valeur  des  interprètes.  La  même  loge  de  cinq  places  vaut  2  500 
ou  5000  couronnes.  Le  prix  du  «  coupon  «d'entrée  qui  donne 
juste  le  droit  d'écouter  debout,  oscille  de  16   à  30  couronnes.; 

On  joue  Mme  Butterfly.  Le  spectacle  de  la  salle  m'intéresse 
plus  que  celui  de  la  scène.  Derrière  le  parterre,  dans  l'espace 
libre  pour  les  occupants  «  debout,  »  spectateurs  et  spectatrices 
sont  étroitement  serrés  l'un  contre  l'autre.  Beaucoup  de  jeunes 
femmes,  de  jeunes  filles.  Elles  suivent  les  péripéties,  elles 
jouissent  des  chants,  de  la  musique,  avec  une  attention  passion- 
née qui  leur  fait  oublier  la  fatigue.  Mais  quand  les  dernières 
rumeurs  de  l'orchestre  se  sont  tues,  que  les  hautes  lanternes 
japonaises  longuement  balancées  sont  devenues  invisibles,  les 
applaudissements  crépitent,  les  acclamations  montent  avec  les 
rappels. 

La  situation  de  directeur  de  l'Opéra  de  Vienne  me  paraît 
une  charge  peu  enviable.  L'Opéra  est  un  théâtre  d'Etat.  Son 
budget  a  été  considérablement  augmenté.  Cependant,  le  recru- 
tement des  artistes  présente  les  plus  grandes  difficultés.  Chacun 
d'eux  demande  un  traitement  d'au  moins  un  demi-million  de 
couronnes  pour  la  saison,  c'est-à-dire  pour  huit  mois.  Les 
vedettes  sont  plus  exigeantes.  Elles  veulent  être  payées  à  la 
soirée.  Si  on  leur  refuse,  elles  se  dépitent,  parlent  de  s'en 
aller,  de  contracter  des  engagements  à  l'étranger.  Ce  ne  sont 
pas  toujours  de  vaines  menaces.  Beaucoup  d'artistes  viennois 
sont  partis  pour  l'Amérique.  Peu  à  peu,  Vienne  perd  les  chan- 
teurs, les  musiciensremarquablesqui  faisaient  jadis  sa  réputation. 

Pas  de  soirée  au  théâtre  qui  ne  se  termine  par  un  souper. 
Souper  modeste.  Aux  terrasses  des  cafés,  la  plupart  des  consom- 
mateurs se  satisfont  sagement  d'une  tasse  de  café  au  lait  qui 
est  presque  assez  sucré...  Il  est  a  peine  dix  heures.  Hormis  les 
trams,  qui  mènent  grand  bruit  avec  leurs  triples  voitures  attelées 
en  file,  la  ville  est  plus  déserte,  plus  sombre  que  Paris  à  deux 
heures  du  matin. 


G54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


*  * 


Vienne  a  dansé,  glissé,  «  fox-trotté,  »  cet  hiver,  avec  une 
espèce  de  furie,  avec  une  sorte  de  déchaînement.  Les  réceptions, 
dans  l'aristocratie,  ont  été  aussi  nombreuses,  aussi  belles  qu'au- 
trefois. Les  femmes  faisaient  assaut  de  toilettes.  Certaines  étaient 
parées  de  robes  qui  n'avaient  pas  coûté  moins  de  80  000  cou- 
ronnes. 

Cependant,  dans  la  noblesse,  on  se  défend  de  paraître  prendre 
aucun  plaisir.  On  veut  faire  croire  qu'il  n'y  a  que  les  Schiebcr(i) 
pour  s'amuser.  Si  l'on  cause  avec  un  aristocrate,  il  se  lamente 
parce  qu'il  a  dû  renoncer  à  son  abonnement  à  l'Opéra,  suppri- 
mer une  partie  de  ses  domestiques,  faute  d'en  trouver  et  faute 
surtout  de  pouvoir  les  payer. 

Il  gémit  :  «  Ici,  la  vie  était  si  bonne,  si  douce,  si  facile I  Les 
théâtres,  les  concerts  étaient  à  bon  marché.  On  faisait  du  sport 
et  il  n'en  coûtait  presque  rien.  Toutes  les  jeunes  tilles,  même 
celles  de  la  petite  bourgeoisie,  montaient  à  cheval. On  mangeait 
bien  et  finement.  On  était  trop  heureux!  » 

Voilà  le  grand  mot  lâché.  Le  malheur,  pour  l'Autrichien, 
est  d'avoir  été  trop  longtemps  trop  heureux.  Actuellement,  il 
répète  :  «  Pauvre  Autriche  1  »  mais  il  ne  veut  pas  renoncer  à 
ses  aises. 


* 


Le  ministre  d'une  Puissance  étrangère  et  neutre,  person- 
nalité bien  connue  du  monde  viennois,  et  fervent  ami  de  la 
France,  me  donne  son  avis  sur  la  situation  de  l'Autriche  : 

—  Ohl  moi,  je  suis  très  pessimiste.  Le  moyen  de  ne  pas 
l'être  I  D'après  le  ministre  des  Finances,  le  déficit,  pour  les  six 
mois  qui  viennent  de  s'écouler,  est  de  cinquante  milliards  de 
couronnes.  On  en  prévoit  un  égal,  pour  le  second  semestre. 
Afin  de  combler  une  partie  du  trou,  le  gouvernement  va  pro- 
céder  à  une  nouvelle  émission  de  45  milliards  de  billets.  A  quoi 
cela  le  mènera-t-il?  L'Autriche  est  dans  la  situation  d'un  mori- 
bond qu'on  ne  soutient  qu'avec  de  l'élher.  Si  on  lui  supprime 
son  médicament,  il  meurt. 

«  Il  y  a   ici  deux  grands    partis   politiques  :  les  socialistes 

1)  Les   nouveaux  riches.  Littéralement,  ceux    qui  poussent   la  marchandise 
pour  en  faire  monter  le  prix. 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  655 

et  les  chrétiens-sociaux.  Tous  deux  font  fausse  route.  Les  socia- 
listes clament  :  «  Confisquons  le  capital!  Cela  nous  permettra 
de  diminuer  la  circulation  du  papier.  La  couronne  remontera.  » 
Les  chétiens-sociaux  ripostent  :  «  Obtenons  de  l'aide  de  l'étran- 
ger. Amenons  l'Entente  à  nous  ouvrir  les  crédits  que,  depuis  si 
longtemps,  elle  nous  promet.  »  Mauvais  bergers  ceux  qui 
parlent  ainsi.  Un  pays  ne  peut  pas  vivre  d'emprunts  et  d'au- 
mônes. Un  peuple  ne  peut  pas,  infatigable  quémandeur, 
demeurer  la  main  tendue.  La  détresse  économique  de  l'Autriche 
a  son  origine  dans  un  mal  moral.  On  peut  donner  à  ce  pays  du 
charbon,  des  vivres,  des  vêtements;  ce  qu'on  n'a  pas  encore 
réussi  à  lui  inculquer,  c'est  la  volonté  de  s'aider  lui-même.  Ce 
peuple,  à  terre,  se  fait  lourd  pour  ne  pas  être  relevé. 

—  Alors,  il  n'y  a  pas  de  remède? 

—  Je  ne  dis  pas  cela.  Il  y  en  a,  et  plusieurs  :  faire  des  éco- 
nomies, travailler.  Mais  jamais  on  n'a  autant  dépensé  ;  jamais 
on  n'a  voulu  se  donner  moins  de  mal.  On  hausse  les  épaules  : 
«  Travailler!  pour  gagner  quelques  centaines  de  couronnes?  ce 
n'est  pas  la  peine.  »  Avez-vous  remarqué  le  cireur  de  chaussures 
qui  est  sur  un  des  rings?  Il  y  a  toujours  cinquante  badauds  occupés 
à  le  regarder  manier  ses  brosses.  Tout  Vienne  le  connaît.  Et  tout 
Vienne  en  parle.  On  confesse  :  «  Il  n'y  a  que  lui  qui  travaille 
ici!  »  L'admirable  est  que  ce  cireur  de  bottes  n'est  pas  Vien- 
nois, il  est  Turc  ! 

* 
*   * 

La  princesse  Hélène  de  Metternich,  fille  de  cette  fameuse 
princesse  Pauline,  ambassadrice  à  Paris,  dont  les  contemporains 
de  Napoléon  III  ont  si  souvent  cité  les  mots  d'esprit,  s'occupe 
activement  d'oeuvres  de  charité.  C'est  d'elle  que  je  tiens  sur  la 
misère  à  Vienne  ces  précieux  renseignements  : 

—  Les  enfants  ne  sont  plus  malheureux.  Vous  avez  pu  les 
voir  dans  les  rues,  dans  les  squares.  Ils  ont  de  bonnes  joues.  Ils 
sautent  et  rient  comme  tous  les  enfants  de  tous  les  pays.  Grâce 
aux  secours  qui  nous  ont  été  donnés,  nous  avons  pu  leur  refaire 
une  santé.  Ceux  qui  restent  dans  la  détresse  sont,  non  seule- 
ment ceux  de  la  classe  moyenne,  du  Mittelstand,  mais  ceux  de 
la  classe  jadis  aisée.  Comment  vivre,  à  présent,  avec  un  revenu 
de  cinq  à  six  cent  mille  couronnes?  Ajoutez  que  la  plupart 
avaient   leur  fortune  placée   en  valeurs    autrichiennes.   Vous 


G"6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pouvez  deviner  ce  que  rapportent  aujourd'hui  nos  obliga- 
tions, nos  actions.  Vous  le  savez  d'ailleurs  :  il  n'est  guère  de 
Français  qui  ne  possède  des  Chemins  de  fer  du  Sud  de 
l'Autriche.  Des  milliers  de  rentiers  autrichiens  qui  vivaient 
largement  avec  vingt-cinq  à  trente  mille  couronnes  de  rente, 
ont  vu  leurs  revenus  tomber  à  sept  ou  huit  mille  couronnes.  A 
peine  de  quoi  se  nourrir  quelques  semaines. 

<(  Je  vous  conduirais  volontiers  choz  quelques-uns  d'entre  eux. 
A  quoi  bon  ?  Vous  n'y  verriez  rien  de  frappant.  Les  intérieurs 
demeurent  décents,  la  mise  de  la  maîtresse  de  maison  reste 
convenable;  mais,  ouvrez  les  armoires,  elles  sont  vides  :  le 
linge,  les  bijoux,  l'argenterie  ont  été  vendus.  Aux  murs,  il  n'y 
a  plus  un  tableau;  sur  les  meubles,  plus  un  objet  d'art. 

«  Les  familles  les  plus  éprouvées  sont  celles  des  anciens  offi- 
ciers. A  ceux-ci  le  gouvernement  fait  bien  une  retraite  : 
environ  dix  mille  couronnes  pour  un  général.  Ce  n'est  rien... 
Vous  me  direz  :  «  Ces  officiers  peuvent  chercher  une  situation.  » 
Ils  l'ont  fait,  ils  le  font  encore;  mais  les  situations  sont  rares; 
quand  il  s'en  présente  une,  ce  n'est  pas  à  eux  qu'on  donne  la 
préférence.  On  n'est  pas  bien  disposé  à  leur  égard.  On  les 
rend  responsables  de  la  défaite... 

A  l'appui  des  détails  que  me  donne  la  princesse  de  Metternich, 
d'autres  me  reviennent  à  l'esprit,  que  je  tiens  de  Mme  Lefèvre- 
Pontalis,  femme  du  ministre  de  France,  de  Mme  Rallier,  femme 
du  général  qui  dirige  notre  mission  militaire.  Car,  il  faut 
qu'on  le  sache  :  après  l'armistice,  la  France,  blessée,  meurtrie 
et  ayant  elle-même  à  réparer  ses  ruines,  a  eu  cette  géné- 
rosité de  venir  en  aide  à  ses  ennemis  de  la  veille.  L'hiver  der- 
nier, Mme  Lefèvre-Pontalis,  présidente  d'une  œuvre  de  secours, 
a  remis  de  la  percale  à  trois  femmes  de  feld-maréchaux  qui 
venaient  demander  de  quoi  se  faire  des  chemises.  Mme  Hallier 
m'a  parlé  d'un  ancien  colonel  presque  aveugle  qui  a  accepté, 
;ivec  reconnaissance,  des  boites  de  lait  condensé,  d'un  général 
qui,  pour  gagner  quelques  centaines  de  couronnes,  s'est  fait 
porteur  de  charbon.  Dans  la  rue,  j'ai  été  frappée  de  l'aspect  de 
décrépitude  des  vieillards  d'une  soixantaine  d'années  :  petits 
rentiers,  petits  retraités  qui,  depuis  des  années,  ne  peuvent 
s'alimenter  suffisamment... 

Les  employés  de  la  municipalité  viennoise  :  contrôleurs  et 
conducteurs   de  tramways,   balayeurs,   cantonniers,    etc.,  sont 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  657 

largement  payés.  Quand  ils  veulent  une  augmentation,  ils  se 
mettent  en  grève.  Mais  les  fonctionnaires  de  l'Etat  :  professeurs 
à  l'Université,  magistrats,  employés  des  chemins  de  fer,  des 
postes  et  télégraphes,  etc.,  ont  des  traitements  qui,  en  dépit  des 
augmentations  accordées,  demeurent  tout  à  fait  insuffisants. 

Il  faut  se  rendre  compte,  en  effet,  que,  depuis  1914,  la  vie 
coûte,  en  moyenne,  cent  cinquante  fois  plus  cher.  Voici,  à 
titre  de  document,  un  tableau  comparatif  de  quelques-uns  des 
prix  d'avant-guerre  et  de  ceux  d'à  présent  : 


Farine  ......     1  kilo. 

Bœuf » 

Pote » 

Veau » 

Beurre » 

Café » 

Sucre » 

Lait 1  litre. 

Un  costume  d'homme   .    .    . 

Un  chapeau 

Une  paire  de  chaussures.   . 


Coi 

irounes 

1914 

1921 

0,40 

70 

9 

300 

2,60 

300 

2 

300 

2 

400 

3 

440 

0,80 

138 

0,20 

20 

120 

16  000 

15 

1  500 

25 

4  000 

Automne  1920 

Printemps  1021 

4  068 

H  031 

11  270 

17  110 

14  590 

21  760 

L'attaché  commercial  français  a  eu  l'idée  intéressante  d'éta- 
blir le  budget  d'un  employé  viennois  pendant  un  mois.  On 
trouvera,  en  regard,  les  prix  du  printemps  et  de  l'automne  de 
1920,  avec  ceux  du  printemps  de  1921  : 

Printemps  1920 
Pour  un  célibataire.    .         3  678 
Si  l'employé  est  marié.         5  385 
S'il  a  deux  enfants.  .   .         7  320 

Actuellement  (printemps  de  1921),  un  employé  célibataire 
gagne,  par  mois,  de  4  800  à  1  000  couronnes.  S'il  est  marié,  il  a 
de  6  000  à  7  000  couronnes;  s'il  a  deux  enfants,  il  est  payé  de 
8  600  à  12  000  couronnes. 

La  disproportion  est  considérable,  on  le  voit,  entre  son  trai- 
tement réel  et  celui  qu'il  lui  faudrait  pour  subvenir  aux  dépenses 
indispensables.  Ainsi,  nous  arrivons  à  cette  conclusion  :  les  gens 
de  moyenne  condition,  même  ceux  qui  travaillent,  sont  forcés 
de  consacrer  entièrement  le  peu  qu'ils  ont  à  se  nourrir. 

TOME  lxv.  —  1921.  42 


Oo8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


* 

*      * 


Au  quartier  des  Juifs  Galiciens.  —  C'est  très  loin,  vers  la 
banlieue.  Une  zone  pelée  où  quelques  chctifs  acacias  s'accordent 
à  la  tristesse  du  paysage.  Des  gites  en  tôle  ondulée.  Aucun 
parfum  de  fleurs  ou  de  verdure.  Rien  que  l'acre  odeur  d'herbes 
qu'on  brûle  dans  un  fossé.  Coiffé  d'un  chapeau  de  paille  crevé, 
un  petit  vieux,  au  bout  d'une  longue  corde,  pait  une  chèvre 
rousse.  La  bête  tire  sur  sa  laisse.  Pour  la  retenir,  le  petit  vieux 
n'a  pas  trop  de  toutes  ses  forces.  Plus  loin,  encore  des  chèvres 
que  gardent  des  enfants.  Le  lait  de  vache  est  devenu  rarissime. 
Avant  la  guerre,  Vienne  absorbait,  chaque  jour,  huit  cent 
mille  litres  de  lait.  Cet  hiver,  elle  en  a  reçu  à  peine  trente 
mille.  Nombre  de  Viennois  consomment  du  lait  condensé;  mais 
une  boîte  se  vend  150  couronnes.  Une  chèvre  coûte  peu  à 
nourrir  :  il  suffit  d'avoir  le  temps  de  la  mener  paître.  Affaire 
aux  vieux,  aux  tout  petits.  Dans  les  faubourgs,  de  véritables 
troupeaux  de"  chèvres  broutent  le  long  des  haies  ou  des  talus  : 
nouvel  aspect  de  la  Vienne  d'après-guerre. 

On  a  installé  les  Juifs  Galiciens  dans  les  baraquements  d'un 
ancien  camp  de  prisonniers  de  guerre.  Des  fils  barbelés  courent 
autour  du  terrain.  Les  fenêtres  de  la  baraque  qui  servait  de 
prison  sont  munies  de  barreaux  de  fer. 

Occupées  à  des  besognes  ménagères,  des  femmes  vont  et 
viennent,  pieds  nus.  Trois  petits  en  robe  de  percale  bleue,  bras 
dessus,  bras  dessous,  et  serrés  l'un  contre  l'autre,  ainsi  que 
grains  dans  une  grenade,  nous  considèrent  immobiles. 

Aux  fenêtres  pendent  des  couvertures  trouées  qu'on  a  mises 
a  sécher;  mais  certaines  ont  des  rideaux.  Devant  les  baraque- 
ments, dans  les  jardinets  aux  minces  allées  en  croix,  des 
légumes  poussent,  des  poules  picorent,  des  oies  se  dan- 
dinent. 

Ces  familles  de  Juifs  ne  sont  pas  toutes  dans  le  besoin. 
J'aperçois  des  chambres  confortablement  meublées  :  lits,  com- 
mode et  fauteuils.  Beaucoup  gagnent  suffisamment  leur  vie; 
ils  ont  trouvé  des  places  chez  des  coreligionnaires,  dans  des 
maisons  de  commerce,  dans  des  banques.  Ils  se  sont  faits  came- 
lots. D'autres,  c'est  le  plus  grand  nombre,  spéculent  sur  le 
change,  sur  les  denrées.  Installés  dans  les  cafés,  autour  d'une 
petite  table,  ils  passent  leur   journée  à    acheter,  à.  vendre,   à 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE. 


6o9 


pousser,  avec  opiniâtreté,  des  marchandises  dont,  jamais,  ils  ne 
prendront  possession. 


*    * 


On  a  souvent  comparé  le  Pratcr  à  notre  Bois  de  Boulogne. 
C'est  aussi,  du  moins  vers  son  entrée,  quelque  chose  comme  la 
foire  de  Neuilly.  Jadis  les  archiducs  ne  dédaignaient  pas  d'y 
aller  faire  un  tour;  mais  les  archiducs  sont  en  exil.  Aujourd'hui, 
parmi  les  piétons,  il  n'y  a  que  du  peuple,  du  tout  petit  peuple.) 
Sur  le  bord  des  allées,  des  marchandes  débitent  des  gâteaux  à  la 
poussière  et  des  saucisses  à  la  moutarde.  Il  fait  beau,  des  nuages 
légers,  soyeux,  voilent  agréablement  le  soleiL 

Les  jeunes  filles  et  les  enfants  se  sont  déguisées  en  Dirndl  (1)  : 
c'est  la  mode,  quand  vient  l'été  :  jupe  à  fleurettes  Pompadour, 
boléro  qui  s'échancre  sur  une  chemisette  blanche  et  petit 
tablier  de  couleur  éclatante  :  rouge  coquelicot,  vert  pré,  violet- 
évêque.  Tout  ce  monde  achète  des  confiseries  et  de  la  charcute- 
rie. Aux  «  montagnes-russes,  »  les  voitures  sont  prises  d'assaut. 
Dans  les  descentes  vertigineuses,  les  tabliers  pourpre  et  leurs 
frères  les  tabliers  épinard  sont  comme  fous  de  joie  et  pous- 
sent des  cris  aigus...  Demain,  ce  sera  lundi  bleu  (2).  Le 
travail  ne  recommencera  qu'à  onze  heures.  La  vie  est  courte. 
Amusons-nous...  Cependant,  rappel  de  la  guerre,  des  soldats 
mutilés  mendient  ou  vendent  des  allumettes.  L'un  exhibe  son 
moignon,  l'autre  ses  pieds  articulés;  un  troisième  est  aveugle. 
On  leur  donne,  mais  peu  :  la  pitié  s'émousse. 

Nous  nous  engageons  sous  les  marronniers  de  la  grande 
allée.  La  lumière  magnifique  de  cette  journée  de  juin  prête  à 
ce  qu'elle  touche  un  merveilleux  prestige.  Des  tilburys  passent, 
attelés  de  fins  trotteurs  superbement  harnachés.  Leurs  mors, 
leurs  gourmettes  étincellent.  Sur  leur  poitrail  ondulent 
d'étroites  et  longues  courroies  blanches. 

La  Suesse  Mxdel  (3)  se  promène  lentement  avec  son  ami.  La 
gentillesse  de  cette  grisette  anime  les  promenades.  Sans  elle, 
Vienne  ne  serait  plus  Vienne.  Avec  un  rien,  elle  s'habille  plai- 

(1)  Paysanne  des  Alpes. 

(2)  Tous  les  lundis  sont  bleus  ;  mais  il  n'y  a  qu'un  dimanche  doré  :  celui  qu! 
précède  Noël,  à  cause  des  acquisitions  qu'on  y  fait;  el  un  seul  jeudi  vert  :  le  jeudi- 
saint,  parce  que,  ce  jour-là,  on  ne  doit  manger  que  des  légumes  verts. 

v3)  Littéralement  :  la  jeune  fille  sucrée. 


060  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

samment...  Mieux  qu'aucun,  Arthur  Schnitzler,  l'auteur  dra- 
matique, a  su  la  dépeindre  :  «  Elle  a  dix-sept  ou  dix-huit  ans... 
Elle  est  hlonde  et  encore  mince...  Elle  n'est  pas  d'une  beauté 
fascinante,  elle  n'est  pas  d'une  intelligence  transcendante; 
mais  elle  a  le  charme  d'un  soir  de  printemps...  »  Toujours  sen- 
timentale, elle  a,  depuis  la  guerre,  perdu  sa  qualité  essenlielle  : 
le  désintéressement.  Schnitzler  lui-même  le  reconnaît.  Comme 
je  lui  parlais  de  la  Suesse  Msedel: 

—  Que  voulez-vous?  me  dit-il,  la  vie  est  chère...  les  bas  de 
soie  aussi... 

* 
*    * 

Un  grand  éditeur,  que  j'interroge  sur  la  question  du  livre 
français  en  Autriche,  me  répond  : 

—  Le  livre  français?  madame,  il  me  faut  vous  répondre  au 
passé.  Avant  1914,  tous  les  écrivains  français  qui  étaient 
admirés  en  France,  l'étaient  également  ici.  La  France  faisait 
la  mode,  en  littérature,  comme  elle  la  faisait  pour  les  robes  et 
les  chapeaux.  Aux  romanciers  allemands  ou  anglais,  le  public 
préférait  les  vôtres.  Vos  livres  sont  mieux  écrits,  mieux  com- 
posés, plus  intéressants.  Depuis  la  guerre,  notre  goût  ne  s'est  pas 
détourné  de  vous  :  ce  sont  vos  livres  qui  nous  sont  devenus 
inaccessibles.  Comptez  à  quel  prix  il  me  faut  vendre  un  roman 
qui,  à  Paris,  coûte  7  francs. 

—  420  couronnes. 

—  Un  tel  prix,  vous  vous  en  rendez  compte,  est  prohibitif. 
Alors,  les  éditeurs  autrichiens,  moi  le  premier,  se  sont  mis  à 
imprimer  des  auteurs  français  tombés  dans  le  domaine  public. 

A  portée  de  sa  main,  sur  une  table,  il  prend  quelques 
volumes,  habillés  d'une  reliure  souple  :  le  Père  Goriot;  la 
petite  Fadette;  Vigny;  Amiel...  Il  me  les  tend.  Je  les  ouvre.  Le 
papier  est  fin  et  blanc.  Les  caractères  sont  nets.  Ce  sont  en 
somme  des  volumes  très  présentables.  Je  demande  leur  prix  de 
revient  : 

—  Nous  possédons  ici  un  outillage  perfectionné,  nous  avons 
le  papier  en  abondance,  une  main-d'œuvre  qui,  comparée  à 
la  vôtre,  est  à  très  bon  marché,  —  de  50  pour  100  moins 
chère.  Aussi  un  ouvrage  comme  ceux  que  vous  regardez 
me  revient  exactement  à  1  fr.  25.  C'est  là  qu'est  le  danger 
pour  vous  :  vos  éditeurs,  aui  vendent  très  peu  ici,  bientôt  n'y 


IMPRESSIONS    DE    VIE.\:SE. 


661 


vendront  plus  rien.  Non  seulement,  le  marché  viennois  leur 
sera  fermé,  mais  le  marché  allemand,  le  marché  suisse,  celui 
des  pays  balkaniques  et  des  pays  nouvellement  formés,  Tchéco- 
slovaquie, Yougo-Slavie.  Par  notre  intermédiaire,  votre  pensée 
continuera  de  rayonner  dans  le  monde,  mais  le  bénéfice  financier 
vous  échappera. 


* 
*     * 


Les  Viennois  sont  justement  fiers  de  leur  Université. 

De  larges  escaliers,  de  vastes  amphithéâtres,  des  salles 
aérées,  lumineuses,  paisibles  et,  entre  les  bâtiments,  un  jardin 
plein  de  verdure  et  de  chants  d'oiseaux. 

En  l'absence  du  recteur,  Rerr  Direktor  me  reçoit  dans  un 
vaste  bureau  à  hautes  boiseries,  à  tentures  vert  bouteille,  ce 
qui,  en  tout  pays,  est  la  couleur»  administrative.  »  Il  se  déclare 
heureux  de  recevoir  ma  visite.  Hélas  1  son  français  vaut  mon 
allemand.  Pendant  quelques  minutes,  nous  échangeons  des 
propos  qui,  de  l'un  à  l'autre,  nous  demeurent  hermétiques.  Herr 
Direktor  a  une  inspiration.  Il  donne  un  coup  de  téléphone; 
aussitôt,  comme  si  ce  fût  un  téléphone  enchanté,  parait  un  petit 
homme  tout  barbu,  tout  riant  et  parlant  le  français,  ma  foi, 
parfaitement.  Grâce  à  lui,  je  vais  apprendre  de  l'Université 
tout  ce  qui  m'intéresse.  Je  n'ai  qu'à  questionner  :  il  traduira 
les  réponses. 

Quand  la  guerre  a  éclaté,  le  foyer  de  culture  qu'était  l'Uni- 
versité de  Vienne  semblait  en  plein  développement.  En  1900, 
l'Université  comptait  6  000  étudiants  et  347  professeurs.  En  1914, 
le  nombre  des  étudiants  atteignait  11000.  On  avait  porté  celui 
des  professeurs  à  750. 

Je  demande  : 

—  A  quelle  nationalité  appartenaient  les  étudiants? 
Le  petit  homme  barbu  et  jovial  me  répond  : 

—  Presque  tous  étaient  d'Autriche-Hongrie.  Il  n'y  avait  que 
500  étrangers  :  Allemands,  Russes,  Serbes  ou  Bulgares.  Un  seul, 
et  le  petit  homme  se  met  à  rire  dans  sa  barbe  grisonnante,  un 
seul  était  Français. 

Cela  lui  semble  infiniment  comique,  ce  Français  égaré  à 
l'Université  de  Vienne,  comme  un  spécimen  unique  de  son 
espèce. 

Mais  Herr  Direktor  reprend    la   parole.    Le   petit   homme 


662 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


reprend  son  sérieux.   Le  fait  est  qu'il  n'y  a  plus  de  quoi  rire* 

—  Aujourd'hui,  le  nombre  des  étudiants  est  toujours  de 
11  000,  mais,  depuis  le  traité  de  Saint-Germain,  le  mot  étranger 
a  pris,  pour  nous,  un  autre  sens.  Sont  devenus  «  étrangers  » 
les  Tchèques,  les  Hongrois,  les  Transylvains,  les  Slovaques,  les 
Croates...  Il  faut  donc  dire,  à  présent,  que  l'Université  de 
Vienne  compte  plus  de  4  000  étrangers.  Parmi  ceux-ci,  quelques- 
uns  sont  Allemands,  Russes,  Polonais  :  fort  nombreux,  ces 
derniers,  près  de  2  500. 

«  35  pour  100  des  étudiants  étudient  la  médecine  ;  34  pour  100 
la  philosophie;  30  pour  100  la  jurisprudence.  Beaucoup  y 
cherchent  un  diplôme  qui  leur  conférera  la  possibilité  de 
devenir,  non  seulement  magistrats,  avocats  ou  autres  gens  de 
loi,  mais  aussi,  mais  surtout  :  fonctionnaires  de  l'Etat  1  La 
théologie  recrute  peu  d'adeptes  :  1  pour  100  seulement  du 
nombre  des  étudiants. 

Tout  à  l'heure,  en  traversant  les  salles  de  la  bibliothèque, 
j'ai  été  frappée  d'y  voir  beaucoup  plus  de  jeunes  tilles  que  de 
jeunes  gens. 

—  C'est  que  les  étudiantes  suivent  plus  régulièrement  les 
cours  :  cela  leur  est  aisé,  leur  temps  est  libre.  La  plupart  vivent 
dans  leur  famille  et  sont  déchargées  de  tout  souci  matériel. 
Elles  se  dirigent  surtout  vers  la  philosophie  et  la  médecine; 
quelques-unes,  vers  la  jurisprudence. 

«  La  plupart  de  nos  étudiants  sont  pauvres.  Ils  n'ont  pas 
de  quoi  acheter  les  livres  d'études  nécessaires.  Presque  tous 
appartiennent  au  Miltclstand  et  le  Mit  tels  t  and  est  ruiné.  Pour 
payer  leurs  inscriptions,  subvenir  à  leur  entretien,  nombre 
d'entre  eux  exercent,  non  une  profession,  mais  un  métier 
manuel.  Dédaignant  les  traductions,  les  copies  de  manuscrits, 
les  leçons  en  ville  qui  sont  peu  payées,  ils  chargent  du  charbon, 
ils  scient  du  bois,  ils  se  sont  faits  commissionnaires  :  bons  à 
tout,  à  porter  une  malle  aussi  bien  qu'une  lettre  pressée.  Ainsi 
arrivent-ils  à  gagner  2  ou  300  couronnes  par  jour. 

Dans  la  mesure  du  possible,  l'Etat  prend  une  part  de  leurs 

dépenses.    Pour    eux,  on  a  résolu    le  problème    du   logement. 

\vant    la  guerre,  Vienne  comptait  deux  asiles  qui   recevaient 

environ  200  pensionnaires.  Aujourd'hui,  la  ville  en  a  huit  qui 

n'abritent  pas  moins  de  1000  jeunes  gen<. 

Des  œuvres,  dont  l'une  est  française  et  dirigée  par  la  gêné- 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  663 

raie  Hallier,  ont  organisé  des  «  popotes.  »  Pour  huit  ou  dix 
couronnes,  les  étudiants  y  trouvent  des  repas  chauds.  C'est 
encore  une  des  formes  sous  lesquelles  nous  venons  en  aide  aux 
Autrichiens  :  réponse  aux  calomnies  des  Allemands  qui  nous 
accusent  de  vouloir  l'anéantissement  des  peuples  que  nous  avons 
vaincus. 

Le  traitement  des  professeurs  oscille  entre  cent  mille  et  cent 
cinquante  mille  couronnes...  Il  fauts'habituer  à  jongler  avec  les 
chiffres  :  il  faut  se  garder  aussi  de  se  laisser  abuser  par  leur  mi- 
rage... Cent  cinquante  mille  couronnes,  cela  ne  fait  que 
2  500  francs.  De  quoi  vivre  fort  petitement. 

A  part  un  Hollandais  et  quelques  Allemands,  tous  les  pro- 
fesseurs de  l'Université  sont  autrichiens;  mais,  fort  imbus  de 
la  supériorité  des  méthodes  germaniques,  c'est  vers  Berlin,  vers 
Dresde  que,  d'un  mouvement  naturel,  ils  se  tournent  pour  en 
recevoir  la  lumière.  Aigris  par  la  défaite,  par  leur  vie  difficile, 
ils  se  sont  ralliés  au  parti  de  Y Anschluss.  Recteur  en  tête,  ils  se 
sont  laissés  aller  à  de  violentes  manifestations  pangermanistes. 

Au  moment  où  je  quitte  l'Université,  des  groupes  de  jeunes 
gens  et  de  jeunes  filles  gravissent  le  grand  escalier.  Ils  se 
rendent  à  quelque  cours  et  s'entretiennent  avec  animation.  Un 
peu  à  l'écart,  un  étudiant  monte  seul.  C'est  un  aveugle  de  la 
guerre.  Il  va,  le  visage  levé,  frappant  chaque  marche  de  son 
bâton.  Nul  ne  prend  garde  à  lui.  Les  rappels  de  la  guerre  sont 
partout  ici.  Mais  combien  veulent  les  voir? 

Les  fonctionnaires!  m'a  dit  avec  un  soupir  Herr  Direktor, 
il  y  en  avait  déjà  trop  au  temps  de  Joseph  II.  Il  y  en  a,  main- 
tenant, plus  que  sous  le  «  vieil  Empereur  (1)1  »  Dans  tous  les 
ministères,  c'est  une  complexité  inouïe  de  «  compétences.  » 

Chaque  parti  qui  s'est  emparé  du  pouvoir  s'est  empressé  de 
caser  sa  clientèle,  mais  en  respectant  celle  qui  occupait  déjà  les 
emplois  publics.  Aux  fonctionnaires  de  l'Empire  sont  venus 
s'ajouter  ceux  des  socialistes,  auxquels  se  sont  adjoints,  à  leur 
tour,  ceux  des  «  chrétiens-sociaux.  »  La  petite  Autriche  du 
traité  de  Saint-Germain  a  les  deux  tiers  des  fonctionnaires  de 
l'Angleterre.  A  Vienne,  on  compte  un  fonctionnaire  pour  neuf 

(i)  On  désigne  ainsi  couramment  François-Joseph. 


664  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

habitants.  Dans  ie  grand  hôpital  où  l'on  peut  soigner  3  010  ma- 
lades;, il  y  a  3  015  employés  :  un  employé  presque  par  malade  1 

* 
*    * 

Visite  à  une  fabrique  de  bière.  Je  recueille  ces  aperçus 
pleins  de  saveur  sur  les  rapports  des  patrons  et  des  ouvriers 
dans  un  régime  socialiste  : 

—  Sous  la  monarchie,  l'Autriche  n'était  pas  socialiste.  En 
vérité,  c'est  une  chose  stupéfiante  de  voir  comme  il  a  fallu  peu 
de  temps  à  quelques  meneurs  pour  gagner  les  masses  à  leurs 
théories.  Ceux  qui  se  sont  emparés  du  pouvoir  ont  dit  au  peuple  ; 
«  Autrichiens,  à  présent,  vous  êtes  libres!  »  C'est  la  plus  grande 
sottise  et  le  mensonge  le  plus  éhonté.  Jamais  il  n'y  a  eu  moins 
de  liberté  dans  ce  pays.  Le  socialisme  bride  chacun.  En  vertu 
d'une  loi  de  mars  1919,  chaque  industriel  qui  occupe,  au  moins, 
vingt  travailleurs,  doit  constituer  un  Conseil  d'ouvriers  et  d'em- 
ployés. Ce  Conseil  ne  traite  pas  seulement  des  questions  de 
salaires  et  de  salubrité  :  il  a  encore  le  droit  de  se  faire  repré- 
senter par  deux  de  ses  membres  dans  les  conseils  d'administra- 
tion. Il  peut  examiner  le  bilan.  Actuellement,  il  prétend  exiger 
que  nul  employé,  nul  ouvrier,  ne  soit  engagé  sans  son  autori- 
sation. 

«  Quant  aux  ouvriers,  ils  sont  dans  l'étroite  dépendance  de 
leurs  syndicats.  Au  mois  d'avril  dernier,  le  Conseil  des  ouvriers 
me  demande  une  augmentation  de  salaire.  Je  télégraphie  à  la 
maison-mère  pour  savoir  si  je  puis  l'accorder.  La  réponse  ne  me 
parvient  qu'au  bout  de  deux  jours.  Elle  est  favorable.  Je  pen- 
sais que  les  ouvriers  allaient  exulter,  car  ils  répétaient  qu'ils 
n'avaient  plus  une  couronne  en  poche,  que  c'était  un  crime 
de  les  faire  attendre.  Trois  jours  passent.  Aucun  ouvrier  ne 
vient  toucher  l'augmentation  si  impatiemment  réclamée.  J'avise 
l'un  d'eux,  intelligent  et  de  bon  sens.  Je  le  questionne.  Il  me 
répond  :  «  Le  syndicat  a  changé  d'avis.  Il  nous  défend  de  passer  à 
la  caisse.  »  A  noter  que  nos  socialistes  ne  sont  pas  révolution- 
naires. De  caractère  indolent,  l'Autrichien  ignore  la  violence 
qui  arme  une  classe  contre  une  autre.  Actuellement,  d'ailleurs, 
les  ouvriers  sont  satisfaits.  Ils  ont  la  vie  large  et  facile,  et  en 
vérité  ils  n'ont  pas  matière  à  nous  jalouser,  nous  autres  bour- 
geois. Comme  chez  vous,  ce  sont  eux  qui  achètent  les  poulets, 
eux  qui  se  payent  une  promenade  en  voiture,  eux  qui  remplis- 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  Gfi 


M 


sent  les  «  Kino.  »  On  serait  mal  venu  à  leur  parler  d'écono- 
mies. Une  ouvrière  reçoit  1  aOO  couronnes  par  semaine;  un 
ouvrier  en  a  4  000;  un  contre-maitre,  10  à  12  000.  Il  en  peut 
gagner  16  000,  s'il  a  des  enfants;  car  ici  les  salaires  sont  propor- 
tionnés non  aux  capacités,  mais  aux  charges  du  travailleur. 


* 
*    * 


Le  portier  de  mon  hôtel  semble  prodigieusement  intéressé 
par  mes  faits  et  gestes.  Il  me  surveille.  Je  n'ai  garde  de  m'en 
étonner.  Ainsi  que  tous  les  portiers,  il  est  plus  ou  moins 
confident  de  la  police. 

Moins  tracassière  que  sous  l'ancien  régime,  la  police  n'en 
continue  pas  moins  d'exercer  son  influence  occulte.  «  L'Au- 
triche n'a  jamais  eu  de  gouvernement,  ai-je  souvent  entendu 
dire  depuis  mon  arrivée;  elle  n'a  qu'une  police  admirablement 
organisée.  » 

Cette  police  surveille,  espionne  chacun  des  habitants  du 
pays  et,  spécialement,  chacun  des  étrangers  qui  y  séjournent 
ou  qui  y  sont  de  passage.  Elle  recrute  ses  agents  dans  tous  les 
milieux. 

Un  Français,  familier  avec  la  Vienne  d'avant  et  d'après 
guerre,  me  confie  avec  une  douce  philosophie  : 

—  Mon  domestique  va  faire  son  rapport  sur  moi  tous  les 
jours;  il  sait  aussi  bien  que  moi  ce  que  je  fais  ;  il  y  ajoute  ce 
qu'il  suppose  que  j'aurais  dû  faire.  Je  tiens  cet  honorable  servi- 
teur d'un  colonel  qui,  en  me  le  cédant,  m'a  averti...  Soyez-en 
sûre,  chacun  ici  a  son  «  ange  gardien.  »  Le  concierge  de  la 
maison  que  vous  habitez  est  mieux  placé  que  personne  pour 
être  renseigné  sur  vous.  Il  lit  les  suscriplions  de  vos  lettres. 
Grâce  à  la  coutume  de  venir  ouvrir  la  porte  la  nuit,  —  on  ne 
tire  pas  le  cordon,  à  Vienne,  —  il  connaît  le  plus  intime  de  votre 
vie  privée.  Son  zèle  peut  être  doublé  par  celui  d'une  de  vos 
amies,  d'une  soi-disant  amie  qui  écoute  ce  que  l'on  dit  dans 
votre  salon,  qui  vous  «  file,  »  au  besoin,  dans  la  rue... 


*    * 


«  La  guerre  commerciale  est  aussi  dure  que  la  guerre  mili- 
taire, écrit  dans  un  de  ses  rapports  l'attaché  commercial  fran- 
çais à  Vienne  ;  on  y  compte  moins  de  cadavres,  mais  on  n'y  fait 
pas  de  prisonniers.  » 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Démembrée,  amputée  des  plus  riches  provinces  qui  for- 
maient le  territoire  de  l'ancienne  monarchie,  l'Autriche  ac- 
tuelle et  Vienne  en  particulier  conservent  toujours  leur  valeur 

•graphique.  Carrefour  des  grandes  voies  internationales, 
point  de  croisement  des  grands  intérêts  économiques  de  toute 
l'Europe,  Vienne  demeure  le  lieu  de  rendez-vous  où  se  traitent 
déjà,  où  se  traiteront  de  plus  en  plus,  —  quand  l'ordre  sera 
rétabli  en  Russie,  —  toutes  les  transactions  de  l'Orient  avec 
l'Occident.  A  Vienne,  port  franc  de  l'Europe  centrale,  viendront 
s'accumuler  les  marchandises  transitant  de  l'Est  vers  l'Ouest  et 
inversement. 

Dès  maintenant,  quoiqu'elle  manque  de  charbon,  qu'elle 
doive  s'adresser  à  la  Tchéco-Slovaquie  et  à  la  Silésie  pour  en 
obtenir  et  qu'elle  le  paye,  conséquemment,  fort  cher,  l'Autriche 
commence  à  voir  son  industrie  renaître. 

On  sait  quelle  était  sa  puissance  métallurgique.  Grâce  à  la 
présence,  dans  son  sol,  d'un  excellent  minerai,  elle  produisait 
des  aciers  de  première  qualité.  Dans  ses  nombreuses  usines  ont 
été  coulés,  —  ne  l'oublions  pas!  —  les  gros  canons  auxquels 
nous  avons  dû  de  subir  nos  premiers  revers,  d'avoir  notre  sol 
envahi,  occupé,  ravagé.  Son  minerai,  l'Autriche  l'a  conservé. 
L'industrie  de  l'acier  lui  assure  encore  une  excellente  place  sui 
le  marché  mondial.  Dans  ses  usines,  on  construit  des  locomo- 
tives, des  wagons,  des  automobiles,  des  machines  de  toute 
nature  :  spécialement  des  machines-outils  et  des  machines 
agricoles;  par  ailleurs,  elle  fabrique  des  socs  de  charrue,  des 
faux,  des  faucilles;  elle  a  conservé  la  spécialité  de  tous  objets 
en  tôle  émaillée. 

L'industrie  du  papier  est  toujours  florissante.  Les  deux 
tiers  de  ses  anciennes  usines  lui  sont  demeurées.  Quoique  des 
coupes  exagérées  aient  été,  pendant  la  guerre,  effectuées  dans 
ses  forêts,  elle  reste  pourvue  en  bois,  au  point  d'en  pouvoir 
exporter.  Elle  a  sous  la  main  la  matière  première.  On  a  cal- 
culé que  la  production  à  plein  rendement  des  papeteries  autri- 
chiennes donnera  12  000  wagons  de  pâte,  7  000  de  carton  et 
18  000  de  papier,  dont  2  900  de  papier  d'emballage,  160  de  papier 
de  soie  et  à  cigarettes,  4  700  de  papier  de  journal,  etc.  (1). 

L'industrie  du  meuble  est  en  bonne  situation  ;  14  000  ouvriers 
sont  occupés  dans  les  fabriques  et  dans  de  nombreux  petits 
(i)  Voyez  :  Dunan,  L'Autriche. 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  667 

ateliers.  Les  ébénistes  autrichiens  ont  du  goût,  ils  sont  adroits. 
Beaucoup  des  ouvriers  qui  travaillaient  naguère  à  Paris,  au 
faubourg  Saint-Antoine,  venaient  d'Autriche.  Leurs  travaux 
sont  appréciés.  L'Angleterre  le  sait,  qui  a  recommencé  de  se 
pourvoir,  à  Vienne,  de  tous  ses  meubles  de  bureau. 

Moins  importante  que  les  précédentes,  l'industrie  du  cuir 
constitue  une  des  spécialités  les  plus  célèbres  de  l'Autriche  : 
«  outre  les  articles  d'usage  industriel  ou  courant  tels  que  le  cuir 
de  semelle  et  les  courroies,  l'Autriche  est  susceptible  d'exporter 
les  malles,  les  valises,  les  chaussures  et  les  articles  de  maroqui- 
nerie de  luxe  auxquelles  on  donne,  à  Vienne,  le  nom  français 
de  «  galanterie  (1).  » 

Où  l'artisan  autrichien  excelle,  c'est  dans  les  articles  de 
fumeur  et  tous  les  articles  de  luxe  :  bijouterie,  joaillerie,  four- 
rures, dentelles,  plumes,  fleurs  artificielles,  appareils  d'éclai- 
rage, etc.  L'an  passé,  en  septembre,  les  industriels  de  la  cou- 
ture et  de  la  mode  ont  produit  un  grand  effort  qui  ne  tend  à 
rien  de  moins  qu'à  faire,  de  Vienne,  la  ville  où  il  sera  de  bon 
ton  de  s'habiller  pour  les  peuples  des  Balkans  et  de  l'Orient,  par- 
ticulièrement l'Egypte  où  toutes  les  maisons  importantes  de 
Vienne  ont  leurs  succursales.  Une  «  semaine  de  la  mode  »  a  été 
organisée;  quantité  de  modèles  ont  été  exposés;  des  catalogues, 
des  brochures  ont  été  envoyés,  à  profusion. 

Néanmoins,  à  cause  des  fluctuations  incessantes  de  la  cou- 
ronne, l'Autriche  ne  peut  vivre  qu'au  jour  le  jour.  L'incerti- 
tude y  bloque  tous  les  efforts  individuels  et  collectifs,  spéciale- 
ment avec  nos  commerçants  trop  timorés,  peu  enclins  au  crédit 
et  attachés  aux  vieilles  formules  aujourd'hui  surannées. 

Il  est  vrai  que,  de  la  part  du  gouvernement  autrichien,  nos 
compatriotes  se  heurtent  à  un  boycottage  systématique.  Tout  de 
suite  après  l'armistice,  l'effort  des  commerçants  français  s'est 
porté  vers  l'Autriche,  que  l'on  savait  totalement  dénuée.  Mais  le 
gouvernement  autrichien  s'est  empressé  de  mettre  un  veto 
d'importation  sur  tous  les  articles  de  luxe,  et  les  produits  manu- 
facturés français  sont,  par  lui,  désignés  comme  tels. 

Comparée  à  l'importation  des  produits  tchéco-slovaques,  ita- 
liens et  surtout  allemands  (2),  —  ces  derniers  étant  offerts  en 

(1)  Dunan,  op.  cit. 

(2)  Trop  souvent,  on  le  sait,  l'Autriche  consent  à  camoufler  les  produits  faits 
en  Allemagne.   Elle  les   certifie  :  «  autrichiens ,  »  et  nous  les  expédie. 


668  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

masse  et  à  bas  prix, —  la  place  que  nous  occupons  est  infime.. 
Qu'on  en  juge  par  ce  tableau  : 

Importations  en  Autriche. 

Quintaux 

France  Allemagne 

Produits  coloniaux 331  1463 

Tabac 0  12  708 

Sucre 0  1  232 

Céréales,  malt,  farineux,  fruits  secs 1261  373  669 

Bois,  charbon 112  19441712 

Papiers  et  articles  en  papier 82  49  888 

Quincaillerie  (coutellerie,  serrures,  objets  pour 

le  bâtiment) 4  491  412  004 

Machines    et  appareils 155  122  514 

Sel 0  176  060 

Produits  chimiques 0  372  638 

En  Autriche,  tout  le  commerce  est  centralisé  :  Centrale  de 
fa  graisse,  Centrale  des  sucres,  Centrale  des  spiritueux  et 
liqueurs,  etc.  Ces  Centrales  prétendent  faire  du  commerce  avec 
la  France  un  acte  unilatéral,  au  bénéfice  de  la  seule  Autriche. 
Ce  sont  elles  qui  font  obstacle  à  l'entrée  de  nos  produits,  car  nos 
produits  concurrencent  les  leurs.  Voici,  par  exemple,  la  Cen- 
trale des  spiritueux  et  liqueurs.  Elle  s'oppose  formellement  à 
l'importation  des  produits  français.  La  raison  s'en  explique  faci- 
lement. Toutes  nos  liqueurs,  tous  nos  vins  sont  contrefaits  ou 
imités  en  Autriche.  Les  fabricants  autrichiens  de  «  faux  Cham- 
pagne, »  de  «  faux  bourgogne,  »  ou  de  «  bordeaux  »  frelaté,  ne 
veulent  pas  que  nos  produits  viennent,  sur  place,  établir  leur 
supériorité.  Ils  préfèrent,  en  usant  de  l'étiquette  française,  se 
réserver  un  monopole  fructueux,  car  les  vins  français,  unifor- 
mément  appréciés,   sont   vendus  très  cher. 

Ce  n'est  du  reste  pas  seulement  à  nos  vins  que  le  marché 
autrichien  est  fermé,  mais  à  nos  soieries,  à  nos  parfums,  etc. 
Aux  devantures  s'étalent  des  produits  italiens,  hollandais,  Scan- 
dinaves, suisses  et  allemands.  Les  seuls  produits  français  qu' 
soient  en  vente,  sont  des  imitations  et  des  contrefaçons  (1). 


(1)  L'interdiction  qui  frappait  les  objets  de  luxe  a  été  supprimée,  le  15  juin 
dernier;  mais  la  situation  n'en  est  pas  plus  favorable  à  nos  commerçants.  Les 
droits  de  douane  sont  devenus  si  élevés  qu'ils  sont  prohibitifs  :  3  000  couronnes 
par  bouteille  de  Champagne. 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  669 


* 
#     * 


Depuis  la  suppression  de  la  monarchie,  toute  femme  en 
Autriche  est  électrice  et  éligible.  Le  Parlement  actuel  compte 
cent  soixante  députés,  dont  dix  femmes.  Sur  ces  dix  femmes 
députés,  une  seule  appartient  au  parti  des  chrétiens-sociaux; 
une  autre  est  Gross-Deutsche  (1),  les  autres  sont  socialistes.  C'est 
le  cas  de  Frau  Popp. 

Elle  m'attend,  ce  matin,  avant  l'heure  du  Parlement.  Je  la 
trouve  vêtue  d'une  robe  de  velours  gris,  en  dépit  de  la  chaleur, 
dans  son  petit  appartement,  au  troisième  étage,  sur  la  cour.  La 
pièce  où  l'on  m'introduit,  tient  à  la  fois  de  la  chambre  à 
coucher,  du  bureau  et  de  la  salle  à  manger.  Pas  un  bibelot,  pas 
une  fleur.  Un  lit,  puisqu'il  faut  dormir;  une  table,  puisqu'il 
faut  manger  et  écrire  ;  une  suspension  au-dessus  de  la  table; 
des  chaises  et  une  bibliothèque  pour  serrer  quelques  livres. 

Frau  Popp  est  une  femme  d'environ  quarante-cinq  ans.  Sa 
face  ronde,  aux  traits  menus  et  rapprochés,  n'a  de  particulier 
qu'une  mâchoire  puissante.  Quand  elle  tient  un  morceau, 
cette  mâchoire-là  ne  doit  pas  le  lâcher.  Robuste,  ramassée  sur 
elle-même,  Frau  Popp  donne  une  impression  d'énergie  et  de 
ténacité. 

Elle  est  née  dans  une  famille  d'ouvriers,  la  plus  jeune  de 
quatorze  enfants.  Triste  intérieur,  espèce  d'enfer  comme  il  y 
en  a  beaucoup  dans  la  classe  ouvrière,  quel  que  soit  le  pays.  Le 
père  rentre  irrégulièrement,  ne  rapportant  qu'une  paye  enta- 
mée. La  mère  crie,  tempête.  Des  querelles,  des  scènes  éclatent,  si 
violentes  que  la  femme,  parfois,  s'enfuitpendantplusieurs jours. 
Les  enfants,  délaissés,  sont  nourris  par  la  charité  des  voisins. 
A  sept  ans,  la  petite  Adélaïde  est  envoyée  à  l'école.  A  dix  ans,  elle 
commence  à  gagner  sa  vie;  elle  tricote.  Mais,  le  soir, à  la  maison, 
elle  attrape  un  livre  ;  elle  lit,  elle  étudie.  Quelques  années  se 
passent.  Elle  entre  dans  une  fabrique  de  bouchons,  où  elle  gagne 
trois  florins  par  semaine.  Elle  n'est  pas  malheureuse.  C'est  alors 
que  son  frère  aine,  parti  pour  faire  «  son  tour  d'Autriche,  » 
revient  au  logis,  ramenant  avec  lui  un  camarade  imbu  d'idées 
socialistes.  Adélaïde  l'écoute  avec  passion  les  développer.  Celui- 
ci,  qui  s'aperçoit  du  succès  de  sa  propagande,  lui  donne  à  lire 

fi)  Parti  qui  veut  le  rattachement  à  l'Allemagne. 


070  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  numéros  de  VArbeiter  Zeitung,  lui  prête  des  livres  de  son 
parti.  Elle  les  dévore  et  commence  d'ouvrir  les  yeux  sur  ce 
qu'elle  appelle  l'injustice  de  son  sort.  Elle  va  dans  les  réunions 
socialistes  :  elle  y  entend  parler  de  l'exploitation  des  ouvriers 
par  le  patron  ;  elle  remarque  qu'il  n'y  est  jamais  dit  un  met 
d'une  exploitation  beaucoup  plus  certaine  et  plus  révoltante  : 
celle  de  l'ouvrière.  L'ouvrière  n'est  pas  seulement  victime  du 
patronat;  elle  l'est  encore,  et  bien  davantage,  du  milieu  où 
elle  vit  et  de  ceux  qu'elle  y  rencontre  :  ouvriers  comme  elle 
et  contre-maîtres.  C'est  ce  que,  plus  tard,  Frau  Popp  résumera 
dans  cette  formule  violente  :  «  L'atelier  est  un  lieu  de  prosti- 
tution sanctifié  par  la  loi.  » 

Un  heureux  mariage  va  la  tirer  de  la  situation  d'ouvrière. 
Elle  épouse  le  directeur  de  YArbeiter  Zeitung,  beaucoup  plus  âgé 
qu'elle  et  qui,  après  quelques  années,  la  laisse  veuve  avec  deux 
petits  garçons. 

Sa  vie  publique  a  commencé  à  l'atelier,  où  elle  s'efforçait 
de  créer  de  l'agitation  pour  organiser  des  manifestations  le 
1er  mai.  Elle  parle  dans  les  réunions  publiques,  écrit  des  articles 
de  journaux  :  un  article  en  faveur  de  l'union  libre  lui  vaut  une 
condamnation  à  quinze  jours  de  prison  comportant,  aggrava- 
tion de  peine,  deux  jours  de  jeûne.  Dès  1892,  elle  réclame  le 
vote  et  l'éligibilité  des  femmes.  Quand  la  loi  les  lui  accorde, 
après  la  révolution,  elle  se  porte  immédiatement  à  la  députa- 
tion.  Elle  est  élue,  sans  concurrent.  Au  Parlement,  c'est  elle 
qui  fait  passer  la  loi  portant  abrogation  des  titres  nobiliaires, 
et  aussi  la  loi  sur  les  domestiques.  En  vertu  de  cette  loi,  les 
domestiques  ne  doivent  pas  travailler  plus  de  onze  heures  par 
jour.  On  ne  peut  leur  faire  commencer  leur  ouvrage  avant 
six  heures;  ils  doivent  le  cesser  à  neuf  heures.  Ils  ont  droit  à 
un  après-midi  de  liberté,  en  semaine,  chaque  quinzaine,  et  à 
la  journée  du  dimanche,  deux  fois  par  mois.  On  doit  leur  laisser 
la  jouissance  d'une  chambre  fermant  à  clé. 

—  A  présent,  continue  Frau  Popp,  je  lutte  afin  d'obtenir  aux 
divorcés  le  droit  de  se  remarier.  Le  divorce,  sans  la  possibilité 
du  remariage,  mène,  presque  fatalement,  à  l'immoralité.  En 
Autriche,  le  mariage  religieux  n'est  pas  précédé  d'un  mariage 
civil  ;  celui-ci  n'existe  que  pour  les  fiancés  qui  ne  se  réclament 
d'aucune  confession.  Il  s'ensuit  que,  l'Eglise  ne  reconnaissant 
pas  le  divorce,   les  divorcés  n'ont  pas  le  droit  de  se  remarier. 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE. 


671 


Frau  Popp  parle  d'une  voix  sourde,  sans  geste;  aucune 
exubérance,  mais  une  espèce  d'exaltation  dure  et  concentrée. 
Brusquement, elle  me  déclare  appartenir  au  parti  de  lAnsch/uss: 

—  Non  par  animosité  contre  la  France  ;  nous  ne  sommes 
pas  comme  les  Allemands:  nous  n'avons  aucune  haine  pour 
vous.  Vous  nous  êtes  plutôt  sympathiques  (sic)  ;  mais  les 
questions  de  sentiment  ne  peuvent  modifier  les  nécessités  poli- 
tiques et  économiques.  La  France  est  trop  loin,  pour  nous.  Tout 
nous  rapproche  au  contraire  de  l'Allemagne.  Tant  que  le  ratta- 
chement n'aura  pas  eu  lieu,  il  y  aura  des  troubles,  en  Autriche. 


* 

*    * 


Schœnbrùnn.  —  Pour  aller  à  Schœnbrûnn,  il  faut  choisir 
une  belle  et  chaude  journée.  Le  contraste  alors  est  délicieux 
avec  la  ville  bruyante  que  tourmente  un  vent  continuel,  grand 
remueur  de  poussière. 

A  Vienne,  on  a  soigneusement  efîacé  ce  qui,  dans  les  rues, 
rappelait  l'ancien  régime.  Les  «  K.  K.  »  ont  été  supprimés  à  la 
porte  des  institutions  qui  étaient  à  la  fois  Kôniglich  und  Kaiser- 
lich.  Il  n'y  a  plus  de  K.  K.  lotto,  plus  de  K.  K.  Tabaktrafik, 
plus  de  K.K.  Commission;  mais  à  Schœnbrùnn,  rien  n'a  été 
changé. 

Tout  ici  parle  encore  du  vieil  empereur.  Quand  il  revenait 
de  Vienne,  de  chez  Catherine  Schratt,  l'ancienne  actrice  du 
Burgtheater,  chez  qui  il  avait  fait  sa  quotidienne  partie  de  cartes, 
il  rentrait  par  cette  vaste  cour,  bien  moins  comme  un  sou- 
verain que  comme  un  riche  bourgeois,  au  grand  trot  de  ses 
chevaux.  Il  montait  dans  ce  palais  à  la  façade  d'un  vilain  jaune 
foncé  sur  laquelle  tranche  la  teinte  verte  des  persiennes, 
puisque,  aussi  bien,  ces  couleurs  étaient  réservées  aux  demeures 
«  royales  et  impériales.  » 

A  côté  de  moi,  deux  jeunes  gens  évoquent  le  «  vieil  Empe- 
reur. »  Ils  en  parlent  sur  un  ton  affectueux.  Redouté  dans  tout 
le  reste  de  son  empire,  François-Joseph  ne  fut  aimé  que  des 
Viennois,  mais  il  en  fut  vraiment  aimé.  Ils  étaient  fiers  de  sa 
courtoisie,  de  ses  manières  d'autrefois  :  «  C'était  un  gentil- 
homme, »m'a-t-on  souvent  répété.  Le  peuple  ne  le  rendait  pas 
responsable  des  sujets  de  mécontentement  qu'il  pouvait  avoir  : 
«  L'Empereur  ne  sait  pas...  Ah!  s'il  savait...,  disait-on.  »  Pour- 
tant, quel  souverain  fut  plus  orgueilleux,  plus  dur  que  celui-là, 


612  RÈVUfi  DES  DEUX  MONDES. 

plus  imbu  de  cette  idée  :  «  Envers  ses  peuples,  l'Empereur  n'a 
pas  de  devoirs  :  ils  ont  tous  les  devoirs  envers  lui.  » 

Il  ne  faut  pas  moins  d'une  heure  pour  parcourir  les  hautes 
pièces  d'apparat  :  cabinet  des  porcelaines,  cabinet  des  laques 
dont  le  décor  nous  fut  rendu  familier  par  l'Aiglon  de  Rostand; 
salons  où  d'élégantes  et  grêles  guirlandes  de  feuillage  et  de 
roses  fleurissent  en  sculptures  d'or  sur  la  blancheur  des  murs. 
Vision  d'un  «  rococo  »  exquis,  qui  enchante  la  pensée  comme 
un  air  de  Gluck.  Ailleurs,  les  tapisseries  des  Gobelins  com- 
posent une  décoration  somptueuse.  Le  soleil,  avide,  ronge 
lentement  leurs  couleurs.  Finement  pâlies,  elles  s'atténuent 
selon  la  môme  gamme.  Elles  s'anémient,  mais  sans  une  discor- 
dance. Aussi  belles  que  celles  qui  tapissent  les  murailles  du 
vieux  burg,  à  Vienne,  elles  sont  l'un  des  trésors  artistiques  de 
l'Autriche.  Quand  les  socialistes  prirent  le  pouvoir,  ils  eurent 
cette  idée  de  Vandales  de  les  vouloir  mettre  à  l'encan.  «  Le 
peuple,  disaient-ils,  a  besoin  de  pain  et  non  de  vieilles  tapisse- 
ries... »  Informés  de  l'aubaine,  les  marchands  d'antiquités  du 
Nouveau  Monde  et  de  l'Europe  occidentale  s'abattirent  sur 
Vienne;  mais  ils  voulurent  trop  gagner.  Spéculant  sur  la 
détresse  de  l'Autriche,  ils  offrirent  des  prix  dérisoires. 

* 
*    * 

En  quittant  Schœnbriinn,  nous  avons  voulu  aller  aux  Capu- 
cins. Grand,  robuste,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  décoratif  avec 
sa  barbe  d'or,  longue,  soyeuse  et  ondée,  un  Père  nous  ouvre  les 
caveaux.  Il  tourne  un  commutateur.  Les  ampoules  électriques 
abritées  par  des  globes  opalins  répandent,  autour  de  nous,  une 
mystérieuse  clarté. 

Nous  passons  devant  le  mausolée  en  bronze  de  Marie- 
Thérèse.  Nous  voici  dans  la  partie  de  la  crypte  où,  à  côté  de 
celui  de  l'impératrice  Elisabeth  et  de  l'archiduc  Rodolphe,  se 
trouve  le  tombeau  de  François-Joseph.  Il  est  d'une  grande  sim- 
plicité. Point  d'anges  gras,  trop  bien  nourris,  tenant  des  palmes; 
point  de  pleureuses  et  de  têtes  de  mort  grimaçant  sous  la  cou- 
ronne formée,  dont  on  les  a  coiffées  ainsi  qu'au  sarcophage  de 
Marie-Thérèse.  Une  couronne  seulement  est  déposée,  faite  de 
pommes  et  d'aiguilles  de  pin.  Un  .ruban  bleu  de  ciel  la  noue 
sur  lequel  des  lettres  d'or  rappellent  qu'elle  fut  offerte  par  les 
anciens  officiers  de  l'Empereur  et  par  les  chrétiens-sociaux. 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE. 


073 


Aucune  inscription  pompeuse  en  l'honneur  de  celui  qui, 
pour  le  malheur  de  son  peuple,  a  vécu  trop  longtemps. 

BUDAPEST  L'ÉQUIPÉE    DU    ROI    CHARLES 

François-Joseph  est  mort.  Charles  IV  est  en  exil.  Les 
Habsbourg  remonteront-ils  sur  le  trône?  L'occasion  est  bonne 
de  retracer  ici  «  l'équipée  du  roi  Charles,  »  d'après  les  témoi- 
gnages que  j'ai  pu  recueillir  sur  place  et  les  documents  qui 
m'ont  été  communiqués  à  Vienne  et  à  Budapest. 

C'est,  m'assure-t-on,  dans  les  salons  de  l'aristocratie  qu'est 
née  l'idée  d'une  restauration  des  Habsbourg  en  Hongrie.  Ce 
sont  des  femmes  qui  ont  travaillé  à  la  faire  aboutir.  Flattées 
d'avoir  un  rôle  dans  une  affaire  secrète  et  d'importance,  elles 
ont  voulu,  comme  d'autres  chez  nous  aux  xvne  et  xvme  siècles, 
jouer  à  la  vie  politique;  elles  ont  poussé  le  roi  Charles  a  la  plus 
folle  des  entreprises;  ce  qui  est  plus  grave,  elles  ont  failli  pré- 
cipiter, de  nouveau,  les  peuples  dans  la  douleur  et  dans  la  ruine. 

* 
*    * 

On  est  à  la  fin  de  la  Semaine  Sainte.  Nul  n'a  été  averti, 
parmi  les  plus  fidèles  partisans  de  l'ancien  Roi.  Secret  absolu. 
On  ne  doit  apprendre  le  retour  de  Charles  IV  que  lorsqu'il  sera 
rentré  dans  sa  capitale  et  aura  obligé  les  membres  du  Gouver- 
nement à  se  retirer.  Le  président  du  Conseil,  comte  Téléki,  est 
absent  de  Bude.  Depuis  le  mercredi  saint,  23  mars,  il  est  en  dépla- 
cement de  chasse  chez  le  comte  Sigray,  dont  le  château  se 
trouve  à  quelque  distance  de  Szombathely.  II  y  séjourne  avec 
des  amis  et  M.  Grandsmith,  commissaire  américain  à  Budapest. 

Brusquement,  dans  la  nuit  du  25  au  26,  on  vient  le  réveil- 
ler. Une  carte  lui  est  remise  qui  porte  ces  mots  écrits  à  la  hâte  : 
«  Venez  vite;  un  grand  malheur  est  arrivé.  »  Téléki  ne  sait 
qu'imaginer.  Lui-même  dira  par  la  suite  :  «  Je  pensais  que 
l'amiral  Horthy  était  mort...  » 

Un  automobile  attend.  Téléki  y  monte  avec  le  comte  Sigray 
et  se  rend  chez  l'évèque  Mikes  où  on  lui  a  signalé  que  sa  pré- 
sence est  indispensable.  Là,  on  lui  apprend  que  l'ex-roi  Charles 
vient  de  débarquer.  Son  arrivée  a  stupéfié  l'évèque,  ainsi  que 
l'atteste  formellement  le  chanoine  Vass,  ministre  des  cultes, 

TOME    LXV.    —    192  J.  43 


674  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui,  originaire  de  ce  pays,  est  \enu,   de  son  coté,  y   faire,  au 
moment  de  Pâques,  une  courte  villégiature. 

Le  Roi  est  accompagné  du  comte  Erdody,  dans  le  domaine 
duquel  il  semble  bien  qu'il  vienne  de  passer  quelques  jours.  Il 
est  couvert  de  poussière.  On  a  dit  qu'il  s'était  maquillé  :  c'est 
faux.  Mais  sa  casquette  d'automobiliste,  qu'il  porte  enfoncée 
jusqu'aux  yeux,  le  rend  méconnaissable.  «  Il  avait,  raconte  un 
témoin,  l'air  d'un  commis-voyageur.  »  Le  comte  Téléki,  invilé 
à  monter  immédiatement  chez  le  Roi,  le  croise  dans  un  couloir 
mi-obscur  et  ne  le  reconnaît  pas. 

Le  Roi  parait  un  peu  agité,  mais  fort  résolu.  Sans  préambule, 
il  déclare  au  comte  Téléki  qu'il  vient  pour  reprendre  possession 
de  son  royaume,  qu'il  le  confirme  dans  les  fonctions  de  prési- 
dent du  Conseil  et  va  partir,  dans  un  instant,  pour  Budapest. 

Le  comte  Téléki  fait  aussitôt  ressortir  l'impossibilité  d'une 
pareille  entreprise.  Il  dit  la  menace  d'une  invasion  étrangère 
immédiate  si  le  Roi  persiste  dans  son  projet.  11  î'adjure  de 
retourner  sur  le  champ  en  Autriche,  afin  de  ne  pas  entraîner  la 
Hongrie  à  une  catastrophe  certaine.  Afin  de  le  décider 
à  partir,  il  use  de  tous  les  arguments.  Ainsi  que  les  personnes 
présentes,  il  promet  le  secret  absolu  sur  cette  équipée.  Le  Roi 
tient  bon.  Il  est  alors  cinq  heures  du  matin. 

Devant  la  difficulté  d'avertir  le  Régent  Horthy,  par  télé- 
phone, à  une  heure  aussi  matinale,  et  également  dans  la 
crainte  d'ébruiter  l'événement,  le  comte  Téléki  se  décide  à 
gagner  lui-même  Budapest.  Grâce  à  la  puissance  de  sa  machine, 
il  espère  devancer  le  Roi;  mais  le  hasard  est  contre  lui  :  une 
panne  de  moteur  lui  fait  perdre  du  temps.  Par  surcroit,  son 
mécanicien  s'égare  dans  des  chemins  de  traverse.  Téléki  n'ar- 
rive à  Bude  que  vers  trois  heures  de  l'après-midi.  Le  Roi  est 
entré  au  château,  à  une  heure. 

Il  est  maintenant  en  uniforme  ;  mais  tout  le  monde,  à  Bu- 
dapest,  le  croit  si  bien  en  Suisse  que  ceux  même  qui  le 
croisent  ne  font  à  lui  aucune  attention.  Il  passe  devant  le  palais 
de  son  cousin,  l'archiduc  Joseph.  Celui-ci  est  à  une  des  fenêtres  : 

—  Le  Roi,  racontera  l'Archiduc,  m'a  fait  un  signe  amical 
de  la  main,  comme  pour  me  dire  bonjour.  Je  pensais  si  peu  à 
le  voir,  que  je  ne  l'ai  pas  reconnu. 

I  oui  semble  se  réunir  pour  favoriser  l'entreprise.  Le  Roi  entre 
au  palais  royal.  A  l'un  des  officiers  de  garde  il  se  fait  connaître, 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  675 

dit  qu'il  va  gagner  ses  appartements  privés.  L'officier  objecte  : 

—  Ils  sont  fermés. 

—  Alors,  menez-moi  chez  l'amiral  Horthy... 

Le  gouverneur  se  mettait  à  table  avec  sa  famille.  Un  aide  de 
camp  lui  annonce  le  Roi. 

—  Quel  roi?  demande  brusquement  Horthy. 

—  Celui  qui  était  ici,  avant. 

Horthy  hausse  les  épaules  et  d'un  mot  méprisant  congédie 
l'officier  : 

—  Vous  êtes  ivre. 

Cependant,  il  se  lève,  quitte  la  salle  à  manger,  se  trouve  en 
présence  du  Roi.  Emouvant  tète-a-tète.  Facilement,  on  peut 
l'imaginer.  L'ex-souverain  exige  que  l'amiral  lui  remette 
immédiatement  le  pouvoir.  Horthy  écoute  :  sa  bouche  aux  lèvres 
minces  et  comme  rentrées  demeure  fermée.  Sur  son  visage  est 
peinte  cette  expression  de  fermeté  qui,  jamais,  ne  le  quitte. 
Debout,  on  le  sent  respectueux,  mais  non  comme  un  sujet  prêt 
à  déférer  aux  ordres  d'un  maître.  Quelle  lutte  en  lui!  Elevé  par 
les  soins  de  l'empereur  François-Joseph  dans  une  école  mili- 
taire, ancien  aide  de  camp  impérial,  très  légitimiste,  l'amiral 
Horthy  n'en  comprend  pas  moins  l'immense  péril  qu'offre,  pour 
la  Hongrie,  le  coup  de  tête  royal. 

Pris  entre  deux  serments,  l'un  premier  en  date,  l'autre  juré 
devant  le  Parlement,  contraint  de  choisir  entre  son  roi  et  sa 
patrie,  Horthy  ne  saurait  hésiter  :  «  J'ai  choisi  ma  patrie,  per- 
suadé que  c'était,  en  même  temps,  agir  au  mieux  pour  le  Roi...  » 

Mais  la  peine  ou  plutôt  la  douleur  du  Régent  est  réelle  d'être 
contraint  de  dire  :  «  Vous  êtes  le  Roi  et  je  dois  vous  supplier  de 
vous  en  aller...  » 

—  Jamais,  m'a  avoué  l'amiral  Horthy,  au  cours  de  l'entre- 
tien que  j'ai  eu  avec  lui,  jamais  je  n'ai  traversé  d'instants  plus 
cruels  que  ceux  où  je  cherchais  à  connaître  où  était  mon 
devoir.  En  mai  1917,  j'ai  soutenu  contre  les  Anglais  un  vio- 
lent combat.  Les  grenades  tombaient  autour  de  nous,  sans 
répit;  c'était  un  orage  de  feu.  Ce  moment-là  était  agréable  en 
comparaison  de  ceux  que  j'ai  passés,  alors... 

Pour  décider  le  Roi  à  se  retirer,  l'amiral  Horthy  reprend  tous 
les  arguments  du  comte  Téléki.  II  convoque  quelques-uns  des 
chefs  du  parti  légitimiste,  parmi  lesquels  le  comte  Andrassy.  Tous 
sont  du  même  avis  :  le  Roi  doit  partir.  Le  Roi  refuse.  Comme  les 


676  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

faibles  quand  ils  ont  une  idée,  il  s'entête.  Lorsqu'on  lui  demande  : 

—  Mus,  enfin,  qui  a  pu  vous  décider  à  une  entreprise  aussi 
folle? 

Il  répond  : 

—  M.  Briand  lui-même  (1). 

Devant  l'incrédulité  que  rencontre  une  assertion  aussi  invrai- 
semblable, le  Roi  évite  de  la  répéter;  il  se  dérobe  et,  évasif, 
parle  de  conseils  que  lui  aurait  donnés  le  prince  Sixte. 

Cependant,  en  ville,  et  quoique  le  Gouvernement  se  soit 
efforcé  de  tenir  !a  nouvelle  secrète,  celle-ci  n'a  pas  tardé  à  se 
répandre.  C'est  jour  de  Pâques.  Il  fait  beau.  L'air  tiède,  le  ciel 
bleu  invitent  à  la  promenade.  Tous  les  habitants  sont  dehors. 
Ainsi  qu'ils  en  ont  l'habitude,  ils  circulent  sur  le  Corso  ou  pren- 
nent quelque  consommation  aux  terrasses  des  cafés  qui  bordent 
la  promenade.  L'annonce  de  la  présence  du  Roi  ne  produit  aucune 
impression.  On  en  parle  comme  d'un  incident  sans  conséquence. 

—  Vous  savez  que  le  Roi  est  a  Bude? 

—  Je  viens  de  l'entendre  dire. 

Pas  de  commentaires  sur  l'événement.  Seuls  quelques 
ardents  royalistes  affirment  : 

—  Il  est  à  Bude  et  il  y  restera. 

Si  on  leur  objecte  que  c'est  impossible,  ils  répondent  : 

—  S'il  part,  ce  sera  pour  mieux  revenir... 

Le  comte  Téléki  a  fini  par  arriver  au  palais.  Après  d'âpres 
discussions,  il  obtient  du  Roi  la  promesse  formelle  de  repartir 
pour  l'Autriche.  Promesse  du  bout  des  lèvres,  que  le  Roi  est 
résolu  à  ne  point  tenir.  Il  remonte  en  automobile  avec  deux 
jeunes  officiers,  mais,  vivement,  refuse  la  société  du  comte 
Téléki,  lorsque  celui-ci  s'offre  pour  l'accompagner  à  la  frontière. 

Aussitôt  mis  en  défiance,  le  président  du  Conseil  part  der- 
rière  le  Roi  dont  il  a  deviné  les  intentions  secrètes.  Bien  lui  en 
prend.  Sous  prétexte  d'une  indisposition,  Charles  de  Habsbourg 
é'arrête,  de  nouveau,  à  Szombathely. 

Avertis  des  événements,  les  ministres  de  France,  d'Angle- 
terre et  d'Italie  se  réunissent  et,  dès  le  lendemain,  décident 
de  faire  une  démarche  auprès  du  Gouverneur,  afin  d'affirmer 
nettement  la  volonté  «les  Alliés  de  ne  pas  tolérer  la  restauration 

il)  Cette  affirmation  a  été  officiellement  démentie:  d'nbord  par  notre  ministre 
h  Rinlapest,  M.  Fouché  ;  puis  par  M.  Briand  lui-même  qui,  dans  une  dépêche,  a 
qualifié  les  paroles  du  roi  Charles  de  :  «  pure  invention.  » 


IMPRESSIONS    DE    VIENNE.  677 

du  roi  Charles.  Quoique  le  Gouvernement  hongrois  parût 
sincère,  il  n'était  pas,  en  effet,  de  toute  certitude  qu'il  ne  fini- 
rait pas  par  faiblir  devant  la  volonté  royale.  D'autre  part,  il 
convenait  de  ne  pas  adresser  de  menaces  intempestives;  il  fallait 
prendre  garde,  également,  de  fournir  aucun  motif  de  surexci- 
tation aux  passions  légitimistes  que  le  retour  du  Roi  avait  pu 
ranimer.  Aussi,  les  ministres  des  trois  Puissances  décident 
qu'un  seul  d'entre  eux,  leur  doyen,  M.  Ilohler,  se  rendra  au 
palais,  et  fera  une  déclaration  pour  lui  et  ses  collègues. 

Peu  après,  le  ministre  de  France,  M.  Fouché,  est  mandé  au 
Palais  royal.  L'amiral  Ilorthy  le  prie  de  l'aider  à  éclairer  défini- 
tivement le  roi  Charles.  M.  Fouché  écrit,  sur  le  champ,  une 
lettre  au  ministre  des  Affaires  étrangères  de  Hongrie.  Dans  les 
firmes  les  plus  formels,  il  répète  la  volonté  du  Gouvernement 
français  de  s'associer  à  la  décision  de  l'Entente. 

Deux  heures  ne  se  sont  pas  écoulées  que  cette  lettre  est 
emportée  à  Szombathely  par  les  comtes  Andrassy  et  Bethlen.  Ils 
la  font  lire  au  Roi.  Avec  un  entêtement  puéril,  l'ex-souverain 
se  refuse'à  rien  entendre.  Tantôt  il  maintient  ses  projets,  tantôt 
il  se  déclare  malade,  dans  l'impossibilité  de  voyager. 

Pendant  ces  longues  journées  d'une  attente  énervante,  le 
Gouvernement  de  Budapest  doit  agir  pour  empêcher  l'opinion  de 
s'émouvoir,  maintenir  la  discipline  dans  l'armée,  prouver  l'ina- 
nité des  bruits  fantaisistes  qui  ne  cessent  de  se  répandre  en  ville. 
Les  imaginations  commencentà  aller  leur  train.  D'après  les  uns, 
le  Roi  va  marcher  sur  Budapest,  à  la  tête  de  la  division  du  géné- 
ral Lehar  dont  la  fidélité  au  Gouvernement  ne  s'est  cependant 
pas  démentie.  Les  autres  disent  que  Charles  IV  est  revenu 
incognito  à  Budapest  et  qu'un  coup  d'Etat  va  éclater  le  lende- 
main. Certains,  encore,  affirment  que  les  Serbes  sont  sur  le 
point  de  franchir  la  frontière. 

Toutefois,  il  faut  convenir  que  la  population  de  Budapest 
continue  à  se  montrer  fort  calme.  Effroyablement  éprouvée  par 
le  bolchévisme,  elle  n'aspire  qu'au  repos  et  redoute  toute  tenta- 
tive qui  risquerait  de  précipiter  sur  elle  de  nouveaux  malheurs. 

Enfin,  l'équipée  du  Roi  à  Szombathely  touche  a  son  terme. 
Le  Gouvernement  envoie  de  Bude  un  médecin  pour  guérir  une 
maladie,  qui  semble  «  de  circonstance  »  plutôt  que  réelle.  Les 
négociations  avec  l'Autriche  pour  assurer  le  passage  de  Charles 
jusqu'en  Suisse  sont  en  bonne   voie.  Le  souverain  signe  lapro- 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

messe  de  partir.  Le  président  du  Conseil  fait  expédier  son 
wagon-salon,  où  les  tapissiers  travaillent  depuis  quarante-huit 
heures  pour  aménager  la  voiture  qui  doit  emporter  Charles  de 
Habsbourg...  Le  Gouvernement  hongrois  ne  pouvait  deviner 
les  difficultés  qui  allaient  naître  de  cette  prévenance.  Plus 
d'une  fois,  on  dut  regretter  de  ne  pas  avoir  fait  partir  le  Roi, 
comme  il  en  avait  été  question,  en  automobile,  incognito. 

A  peine  le  train  royal  est-il  en  Autriche  que  le  groupe  parle- 
mentaire des  socialistes  s'oppose  à  le  laisser  traverser  le  pays. 
11  exige  que  des  représentants  du  groupe,  accompagnés  d'une 
escorte  de  la  Vehrmacht,  dont  on  connaît  les  idées  socialistes, 
montent  dans  le  train.  Finalement,  et  puisqu'il  faut  les  subir, 
ces  conditions  sont  acceptées;  mais,  en  même  temps,  pour 
éviter  toute  violence  possible,  les  trois  Puissances,  France, 
Angleterre  et  Italie,  envoient  quelques  officiers  et  des  soldats 
qui  prennent  place  dans  une  voiture  proche  de  celle  du  Roi. 

Puisqu'on  avait  cédé  aux  exigences  des  socialistes,  il  sem- 
blait qu'on  dût  compter  sur  leur  bonne  volonté.  Il  n'en  est  rien. 
Peu  avant  d'arriver  à  Brùck,  en  pleine  nuit,  le  train  royal  est 
obligé  de  stopper.  La  gare  est  envahie  par  des  ouvriers  de  la 
région  et  par  des  cheminots.  Ils  sont  plusieurs  centaines,  pous- 
sant des  cris,  proférant  des  injures.  Ils  se  vantent,  quand  le  Roi 
passera,  de  le  forcer  à  descendre  pour  lui  dire  son  fait.  Les  plus 
violents  parlent  de  pendre  le  Habsbourg . 

Plusieurs  heures  passent  pendant  lesquelles,  dans  l'entou- 
rage du  Roi,  on  envisage  toutes  les  possibilités  :  le  faire  partir, 
en  automobile,  par  des  chemins  détournés;  le  faire  monter  en 
avion;  le  ramener  à  Vienne;  mais,  alors,  quelle  situation! 
l'ancien  souverain  sera  prisonnier  dans  sa  propre  capitale!... 

Après  de  longues  et  vives  discussions,  les  députés  socialistes 
qui  étaient  dans  le  train  et  dont  la  présence,  alors,  fut  utile, 
finissent  par  obtenir  des  ouvriers  et  des  cheminots  qu'ils 
veuillent  bien  se  retirer.  Le  train  royal  passe. 

Cet  incident  fut  le  dernier  du  voyage.  Il  ne  fut  que  pénible. 
Il  aurait  pu  devenir  tragique.  Laissons-le  méditer  à  ceux  et  à 
celles  qui,  si  follement,  ont  lancé  le  roi  Charles  dans  la  plus 
téméraire,  la  plus  vaine  des  aventures. 

Henriette  Celarié. 


UN  COLLÈGE  D'AUTREFOIS 


LE  VIEUX  LOWS-LE-GRAND 


LES   ORIGINES 

En  1545,  l'évêque  de  Glermont,  Guillaume  du  Prat,  un  de? 
quatre  prélats  envoyés  par  François  Ier  au  Concile  de  Trente,  y 
remarqua  un  prêtre  aussi  savant  que  modeste,  Claude  le  Jay, 
procureur  de  l'évêque  d'Augsbourg.  On  lui  dit  qu'il  était  un  des 
disciples  d'Ignace  de  Loyola.  Guillaume  du  Prat,  dont  le  direc- 
teur de  conscience  avait  fréquenté  à  Rome  les  premiers  Pères 
dans  leur  première  habitation  du  Monte  Pincio  et  lui  en  avait 
l'ait  un  grand  éloge,  entra  aussitôt  en  relations  avec  lui.  Ce  que 
le  Père  le  Jay  lui  apprit  des  Jésuites  l'édifia  et  lui  donna  l'idée 
d'établir,  sous  leur  direction,  un  collège  séminaire  à  Paris 
même,  dans  l'immeuble  qui  appartenait  à  son  évêché  de  Cler- 
mont.  Ignace  accepta  volontiers  :  il  avait  gardé  une  profonde 
reconnaissance  à  l'Université  de  Paris,  et  il  était  si  désireux  que 
le  plus  grand  nombre  de  ses  disciples  en  reçût  la  formation 
qu'il  les  avait  déjà  envoyés  au  Collège  des  Trésoriers,  puis  au 
Collège  des  Lombards.  En  1550,  après  les  fêtes  de  Pâques,  ces 
jeunes  scolastiques  quittèrent  les  Lombards  et  s'installèrent 
dans  l'hôtel  épiscopal  de  Guillaume  du  Prat.  Jusque-là  ils  ne 
le  distinguaient  pas  des  autres  étudiants;  mais,  une  fois  à 
l'hôtel  de  Glermont,  ils  prirent  le  même  costume,  et  l'on  vit 
qu'on  avait  affaire  à  ce  nouvel  Ordre  mystérieux  sur  lequel  cou- 
raient déjà  des  légendes  et  dont  les  membres  avaient  l'audace 
d'usurper  le  nom  de  Jésuites  «  comme  si,  seuls,  ils  étaient  les 


C80  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Frères  en  Jésus-Christ.  »  Pendant  plus  de  dix  ans,  le  pauvre 
séminaire,  qui,  dans  ses  beaux  jours,  complaît  à  peine  une 
douzaine  de  séminaristes,  dut  lutter  contre  l'hostilité  qui  lui 
barrait  le  chemin  de  la  naturalisation. 

Mais  ces  dix  années  ne  furent  point  perdues  pour  la  Compa- 
gnie. Guillaume  du  Prat  l'invita  bientôt  à  venir  en  Auvergne 
fonder,  non  pas  un  séminaire,  mais  un  collège  d'enseignement. 
Il  voulait  relever  dans  sa  ville  de  Billom  l'ancienne  Université 
déchue,  et  il  avait  acheté  des  bâtiments  qu'il  mettait  à  sa  dis- 
position. Ignace  de  Loyola  n'avait  pas  encore  pensé  à  réformer 
l'éducation  de  la  jeunesse.  Ce  fut  seulement  alors  que,  rema- 
niant les  Constitutions  de  son  Ordre  «  selon  les  leçons  de  l'ex- 
périence, »  il  y  inscrivit  ce  mode  d'apostolat.  En  1553,  les 
Jésuites  ouvrent  le  collège  de  Billom;  en  loo9,  celui  de 
Pamiers;  en  1561,  celui  de  Rodez;  mais  ces  deux  derniers,  à 
peine  lancés,  s'abîmèrent  dans  la  houle  furieuse  des  guerres  de 
religion.  Cependant,  en  1561,  entre  deux  séances  du  Colloque 
de  Poissy,  l'Assemblée  eut  à  statuer  sur  l'admission  légale  de 
la  Société  de  Jésus  et  la  lui  accorda.  Ni  Loyola,  mort  cette  même 
année,  ni  Guillaume  du  Prat,  qui  l'avait  précédé  dans  la 
tombe,  ne  virent  ce  qui  allait  en  résulter  :  la  transformation 
de  l'a  maison  d'études  de  Paris  en  maison  d'enseignement. 
Le  Collège  de  Clermont  était  fondé,  ce  Collège  qui  devait 
porter  successivement  les  noms  de  Collège  Louis-le-Grand,  — ■ 
Collège  de  l'Egalité,  —  Institut  des  Boursiers,  —  Prytanée 
('nuirais,  —  Collège  de  Paris,  —  Lycée  de  Paris,  —  Lycée  Impé- 
rial, —  Lycée  de  Louis-le-Grand,  —  Collège  royal  de  Louis-le- 
(Jrand,  —  Lycée  National, —  Lycée  Descartes,  —  Lycée  impérial 
Louis-le-Grand,  —  Lycée  Descartes,  —  Lycée  Louis-le-Grand. 
Je  ne  crois  pas  que  nous  ayons  fait  mieux  dans  ce  genre. 
Avons-nous  assez  suborné  ces  vieilles  pierres  1  Nous  pouvons 
r'iier  sur  le  chapelet  de  leurs  dénominations  les  faste-  des 
trois  cents  dernières  années  de  notre  histoire,  des  cent  trente 
dernières  années  surtout,  puisqu'en  moins  d'un  siècle  elles  ont 
pris  treize  noms  différents.  Mais  ne  nous  plaignons  pas  :  pour 
une  |..is  le  bon  sens  a  triomphé.  Le  premier  nom  de  Collège  de 
Clermont,  qui  a  duré  si  longtemps,  n'était  point  dû,  comme 
Userait  légitime  qu'on  le  pensât,  à  la  reconnaissance  dont  les 
Jésuites  'ni'. niaient  le  souvenir  de  Guillaume  du  Prat.  11  leur 
avail    été  imposé  par  la    mauvaise   humeur  du  Parlement  qui 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-GRA.ND.  681 

ne  consentit  à  reconnaître  leur  Compagnie  que  sous  forme  de 
Société  et  de  Collège  nommé  Collège  de  Clermont,  «  et  non  de 
religion  nouvellement  instituée,  à  la  charge  qu'ils  seront  tenus 
de  prendre  autre  titre  que  de  Société  de  Jésus  ou  Jésuites.  » 
Ces  vocables  semblaient  impertinents  et  scandaleux  à  la  Cour 
souveraine.  Cela  n'empêcha  pas  que  plus  tard,  lorsque  Louis  XIV 
donna  son  nom  au  Collège  et  le  déclara  de  fondation  royale, 
—  car  le  Collège  de  Clermont,  comme  tant  de  cités  antiques, 
eut  l'honneur  d'être  fondé  deux  fois,  —  on  accusa  les  Pères 
d'une  noire  ingratitude  envers  leur  premier  fondateur.  La  vérité 
est  qu'ils  sacrifiaient  de  bon  cœur  un  titre  qui  leur  rappelait 
les  conditions  onéreuses  de  leur  admission  légale. 

Ce  grand  Collège  a  enfin  trouvé  un  historien  digne  de  lui. 
M.  Dupont-Ferrier,  qui  y  professait  hier  et  qui  professe  aujour- 
d'hui à  l'École'  des  Chartes,  vient  d'en  écrire  l'histoire  (1). 
Depuis  le  livre  de  Quicherat  sur  Sainte-Barbe,  nous  n'avons 
rien  eu  de  semblable.  Ces  monographies,  où  se  reflètent,  pen- 
dant des  siècles,  tous  les  états  d'àme  d'un  pays,  sont  captivantes  ; 
mais  Louis-le-Grand  a  une  autre  importance  que  Sainte-Barbe. 
«  La  création  des  collèges  de  la  Compagnie  de  Jésus,  dit 
M.  Dupont-Ferrier,  fut  le  plus  grand  événement  pédagogique 
du  xvie  siècle.  »  Je  dirai  même  que  je  n'en  vois  pas  jusqu'à  nos 
jours  d'aussi  considérable.  Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  lors- 
qu'un mouvement  se  dessina  contre  notre  Enseignement  secon- 
daire, qui  aboutit  aux  détestables  programmes  de  1902,  un  pro- 
fesseur de  la  Sorbonne,  M.  Durkheim,  poursuivait  càprement 
dans  cet  Enseignement  un  héritage  des  Jésuites.  Il  avait  raison, 
non  de  l'y  poursuivre,  mais  de  l'y  dénoncer.  Les  Jésuites  ont 
été  des  novateurs,  et,  pour  nous  débarrasser  de  ce  qu'ils  nous 
ont  légué,  il  faudrait  que  nous  le  fussions  au  même  degiv 
qu'eux.  Certes  nous  avons  modifié  leur  conception  et  sur  quel- 
ques points  très  heureusement.  Mais  il  se  pourrait  que  dans 
leurs  innovations  ils  eussent  rencontré  les  lois  immuables  de 
l'enseignement.  En  ce  cas,  il  vaudrait  mieux  le  reconnaître  el 
s'en  féliciter  puisqu'ils  nous  ont  dispensés  de  les  découvrir  nous- 
mêmes.  C'est  ce  qui  ressort  de  l'ouvrage  de  M.  Dupont-Ferrier, 
dont  la   partie  la  plus  pittoresque,  la  plus  vivante  est  celle  où 

(1)  G.  Dupont-Ferrier,  Du  Collège  de  Clermonl  au  Lycée  Louis-le-Grand  ' ,)c 
Boccnrd  éd.).  L'ouvrage  comprendra  deux  volumes  d'environ  500  pages  chacun. 
Le  premier  seul  a  paru. 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  nous  raconte  ta  croissance,  l'apogée  et  la  ruine  du  Collège 
des  Jésuites.  Cette  période,  de  1564  à  1762,  comprend  deux 
siècles. 

UN   COLLÈGE   SOUS   LES   TEMPÊTES 

Pendant  ces  deux  siècles,  il  vécut  et  grandit  sous  la  menace 
constante  des  jalousies  et  des  haines.  Il  a  pour  lui  le  Roi, 
contre  lui  l'Université  et  le  Parlement.  A  peine  avait-il  ouvert 
ses  portes  que  les  passions  se  déchaînèrent.  L'insolence  de  ces 
nouveaux  venus  fut  dénoncée  le  même  jour,  à  la  même  heure, 
du  haut  de  la  chaire,  dans  une  douzaine  d'églises.  Les  carre- 
fours se  couvraient  de  placards  injurieux.  Les  Pères  ne  pou- 
vaient s'aventurer  dans  le  quartier  de  l'Université  sans  rece- 
voir des  ordures  ou  des  pierres.  Des  écoliers  les  suivaient  en 
criant:  Tues  jesuita,  ergo hypocrita,ita.  Les  humanistes  forgent 
contre  eux,  qui  sont  pourtant  des  humanistes,  épigrammes  et 
satires  dans  leur  meilleur  latin.  Devant  le  Parlement,  l'avocat 
Pasquier  les  accable  de  son  implacable  réquisitoire.  Il  les  traite 
de  «  secte  schismatiqueet  conséquemment  hérétique.  »  L'erreur 
de  Loyola  est  pour  lui  aussi  dangereuse  que  celle  de  Martin 
Luther.  «  Si  vous  vouliez  les  incorporer,  s'écrie-t-il,  ce  serait 
agréger  l'Université  avec  une  troupe  de  sophistes  qui  sont 
entrés  comme  timides  renards  au  milieu  de  nous  pour  y 
régner  dorénavant  comme  furieux  lions  (4).  »  Et  pourtant 
chaque  année  les  Pères  héritent  de  nouveaux  biens;  les  élèves 
désertent  les  collèges  universitaires  et  se  pressent  autour  de  ces 
maîtres  qui  n'ont  point  de  grades.  Leur  renommée  d'éducateurs 
s'étend.  En  1580,  le  jeune  François  de  Sales,  que  ses  parents 
veulent  envoyer  au  Collège  de  Navarre,  supplie  sa  mère  de  le 
mettre  plutôt  au  Collège  de  Clermont. 

Mais,  le  27  décembre  1594,  le  fils  d'un  marchand  drapier  de 
la  Cite,  qui,  après  avoir  fait  ses  classes  de  lettres  aux  collèges  de 
Navarre  et  de  Justice,  avait  suivi  les  cours  de  philosophie  au 
collège  des  Jésuites,  un  pauvre  garçon  mélancolique  et  scrupu- 
leux, impatient  d'échapper  à  la  damnation  par  une  mort  profi- 
table au  public,  se  glissa  dans  l'antichambre  du  Roi  et  le  frappa 
d'un  coup  de  couteau  à  la  bouche.  Au  bruit  de  cet  attentat,  dès 

(1)  Fouqueray,  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  (Alphonse  Picard). 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-GRAND. 


683 


qu'on  sut  que  i  auteur,  Jean  Chatel,  était  un  ancien  élève  des 
Jésuites,  peut-être  même  un  Jésuite  déguisé,  la  ville  prit  les 
armes.  C'était  le  soir  ;  on  entendit  sonner  à  toute  volée  le  bourdon 
de  Notre-Dame  et  les  cloches  des  autres  églises.  La  rue  Saint- 
Jacques  et  les  rues  avoisinantes  se  remplirent  de  rumeurs  et  de 
torches.  Les  Pères,  qui  ne  savaient  rien,  sursautèrent  au  bruit 
des  coups  qui  ébranlaient  la  porte  du  Collège.  On  leur  criait 
d'ouvrir  de  par  le  Roi.  Ils  ouvrent.  On  les  rassemble  deux  par 
deux  ;  on  les  conduit  au  logis  du  sieur  Brizard,  capitaine  du  quar- 
tier, conseiller  au  Parlement.  Toute  la  maison  est  occupée  : 
sentinelles  dans  la  cour  des  classes;  sentinelles  dans  la  cour  des 
pensionnaires;  rondes  du  hauten  bas.  Chatel,  livré  aux  pires  tor- 
tures, eut  beau  disculper  ses  anciens  maîtres:  ils  n'en  furent 
pas  moins  tenus  pour  responsables  du  crime  et  chassés.  Le  Col- 
lège fut  mis  sous  séquestre;  ses  biens  et  ses  meubles,  vendus. 
Ce  ne  fut  qu'en  1618  que  les  Jésuites,  qui  cependant  avaient 
obtenu  depuis  1603  leurs  lettres  de  naturalisation,  purent 
reprendre  leur  enseignement.  L'Université,  qui  s'était  réjouie 
de  leur  exil,  n'y  avait  rien  gagné.  Un  grand  nombre  d'élèves 
avaient  rejoint  les  exilés.  De  1618  à  1682,  la  situation  du  Col- 
lège s'accroit  d'année  en  année.  Mais  ses  ennemis  ne  désarment 
pas.  Dès  le  lendemain  de  sa  réouverture,  l'Université  défendait 
aux  Principaux  de  loger  dans  leurs  collèges  les  externes  de 
Clermont  et  décidait  de  n'admettre  aux  grades  académiques 
que  les  jeunes  gens  qui  auraient  suivi  ses  cours  au  moins  trois 
ans.  Le  Parlement  est  irréconciliable.  Le  Jansénisme  entre- 
prend de  déconsidérer  la  Compagnie  dans  l'opinion  des  chrétiens 
et  de  lui  arracher  la  direction  intellectuelle  et  spirituelle  de  la 
jeunesse.  Le  plus  redoutable  adversaire  qui  se  soit  jamais 
dressé  contre  elle  est  là,  embusqué  dans  l'ombre  même  du  Col- 

lège. 

Quand  on  sortait  par  la  grande  porte,  au-dessus  de  laquelle 
était  inscrit  Collegium  Societatis  Jesu,  on  avait  devant  soi  la 
rue  des  Poirées,  et  presque  à  l'entrée  de  cette  rue  on  voyait 
une  auberge  à  l'enseigne  du  Roi  Dagoberl.  En  1656,  cette  auberge 
reçut  pendant  quelques  mois  un  hôte  singulier  qui  se  faisait 
appeler  M.  de  Mons.  Très  réservé,  très  silencieux,  cet  homme 
au  front  largement  découvert,  au  grand  nez  busqué,  dont  la  ' 
physionomie  volontaire  et  profonde  avait  souvent  une  expression 
de  souffrance  contenue,  n'était  probablement  pas  venu  y  chercher 


G84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  silence.  Quatre  l'ois  par  jour,  la  rue  étroite  éclatait  dans  un 
effrayant  tumulte  de  deux- mille  externes  qui  se  poursuivaient, 
criaient,  se  battaient  et  manquaient  de  se  faire  écraser  parles 
charrettes  et  les  chevaux  de  charge.  Les  dimanches  et  les  jours 
de  fête,  c'était  une  file  ininterrompue  de  carrosses  qui  se  diri- 
geaient vers  le  Collège.  Cependant  il  sortait  peu,  travaillait  beau- 
coup;  quelques  rares  visiteurs,  de  mine  grave,  montaient  chez 
lui,  plutôt  vers  le  soir;  et  un  certain  M.  Périer,  arrivé  de  pro- 
vince, qui  avait  loué  une  chambre  au-dessous  de  la  sienne, 
semblait  le  connaître  assez  intimement.  De  temps  en  temps, 
son  domestique  Picard  passait,  d'un  air  secret,  un  rouleau  de 
papier  à  la  main.  Ce  que  Picard  portait  au  Collège  d'IIarcourt 
ou  ailleurs,  parfois  sous  les  yeux  distraits  des  Pères  Jésuites  qui 
rentraient  à  Clermont,  c'était  le  manuscrit  ou  les  épreuves 
d'une  Lettre  Provinciale... 

Mais  ni  l'immortel  pamphlet,  ni  le  Parlement,  ni  l'Univer- 
sité ne  pouvaient  rien  contre  le  succès  du  Collège,  et  en  1682  la 
protection  officielle  de  Louis  XIV  sembla  le  garantir  à  jamais 
des  coups  de  la  fortune.  Gallicans,  Jansénistes,  Libertins  n'en 
continuèrent  pas  moins  à  accuser  les  Jésuites  d'internationa- 
lisme, d'hypocrisie,  de  régicide.  L'Université  s'obstinait  à  refuser 
aux  externes  la  possibilité  de  se  loger  au  pays  latin,  et  «  les 
internes,  pour  peu  qu'ils  eussent  besoin  d'un  diplôme  acadé- 
mique, savaient  d'avance  que  leur  inaptitude  serait,  avec  une 
perfidie  scientifique  notoire,  outrageusement  constatée.  »  Los 
attaques  se  multiplient.  En  1757,  l'attentat  de  Damiens  ressuscite 
la  mémoire  de  Jean  Chatel.  Le  même  esprit,  qui  prépare  la 
Révolution  et  la  chute  de  la  Royauté,  attribue  l'acte  de  ce  mal- 
heureux déséquilibré  à  l'influence  de  son  passage  comme 
domestique  au  collège  Louis-le-Grand.  Une  foule  menaçante 
envahit  les  abords  de  la  maison,  et,  en  une  seule  journée,  les 
parents  retirent  plus  de  deux  cents  pensionnaires.  Enfin,  à  la 
suite  de  la  banqueroute  du  Père  Lavalette,  la  suppression  de 
l'Ordre  est  résolue.  Les  arrêts  rédigés  contre  les  Jésuites  «  sont 
hérissés  de  citations,  de  noms,  de  dates,  puisés,  avec  plus  d'em- 
portement que  de  critique,  dans  tout  ce  qu'ils  avaient  écrit, 
dans  toutes  les  censures  qu'ils  avaient  encourues  de  la  part  des 
papes  ou  des  évèques,  dans  toutes  les  objections  soulevées  par 
!  -  Assemblées  du  clergé.  »  Ces  hommes  pervers  étouffent  les 
□timents    humains,   dépravent  les    consciences,   foulent  aux 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-CRAND.  685 

pieds  les  libertés  gallicanes,  professent  des  doctrines  meurtrières 

et  attentatoires  à  la  sûreté  des  souverains.  Bref,  le  3  mai  1~G2, 
le  Collège  Louis-le-Grand  reçut  l'ordre  de  congédier  au  plus  tôt 
maîtres  et  élèves.  Le  recteur,,  le  Père  Frélaut,  passa  une  partie 
de  sa  nuit  à  dicter  des  lettres  d'avis  aux  familles.  Puis  ce  fut 
un  immense  désarroi,  un  déménagement  précipité.  Le  Père 
Frélaut  quitta  le  dernier  ces  vieux  murs,  «  témoins  de  tant  de 
gloire  et  d'angoisse,  »  comme,  après  ses  passagers  et  son  équi- 
page, le  capitaine  abandonne  son  bâtiment  qui  sombre.  Mais  le 
bâtiment  ne  devait  pas  sombrer. 

l'organisation  matérielle 

Vous  pourriez  croire,  en  lisant  cette  histoire  dramatique, 
qu'il  n'y  eut  pas  de  collège  plus  troublé.  Mais,  pendant  que 
les  orages  battaient  ses  murs,  l'ordre  y  régnait.  On  vivait  avec 
régularité  et  sérénité  dans  cette  citadelle  assiégée  et  de  temps 
en  temps  assaillie.  Au  sein  des  attaques,  des  injures,  des  dénon- 
ciations', des  vexations  de  toute  sorte,  les  Pères  «  ressemblaient, 
dit  un  de  leurs  vieux  défenseurs,  à  ceux  qui  dorment  le  long 
des  forges,  auxquels  le  bruit  continuel  affermit  le  sommeil.  » 
Disons  plutôt  qu'ils  poursuivaient  leur  tâche  comme  si  elle  dût 
être  éternelle. 

La  citadelle  n'était  pas  belle,  mais  elle  était  pittoresque. 
Après  la  mort  de  l'évèque  de  Glermont  et  l'admission  légale  de 
la  Société  du  Collège  de  Clermont,  lorsque  le  Père  général 
Lainez  rêva  de  faire  la  maison  d'enseignement  la  plus  grande 
de  l'Europe,  il  fallut  chercher  un  vaste  local,  et  on  trouva,  au 
quartier  de  l'Université,  un  hôtel  connu  sous  le  nom  de  la  Cour 
de  Langres.  «  Je  m'étonne,  écrivait  en  1563  le  nouveau  Provin- 
cial, qu'on  ait  pu  rencontrer  dans  des  temps  si  difticiles  une  si 
belle  maison  et  si  bien  située.  Il  y  a,  comme  au  Collège  romain, 
deux  corps  de  logis  distincts  dans  lesquels  on  peut  placer  l'ha- 
bitation des  Pères,  les  classes,  les  pensionnaires  et  les  écoliers 
pauvres,  séparés  les  uns  des  autres  ;  de  plus,  un  beau  jardin,  un 
peu  moins  grand  que  celui  de  Rome.  Bien  qu'il  y  ait  peu  d'eau 
potable  à  Paris,  un  puits  large  et  profond,  tout  en  pierres  de 
taille,  nous  la  fournit  avec  abondance  et  de  la  meilleure  qua- 
lité comme  celle  des  Cholets,  nos  voisins,  et  des  Gordeliers, 
renommée  dans  toute  la  ville.   »   Le   Provincial   exagérait  la 


686 


!   I      DES    PI  l  \    MONDES. 


beauté  Je  la  maison;  niais  la  situation  était,  en  effet,  très  belle. 
A  deux  pas  du  sombre  Montaigu  où  Ignace  avait  passé  et  de 
Sainte-Barbe  où  il  avait  connu  François  de  Xavier,  la  Cour  de 
Langres  s'élevait  environnée  de  collèges.  Au  Sud,  le  collège 
des  Cholets;  a  l'Est,  celui  du  Mans;  au  Nord,  ceux  de  Mar- 
moutier  et  du  Plessis.  Trois  d'entre  eux  devaient  être  absorbés, 
au  cours  du  xvne  siècle,  par  les  Jésuites:  et  les  cinq  forment 
l'emplacement  du  moderne  Louis-le-Grand.  Tout  autour,  des 
ruelles  et  des  rues  dont  les  plus  larges,  comme  la  rue  Saint- 
Jacques  et  la  rue  Saint-Etienne-des-Grés,  n'étaient  guère  que 
des  boyaux.  Point  de  trottoir;  un  ruisseau  au  milieu,  et  une 
boue  dont  les  régents  faisaient  dériver  le  nom  latin  lu.tum  en 
Lutetia.  Le  collège  n'avait  que  douze  toises  de  façade  sur  la  rue 
Saint-Jacques.  Il  en  était  séparé  par  des  échoppes  et  des  mai- 
sons à  pignon  dont  les  enseignes  enluminées  balançaient  au 
vent,  avec  un  bruit  de  ferraille,  des  images  de  saints,  un  mou- 
ton, un  fer  à  cheval,  un  plat  d'étain,  une  gallée  d'or.  Il  y 
demeurait  un  médecin,  un  imprimeur,  un  épicier,  un  conseiller 
du  roi,  un  tailleur,  des  fripiers,  des  joueurs  d'épinette  et,  — 
l'heureux  temps  1  —  un  seul  marchand  de  vin.  Il  fallut  au 
collège  cent  vingt  ans  pour  acheter  neuf  de  ces  maisons  et 
atteindre  une  façade  de  quarante  toises.  Mais  jusqu'au 
xix°  siècle,  il  eut  à  souffrir  des  masures  qui  flanquaient  ses 
murs  de  leur  gueuserie;  et,  en  1877,  il  conservait  encore  à  côté 
de  sa  porte  d'entrée  une  échoppe  de  cordonnier. 

Ses  murailles  semblaient  de  naissance  vieilles  et  noires.  A 
la  fin  du  xvne  siècle  elles  commençaient  à  se  bossuer  dangereu- 
sement. Ses  galeries  extérieures  allaient  de  guingois  et  des  plâ- 
tras tombaient.  Ce  qu'il  est  tombé  de  plâtras  au  collège  Louis- 
le-Grand  I  II  en  tombait  encore  en  1870,  et  l'Inspecteur  général 
poussait  un  cri  d'alarme.  Les  constructions  récentes  regagnaient 
en  hauteur  ce  qu'on  leur  refusait  en  surface.  C'était  un  assem- 
blage de  toits  inégaux,  de  frontons,  de  pavillons  avec  ou  sans 
belvédère;  et  il  y  avait  même  une  plate-forme  pour  observations 
astronomiques  qu'on  nommait  la  Guérite.  Les  classes  étaient 
au  rez-de-chaussée.  Les  élèves  qui  s'y  entassaient  écrivaient  sur 
leurs  genoux  et  souvent  un  bon  nombre  était  obligé  de  rester 
dans  la  cour.  Les  salles  d'études,  les  chambres  ou  chambrées, 
et  les  petits  appartements  occupaient  les  étages  supérieurs.  On 
iclairail  aux  chandelles  de  suif  sur  des  flambeaux  de  cuivre 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-GRAND.  687 

d'où  pendaient  des  mouchettes  de  fer.  La  cuisine,  l'infirmerie 
et  une  chambre  voisine  du  réfectoire  étaient  en  hiver  les 
seules  pièces  chauffées.  Mais  un  recteur  de  1639  avait  posé  en 
principe  que  le  froid  échauffait  la  vertu.  Les  élèves  ne  deman- 
daient pas  à  être  si  vertueux,  et  ils  usaient  de  ruse  pour  attraper 
un  air  de  feu.  Comme  il  ne  leur  était  permis  de  quitter  la  cour 
que  si  l'eau  bénite  gelait  à  la  chapelle,  un  gamin  du  nom 
d'Arouet  glissait  de  petits  glaçons  dans  le  bénitier.  Il  ne  savait 
pas  combien  sa  gaminerie  symbolisait  déjà  son  œuvre  future. 
Les  réfectoires  étaient,  comme  les  classes,  au  rez-de-chaussée. 
On  y  buvait  la  même  eau  rougie  qu'aujourd'hui,  mais  la  nour- 
riture avait  une  abondance  et  une  variété  que  le  xixe  siècle 
n'a  pas  connue,  ni  le  xxe.  M.  Dupont-Ferrier,  qui  ne  néglige 
aucun  détail,  nous  dit  que  la  vaisselle  était  de  terre  cuite  ou 
d'étain.  Qu'elle  fût  d'étain,  nous  ne  l'ignorions  pas,  depuis 
la  sixième  Lettre  à  un  Provincial  où  Pascal  nous  raconte,  avec 
son  terrible  enjouement,  l'aventure  de  Jean  d'Alba  qui,  au 
service  des  Pères,  mal  satisfait  de  ses  gages,  mais  très  ferré  sur 
la  casuistique,  s'inspira  de  leur  doctrine  pour  se  payer  lui- 
même  et  leur  vola  des  plats  d'étain.  Il  est  vrai  qu'en  1776,  — 
quinze  ans  après  l'expulsion  des  Jésuites,  —  le  caissier  du  collège 
détourna  cent  vingt  mille  francs,  parce  qu'il  aimait  à  manger 
dans  de  la  vaisselle  d'argent.  Et  personne  ne  dit  qu'il  avait 
étudié  la  Somme  des  Péchés  du  P.  Bauny.  Si  rude  encore  que 
nous  paraisse  l'organisation  matérielle  du  vieux  collège,  elle 
réalisait  de  grands  progrès  sur  celle  des  collèges  voisins;  et 
soyons  sûrs  que,  dans  deux  cents  ans,  ceux  qui  liront  les  des- 
criptions du  lycée  d'aujourd'hui  plaindront  a  leur  tour  nos 
enfants  d'avoir  été  logés  si  peu  confortablement  et  compren- 
dront mal  que  les  maîtres  aient  pu  s'accommoder  d'une  instal- 
lation, —  qui  ne  leur  offrait  même  pas  un  endroit  convenable 
où  se  laver  les  mains. 

LE  PERSONNEL 

Mais  les  plus  grandes,  les  plus  sérieuses  nouveautés  du  col- 
lège de  Clermont  n'étaient  ni  dans  sa  cuisine  ni  dans  son  amé- 
nagement. La  première  de  toutes,  celle  qui  nous  explique  com- 
ment il  a  tenu  tête  à  des  attaques  deux  fois  séculaires,  consistait 
dans  la  solidité  de  sa  hiérarchie.   Son  organisation  spirituelle 


688  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  toute  l'unité  qui  manquait  à  ses  bâtiments.  En  un  temps 
où  toutes  les  disciplines  s'étaient  relâchées,  où  les  guerres  civiles 
avaient  démoralisé  la  nation,  où  le  fédéralisme  triomphait  à 
l'Université,  le  Collège  de  Clermont  donna  l'exemple  de  la  plus 
terme  armature.  «  Si  cette  hiérarchie  fortement  unitaire,  dit 
M.  Dupont-Ferrier,  nous  semble  aujourd'hui  banale,  c'est  que, 
depuis  le  xvie  siècle,  elle  a  fait  ses  preuves.  Sans  toujours  le 
proclamer,  c'est  aux  Jésuites  que  nous  l'avons  souvent 
empruntée.  »  Mais  nous  l'avons  affaiblie.  Aussi  ne  me  semble- 
t-elle  pas  si  banale. 

A  la  tête  du  collège,  le  recteur  avait  au-dessus  de  lui  les 
visiteurs,  le  provincial  de  France,  le  général,  —  comme  nos 
proviseurs  ont  au-dessus  d'eux  les  inspecteurs,  leur  recteur  et 
le  ministre;  mais  le  général  était  un  ministre  durable.  Près 
de  lui,  les  conseillers.  Au-dessous  de  lui,  le  préfet  des  études 
qui  jouait  le  rôle  d'un  vice-recteur,  le  principal  chargé  des 
pensionnaires,  le  ministre  chargé  des  religieux,  les  procureurs, 
les  surveillants.  Le  général  représentait  l'autorité  sans  appel; 
le  provincial,  nommé  pour  trois  ans,  choisissait  le  recteur,  le 
préfet  des  études,  le  principal,  les  prédicateurs.  Les  visiteurs  ne 
ressemblaient  pas  à  nos  inspecteurs  qui,  chaque  année,  jugent 
en  une  heure  du  passé,  du  présent  et  de  l'avenir  d'une  classe 
et  de  son  maître.  Ils  s'installaient  au  collège,  y  vivaient  des 
semaines  et  des  mois  et  apprenaient  lentement  à  se  faire  une 
opinion.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  très  remarquable  dans  cette  orga- 
nisation, c'est  la  somme  d'initiative  et  de  responsabilité  qu'elle 
laissait  à  chacun  de  ses  membres,  tout  en  le  liant  étroitement 
à  la  communauté.  Le  recteur,  plus  soumis  au  provincial  et  au 
général  que  le  proviseur  moderne  à  son  recteur  et  a  son 
ministre,  disposait  de  pouvoirs  beaucoup  plus  étendus.  En  1850, 
le  proviseur  de  Louis-le-Grand,  M.  Rinn,  avait  le  courage  de 
protester  contre  la  situation  cruelle  que  l'Université  faisait  à 
-  proviseurs  :  «  Le  défaut  de  succès,  disait-il,  leur  est  toujours 
imputé,  bien  que  les  causes  soient  indépendantes  de  leur  volonté, 
.l'ignore  ce  que  sont  devenues  mes  propositions  de  cette  année. 
Je  ne  suis  poins  admis  à  les  défendre  :  tout  est  décidé,  et  décidé 
par  MM.  les  Inspecteurs  généraux  qui  n'ont  aucune  responsabi- 
lité. »  Le  recteur  de  Clermont  recrutait  son  personnel  :  le 
proviseur  d'aujourd'hui  est  souvent  obligé  de  subir  des  fonc- 
tionnaires qui  manifestement  nuisent  à  son  lycée.  Le  recteur  de 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-GRAND.  680 

Clermont  décidait  des  sorties  et  des  congés;  c'était  lui  qui 
admettait  les  élèves  et  lui  seul  qui  avait  qualité  pour  les  exclure. 
L'administration  économique  était  sous  sa  direction;  et  quand 
il  voulait  élever  un  mur  ou  percer  une  porte,  il  n'avait  pas  à 
en  référer  au  général  ni  au  provincial.  Une  hiérarchie  bien 
comprise,  ce  sont  des  libertés  qui  se  commandent. 

Les  professeurs  de  Clermont  ou  de  Louis-le-Grand  devaient 
constituer  une  élite.  La  tradition  voulait  qu'ils  suivissent  leurs 
élèves.  Ils  commençaient  par  la  sixième  et  les  menaient  jus- 
qu'en rhétorique.  Le  système  vaut  ce  que  vaut  le  professeur. 
En  tout  cas  il  exige  qu'il  se  renouvelle  continuellement  et 
surtout  qu'il  ne  se  spécialise  pas.  «  C'était  l'époque  où  l'on 
évitait  encore  de  se  spécialiser  trop  tôt.  Bougeaut  était  physicien 
et  poète,  théologien,  moraliste  et  historien  :  Brumoy  était 
mathématicien  et  helléniste  ;  Souriet  était  géologue  et  théolo- 
gien, philosophe  et  poète;  Pardies,  astronome,  mathématicien, 
philosophe;  Buffier  passait  avec  une  aisance  égale  de  la  géo- 
métrie à  l'histoire  ou  à  la  géographie.  Même  variété  de  savoir 
chez  To'urnemine,  Rapin,  la  Rue,  de  la  Santé.  On  se  croirait 
encore  en  compagnie  de  ces  admirables  esprits  de  la  Renais- 
sance italienne,  avides  de  tout  explorer  et  de  tout  connaître  et 
qui  furent  des  cerveaux  complets  »  Mais  arrivé  en  rhétorique, 
en  philosophie  ou  en  théologie  quand  le  professeur  y  avait 
supérieurement  réussi,  on  l'y  maintenait.  A  côté  des  profes- 
seurs, professeurs  eux-mêmes,  professeurs  en  congé,  mais  rési- 
dant au  collège,  les  scriptores  librorum,  les  écrivains,  vaquaient 
librement  à  leurs  recherches.  Cette  institution,  qui  datait  du 
xvne  siècle,  était  admirable.  Les  Pères  n'avaient  pas  trop  de 
maîtres  pour  leurs  classes  surpeuplées  ;  ils  n'en  avaient  pas 
toujours  assez.  Mais  ils  tenaient  à  réserver  dans  leur  ruche  des 
cellules  où  quelques-uns  d'entre  eux  auraient  le  loisir  de  se 
cultiver,  de  donner  toute  leur  mesure  et,  en  travaillant  pour 
eux-mêmes,  de  travailler  pour  le  profit  et  l'honneur  de  leur 
Société. 

Ces  professeurs  avaient  à  leur  disposition  une  des  plus  riches 
bibliothèques  de  l'Europe.  En  17 18, elle  comptait  quarante  mille 
volumes.  Au  fond  de  l'ancienne  Cour  de  Langres,  ses  deux  ailes 
dominaient  le  jardin  des  Pères.  Ils  l'avaient  ornée  de  colonnes 
et  de  boiseries,  décorée  et  peinte  avec  le  même  luxe,  la  même 
somptuosité    un  peu    théâtrale    que  leurs    chapelles    et  leurs 

TOME    LXV.    1921  .  '  \rb 


G90  kk\  i  r:    m  -    m  i  \    MONDES; 

églises.  Le  goûi  de  l'apparat  a  toujours  été  le  défaut  de  ces 
hommes  qui  vivent  si  simplement  et  qui  ne  possèdent  rien. 
Mais  ce  n'es!  pas  nous  qui  leur  ferons  un  grief  d'avoir  trop  bien 
logé  leurs  livres.  Il  y  avait  dans  cette  bibliothèque  des  tableaux 
de  Poussin  et  des  tableaux  de  Le  Brun,  dont  l'un  représentait 
un  de  ses  fondateurs,  le  surintendant  Foucquet,  à  côté  de  la 
Justice.  Bien  entendu,  le  tableau  avait  été  peint  avant  qu'elle 
eût  mis  la  main  au  collet  de  ce  célèbre  concussionnaire.  Mais  les 
Pères  n'étaient  pas  ingrats,  et  si  le  Roi  visita  leur  Bibliothèque, 
—  ce  qu'il  fit  sans  doute,  —  il  put  l'y  voir  et  y  entendre  une 
lîtMiommée  qui,  du  haut  des  airs,  au  milieu  d'un  groupe  de 
Génies,  proclamait  la  munificence  de  l'illustre  Foucquet. 

J'aurais  souhaité  qu'on  y  vit  aussi  le  portrait  d'un  de  leurs 
premiers  bibliothécaires,  le  P.  Jean  Guignard,  dont  la  destinée 
fut  tragique.  Lors  de  l'attentat  de  Chatel,  on  trouva  dans  sa 
- -hambre  des  libelles  du  temps  de  la  Ligue  contre  Henri  IV, 
qu'un  édit  royal  avait  ordonné  de  brûler,  et  quelques  disserta- 
tions scabreuses  sur  le  régicide.  Le  P.  Guignard,  qui  devait 
aimer  les  éditions  rares,  n'avait  pu  se  résoudre  à  les  livrer  aux 
flammes,  et  le  Parlement  se  fit  un  plaisir  de  l'y  condamner. 
Il  devait  être  mené  en  place  de  Grève,  pendu  et  étranglé  à  une 
potence,  puis  réduit  en  cendres.  Mais,  avant,  il  ferait  amende 
honorable  et,  devant  la  porte  de  Notre  Dame,  à  genoux,  il  avoue- 
rait «  qu'il  avait  écrit  que  le  feu  Roi  avait  été  justement  tué 
par  Jacques  Clément  et  que,  si  le  Roi  actuellement  régnant 
ne  mourait  à  la  guerre,  il  fallait  le  faire  mourir,  dont  il  se 
repentait  et  demandait  pardon  à  Dieu,  au  Roi  et  à  la  patrie.  » 
En  chemise  et  la  corde  au  cou,  il  refusa  de  prononcer  ces 
mots.  On  le  menaça  de  le  brûler  à  petit  feu  ;  on  le  menaça 
de  l'écarteler  :  il  refusa  toujours,  disant  que  c'était  contre  sa 
conscience.  La  scène,  rapportée  dans  le  procès-verbal  que  nous 
cite  le  P.  Fouqueray,  a  une  grandeur  impressionnante.  Du 
haut  de  l'échelle,  quand  le  peuple  eut  chanté  le  Salve  Regina, 
il  dit  que  lui  et  ses  confrères  avaient  fait  tout  ce  qui  leur  avait 
été  possible  pour  la  conservation  de  la  Religion  et  pour  l'ins- 
truction de  la  jeunesse  et  il  exhorta  le  peuple  à  prier  pour  la 
paix  et  l'union  du  Royaume.  Mais  de  la  foule  des  voix  montèrent 
qui  lui  demandaient  pourquoi  il  ne  parlait  point  de  prier  pour 
le  Roi.  Il  répondit  que  ce  n'était  point  défendu  et  qu'il  l'avait 
toujours  fait,  lui,  depuis  la  réduction  de  la  ville.  Puis  il  s'aban- 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-GRAND.  691 

donna  à  l'exécuteur  et  son  corps  mort  fut  brûlé  suivant  l'arrêt. 
Belle  figure,  qui  aurait  eu  sa  place,  —  et  qui  l'avait  peut-être, 
—  à  côté  des  images  de  ceux  dont  la  science  et  la  vertu  étaient 
la  fierté  de  la  maison. 

Les  professeurs  firent  un  bon  usage  de  cette  Bibliothèque  et 
surtout  les  scriptores.  JNous  sommes  trop  tentés  de  croire  que  la 
culture  grecque  fut  rare  au  xvne  siècle  et  que  les  Jésuites  s'en 
désintéressaient.  On  oublie  la  Collection  des  Histoires  byzantines 
du  P.  Labbe,  le  Trésor  de  la  Poésie  grecque  du  P.  Caussin,  les 
traductions  du  P.  Le  Jay,  les  Réflexions  sur  la  Poétique  d'Aris- 
tote  de  l'aimable  P.  Rapin.  Au  début  du  xvnr2  siècle,  le  P.  Jou- 
vency  «  expliquait  l'importance  du  grec  pour  l'érudition,  l'his- 
toire de  l'art,  la  connaissance  de  la  religion  et  la  lutte  contre 
l'hérésie.  »  On  commençait  le  grec  en  sixième,  et  en  1643  les 
écoliers  de  Glermont  étaient  de  force  à  soutenir  des  thèses  en 
grec.  Ce  ne  fut  qu'à  partir  de  1750  que  cette  étude  entra  en 
décadence.  Les  parents  ne  croyaient  plus  à  son  utilité;  les 
élèves  n'en  voulaient  plus,  et,  comme  il  arrive  d'ordinaire,  les 
maîtres  eux-mêmes  perdirent  la  foi.  Le  latin  fut  plus  dur  à 
ébranler.  Le  collège  était  une  cité  latine.  Ecrivains  latins, 
poètes  latins,  les  Pères  s'efforçaient  de  former  de  parfaits  lati- 
nistes. On  jouait  des  pièces  dans  la  langue  de  Térence  ;  on 
haranguait  les  illustres  visiteurs  dans  la  langue  de  Gicéron. 
Mais  il  en  était  du  latin  comme  du  grec  :  on  l'apprenait  pour 
lui-même.  Les  exercices  de  thème  étaient  plus  fréquents  que  les 
exercices  de  version,  et  l'histoire  de  la  littérature  et  du  dévelop- 
pement des  idées  se  réduisait  à  peu  de  chose. 

M.  Dupont-Ferrier  constate  avec  regret  que  l'étude  du  français 
était  fort  négligée,  et  il  semble  attribuer  à  cette  négligence 
l'infériorité  des  Jésuites  dans  la  querelle  janséniste.  Jenele  crois 
pas.  Ce  n'est  pas  leur  faute  s'ils  se  sont  heurtés  à  l'étonnant 
génie  de  Pascal.  Mais,  quand  ils  écrivaient  en  français,  ils  écri- 
vaient aussi  bien  que  les  Jansénistes.  Demandez-vous  ce  qui 
reste  des  Jansénistes  et  si  on  ne  lit  pas  avec  plus  de  plaisir  Bou- 
hours  que  Nicole  et  Bourdaloue  que  le  grand  Arnaud.  Quant 
à  leurs  élèves,  ils  ne  semblent  pas  avoir  souffert  de  la  supré- 
matie de  la  langue  latine.  L'année  où  les  Pères  furent  expulsés, 
seize  d'entre  eux  étaient  à  l'Académie.  Et  si  Port-Royal  reven- 
dique Racine,  que  pourrait  aussi  revendiquer  le  Collège  de 
Beauvais,  Louis-le-Grand  a  eu,  pour  n'en  citer  que  deux,  Molière 


692  Kl  \  i  E    DES    DE1  \    MOND1 

et  Voltaire.  En  histoire,  M.  Dupont-Ferrier,  qui  est  un  spécia- 
liste,  considère  que  notre  vieux  collège  «fut  le  berceau  d'une 
école  historique  qui  devança,  sans  d'ailleurs  la  surpasser,  celle 
des  Bénédictins.  »  En  géographie;  son  œuvre  fut  encore  plus 
féconde,  ce  qui  n'est  pas  surprenant,  car  les  géographes  avaient 
dans  les  missionnaires  d'incomparables  collaborateurs.  En  1735, 
le  Père  du  [laide  publiait  un  ouvrage  de  premier  ordre  :  la 
Description  de  l'Empire  de  Chine  et  de  Tartarie.  Ils  faisaient 
peu  de  géographie  physique,  beaucoup  de  géographie  politique 
et  économique.  On  les  blâme  d'avoir  trop  ramené  cette  science 
;i  l'homme.  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que,  si  mes  profes- 
seurs l'y  avaient  plus  ramenée,  je  la  connaîtrais  mieux. 

LES   ÉLÈVES    ET   l' ENSEIGNEMENT 

Ils  n'oubliaient  jamais  le  point  de  vue  pédagogique,  et  leur 
plus  grande  œuvre  a  été  une  œuvre  de  pédagogie.  Le  collège 
avait  du  mal  k  contenir  ses  deux  ou  trois  mille  élèves.  Les 
jeux  tiers  à  peu  près  venaient  de  Paris,  un  tiers  de  la  province, 
le  surplus  des  colonies  et  de  l'étranger.  Paris  envoyait  surtout 
des  bourgeois;  la  province,  surtout  des  gentilshommes.  Il  y 
avait  des  boursiers;  mais,  à  la  différence  des  boursiers  de  l'Uni- 
versité à  qui  leur  bourse  ne  pouvait  être  retirée,  les  boursiers 
de  Louis-le-Grand  devaient,  pour  garder  la  leur,  continuer  de  la 
mériter.  Les  externes  logeaient  chez  leurs  parents  ou  dans  des 
maisons  que  le  préfet  des  études  surveillait.  Les  pensionnaires 
ne  furent  jamais  plus  de  cinq  cents.  Les  Jésuites  avaient  subi  la 
nécessité  de  l'internat  :  ils  ne  l'encourageaient  pas,  mais  ils 
l'humanisaient.  Les  inégalités  sociales  s'y  marquaient  :  elles  ne 
choquaient  personne.  Il  semblait  naturel  que  les  privilégiés 
eussent  au  collège  leurs  appartements  privés,  leurs  précepteurs 
et  leurs  valets,  comme  il  semblait  naturel  qu'il  y  eût  des  écoliers 
déjà  prieurs,  abbés,  chanoines;  qu'un  enfant  de  onze  ans  lut 
évèque  de  Metz  et  que  l'élève  de  La  Tremoille  fût  premier  gen- 
tilhomme de  la  Chambre.  Et  il  semblait  aussi  naturel  que  les 
boursiers,  les  pauperes  (du  moins  au  xvie  siècle),  servissent  à 
fable  et  fussent  employés  à  laver  la  vaisselle. 

Mais  peu  à  peu  ces  inégalités,  sans  disparaître  entièrement, 
s'atténuèrent.  L'égalité  alimentaire  s'établit.  Les  Pères  travail- 
laient à  créer  un  esprit  plus  large;  et  on  peut  être  sûr  de  leur 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-CRAND.  693 

sincérité  quand  ces  hommes,  sortis  pour  la  plupart  de  la  roture, 
répétaient  à  leurs  élèves  nobles  que  le  nombre  et  le  mérite  des 
aïeux  n'étaient  pas  une  excuse.  Ils  avaient  proscrit  toutes  les 
punitions  d'un  caractère  à  la  fois  humiliant  et  grotesque  que  gar- 
daient encore  les  autres  collèges.  Passé  1587,  l'usage  de  la  férule 
ne  fut  plus  admis.  Quand  le  fouet  était  donné,  c'était  en  parti- 
culier et  jamais  par  un  membre  de  la  Compagnie.  La  plus  haute 
noblesse  n'en  défendait  pas  les  coupables.  Le  duc  de  Boufflers, 
élève  de  rhétorique,  ayant  soufllé  des  pois  avec  une  sarbacane 
contre  le  P.  Le  Jay,  le  duc  de  Boufflers,  gouverneur  de  Flandre 
en  survivance  et  colonel  de  son  régiment,  fut  fouetté.  M.  le 
Maréchal,  son  père,  fit  un  beau  tapage  :  il  se  plaignit  au  Roi, 
comme  tel  député  de  ma  connaissance  alla  se  plaindre  au  mi- 
nistre que  son  fils  eût  été  consigné.  Le  ministre  dépêcha  aussitôt 
un  inspecteur  général  qui  s'assura  du  reste  que  le  professeur 
avait  eu  raison.  Le  Roi  se  contenta  de  sourire,  et  le  Maréchal 
retira  du  collège  son  jeune  colonel  qui,  dit-on,  en  mourut  de 
chagrin.  Mais  la  discipline  des  Pères  n'allait  pas  jusqu'à 
empêcher  ces  élèves  de  devancer  les  vacances.  Un  mois  avant, 
le  tiers,  puis  la  moitié,  puis  les  trois  cinquièmes  s'étaient  envo- 
lés. C'est  ce  que  nous  avons  revu  depuis  une  vingtaine  d'années. 
Et  dire  que  nous  en  rendions  responsable  l'esprit  moderne! 
Mais  l'esprit  moderne  a  définitivement  répudié  le  système  de 
surveillance  des  élèves  par  les  élèves,  qui  conduit  tout  droit  à 
l'espionnage  et  à  la  délation,  et  dont  les  Jésuites,  comme  tous 
les  éducateurs  de  cette  époque,  usaient  ouvertement. 

Les  classes  étaient  encombrées.  En  1643,  on  disait  que  la 
plus  grande  classe  de  Clermont  ne  pouvait  contenir  que  trois 
cents  élèves  1  Et  au  xvme  siècle  la  rhétorique  du  P.  Porée  attei- 
gnait ce  chiffre  extravagant.  Ici,  il  faut  pleinement  admirer. 
<(  Chaque  jour,  à  chaque  classe,  il  n'y  avait  pas  d'élève,  pas  un 
seul,  qui  put  se  sentir  délaissé,  oublié,  livré  à  lui-même,  pas 
un  qui  ne  fût  tenu  en  haleine,  pas  un  qui  eût  le  loisir  de 
somnoler  discrètement  ou  de  rêver.  »  Comment  les  Jésuites 
arrivaient-ils  à  ce  résultat  que  nous  obtenons  rarement  dans  des 
classes  six  fois  moins  nombreuses?  Ils  y  parvenaient  en  asso- 
ciant les  meilleurs  élèves  au  professeur  et  en  leur  confiant  un 
groupe  de  camarades.  Ils  organisaient  dans  la  classe  même  une 
hiérarchie  fondée  sur  le  mérite  ;  ils  la  divisaient  en  deux  camps 
dont  chacun  avait  son  consul,  son  imperalor,  son  censeur,  son 


REVUE    DKS    Ï)FA\    MONDES. 

préteur,  son  tribun,  ses  sénateurs;  ils  faisaient  de  leurs  cours  des 
séri  >s  d'assauts,  de  corps  a  corps,  de  disputes,  de  tournois;  ils 
transformaient  l'humble  vie  de  l'écolier  en  un  drame  perpé- 
tuel, .limais  on  n'avait  développé  à  ce  point  l'émulation.  Elle 
était  lame  même  de  leur  enseignement.  Nous  en  avons  conservé 
quelques  vestiges  :  les  notes  périodiques,  les  concours,  les 
1  ibleaux  d'honneur.  Dans  mon  enfance,  le  banc  d'honneur 
subsistait  encore  où  s'asseyaient  pendant  une  semaine  les  trois 
ou  quatre  élèves  premiers  en  composition.  Mais  l'émulation  a 
rencontré  de  rudes  détracteurs  chez  nos  pédagogues  d'aujour- 
d'hui, la  plupart  infectés  de  kantisme.  Qu'il  y  ait  eu  excès  chez 
les  Jésuites,  je  l'accorde.  Mais  avaient-ils  tort  de  relever  dans 
l'imagination  des  adolescents  l'importance  de  la  petite  tâche 
quotidienne,  de  l'embellir  à  la  façon  d'un  trophée,  de  les  en 
rendre  fiers  et  même  un  peu  glorieux,  de  les  attacher  enfin,  le 
plus  longtemps  possible,  à  des  satisfactions  d'amour-propre  qui 
les  empêchaient  d'en  rêver  d'autres  et  qui  étaient  en  même 
temps  des  acquisitions  pour  l'esprit?  L'émulation  qu'on  vou- 
drait étouffer  chez  nos  élèves  ne  les  saisit-elle  pas  au  sortir  du 
collège?  J'ai  remarqué  que  ceux  qui  s'en  déclaraient  les  enne- 
mis n'étaient  point  les  derniers  à  en  ressentir  l'aiguillon  quand 
il  s'agissait  de  titres,  de  décorations,  d'honneurs  et  de  pré- 
bendes. Mais  quelle  vocation,  quel  dévouement,  quelle  foi  dans 
l'efficacité  de  leur  enseignement,  quelle  dépense  d'eux-mêmes, 
chez  des  maîtres  qui  appliquent  une  pareille  méthode!  Le 
drame  dont  ils  règlent  les  péripéties,  ils  n'en  sont  pas  seule- 
ment les  metteurs  en  scène,  il  faut. qu'ils  y  jouent  leur  rôle. 

Les  professeurs  de  Louis-le-Grand  l'y  jouaient  à  merveille  : 
ils  furent  aussi  fins  psychologues  qu'ingénieux  animateurs.  Ils 
avaient  inauguré  les  devoirs  écrits  que  le  Moyen  âge  ignorait. 
Ces  devoirs  étaient  plus  courts  que  ceux  d'aujourd'hui  et  choi- 
sis presque  toujours  de  nature  à  piquer  la  curiosité.  On  met- 
tait,  par  exemple,  sous  les  yeux  de  l'élève  un  dessin,  une 
estampe,  dont  il  devait  interpréter  le  sens  moral.  On  lui  don- 
nait h  composer  une  épigramme  ou  une  inscription  pour  un  arc 
de  triomphe,  un  temple,  un  tombeau,  une  statue.  Ces  exercices 
trop  poussés  ont  le  défaut  de  favoriser,  au  détriment  de  qualités 
plus  sérieuses,  un  certain  tour  d'esprit  superficiel  et  brillant. 
L  -  Jésuites  ont  trop  préparé,  puis  trop  encouragé  la  légèreté 
spirituelle  «lu  xvme  siècle. 


LE    VIEUX    LOUIS-LE-GRAND.  695 

Mais  ils  ont  fait  mieux  :  ils  ont,  sinon  inauguré,  du  moins 
perfectionné  l'explication  des  textes,  ce  qu'ils  nommaient  la 
prœlectio.  Le  professeur  prenait  un  texte,  le  lisait,  en  dégageait 
l'idée  générale,  en  analysait  la  composition,  en  examinait  les 
intentions  et  le  rattachait  à  l'ensemble.  Cette  méthode,  dont  le 
Père  Pétau  et  le  Père  Porée  et  tant  d'autres  Pères  ont  donné  des 
modèles,  est  restée  celle  de  l'Université.  Mais  la  critique  du 
xixe  siècle  s'est  élargie,  et  nous  y  ajoutons  le  commentaire 
historique  qui  replace  l'homme  dans  l'atmosphère  où  il  a 
vécu,  et  qui  nous  aide  à  juger  son  œuvre  relativement  à  son 
époque.  Chose  curieuse  :  les  Jésuites,  qui  avaient  introduit 
dans  la  morale  un  sens  si  humain  et  si  moderne  du  relatif  et 
qui  connaissaient  mieux  que  personne  la  diversité  du  visage  de 
la  terre,  demeuraient  en  littérature  immuablement  fidèles  à 
un  certain  goût  limité  et  absolu.  Là-dessus,  et  sur  d'autres 
points,  on  l'a  dit  et  répété,  Voltaire  s'est  toujours  ressenti  de 
leur  influence;  mais  elle  ne  mordit  point  sur  Diderot,  qui  pour- 
tant avait  suivi  l'enseignement  du  Père  Porée  et  qui  en  avait 
gardé  un  souvenir  enthousiaste.  Mon  Dieul  qu'il  est  difficile  de 
savoir  ce  que  nous  devons  à  notre  tempérament  et  ce  que 
nous  devons  à  nos  maitres  !  Le  plus  sage  est  de  leur  rendre 
hommage  de  nos  qualités  et  de  ne  nous  en  prendre  qu'à  nous- 
mêmes  de  nos  défauts. 

Tout  ce  travail  était  coupé  d'intermèdes  plus  stimulants 
encore  :  joutes  oratoires,  plaidoyers  publics,  représentations 
théâtrales.  Les  Pères  possédaient  trois  théâtres  :  autant  que  de 
chapelles.  On  y  jouait  des  tragédies  et  des  comédies  dont  les 
auteurs  étaient  de  la  Compagnie;  on  y  dansait  même  des  ballets. 
Le  théâtre  peut  être  pour  la  jeunesse  un  excellent  divertissement 
et  pour  les  maitres  un  moyen  d'éducation  mondaine  où  ils  ensei- 
gnent l'art  de  discipliner  sa  voix,  ses  gestes,  son  maintien.  Mais  le 
faste  que  les  Jésuites  y  déployaient,  surtout  au  xvme  siècle,  la 
magnificence  des  décors,  ce  parterre  de  rois,  de  princes,  de  car- 
dinaux, d'archevêques,  de  maréchaux,  d'ambassadeurs  et  de 
femmes  de  la  Cour,  devant  lequel  les  jeunes  pensionnaires 
déclamaient  ou  dansaient,  tout  cela,  il  faut  bien  le  dire,  sentait 
trop  la  réclame  et,  plus  encore,  le  désir  de  flatter  les  goûts  du 
monde.  On  reproche  souvent  à  notre  Enseignement  secondaire 
de  n'être  pas  assez  de  son  temps.  Eux,  ils  étaient  trop  du  leur. 
Il  est  bon  que  les  éducateurs  soient  en  retard  sur  les  modes  du 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jour  .1  se  tiennent  un  peu  à  l'écart  ou  au-dessus  de  leur  siècle, 
car  ils  doivent  représenter  ce  qui  ne  passe  pas. 

Quelles  que  fussent  leurs  erreurs,  ils  n'en  ont  pas  moins  droit 
;i  notre  reconnaissance.  Alors  que  l'érudition  allemande,  selon 
I  mut  di'  M.  Dupont-Ferrier,  «  avait  tant  de  raisons  de  n'être 
pas  envahissante,  »  plus  d'un  des  admirables  travaux  de  l'éru- 
dition française  vit  le  jour  «  dans  les  chambrettes  aux  murs 
salpêtres  et  noirâtres  »  du  Collège  de  Clermont.  Ses  mat- 
ins ne  l'ont  pas  seulement  honoré  :  ils  ont  honoré  notre  pays, 
(iiàce  à  eux,  notre  Enseignement  occupa  dans  l'opinion  «  une 
place  plus  grande  que  la  Sorbonne  dont  le  nom  avait  rempli  le 
monde  au  Moyen  àge(l).  »  Quand  l'Université  victorieuse  hérita 
de  ceux  qu'elle  avait  tués  et  transporta  au  collège  Louis-le-Grand 
le  collège  de  Lisieux  et  les  boursiers  de  tous  ses  petits  collèges 
en  décadence,  l'expérience  pédagogique  dont  les  murs  étaient 
imprégnés  sembla  passer  en  elle,  lui  commander  la  prudence 
dans  les  réformes  nécessaires  et  la  régénérer.  Ses  élèves,  qui  ne 
faisaient  plus  rien,  se  réconcilièrent  avec  la  discipline  et  le  tra- 
vail. Pas  pour  longtemps,  d'ailleurs,  car  la  Révolution  survint. 
Mais  si  le  Collège  tint  le  coup,  c'est  que  deux  cents  ans  de 
succès  en  avaient  fait  une  institution  plus  forte  que  la  mort. 
On  peut  dire  que  notre  Université  moderne,  tout  en  refondant 
l'œuvre  des  Jésuites  et  en  la  rendant  plus  nationale,  est  issue 
d'eux.  Le  lycée  Louis-le-Grand  leur  doit  d'avoir  été  le  premier 
modèle  des  lycées  d'aujourd'hui,  et  nous  en  trouvons  le  témoi- 
gnage dans  le  beau  livre  impartial  de  son  savant  historien. 

André  Bellessort. 

(1)  A.  Sicard,  les  Éludes  classiques  avant  la  Révolution  (Perrin). 


REVUE   LITTÉRAIRE 


LES  «  SOUVENIRS  »  D'ERNEST  DAUDET  (1) 


Ernest  Daudet  venait  de  publier  le  premier  tome  de  ses  Souvenirs, 
lorsqu'il  est  mort,  tout  récemment.  Il  était  l'un  des  plus  anciens  col- 
laborateurs de  la  Revue,  où.  il  avait  donné,  le  1er  janvier  1877,  une 
nouvelle,  la  baronne  Amalti.  C'est  une  histoire  d'amour  mondain, 
très  bien  contée,  fort  pathétique,  un  peu  ornée  de  vaine  poésie,  mais 
attrayante.  Il  était  aussi  le  doyen  de  la  Société  des  gens  de  lettres, 
sinon  par  l'âge,  du  moins  par  ses  années  de  présence,  qui  couraient 
depuis  le  30  janvier  1860.  Et  il  était  assurément  l'un  des  doyens  de  la 
presse  française,  ayant  inséré  son  premier  article  dans  la  Gazette  de 
Lyon  le  30  juillet  1837.  On  lui  demandait  un  jour  «  si  ça  lui  faisait 
grand  plaisir  d'être  doyen;  »  et  il  sourit,  comme  on  peut  sourire  à 
l'idée  de  n'être  plus  jeune  :  il  avait  cependant  la  juste  fierté  du  long 
travail,  et  très  divers,  qui  occupa  toute  sa  vie.  A  quatre-vingt-quatre 
ans,  il  ne  sentait  ni  lassitude  ni  ennui. 

Il  laisse  beaucoup  plus  de  cent  volumes  imprimés.  Il  disait  genti- 
ment que,  sur  ce  nombre,  il  en  abandonnait  à  l'oubli,  —  il  n'atten- 
dait pas  la  postérité,  mais  la  devançait  volontiers,  —  cinquante  ;  c'est 
plus  de  modestie  que  n'en  ont  ordinairement  les  écrivains. 

Ceux  qu'il  gardait,  pour  ainsi  dire,  comment  les  aurait-il  choisis? 
Dans  un  chapitre  de  ses  Souvenirs,  il  note  que  la  plupart  des  auteurs 
dramatiques  et  des  romanciers  qui,  lors  de  ses  débuts,  étaient 
fameux  sont  maintenant  inconnus  :  «.  On  dirait  d'une  loi  qui,  sauf 

(1)  Souvpnirs  de  mon  temps;  débuts  d'un  homme  de  lettres  (Pion).  Du  même 
ftTiteur.  à  la  même  librairie,  Mon  frère  et  moi,  souvenirs  d'enfance  et  dejeunesse 
(nouvelle  édition^. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

<\<-  rares  exceptions,  s'exerce  impitoyablement  sur  chaque  génération 
d'écrivains  quand  ils  ne  sont  défendus  devant  la  postérité  que  par  des 
œuvres  d'imagination...  »  Je  crois  qu'en  écrivant  ces  lignes  telles  que 
les  voilà,  il  songeai  l  à  lui  et  comptait,  pour  l'avenir,  plus  que  sur  ses 
dizaines  de  romans,  sur  ses  livres  d'histoire  ;  et  je  crois  qu'il  ne  s'est 
pas  trompé.  Quoiqu'il  en  soit  du  goût  de  nos  petits-neveux,  Ernest 
Daudet  a  publié  quelques-uns  des  plus  beaux  documents  d'histoire 
qu'un  avisé  chercheur  de  notre  époque  ait  découverts;  enfin  l'on  ne 
saurait  étudier  la  Révolution,  l'Empire  et  la  Restauration  sans  recourir 

-  ouvrages. 

Il  n'avait  pas  eu  tout  d'abord  le  projet  de  s'établir  le  grand  fure- 
teur  d'archives  et  de  vieux  papiers  qu'il  est  devenu.  Mais  un  jour,  peu 
de  temps  après  son  arrivée  à  Paris,  Paul  Dalloz  lui  demanda  un 
roman  pour  la  Petite  presse.  Il  fallait  que  ce  fût  très  émouvant,  pathé- 
tique même,  et  qu'il  y  eût  de  grosses  péripéties  comme  en  exigent  les 
liseurs  de  feuilletons,  dit-on.  «  Je  lui  proposai  l'un  des  plus  effroyables 
épisodes  de  la  Terreur,  celui  dont  Jourdan-coupe-têtes  fut,  dans  la 
ville  d'Avignon,  le  sinistre  héros...  »  Ce  Jourdan,  qui  avait  de  l'entrain, 
a  était  imaginé,  une  fois,  de  prendre  et  de  réunir  soixante  et  une  per- 
sonnes, femmes  et  hommes,  des  aristocrates,  et  de  les  précipiter  du 
Château  des  Papes.  Si  les  liseurs  de  feuilletons  en  voulaient  davan- 
tage, on  aurait  tort  de  les  satisfaire.  Là-dessus,  Daudet  fut  informé 
que  le  musée  Calvet,  d'Avignon,  possédait  une  quantité  de  pièces  rela- 
tives à  Jourdan-coupe-têtes  et  à  ses  malheureuses  victimes.  Bref,  il 
partit  pour  Avignon,  dépouilla  les  archives  intéressantes  et  s'aperçut 
que  la  vérité  est  souvent  plus  extravagante,  et  pittoresque,  et  hardie, 
que  l'invention  des  romanciers.  De  ses  trouvailles,  il  fit  un  roman, 
tout  mêlé  d'histoire.  Mais,  de  son  voyage  et  de  sa  recherche,  il  rap- 
porta, et  la  conserva  désormais,  la  passion  de  la  vérité  singulière,  qui 
a  le  plus  de  singularité  dans  son  exactitude  la  plus  fine  :  et  c'est  l'his- 
toire. 

En  tête  de  son  recueil  intitulé  A  travers  trois  siècles,  Ernest  Daudet 
cite  ce  passage  de  Maupassant  :  «  Beaucoup  ne  sont  pas  frappés  par 
L'acuité  vibrante...  »  Ce  n'est  pas  la  plus  belle  phrase  de  Maupassant... 
par  l'acuité  vibrante  de  la  vie  contemporaine  comme  ils  sont  émus 
par  certaines  apparitions  de  l'histoire,  d'où  découlent  pour  eux  des 
idées  générales,  des  rêves  artistes  ou  philosophiques...  »  C'est  décidé- 
iiMMit  l'une  des  plus  mauvaises  phrases  de  Maupassant...  «  L'Aujour- 
d'hui  est  trop  près,  trop  connu,  trop  deviné,  pas  assez  imprévu  pour 
nous  duimer  la  bizarre  sensation  d'étrangeté  et  de  grandeur  qu'on 


REVUE    LITTERAIRE. 


699 


rencontre  par  moments  dans  l'évocation  de  l'Autrefois.  »  Et  Daudet  : 
«  Je  ne  pense  pas  qu'on  ait  jamais  mieux  expliqué  l'attrait  puissant 
qu'exerce  le  passé  sur  nos  imaginations...  »  La  littérature  historique 
et  la  littérature  que  l'on  appelle  exotique  ont  bien  quelque  analogie. 
Nous  faisons  de  pareils  voyages  dans  le  temps  ou  l'espace.  Nous 
nous  dépaysons,  nous  prenons  le  change.  Et  puis  nous  revenons  chez 
nous  avec  plaisir,  comme  l'a  dit  Pierre  Loti,  le  jour  qu'il  nous  semble 
que  nous  sommes  déguisés  dans  nos  costumes  d'Européens  et  d'au- 
jourd'hui. Ernest  Daudet  se  divertissait  à  merveilb  au  jeu  si  amu- 
sant de  l'histoire. 

Il  ne  parait  pas  avoir  été  fort  crédule  à  ces  prétondues  «  lois  de 
l'histoire  »  qui  étaient  naguère  à  la  mode  :  lois  de  l'histoire,  au 
moyen  desquelles  on  tirerait  de  l'examen  du  passé  la  prévision  la 
meilleure;  il  suffit,  n'est-ce  pas?  de  continuer  la  courbe  dont  les 
premiers  linéaments  sont  dans  les  siècles  révolus.  C'est  ce  que  ten- 
tait de  faire,  en  1797,  Chateaubriand.  Mais  il  ne  citait  qu'en  note,  au 
bas  d'une  page  de  l'Essai  sur  les  révolutions,  le  général  Buonaparte  ; 
il  ne  tenait  pas  compte  de  ce  général,  qui  bientôt  a  modifié  à  sa 
guise  la 'courbe  de  l'histoire.  On  peut  contester  à  Ernest  Havet  le 
droit  d'appeler  les  prophéties  de  Jérusalem  «  de  l'histoire  où  les 
verbes  sont  mis  au  futur;  »  quant  aux  prophéties  des  historiens, 
mieux  vaut  les  confiner  dans  le  présent,  qui  est  déjà  du  passé. 

Ernest  Daudet  ne  se  lance  que  rarement  aux  considérations  aven- 
tureuses. Et  c'est  un  signe  de  sagesse.  Une  fois,  dans  1'  «  avertis- 
sement »  de  ses  Nouveaux  récits  des  temps  révolutionnaires,  il  pose 
la  question  de  savoir  les  dates  entre  lesquelles  il  convient  d'enfermer 
la  période  révolutionnaire.  Il  la  fait  commencer  au  14  juillet  1789. 
11  dit  que  «  tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce  point.  »  Et  l'on  aurait 
envie  de  le  chicaner  à  ce  propos,  si  l'on  préférait  le  moins  du  monde 
choisir  une  autre  date,  ou  proche  de  celle-ci,  comme  celle  de  la  con- 
vocation des  États  généraux,  ou  lointaine  et  d'un  autre  siècle.  Mais  à 
quelle  date  finit  donc  la  période  révolutionnaire?  «  Napoléon  ren- 
versé, la  Révolution  se  manifeste  par  les  complots  militaires,  l'assas- 
sinat du  Duc  de  Berry,  les  tentatives  des  sociétés  secrètes  pour  sou- 
lever les  peuples  contre  les  rois.  Lorsqu'en  1818,  au  Congrès  d'Aix- 
la-Chapelle,  est  formée  entre  la  France,  la  Russie,  l'Angleterre  et  la 
Prusse  la  quintuple  alliance,  c'est  pour  se  défendre  contre  la  révo- 
lution que  les  souverains  de  ces  États  se  sont  unis.  A  la  lumière 
des  événements  qui  se  sont  accomplis  depuis  en  Europe...  »  Cette 
page  est  de  1910;  ajoutons  les    événements   qui    se   sont  produits 


70(1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

depuis  lors...  «  tout  homme  studieux  et  réfléchi  devra  nécessairement 
reconnaître  que  la  Révolution  n'a  pas  désarmé  et  qu'en  conséquence 
la  période  des  temps  révolutionnaires  n'est  pas  close.  »  Ernest  Daudet 
la  continue  au  delà  du  terme  qu'ont  fixé  d'autres  historiens.  Il  aurait 
pu  la  continuer  en  deçà  du  li  juillet  1789.  Elle  emplit  tous  les  siècles 
de  l'histoire.  11  y  a,  dans  l'histoire,  des  années  plus  calmes,  des 
années  plus  atroces.  Mais  l'histoire  est,  tout  le  temps,  un  terrible 
spectacle  et  est,  tout  le  temps,  un  immense  désordre  :  l'artifice, 
auquel  on  a  recours,  de  la  ranger,  en  quelque  sorte,  n'est  que  pour 
la  commodité  de  l'enseignement  et  aussi  pour  l'illusion  de  voir  clair 
dans  les  ténèbres  où  pâtit  l'humanité. 

Après  avoir  épilogue  sur  la  durée  de  la  période  révolutionnaire, 
Daudet  confesse  que  tout  cela  n'est  que  pour  l'excuser  d'avoir  classé 
sous  l'étiquette  des  Temps  révolutionnaires  plusieurs  récits  relatifs  à 
une  époque  plus  récente.  Il  se  moque  î...  Et  je  l'approuve.  Ses  récits 
toute  philosophie  de  l'histoire  très  heureusement  écartée,  sont  excel- 
lents et  ont  d'abord  le  mérite  de  la  nouveauté.  Il  n'est  point  de  sujet 
qu'il  traite  et  auquel  il  n'apporte  sa  contribution  de  quelque  détail 
au  moins  ;  et  il  est  maints  sujets  qui  sont  de  lui  entièrement.  Il  a 
corrigé  une  profusion  d'erreurs.  Il  avait  de  la  méfiance  et  ne  suivait 
pas  l'imprimé  sans  contrôle.  Il  avait  de  la  critique  et,  la  plupart  du 
temps,  savait  que  les  «  sources  »  ne  sont  guère  moins  trompeuses 
que  les  travaux  dits  de  seconde  main.  Il  travaillait  bien. 

Son  œuvre  historique  est  toute  pleine  d'anecdotes.  Voilà  ce  que 
lui  reprochent  les  philosophes  de  l'histoire,  si  entichés  de  ce  qu'ils 
nomment  les  idées.  Seulement,  les  idées,  si  j'ose  dire,  on  en  revient. 
La  complaisance  des  idées,  puis  leur  éloquence,  et  enfin  le  peu  de 
ressemblance  qu'elles  ont  avec  la  réalité  vous  les  rendent  fasti- 
dieuses. Les  petits  faits,  ou  anecdotes,  sont  de  la  vérité,  sont  les 
fragments  de  la  vérité.  C'est  déjà  très  joli.  L'on  peut  se  figurer 
qu'après  avoir  attrapé  tous  les  fragments  de  la  vérité,  en  les  réunis- 
sant avec  habileté,  l'on  reconstituerait  la  vérité  tout  entière.  Et  l'his- 
toire serait  une  «  patience  »  ou  un  «  puzzle»  de  dimensions  gigan- 
tesques. Mais  il  y  a  des  pièces  perdues;  et  les  autres,  cassées,  ou 
usées,  ou  qui  n'ont  plus  leurs  voisines,  ne  se  raccordent  pas  facile- 
ment. Contentez-vous  de  regarder  quelques  fragments  de  vérité. 
Regard  ez-4es  avec  soin  :  vous  leur  trouverez  plus  de  signification 
qu'à  tant  de  vagues  et  vastes  idées  où  triomphent  de  grands  bavards. 

S  'lis  ce  titre,  Un  drame  d'amour  à  la  cour  de  Suède,  Ernest  Daudet 
raconte  l'aventure  très  émouvante  du  baron  Armfelt,  favori  du  roi  de 


REVUE    LITTÉRAIRE.  10 1 

Suède,  Gustave  III,  et  de  Madeleine  de  Rudenschold,  demoiselle  d'hon- 
neur de  la  princesse  Sophie-Alberline.  Ce  n'est  qu'un  épisode;  il  met 
enscène  quelques-uns  des  personnages  qui  ont  été  le  plus  célèbres  à 
la  fin  du  xviii8  siècle  :  mais  «il  n'appartient  pas  à  la  grande  histoire, 
il  s'est  déroulé  en  marge  des  événements  considérables.  »  Le  duc  de 
San  Théodoro,  diplomate  napolitain  à  Copenhague,  écrivait  au  comte 
de  Bernstorff,  ministre  des  Affaires  étrangères,  qu'au  bout  du  compte 
«  ce  n'était  qu'une  histoire  de  femme.  »  Ehl  reprend  Daudet.  Et  il 
ajoute  que  cette  histoire  de  femme  eut  des  conséquences  politiques. 
Il  ajoute  :  «  Les  épisodes  de  second  rang  ne  sont  pas  moins  intéres- 
sants que  ceux  du  premier.  Presque  toujours  ils  aident  à  les  expli- 
quer :  c'est  ici  le  cas.  »  Mais  oui! 

Et,  si  l'on  veut  comprendre  les  événements  de  l'histoire,  il  faut 
partir  de  ce  principe  que  les  événements  sont  de  qualité  humaine. 
Comprendre  les  événements,  c'ost  comprendre  les  hommes  :  et  l'his- 
toire est  une  étude  psychologique.  Mais  vous  ne  comprenez  point  un 
homme  et  son  âme,  si  vous  n'examinez  que  ses  actes  les  plus  écla- 
tants et  apparents.  L'on  doit,  ou  l'on  devrait,  aller  jusqu'au  tréfonds 
de  cette  âme,  jusqu'à  son  secret,  que  les  nouveaux  psychologues 
désignent  sous  le  nom,  je  crois,  de  «  petites  perceptions.  »  Eh  !  bien, 
les  petits  faits  sont,  dans  l'histoire  (ou  psychologie  des  hommes  nom- 
breux, des  hommes  réunis),  ce  que  sont  les  petites  perceptions  dans 
la  psychologie  individuelle. 

Au  surplus,  Ernest  Daudet  n'était  point  malhabile  à  traiter  les 
grands  sujets.  Son  Louis  XVIII  et  le  duc  Decazes  enferme  beaucoup 
de  temps  et  d'espace.  Les  trois  tomes  in-octavo  de  son  Histoire  de 
l'Emigration  pendant  la  Révolution  française  ont  la  précision  la  plus 
recommandable  et  une  belle  étendue. 

Il  travaillait,  quand  il  est  mort,  à  écrire  ses  Souvenirs.  Le  premier 
volume  a  paru;  les  autres  paraîtront,  souhaitons-le,  prochainement. 
Ce  premier  volume  est,  d'ailleurs,  la  suite,  d'un  petit  ouvrage  qu'il 
avait  donné,  il  y  a  trente-huit  ans,  Mon  frère  et  moi,  et  qui  voisine  avec 
Le  petit  Chose  de  son  frère  admirable  et  qu'il  admirait,  Alphonse 
Daudet. 

Le  petit  Chose  est  un  roman  délicieux,  qui  joint  à  beaucoup  de 
vérité  beaucoup  de  fantaisie.  Sur  quelques  points,  l'auteur  de  Mon 
frh-e  et  moi  complète  ou  corrige  les  récits  du  Petit  Chose.  Par 
exemple,  l'auteur  du  Petit  Chose  écrit  :  «  Je  fus  la  mauvaise  étoile 
de  mes  parents.  Du  jour  de  ma  naissance,  d'incroyables  malheurs 
les  assaillirent  par  vingt  endroits...  »  Mais  non!  réplique  l'auteur  de 


"02  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mon  /  '  moi.  Dates  en  mains,  il  établit  qu'en  1840,  à  la  nais- 

iC8  d'Alphonse  Daudet,  leur  famille  eut  au  contraire  du  répit;  les 
affaires  allaient  mieux,  et  quelques  années  furent  embellies  de 
quelque  prospérité.  Les  catastrophes  n'ont  commencé  qu'en  1846.  Il 
ne  veut  pas  que  la  naissance  du  petit  Chose  ait  été  le  signal  de  l'in- 
fortune; et  il  met,  dans  cette  rectification,  la  tendresse  la  plus  tou- 
cbante  :  il  ne  la  montre  pas,  il  la  laisse  voir. 

Ernest  Daudet,  dans  le  roman  du  Petit  Chose,  pleure  souvent  ;  et 
il  est  d'une  exquise  bonté,  sous  le  nom  de  Jacques.  Oui,  je  pleurais  ! 
réplique  l'auteur  de  Mon  frère  et  moi  :  «  Lorsque  mon  frère  a  tracé 
le  portrait  de  Jacques,  il  s'est  souvenu  de  ce  trait  de  ma  nature.  C'est 
par  là  surtout  que  le  pauvre  Jacques  me  ressemble,  bien  plus  que 
par  les  diverses  aventures,  de  pure  imagination  pour  la  plupart,  à 
travers  lesquelles  mon  frère  l'a  fait  se  mouvoir,  en  s'attachant,  avec 
l'éloquence  d'un  cœur  reconnaissant,  à  dépeindre  la  sollicitude  d'un 
aîné  pour  son  plus  jeune...  »  Ainsi  est  éludée  l'exquise  bonté  de 
Jacques,  par  lui-même. 

Il  y  a,  dans  Mon  frère  et  moi,  une  image  de  Nîmes  vers  le  milieu 
du  siècle  dernier,  très  fine  et  très  joliment  coloriée.  Nîmes  était,  à 
cette  époque,  l'un  des  marchés  français  de  la  soie.  L'on  y  voyait 
affluer,  plusieurs  fois  l'an,  les  éleveurs  de  vers  à  soie  du  Vivarais  et 
des  Cévennes.  Ils  avaient  bon  air,  avec  leur  habit  de  bourrette  à 
pans  très  courts,  leurs  bas  de  laine  noire,  les  gros  souliers  ferrés, 
les  cheveux  en  queue  à  l'ancienne  mode.  Ils  vendaient  un  kilo- 
gramme de  soie  de  cinquante  à  quatre-vingts  francs,  payés  en 
espèces  sonnantes.  Le  bel  argent  sonnait  sur  les  comptoirs,  et  son- 
nait dans  les  sacoches  que  remportaient  le  soir  les  montagnards  du 
Yigan,  de  Largentière,  de  Villefort. 

Un  personnage  étonnant  de  caractère  et  de  relief  est  l'une  des 
grand'mères,  une  plébéienne  sans  peur,  très  royaliste  et  qui  avait 
sauvegardé  son  royalisme  sous  la  Terreur;  très  belle,  les  yeux 
larges  et  bien  ouverts;  et  elle  ressemblait  aux  femmes  que  peignait 
David.  A  vingt  ans,  veuve,  son  mari  fusillé  dans  l'une  de  ces  échauf- 
lourées  delà  Lozère  que  réprimait  sans  clémence  le  conventionnel 
r.liàfeauneuf-Randon.  Elle  a  un  petit  enfant,  se  réfugie  à  Nîmes  et  y 
al  tend  la  fin  des  mauvais  jours.  Un  matin,  son  enfant  dans  les  bras, 
elle  se  trouve  sur  le  passage  de  la  déesse  Raison,  que  l'on  promène 
dans  les  rues.  La  citoyenne  qui  était  emblémaliquement  la  Raison 
reconnail  la  réfugiée,  l'interpelle  et  crie  :  «  Françoise,  à  genoux!  ■ 
Ça  vous  donne  de  l'orgueil,  d'être  déesse!  Françoise,  au  lieu  de  se 


TIEN  l'E     1.1  1   IKK  HUE.  ,      703 

mettre  à  genoux,  fait  un  geste  de  gamin.  La  foule  se  lâche;  et  les 
«  Zou!  zou!  »  s'élèvent,  menaçants.  Plutôt  que  de  se  mettre  à 
genoux,  Françoise  se  sauve  et,  tenant  serré  son  enfant,  court,  saute 
par-dessus  un  puits,  court  et  parvient  à  s'esquiver.  «  Un  chat  n'au- 
rait pas  fait  ce  que  j'ai  fait!  »  disait-elle  plus  tard.  Le  soir,  elle 
s'esquive  encore;  elle  gagne  le  Vivarais,  le  hameau  des  Mages,  où 
elle  apprend  la  mort  de  son  mari.  Elle  mène,  des  semaines  durant, 
la  vie  d'une  vagabonde.  Les  «  gendarmes  »  sont  à  ses  trousses,  la 
rencontrent,  lui  demandent  où  est  la  nommée  Françoise.  Elle  ne  le 
sait  pas.  Où  va-t-elle?  A  tout  hasard,  elle  nomme  un  hameau  des 
alentours.  «  C'est  là  que  nous  allons,  dit  l'un  des  gendarmes,  qui  fait 
le  galantin.  Monte  derrière  moi;  je  te  conduirai!  »  Elle  répond 
qu'elle  est  une  honnête  lîlle.  Le  galantin  s'excuse  et  s'en  va.  Mais  il 
s'agit  de  n'être  pas  reconnue,  la  prochaine  fois.  Elle  aperçoit  un 
berger  dans  un  pré,  lui  glisse  un  écu  dans  la  main,  lui  prend  son 
chapeau,  son  manteau,  s'en  coiffe,  s'en  habille,  et  :  «  Brave  homme, 
ne  me  perdez  pas;  je  suis  votre  goujat!  »  Cinq  ans  après  ce  péril, 
Françoise  épouse  Antoine  Reynaud,  de  Nîmes.  «  Elle  s'éleva  en 
même  temps  que  lui  et,  dans  aucune  circonstance,  ne  fut  au- 
dessous  de  l'état  social  qu'il  s'était  peu  à  peu  créé.  »  Elle  détesta 
l'Empereur;  elle  eut  sa  plus  grande  joie  au  retour  des  Bourbons. 
Elle  avait  «  un  entrain  de  tous  les  diables,  »  une  gaieté  du  Midi,  une 
santé  florissante  et  une  sagesse  heureuse. 

L'aînée  de  ses  filles,  Adeline,  était  bien  différente  :  «  une  personne 
mince  et  frêle,  avec  un  teint  olivâtre  et  de  grands  yeux  tristes,  une 
nature  rêveuse,  romanesque,  passionnée  pour  la  lecture,  aimant  mieux 
vivre  avec  les  héros  des  histoires  dont  elle  nourrissait  son  imagi- 
nation qu'avec  les  réalités  de  la  vie  ;  malgré  cela,  une  âme  de  sainte, 
d'une  mansuétude  infinie...  »  Elle  fut  la  mère  du  petit  Chose  et  du 
sensible  Jacques,  son  frère,  qui  avait  le  goût  des  larmes. 

Quand  vinrent  les  malheurs  de  la  famille,  l'aîné  des  fils  dut  aban- 
donner le  collège  et  travailler  au  magasin,  plier  les  foulards  de  soie 
imprimée,  faire  les  emballages,  dresser  les  factures,  recevoir  les  cré- 
anciers, compter  les  derniers  écus,  endurer  l'angoisse  et  l'humiliation. 
Tout  cela,  l'auteur  de  Mon  frère  et  moi  le  raconte  avec  une  poignante 
exactitude,  et  en  historien,  jusqu'au  moment  où  les  pleurs  d'autrefois 
lui  remontent  aux  yeux  :  «  Jours  de  noire  misère,  quel  sillon  vous 
avez  creusé  dans  notre  souvenir  !  de  quelle  maturité  précoce  vous 
avez  revêtu  notre  esprit  !  Oui,  à  vivre  avec  l'adversité,  nous  sommes 
de  bonne  heure  devenus  des  hommes.  On  le  deviendrait  à  moins!... 


r.i  \  I  i:     DES    DEUX    MONDES. 

Mais  l'expérience  achetée  à  ce  prix,  est  si  douloureuse  que  je  ne 
souhaite  à  personne  de  l'acquérir  si  chèrement.  Les  soucis  de  ce 
qu'on  ai  lia1,  la  poursuite  désespérée  de  l'argent,  la  détresse  profonde 
et  non  avouée,  la  honte  des  sollicitations  importunes,  les  courses 
matinales  chez  le  curé  delà  paroisse,  le  premier  et  le  seul  à  qui  on  ose 
tout  dire,  l'angoisse  de  l'attente  succédant  aux  demandes,  les  réponses 
qui  n'arrivent  pas,  l'incertitude  du  lendemain,  l'horizon  sans  éclair- 
cie...  Lecteur,  Dieu  te  garde  de  ces  épreuves!  »  En  1857,  il  fallut 
vendre  les  meubles,  payer  les  dettes  et  assurer  l'honorabilité  du  nom. 
Puis  Ernest  Daudet  partit  pour  Paris  :  il  lui  restait,  en  arrivant, 
cinquante  francs. 

C'est  ici  que  commencent  lesSouvcniy-s  démon  temps  ou  Débuts  d'un 
homme  de  lettres.  Le  garçon  de  vingt  ans,  qui  avait  la  passion  de  la 
littérature,  se  proposait  tout  bonnement  ceci  :  «  La  reconstruction 
d'un  foyer  détruit.  »  Et  le  moyen?  La  littérature  !  S'il  ne  doutait  pas 
de  la  difficulté,  il  avait  conscience  de  sa  force.  Il  était  débile  pourtant; 
mais  il  avait  de  l'énergie.  Le  premier  tome  des  Souvenirs  ne  s'étend 
que  sur  quatre  années.  Quelles  années,  d'espoirs  déçus,  de  vains 
efforts  et  de  tracas  à  décourager  les  plus  robustes  !  Un  bon  accueil, 
en  général;  et  des  promesses,  puis  ce  n'est  rien.  Si  les  journaux  de 
Paris  n'ont  pas  besoin  de  copie,  le  débutant  passe  des  semaines  ou 
des  mois  en  province,  à  Blois  ou  Alençon,  par  exemple,  et  dirige  un 
pauvre  petit  journal.  Ou  bien  on  l'envoie  dans  l'Ardèche.  Une  autre 
fois,  on  lui  offre  d'aller  fonder  un  journal,  mais  ce  n'est  point  aux 
enviions  de  Paris  :  c'est  à  l'île  Bourbon  ;  de  riches  planteurs  deman- 
dent, pour  mettre  en  lumière  leurs  opinions  et  pour  servir  leurs  inté- 
rêts, un  jeune  homme  de  bonne  famille  et  qui  ait  du  talent.  Il  refuse. 
Une  autre  fois  encore,  on  le  place  chez  un  vieux  bonhomme  qui  a  été- 
membre  du  Conseil  d'Etat,  qui  est  à  la  retraite  et  qui  se  promet 
d'écrire  un  grand  ouvrage  sur  La  liberté  des  mers.  Le  partisan  de  cette 
liberté  n'avait  plus  toute-  sa  tête  à  lui.  Ernest  Daudet  lui  rédigea 
quelques  pages  et  le  quitta. 

Les  déboires  ne  suffisaient  pas  à  le  défaire  de  sa  volonté.  Une  char- 
mante chose  est  que,  dans  le  récit  de  ses  déboires,  il  n'y  a  ni  amer- 
tume ni  rancune,  pas  un  mot  sévère,  nulles  représailles  contre  les 
gaillards  dédaigneux  qui  ne  l'ont  guère  secondé.  A  le  lire,  on  dirait 
que  tout  le  monde  lui  a  été  gentil  :  et  c'est  lui  principalement  qui 
L'était. 

Il  esquisse  un  portrait  de  Pontmartin,  qui  l'obligea,  un  porlrait 
qui  est  un  remerciement,  du  reste  sans  ilalterie  ;  mais  la  flatterie  et  la 


REVUE    LITTÉRAIRE.  lOo 

reconnaissance  ne  se  confundent  pas.  Pontmartin  fut  obligeant. 
D'autres  ne  le  furent  pas;  d'autres  furent  méchants,  soyez  en  sûrs  : 
on  ne  les  voit  pas,  dans  les  Souvenirs. 

De  1857  à  1861,  le  jeune  Daudet  rencontra  les  gens  les  plus 
renommés.  Il  les  aperçut;  et  ce  n'est  point  assez  pour  en  dire  ce  que 
nous  n'avons  pas  appris  depuis  longtemps  par  les  mémoires  de  tel 
ou  tel.  Daudet  les  nomme,  indique  la  place  qu'ils  occupaient  dans 
l'attention  publique;  et  il  passe.  Avec  une  aimable  modestie  et  avec 
une  discrète  loyauté,  il  se  retire  et  nous  dit  ou  a  l'air  de  nous  dire  : 
Ceux-là,  vous  les  connaissez  bien  ;  je  ne  les  connaissais  pas  beaucoup. 

Mais  il  en  a  très  bien  vu,  de  moins  grands  et  qui,  parce  qu'ils 
avaient  moins  de  gloire  en  poche,  étaient  d'un  accès  plus  facile. 
Quelques-uns  d'entre  eux  sont  dignes  de  curiosité;  quelques-uns 
même,  d'amitié. 

L'un  des  meilleurs  est  le  pauvre  poète  Philoxène  Boyer,  qui  avait 
alors  vingt-huit  ans  et  qui  comptait  rivaliser  avec  Victor  Hugo.  Trois 
comédies  en  vers  jouées  à  l'Odéon,  maintes  pages  de  fantaisie  heu- 
reuse publiées  ici  ou  là  :  jolis  débuts.  Mais  point  d'argent  :  le  peu 
d'argent  qui  composait  son  patrimoine,  il  l'avait  gaspillé  avec  insou- 
ciance et  avec  bonté.  Il  entreprit  une  série  de  conférences,  qu'il 
donna  au  cercle  des  Sociétés  savantes,  quai  Malaquais,  le  soir, 
l'hiver.  11  n'eut  pas  grand  monde.  «  Je  vois  encore  la  salle,  le  confé- 
rencier serré  dans  un  habit  noir  usé  jusqu'à  la  corde,  cravaté  de 
blanc,  une  cravate  fripée  dont  sa  jeune  femme  avait  vainement  fait  et 
refait  le  nœud;  elle,  assise  à  quelques  pas  de  lui  et,  et  comme  lui, 
en  face  des  auditeurs;  ceux-ci,  dans  une  attitude  où  l'on  devinait  la 
pitié  d'amis  fidèles  entourant  le  lit  d'un  malade  :  dès  qu'on  l'abordait, 
il  donnait  l'impression  d'une  nature  frêle  et  maladive,  avec  sa  tète  de 
Christ  sur  la  croix,  sa  mise  étriquée,  le  désordre  de  ses  longs  che- 
veux qui  flottaient  sur  ses  épaules,  et  la  sollicitude  visible  de  la  com- 
pagne qui  ne  le  quittait  pas.  »  Il  parlait  de  Shakspeare.  Un  soir,  il 
s'enflamme  et  vient  à  comparer  la  gloire  que  convoitent  les  poètes 
au  balcon  de  Rosalinde  :  et  Rosalinde  y  est  penchée;  qui  ne  voudrait 
escalader  le  balcon  de  Rosalinde?  Sa  voix  avait  pris  un  accent  de 
délire  :  «  J'ai  entendu  beaucoup  d'orateurs,  dans  ma  vie;  sur  le  visage 
d'aucun  d'eux,  et  je  parle  des  plus  illustres,  je  n'ai  jamais  vu  l'ex- 
pression qui  vient  de  l'âme  se  traduire  ainsi  en  traits  de  feu...  »  Après 
la  conférence,  il  fallait  ramener  le  pauvre  poète  chez  lui,  le  calmer, 
le  soigner  ;  car  il  avait  la  fièvre  et  ses  mains,  ses  «  mains  d'élégiaque,  » 
tremblaient. 

TOME  LXV.  —  1921.  45 


706  BEVUE  DE?  DEUX  MONDES. 

Voici  un  tout  autre  personnage,  encore  plus  ignoré  maintenant 
< j h.'  l'hilûN-ène  Boyer  :  Paul  Deltuf.  Il  est  amusant,  parce  qu'on  dirait 
d'un  ami  de  Rastignac,  de  Vandenesse  ou  de  Rubempré.  Il  était  né 
.•h  1825  et  il  appartenait  à  une  famille  honnête  et  riche.  D'un  accident 
de  son  enfance,  il  gardait  une  claudication  qui  le  rendait  fort  mal- 
heureux. 11  avait  de  plus  grands  sujets  de  tristesse  et,  durant  son 
adolescence,  la  mélancolie  était  à  la  mode.  Jeune  homme  de  Balzac, 
voici  Deltuf,  dans  sa  jeunesse  :  «  debout,  par  quelque  belle  après- 
midi  de  printemps,  sur  le  perron  de  Tortoni,  vêtu  d'une  redingote 
de  mérinos  noir  à  collet  et  parements  de  moire,  d'un  pantalon  gris 
perle,  d'un  gilet  blanc  rehaussé  d'une  lourde  chaîne  d'or,  coiffé  d'un 
chapeau  aux  ailes  bien  cambrées  sur  l'oreille,  et  jouant  avec  une 
canne  élégante,  en  regardant  la  foule  d'un  air  d'indifférence  qui 
n'était  pas  exempt  de  toute  affection.  »  Homme  du  monde  et  roman- 
cier :  ce  fut  le  rêve  de  Deltuf  d'être  ceci  et  cela.  Mais  il  perdit,  sa  for- 
tune ;  et  il  n'était  pas  un  grand  romancier.  Une  drôlesse  le  ruina  et, 
l'ayant  ruiné,  l'abandonna.  Cette  drôlesse  avait  un  mari.  Et  Deltuf, 
bon  gré  mal  gré,  eut  affaire  au  mari.  Le  mari,  la  femme  et  lui-même, 
il  mit  le  tout  dans  un  roman,  les  Pigeons  de  la  Bourse.  Le  roman  se 
termine  par  un  mariage.  «  Seulement,  moi,  disait-il,  —  et  il  souriait 
avec  chagrin,  —  je  n'ai  pas  épousé  Aurélie  !  »  Les  Pigeons  de  la 
Bourse  le  vengeaient,  en  quelque  sorte  ;  mais  ils  ne  l'enrichirent  pas. 
Comme  il  avait  écrit  ce  roman  de  tout  son.  cœur  et  comme  il  était,  en 
l'écrivant,  fort  en  colère,  il  crut  que  ce  serait  une  œuvre  à  conquérir 
la  foule.  Ce  n'est  qu'un  roman  «  gris,  »  parait-il,  et  qui  n'émut  per- 
sonne. Alors,  Deltuf  se  fit  une  philosophie  d'être  misanthrope  :  car 
nos  doctrines  dépendent  de  nos  aventures. 

Il  composa  une  nouvelle,  Les  riens  qui  sont  tout.  «  Ce  titre 
explique  bien  des  choses.  L'homme  qui  l'a  trouvé  s'est  du  même 
eoup  révélé;  il  souffrait  surtout  de  ces  riens...  »  La  nécessité  de 
vivre  à  bon  marché,  l'aspect  du  restaurant  modeste  où  il  dînait,  les 
rebuffades  qu'il  essuyait  dans  les  revues  ou  les  journaux,  une  cri- 
tique peu  obligeante  et  le  succès  du  prochain,  tout  le  fâchait.  Ce  qui 
le  désespéra  fut  de  renvoyer  son  valet  de  chambre,  faute  d'argent 
pour  le  payer,  et  d'ouvrir  sa-porte  lui-même.  Il  n'eut  qu'un  très  petit 
appartement;  mais  il  ne  manquait  pas  d'avoir,  dans  son  antichambre, 
une  table  sur  laquelle  étaient  placés,  à  côté  d'une  coupe  remplie  de 
•  aites  de  visite,  deux  chapeaux,  l'un  pour  le  jour,  l'autre  pour  lé  soir, 
et  une  pairede  gants  anglais.  »  11  travaillait  avec  acharnement.  Et  il  eut 
quarante  ans.  Lagloire  ne  venait  pas,  ni  la  fortune.  Il  résolut  de  ne  les 


REVUE    LITTERAIRE. 


107 


plus  attendre  et  publia  un  Essai  sur  Machiavel,  qui  ne  se  vendit  pas. 
Que  faire?  Il  écrivit  une  Histoire  de  Théodoric  le  Grand.  Quelle 
idée!  Mais  aussi,  quelle  époque,  très  différente  de  ta  nôtre,  où  Ton 
peut  croire,  sans  être  fou  déjà,  que  l'on  fera  fortune  et  sera  glorieux 
pour  avoir  écrit  une  histoire  de  ce  grand  Théodoric  !  Deltuf  passa 
presque  une  année  entière  à  cette  besogne  ;  il  était  plein  de  zèle  et 
de  confiance  ;  il  n'était  quasi  plus  misanthrope.  Car  nos  doctrines 
s'en  vont,  tristes  ou  gaies,  lorsque  s'en  vont  nos  chagrins  ou  nos 
joies. 

Deltuf  croyait,  avec  son  Théodoric,  «  frapper  un  grand  coup.  » 
Les  directeurs  de  revues  et  de  journaux  l'appelleraient,  lui  offriraient 
mille  magnificences.  L'Histoire  de  Théodoric  le  Grand  parut  :  et  elle 
disparut  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  avait  fallu  pour  l'écrire.  Un 
matin,  Deltuf  sortit  de  chez  lui,  comme  de  coutume.  Traînant  la 
jambe,  il  descendait  la  rue  Taitbout.  Il  rencontra  l'un  de  ses  amis  et 
lui  demanda  :  «  Vous  resterait-il,  par  hasard,  un  exemplaire  de  mon 
Théodoric?...  Imaginez-vous  que  l'édition  a  été  épuisée  le  jour  même 
de  la  mise  en  vente  et  que  l'Impératrice  en  veut  un  exemplaire!  Vous 
comprenez  mon  embarras  :  tirez-moi  de  là,  s'il  vous  plaît.  »  Ce  fut 
ainsi  qu;on  s'aperçut  que  Deltuf  était  fou,  un  matin  qu'il  voyait  la 
vie  en  rose.  On  l'enferma. 

Sainte-Beuve  a  cependant  fait  un  certain  cas  de  ce  pauvre  Deltuf. 
Il  le  compte  parmi  les  romanciers  qu'il  appelle  «  sensibles;  »  et  il 
loue  ses  Idylles  antiques,  «  élégies  fermes  et  gracieuses  »  qui  «  le 
rattachent  à  André  Chénier,  sans  l'y  enchaîner.  »  Sainte-Beuve 
ajoute  :  «  Ce  que  j'ai  lu  depuis  de  ce  jeune  poète...  »  ce  n'était  que 
depuis  la  précédente  année...  «  me  l'a  montré  de  plus  en  plus  en 
voie  de  se  dégager;  avec  la  facture  dont  il  dispose  déjà  habilement,  il 
a  un  noble  désir.  »  Mais  tout  cela  s'anéantit  dans  la  folie,  et  puis 
dans  l'immense  oubli. 

Les  souvenirs  de  la  vie  littéraire,  ceux  d'Ernest  Daudet,  ceux  de 
tous  les  écrivains  de  notre  temps,  contiennent  une  quantité  de  tels 
épisodes,  ridicules  et  douloureux.  La  vie  littéraire,  de  notre  temps, 
est  rude  et  fait  un  grand  nombre  de  victimes. 

Ernest  Daudet  l'a  traversée  avec  honneur  :  c'est  le  mot  qu'il  faut 
qu'on  emploie.  Il  n'a  pas  eu  beaucoup  de  chance.  Aucun  de  ses  livres 
n'a  fait  de  bruit,  ne  lui  a  valu  soudain  la  fortune  et  la  gloire.  Il  n'a 
pas  obtenu  toute  sa  juste  récompense.  Il  a  donc  redoublé  d'ardeur  j 
au  travail.  Ses  livres,  extrêmement  distingués  et,  quelques-uns,  très 
importants,  je  le  disais,  de  sorte  qu'ils  doivent  durer  comme  de 


708  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fortes  contributions  à  l'histoire  de  la  Révolution,  de  l'Empire  et  de 
la  Monarchie  restaurée,  ses  livres  qui  ne  lui  donnaient  pas  tout  ce  qu'il 
aurait  eu  le  droit  d'en  attendre,  il  les  a  multipliés.  Il  ne  prenait  point 
de  repos  et,  selon  ce  qu'il  s'était  promis  à  vingt  ans,  jour  après  jour, 
il  «  reconstruisait  son  foyer.  »  Il  a  vécu  très  dignement,  et  avec  le 
délicat  plaisir  d'une  tâche  que  la  littérature  et  l'histoire  embellis- 
saient. 

On  le  voyait,  à  la  fin  de  l'après-midi,  dans  les  journaux  où  il 
apportait  de  la  copie  :  ses  chroniques  étaient  riches  d'informations 
et  liaient  l'incident  du  jour  à  la  série  des  incidents  auxquels  il  avait 
assisté  ou  dont  il  avait  lu  la  relation,  durant  sa  longue  vie  d'observa- 
teur et  de  curieux.  Il  sortait,  sur  le  tard,  ayant  travaillé  dès  le  matin 
sans  relâche.  Il  ne  paraissait  point  accablé.  Mince  et  petit,  élégam- 
ment vêtu,  sanglé,  rieur,  aimable  et  doux,  il  arrivait,  prenait  le  ton 
de  la  causerie,  ne  la  suivait  pas  si  elle  avait  le  tour  qu'il  n'aimait  pas, 
le  tour  de  quelque  méchanceté  ou  de  quelque  cynisme;  alors,  il  s'en 
allait,  sans  qu'on  le  vît  partir.  Et,  s'il  restait,  il  était  charmant  de 
courtoisie,  d'aménité,  contait  joliment  une  anecdote,  ne  demandait 
pas  l'applaudissement,  se  contentait  de  plaire  :  et  il  plaisait,  par  une 
grâce  modeste  et  gentille.  Il  avait  le  goût  de  l'amitié;  il  ne  la  confon- 
dait pas  avec  la  camaraderie.  Mais  il  savait  donner,  à  la  vaine  cama- 
raderie aussi,  de  l'agrément.  Il  avait  une  haute  idée  de  son  métier 
d'homme  de  lettres.  Il  a  été  un  homme  de  lettres  accompli,  sans 
reproche,  et  dont  l'existence  est  toute  limpide.  Jamais  il  n'a 
recherché  les  stratagèmes.  Il  travaillait.  Sa  probité  se  voit  dans  son 
œuvre  et  se  voyait  en  lui.  La  dureté  de  la  besogne  ne  le  rebutait  pas. 
11  est  resté  alerte  et  vif  jusqu'au  bout.  Et,  à  la  veille  de  sa  mort,  il 
avait  encore  des  épreuves  à  corriger,  des  livres  à  finir,  de  nouveaux 
livres  à  écrire  :  dont  il  riait,  disant  qu'il  n'en  finirait  jamais.  A 
quatre-vingt-quatre  ans,  la  mort  l'a  surpris. 

André  Beaunier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  date  du  15  septembre  est  passée  sans  que  fussent  levées  les 
sanctions  économiques  prises  contre  l'Allemagne,  et  ce  retard  par- 
faitement légitime  a  servi  de  prétexte  à  une  nouvelle  levée  de  bou- 
cliers dans  toute  la  presse  germanique.  On  se  rappelle  que  c'est  le 
13  août  dernier  que  le  «  Conseil  suprême,  »  avant  de  dresser  le  procès- 
verbal  de  carence  auquel  il  a  abouti  dans  l'affaire  de  Haute-Silésie,  a 
eu  la  malencontreuse  idée  de  laisser  espérer  à  l'Allemagne  cette  me- 
sure de  faveur  que  rien  ne  justifiait.  La  décision  finale  a  cependant 
été  subordonnée  à  deux  conditions  essentielles.  Il  a  été  précisé,  en 
premier  lieu,  que  les  sanctions  ne  seraient  supprimées  que  si,  à 
l'échéance  du  31  août,  fixée  par  l'état  de  paiements  établi  à  Londres, 
le  milliard  de  marks  or  convenu  avait  été  intégralement  versé.  Il  a 
été  spécifié,  en  second  lieu,  que  l'Allemagne  devait  avoir,  avant  le 
15  septembre,  accepté  la  constitution  d'un  organisme  interallié  des- 
tiné à  collaborer  avec  elle  à  la  délivrance  des  licences  d'importation 
et  d'exportation  en  provenance  ou  à  destination  des  territoires 
occupés. 

La  première  condition  est  remplie  vaille  que  vaille.  L'Allemagne 
a  payé  un  milliard.  Elle  n'a,  pour  verser  cette  somme,  réalisé  que 
cinq  ou  six  cents  millions  de  devises  étrangères.  Elle  s'est  procuré  le 
reste  au  moyen  de  crédits  sur  les  marchés  alliés,  grâce  à  l'intermé- 
diaire d'établissements  privés,  tels  que  la  banque  Mendelssohn 
etCie;  et,  à  un  moment  donné,  les  principales  maisons  de  Paris  ont 
même  été  sollicitées  de  participer  à  cette  combinaison  et  de  con- 
sentir des  avances  à  l'Allemagne  pour  qu'elle  fît  honneur  à  son 
échéance.  Les  opérations  auxquelles  s'est  livré  le  Reich  ont,  du 
reste,    provoqué    une   dépréciation   du    mark  qu'a  immédiatement 

Copyright  by  Raymond  Poincaré,  1921. 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

accentuée  une  folle  et  scandaleuse  spéculation.  La  Franckfurter  Zei- 
tung  a  fait,  à  cet  égard,  une  constatation  édifiante  :  «  Cette  fièvre  de 
spéculation,  a-t-elle  dit,  est  une  preuve  pour  l'étranger  que  l'Alle- 
magne n'a  pas  encore  retrouvé  son  équilibre  moral  ;  une  grande 
partie  du  peuple  allemand  spécule  contre  la  prospérité  de  sa  propre 
patrie.  »  De  son  côté,  M.  Georg  Bernhard,  dans  la  \ossische  Zeitung, 
a  déclaré  que  la  panique  financière  allemande  était  le  résultat  de 
manœuvres  inexcusables;  il  a  montré  qu'une  multitude  de  gens  sans 
scrupules  jouaient  tout  ensemble  à  la  baisse  sur  les  marks  et  à  la 
hausse  sur  les  actions,  et  il  a  conclu  :  «  Si  on  ne  réprime  pas,  à  bref 
délai,  cette  spéculation  insensée,  une  catastrophe  est  imminente.  » 
Le  fait  est  que  les  devises  américaines  ont  été  jusqu'à  dépasser  à 
Berlin  le  cours  officiel  de  100.  Le  27  janvier  1920,  il  est  vrai,  le  dollar 
avait  déjà  coté  108  en  Allemagne;  mais  c'était  alors  la  période  la  plus 
critique  pour  le  Reich,  et,  dès  le  25  mai  1920,  le  dollar  était  retombé 
à  35  marks  ;  depuis  lors,  il  n'a  cessé  de  remonter  et  toutes  les  devises 
étrangères,  même  la  couronne  autrichienne,  ont  suivi  une  progres- 
sion correspondante.  Comme  le  remarque  M.  Georg  Bernhard,  cette 
baisse  du  mark  n'est  pas  la  conséquence  de  la  situation  économique 
elle-même  ;  elle  est  l'œuvre  des  boursiers  du  Reich;  et  un  détail  le 
prouve  bien:  à  chaque  séance  de  sa  Bourse,  New-York  cote  le  mark  au- 
dessus  des  cours  de  Berlin.  Dans  la  même  Vossische Zeitung,  M.  Georg 
Mùnch  dénonce,  à  son  tour,  cette  frénésie  de  spéculation.  Il  indique 
que  les  auteurs  de  ces  opérations  ont  réalisé  des  gains  formidables 
sur  les  changes  et  qu'ils  achètent  par  anticipation  de  grandes  quan- 
tités de  devises,  pour  devenir  les  pourvoyeurs  du  Reich.  Ainsi  se 
sont  effondrés  les  cours  du  mark;  et  tout  se  passe,  en  définitive, 
comme  s'il  y  avait  en  Allemagne  des  personnes  intéressées  à  préparer 
la  comédie  d'une  faillite,  en  commençant  par  réaliser  des  enrichisse- 
ments éhontés. 

La  seconde  condition  à  laquelle  était  subordonnée  la  remise  des 
sanctions  économiques  ne  s'est  pas  trouvée  accomplie  à  la  date 
prescrite.  Dans  une  note  du  26  août,  le  Gouvernement  allemand,  au 
lieu  de  donner,  comme  il  le  devait,  son  adhésion  préalable  à  la 
création  de  l'organisme  interallié,  tel  qu'il  lui  était  proposé,  a  ima- 
giné d'incroyables  chicanes.  L'institution  projetée  avait  simplement 
pour  objet  de  contrôler  le  fonctionnement  des  douanes  allemandes, 
dans  la  mesure  nécessaire  pour  empêcher  qu'il  fut  établi;  à  l'égard 
des  territoires  occupés,  des  dispositions  contraires  aux  dispositions 
des  articles  264,  265,  266  et  267  du  Traité  de  paix.  Mais  le  Gouverne- 


REVUE.    CHRONIQUE.  111 

ment  allemand  a  émis  la  prétention  de  régler  la  question  par  une 
entente  bilatérale  avec  les  Alliés;  il  a  engagé  une  interminable  con- 
troverse sur  les  pouvoirs,  déjà  si  étrangement  réduits,  de  la  Haute- 
Commission  interalliée  des  pays  rhénans;  bref,  il  n'a  pas  donné, 
en  temps  utile,  l'acceptation  préalable  à  laquelle  il  était  tenu. 

Des  conversations  se  sont  alors  engagées  au  quai  d'Orsay  avec 
l'ambassadeur  d'Allemagne,  M.  Mayer,  à  l'esprit  conciliant  de  qui 
j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  rendre  hommage.  M.  Mayer  a  été  courtoise- 
ment informé  que  la  France  ne  pouvait  admettre  qu'une  acceptation 
formelle,  sans  restriction  ni  réticence,  de  «  l'organisme  interallié 
appelé  à  collaborer  avec  les  autorités  allemandes  dans  l'examen  ot 
la  délivrance  des  licences  d'importation  et  d'exportation  en  pays 
occupé.  »  Et  comme  l'Allemagne  demandait  que  ce  contrôle  eût  seu- 
lement lieu  après  la  délivrance,  M.  Mayer  a  été  averti  que  nous 
entendions  qu'il  s'exerçât  auparavant.  Sur  ces  deux  points,  d'ail- 
leurs, acceptation  sans  réserves  du  contrôle  interallié,  exercice  de 
ce  contrôle  avant  la  délivrance  des  licences,  l'accord  s'était  fait 
entre  les  Cabinets  de  Londres  et  de  Paris,  et  on  ne  peut  que  s'éton- 
ner qu'une  agence  britannique  ait  publié  une  note  laissant  supposer 
le  contraire.  N'y  a-t-il  pas  assez  de  malentendus  entre  l'Angleterre  et 
la  France  sans  qu'on  en  provoque  de  nouveaux  par  des  informations 
inexactes?  Et  était-il  nécessaire  de  souligner  que,  dans  cette  ques- 
tion des  sanctions  économiques  comme  dans  tant  d'autres,  le  Cabinet 
de  M.  Lloyd  George,  même  lorsqu'il  est  d'accord  avec  nous,  demeure 
tenté  de  sourire  à  l'Allemagne  et  de  lui  céder? 

Pendant  que  le  Gouvernement  du  Reich  s'efforçait  ainsi  d'obtenir 
sans  contre-partie  la  levée  d'une  partie  des  sanctions,  il  continuait  à 
laisser  couver  l'esprit  de  revanche  dans  tout  le  pays.  Même  en 
dehors  des  frontières,  en  Finlande,  en  Esthonie,  en  Lettonie,  sur- 
tout en  Lithuanie,  il  nouait  les  intrigues  les  plus  significatives  et 
préparait  méthodiquement  une  poussée  allemande.  En  Lettonie,  en 
Esthonie,  en  Finlande,  ces  tentatives  de  pénétration  inquiètent  de 
plus  en  plus  les  patriotes.  En  Lithuanie,  où  le  pangermanisme  trouve 
malheureusement  un  terrain  de  culture  plus  propice,  l'audace  de 
l'Allemagne  est  plus  grande  encore.  Avec  l'adhésion  complaisante  du 
Gouvernement  lithuanien,  leReich,  qui  arbore  si  volontiersla  misère, 
y  entretient  à  grands  frais  un  gouvernement  prétendu  blanc-russien, 
dont  l'opposition  permanente  à  la  Pologne  et  à  l'Entente  est  tout  à  fait 
caractéristique.  A  l'intérieur,  c'est  mieux  encore.  Si  nous  voulons 
connaitre  l'état  mental  des  chefs  du  parti  national  allemand,  lisons 


~il2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

seulement  la  jusle  philippique  prononcée  contre  eux  à  Cologne  par  le 
député  Meerfeld,  à  la  suite  de  l'assassinat  d'Erzberger.Tous  ces  gens, 
dit-il,  regrettent  encore  de  ne  pouvoir  s'incliner  devant  les  équi- 
pages de  cour,  alors  même  que  ces  équipages  sontfcvides.  Ludendorff, 
devenu  le  maître  des  nationaux  allemands,  reçoit  à  Kùnigsberg  le 
titre  de  docteur,  et  cette  consécration  universitaire  du  vieux  mili- 
tarisme allemand  rappelle  à  M.  Meerfeld  un  mot  de  Heine,  peu 
llalteur  pour  ses  compatriotes  :  «  Il  ne  manque  à  l'Allemand 
qu'une  queue  pour  être  un  chien.  »  Le  major  Hennig,  qui  siège  à 
la  droite  du  Reichstag,  incite  les  contribuables  à  la  grève  fiscale, 
pour  mieux  empêcher  l'Allemagne  de  payer  ses  dettes.  Les  étudiants 
hurlent  des  chansons  qui  exaltent  les  meurtriers  d'Erzberger  : 
«  Remerciez  bien  le  Seigneur  —  Pour  le  raisonnable  assassinat, 
—  De  cette  archi-crapule  :  —  Que  l'assassin  nous  soit  sacré,  — 
Comme  le  drapeau  noir,  blanc,  rouge.  »  Au  Conseil  d'arrondisse- 
mrnt  de  Cologne-Campagne,  s'est  engagée  une  grave  discussion,  qui 
;i  duré  plusieurs  heures.  Le  portrait  de  l'ancien  Kaiser,  qui  se  trou- 
vait dans  la  salle,  devait-il  être  laissé  en  place  ou  enlevé?  Gros  em- 
barras pour  les  conseillers  ;  ils  auraient  bien  voulu  se  mettre  en  règle 
avec  le  nouveau  régime  sans  trop  désobliger  l'ancien,  que  personne 
ne  considère  comme  tout  à  fait  mort.  Comment  faire?  On  s'est  tiré 
d'affaire  par  une  solution  géniale.  On  a  découvert  tout  à  coup  que  le 
tableau  avait  une  grande  valeur  artistique,  et  on  l'a  gardé  à  sa  place, 
non  comme  portrait, mais  comme  œuvre  d'art.  L'  «Union  des  panger- 
manistes  »  s'assemble  bruyamment  dans  un  congrès.  Le  baron  Vie- 
tinghoff-Scheel  y  déclare  que  cette  Union  n'admettra  jamais  qu'une 
partie  de  la  Haute-Silésie  soit  attribuée  à  la  Pologne,  et  le  docteur 
Bang,  conseiller  supérieur  des  finances,  y  proteste  avec  véhémence 
contre  les  impôts  que  doit  entraîner  l'exécution  de  l'ultimatum. 
Comme  M.  Walter  Rathenau  a  rencontré  un  ministre  français,  pour 
m  irocier  avec  lui  une  entente  économique,  la  campagne  d'excitation 
entreprise  contre  M.  Rathenau  devient  presque  aussi  vive  que  celle 
qui  s'est  terminée  par  le  meurtre  d'Erzberger.  Des  télégrammes  de 
congratulations  continuent  à  s'échanger  entre  Guillaume  II  et  ses 
fidèles.  Il  faut  rendre  aux  journaux,  non  seulement  socialistes,  mais 
démocrates,  et  notamment  à  la  Frankfurter  Zeilunq,  cette  justice 
qu'ils  condamnent  hautement  cette  propagande  insensée,  mais  ils  ne 
parviennent  pas  àl'arrêter,  et  lgrandit  tous  les  jours.  Tant  il  est 
vrai  que  le  virus  impérialiste  n'a  malheureusement  pas  encore  disparu 
des  veines  de  l'Allemagne. 


REVUE.    CHRONIQUE.  T13 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  s'opposer  aux  réparations  et  au  désar. 
mement  que  les  pangermanistes  utilisent  à  profusion  leurs  toxines. 
Ils  poursuivent  le  même  travail  d'empoisonnement  à  propos  de 
l'Alsace  et  de  la  Lorraine.  Tout  récemment,  dans  le  Roter  Tag, 
M.  Pauli,  ancien  président  de  Basse-Alsace,  donnait  effrontément  les 
raisons  pour  lesquelles,  d'après  lui,  l'Allemagne  ne  doit  ni  ne  peut 
renoncer  aux  provinces  qu'elle  a  élé  forcée  de  nous  rendre.  Il  se 
flattait  d'avoir  dit  à  l'officier  français  qui  l'avait  destitué  au  lendemain 
de  l'armistice  :  «  Vous  vous  méprenez  sur  le  sens  des  manifestations 
qui  vous  accueillent  en  Alsace.  Si  nous  avions  élé  vainqueurs,  ces 
gens  nous  auraient  reçus  avec  le  même  enthousiasme.  Ils  sont  sim- 
plement satisfaits  que  la  guerre  soit  finie.  »  Et,  en  répétant  ce  sot  et 
outrageant  propos,  M.  Pauli  ne  comprend  même  pas  dans  quelle 
ignorance  de  l'âme  alsacienne  l'ont  laissé  les  fonctions  qu'il  a  exer- 
cées. Il  écrit  cyniquement  des  phrases  comme  celle-ci  :  «  On  jugera 
avec  sévérité  la  France  qui  a  pu  voler  l'Alsace-Lorraine  à  l'Allemagne. 
Le  fruit  mûrira;  le  destin  s'accomplira  inexorablement,  contre  la 
France  -et  son  impérialisme.  »  Voilà  comment  la  fraction  la  plus 
hardie  et  la  plus  active  de  l'opinion  allemande  prend  son  parti  du 
Traité  de  Versailles  et  nous  témoigne  sa  reconnaissance  de  nos  con- 
cessions renouvelées. 

Pendant  ce  temps,  malgré  tout  l'étalage  de  sa  pauvreté,  l'Alle- 
magne industrielle,  commerçante,  financière,  agricole,  se  reconstitue 
fiévreusement,  comme  pour  être  plus  sûre  de  secouer,  le  moment 
venu,  les  obligations  qui  lui  pèsent.  Il  suffit  de  consulter  les  bilans 
des  banques  pour  se  rendre  compte  de  la  confiance  qu'a  l'Allemagne 
en  son  prochain  relèvement.  La  Dresdner  Bank  avoue  que,  l'année 
dernière,  le  pays  a  regagné  le  temps  perdu  pour  la  remise  en  marche 
des  industries  et  des  entreprises  de  communication.  La  Commerz 
und  Privât  Bank  reconnaît  que  le  rendement  général  du  travail  est 
aujourd'hui  supérieur  à  ce  qu'il  était  l'an  passé.  La  Mittldeulsche 
Creditbank  constate  que  le  commerce  extérieur  va  sans  cesse  en 
s'améliorant  et  que  les  importations  des  produits  de  première  néces- 
sité, des  matières  premières  nécessaires  à  l'industrie,  et,  notamment, 
du  coton  américain,  se  sont  accrues  dans  des  proportions  très  satis- 
faisantes. Cet  optimisme  des  comptes  rendus  des  banques  s'explique 
d'autant  plus  que  ces  établissements  sont  entrés  eux-mêmes  dans  une 
période  d'extraordinaire  prospérité.  Leurs  transactions  ont  doublé 
depuis  une  douzaine  de  mois;  elles  ont  décuplé  par  rapport  aux 
années  qui  ont  immédiatement  précédé  la  guerre.  Les  dépôts,  qui 


'ï  II  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étaient  de  30  milliards  il  y  a  un  an,  ont  monté  à  62  milliards.  Les  béné- 
flces  des  banques  atteignent  des  chiffres  fantastiques.  La  Deutsche 
Bank  distribue,  comme  les  meilleures  banques  anglaises,  18  pour  100 
de  dividende.  Pour  ne  pas  trop  faire  apparaître  cette  opulence, 
elle  rappelle,  il  est  vrai,  dans  ses  rapports  publics,  que,  depuis 
la  guerre,  l'unité  monétaire  de  l'Allemagne  est,  en  réalité,  changée, 
que,  pour  comparer  des  choses  comparables,  il  faudrait  réduire 
le  chiffre  d'affaires  et  les  recettes  au  taux  de  l'ancien  mark  or,  et 
qu'en  l'état  actuel,  les  bénéfices  des  banques,  comme  ceux  de 
toutes  autres  entreprises  financières,  sont  artificiellement  accrus 
comme  des  figures  reflétées  par  des  miroirs  grossissants.  Et,  sans 
doute,  il  faut  faire  la  part  des  gains  qui  proviennent  de  l'inflation  fidu- 
ciaire. Mais,  en  revanche,  il  y  a  dans  les  bénéfices  des  banques,  des 
éléments  qui  témoignent  d'un  mouvement  d'affaires  très  intense  et, 
en  particulier,  d'un  trafic  considérable  sur  les  lettres  de  change.  Les 
grands  établissements  du  Reich  ne  se  bornent  pas  à  négocier  les 
achats  et  les  ventes  de  devises  étrangères  ;  ils  s'intéressent  à  la  sortie 
et  à  la  rentrée,  par  milliards,  des  billets  allemands  ;  et  lorsque  les 
marks  expatriés  reviennent  à  leur  foyer,  les  banques  cherchent  et 
réussissent  à  obtenir  que  ce  retour  soit  accompagné  d'ouvertures  de 
crédit,  de  manière  à  rendre  possibles  des  importations  à  paiement 
retardé.  Die  Bank,  qui  fournit  elle-même  ces  précieux  renseigne- 
ments, ajoute  que,  de  temps  en  temps,  les  disponibilités  sont 
converties  en  placements  fixes.  D'autre  part,  d'importantes  réserves 
sont  constituées  par  les  banques  les  plus  puissantes.  La  Deutsche 
Bank,  qui  a  recours  aux  plus  ingénieux  artifices  de  comptabilité  pour 
diminuer  ses  gains  dans  ses  écritures,  n'en  accuse  pas  moins  des 
bénéfices  qui  atteignent  43  pour  100  de  son  capital-actions;  pour  les 
autres  banques,  la  proportion  varie  de  30  à  60  pour  100.  Sila  situation 
bancaire  est  un  des  indices  économiques  qui  permettent  d'apprécier 
la  fortune  d'un  pays,  que  penser  de  la  candeur  des  Alliés,  qui  se 
laissent  tous  les  jours  attendrir  par  les  lamentations  de  l'Allemagne? 
Les  compagnies  de  navigation,  elles  aussi,  redeviennent  peu  à 
peu  florissantes  et  beaucoup  d'entre  elles  ont  rouvert  leurs  comptes 
de  reconstruction,  pour  reconstituer  la  flotte  marchande  :  ainsi,  la 
Neptun,  qui  affecte  à  ce  compte  dix-sept  millions  et  demi  de  marks 
sur  un  gain  de  vingt-neuf  millions  huit  cent  mille,  VArgo,  qui  em- 
ploie à  la  reconstruction  quinze  millions  sur  vingt-neuf  millions 
neuf  cenl  mille  de  bénéfices,  dieneue  Stetiiner,  huit  millions  sur  qua- 
t<>i/.e,  et  ainsi  de  suite. 


REVUE.    CHRONIQUE.  113 

Les  sociétés  industrielles  et  commerciales  ne  cessent  de  croître 
et  de  multiplier.  Dans  le  seul  mois  de  juin  de  cette  année,  il  s'est  créé 
cinquante  et  une  sociétés  minières  et  métallurgiques,  quatre-vingt- 
sept  fabriques  de  machines,  cent  onze  sociétés  de  produits  alimen- 
taires, soixante-neuf  sociétés  pour  l'achat  et  la  revente  de  terrains, 
quatre-vingt-seize  sociétés  commerciales,  etc.,  soit,  au  total,  huit 
cent  quatre-vingt-treize  sociétés,  dont  soixante-douze  par  actions  et 
huit  cent  vingt  et  une  à  responsabilité  limitée,  représentant  dans  l'en- 
semble trois  cent  vingt-huit  millions  quatre  cent  quatre-vingt-dix- 
huit  mille  marks. 

Pendant  qu'il  naît  ainsi  constamment  des  sociétés  nouvelles,  les 
anciennes  se  développent  et  procèdent  par  augmentation  de  capital. 
Les  grandes  industries,  qui  faisaient  avant  la  guerre  la  richesse  de 
l'Allemagne  et  qui  lui  ont  permis,  pendant  les  hostilités,  d'intensifier, 
si  dangereusement  pour  nous,  ses  fabrications  chimiques,  ont  décuplé 
leurs  moyens  d'action.  A  lui  seul,  le  groupe  de  l'aniline,  cruellement 
éprouvé,  ces  jours-ci,  par  un  terrible  accident,  a  absorbé,  au  mois  de 
juin, quatre  cent  quatre-vingts  millions  de  marks  de  capital  frais;  dix- 
huit  fabriques  de  produits  chimiques,  dont  douze  par  actions,  ont,  dans 
le  même  temps,  augmenté  leur  capital  de  soixantequatre  millions 
soixante-trois  mille  marks;  les  sociétés  minières  et  métallurgiques, 
les  fabriques  de  tissus,  les  fabriques  de  machines,  les  banques,  les 
sociétés  d'assurances,  ont  suivi  le  même  mouvement.  En  un  mois, 
trois  cent  quatre-vingt-une  sociétés  ont  ainsi  augmenté  leur  capital  de 
un  milliard  sept  cent  quarante-huit  millions  cinq  cent  trente-six  mille 
marks.  Voilà  les  symptômes  de  malaise  et  d'indigence  que  nous  rele- 
vons chez  les  Allemands,  lorsqu'au  lieu  de  les  croire  bénévolement 
sur  parole,  nous  prenons  la  peine  de  regarder  ce  qui  passe  chez  eux. 

Il  faut,  d'ailleurs,  reconnaître  que,  malgré  tous  ces  signes  d'acti- 
vité et  de  renaissance  économique,  l'Allemagne  reste  exposée  à  de 
graves  désordres  intérieurs,  et  cela  même  est,  pour  nous,  une  raison 
supplémentaire  de  demeurer  vigilants.  Il  y  a  quelques  jours,  dans 
l'intéressant  bulletin  de  la  presse  allemande,  qu'a  fondé  à  Strasbourg 
le  regretté  docteur  Bûcher,  le  nouveau  directeur,  M.  Vermeil,  analy- 
sant un  remarquable  article  publié  dans  les  Preussische  Jahrbucher 
par  M.  Georg  von  Below,  recherchait  avec  sagacité  si  le  peuple  alle- 
mand n'était  pas  décidément  frappé  d'une  irrémédiable  incapacité 
politique;  et  il  constatait  que,  de  plus  en  plus,  l'Allemagne  est 
moralement  désunie.  M.  Georg  von  Belowavait  dénombré  les  fatalités 
qui  pèsent,  d'après  lui,  sur  les  destinées  du  Reich  :  le  morcellement 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

politique,  la  division  confessionnelle,  une  population  juive  considé- 
rable, un  trop  grand  nombre  de  prolétaires  et  enfin  un  libéralisme 
bourgeois  qui  a  trop  regardé  du  côté  de  l'Occident.  Ce  sont  là,  au 
dire  de  M.  Georg  von  Belovv,  autant  de  ferments  de  décomposition 
nationale,  qui  corrompent  les  deux  tiers  environ  de  la  population 
totale  de  l'Allemagne.  Conclusion  :  il  faut  rendre  au  peuple  allemand 
un  esprit  national  et  revenir  franchement  à  l'idéal  bismarckien.  Et 
M.  Vermeil  remarque  :  «  Je  crains  fort  que  cette  conclusion  de 
M.  G.  von  Below  ne  soit  celle  de  toute  la  bourgeoisie  allemande 
d'aujourd'hui,  et  que  cette  bourgeoisie  ne  finisse  prochainement  par 
entraîner  la  social-démocratie  tout  entière  dans  le  fatal  sillage  d'une 
politique  orientée,  comme  celle  de  Bismarck,  vers  la  guerre.  » 

Ajoutez  à  toutes  ces  causes  de  troubles  et  de  bouleversements  les 
difficultés  auxquelles  donne  lieu  l'application  de  l'article  18  de  ,1a 
Constitution  de  Weimar,  la  tension  des  rapports  du  Reich  avec  les 
États,  les  velléités  fédéralistes  d'une  partie  du  Hanovre,  le  conflit  de 
la  Bavière  avec  Berlin,  la  violence  des  attaques  communistes  mtre 
les  socialistes  de  droite  et  le  gouvernement  d'Empire,  l'incohérence 
du  parlementarisme  allemand,  l'inexpérience  de  tous  les  partis  dans 
la  pratique  de  la  liberté  ;  et  vous  vous  rendrez  compte  de  l'extrême 
fragilité  de  l'édifice  politique  que  l'Allemagne  a  fiévreusement  élevé 
à  l'heure  de  la  défaite  et  sur  le  frontispice  duquel  elle  a  inscrit,  sans 
grande  conviction,  le  mot  de  République.  Quoi  qu'il  advienne  demain 
de  cette  organisation  instable,  nous  n'avons  rien  à  redouter,  tant  que 
l'Allemagne  n'a  pas  réarmé  et  tant  que  nous  sommes  sur  le  Rhin  :  c'est 
ce  que  Ludendorff  lui-môme  reconnaissait  naguère  dans  une  conver- 
sation avec  M.  Sauerwein.  Le  Reich  fut-il  entraîné,  par  une  réaction 
militariste  etimpériale,  dans  de  nouvelles  aventures,  nous  serions  en 
mesure  de  le  rappeler  sans  effort  au  sentiment  de  la  réalité.  Mais 
cette  supériorité  est  passagère,  et  nous  la  diminuons  d'ailleurs,  à 
chaque  retranchement  volontaire  que  nous  faisons  de  nos  droits  et  à 
chaque  concession  que  nous  nous  laissons  arracher  par  l'Allemagne. 
C'est  donc  dès  aujourd'hui  que,  sans  aigreur  et  sans  haine,  nous 
devons  nous  cantonner,  vis-à-vis  du  Reich,  dans  une  politique  de 
vigilance  et  de  fermeté. 

Il  serait  souhaitable  que  la  prochaine  conférence  de  Washington, 
si  importante  qu'elle  soit,  ne  nous  amenât  point  à  détourner  les 
yeux  des  redoutables  problèmes  qui  restent  posés  à  nos  frontières 
et,  du  reste,  dans  toute  l'Europe  centrale  et  orientale.  M.  Briand  a 
fait  annoncer  qu'il  se  rendrait,  en  personne,  à  l'invitation  du  Gou- 


REVUE.    CIIRONIQUE.  '717 

vernement  américain  et  je  comprends  que  le  désir  de  répondre  à 
une  politesse  par  une  politesse  l'ait,  d'abord,  incliné  à  l'acceptation. 
Mais  je  crois,  comme  M.  Gauvain,  que  le  Président  du  Conseil  serait 
mieux  inspiré  en  renonçant,  malgré  tout,  à  ce  long  voyage.  Le  Pré- 
-  ent  Harding  est  homme  à  comprendre  et  à  agréer  des  excuses 
raisonnables.  Le  Gouvernement  français  n'a  pas  voulu  relarder  la 
rentrée  des  Chambres  au  delà  du  18  octobre,  et  il  a  eu  raison;  il  y 
aurait  un  péril  immense  à  ce  que  ne  fussent  pas  rapidement 
réglées  tant  de  questions  restées  en  souffrance,  le  budget,  le  régime 
des  chemins  de  fer,  les  réformes  administratives  et  fiscales,  dont 
dépendra  bientôt  toute  la  vie  de  la  nation.  Je  ne  vois  pas  très  bien, 
je  l'avoue,  comment  le  Président  du  Conseil  pourrait, au  lendemain 
de  la  reprise  de  si  graves  travaux  parlementaires,  trouver  la  liberté 
de  s'absenter  pendant,  au  moins,  quatre  ou  cinq  semaines.  Nous 
avons, auxÉtats-Unis,unexcellent ambassadeur  quiconnaîtsonmélier 
et  qui  parle  l'anglais  comme  le  français.  Que  M.  Albert  Sarraut, 
ministre  des  Colonies,  se  rende,  en  outre,  à  Washington  pour  y 
exposer  et  y  défendre  les  intérêts  de  la  France  dans  le  Pacifique,  rien 
de  plus  naturel  et  de  plus  utile.  Mais,  en  temps  normal,  il  serait 
déjà  très  difficile  qu'un  Président  du  Conseil  entreprît  ce  voyage  au 
cours  d'une  session;  dans  l'état  actuel  des  choses,  il  semble  vrai- 
ment qu'il  y  ait  à  un  tel  éloignement  une  impossibilité  morale  et 
mlaérielle.  Peut-être  M.  Briand  a-t-il,  pour  persister  dans  son  inten- 
tion, des  raisons  que  j'ignore  ;  mais  si  pressantes  qu'elles  soient,  je 
me  demande  comment  elles  seraient  de  nature  à  détruire  des  objec- 
tions tirées  des  nécessités  gouvernementales. 

M.  Briand  n'est  pas  seulement  ministre  des  Affaires  étrangères; 
il  est  Président  du  Conseil,  c'est-à-dire  qu'il  a  la  charge  de  la  direc- 
tion générale  des  affaires  publiques.  Éclate-t-il,  comme  ces  jours-ci, 
une  grève  dans  le  Nord?  Il  ne  laisse  pas  à  l'honorable  M.  Daniel- 
Vincent,  ministre  du  Travail,  dans  le  tact  de  qui  il  peut  cependant 
avoir  pleine  confiance,  le  soin  de  convoquer  les  délégués  des  patrons 
et  des  ouvriers.  Il  prend  lui-même  la  direction  des  pourparlers,  et  il 
n'a  pas,  en  effet,  le  droit  de  se  désintéresser  d'un  conflit  qui  pourrait, 
en  se  prolongeant,  risquer  de  compromettre  l'ordre  dans  toute  une 
région  industrielle.  Mais  est-ce  donc  là  un  incident  isolé  et  n'est-il 
pas  possible  qu'il  s'en  produise,  tous  les  jours,  d'analogues  pendant 
l'absence  du  Président  du  Conseil  ? 

Comprendrait-on  davantage  que  les  discussions  budgétaires,  celles 
qui  vont  engager  tout  l'avenir  du  pays,  celles   d'où  sortira  pour  la 


7l8  ttEVUH    DES    DEUX    MONDES. 

France  la  catastrophe  ou  le  salut,  eussent  lieu  à  la  Chambre  des 
députés,  pendant  que  le  Président  duConseil  siégerait  à  Washington? 
ESI  serait-il  plus  sage  de  les  ajourner,  c'est-k-dire  de  nous  mettre  dans 
L'impossibilité  certaine  de  voler  le  budget  en  temps  utile?  De  ces 
deux  inconvénients,  je  ne  sais  quel  serait  le  moins  fâcheux,  mais  ils 
seraient  assurément  très  sérieux  l'un  et  l'autre,  et  le  Gouvernement 
a  le  devoir  de  tout  faire  pour  éviter  le  second  aussi  bien  que  le 
premier. 

Vainement  dirait-on  que  c'est  au  ministre  des  Finances  qu'il 
appartient  de  suivre  des  débats  linanciers.  Un  ministre  des  Finances, 
quel  qu'il  soit,  quelles  que  soient  son  énergie  et  sa  compétence,  est 
condamné  à  l'impuissance,  lorsqu'il  ne  peut  s'étayer,  à  tout  ins- 
tant, sur  l'autorité  de  son  Président  du  Conseil.  Par  définition  même, 
le  ministre  des  Finances  est,  sinon  l'adversaire,  du  moins  le  contra- 
dicteur, et  sinon  le  contradicteur,  du  moins  le  contrôleur,  de  tous 
ses  collègues.  11  ne  se  passe  pas  de  jour  qu'il  ne  soit  en  opposition 
avec  eux.  Ils  soutiennent  contre  lui  les  intérêts  et  les  demandes  de 
leurs  administrations;  ils  réclament  des  crédits;  il  exige  ou  doit 
exiger  des  simplifications  et  des  économies.  Quelle  force  a-t-il,  si 
le  Président  du  Conseil  n'intervient  pas  pour  l'appuyer  ou,  tout  au 
moins,  pour  servir  d'arbitre? 

Sans  doute,  il  est  d'usage  que,  lorsque  le  Président  du  Conseil 
s'absente,  l'intérim  soit  fait  par  le  garde  des  Sceaux,  ministre  de  la 
Justice,  et  l'honorable  M.  Bonnevay  est  un  très  galant  homme,  en 
même  temps  qu'un  orateur  de  talent.  Mais  il  suffit  qu'il  soit  un  inté- 
rimaire et  un  suppléant,  pour  qu'il  n'ait,  ni  devant  les  Chambres,  ni 
même  dans  le  Conseil  des  ministres,  le  prestige  de  celui  qu'il  rem- 
place. 11  ne  s'est  jamais,  du  reste,  consacré  à  l'étude  des  questions 
financières;  il  serait  mal  préparé  à  seconder  M.  Doumer  dans  les 
débats  qui  vont  s'ouvrir.  Un  Président  du  Conseil,  au  contraire,  alors 
même  qu'il  n'a  pas  de  compétence  spéciale,  est  à  même  d'intervenir 
de  haut,  dans  toutes  les  questions  qui  touchent  à  l'intérêt  général;  et 
il  ne  peut  se  décharger  de  ce  rôle  indispensable. 

Depuis  quelques  années,  les  chefs  de  Gouvernements  ne  paraissent 
pas  s'être  toujours  personnellement  occupés  des  problèmes  écono- 
miques, financiers  et  budgétaires,  avec  tout  le  soin  qu'ils  exigent. 
Mjsorbi  s  par  la  politique  extérieure,  ils  se  sont  reposés  sur  leurs  mi- 
nistres  des  Finances  et  sont  restés  sur  la  rive,  pendant  que  leurs  mal- 
heureux   surintendants    fendaient    péniblement    les   flots    orageux. 

tût  volontaire,  tantôt  forcée,  cette  indifférence  n'a  jamais  été  sans 


REVUE.    CHRONIQUE.  119 

danger.  Elle  ne  tarderait  pas  à  devenir  fatale.  Si,  en  ces  derniers 
temps,  l'idée  d'une  Présidence  du  Conseil  sans  portefeuille  a  fait  tant 
de  progrès,  en  dépit  des  sérieuses  difficultés  de  réalisation  qu'elle  pré- 
sente, c'est  que  précisément  tout  le  monde  a  senti  de  plus  en  plus 
qu'un  chef  de  Gouvernement  ne  devait  pas  être  seulement  l'orateur 
du  Cabinet,  mais  le  guide  et  le  conseiller  permanent  de  ses  collabora- 
teurs. Cette  institution  de  la  Présidence  du  Conseil  n'était  pas  expres- 
sément prévue  dans  les  lois  organiques  de  1875.  A  lire  le  texte  même 
de  la  Constitution,  on  pourrait  croire  que  les  ministres  délibèrent 
sous  la  seule  présidence  du  Président  de  la  République.  Il  en 
était  ainsi  quand  M.  Thiers  cumulait  les  deux  Présidences.  Mais,  du 
jour  où  a  été  admise  l'irresponsabilité  du  Président  de  la  République, 
la  Présidence  du  Conseil,  distincte  et  responsable,  s'imposait  comme 
dans  tous  les  pays  de  régime  parlementaire.  La  Constitution  veut  que 
tous  les  ministres  soient  responsables  personnellement  de  leurs  actes 
individuels  et  solidairement  des  actes  intéressant  la  politique  générale. 
11  faut  bien  qu'il  y  ait  un  chef  qui  parle  au  nom  du  Cabinet,  dès  qu'est 
engagée  cette  responsabilité  collective  et  solidaire;  et  il  faut  aussi, 
par  conséquent,  que  ce  chef  soit  présent,  et  prêt  à  combattre,  dans 
tous  les 'débats  où  elle  peut  être  impliquée. 

Il  en  est  exactement  dans  les  monarchies  constitutionnelles  comme 
dans  les  Républiques  parlementaires.  Le  chef  de  l'État  conseille,  sur- 
veille, contrôle,  mais  ne  gouverne  pas.  Si  les  Cabinets  prennent  des 
décisions  qu'il  désapprouve  et  qu'il  a  vainement  essayé  d'empêcher, 
les  circonstances  peuvent  lui  imposer  le  dur  devoir  de  les  subir.  Le  vé- 
ritable chef  du  pouvoir  exécutif,  c'est  celui  que  les  Chambres  sont 
maîtresses  d'interpeller  et  de  renverser,  c'est  le  Président  du  Conseil* 
Quand  M.  Lloyd  George  a  manifesté,  comme  M.  Briand,  le  désir  d'aller 
en  Amérique,  le  Times  lui  a  rappelé  que  sa  place  était  à  Londres, 
où  personne  n'avait  qualité  pour  le  remplacer.  Le  conseil  était  sage. 
On  annonce  que  M.  Lloyd  George  le  suivra.  Il  n'aura  pas  à  s'en  repentir. 
Lorsque  M.  Wilson  est  venu  en  Europe,  pour  assister  à  la  Conférence 
de  la  paix,  il  y  a  apporté  avec  lui  sa  double  qualité  de  Président  de  la 
République  et  de  chef  de  Gouvernement  ,  et  bien  que  l'Amérique  ne  , 
fût  pas  alors  aux  prises  avec  tous  les  embarras  qui  assaillent  aujour- 
d'hui la  France,  le  long  séjour  de  M.  Wilson  à  Paris  a  paralysé  l'admi- 
nistration de  son  pays.  J'indiquais,  dans  une  récente  chronique,  les 
protestations  qu'a  également  soulevées,  dans  les  Dominions  britan- 
niques, la  présence  prolongée  des  premiers  ministres  à  la  Conférence 
impériale  de  Londres.  Quand  le  mécanicien  quitte  le  volant,  la  direc- 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  est  livrée  au  hasard  ;  et  bien  que  le  hasard  soit  parfois  considéré 
par  les  hommes  politiques  comme  un  précieux  auxiliaire,  il  y  a 
quelque  imprudence  à  lui  abandonner  toute  la  conduite  des  affaires, 
il  est  impossible  que  ces  raisons  ne  finissent  paspar  toucher  M.  Briand. 
Son  absence  nous  épargnerait,  sans  doute,  quelques  interpellations 
inutiles  et  des  joutes  oratoires  qui  peuvent  être  ajournées  sans  dom- 
mage pour  la  France.  Mais,  supposons  qu'il  arrive  un  incident  grave, 
intérieur  ou  extérieur,  qu'il  faille  prendre,  d'urgence,  des  mesures 
décisives,  que  la  responsabilité  générale  du  Gouvernement  se  trouve, 
je  ne  dis  pas  seulement  mise  en  cause  par  telle  ou  telle  fraction  du 
Parlement,  mais  évoquée  devant  l'opinion  publique,  que  se  passera- 
t-il?  Je  ne  parle  même  pas  des  pêcheurs  en  eau  trouble  qui,  faute  d'un 
Président  du  Conseil  responsable,  chercheront  à  découvrir  le  Prési- 
dent de  la  République;  je  me  demande  qui  se  chargera  d'éclairer 
et  de  rassurer  le  pays;  je  me  demande  qui  pourra  se  saisir  de  la 
barre,  pour  quinze  jours  ou  trois  semaines,  jusqu'au  retour  de 
M.  Briand.  Sans  doute,  on  lui  câblera,  et  il  aura  la  ressource  d'en- 
voyer, à  son  tour,  ses  instructions  par  télégramme.  Mais,  avec  la 
variété,  la  complication  et  la  mobilité  des  affaires  à  résoudre,  ces 
communications,  si  rapides  qu'elles  puissent  être,  ne  sont  pas  de 
nature  à  maintenir  le  contact  entre  un  Président  du  Conseil  résidant 
à  Washington  et  les  Chambres  françaises  délibérant  à  Paris.  Ni  l'es- 
pace, ni  le  temps  ne  sont,  pour  les  hommes  politiques,  les  fantômes 
qu'ils  sont  pour  Minkowski;  et  un  Gouvernement  n'a  pas  besoin  de 
savoir  raisonner  sur  l'intervalle  einsteinien  avec  une  aussi  brillante 
ingéniosité  que  M.  Alfred  Capus  ou  M.  Charles Nordmann,  pour  con- 
naître le  prix  du  temps  et  les  risques  de  l'espace. 

Raymond  Poincaré. 


Le  Direcieur-Gérant  : 
René  Doumic. 


REVUE  DES  DEUX   MONDES  DU   15  OCTOBRE  1921 


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L'APPEL  DE  LA  ROUTE 


troisième:  partie  (i) 


Q 


UN  AUTRE  RÉPOND 
II 

l'atre  mois  après  son  arrivée  à  Semur,  René  en  était  au 
point  suivant  :  installation  confortable,  vie  monotone 
et  chaste,  relations  clairsemées  et  couleur  de  province, 
ennui  de  vivre  distillé  par  le  contact  des  chiffres,  mais  contre- 
balancé par  un  optimisme  imperturbable  et  un  voyage  à  Paris 
tous  les  huit  jours. 

Dans  son  existence,  il  se  trouvait  beaucoup  de  choses  indifié- 
rentes,  une  seule  insupportable  et  une  dernière  agréable. 

La  chose  insupportable  était  l'hostilité  de  l'habitant,  dont  il 
se  sentait  enveloppé,  hostilité  latente  et  tenace  qui  lui  infligeait 
l'humiliation  de  ne  pouvoir,  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
désarmer  l'adversaire.  La  chose  agréable  était  la  découverte  de 
la  campagne  de  chez  nous.  Il  y  trouvait  en  effet  comme  un 
reflet  de  sa  propre  image,  je  veux  dire  un  mélange  de  séduc- 
tion et  de  joie. 

Au  total,  plus  d'ennui  que  d'agrément;  toutefois  aucune 
humeur,  et  une  résignation  d'autant  plus  aisée  qu'elle  ne  ces- 
sait d'escompter  l'imprévu. 

Or,  un  après-midi  de  mars,  si  je  ne  me  trompe,  il  arriva 
que  séduit  par  la  lumière  jeune  et  la  tiédeur  de  l'air,  René 
décida  de   partir  en  promenade  et  fit  une  longue  course. 

Comme  il  était  sur  le  retour,  vers  quatre  heures,  à,  la  nuit 

Copyright  by  Edouard  Estaunié,  1921. 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  septembre  et  l,r  octobre. 

lout  lxv.  —   1921.  48 


Z2-2 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tombante,  le  ciel  devint  d'abord  maussade,  puis  chargé  de 
nues,  enfin  commença  de  se  déverser  en  pluie  rageuse.  Impré- 
voyant à  l'ordinaire,  René  avait  pour  seule  protection  un  man- 
teau léger.  Par  bonheur,  la  gare  se  montrait  proche  :  il  put  l'at- 
teindre, s'y  abrita  et,  résigné,  attendit  une  accalmie  qui  ne 
vint  pas. 

Il  parait  qu'àSemur  la  gare  est  à  vingt  minutes  de  la  ville. 
C'est  aussi  une  gare  à  peu  près  sans  trains  et  sans  voyageurs.  Il 
n'est  pas  question  d'y  trouver  une  voiture. 

Regardant  l'averse  qui  se  prolongeait,  René  décida: 

—  Prenons  patience;  il  est  vrai  que  je  dine  ce  soir  chez  les 
Traversot,  mais  le  repas  est  pour  sept  heures  :  d'ici  là,  j'aurai 
revu  le  ciel  à  sec. 

Et  il  songea  aux  Traversot.  Il  connaissait  Madame  pour  lui 
avoir  rendu  une  ou  deux  visites,  Monsieur  pour  l'avoir  aperçu 
dans  la  rue,  et  la  fille  point  du  tout.  L'invitation  reçue  était 
donc  la  première.  II  la  devait  à  l'abbé  Valfour  qui  avait  pro- 
mis de  le  venir  prendre,  ayant  à  cœur  de  l'introduire  lui-même 
dans  les  salons  de  l'hôtel  de  Thil. 

«  Invitation  doublement  précieuse,  avait  dit  l'abbé  :  car  les 
Traversot  reçoivent  peu  et  seuLmenta  bon  escient.  » 

Précieuse  ou  non,  elle  occuperait  un  soir.  11  n'est  jamais 
non  plus  désagréable  de  se  rendre  en  pays  inconnu.  Si  par  hasard 
on  y  trouve  mieux  que  son  attente,  la  surprise  enchante  :  sinon, 
la  déception  est  nulle. 

Une  demi-heure  avait  passé  sans  que  s'altérât  la  bonne 
humeur  de  René,  sans  qu'aussi  àme  qui  vive  parût  dans  la 
gare,  quand  une  femme  entra,  vêtue  de  deuil  et  un  paquet  à  la 
main.  A  grand'peine,  elle  découvrit  un  employé,  expédia  le 
paquet,  et  s'apprêta  à  repartir. 

Bien  qu'enveloppée  dans  un  manteau  de  pluie,  coiffée  de 
crêpes  et  à  peu  près  invisible,  cette  femme  avait  une  tournure 
jeune  et  la  mise  avenante.  La  voyant  ouvrir  un  parapluie, 
licné,  qui  sentait  l'ennui  le  gagner,  eut  alors  une  idée  plaisante 
et  l'abordant  : 

—  Mademoiselle,  dit-il,  il  est  d'usage  que,  par  un  temps  de 
déluge,  les  hommes  offrent  aux  femmes  leur  parapluie.  Si  vous 
rentrez  dans  Semur,  serait-il  indiscret  de  vous  prier  d'inverser 
les  rôles  en  m'accordant  une  part  d'abri  sous  le  vôtre? 

Reconnaissez  que  de  tels  propos  sont  de  ceux  dont  on  serait 


L  APPEL    DE    LA    BOUTE. 


723 


le  moins  tenté  de  se  défier,  et  qui  vraiment  semblent,  entre  tous, 
sans  conséquence  :  après  eux,  cependant,  l'avenir  de  deux 
familles  était  joué.  On  croit  ne  pas  avoir  bougé,  déjà  on  roule 
dans  le  gouffre.  Ah!  les  moyens  du  destin  sont  simples  !  S'ils  ne 
l'étaient  pas  d'ailleurs,  on  les  reconnaîtrait  tout  de  suite,  et  ce 
ne  serait  plus  le  destin! 

Etonnée  qu'on  lui  parlât,  la  femme  tourna  la  tête  avec  un 
air  de  crainte.  La  vue  de  René  la  rassura.  Nul  doute  qu'il  n'eût 
été  aperçu  maintes  fois  auparavant  par  celle  dont  il  sollicitait 
les  bons  offices.  Qui  sait  même  si  la  requête  ne  fut  pas  accueillie 
avec  empressement?  Quoi  qu'il  en  soit,  la  réponse  vint 
aussitôt  : 

—  Volontiers,  monsieur,  à  condition  que  vous  accepterez  de 
porter  vous-même  cet  objet  encombrant  que  le  vent,  tout  à 
l'heure,  s'obstinait  à  vouloir  retourner. 

—  Cela  va  de  soi,  fit  René.  Bien  qu'il  n'y  ait  personne, 
sauf  nous,  à  se  hasarder  dans  pareille  tempête,  vous  aurez  ainsi 
l'air  d'être  mon  obligée  et  les  convenances  seront  sauvegar- 
dées. 

Elle  eut  un  petit  haussement  d'épaules  : 

—  Simplement,  ce  sera  commode.  Les  convenances  me  sont 
indifférentes. 

Il  prit  le  parapluie,  le  tendit  à  bout  de  bras  pour  protéger  sa 
compagne  imprévue  et,  côte  à  côte,  ils  partirent... 

On  n'avait  pas  avancé  de  vingt  pas  que,  pour  éviter  de  choir 
dans  les  flaques,  l'un  dut  aller  à  droite,  l'autre  à  gauche.  Il  en 
résultait  que  René  était  au  sec  et  la  femme  à  la  pluie. 

—  Je  crois,  dit-il,  que  la  sagesse  serait  de  rester  à  mon  bras. 
La  femme  répondit  encore  avec  la  même  décision  : 

—  En  effet,  je  le  crois  plus  pratique. 

Ayant  fait  comme  il  demandait,  ils  marchèrent  désormais 
collés  l'un  à  l'autre  pour  mieux  tenir  tête  à  l'ondée.  Le  bras 
de  l'inconnue  pesait  sur  celui  de  René  juste  assez  pour  laisser 
percevoir  son  ferme  contour,  mais  sans  l'abandon  qui  eût 
donné  du  plaisir. 

Résolu  à  ne  pas  remercier  sa  compagne  par  un  silence 
gênant,  et  égayé  par  l'aventure,  René  reprit  : 

—  Il  est  bien  heureux  que  les  convenances  vous  soient 
indifférentes. 

—  Pourquoi? 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ce  que  vous  m'accordez  est  fort  compromettant. 

—  Vous  avez  peur  pour  vous? 

—  Pour  tous  les  deux. 

■ —  Hé  bien  !  monsieur,  si,  a  la  réflexion,  vous  pensez  avoir 
commis  une  sottise  en  me  demandant  service,  vous  êtes  libre 
de  me  quittor  à  l'entrée  du  faubourg.  Je  ne  voudrais  à  aucun 
prix  que  votre  réputation  fût  atteinte,  parce  qu'on  vous  aurait 
aperçu  à  mon  bras. 

Raillerie  ou  aveu  discret  d'une  profession  douteuse?  Rémi 
brusquement  se  demanda  :  «  Qui  est-ce?  »  L'aisance  avec 
laquelle  on  avait  accueilli  son  escorte,  la  liberté  qu'on  offrait  de 
lui  rendre,  indiquaient  pour  le  moins  des  allures  inaccoutu- 
mées en  province,  dans  la  bonne  société.  D'autre  part,  la  dis- 
tinction du  ton,  le  tour  aisé,  marquaient  l'usage  du  monde. 
Pour  décider,  il  eût  suffi  sans  doute  d'apercevoir  le  visage  : 
mais  allez  découvrir  un  visage  sous  des  crêpes,  et  quand  les 
becs  de  gaz,  espacés  de  loin  en  loin,  servent  à  jalonner  la  route 
plutôt  qu'à  l'éclairer  ! 

Il  fallait  cependant  prendre  parti  :  au  risque  de  se  tromper 
à  fond,  il  prit  l'aveu  pour  bon. 

—  Me  lâcher  au  Bourg- Voisin,  s'écria-t-il  allègrement  : 
voilà  qui  tomberait  mal,  quand  je  compte  au  contraire  Vous 
prier  de  faire  peut-être  un  détour  pour  me  ramener  à  ma 
porte  ! 

—  Vraiment!  vous  souhaitez  à  ce  point  de  n'être  pas 
mouillé? 

—  Je  souhaite  surtout  profiter  de  votre  compagnie. 

—  Oh!  la  compagnie  d'une  inconnue  !... 

—  Il  ne  tient  qu'à  vous  de  ne  plus  l'être.  Qui  dois-je  remer- 
cier de  m'abriter  de  la  pluie  en  me  procurant  une  heure  char- 
mante ? 

La  femme  eut  un  rire  discret  : 

—  Mille  regrets  :  je  sauve  les  messieurs  qui  se  noient,  mais 
ne  leur  dis  pas  mon  nom. 

—  Même  s'ils  insistent  pour  le  connaître? 

—  Dans  ce  cas,  de  préférence. 

—  Voilà  qui  est  absurde  ! 

—  Très  sage  au  contraire.  Le  bien  qu'on  fait  au  prochain 
ne  se  pardonne  que  s'il  est  anonyme1. 

—  Si  je  tenais  pourtant  à  vous  être  reconnaissant? 


l'appel  de  la  rolte.  123 

—  Je  ne  goûte  pas  ce  genre  de  sentiment. 

—  Alors,  restent  les  autres. 

—  Quels  autres  ? 

—  Tous,  y  compris  l'amour... 

—  Voulez- vous  avoir  l'obligeance  de  me  rendre  mon  para- 
pluie? 

—  Prétendez-vous  me  renvoyer  sous  l'averse? 

—  Plutôt  que  d'aborder  les  sottises,  je  n'hésite  pas. 

—  Je  me  tairai  donc. 

Imaginez  ceci  dans  les  bourrasques,  les  répliques  ramassées 
au  vol,  pour  être  renvoyées  de  même,  comme  avec  des 
raquettes,  un  libertinage  discret  se  jouant  sous  les  mots,  la 
jeunesse  irrésistible  de  deux  voix  qui  ne  cèlent  pas  leur  amu- 
sement, et  comprenez  que,  trompé  au  jeu,  René  se  soit  laissé 
entraîner  :  quel  autre  à  sa  place  n'aurait  agi  de  même? 

Il  reprit  donc  après  un  temps  de  silence  affecté  : 

—  Est-il  défendu  aussi  de  parler  de  la  ville,  en  général? 

—  Autant  vaudrait  peut-être  nous  entretenir  des  giboulées 
de  mars. 

—  Puisque  vous  habitez  ce  lieu  paisible,  comment  se  fait-il 
que  je  ne  vous  aie  jamais  rencontrée  ? 

—  C'est  probablement  que  vous  regardez  mal. 

—  Je  vous  demande  pardon  :  je  ne  manque  jamais  de 
regarder  une  femme. 

—  Il  parait  que  non. 

— ...  A  moins  qu'elle  ne  soit  tellement  laide,  évidemment  I... 

—  Ce  doit  être  mon  cas. 

—  Vous  vous  calomniez. 

—  Qu'en  savez-vous? 

—  Votre  démarche  suffit  :  parions  que  vous  êtes  ravissante? 

—  Vous  perdriez. 

—  Parions  toujours!...  et  levez  votre  voilette. 

—  Le  Ciel  m'en  préserve  !  Pour  une  fois  où  je  fais  illusion, 
je  tiens  à  ne  pas  dissiper  le  charme. 

Dans  l'ardeur  du  dialogue,  ils  avaient  ralenti  le  pas  et 
même  oublié  que  le  ciel  se  répandait  en  cataractes.  A  ce 
moment,  une  rafale  plus  violente  les  enveloppa  de  son  humi- 
dité glacée.  D'instinct,  la  femme  se  serra  contre  René. 

—  Vous  ne  prenez  pas  froid,  j'espère,  dit  celui-ci  anxieux, 
--  Non. 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Le  parapluie  à  deux  est  une  solution  moyenne  qui,  selon 
la  règle,  ne  garantit  personne. 

—  Voilà  un  remords  tardif. 

—  Il  n'en  est  que  plus  cuisant.  En  vérité,  je  suis  confus  de 
vous  protéger  si  mal  et  j'aimerais  vous  protéger  tout  à  fait. 

—  Comment  l'entendez-vous? 

—  A  votre  gré. 

—  Ah  !  pour  le  coup,  que  deviendrait,  dans  la  ville,  votre 
réputation  ? 

Une  nouvelle  rafale  pire  que  la  première,  les  enveloppa. 
Avant  de  céder  tout  à  fait,  l'ondée  prétendait  balayer  tout 
ce  qui  avait  mine  de  la  braver.  Ils  durent  s'arrêter,  attendre 
un  instant  sans  parler.  Abrités  sous  le  parapluie,  que  secouaient 
de  violents  ressauts,  ils  mêlaient  presque  leurs  soufiles.  Des 
amants  n'eussent  pas  été  plus  étroitement  blottis. 

Soudain  le  vent  expira,  tel  une  bête  hors  d'haleine.  Un 
calme  de  mort  s'abattit  alentour.  La  tempête  venait  de  s'enfuir, 
ne  laissant  après  elle  qu'un  peu  de  pluie  fine,  à  travers  la 
brume  redevenue  tiède. 

Surpris  par  un  changement  si  rapide,  ils  s'attardèrent  dans 
la  même  position,  juste  assez  pour  sentir  leurs  cœurs  battre  : 
puis  la  femme  tenta  de  dégager  son  bras. 

—  Je  crois,  murmura-t-elle,  que  c'est  terminé. 

—  Où  demeurez-vous?  demanda  brusquement  René. 

—  Que  vous  importe  ? 

—  Puisque  le  temps  est  remis,  n'est-ce  pas  le  moins  que  je 
vous  escorte  jusqu'à  votre  domicile? 

—  Je  vous  en  dispense. 

—  Et  si  je  vous  suivais?... 

—  Avisez- vous  en  ! 

—  Alors,  votre  adresse? 

—  Non. 

—  J'enrage  de  ne  savoir  qui  je  dois  remercier  1 

—  Je  vous  ai  déjà  dit  que  mes  charités  sont  anonymes  : 
mais  voici  qu'il  ne  pleut  plus,  rendez-moi  mon  bien  comme  je 
vous  rends  la  liberté. 

En   même  temps  le  bras  de   l'inconnue  parvint   à  se  déta- 
cher   tout  à  fait,   mais  René  n'était    pas  disposé  à    obéir.  Ils 
continuèrent  de  marcher,  cette  fois  séparés,  cependant  qu'on 
tne  savait  quoi  de  trouble  semblait  se  glisser  entre  eux. 


L'APPEL   de   la   route. 


;-n 


—  C'est  bien  rue  Saint-Jean  que  vous  allez?  reprit-elle  quand 
elle  comprit  que  René  avait  résolu  de  persister  dans  son  escorte. 

Il  ne  put  réprimer  un  mouvement  de  dépit  : 

—  Ainsi,  vous  connaissez  qui  je  suis,  et  vous  prétendez 
garder  pour  vous  tout  ce  qui  vous  concerne,  fût-ce  votre  pré- 
nom? Lequel  est-ce?  Marcelle?...  Yvonne?... 

Un  nouveau  rire  railleur  interrompit  rénumération. 
— ...  ou  Colette?  ou  Thérèse?...  Choisissez. 

—  Thérèse,  en  effet... 

—  Pourquoi  pas  Colette  ? 

—  Parce  que,  telle  que  vous  êtes,  vous  ne  pouvez  que  par- 
ler gaiement  de  choses  graves. 

—  Vaudrait-il  mieux  parler  gravement  de  choses  gaies? 

—  Soit  :  je  me  résigne.  Je  me  contenterai  d'une  seule 
réponse  à  une  question...  générale. 

—  Gardez-la  pour  vous  :  elle  doit  être  indiscrète. 

—  Aimez-vous? 

—  Ceci,  en  effet,  passe  la  mesure  ! 

—  Qui  que  vous  soyez,  pourtant,  vous  devez  bien  conjuguer 
le  verbe,  comme  tout  le  monde.  Le  temps  seul  diffère  :  passé, 
présent  ou  futur.  On  aime,  on  a  aimé,  ou  on  aftnera  I 

La  femme  cette  fois  se  tut.  René  s'enhardit  : 

—  Si  vous  avez  besoin  d'un  professeur... 
Et  se  rapprochant  d'elle  : 

—  Après  tout,  je  ne  suis  pas  très  fort  en  grammaire,  mais 
à  deux,  on  tournerait  les  pages  et  la  leçon  irait  d'elle-même... 

La  femme  persistait  à  se  taire.  Il  était  possible  que  cette 
audace  lui  plût.  Sait-on  jamais  quelles  émotions  contradictoires 
traversent  un  cœur?  Les  plus  honnêtes,  à  une  heure  donnée, 
écoutent  complaisamment  la  voix  de  la  folie,  quitte  à  s'enfuir 
ensuite,  et  même  à  regretter  d'avoir  fui. 

—  Vous  ne  parlez  pas?...  De  grâce,  ne  vous  hâtez  pas  ainsi. 
J'aperçois  déjà  Notre-Dame  :  que  j'aie  le  temps  de  m'explique!- 
un  peu...  Vous  imaginez  peut-être  que  je  suis  heureux?  vous 
vous  trompez.  Si  vous  vous  doutiez  seulement  comme  il  est 
triste,  chaque  soir,  de  rentrer  dans  une  chambre  déserte,  et  de 
contempler  des  chenets,  en  tête-à-tête  eux-mêmes  avec  des 
bûches  I  Que  de  fois  j'ai  rêvé  d'un  hasard,  tel  que  celui-ci,  qui 
mettrait  sur  ma  route  une  amie...  ohl  pas  n'importe  laquelle!... 
pareille  à  vous,  dont  le  rire  serait  gai  et  l'âme  profonde,  tour 


"28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  tour  jeune  et  réfléchie,  ironique  et  pitoyable...  Supposons 
qu'après  l'avoir  longtemps  attendue,  je  la  rencontre  enfin,  et 
qu'elle  soit  là...  Ce  n'est  qu'une  supposition...  Avec  quelle 
ardeur  alors  je  la  supplierais  de  s'arrêter  un  instant,  de  rester 
silencieuse  si  cela  lui  plaît,  et  de  m'écouter!  Ensuite?...  ensuite, 
je  reprendrais  son  bras,  doucement,  je  l'attirerais  vers  moi  pour 
qu'elle  sentit  mon  cœur  battre,  je  pencherais  sa  tète  et  malgré 
le  voile... 

Tout  en  parlant,  il  faisait  comme  il  disait,  ramenait  à  lui  le 
visage  de  l'inconnue,  et  celle-ci,  devenue  tout  à  coup  passive, 
comme  soustraite  à  la  realité,  ne  résistait  pas.  Une  seconde,  elle 
ferma  les  yeux,  eut  l'air  d'appeler  le  baiser  qui  s'approchait  : 
mais  brusquement,  René  la  sentit  se  raidir. 

—  De  grâce,  fit-elle  d'une  voix  défaillante. 

—  Il  n'est  plus  temps  1  Veux-tu?... 

Victorieux,  il  venait  d'atteindre  la  bouche  convoitée,  y 
appliquait  la  sienne  et  même  crut  sentir  qu'un  abandon  con- 
sentant et  apaisé  répondait  à  sa  prise  imprévue...  Soudain  le 
réveil,  un  recul  violent...  D'un  effort  désespéré,  l'inconnue  s'est 
soustraite  à  l'étreinte,  se  rejette  à  l'arrière.  A  distance,  ils  se 
regardent,  avec  l'expression  étrange  qu'ont  les  gens,  réveillés 
subitement  par  un  coup  brutal  frappé  au  dehors,  et  René  songe  : 
«  Me  serais-je  trompé?  Ne  serait-elle  pas  ce  que  j'ai  cru?  »  Elle, 
de  son  côté,  après  avoir  à  demi  relevé  sa  voilette,  passe  une 
main  crispée  sur  sa  bouche.  Un  intervalle  suit,  incertain... 
Enfin,  d'une  voix  sourde,  où  l'on  ne  saurait  ce  qui  l'emporte  de 
la  rancune,  de  la  raillerie  ou  du  mépris  : 

—  Compliments,  cher  monsieur!  vous  avez  une  manière 
bien  à  vous  de  reconnaître  les  services  qu'on  vous  rend!  Il  est 
possible  que  j'aie  profité  d'une  heure  d'incognito  pour  laisser 
courir  les  mots  sans  me  soucier  de  leur  valeur.  Il  n'y  a  pas  tant 
de  distractions  dans  l'existence  !  Malheureusement,  j'avais 
oublié  que,  dès  qu'une  femme  est  près  d'un  homme,  il  se  croit 
obligé  d'offrir  son  amour,  et  lequel!...  Ce  qui  vient  de  se  passer 
en  fixe  la  qualité.  Merci  bien. 

Il  tenta  de  l'interrompre  : 

—  Je  vous  conjure  de  croire  que  les  sentiments  que 
j'exprime... 

Mais  à  son  tour,  elle  coupa  la  phrase  ut  de  plus  en  plus  iro- 
nique : 


l'appel  de  la  route.  "729 

—  Mon  parapluie,  je  vous  prie...  Il  est  curieux  de  voir 
comme  certaines  phrases  paraissent  tout  à  coup  ridicules,  quand 
on  les  accole  à  celles  de  la  vie  réelle... Là...  nous  voilà  quittes, 
ou  plutôt,  nous  ne  pouvons  plus  l'être.  La  vie,  décidément,  est 
bien  toujours  pareille  :  quel  que  soit  l'agrément  de  la  prome- 
nade, les  uns  reviennent  trempés  et  les  autres  au  sec. 

—  Quand  vous  reverrai-je?  interrompit  de  nouveau  René 
que  ce  persiflage  achevait  d'exciter. 

Elle  haussa  les  épaules  et  s'éloigna  sans  répondre. 

—  Il  ne  sera  pas  dit...  reprit  René,  se  précipitant  pour  la 
rejoindre. 

—  Un  pas  de  plus  et  je  sonne  au  hasard  pour  appeler  du 
secours,  fit-elle  encore  se  retournant. 

Cette  fois,  il  n'y  avait  qu'à  obéir.  Immobile,  déconcerté,  il 
la  suivit  des  yeux,  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  vue  disparaître.  Ensuite, 
il  écouta  le  bruit  des  ruisseaux  qui  achevaient  de  se  déverser 
dans  l'égout,  ne  vit  plus  autour  de  lui  que  des  pavés  ruisselants, 
une  solitude  complice  : 

—  Singulière  fille!  murmura-t-il.  Dommage  d'en  rester 
là...  Mais  qui  est-ce?  Bah!  je  la  retrouverai  peut-être...  et 
sinon,  je  lui  devrai  toujours  un  retour  distrayant. 

A  ce  moment,  l'horloge  de  Notre-Dame  commençait  de 
sonner. 

—  Quoi!  Six  heures  et  demie? Quel  retard  pour  se  présenter 
chez  les  Traversot! 

Sa  légèreté  reprenant  le  dessus,  il  ne  pensa  plus  qu'à  rega- 
gner du  temps.  A  grands  pas,  il  atteignit  son  domicile... 

Depuis  un  quart  d'heure  déjà,  roulé  dans  un  grand  manteau 
de  pluie,  pareil  à  un  ballot  d'étoffes  que  surmontait,  en  guise 
d'étiquette,  une  boule  ronde  et  rose  qui  était  sa  tête,  l'abbé 
Valfour  faisait  les  cent  pas  devant  la  porte.  A  la  vue  de  René, 
il  eut  un  geste  soulagé  : 

—  Je  commençais  à  désespérer  !... 

—  Excusez-moi,  dit  celui-ci;  bloqué  par  l'averse,  j'ai  laissé 
passer  la  consigne  :  heureusement,  je  suis  leste.  Montons. 

Puis,  parvenus  au  salon  qui  précédait  la  chambre  : 

—  Installez-vous  là  :  le  temps  de  changer  de  vêtements... 
dans  dix  minutes,  je  suis  à  vous.  Par-dessus  le  marché,  la  porte 
reste  enlr'ouverte.  Rien  ne  nous  empêche  de  converser,  tandis 
que  je  m'habille... 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'âme  rassérénée,  l'abbé  Valfour  retira  son  manteau,  tendit 
sur  son  abdomen  sa  belle  ceinture  de  cérémonie  que  la  marche 
la  pluie  avait  un  peu  froissée,  enfin,  plante  devant  la 
glace,  remit  dans  l'axe  son  rabat.  Ceci  fait,  et  parce  qu'il  était 
naturellement  incapable  de  retenir  ses  pensées,  il  entama  un 
soliloque  qui  s'adressait  aussi  bien  aux  murs  d'alentour  qu'à 
lune,  en   train   de  procédera  sa  toilette  dans  la  pièce  voisine. 

—  Vous  avez  beau  vous  prétendre  leste,  hâtëz-vous...  Je 
crois  les  Traversot  stricts  sur  l'heure  :  ne  gâtez  pas  votre  chance 
par  une  première  inexactitude  que  le  temps  excuse,  mais  qui 
marquerait  à  tort  des  habitudes  jugées  fâcheuses...  Ce  que  j'en 
dis  est  pour  le  père  :  Madame  n'est  que  charité  et  indulgence... 
Il  le  faut  bien,  d'ailleurs,  car  entre  nous,  son  mari  ne  lui  a 
pas  donné  toujours,  paraît-il,  les  satisfactions  de  l'époux 
modèle.  Quant  à  la  fille,  Mlu  An  nette...  une  personne  accom- 
plie... toutes  les  grâces...  toutes  les  vertus...  Ah!  celui  qui 
l'épousera  pourra  se  vanter  d'être  béni  par  la  Providence!  Si 
vous  songiez  à  vous  marier,  je  vous  dirais...  mais,  hélasl  vous 
n'y  songez  pas...  Les  jeunes  gens,  maintenant,  attendent  d'être 
mûrs  avant  de  fonder  une  famille.  Méthode  déplorable,  qui 
explique  d'ailleurs  nombre  de  ménages  mal  assortis  et  tournant 
de  travers... 

Dans  la  chambre,  la  voix  de  René  interrogea  : 

—  Mon  cher  abbé,  m'expliquerez-vous  aussi  pourquoi  les 
curés,  qui  ne  se  marient  pas,  songent  toujours  à  marier  les 
autres? 

Le  discours  reprit  : 

—  C'est,  mon  enfant,  que  connaissant  mieux  que  personne 
la  qualité  des  âmes,  nous  nous  rendons  un  compte  exact  do 
leurs  besoins.  En  ce  qui  vous  concerne,  si  je  m'en  rapporte  par 
exemple  à  votre  cher  frère... 

Allons  donc!  ce   serait  bien  la  première  fois  que   mon 
cher  frère,  comme  vous  le  nommez,  s'occuperait  de  moi! 

—  Vous  vous  trompez,  mais  passons...  Je  racontais  que 
Mu«  An  nette... 

—  De  grâce,  un  renseignement  :  dites-moi  d'abord  si  ce 
n'est  point  une  personne  svelte,  de  taille  moyenne,  vêtue  de 
noir,  et  circulant  le  soir  sans  autre  chaperon  que  son  parapluie? 

—  Vous  raillez!  Une  Traversot  sortir  seule  dans  la  rue  !..- 
Mais  pourquoi  cette  description? 


L  APPEL    DE    LA    ROUTE. 


731 


—  Pour  rien  :  une  image  qui  s'obstine  à  me  poursuivre. 

—  Ah  !  mon  enfant,  je  crains  qu'il  n'y  ait  encore  là  quel- 
que imprudence  sous  roche  !  Gardez-vous  des  imprudences  !  Tou- 
jours dangereuses,  elles  peuvent  le  devenir  ici  plus  qu'ailleurs. 

A  ce  point,  il  y  eut  un  court  silence.  Brusquement,  la  voix 
de  René  reprit  : 

—  Mon  cher  abbé,  j'ai  envie  de  vous  confier  une  chose- 
invraisemblable  et  que  vous  ne  comprendrez  certainement  pas. 

—  Taisez-la  donc,  surtout  si  elle  ne  peut  être  utile  ni  à  l'un, 
ni  à  l'autre. 

—  Est-ce  la  perspective  du  dîner  que  nous  allons  faire,  la 
détente  de  l'air  après  la  giboulée,  ou  vos  propos  matrimoniaux, 
ce  soir,  j'ai  envie  d'aimer  à  tort  et  à  travers. 

—  Oh!  mon  cher  enfant,  pourquoi  pas  tout  droit? 

—  Tout  droit,  si  cela  se  trouve,  mais  sait-on  jamais? 
L'amour  est  une  façon  d'aérolithe  qui  tombe  sur  la  tête  à 
l'heure  où  l'on  y  songe  le  moins  :  quelquefois  dans  la  rue... 

—  Pourquoi  pas  autour  d'une  table...  tout  à  l'heure  par 
exemple? 

—  Vous  m'effrayez  :  auriez-vous  comploté?... 

—  Rien  du  tout  :  je  vous  avertis  seulement  que  ce  serait 
sans  inconvénient...  bien  au  contraire...  à  votre  point  de  vue, 
s'entend... 

—  Vous  semblez  croire  en  revanche  qu'au  point  de  vue 
Traversot... 

—  De  grâce,  le  temps  presse  :  no  me  faites  point  dire  ce 
que  j'ignore. 

—  Je  suis  prêt. 

—  Alors  en  route  1 

Ayant  vivement  ramené  son  manteau,  M.  l'abbé  Valfour 
descendit  le  premier.  René  suivait,  achevant  de  s'équiper.  Ils 
s'engagèrent  ensuite  dans  la  nuit  claire,  sous  un  ciel  lavé.  Ils 
avançaient  d'une  allure  allègre,  comme  si  chacun  d'eux  eût 
nourri  des  pensées  également  claires. 

III 

Avez-vous  remarqué  que  plus  les  idées  sont  claires  et  moins 
elles  ont  chance  d'être  justes?  La  vérité  n'est  jamais  simple,  ni 
conforme  à  la  logique. 


132  MEVLE     DES    DEUX    MONDES. 

En  se  rendant  à  l'hôtel  «le  Thil,  l'abbd  Valfour  songeait  : 

<(  Puisque  l'abbé  Manchon  souhaite  que  je  marie  son  frère, 
puisque  ce  jeune  homme  semble  fort  disposé  à  trouver  toutes 
les  femmes  à  son  gré,  j'aurai,  quoi  qu'il  arrive,  l'approbation 
dos  Manchon.  Si  je  parviens  tout  a  l'heure  à  convaincre  Mme  Tra- 
versot, la  partie  est  gagnée  ;  mais,  arriverai-je  à  la  convaincre?  » 

Pareillement,  René  calculait  : 

«  J'aurais  dû  pressentir  qu'un  diner  à  Semur  cache  toujours 
une  intention  :  celles  de  l'abbé  ont  au  moins  le  mérite  de  se 
montrer  sans  fard.  Tout  de  même,  si  j'ai  l'amour  en  tête  ce 
soir,  cela  ne  signifie  pas  que  je  rêve  d'avoir  la  corde  au  cou.  La 
petite  Traversot  en  sera  pour  ses  frais.  » 

Tous  deux  se  trompaient  lourdement.  Raison  de  plus  pour 
se  croire  raisonnables,  et  c'est  pourquoi  on  les  vit  arriver,  d'un 
pas  également  preste,  l'un  et  l'autre  souriant  à  la  soirée  qui 
s'annonçait. 

Un  extra,  recruté  pour  la  circonstance,  aida  «ces  messieurs» 
à  se  dépouiller  de  leurs  manteaux  dans  le  vestibule  grandiose 
qui  donne  accès  a  l'hôtel  de  Thil,  puis  ouvrit  une  porte  à  deux 
battants  et  jeta  leurs  noms  avec  solennité.  Ce  fut  ensuite 
comme  une  entrée  dans  un  nouveau  monde,  le  grand  monde 
de  province,  pompeux,  suranné,  mais  qui  garde  jusque  sous  la 
troisième  République  un  reflet  de  l'honnêteté  du  grand  siècle. 

A  l'apparition  de  l'abbé  qui,  naturellement,  pa^sa  le  pre- 
mier, tous  les  Traversot  se  levèrent.  Vous  vous  rappelez  qu'ils 
étaient  trois.  Depuis  un  certain  temps  déjà,  ils  attendaient  leurs 
invités,  l'œil  à  la  pendule,  assis  sur  des  fauteuils  de  Beauvais 
qu'on  avait  dépouillés  de  housses  pour  la  circonstance,  et 
incapables  d'y  trouver  leurs  aises,  car  il  faut  pour  cela  avoir 
l'habitude  d'un  siège,  et  ceux-ci  ne  servaient  qu'aux  jours  de 
réception. 

Mme  Traversot  avança,  les  mains  tendues.  Petite,  fort  grasse, 
elle  mettait  le  principal  de  ses  élégances  dans  l'ondulation  de 
-cheveux  blancs.  M.  Traversot  saluait  à  l'arrière.  Il  était,  à 
l'inverse  de  sa  femme,  grand,  maigre  et  chauve. 

Enfin  se  présenta  Mademoiselle. 

—  Ma  fille,  dit  simplement  M,ne  Traversot,  la  désignant  à 
René. 

Et  l'on  resta  debout,  dans  le  salon  à  demi  éclairé  :  l'éclairage 
entier  était  réservé  pour  le  retour. 


l'appel  de  la  route.  733 

Gravement  s'échangèrent  des  propos  inutiles  sur  le  temps 
affreux.  On  s'enquérait  des  santés. 

—  Vous  allez  bien? 

—  A  merveille. 

On  ne  va  jamais  mieux  que  dans  les  circonstances  solen- 
nelles, môme  si  l'on  va  mal. 

L'extra  reparut  presque  aussitôt. 

—  Madame  la  Baronne  est  servie! 

Les  Traversot,  chez  eux,  portaient  couronne  :  le  contraire 
eût  gêné  dans  ce  cadre.  On  se  rendit  à  la  salle  à  manger  sans 
offrir  le  bras,  Mme  Traversot  ne  trouvant  pas  convenable  d'im- 
poser le  sien  à  un  ecclésiastique.  Elle  distribua  ensuite  les  places: 
l'abbé  à  sa  droite,  René  à  sa  gauche,  en  face  d'elle  M.  Tra- 
versot, Annette  entre  son  père  et  M.  Valfour.  Ainsi  René  aurait 
toutes  facililés  pour  regarder,  mais  sans  risque  de  conversations 
compromettantes. 

J'ai  eu  entre  les  mains  une  photographie  d'Annette  Tra- 
versot. Elle  aidait  à  comprendre  les  premières  impressions  de 
René.-.. 

Jolie,  évidemment  :  ou  plutôt  gracieuse,  avec  de  la  réserve, 
je  ne  sais  quoi  de  guindé  qui  marque  l'excès  des  bonnes 
manières  et,  grâce  au  dessin  du  front,  une  expression  particulière 
de  ténacité.  On  rencontre  fréquemment  ce  type  à  Saint-Thomas 
d'Aquin.  Il  est  caractéristique  d'une  éducation  et  d'un  milieu. 

Ce  soir-là,  absorbée  par  le  souci  de  surveiller  directement  le 
service,  ne  répondant  que  si  on  l'interrogeait,  elle  semblait 
trouver  normal  d'occuper  le  bout  de  table  et  de  ne  compter 
pour  rien.  Je  ne  sais  pourquoi  René  jugea  aussitôt  qu'elle 
n'aurait  pu  se  nommer  autrement  qu'Annette.  Les  noms  de 
baptême  ne  sont  pas  indifférents  autant  qu'on  le  suppose  :  j'ima- 
ginerais plutôt  qu'ils  attachent  à  qui  les  porte  une  part  de  des- 
tinée. On  ne*  concevait  pas  Annette  Traversot  en  Célimène  :  on 
la  voyait  d'instinct  pénitente  de  M.  Valfour  et  soumise  avec 
résignation  aux  règles  d'une  politesse  inexorable. 

Quel  contraste  d'ailleurs  avec  les  parents  :  M.  Traversot 
distrait,  principalement  occupé  de  faire  valoir  l'argenterie,  la 
vaisselle,  toutes  choses  qui  dévoraient  sa  vie;  Madame  courant 
les  lieux  communs,  ayant  opinion  sur  n'importe  quel  sujet 
comme  d'autres  ont  pignon  sur  rue,  et  si  convaincue  de  penser 
juste  qu'elle  ne  prenait  cure  des  réponses... 


131  REVUE     DCS    DEUX    MONDES. 

René  conclut  : 

—  Pauvro  fille!...  Ce  doit  être  Cendrillon,  sans  pantoufles. 

Il  ne  se  rendait  pas  compte  que  cette  appréciation  était  déjà 
une  nouveauté.  Jusqu'alors,  il  n'avait  jugé  les  femmes  qu'au 
seul  point  de  vue  des  sens.  Annette,  pour  la  première  fois,  lui 
suggérait  la  pensée  d'une  âme.  Il  y  avait  loin  encore  de  l'évoca- 
tion de  Cendrillon  au  désir  de  jouer  le  rôle  de  Prince  Char- 
mant, —  fût-ce  pour  un  soir,  —  mais  beaucoup  moins  qu'on 
ne  le  suppose... 

Le  repas  achevé,  on  revint  au  salon.  Une  détente  transfor- 
mait les  visages.  L'abbé  Valfour,  les  mains  glissées  dans  sa 
ceinture  de  soie,  semblait  tout  à  la  satisfaction  d'une  digestion 
aisée,  qu'accompagnait  le  souvenir  de  mets  excellents.  Mme  Tra- 
versot,  près  de  lui,  savourait  de  même  le  plaisir  d'un  diner 
sans  accroc  et,  le  plus  difficile  accompli,  paraissait  disposée  à 
laisser  filer  une  fin  de  soirée  dépouillée  de  soucis.  M.  Traversot, 
enfin,  ayant  pris  le  bras  de  René,  disait  : 

—  Puisque  vous  vous  intéressez  à  l'art,  je  vais  vous  mon- 
trer des  bibelots  de  famille  qui,  je  le  crois,  méritent  d'être 
vus. 

Annette,  elle,  avait  disparu,  sans  doute  pour  donner  un 
ordre. 

Tandis  que  les  deux  hommes  s'apprêtaient  à  rechercher  les 
bibelots  annoncés,  M.  Valfour  s'assit  au  coin  de  la  cheminée 
où  flambait  un  feu  réconfortant. 

—  Quand  croyez-vous  utile  de  réunir  les  mères  chrétiennes? 
demanda-t-il  à  Mme  Traversot. 

Et  bien  que  son  sourire  restât  pareil,  on  l'aurait  cru  vrai- 
ment suspendu  à  la  réponse  qui  allait  venir. 

—  Si  vous  voulez  bien  me  suivre,  dit  M.  Traversot,  les  minia- 
tures sont  dans  le  petit  salon 

Il  entraîna  René,  laissant  l'abbé  et  M,ne  Traversot  devenus 
soudain  deux  points  perdus  dans  l'immense  pièce  solennelle. 
Pour  s'entretenir  des  mères  chrétiennes,  même  Notre-Dame  eût 
offert  un  asile  moins  propice.  La  cheminée,  torchères  allumées, 
flambait  comme  un  autel.  Aucun  gêneur  ne  risquait  de  trou- 
bler le  recueillement.  M rae  Traversot  prit  un  air  réfléchi;  sans 
doute  cherchait-elle  la  date  souhaitée,  choix  délicat,  «  car  tant 
de  personnes  s'absentent  en  ce  moment,  »  quand,  penché  vive- 
ment, l'abbé  reprit  : 


L  APPEL    DE    LA    ROUTE. 


735 


—  Puisque  nous  sommes  seuls,  vite!  votre  opinion?... 

Mme  Traversot,  qui  était  debout,  lança  un  coup  d'œil  rapide 
vers  le  petit  salon  où  les  deux  hommes  stationnaient  devant 
une  vitrine,  puis   revenue  à  son  attitude  primitive  : 

—  Je  crois  que  le  troisième  dimanche  de  carême  serait  le 
meilleur,  répondit-elle  d'un  ton  convaincu. 

Le  front  lisse  de  l'abbé  perdit  son  poli  marmoréen.  Il  ne 
s'était  donc  pas  trompé  !  Les  difficultés  viendraient  de  ce  côté  : 
elles  commençaient... 

Au  même  instant,  une  voix  jeune  dit  près  de  lui  : 

—  Un  peu  de  café,  monsieur  l'abbé? 

An  nette  venait  d'approcher.  Mme  Traversot  l'avait  aperçue 
dans  la  glace.  Ainsi  s'expliquait  qu'elle  s'en  tint  aux  mères 
chrétiennes. 

L'abbé  prit  la  tasse  qu'Annette  tendait  : 

—  Volontiers,  mon  enfant;  vous  êtes  charmante,  ce  soir. 

—  Oh!  des  compliments!... 

—  Je  vous  regardais  à  table...  Un  peu  trop  sérieuse' tou- 
jours, jnais  intéressée,  n'est-il  pas  vrai?...  La  jeunesse  a  besoin 
de  jeunesse.  Allez,  mon  enfant...  Le  café  est  brûlant...  tout  à  fait 
à  point... 

Déjà  la  jeune  fille  repartait,  se  dirigeant  avec  une  autre  tasse 
vers  son  père  et  René. 

—  ...  Tout  à  fait  à  point...,  murmura  de  nouveau  l'abbé, 
sans  toutefois  se  risquer  à  rencontrer  les  yeux  de  Mrae  Tra- 
versot. 

Ce  fut  alors  elle  qui  revint  au  sujet  véritable  : 

—  Pourquoi,  s'il  est  riche  autant  que  vous  l'affirmez,  s'oc- 
cupe-t-on  de  le  marier  à  tout  prix? 

—  Pas  à  tout  prix,  protesta  M.  Valfour  entre  deux  gor- 
gées. 

Du  moment  que  Mrae  Traversot  avait  spontanément  recom- 
mencé, il  reprenait  courage. 

—  Annette  aura  peu  de  chose. 

—  Elle  a  son  nom,  la  famille,  la  situation... 

—  Seraient-ce  des  choses  qui  manquent  à  ce  jeune 
homme? 

—  Non,  certes! 

—  Alors,  je  ne  m'explique  pas. 

—  Je  vais  vous  expliquer,  au  contraire... 


HH\  Il      DFS    DEl  \    MONDES. 

Inconsciemment,  ils  s'étaient  mis  à  parler  bas.  De  plus  en 
plus,  ils  pouvaient  se  croire  à  Notre-Dame. 

—  Et  d'abord,  si  l'abbé  tient  à  marier  son  frère,  c'est  par 
une  délicatesse  bien  rare  de  notre  temps  et  qui  n'en  est  que 
plus  touchante.  Pour  mon  compte,  je  l'admire...  Imaginez  un 
apôtre...,  un  apôtre  s'efforçant  que  toutes  les  âmes,  comme  la 
sienne,  conservent  leur  pureté  virginale.  Celle  de  son  frère 
l'inquiète.  Il  pare  d'avance  à  des  dangers  que,  pour  ma  part, 
je  Irouve  exagérés. 

—  Voulez-vous  dire  que  ce  jeune  homme...,  interrompit 
i\|me  Traversot. 

—  Non,  coupa  l'abbé.  Ce  que  j'en  connais  est  parfait..., abso- 
lument. Quant  à  la  famille,  parfaite  aussi...  Industrielle,  évi- 
demment..., mais  de  souche  honorable.  Les  papetiers,  comme 
les  verriers,  passaient  jadis  pour  gentilshommes. 

—  Ils  l'affirment,  soupira  Mme  Traversot  indécise.  Savez-vous 
seulement  quel  titre  est  attaché  aux  La  Gilardière? 

M.  Valfour  ne  répondit  pas. 

—  J'aimerais  avoir  des  précisions,  reprit  Mme  Traversot  après 
un  silence. 

—  Oh!  soupira  M.  Valfour,  laissons  d'abord  agir  la  Provi- 
dence. 

Il  éprouvait  un  plaisir  soudain  à  s'en  remettre  à  Dieu,  dès 
lors  que,  malgré  ses  craintes,  Mme  Traversot  en  était  à  demander 
des  précisions. 

—  Voyez  plutôt,  reprit-il,  n'est-ce  pas  elle  déjà  qui  opère? 
Sans  bouger,  il  désignait  du  regard  sur  la  glace  une  double 

image  qui  s'y  reflétait  :  Annette  et  René. 

Tandis  qu'au  coin  de  la  cheminée  du  grand  salon  s'échan- 
geaient ces  propos  solides,  d'autres,  en  effet,  commençaient  là- 
bas,  combien  moins  raisonnables,  combien  plus  décisifs! 

Tête-à-tète  inattendu.  Tout  à  l'heure,  M.  Traversot,  à  propos 
dune  miniature,  avait  entamé  un  long  récit  des  recherches 
faites  pour  identifier  le  personnage.  Sans  la  découverte  d'un 
document  extraordinaire,  probablement  n'y  serait-il  jamais 
parvenu.  Quant  au  document... 

Il  s'était  interrompu  : 

—  Mais  rien  ne  vaut  de  le  voir,  et  si  j'osais... 

—  Osez,  monsieur,  avait  répondu  René. 

Annette,  qui   offrait  à  ce  moment  des   liqueurs,  avait  pro- 


l'appel  de  là  route.  737 

testé;  mais,  tout  a  sa  marolle,  M.  Traversot  s'était  empressé  de 
courir  à  la  recherche  du  précieux  papier. 

• —  Trois  minutes...  Je  reviens... 

Si  bien  que,  face  à  face,  Annette  et  René  demeuraient  là 
maintenant,  embarrassés  d'une  chance  qu'ils  n'avaient  point 
cherchée,  ne  trouvant  pour  l'accueillir  qu'un  même  sourire 
niais,  qui  immobilisait  leurs  lèvres  à  l'image  de  leurs  pen- 
sées. 

Ils  se  regardaient  aussi.  Pour  s'apercevoir,  on  doit  n'être 
séparés  ni  par  une  table,  ni  par  des  témoins. 

—  Voire  père  semble  très  attaché  à  ses  souvenirs  de  famille, 
prononça  enfin  René  après  avoir  cherché  avec  angoisse  la  bana- 
lité qui  couvrirait,  ne  fut-ce  qu'un  instant,  la  timidité  soudaine 
qu'il  ressentait. 

—  Mon  père  vit  beaucoup  avec  le  passé,  dit-elle  de  même 
avec  une  légère  hésitation  :  par  bonheur,  ma  mère  est  là  pour 
s'occuper  du  présent. 

—  Avec  votre  aide,  cela  va  de  soi. 

—  Oh!  je  ne  suis  qu'une  jeune  fille,  et  les  jeunes  filles  ne 
l'ont  jamais  grand'chose. 

Les  yeux  levés,  elle  continuait  d'examiner  René.  Cendrillon 
découvrant  le  Prince  Charmant  a-t-elle  compris  tout  de  suite 
qu'elle  deviendrait  son  esclave,  ou  seulement  ressenti  une  grande 
inquiétude  ? 

Lui,  de  son  côté,  s'étonnait  de  n'oser  rien  lui  dire;  tout  à 
l'heure,  quand  il  l'apercevait  de  loin,  elle  lui  paraissait  comme 
tout  le  monde.  De  près,  il  découvrait  à  son  visage  des  lignes 
ignorées,  et  une  gravité  qui  l'obligeait,  lui  d'habitude  si  entre- 
prenant, à  se  réfugier  derrière  des  politesses  vagues. 

Il  y  eut  un  petit  silence  gêné,  à  travers  lequel  toutefois  s'in- 
sinuait on  ne  sait  quel  plaisir  inexprimé.  On  goûte  le  bien  être 
d'une  présence  avant  de  soupçonner  qu'elle  deviendra  chère. 

Et  René  reprit  : 

—  Vous. devez  beaucoup  aimer  cette  maison? 

—  J'y  ai  toujours  vécu. 

—  Pourtant,  il  faudra  bien  la  quitter  un  jour.. 

—  Voilà  une  chose  à  laquelle  j'avoue  n'avoir  jamais  pensé, 
Je  me  sens  d'ailleurs  capable  d'être  heureuse,  où  que  je  sois, 
pourvu  que  mon  bonheur  existe. 

Puis,  haussant  les  épaules  après  une  courte  réflexion  : 

tomï;  r,*v,  -~  |0'2i.  kl 


738  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ce  que  je  dis  semble  une  sottise,  bien  que  cela  corres- 
ponde à  quelque  chose... 

—  Non,  dit  René,  je  le  comprends,  et  ne  saurais  non  plus 
l'expliquer  mieux. 

Comme  leurs  âmes,  les  mots  qu'ils  prononçaient  avaient  l'air 
enveloppés  de  brume.  Déjà,  ils  ne  souhaitaient  plus  le  retour  de 
M.  Traversot. 

—  Votre  père  ne  revient  pas,  reprit  hypocritement  René. 

—  Il  a  souvent  peine  à  se  retrouver  dans  ses  papiers. 

—  Il  parait  avoir  pour  vous  une  grande  affection.  Comme 
vous  lui  manquerez,  quand  vous  vous  marierez! 

—  ...Si  je  me  marie... 

—  Pourquoi  non? 

—  Le  mariage  est  chose  effrayante.  Je  me  demande  comment 
on  peut  s'y  décider. 

—  Beaucoup  assurent  que  c'est  facile. 
Annette  sourit  de  nouveau  : 

—  Ils  se  vantent;  je  ne  les  crois  pas. 

—  Il  suffit  de  s'aimer. 

—  On  le  dit,  mais  à  quoi  reconnaître  qu'on  s'aime? 

—  Oh!  cela,  c'est  encore  plus  aisé... 

Cependant,  au  lieu  de  poursuivre,  René  baissa  les  yeux.  Une 
pudeur  qu'il  ignorait  en  lui,  venait  de  retenir  la  suite.  On  hésite 
parfois  à  parler  devant  un  miroir,  crainte  de  le  ternir  de  son 
haleine. 

—  Oui,  à  quoi  le  reconnaître?  redit  Annette  pensive. 

En  même  temps,  ses  yeux  interrogeaient  René.  Il  n'y  passait 
aucune  coquetterie,  mais  une  extraordinaire  expression  de 
confiance. 

—  Le  jour  où  cela  sera,  vous  ne  poserez  sans  doute  plus  la 
question,  répondit  enfin  René. 

—  Cela  vous  est-il  arrivé  ? 

—  Non,  certes! 

Et,  subitement,  René  comprit  qu'en  effet  cela  ne  lui  était 
jamais  arrivé.  Il  l'avait  cru  :  il  s'était  trompé.  Jusqu'à  ce  mo- 
ment, où  aurait-il  appris  que  l'amour,  —  le  seul  dont  put  parler 
Annette,  —  est  un  sentiment  très  pur,  doux  comme  le  miel,  pro- 
fond comme  la  mer,  ivresse  de  l'àme  devant  laquelle  s'efface 
l'autre,  fusion  que  le  temps  n'atteint  pas,  car,  dès  le  premier 
instant,  elle  s'est  promis  l'éternité? 


l'appel  de  la  route.  139 

—  Alors,  reprit  Annette,  qu'an  savez-vous? 

—  On  imagine... 

—  On  peut  se  tromper. 

—  Pas  dans  ce  cas-là...  Seulement  j'aurais  peine  à  l'expli- 
quer. Moi,  par  exemple... 

Il  n'acheva  pas.  Une  chose  nouvelle  lui  apparaissait  encore. 
Autant  ce  «  Moi,  par  exemple...  »  était  acceptable  et  même  natu- 
rel dans  certains  cas,  en  particulier  quand  on  revient  d'une 
gare  sous  le  parapluie  d'une  inconnue,  autant  il  sonnait  mal  ici. 
Mais  pourquoi  le  besoin  d'écarter  d'ici  pareils  souvenirs,  pour- 
quoi surtout  ce  désir  brusque  d'un  vent  salubre  qui  rafraîchirait 
ses  phrases  et  rendrait  à  toutes  ses  pensées  une  innocence  enfan- 
tine? 

—  Hé  bien?  fit  Annette,  désireuse  qu'il  poursuivit  jusqu'au 
bout. 

—  Hé  bien  !  reprit-il,  un  peu  hésitant,  supposez  que  je  vous 
aime... 

—  Ne  raillez  pas. 

—  Croyez-vous  que  je  ne  m'en  apercevrais  pas  aussitôt?  Ce 
serait  en  moi  le  désir  constant  de  ne  plus  vous  quitter,  de  deve- 
nir la  petite  ombre  qui  escorte  sans  bruit  celle  que  le  soleil  vous 
fait...  Et  je  serais  triste  quand  vous  seriez  loin,  joyeux  dès  que 
vous  paraîtriez,  toujours  jaloux  du  temps  qui  vous  prendrait 
à  moi...  Quelle  attente  passionnée,  avant  de  vous  rejoindre  1 
Quel  élan  dès  que  vous  approcheriez!  Surtout,  comment  sa- 
voir si  l'univers  est  beau  ou  laid,  puisque,  suivant  que  vous 
seriez  ou  non  présente,  il  s'illuminerait  ou  plongerait  dans  la 
nuit? 

—  Allons,  fit  Annette  pensive,  je  crains,  si  vous  avez  dit 
vrai,  qu'il  ne  faille  beaucoup  de  temps  pour  reconnaître  en  soi 
tant  de  belles  choses. 

—  N'en  croyez  rien,  s'écria  vivement  René  :  une  seconde  par- 
fois suffit.  Pendant  des  années  on  se  posait  des  questions...  tout 
à  coup,  on. n'a  plus  besoin  d'interroger. 

A  son  tour  il  la  regardait.  En  vérité,  il  ne  savait  plus  très 
bien  s'il  disait  cela  d'une  manière  générale  ou  si  la  tempête  ne 
soufflait  pas  déjà  au  fond  de  son  cœur.  On  ignore  aussi  toujours 
pourquoi  les  choses  viennent.  En  commençant,  il  n'avait  voulu 
qu'entretenir  poliment  une  petite  fille  de  province  qui  ne  l'inté- 
ressait guère  :  dix  minutes   à  peine  de  causerie,  et  déjà,  par  la 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puissance    d'une  grâce  ingénue,  Annctte   se  trouvait  installée 
dans  sa  vie,  comme  après  une  longue  amitié.. 

Près  de  la  cheminée  du  grand  salon,  les  voix  de  l'abbé  et  de 
M™6  Traversot  gonflèrent  soudain  : 

—  Le  troisième  dimanche  de  carême  me  parait  en  effet  le 
plus  convenable... 

—  Mais,  grand  Dieu  !  monsieur  l'abbé,  on  ne  vous  a  pas 
offert  de  liqueur  1  Annette  est  la  coupable  :  où  a-t-elle  passé?... 
Annelte  !... 

—  Je  crois  qu'on  vous  appelle,  dit  René. 

Elle  ne  répondit  pas  :  peut-être  se  demandait-elle  à  son  tour  : 
«  Quand  il  sera  parti  tout  à  l'heure,  aurai-je  envie  de  penser  à 
lui  plutôt  qu'a  d'autres?  » 

René  reprit  vivement  : 

—  Toute  leçon  mérite  salaire  :  le  jour  où  l'élu  aura  paru,  ne 
pourrai-je  apprendre  si  mes...  suppositions  étaient  justes? 

—  Annelte  I  appela  de  nouveau  Mme  Traversot,  M.  l'abbé  Val- 
four  qui  est  sans  liqueur  1 

—  Oh!  dit  la  jeune  fille  à  mi-voix,  je  pense  que  tout  ce  que 
vous  avez  dit  doit  être  exact... 

Et  quittant  René,  elle  s'empressa  auprès  du  prêtre. 

Demeuré  seul  dans  le  petit  salon,  sous  prétexte  d'attendre 
M.  Traversot  qui  ne  revenait  toujours  pas,  René  ne  quitta  pas 
des  yeux  la  jeune  iille. 

—  Ce  n'est  rien,  mademoiselle,  disait  M.  Valfour,  tandis 
qu'Annette  lui  versait  la  chartreuse  en  balbutiant  des  excuses, 
je  vous  attendais  sans  impatience  en  la  compagnie  de  votre 
excellente  mère. ..Ah!  voilà  qui  est  un  excès!  presque  un  verre 
plein...  Pour  boire  à  la  santé  de  Mme  Traversot  et  à  votre 
bonheur,  ce  ne  sera  jamais  trop...  Mais  oui...  à  votre  bonheur, 
pourquoi  pas?  Le  bon  Dieu,  qui  n'est  pas  un  méchant  homme, 
le  mettra  bien  un  jour  ou  l'autre  sur  votre  route,  n'en  doutez 
pas! 

—  Je  vous  assure,  M.  l'abbé,  répliquait  Annette,  que  je  ne 
doute  pas  :  le  tout  est  de  reconnaître  quand  il  se  présentera. 

—  Enfin  !  je  l'ai  trouvé I 

Triomphant,  M.  Traversot  reprit  le  bras  de  René  qui  tres- 
saillit comme  au  sortir  d'un  rêve. 

Puis  ce  fut  une  sorte  de  reprise  automatique  de  la  soirée. 
Les  propos,  les  attitudes,   le   genre  même   de   plaisir  ne  diffé- 


L APPEL    DE    LA    ROUTE.  1  4  l 

raient  plus  de  ceux  du  repas.  Il  en  était  des  deux  entretiens 
que  je  viens  de  raconter  comme  des  paysages  fantastiques  qui 
surgissent  parfois  en  montagne  dans  une  déchirure  de  brouil- 
lard. Ils  apparaissent,  ils  s'effacent,  on  se  demande  s'ils  sont 
vrais  ou  si  c'est  a  l'éternelle  brume  qu'il  faut  croire  :  et  la 
brume  n'est  que  fumée,  eux  seuls  comptent... 

A  dix  heures,  M.  Valfour  prit  congé.  Le  cérémonial  de 
sortie  fut  un  peu  différent  de  celui  d'arrivée,  car  à  défaut  de 
l'extra,  déjà  reparti,  les  Traversot  accompagnèrent  leurs  hôtes 
jusqu'à  la  cour  d'honneur. 

La  bourrasque  passée,  le  ciel  redevenu  limpide,  on  avait 
envie  de  s'attarder  sur  le  perron,  mais  par  convenance  on  s'en 
abstint.  Annette  tendit  à  René  la  main  : 

—  Au  revoir,  monsieur. 
Il  répliqua  : 

—  Savez-vous  qu'  «  au  revoir  »  signifie  qu'on  revient,  et 
même  bientôt  ?    . 

Elle  répondit  sans  embarras  : 

—  Evidemment,  je  ne  voulais  pas  dire  autre  chose. 

Ceci  se  perdit  d'ailleurs  dans  le  brouhaha  des  autres  adieux. 
Ensuite  l'abbé  Valfour  prit  le  bras  de  René  : 

—  Allons,  déclara-t-il,  j'emmène  coucher  les  enfants  sages. 
Il  paraissait  enchanté.  Sur   d'avoir  pour  lui  les  Manchon, 

il  ne  doutait  plus  des  Traversot.  Quand  on  a  mis  les  parents 
d'accord  et  vu  le  reste  dans  une  glace,  il  ne  reste  qu'à  bénir 
les  voies  de  la  Providence. 

Trop  préoccupé  de  ses  propres  impressions  pour  observer 
son  compagnon,  René  de  son  côté  songeait.  Il  semblait  qu'une 
brise  du  large  eût  passé  sur  son  àme,  et  balayé  comme  des 
feuilles  mortes  ses  aventures  de  jeune  homme,  les  plaisirs  qu'il 
avait  pris  pour  de  la  passion,  jusqu'au  nom  des  femmes  qu'il 
avait  cru  aimer.  Quelles  raisons  inconnues  rendaient  donc 
Annette  Traversot  si  différente  des  autres?  Non  seulement  elle 
s'éloignait  de  tous,  mais  elle  entraînait  à  sa  suite  ceux  qui 
l'approchaient,  puisqu'auprès  d'elle  il  s'était  découvert  une 
âme  et  des  pensées  insoupçonnées... 

Soudain  l'abbé  dit  dans  la  nuit  : 

—  Hé  bien?...  à  propos...  que  pensez-vous  d'Annelte  ? 
René    tressaillit   :   puis   jaloux   de   ne    rien  livrer  de   lui- 
même  : 


"il!  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Mon  Dieu  I  murmura-t-il,  que  pourrais-je  en  dire?  C'est 
une  jeune  fille... 

Il  arrive  ainsi  qu'on  trouve  par  hasard  et  sans  la  chercher, 
la  réponse  à  une  question  insoluble  :  René  qui,  de  sa  vie, 
n'avait  approché  une  jeune  fille,  venait  d'en  rencontrer  une.  Il 
ignorait  encore  s'il  l'aimerait;  mais  aurait-il  été  plus  heureux, 
le  sachant,  et  n'est-ce  pas  à  l'heure  où  naît  la  Heur  bleue  que 
l'on  se  sent  le  mieux  monter  vers  les  étoiles? 

IV 

Il  faut  maintenant  quitter  l'oasis  et  revenir  à  Paris  où  le 
drame  commençait.  Au  cours  de  mon  récit,  d'ailleurs,  je  ne 
cesserai  d'osciller  entre  Paris  et  Semur,  les  événements,  ici  et  là, 
tendant  à  se  joindre  et  n'y  parvenant  que  lorsqu'il  sera  trop  tard. 

Quand  je  dis  que  le  drame  commençait  alors  à  Paris,  j'ex- 
prime mal  ma  pensée.  Le  début  en  remontait  au  départ  de 
René  pour  Semur,  mais  ce  début  avait  été  soigneusement 
masqué  par  les  intéressés. 

Extérieurement,  en  effet,  René  parti,  la  vie  avait  repris  rue 
Monsieur  un  cours  normal.  Aucun  changement,  soit  dans  les 
habitudes,  soit  dans  les  propos.  Comme  avant,  l'abbé  venait 
dîner  chaque  soir,  Lapirolte  obéissait  aux  ordres  du  tyran, 
Mme  Manchon  décidait  et  grondait...  Presque  aussitôt,  cependant, 
un  œil  averti  eût  déjà  découvert  certains  gestes  mal  surveillés, 
telle  attitude  momentanée  et  qu'on  ne  reverra  plus,  toutes 
choses  qui  sont  les  craquements  sourds  par  lesquels  s'an- 
nonce le  bouleversement  proche. 

En  fait,  Mme  Manchon  était  sans  cesse  à  la  limite  d'impa- 
tiences sans  cause  visible.  On  constatait  qu'elle  faisait  tout  avec 
la  même  attention  :  elle  ne  se  plaignait  de  personne,  et  l'on 
humait  autour  d'elle  une  mauvaise  humeur  continue,  une  per- 
pétuelle irritation  contre  la  vie  et  les  gens  qui  l'approchaient. 

Pareillement,  l'abbé  ne  paraissait  pas  moins  taciturne  que 
de  coutume.  Sa  parole  demeurait  rare,  toujours  marquée  au 
coin  d'une  hostilité  latente.  Toutefois,  on  lui  voyait  parfois  un 
air  interrogateur,  comme  s'il  avait  espéré  des  nouvelles  impor- 
tantes qui  ne  venaient  pas. 

Eh  revanche,  jamais  Lapirotte  n'avait  montré  résignation 
plu*  enjouée. 


l'appel  de  la  route.  743 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  cette  fille.  J'ai  esquissé  tout  à 
l'heure  sa  silhouette,  telle  qu'elle  m'apparut  d'abord.  Plus  tard, 
je  l'ai  revue  assez  souvent,  car,  soit  effet  du  hasard,  soit  calcul, 
on  ne  parvenait  guère  auprès  de  Mmo Manchon  qu'à  travers  elle 
et  par  son  entremise.  Or,  à  chaque  occasion,  mes  impressions 
premières  se  sont  modifiées.  Après  l'avoir  supposée  sotte,  j'ai  dû 
reconnaître  qu'elle  avait  des  parties  d'intelligence  supérieure; 
après  l'avoir  crue  neutre,  j'ai  pressenti  en  elle  des  abîmes  à 
faire  trembler.  D'une  curiosité  qui,  depuis  son  entrée  dans  la 
famille,  n'avait  jamais  désarmé,  elle  avait  enfin  tout  vu  et  tout 
retenu  ou  tout  compris.  Ne  doutez  donc  pas  qu'elle,  au  moins, 
dès  l'origine,  ait  perçu  la  raison  profonde  de  ce  qui  commençait. 

Elle  disait,  par  exemple  : 

—  Je  me  demande  si  M.  René  nous  confia  vraiment  les  aven- 
tures qui  ne  manquent  pas  de  lui  arriver  là-bas. 

Mme  Manchon  répliquait  sèchement  : 

—  Mon  fils  m'a  toujours  fait  part  de  tout,  même  de  ses  sot- 
tises. 

Ou, bien,  c'était  un  soliloque  à  mi-voix  : 

—  Ah  1  à  votre  place,  il  me  semble  que  je  n'aurais  jamais  eu 
le  courage  de  jeter  un  si  beau  garçon  dans  le  tourbillon  de 
l'existence,  car  il  est  beau,  madame! 

—  Un  tourbillon  !  s'exclamait  Mme  Manchon  :  Semur  est  une 
mare. 

N'importe,  chaque  fois  le  trait  portait  :  et  satisfaite  de  ce  que 
l'accent  lui  avait  révélé,  Lapirotte  se  sentait  assurée  de  rester 
un  témoin  qui  voit  juste. 

Je  viens  de  trouver  le  terme  exact...  Elle  et  l'abbé  étaient 
devenus  des  témoins,  —  les  témoins  de  Mme  Manchon  qui,  sans 
en  rien  dire,  ne  songeait,  elle,  qu'à  une  chose,  ne  souffrait  que 
d'une  chose  :  l'absence... 

L'absence  de  René,  telle  est  la  cellule  initiale,  la  nébuleuse 
au  noyau  de  laquelle  vont  peu  à  peu  s'agglomérer  les  éléments 
du  drame. 

Auparavant,  René  avait  souvent  quitté  la  maison,  fait  des 
voyages  :  ce  n'étaient  pas  des  absences.  Pour  qu'il  y  ait  absence 
réelle,  il  faut  que  la  vie  s'établisse  ailleurs,  c'est-à-dire  se 
détache  de  celle  qui  précédait.  Pour  la  première  fois,  René 
avait  ainsi  une  maison  à  lui,  des  occupations  à  lui,  et  la  possi- 
bilité d'engager  son  existence  sans  avertir  :  tout  cela,  Mme  Man- 


T-j  4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chou  L'avait  voulu,  désiré,  préparé,  mais  eu  aveugle  et  sans 
comprendre  qu'elle  préparait  aussi  son  désastre.  A  peine  la 
maison  vidée,  ses  yeux  s'étaient  ouverts;  maintenant  elle  en 
mourait  d'angoisse. 

Avant  l'absence,  Mme  Manchon  avait  pu  aussi  se  croire 
une  mère  comme  la  plupart.  Elle  trouvait  alors  normal  que 
René  habitât  près  d'elle,  lui  obéit,  et,  inconsciente  de  la  tutelle 
qu'elle  exerçait,  ne  l'était  pas  moins  de  la  passion  maternelle 
qui  la  dévorait.  René  nes'était  pas  éloigné  depuis  une  semaine 
qu'une  lumière  l'éblouissait  :  comprenant  l'impossibilité  totale 
de  vivre  sans  lui,  elle  n'apercevait  plus  à  travers  le  monde 
que  des  ennemis  décidés  à  le  lui  voler. 

Tout  à  l'heure  Duclos  nous  a  montré  la  jalousie  paternelle 
d'un  Lormier  :  celle  de  Mme  Manchon,  aussi  exclusive,  aussi 
violente,  était  pire.  Non  seulement,  elle  se  refusait  à  un  partage 
quel  qu'il  fût,  mais  elle  prétendait  commander.  Toutefois,  jus- 
qu'au départ  de  René,  ces  sentiments  avaient  conduit  Mme  Man- 
chon sans  qu'elle  le  sût  :  désormais,  elle  ne  les  ignorait  plus. 
L'absence,  encore,  en  lui  montrant  ce  qu'elle  pouvait  perdre,  du 
munie  coup,  lui  en  avait  révélé  la  valeur. 

Vous  me  direz  :  «  Si  Mme  Manchon  en  était  là,  quoi  de  plus 
<imple  que  de  rappeler  son  fils?  De  même  qu'elle  avait  décrété 
l'apprentissage  à  Semur,  ne  pouvait-elle  y  renoncer?  » 

D'accord  :  comptez  cependant  qu'avouer  son  erreur  en  une 
matière  si  grave,  la  seule  à  vrai  dire  où  la  soumission  de  René 
eût  manifesté  des  résistances,  était  un  risque  redoutable.  Quand 
on  a  pris  le  parti  d'être  infaillible,  on  n'a  plus  le  pouvoir  de 
revenir  sur  ses  arrêts,  c'est-à-dire  de  reconnaître  qu'on  se  trompe 
autant  qu'un  autre.  Cela,  Mme  Manchon  le  sentait  à  l'évidence  : 
de  là,  son  malaise  et  l'irritation  latente  qui  ne  cessait  de  la 
dresser  contre  le  présent.  La  ponctualité  même  de  René  à  revenir, 
chaque  dimanche,  ne  parvenait  pas  à  les  calmer.  Parce  qu'il 
était  las  de  sa  vie  à  Semur,  il  la  racontait  le  moins  possible  :  on 
en  pouvait  conclure  aussi  qu'il  en  tenait  à  dessein  des  par- 
ties cachées.  D'une  semaine  à  l'autre,  Mme  Manchon  en  dou- 
tait moins.  Et,  convaincue  d'avoir  de  ses  propres  mains  creusé 
l'abime,  elle  se  sentait  y  courir,  sans  soupçonner  par  quels 
chemins,  sans  oser  non  plus  revenir  en  arrière... 

Trois  jours  après  la  réception  Traversot,  René,  désireux  de 
présenter  son  remerciement  à  l'hôtel  de  Thil,  apprit  que  le  jour  dç 


l'appel  de  la  route.  14j 

Mme  Traversot  était  précisément  le  dimanche  et  jugea  nécessaire 
de  renoncer  pour  une  fois  au  voyage  coutumier.  Déjà,  et  sans 
qu'il  le  soupçonnât,  Annette  dominait  sa  vie.  De  plus,  et  par  un 
scrupule  explicable  en  somme,  avisant  sa  mère  de  ce  grave 
changement  dans  une  habitude  prise,  il  s'abstint  d'en  donner 
la  raison  véritable,  car  lui-même  la  trouvait  futile  autant 
qu'impérieuse. 

Ceci  suffit  :  le  drame  qui,  jusqu'alors  et  comme  une  eau 
souterraine,  avait  miné,  les  âmes,  rue  Monsieur,  était  libre 
d'affleurer  à  la  lumière  :  désormais,  rien  n'allait  plus  en  endi- 
guer la  marche. 

Au  reçu  de  la  nouvelle,  Mme  Manchon  blêmit,  avertit  la 
femme  de  chambre  qu'il  était  inutile  de  préparer  la  chambre  de 
M.  René  et  ne  souffla  mot  ni  à  Lapirotte  ni  à  l'abbé.  Simple- 
ment, quand  l'abbé  parut  le  dimanche  soir,  et  pour  qu'il  ne 
s'élonnàt  pas,  Mme  Manchon  dit  : 

—  J'ai  prié  René  de  ne  pas  venir  aujourd'hui  :  je  ne  le  trou- 
vais pas  bien.  Trop  d'allées  et  venues  fatiguent. 

Elle  mentait  hardiment,  résolue  de  laisser  aux  choses  l'as- 
pect qu'elle  leur  voulait.  Lapirotte  approuva,  plus  souriante  que 
jamais.  L'abbé  fit  de  même,  et  chacun  s'enferma  dans  une 
indifférence  affectée.  Il  n'était  pas  jusqu'aux  domestiques  qui 
n'eussent  l'air  de  trouver  naturelle  l'explication  donnée. 

Toute  la  semaine  qui  suivit,  Mma  Manchon  se  demanda  par 
quelles  voies  confesser  son  fils,  quand  il  paraîtrait,  sur  la  cause 
véritable  qui  l'avait  retenu.  Tour  à  tour,  elle  imaginait  des 
questions  captieuses,  une  explication  directe,  une  scène  atten- 
drie. Incapable  de  se  résoudre,  mais  guidée  par  un  instinct  sûr, 
elle  demeurait  persuadée  que  le  danger  redouté  venait  de 
paraître,  cherchait  en  vain  à  le  concevoir,  et  s'en  désespérait. 

Le  samedi,  dépèche  de  René  annonçant  encore  une  remise 
de  voyage;  cette  fois,  il  donnait  pour  excuse  un  rhume  violent. 

Ce  fut  Lapirotte  qui  reçut  le  télégramme  des  mains  du  fac- 
teur, elle  qui  en  donna  lecture  à  Mme  Manchon.  Probablement 
touchée  par  l'air  de  celle-ci,  elle  jugea  même  nécessaire  d'ajouter 
une  remarque  : 

—  Les  rhumes  de  M.  René  sont  toujours  sans  gravité.  Je 
doute  qu'il  soit  obligé  de  garder  la  chambre. 

—  Si  mon  fils  pouvait  sortir,  il  serait  ici,  repartit  froide- 
mentMme  Manchon.  D'ailleurs,  je  vais  l'inviter  à  venir  se  reposer 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

près  de  moi  dès  qu'il  sera  mieux.  C'est  un  retard  de  quarante- 
huit  heures  au  plus... 

—  Espérons-le,  soupira  Lapirotte. 

11  faut  croire  qu'elle  voyait  juste  :  quatre  nouveaux  jours 
s'écoulèrent  sans  autres  nouvelles  de  René,  que  des  bulletins  de 
santé,  aussi  brefs  que  rassurants.  Il  s'agissait  bien  de  santé! 
l'inquiétude  de  Mme  Manchon  était  ailleurs. 

On  atteignit  ainsi  le  vendredi.  Si  René  ne  s'était  pas  décidé 
à  avancer  son  voyage,  comme  sa  mère  l'en  avait  prié,  du 
moins  s'était-il  abstenu,  jusque-là,  d'annoncer  un  nouveau  délai. 

Ce  même  vendredi,  l'abbé  Manchon,  venu  diner  suivant 
l'usage,  pénétra  dans  le  salon  de  la  rue  Monsieur,  avec  l'air 
interrogateur  qui  lui  était  habituel  depuis  quelque  temps.  Une 
fois  assis,  il  se  tint  coi  en  se  frottant  les  mains. 

—  Avez-vous  froid,  Henri?  demanda  Mrae  Manchon. 

11  répondit  non,  d'un  signe  de  tête.  Mais,  et  bien  que  ce 
ne  fût  pas  sa  coutume,  il  s'informa  le  premier  de  René  : 

—  Mon  frère  vient-il  enfin? 
Mme  Manchon  étouffa  un  soupir  : 

—  Vous  savez  bien  que  le  courrier  n'est  pas  encore  passé  : 
je  n'aurai  pas  de  nouvelles  avant  huit  heures. 

L'abbé  répliqua  : 

—  En  tout  cas,  rassurez-vous  :  il  est  tout  à  fait  bien* 

—  Vous  aurait-il  écrit? 

—  Non. 

—  Alors  d'où  le  tenez-vous? 

—  De  mon  ami,  M.  l'abbé  Valfour. 
Mme  Manchon  haussa  les  épaules  : 

■ —  Les  indifférents  trouvent  toujours  excellent  l'état  du  voisin. 
Apercevant  ensuite  Lapirotte  à  côté  d'elle,  elle  lui  fît  signe 
de  s'en  aller.  Docile,  Lapirotte  obéit. 

—  L'abbé  Valfour  ne  vous  communique-t-il  rien  d'autre? 
reprit  M",e  Manchon,  dès  que  la  porte  se  fut  refermée. 

L'abbé  Manchon  continuait  de  se  frotter  les  mains. 

—  Non,  fit-il  encore  d'un  ton  détaché;  du  moins  rien  de 
précis... 

—  Rien  de  précis?  Il  dit  donc  quelque  chose  ? 

—  En  effet...  ou  plutôt,  pour  être  exact,  il  me  fait  part  de 
certaines  pensées  personnelles...  qui  d'ailleurs  concordent  avec 
les  miennes. 


L  APPEL    DE    LA    ROUTE. 


747 


—  Je  goûte  peu  qu'un  inconnu  se  mêle  de  nos  affaires. 

—  M.  Valfour  n'en  est  pas  un  pour  moi. 

—  Enfin,  à  quoi  songe-t-il? 

—  A  marier  René. 

Mma  Manchon,  qui  mettait  en  ordre  des  livres  sur  une  con- 
sole, se  retourna  violemment  : 

—  Votre  ami  est  fou,  je  pense  ? 

Pas  plus  que  moi,  puisque  je  partage  son  avis. 

—  Et  pourquoi,  s'il  vous  plait? 

—  René  est  à  l'âge  où,  sous  peine  de  faire  des  sottises,  un 
jeune  homme  doit  s'établir.  Il  est  naturel  que  je  préfère  un 
nœud  légitime  à  des...  expériences  momentanées,  aussi  dange- 
reuses pour  le  corps  que  pour  l'esprit. 

Mme  Manchon  eut  un  sourire  dédaigneux,  puis  laissa 
tomber  : 

—  Je  n'entends  rien  pour  mon  compte  aux  raisons  théolo- 
giques :  il  me  suffira  que  René  se  marie  quand  je  le  jugerai 
utile,  et  avec  une  femme  que  j'aurai  choisie.  J'en  suis  fâchée 
pour  "votre  ami  Valfour,  avertissez-le  que,  m'estimant  le 
meilleur  juge  en  la  circonstance,  je  l'invite  à  garder  désormais 
une  réserve  dont  il  n'aurait  pas  dû  sortir. 

—  Cependant,  répliqua  l'abbé  avec  une  nuance  d'irritation» 
si  René  avait  trouvé  à  Semur  une  personne... 

—  Je  le  saurais. 

—  Vous  serez,  je  le  crains,  la  dernière  informée. 
— ■  Ne  calomniez  donc  pas  votre  frère  ! 

Et  Mme  Manchon,  cette  fois,  couvrit  d'un  regard  dur  son  fils 
aîné,  avant  d'achever  pour  elle-même  : 

—  D'ailleurs,  je  suis  sûre  de  mon  fils. 

Une  ride  légère  barra  le  front  de  l'abbé.  Sans  doute  ne 
supportait-il  pas  sans  impatience  la  manière  dont  Mme  Manchon 
prononçait  «  mon  fils,  »  en  parlant  de  René.  Ce  sont  le  plus 
souvent  de  très  petites  choses  qui  irritent,  de  préférence  aux 
grandes. 

—  Vos  avis,  ma  mère...  commença-t-il  sur  un  ton  singuliè- 
rement raffermi. 

Mais  Lapirotte  rentrait,  annonçant  le  repas. 

—  Tout  a  l'heure,  s'interrompit  l'abbé,  nous  reprendrons 
ce  sujet. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  répliqua  Mrae  Manchon. 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  J'en  ai  pourtant  le  désir. 

RI'""  Manchon  alT-cla  de  ne  pas  entendre.  Elle  se  dirigeait 
déjà  vers  la  salle  à  manger,  suivie  par  Lapirotte. 

Dîner  rapide,  inquiet  et  silencieux.  Depuis  le  départ  de 
1!  sné,  des  ond  is  n'avaient  cessé  de  glisser  dans  la  demeure, 
donnant  le  même  frisson  qu'une  approche  d'orage.  Fréquem- 
menl  aussi,  on  y  subissait  une  sorte  d'appréhension  muette,  telle 
qu'on  avait  envie  de  tourner  la  tête  pour  voir  si  quelque  mal- 
faiteur n'avait  point  profité  d'une  porte  ouverte.  Rlalgré  cela, 
les  apparences  rosi, lient  paisibles.  Ce  soir-là,  au  contraire,  il 
eût  été  impossible  de  méconnaître  la  tension  dont  soutiraient 
!  s  convives.  Les  gestes  étaient  saccadés,  les  visages  clos,  les 
pensé  !S  absentes. 

On  ach  vait  le  dessert  quand  enfin  le  courrier  vint. 

—  Dieu  merci!  déclara  Mme  Manchon,  apercevant  de  loin  le 
plateau  qu'on  apportait,  je  commençais  à  craindre  que  le  fac- 
teur n'eût  rien  laissé! 

—  Il  ne  faudrait  pas  s'étonner  pourtant  si  RI.  René  n'avait 
pas  écrit,  dit  Lapirotte.  Qui  sait  s'il  n'hésite  pas  encore  à  se 
mettre  en  route  demain? 

Elle  se  trompait.  Il  y  avait  deux  lettres,  dont  l'une  de  René, 
mise  soigneusement  en  évidence.  Rlme  Manchon  se  saisit  du 
tout.  Elle  s'aperçut  ensuite  que  la  seconde  était  pour  Lapirotte, 
mais  avant  de  la  remettre,  en  examina  par  habitude  la  suscrip- 
tion  et  le  timbre. 

—  Tiens,  dit-elle,  vous  avez  aussi  des  correspondants  à 
Semur? 

—  Moi?...  non...  du  moins  je  ne  m'en  connais  pas,  s'exclama 
Lapirotte. 

—  Il  paraît  que  si,  puisque  ce  papier  en  vient. 

—  En  effet...  voilà  qui  est  curieux. 

—  S'il  s'agit  d'une  conquête  imprévue,  poursuivit  RIme  Rlan- 
chon  satisfaite  de  lâcher  bride  à  son  humeur,  avisez-moi.  Sans 
t  nir  à  vos  secrets,  je  prétends  ne  pas  vous  perdre  à  l'impro- 
viste. 

l/ipirotte  ne  répondit  que  par  un  de  ces  regards  où  RIme  Man- 
chon était  libre  de  lire  un  reproche  attendri  pour  ses  rigueurs, 
mai-  mi  d'autres  auraient  découvert  peut-être  une  rancune 
••(Trayante. 

On  entendit,  après  cela,  le  double  bruit  des  papiers  que  dé- 


l'appel  de  la  route.  740 

chiraient  des  mains  pareillement  fiévreuses.  Parties  le  même 
jour  et  de  la  même  ville,  écrites  par  des  êtres  qui  ne  se  soup- 
çonnaient guère  occupés  des  mêmes  choses,  les  deux  missives 
venaient  échouer  simultanément  sur  cette  table,  chacune 
apportmt  sa  part  au  destin  de  tous  qui  commençait.  Dès  les 
premières  lignes,  Mme  Manchon  et  Lapirotte  semblèrent  évadées 
du  présent.  Le  silence  n'était  pas  plus  grand  qu'auparavant, 
mais  le  froissement  des  feuillets  tournés  y  ajoutait  on  ne  sait 
quoi  de  tragique,  en  même  temps  qu'il  mesurait  l'avidité  avec 
laquelle  on  lisait. 

Soudain  Mme  Manchon  rejeta  la  serviette  sur  la  table,  et  se 
leva.  Elle  avait  terminé.  La  lettre  adressée  à  Lapirotte  devait 
être  plus  courte  que  celle  de  René,  ou  avait  été  lue  plus  vite, 
ou  encore  n'avait  pas  été  lue  tout  entière  :  quoi  qu'il  en  soit, 
elle  avait  disparu  depuis  un  instant  dans  la  poche  de  son 
destinataire. 

A  l'exemple  de  Mme  Manchon,  Lapirotte  et  l'abbé  s'apprê- 
taient à  retourner  au  salon,  quand  un  ordre  arrêta  celle-ci  : 

—  Lapirotte,  je  n'ai  plus  besoin  de  vous  et  j'ai  à  m'entrete- 
nir  avec  Henri.  Ainsi,  laissez-nous,  bonne  nuit,  et  à  demain. 

Le  ton  était  impérieux  comme  de  coutume,  mais  une  chose 
nouvelle  y  paraissait  :  la  colère,  —  une  colère  qui,  pour  la  pre- 
mière fois,  agitait  les  syllabes,  comme  eût  fait  un  grand  vent 
fouettant  les  feuilles  d'un  arbre. 

Lapirotte,  la  main  dans  une  poche,  pour  bien  s'assurer 
sans  doute  qu'elle  n'égarait  pas  le  précieux  écrit  qu'elle  venait 
d'y  mettre,  lança  encore  sur  Mme  Manchon  un  regard  perçant. 

—  J'espère  que  Madame  n'est  pas  souffrante  ? 

—  Nullement,  dit  l'abbé.  Allez  en  repos,  mademoiselle  Éva. 
Il  acheva,  décidé  à  se  montrer  gracieux  autant  que  sa  mère 

avait  été  sèche  : 

—  Surtout  ne  rêvez  pas  du  tentateur! 
Elle  rougit  violemment  : 

—  Je  ne  saisis  pas. 

—  Auriez-vous  déjà  oublié  votre  conquête  de  Semur? 

—  Quoi!  vous  aussi,  monsieur  l'abbé?... 

Les  yeux  de  Lapirotte  exprimaient  cette  fois  une  surprise 
douloureuse  : 

—  Ne  puis-je  avoir,  comme  tout  le  monde,  une  amie  de 
passage  à  Semur?.,, 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  m'  vous  demande  point  de  confidences!  interrompit 
le  prêtre,  étonne  pourtant  du  trouble  qu'avait  provoqué  sa 
plaisanterie. 

—  Henri,  j'attends!  appela  Mme  Manchon. 

El  le  tête-à-tête  qu'avait  interrompu  le  dîner,  recommença; 

toutefois,  tandis  que  l'abbé,  plus  effacé  que  jamais,  reprenait 

sa  pi  i,     el  le  frottement  des  mains  d'auparavant,  Mme  Manchon, 

la  face  contractée,  les  yeux  mi-clos,  allait  et  venait  à  travers  la 

Elle  i)»'  semblait  plus  s'apercevoir  que  son  fils  était  pré- 

I  :  absorbée  par  son  étrange  promenade,  elle  paraissait  réso- 
lu.' ;i  ne  rien  dire,  comme  à  ne  rien  écouter. 

—  Ces!  bien  une  lettre  de  René  que  vous  avez  reçue?  dit 
enfin  l'abbé,  las  d'attendre. 

Sur  un  signe  affirmatif  de  sa  mère,  il  reprit  : 

—  Vous  semblez  mécontente.  Auriez-vous  de  mauvaises 
nouvelles? 

Un  certain  temps  s'écoula  avant  la  réponse.  Mmc  Manchon, 
prise  de  crainte  à  la  pensée  de  traiter  René  trop  rudement, 
recueillait  ses  forces  pour  mieux  se  maîtriser. 

—  En  effet,  reconnut-elle  d'une  voix  sourde  :  les  racontars 
de  votre  abbé  n'étaient  que  trop  vrais.  On  a  eu  le  tort,  —  je  dis 
on  no  sachant  qui,  mais  je  compte  bien  l'apprendre,  —  on  a  eu 
le  tort  de  mettre  sur  le  chemin  de  votre  frère  une  fille,  proba- 
blement à  court d'épouseurs,  et  désireuse  de  se  conquérir  un  état 
-ans  regarder  aux  moyens.  René,  qui  est  plein  de  candeur,  se 
laisse  prendre,  parle  mariage,  et  m'invite  à  me  rendre  à  Semur 
pour  faire  la  demande...  Oh!  tout  lui  paraît  simple!  Elle  me 
plaît,  je  l'adore,  tu  l'aimeras,  marions-nous...  Heureusement 
pour  lui  qu'à  mon  âge  et  avec  mon  expérience,  on  est  moins 
romanesque.  Quatre  mots  suffiront  pour  ramener  l'idylle  aux 
proportions  véritables,  c'est-à-dire  une  flambée  sans  lendemain. 

Visiblement,  elle  s'efforçait  de  réduire  les  événements  à  la 
dimension  d'une  petite  chose,  à  la  fois  ridicule  et  sans  consé- 
quences  dignes  qu'on  s'y  arrêtât.  Mais  sentez-vous  quel  boule- 
versement d'âme  se  cachait  sous  ces  apparences  détachées?  Il  y 
a  un  monde  entre  la  peur  d'un  vol  et  le  vol  lui-même.  Jusqu'à 
liier,  jusqu'à  fout  à  l'heure,  elle  avait  tremblé  qu'on  ne  lui  prit 
René;  mais  elle  tremblai!  dans  le  vide.  Entre  deux  hypothèses 
qui  la  faisaient  blêmir,  elle  trouvait  le  temps  de  se  dire  :  «  Peut- 
•  ii     qu'il  n'y  a  rien,  »  et  du  coup,  un  peu  d'espoir  rafraîchis- 


L APPEL    DE    LA    ROUTE. 


751 


sait  son  àme.  Désormais  l'incertain  n'était  plus  :  l'abîme  était 
devant  elle  1 

—  Serait-il  indiscret  de  connaître  le  nom  de  cette...  demoi- 
selle, comme  vous  dites?  fit  l'abbé  sans  quitter  son  air  de  par- 
faite tranquillité. 

—  Traversin...  non...  Traversot  .  enfin  un  nom  quel- 
conque. 

—  Hé  bien!  ma  mère,  ainsi  que  vous  deviez  le  prévoir,  je 
me  permets  de  n'être  pas  de  votre  avis,  ut  même  d'insister  pour 
que  vous  reveniez  sur  le  vôtre.  Il  s'agit  de  l'avenir  de  mon 
frère,  j'entends  son  avenir  moral,  le  seul  qui  compte  à  mes 
yeux  :  puisque  l'occasion  s'est  présentée,  puisque  lui-même  s'y 
offre,  il  me  paraît  excellent  qu'il  fasse  une  fin  satisfaisante. 

L'abbé,  je  le  répète,  s'exprimait  avec  un  calme  parfait,  ses 
mains  ne  cessaient  pas  d'aller  et  venir  l'une  contre  l'autre, 
son  dos  demeurait  courbé  et  pourtant  les  mots  semblaient  main- 
tenant prendre  progressivement  dans  sa  bouche  une  autorité 
dont  l'origine  ne  s'expliquait  pas.  Elle  était  due  peut-être  aux 
seules  idées  qu'il  exprimait,  peut-être  encore  au  ton  devenu 
plus  ferme. 

—  Pour  faire  une  fin,  il  serait  bon  qu'il  y  ait  eu  un  com- 
mencement, coupa  rudement  Mme  Manchon. 

L'abbé  négligea  de  relever  l'interruption  et  poursuivit  : 

—  J'ai  eu  de  mon  côté  des  renseignements  excellents  sur 
les  Traversot.  La  famille  est  honorable,  la  jeune  fille  est  accom- 
plie. Je  ne  mentionnerai  pas  les  sentiments  des  intéressés  qui 
sont,  m'assure-t-on,  fort  vifs  :  cette  question  m'échappe.  Mais  du 
moment  qu'ils  existent,  je  suis  heureux  de  constater  qu'ils 
peuvent  concorder  avec  les  vues  de  parents  chrétiens,  et  cela 
suffit  pour  me  les  faire  approuver. 

—  D'où  savez-vous  tant  de  choses?  interrompit  encore 
Mme  Manchon,  sans  parvenir  à  cacher  son  étonnement. 

L'abbé  eut  un  vague  haussement  d'épaules  : 

—  Vous  croyez  toujours  que  je  ne  m'intéresse  pas  à  mon 
frère  :  reconnaissez  que  vous  êtes  injuste,  puisque  me  voici  à 
prendre  la  défense  d'un  projet  qui  lui  est  cher  et  que  vous 
auriez  tort  de  vouloir  entraver. 

—  Tort?  répéta  Mmï  Manchon,  dont  l'étonnement  croissait. 
Elle  fit  deux  ou  trois  pas,  puis  s'arrètant  devant  l'abbé  : 

—  Voici  un  mot  auquel  vous   ne  m'avez  pas  accoutumée; 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

j'ain*  >ire  qu'il  a  dépassé  votre  pensée.  De  toutes  manières, 

Henri,  vous  allez  l'expliquer. 

L'abbé  plongea  dans  son  siège  de  l'air  d'un  homme  qui 
quitte  oiiliii  les  sujets  inutiles. 

—  C'est  en  effet  d'autant  plus  nécessaire,  que,  malgré 
tout  mon  respect,  je  ne  pourrais  le  retirer,  répondit-il  froide- 
ment. 

Une  expression  indéfinissable  mit  ensuite  des  lueurs  inaccou- 
hi:  nr  son  visage  émacié.  II  y  paraissait  à  la  fois  le  respect 

dont  il  parlait,  du  dédain  et  une  subite  hauteur. 

—  Excusez-moi,  reprit-il,  si,  pour  arriver  au  but,  je  dois 
faire  d'abord  un  bref  retour  sur  le  passé  :  il  est  nécessaire,  ce 
soir...  Je  ne  vous  ai  jamais  reproché,  je  pense,  des  préférences 
dont  je  neveux  pas  apprécier  les  raisons... 

Mme  Manchon  eut  un  sursaut  : 

—  Henri  I  je  ne  puis  non  plus  accepter  celai 
L'abbé  fît  un  geste  évasif. 

—  Mettons,  si  vous  y  tenez,  que  vous  ne  nous  avez  pas 
aimés  de  la  même  manière  et  passons...  Ce  n'est  pas  d'ailleurs 
en  fils  que  je  me  permets  de  parler  en  ce  moment.  Le  prêtre 
seul  a  le  droit  d'évoquer  ce  que  le  fils  ignore,  et,  puisqu'il 
s'agit  d'àmcs,  pour  ceci  comme  pour  le  reste,  acceptez  que, 
prêtre,  je  continue  de  m'exprimer  en  prêtre. 

Un  second  sursaut  secoua  Mme  Manchon  : 

—  Henri,  ne  mêlez  donc  pas  vos  rancunes  de  famille  à  ce 
qui  n'a  rien  à  y  voir  1 

—  Je  vous  demande  pardon,  ma  mère  :  je  tiens  beaucoup 
au  contraire  à  oublier  que  je  fais  partie  de  la  famille.  De  grâce, 
ne  m'obligez  pas  à  quitter  un  terrain  que  j'ai  choisi  :  il  est  le 
seul  possible...  et  le  meilleur...  pour  tout  le  monde. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Préciser  mes  raisons  serait  inutile  ou  encore...  déplacé, 
repartit  l'abbé  d'un  ton  détaché. 

Toutefois,  ses  yeux  s'étaient  levés  en  même  temps  vers  sa 
mère  et  la  regardaient  fixement.  Il  y  eut  un  choc  silencieux, 
suivi  d'un  de  ces  arrêts  imperceptibles  à  l'oreille  mais  durant 
lesquels  l'inexprimable  passe  en  trombe,  laissant  derrière  lui 
l'épouvante  d'une  chose  dont  on  n'a  point  parlé,  que  l'un  a  crue 

bée,  que  l'autre  sait,  peut  être!...  Et  soudain  M'"e  Manchon, 
de  marcher,  regagna  son  fauteuil,  au  coin  de  la  cheminée. 


l'appel  de  l\  boute.  "753 

Accoudée  dans  la  même  attitude  que  son  iils,    elle  inclina  la 
tète  et  contempla  le  feu. 

—  Je  reprends...  dit  paisiblement  l'abbé.  En  traitant  René 
comme  vous  fites,  je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez  désiré  son 
bonheur.  Sans  le  vouloir  pourtant,  vous  n'aviez  cessé  auparavant 
de  favoriser  en  lui  un  penchant  à  s'en  remettre  à  des  volontés 
étrangères  qui,  pour  un  homme,  est  le  pire  des  dangers.  C'est 
avec  regret  que  je  vous  voyais  vous  obstiner  à  le  garder  près  de 
vous.  C'est  avec  joie  que  j'ai  considéré  la  première  séparation 

.  temporaire  dont  vous  souffrez.  L'occasion  se  présente  aujour- 
d'hui d'une...  émancipation  définitive.  Epargnez-vous  les  risques 
d'un  avenir  que  le  passé  rendait  problématique  et  puisque,  pour 
une  fois,  l'intéressé  fait  preuve  de  décision...  que  Dieu  le 
bénisse  et  qu'il  épouse  I 

La  fin  de  la  dernière  phrase  parut  jetée  avec  violence,  bien 
que  la  voix  n'eût  pris  aucun  éclat.  Mme  Manchon  s'aperçut 
qu'après  avoir  entendu  parler  son  fils,  elle  n'entendait  plus 
que  le  tic-tac  de  la  pendule.  Elle  ne  cessa  point  de  considérer 
les  flammes. 

—  Et  si  j'ai,  moi,  le  désir  de  ne  pas  laisser  mon  fils  s'établir 
loin  de  moi?  dit-elle  soudain,  comme  si  elle  s'éveillait  d'un 
rêve. 

—  Justement,  ma  mère,  vous  m'obligez  à  aller  au  fond 
d'une  pensée  que  j'espérais  déjà  comprise.  En  envoyant  René  à 
Semur,  pour  quelques  mois,  vous  avez  accompli,  je  crois,  le 
commencement  du  devoir.  Je  vous  demande  d'aller  au  bout  et 
de  rendre  stable  ce  que  vous  aviez  cru  passager.  Non  seulement 
vous  rendrez  à  René  la  conscience  de  sa  destinée,  mais  le  sacri- 
fice, —  si  grand  qu'il  vous  paraisse,  —  sera  pour  vous  un  élé- 
ment de  salut...  nécessaire...  C'est  tout  ce  que  j'avais  à  dire. 

Vers  la  fin,  Mme  Manchon  avait  peu  à  peu  tourné  de  nouveau 
la  tête  pour  examiner  son  fils.  Une  seconde  fois,  les  yeux  se 
rencontrèrent.  Après  le  choc,  le  duel  :  en  silence,  ces  deux 
êtres  également  passionnés  et  volontaires  affrontaient  leurs 
secrets.  On  n'évalue  pas  la  durée  de  tels  instants  :  ils  abolissent 
la  réalité. 

L'abbé  baissa  le  premier  les  paupières.  Il  tira  sa  montre. 

—  Neuf  heures  :  je  dois  partir,  sous  peine  de  manquer  mon 
train. 

Mme  Manchon  parut,  à  son  tour,  revenir  à  elle  : 

TOME    LXV.     —     1921.  %8 


7T.4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Henri!...  commença-t-.elle. 
Mais  elle  n'ajouta  rien. 

—  Bonsoir,  ma  mère. 

I.l  ayant  ramassé  sur  la  cheminée  son  bréviaire  qu'il  y  avait 
déposé  avant  le  diner,  l'abbé  sortit. 

lin  mobile,  Mme  Manchon  se  remit  à  surveiller  les  braises. 
Elle  revoyait  des  figures  disparues.  Une  émotion  inexprimable 
faisait  battre  son  cœur.  Elle  avait  aussi  la  sensation  qu'une  dalle 
.-> 'abattait  sur  ses  épaules,  tandis  qu'elle  s'efforçait  de  se  rappe- 
ler exactement  une  parole  de  son  fils  :  «  Ce  sera  pour  vous 
un  élément  de  salut...  nécessaire...;  »  mais  brusquement,  la 
pensée  de  René  balaya  ces  fantômes. 

—  Bah  I  murmura-t-elle,  des  phrases  de  prêtre  ! 

Reprise  ensuite  par  la  conscience  du  seul  péril  immédiat 
qui  survenait,  elle  alla  vers  son  bureau,  et  d'une  écriture 
appuyée,  débuta  : 

<(  i\lon  cher  enfant,  je  ne  viendrai  pas.  Je  ne  te  laisserai  pas 
non  plus  consommer  une  sottise...  » 

La  plume  courait.  On  aurait  dit  qu'elle  prétendait  aller  plus 
vite  que  le  cœur  qui  dictait.  C'est  qu'aussi,  après  s'être  long- 
temps dissimulé,  le  destin  entamait  au  grand  jour  son  œuvre. 
Des  deux  fils  de  Mme  Manchon,  l'un  menaçait  de  lui  être  volé  : 
l'autre...  Au  fait,  qu'arrivait-il  avec  l'autre,  et  pourquoi  cette 
question  suffisait-elle  pour  troubler  l'image  même  du  premier? 

Edouabd  Estaunié. 


(La  quatrième  partie  au  prochain  numéro. ) 


AYANT  LA  CONFÉRENCE  DE  WASHINGTON 


LA  FRANCE  ET  LA  CHINE 

AU  TRAITÉ  DE  TIEN-TSIN 


SOUVENIRS  DIPLOMATIQUES 


Dans  l'Extrême-Orient,  la  Chine,  riveraine  de- l'Océan  Paci- 
fique sur  une  très  vaste  étendue,  est  aujourd'hui  le  principal 
objet  des  rivalités  économiques  entre  les  grandes  Puissances 
continentales,  coloniales  et  maritimes  ayant  un  intérêt  capital 
à  y  répandre  leur  commerce,  leurs  industries,  et  leurs  influences 
politiques,  de  manière  à  satisfaire  ses  multiples  besoins  et  à  tirer 
profit  de  l'exploitation  de  ses  ressources  de  toute  nature. 

Comment  s'accomplira,  sous  la  pression  de  ces  Puissances 
qui  aspirent  à  s'enrichir  en  contribuant  au  développement  de 
sa  prospérité,  l'évolution,  vers  la  civilisation  moderne,  de  son 
immense  fourmilière  humaine  de  450  millions  de  marchands, 
d'artisans  et  de  cultivateurs,  sobres,  probes,  et  laborieux,  main- 
tenant qu'elle  est  libérée  de  l'incurie  administrative  de  la 
dynastie  mandchoue?  C'est  la  grande  énigme  de  l'avenir,  dont 
dépendront  désormais,  pour  une  large  part,  les  destinées  de 
l'humanité. 

En  tout  cas,  la  France  compte  parmi  les  Puissances  colo- 
niales intéressées  à  la  prospérité  de  la  Chine  et  au  maintien  de 
la  paix  dans  le  Pacifique,  à  cause  de  sa  base  navale  principale 
de    l'Indo-Chine,   que    la   politique  résolue   et  clairvoyante    de 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jules  Ferry  ;i  prolongée,  dans  le  Tonkin,  dépendance  de 
l'A n nain,  jusqu'aux  frontières  des  trois  riches  provinces  chi- 
noises  limitrophes,  par  le  traité  de  Tien-Tsin  du  11  mai  1884. 

Ce  traité  ne  fut  ratifié  et  exécuté  intégralement  qu'une 
année  plus  laid,  après  bien  des  tribulations  ;  mais  il  mit  fin 
entièrement,  alors,  aux  conflits  diplomatiques  et  militaires  entre 
la  France  <'t  la  Chine  au  sujet  du  Tonkin,  en  les  liant,  à  travers 
les  frontières  communes,  par  des  relations  commerciales  égale- 
ment avantageuses  de  part  et  d'autre.  Certes,  des  causes  de 
faiblesse,  de  troubles  et  de  divisions  subsistent  encore  dans  la 
jeune  République  chinoise,  de  fondation  si  récente.  Cependant 
sa  nouvelle  orientation  vers  une  ère  de  réformes  progressives 
ne  peut  que  resserrer  davantage  ses  relations  amicales  avec  la 
France,  cimentées  depuis  par  son  alliance  militaire  dans  la 
guerre  de  1014,  de  manière  à  augmenter  la  sécurité  et  la  pros- 
périté de  notre  colonie  tonkinoise  et  l'importance  relative  de 
notre  principale  base  navale  en  Extrême-Orient. 

Enfin,  le  président  de  la  grande  République  américaine 
doit  mettre  en  discussion,  dans  quelques  semaines,  au  Congrès 
,de  Washington,  les  questions  intéressant  le  maintien  de  la  paix 
,dans  le  Pacifique,  —  intimement  liées, sans  doute,  dans  sa  pensée, 
à  l'application  à  la  Chine  actuelle  du  principe  de  la  porte  ouverte 
entre  les  Puissances  concourant  à  l'exploitation  et  au  dévelop- 
pement de  ses  ressources  économiques  et  autres.  Ce  fait  ne  peut 
que  nous  inciter  à  envisager  à  notre  tour  ces  questions  au  point 
de  vue  français. 

Ayant  été  appelé,  au  cours  d'une  de  mes  nombreuses  cam- 
pagnes  en  Extrême-Orient,  à  jouer,  accidentellement,  comme 
■  •■un mandant  du  croiseur  Volta,  un  rôle  diplomatique  qui  fut 
décisif,  a  un  moment  critique  de  notre  occupation  du  Tonkin, 
j'ai  tenu  à  le  définir  par  quelques  souvenirs  anecdotiques  scru- 
puleusement limités  aux  faits  auxquels  j'ai  assisté  et  pris  part. 

Quant  au  récit  des  événements  qui  se  sont  déroulés,  avant 
et  après  cette  intervention  diplomatique  personnelle  dans  le 
traité  de  Tien-Tsin  du  11  mai  1884,  on  en  trouve  un  émouvant 
.  t  complet  exposé  dans  le  beau  livre,  Y  Affaire  du  Ton/cin(i),  de 
JSN2  a  188*>,  de  M.  l'ambassadeur  Billot,  alors  directeur  poli- 
tique mi  quai  d'Orsay  :  j'ai  pu  juger  à  l'œuvre  M.  Billot  :  j'ai  eu 

Iule    Hetzei  e>t  G". 


LA    FRANCE    ET    LA    CIIINE    AU    TRAITÉ    DE    T1EN-TSIN.  loi 

souvent  l'occasion,  d'admirer  sa  droiture  de  caractère,  ses  juge- 
ments éclairés,  ainsi  que  sa  haute  valeur  morale  et  profession- 
nelle. 

La  première  partie  des  présents  Souvenirs  est  un  aperçu  des 
hommes  et  des  choses  du  Céleste-Empire,  de  1878  à  1880;  la 
seconde  partie  est  l'historique  de  mes  interventions  personnelles, 
dans  le  cadre  général  des  conflits  militaires  et  diplomatiques 
survenus  entre  la  France  et  la  Chine,  au  sujet  de  notre  occu- 
pation du  Tonkin,  et  des  circonstances  qui  les  ont  provoquées. 

I.    —   HOMMES    ET   CHOSES    DU   CÉLESTE-EMPIRE   DE    1878    A    1880 

Le  19  mai  1878,  j'avais  été  nommé,  à  ma  grande  joie,  au 
commandement  delà  canonnière  Lynx,  que  je  devais  conduire, 
de  Cherbourg  où  elle  entrait  en  armement,  jusqu'en  Chine, 
pour  y  entreprendre  une  campagne  d'essai,  aller  et  retour,  de 
ce  nouveau  type  de  bâtiment  de  stations  lointaines  :  j'étais 
ainsi  placé,  dans  la  division  navale  de  l'Extrême-Orient,  sous 
les  ordres  du  contre-amiral  Ch.  Duperré. 

La  traversée  sur  un  navire  peu  rapide,  de  faible  tonnage, 
fut  nécessairement  longue,  mais  sans  autres  incidents  de  navi- 
gation qu'une  lutte  assez  dure  contre  la  mousson  de  Nord-Est, 
en  remontant  la  côte  de  Chine  jusqu'au  Peï-ho,  où  je  devais 
hiverner.  Je  pus  gagner  ce  port  et  m'y  installer  avant  l'appa- 
rition des  glaces. 

J'y  trouvai  trois  canonnières,  anglaise,  allemande  et  amé- 
ricaine, déjà  amarrées  chacune  devant  le  Consulat  de  sa  natio- 
nalité, pour  en  assurer  la  garde.  Je  pris  des  dispositions  ana- 
logues devant  le  Consulat  de  France.  Elles  consistaient  à  pré- 
server le  navire  de  la  neige  et  du  froid  très  rigoureux  atteignant 
souvent  —  20°  centigrades,  en  le  recouvrant  et  l'enveloppant 
d'une  toiture  et  d'une  muraille  improvisées  qui  permettaient  d'y 
maintenir  un  chauffage  intérieur  permanent.  Quant  à  l'équi- 
page, on  l'entretenait  dans  un  parfait  état  de  santé  physique  et 
morale,  par  un  vigoureux  régime  sportif  en  plein  air,  de  mar- 
ches et  d'exercices  militaires,  agrémenté  de  patinages  volon- 
taires sur  la  glace  du  fleuve. 

Toutefois,  malgré  l'appareil  guerrier  de  ce  groupe  de 
canonnières  isolé  pendant  l'hivernage  de  tout  renfort  extérieur, 
le  prestige  des  grandes  Puissances  dont  les  pavillons  flottaient  à 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  poupes  était  leur  véritable  porte-respect  et  la  sauvegarde 
effective  des  intérêts  nationaux  et  privés  qu'elles  avaient  mis- 
sion d'y  protéger. 

Nos  affaires  étaient  gérées,  àTien-Tsin,  par  un  consul  de- 
carrière,  M.  Dillon,  profondément  pénétré  de  la  conscience  des 
devoirs  de  sa  charge,  bienveillant  et  affable,  d'un  caractère 
droit  et  ferme.  Je  reçus,  de  lui,  le  plus  sympathique  accueil  : 
l'iit  de  suite,  une  confiance  réciproque  s'établit  entre  nous 
da us  les  fréquentes  relations  de  service  et  de  camaraderie  qui 
devaient  se  prolonger  pendant  deux  années  d'hivernage. 

M.  Dillon,  qui  parlait  couramment  la  langue  chinoise,  voulut 
bien  m'oflYir  de  me  servir  d'interprète,  à  titre  purement  ami- 
cal et  personnel,  dans  les  circonstances  inattendues  que  je  vais 
relater,  circonstances  qui  devaient  m'entrainer,  au  gré  de  ma 
destinée  aventureuse,  à  jouer  un  rôle  de  plus  en  plus  actif  et 
tinalement  décisif,  six  années  plus  tard,  dans  le  règlement 
diplomatique  de  notre  différend  avec  le  Gouvernement  chinois 
au  sujet  de  notre  occupation  du  Tonkin. 

* 
*    * 

Dès  ma  première  conversation  avec  notre  consul,  il  me  mit 
au  courant  des  affaires  de  la  Chine,  qui  le  préoccupaient  vive- 
ment. La  Russie  la  menaçait  d'une  guerre  imminente,  en 
représailles.  Le  gouvernement  de  Pékin  avait  refusé  de  recon- 
naître le  traité  de  Livadia,  relatif  à  l'affaire  de  Kuldja,  et 
dont  son  ambassadeur,  Tchong-hô,  avait  cependant  accepté  les 
conditions  en  vertu  de  ses  pleins  pouvoirs. 

A  la  suite  de  ce  refus,  le  Tsar  avait  envoyé  une  escadre 
stationner  au  Japon,  en  attendant  ses  ordres,   à  proximité   des 

les   chinoises,   et     prescrit    de    concentrer    une     armée  de 
50000  hommes  sur  la  frontière  en  litige. 

L'Impératrice  régente,  effrayée  de  ces  préparatifs  d'inva- 
sion par  terre  et  par  mer,  avait  fait  appel,  comme  toujours. 
dans  les  moments  critiques,  à  Li-Hong-Tchang,  vice-roi  du 
Tchi-li,  le  plus  sage  et  le  prudent  conseiller  du  Céleste  Empire  . 

lait  lui  qui,  pour  ses  débuts  d'homme  d'État,  avait  déjà  sauvé 
la  dynastie  de  la  dangereuse  insurrection  des  Taipings,  en 
l'étouffant  sous  une  répression  impitoyable. 

Or,  Li-M'-ng-Tchang  paraissait  soucieux  des  graves  respon- 

bilités   dont  il   était  à   nouveau   chargé.   Ainsi,  il  venait  de 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  7H9 

consulter  les  commandants  des  canonnières  étrangères  arri- 
vées, avant  le  «  Lynx,  »  à  Tien-Tsin,  pour  se  faire  des  idées  plus 
précises  sur  la  valeur  relative  et  les  chances  respectives  de 
succès  des  forces  navales  et  militaires  qui  allaient  entrer  en 
lutte,  s'il  ne  parvenait  pas  à  empêcher  l'ouverture  prochaine 
des  hostilités. 

Il  était  visible,  d'ailleurs,  qu'il  cherchait  surtout,  dans  ces 
consultations,  à  se  procurer  des  arguments  de  nature  à-décou- 
rager  les  aveugles  partisans  d'une  résistance  obstinée  aux 
réclamations  russes.  A  ses  yeux,  résister  aurait  pour  consé- 
quence inévitable  d'acculer  son  pays  à  une  défaite  plus  humi- 
liante et  onéreuse  que  les  concessions  nécessaires  à  un  règle- 
ment pacifique  immédiat  du  conflit. 

Le  consul  pensait  donc  que  le  vice-roi,  aux  abois,  me  de- 
manderait également  mon  avis,  à  ce  sujet,  dans  l'audience  pro- 
chaine qui  lui  avait  été  demandée  pour  recevoir  ma  première 
visite  officielle. 

Enfin  arriva  le  jour  de  cette  audience  qui  piquait  vivement 
ma  curiosité. 

Un  secrétaire  nous  introduisit  dans  une  vaste  salle  décorée 
simplement  par  un  beau  portrait  en  pied  du  vice-roi,  et  sans 
autre  mobilier  qu'une  table  entourée  de  lourds  fauteuils  en  bois 
d'ébène  sculpté  et,  dans  le  fond  de  la  pièce,  un  brasero  pour  la 
chauffer. 

L'entrée  solennelle  de  notre  hôte,  à  pas  comptés,  fut  impres- 
sionnante. Il  avait  grand  air,  avec  sa  haute  stature,  sa  démarche 
majestueuse  dans  son  ample  manteau  de  fourrures,  l'aspect 
décoratif  de  sa  coiffure  officielle  de  mandarin  du  plus  haut  rang 
couronnant  une  longue  figure  osseuse,  à  barbe  grise  et  clairse- 
mée, au  front  pensif,  aux  yeux  perçants  et  bridés  entre  deux 
pommettes  larges  et  proéminentes.  Il  nous  fit,  avec  gravité,  les 
honneurs  de  son  appartement;  mais  son  attitude,  moins  com- 
passée, nous  mit  plus  à  l'aise,  quand,  après  l'échange  des  com- 
pliments d'usage,  la  conversation  s'engagea  sur  les  sujets  qu'il 
désirait  traiter  avec  nous  et  qui  étaient,  en  effet,  pour  lui,  d'un 
haut  intérêt. 

Dans  cette  première  visite,  il  se  borna  à  me  questionner  sur 
la  valeur  offensive  des  canonnières  qu'il  avait  achetées  récem- 


REV1   i:    DES    DEUX    MONDES. 


ment  en  Angleterre.  Leur  armement  en  artillerie  se  composait 
d'une  grosse  pièce  «  Amstrong,  »  devant,  et  de  deux  petite* 
pièces  légères,  derrière. 

Mais  la  pièce  de  chasse,  n'étant  pas  sur  pivot  central,  ne 
pouvait  être  pointée  que  dans  la  direction  de  la  route  du  navire, 
direction  qu'il  fallait  donc  changer  selon  le  but  à  viser.  Or, 
dans  la  navigation  fluviale,  à  laquelle  étaient  principalement 
destinées  ces  canonnières,  cette  manœuvre  est  gênante,  et  même 
dangereuse  sous  le  feu  de  l'ennemi;  car,  lorsque  le  bâtiment 
est  au  mouillage  il  doit,  pour  l'exécuter,  s'embosser  sur  des 
ancres,  en  travers  du  courant;  et,  lorsqu'il  est  en  marche,  il 
est  réduit,  pour  canonner  une  des  rives,  à  obliquer  sa  route 
vers  elle,  au  risque  de  s'y  échouer,  si  l'embardée  est  trop 
inde  ou  trop  prolongée. 

Cette  critique,  qui  n'avait  pas  encore  été  faite  au  vice-roi 
lui  causa  une  visible  déception.  Elle  était  d'ailleurs  fondée, 
ainsi  qu'il  a  pu  le  reconnaître,  lui-même,  à  ses  dépens,  plus 
tard,  dans  le  combat  de  Fou-Tchéou.  Les  canonnières  chinoise, 
furent  alors  aisément  détruites,  dans  la  rivière  Min,  sous  les 
feux  de  chasse  concentrés  de  nos  navires,  parce  que  leur  évi- 
tage  au  jusant,  au  moment  choisi  par  l'amiral  Courbet  pour 
ouvrir  les  hostilités,  les  empêcha  de  se  servir  de  leurs  grosses 
pièces  Amstrong. 


* 
*    * 


A  la  suite  de  ce  premier  entretien,  Li-Hong-Tchang  me 
convoqua  plusieurs  fois  à  son  yamen,  avec  M.  Dillon,  et,  à 
chaque  nouvelle  entrevue,  je  sentais  grandir  la  confiance  avec 
laquelle  il  accueillait  mes  explications,  surtout  sur  les  sujets 
un  peu  scientifiques  et  maritimes  où  son  ignorance  complète 
m'obligeait  à   faire   appel,   pour  l'éclairer  et  le  convaincre,  à 

artifices  de  démonstration  enfantins 

Bientôt  même  il  fut  conduit,  par  la  force  des  choses,  à  nous 
faire  d'intéressantes  confidences  sur  les  difficultés  qu'il  rencon 
trait,  a  la  cour  de  Pékin  et  au  Tsong-Li-Yamen.  Malgré  l'appui 
constant  de  l'Impératrice  régente,  il  avait  à  se  défendre  contre 
les  intrigues  de  certains  vice-rois  jaloux  de  ses  nombreux  pri- 
vil  t  d'autres  rivaux  systématiquement  hostiles  à  sa  poli- 

tique étrangère.   Il    estimait  qu'il   y  avait    lieu  de   ne   pas  se 
départir  d'une  attitude  prudente  et  pacifique  à  l'égard  de  la 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  761 

Russie  et  du  Japon,  toujours  en  quête  d'un  prétexte  ou  d'une 
occasion  pour  agrandir  leurs  territoires  limitrophes  aux  dépens 
de  celui  de  la  Chine. 

Le  vice-roi  jugeait  indispensable,  en  effet,  non  sans  de 
graves  raisons,  cette  politique  de  temporisation,  tant  que  son 
pays  n'aurait  pas  remédié,  par  les  réformes  nécessaires,  à  son 
impuissance  militaire  et  maritime. 

C'est  en  vue  de  réaliser  ces  réformes,  qu'il  s'était  imposé  des 
sacrifices  exceptionnels  pour  se  constituer,  avec  l'aide  de  quel- 
ques officiers  et  d'instructeurs  étrangers,  une  petite  armée  et 
une  flottille  de  guerre  capables,  soit  de  couvrir  Pékin  sur 
terre  et  sur  mer,  contre  l'attaque  brusquée  d'une  nation  voi- 
sine, soit,  au  contraire,  d'y  pénétrer,  au  premier  signal  de  sa 
souveraine,  pour  la  défendre  contre  un  danger  quelconque  :  on 
pouvait  redouter,  par  exemple,  une  conspiration,  de  quelque 
prince  mandchou  de  la  famille  impériale,  hostile  à  la  régence 
de  la  mère  du  jeune  souverain,  à  cause  de  sa  basse  extraction, 
et  bien  qu'elle  fût  d'une  intelligence  supérieure. 

Li-Hong-Tchang  était  d'ailleurs  d'autant  plus  intéressé  à 
maintenir,  à  tout  prix,  l'Impératrice  au  pouvoir,  qu'en  retour, 
elle  lui  assurait  son  appui  souverain,  ouvertement,  ou  même 
secrètement,  dans  les  heures  critiques  où  il  risquait  de  succom- 
ber sous  la  violence  des  attaques  d'une  coalition  de  ses  adver- 
saires politiques. 

C'était  a  elle,  en  effet,  qu'il  devait  sa  haute  fonction  de  direc- 
teur de  la  politique  étrangère  de  l'Empire.  Il  tenait  surtout  à 
cette  fonction,  car  elle  lui  permettait  d'intervenir  efficacement 
en  faveur  de  la  paix,  chaque  fois  que  son  pays  était  menacé  d'un 
conflit  redoutable  avec  une  Puissance  voisine  mieux  armée. 

* 
*    * 

J'ai  pu  me  rendre  compte,  par  l'exemple  suivant,  de  la 
façon  habile  dont  Li-Hong-Tchang  appliquait,  à  l'occasion,  sa 
méthode  de  temporisation  pacifique,  pour  éviter  une  guerre 
imminente. 

Un  jour,  ayant  été  convoqués  d'urgence,  M.  Dillon  et  moi, 
dans  le  yamen  du  vice-roi,  il  nous  reçut,  d'un  air  radieux,  et 
nous  annonça  qu'il  venait  de  réussir  h  empêcher  la  guerre  avec 
la  Russie,  dont  la  menace  le  préoccupait  si  fort  au  moment  de 
mon  arrivée  à  Tien-Tsin. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

D'après  son  récit,  il  avait  obtenu  de  l'Impe'ratrice  régente 
la  réunion,  a  Pékin,  d'un  Grand  Conseil  des  vice-rois,  auxquels 
elle  tint,  en  substance,  d'après  ses  recommandations,  le  discours- 
suivant  : 

«  Vous  réclamez,  énergiquement,  pour  la  plupart,  que  notre 
Gouvernement  repousse  l'ultimatum  du  Tsar,  humiliant,  dites- 
vous,  pour  la  dignité  du  Céleste-Empire.  Mais  vous  devez  savoir 
qui1  la  guerre,  qui  résultera  inévitablement  de  ce  refus,  ne 
pourra  être  soutenue  qu'au  prix  d'énormes  sacrifices  de  toute 
nature  et  surtout  d'argent.  Or  le  Gouvernement  central  ne  pos- 
de  pas  de  trésor  de  guerre  ;  il  faut  donc,  avant  tout,  que  vous 
consentiez  tous  à  constituer  ce  trésor  indispensable,  avec  les  reve- 
nus de  vos  provinces  dont  vous  avez  disposé  jusqu'ici  librement.  » 

Ce  petit  discours,  ajouta  en  ricanant  triomphalement 
Li-FIong-Tchang,  produisit  l'effet  souhaité.  Après  quelques 
discussions  inévitables,  le  Grand  Conseil  décida,  à  une  très 
forte  majorité,  d'accepter  l'ultimatum  du  Tsar  et  de  confier 
au  vice-roi,  comme  d'habitude,  le  soin  de  faire  droit  aux  récla- 
mations du  Gouvernement  russe  par  un  traité  sauvegardant, 
autant  qu'il  était  possible,  au  moins  dans  la  forme,  la  dignité 
de  l'Empire. 

* 
*    * 

Quant  à  la  façon  dont  le  vice-roi,  de  son  côté,  venait  en  aide 
a  l'Impératrice  à  titre  de  réciprocité,  l'exemple  suivant,  non 
moins  caractéristique,  nous  en  expliqua  clairement  la  nature 
et  l'efficacité. 

Pendant  une  des  nuits  de  notre  hivernage,  des  mouvements 
inusités  de  troupes  se  produisirent  à  Tien-T><n,  et,  le  lendemain, 
on  apprit  que  Li-IIong-Tchang  lui-même  était  parti  avec  elles 
pour  Pékin,  où  il  demeura  pendant  plusieurs  jours.  Or,  après 
son  retour,  on  sut,  par  la  rumeur  publique,  qu'il  avait  pénétré 
dans  le  palais  impérial,  et  là  avaient  eu  lieu,  sur  ses  ordres,  des 
exécutions  capitales  :  il  s'agissait  de  réprimer  sommairement  des 
troubles  dont  s' étail  alarmée  l'Impératrice. 

On  pourrait  s'étonner,  à  ce  sujet,  que  le  vice-roi  fût  toujours 

lire  d'avoir  à    son  gré,  dans   Pékin,  pour  y  porter 

souveraine  :  ne  risquait-il  pas  de  se   heurter  aux 

milices  tari  ares  qui  pouvaient  lui  barrer  la  route  du  palais?  Eu 

réalité,  a  cette  époque,  toute  résistance  de  cette  nature  eût  été 


LÀ    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  763 

vaine,  car  les  troupes  de  Li-Hong-Tchang  possédaient,  presque 
seules,  alors,  une  véritable  valeur  offensive,  par  leur  armement, 
leurs  cadres,  leur  organisation  et  leur  instruction  technique. 
Quant  aux  milices  des  bannières  tartares  qui  pouvaient  leur  être 
opposées  à  Pékin,  elles  restaient  encore  armées,  principale- 
ment d'arcs  et  de  lances,  et  elles  étaient  à  peu  près  dépourvues 
d'armes  à  feu  modernes. 

*    * 

Mais  la  Russie  n'était  pas  la  seule  Puissance  dont  le  voisi- 
nage fût  redoutable  à  la  Chine. 

Près  des  côtes  chinoises  s'étend  l'archipel  du  Japon  qui,  à 
cette  époque,  c'est-à-dire  douze  ans  seulement  après  sa  grande 
révolution,  disposait  déjà  d'une  armée  et  d'une  flotte  de  valeur 
offensive  importante.  Ces  forces  de  terre  et  de  mer  étaient 
d'autant  plus  à  craindre  pour  la  Chine  qu'au  Japon  le  patrio- 
tisme était  ardent,  chevaleresque,  et  que  chacun  s'honorait  de 
lui  faire,  au  besoin,  le  sacrifice  de  sa  vie;  quant  aux  Chinois, 
s'ils  étaient  fiers  d'être  originaires  du  Céleste-Empire,  ce  senti- 
ment de  vanité  nationale  n'inspirait  à  aucun  d'eux  l'obligation 
morale  de  contribuer  personnellement  à  la  défense  de  son  pays. 
11  en  résultait,  qu'en  dehors  des  bannières  tartares  des  princes 
mandchous,  le  métier  des  armes  n'était  exercé,  en  Chine,  que 
par  des  déclassés  et  des  besogneux  sous  les  ordres  de  manda- 
rins militaires  illettrés  et  sans  prestige. 

De  plus,  le  Japon,  se  prévalant  de  son  ancienne  conquête  de 
la  Corée  par  Taï-Ko-Sama,  un  de  ses  héros  populaires,  tendait 
manifestement  à  reprendre  dans  ce  pays,  retombé  depuis  sous  la 
suzeraineté  de  l'empereur  de  Chine,  une  influence  prépondé- 
rante. Or  Li-Hong-Tchang  avait,  parmi  ses  attributions  offi- 
cielles, la  direction  de  la  politique  étrangère  de  la  cour  de  Séoul 
et  le  maintien  du  roi  de  Corée  dans  ses  devoirs  de  vassalité. 

Enfin,  d'autres  nations  que  le  Japon,  notamment  la  Russie 
et  l'Angleterre,  obligeaient  le  vice-roi,  pour  sauvegarder  les 
intérêts  de  l'Empire  chinois  et  sa  propre  autorité  méconnue,  à 
des  luttes  incessantes  contre  les  intrigues,  non  moins  actives, 
de  leurs  partisans  à  la  cour  de  Séoul. 

Pour  ces  raisons  et,  d'autre  part,  pour  remplir  efficacement 
son  rôle  capital  de  protecteur  vigilant  de  l'Impératrice,  il  était 
donc  astreint  à  résider  en  permanence  à  proximité  du  palais 


764  REVl  i:  DBS  DEUX  MONDES. 

impérial,  .ivre  la  totalité  de  ses  forces  militaires  et  maritimes. 
Il  s'agissait  d'ailleurs  de  couvrir  éventuellement  la  capitale  de 
['Empire  contre  une  attaque  subite  de  la  Russie  ou  du  Japon. 

On  conçoit  que,  dans  ces  conditions,  la  préoccupation  domi- 
aante  <lu  vin-roi  ait  toujours  été  de  conduire  la  politique  étran- 
pe  de  son  pays  de  manière  à  éviter  une  guerre  extérieure, 
ri  qu'il  ne  se  souciât  nullement  de  recevoir,  «à  l'instigation  de 
ses  adversaires  politiques  intéressés  à  l'éloigner  de  Pékin,  la 
mission  de  chasser  nos  troupes  du  Tonkin.  Car,  si,  d'après  ses 
attributions  officielles,  il  répondait  sur  sa  tête  de  la  fidélité 
du  roi  de  Corée  à  ses  devoirs  de  vassal,  ce  qui  n'était  pas  son 
moindre  souci,  il  considérait  d'autre  part  comme  non  moins 
redoutable  pour  lui,  d'être  réduit  à  courir  les  risques  d'une  opé- 
ration miliLaire  au  delà  des  frontières  méridionales  de  l'EmpireD 

Aussi  a-t-il  toujours  cherché  à  intervenir  à  propos,  pour 
empêcher  l'attitude  arrogante  et  comminatoire  du  marquis  de 
Tseng,  l'ambassadeur  de  Chine  à  Paris.  Notre  occupation  du 
Tonkin  était  encore  très  précaire,  et  il  voulait  éviter  de  nous 
pousser,  malencontreusement,  par  représailles,  à  une  offensive 
assez  résolue  pour  être  finalement  victorieuse.  Il  s'y  employait 
alors  en  nous  faisant,  comme  négociateur  de  son  gouvernement, 
les  concessions  nécessaires;  et  ces  concessions,  il  les  imposait  à 
ses  adversaires  politiques  de  la  cour  impériale  et  du  Tsong-Li- 
Yamen,  avec  l'appui  de  ses  amis  puissants  et  de  l'Impératrice 
régente. 

Cette  digression  sur  les  particularités  peu  connues  de  la 
situation  exceptionnelle  et  difficile  de  Li-IIong-Tchang  à  la 
cour  de  Pékin  en  1878,  était,  on  le  verra,  indispensable  pour 
expliquer  la  marche  tortueuse,  vraiment  déconcertante  au 
premier  abord,  des  événements  auxquels  a  donné  lieu,  de  1882 
à  1886,  notre  conflit  avec  la  Chine  au  sujet  du  Tonkin. 

Après  la  débâcle  des  glaces  dans  le  Peï-ho  et  la  remise  en 
i  de  disponibilité  de  ma  canonnière  pour  rejoindre  la  divi- 
sion  navale  de  l'amiral  Ch.  Duperré,  je  reçus,  de  Li-Hong- 
Ichang,  une  invitation  inattendue  qui  me  montra,  une  fois  de 
plus,  l'intérêl  croissant  qu'il  attachait  à  mes  avis  et  la  faveur 
dont  je  jouissais  dans  son  esprit. 

M.  Dillon  m'informa  qu'il  me  priait  de  l'accompagner  avec 


LA    FRANCE    ET    LA    GUINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  765 

deux  de  mes  officiers  sur  le  bâtiment  où  il  allait  assister  aux 
grandes  manœuvres  de  sa  flotte  à  l'embouchure  du  Peï-ho. 

Il  avait  engagé,  à  cette  occasion,  un  cuisinier  français  et 
s'était  pourvu  d'excellents  vins  pour  nous  traiter  le  mieux  pos- 
sible, à  son  bord,  en  nous  y  laissant  d'ailleurs  parfaitement  h 
l'aise  dans  les  logements  et  le  carré  des  mandarins  de  sa  suite,  qui 
avaient  été  répartis,  pour  nous  faire  place,  sur  d'autres  navires. 

Nous  étions  naturellement,  tous  les  trois,  enchantés  et 
curieux  de  voir  à  l'œuvre  l'escadre  chinoise  dans  ses  évolutions 
sous  les  yeux  de  ce  haut  personnage  de  l'Empire. 

A  l'heure  fixée,  nous  étions  à  bord,  prêts  à  recevoir  notre 
hôte  éminent. 

Son  embarquement  ne  fut  pas  banal,  car  sa  haute  dignité  ne 
lui  permettant  pas  de  descendre  dans  une  embarcation,  on  avait 
construit  une  large  passerelle  volante  pour  qu'il  pût  passer 
directement  du  quai  au  pont  de  son  navire,  ou  d'un  navire 
à  l'autre,  avec  le  cérémonial  voulu,  soutenu,  de  chaque  côté,  par 
un  officier  de  sa  suite. 

Après  avoir  répondu  à  nos  salutations  respectueuses,  en 
nous  demandant  si  nous  étions  satisfaits  de  notre  installation, 
il  disparut  dans  ses  appartements,  pendant  la  descente  de  la 
rivière  jusqu'au  mouillage  extérieur  assigné  à  l'escadre. 

* 

*    * 

Les  exercices  de  signaux,  de  tirs  et  d'évolutions  durèrent 
trois  jours,  pendant  lesquels  le  vice-roi  m'appelait  fréquem- 
ment auprès  de  lui  sur  sa  passerelle  de  commandement,  me 
priant  de  lui  donner,  à  leur  sujet,  les  explications  nécessaires 
et  mes  impressions  personnelles. 

Ses  repas  étaient  des  plus  simples.  Il  les  prenait,  entouré  de 
ses  secrétaires  qui  attendaient  ses  ordres,  ou  lui  communi- 
quaient les  dépêches  officielles.  Il  se  rendait  ensuite  auprès  de 
nous,  dans  notre  carré,  au  moment  où  nous  prenions  le  café,  et, 
après  s'être  fait  allumer  une  longue  pipe  chinoise,  il  nous 
narrait,  avec  animation  et  non  sans  orgueil,  des  épisodes  de  ses 
guerres  contre  les  Taïpings.  De  son  propre  aveu,  il  n'aurait  pu 
les  vaincre,  sans  l'aide  de  corps  franco-chinois  et  anglo-chinois, 
constitués  et  commandés,  principalement,  par  des  instructeurs 
et  des  officiers  français  et  anglais,  qu'il  avait  réunis  fort  à 
propos  pour  les  combattre. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Kulin,  entre  temps,  il  m'interrogeait  sur  la  marine  fran- 
çaise, l'organisation  de  notre  inscription  maritime  et  le  mode 
d'entraînement  de  nos  états-majors  et  de  nos  équipages,  surtout 
pour  le  tir  du  canon. 

A  nuire  retour  à  Tien-Tsin,  après  les  intéressants  exercices 
où  avaient  ligure  ses  nouvelles  canonnières,  — encore  montées 
el  dirigées  par  les  équipageset  les  officiers  qui  les  avaient  ame- 
né, is  d'Angleterre,  —  le  vice-roi  nous  fit  ses  adieux  pour  se 
rendre  dans  sa  résidence  de  Pao-Ting-Fou,où  il  allaitse  reposer. 

«Quelques  jours  après,  je  partais  moi-même  sur  le  Lynx, 
allant  rejoindre  l'amiral  Duperré  et  prendre  part,  avec  les 
autres  navires  de  sa  division  navale,  aux  manœuvres  d'ensemble 
annuelles  et  à  la  tournée  réglementaire  du  littoral  et  des  rivières 
navigables  aux  grands  navires. 

* 
*    * 

Ayant  reçu  mission,  dans  cette  tournée,  d'étudier  en  détail 
le  mode  de  défense  des  côtes  de  Chine,  j'avais  signalé  dans  mes 
rapports  un  défaut  capital,  commun  à  la  plupart  des  batteries 
casematées  qui  battaient  les  embouchures  des  rivières  avec 
leurs  canons  de  gros  calibre  «  Amstrong,  »  en  tunnels  :  celui 
•  l'être  ouvertes,  ou  insuffisamment  fermées,  à  la  gorge,  et 
dans  l'impossibilité  de  diriger  leurs  feux  vers  l'intérieur  de  ces 
rivières. 

Je  faisais  remarquer,  à  ce  sujet,  qu'une  force  navale  d'un 
pays  engagé  dans  un  grave  conflit  avec  la  Chine  et  qui  aurait 
pénétré  librement  dans  l'une  de  ces  rivières,  avant  la  rupture 
diplomatique,  pourrait  s'y  donner  l'avantage  de  commencer  les 
hostilités,  à  l'instant  propice  à  son  attaque  brusquée,  en  le  diri- 

int,  par  exemple,  sur  un  établissement  militaire  qu'elle  aurait 
grand  intérêt  à  détruire  avant  tout.  J'ajoutais  qu'après  cette 
opération  de  la  première  heure,  la  force  navale  assaillante 
:i  m  ail  encore  la  possibilité  de  sortir  de  cette  rivière  sans 
exposer  ses  navires  à  être  désemparés,  ou  coulés  bas,  en  tra- 
versanl  finalement  le  champ  de  tir  de  ce  genre  de  batteries 
extérieures.  II  lui  suffirait,  pour  cela,  de  jeter  dans  chacune 
d'elle-,  avant  de  la  franchir,  en  descendant  la  rivière,  quelques 
troupes  de  débarquement.  Ces  troupes  seraient  chargées   d'en 

semparer  rapidement  les  canons,  après  en  avoir  chassé  et  dis- 
■  I  m-  la  plaine   les  servants  et  leurs  défenseurs,  en  sou- 


LA    FRANGE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITE    DE    TIEN-TSIN.  767 

mettant  à  un  violent  bombardement  leurs  fronts  de  revers,  qui 
étaient  exposés,  sans  abris,  aux  feux  concentrés  des  navires 
ennemis. 

Or,  cet  expédient  est  celui  auquel  eut  recours,  avec  plein 
succès,  l'amiral  Courbet,  six  ans  plus  tard.  S'étant  posté  en 
position  dans  la  rivière  Min,  il  se  proposait  d'y  bombarder  l'ar- 
senal important  de  Fou-Tchéou,  dès  qu'il  aurait  reçu,  par 
dépêche  télégraphique,  l'autorisation,  qu'il  réclamait  impatiem- 
ment, d'ouvrir  les  hostilités. 

C'est  ainsi  que  j'ai  pu  indiquer,  étant  alors  à  Paris,  à  M.  Jules 
Ferry,  pour  le  rassurer  sur  les  suites  de  cette  opération,  com- 
ment l'amiral  s'y  prendrait  pour  sortir,  de  vive  force,  de  la 
rivière  Min,  sans  pertes  sensibles. 

*    * 

Quand  je  revis  Li-Hong-Tchang,  après  mon  retour  à 
Tien-Tsin,  dans  le  cours  de  mon  second  hivernage,  je  le 
trouvai  décidé  à  entreprendre,  sous  ma  direction,  supposait-il, 
une  réorganisation  d'ensemble  et  un  renforcement  de  sa 
flotte.       ' 

Après  quelques  propositions  qu'il  me  fit  faire  indirectement, 
il  s'en  ouvrit  nettement  à  moi-même,  en  m'oiîrant  de  quitter 
le  service  de  la  marine  française  pour  prendre  le  commande- 
ment de  la  flotte  chinoise  et  organiser  une  école  de  tir  du  canon, 
pour  laquelle  je  me  serais  adjoint  le  second  du  Lynx,  M.  Boyer, 
lieutenant  de  vaisseau,  qui  sortait  de  notre  vaisseau-école  de 
canonnage.  Cet  excellent  officier  est  entré  depuis  à  la  Compagnie 
transatlantique. 

Comme  j'opposais  un  refus  poli,  mais  catégorique,  à  ces 
ouvertures,  —  il  me  faisait,  pour  me  décider,  un  pont  d'or,  — 
il  fut  très  surpris  et  me  demanda  quels  appointements  je  tou- 
chais comme  lieutenant  de  vaisseau  commandant  le  Lynx.  Sur 
ma  réponse,  il  s'écria,  stupéfait  : 

—  Et  vous  refusez  ceux  que  je  vous  offre,  à  votre  choix,  avec 
une  situation  qui,  sous  ma  protection  souveraine,  fera  de  vous 
le  chef  de  la  marine  chinoise! 

Je  lui  répondis  simplement  que  je  tenais  à  rester  dans  la 
flotte  française,  pour  y  prendre  part  à  la  grande  guerre  de 
revanche  qu'elle  devrait  soutenir  inévitablement,  un  jour  ou 
l'autre,    selon   les   circonstances,  contre  la   flotte   allemande  • 


IliS  REVUE    DES    HFIX    MONDES. 

j'ajoutai  qu'en  considération  de  ce  sentiment  patriotique,  qu'il 
.1,  \  ut  trouver  sans  doute  naturel  et  respectable,  j'espérais  qu'il 
ne  se  formaliserait  pas  du  refus  que  j'opposais  à  ses  offres 
magnifiques,  dont  j'étais  reconnaissant  et  honoré. 

Après  cet  entretien,  le  vice-roi  nous  quitta,  M.  Dillon  et 
moi,  d'un  air  préoccupé,  et  je  ne  le  revis  plus  de  quelque  temps. 

Mais,  dans  l'intervalle,  le  consul  vint  un  jour  à  bord  du 
Lijnx  m'annoncer  qu'il  avait  chez  lui  un  mandarin,  chargé  par 
Li-Hong-Tchang  de  m'acheter  des  cadeaux  pour  une  très  forte 
Bomme,  et  qu'il  attendait  ma  réponse  et  l'indication  de  mes  pré- 
férences  pour  procéder  à  ces  achats. 

Je  priai  M.  Dillon  de  répondre  à  ce  mandarin  de  remercier 
de  ma  part  le  vice-roi,  en  lui  disant  que  je  ne  voulais  aucun 
de  ces  souvenirs  précieux,  et  que  je  me  réservais  de  lui  dire 
moi-même  celui  que  je  préférais,  en  lui  faisant  ma  dernière 
visite  d'adieux  officielle. 

Quelque  temps  après,  j'allai  prendre  congé  de  Li-Hong- 
Tchang  avec  M.  Dillon,  la  veille  de  mon  retour  en  France. 

Il  nous  reçut  affectueusement,  mais  d'un  air  soucieux,  et  me 
renouvela  les  offres  qu'il  m'avait  faites  de  rester  à  son  service, 
à  la  tète  de  la  marine  chinoise,  me  répétant  que  si,  dans 
l'avenir,  j'étais  mécontent  de  ma  carrière  maritime,  ou  pour 
toute  autre  raison,  je  n'avais  qu'à  l'en  informer  et  qu'il  me 
donnerait  aussitôt  la  situation  exceptionnelle  que  je  persistais  à 
lui  refuser 

Après  m'être  confondu,  à  nouveau,  en  excuses  à  ce  sujet,  je 
vis  passer  une  ombre  sur  son  visage  quand  j'ajoutai,  d'une  voix 
hésitante  : 

—  Cependant,  j'ai  encore  une  demande,  à  laquelle  j'attache 
le  plus  haut  prix,  à  adresser  à  Votre  Excellence  :  je  ne  voudrais 
pas  me  séparer  du  plus  grand  homme  d'État  de  l'Empire,  sans 
emporter  de  lui,  comme  souvenir...,  sa  photographie! 

Aussitôt  sa  figure  s'éclaira  d'une  vive  expression  de  soulage- 
ment; il  appela  bruyamment,  en  riant,  un  secrétaire,  il  lui 
demanda  une  de  ses  photographies,  qu'il  couvrit  de  la  longue 
•  numération  de  ses  titres  h  la  cour  et  de  son  cachet,  et  il  me  la 
remit, avec  une  cordiale  poignée  de  mains,  en  me  souhaitant 
bon  retour  en  France. 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITE    DE    TIEN-TSIN.  TG9 


* 

*      * 


Dès  le  lendemain  de  ces  adieux  officiels,  je  descendais  le 
Peï-ho  pour  gagner  la  mer  et  ramener  le  Lynx  à  Cherbourg,  où 
je  l'avais  pris  deux  années  plus  tôt.  Mais  j'emportais  de  cette 
troisième  campagne  dans  les  mers  de  Chine  une  ample  moisson 
d'observations  intéressantes  et  d'enseignements  sur  les  hommes 
et  les  choses  du  Céleste-Empire,  plus  précieux,  à  mes  yeux, 
que  les  cadeaux  de  Li-Hong-Tchang,  car  j'entrevoyais  déjà  la 
possibilité  de  les  utiliser  plus  tard,  pour  le  bien  du  pays  :  par 
exemple,  dans  un  conflit  entre  la  France  et  la  Chine. 

H.    —   SITUATION    DE   LA    FRANCE   DANS    L'ANNAM    ET   AU    TONKIN 

EN   DÉCEMBRE    1882 

En  décembre  1882,  j'étais  capitaine  de  frégate,  attaché 
comme  officier  d'ordonnance  au  vice-amiral  Jauréguiberry, 
ministre  de  la  marine  dans  le  cabinet  de  M.  Duclerc,  président 
du  Conseil. 

L'amiral  paraissait  très  préoccupé  de  la  tournure  de  plus  en 
plus  inquiétante  des  événements  dans  l'Annam  et  le  Tonkin. 

Le  Gouvernement  annamite  n'y  remplissait  plus  aucune  des 
obligations  essentielles  qu'il  avait  assumées  en  acceptant,  le 
16  avril  1874,  le  protectorat  de  la  France;  ses  procédés  vexa- 
toires,  restés  depuis  trop  longtemps  sans  répression,  rendaient 
intolérable  la  position  de  notre  chargé  d'affaires  à  Hué. 

Au  Tonkin,  notre  situation  était  pire  encore.  Une  insur- 
rection y  ayant  éclaté,  les  troupes  chinoises  y  avaient  pénétré 
à  la  demande  de  notre  protégé,  pour  y  rétablir  l'ordre  ;  de  façon 
que  nos  consuls  et  leurs  petites  escortes  s'y  trouvaient  sans  cesse 
en  butte,  à  la  fois,  aux  menaces  de  ces  troupes,  à  celles  des 
rebelles  et  à  l'hostilité  des  mandarins. 

Pour  remédier  à  cet  état  de  choses,  aussi  compromettant 
pour  les  intérêts  de  nos  nationaux  que  pour  le  prestige  de  la 
France  en  Extrême-Orient,  le  gouverneur  général  de  l'Indo- 
Chine  avait  été  autorisé,  provisoirement,  à  envoyer,  sur  les 
côtes  et  dans  les  rivières  du  Tonkin,  les  navires  dont  il  pouvait 
disposer  et  à  renforcer,  autant  que  possible,  nos  garnisons 
d'Haïphong  et  d'Hanoï.  C'est  ainsi  que  le  commandant  Rivière, 
commandant  de  notre  station  navale  de  Saigon,  avant  reçu  mis- 

TOME  LXV.    —   1921.  49 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sion  <1<'  couvrir  cette  ville  importante  d'Hanoï  contre  toute  sur- 
prise,  fut  conduit  à  s'emparer,  par  un  hardi  coup  de  main,  à  la 
tête  il-'  500  hommes,  de  sa  vaste  citadelle  défendue  par  plusieurs 
milliers  de  soldats  et  par  une  nombreuse  artillerie. 

La  France,  se  trouvant  engagée  par  ce  brillant  fait  d'armes, 
ne  pouvait  laisser  la  vaillante  troupe,  qui  l'avait  si  heureuse- 
meni  exécuté,  privée  de  renforts  et  exposée  dans  la  capitale 
même  «lu  Tonkin,  qu'il  importait  de  garder  à  tout  prix,  aux 
retours  offensifs  inévitables  des  nombreux  adversaires  qui  l'en- 
veloppaient. D'autre  part,  évacuer  le  Tonkin  en  ce  moment, 
c'était  un  acte  de  faiblesse  et  d'incohérence  qui  eût  encouragé 
les  résistances  de  la  cour  de  Hué  et  l'audace  des  bandes 
chinoises.  Nous  aurions  ainsi  compromis  la  sécurité  de  noire 
colonie  de  la  Gochinchine,  et  nous  aurions  été  entraînés, 
bientôt,  pour  réparer  les  désastreuses  conséquences  de  nos 
fautes,  à  de  nouveaux  sacrifices  dépassant  de  beaucoup  ceux 
qui  auraient  suffi  à  les  prévenir. 

Sous  l'empire  de  ces  légitimes  préoccupations,  l'amiral  Jau- 
réguiberry,  soucieux  de  ne  rien  laisser  au  hasard  des  événe- 
ments, avait  mis  à  l'étude,  dans  son  état-major  général,  tout  un 
programme  détaillé  d'opérations  militaires  éventuelles.  L'expé- 
dition devrait  comporter  8  000  hommes  de  troupes  de  la  marine 
et  une  escadre  de  six  bâtiments  propres  à  effectuer  leurs  débar- 
quements et  leurs  déplacements  statégiques  sur  les  côtes  et  dans 
les  rivières.  Un  crédit  annuel  de  dix  millions  devait  suffire 
aux  dépenses  de  ce  corps  expéditionnaire,  assez  puissant  pour 
briser,  au  premier  choc,  toute  résistance  annamite  ou  chinoise 
et  empêcherainsi.dans  l'avenir, tout  nouveau  conflit  de  troubler 
notre  occupation  pacifique  du  Tonkin. 

Mais  le  Président  de  la  République,  M.  Jules  Grévy,  crai- 
gnant, par-dessus  tout,  la  crise  ministérielle  que  pouvait  pro- 
voquer la  demande  au  Parlement  de  ce  crédit  supplémentaire, 
en  vue  d'une  expédition  lointaine,  qu'il  jugeait  trop  aventu- 
reuse, ne  voulut  rien  entendre  de  ce  projet.  Il  fallut  les 
instances patriotiques  de  M.  Duclercetde  M.  Billot  pour  obtenir, 
grand  peine,  du  ministre  de  la  Marine,  les  renforts  à  expé- 
dier  tout  de  suite  au  Tonkin  :  il  y  aurait  un  premier  envoi 
de  700  soldats  seulement  de  la  marine,    sur  un    transport  la 

frète,  et  un  croiseur  en  armement  le  Volta,  dont  il  me  fit 
l'honneur  de  me  confier  le  commandement. 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRATTÉ    DE    TIEN-TSIN.  711 

L'amiral,  m'ayant  fait  appeler  pour  m'annoncer  cette  déci- 
sion bienveillante  à  mon  égard,  me  dit,  d'un  air  encore  attristé 
par  le  sacrifice  pénible  de  son  opinion,  auquel  il  venait  de 
consentir  : 

—  Deux  commandements  de  votre  grade  sont  actuellement  à 
pourvoir:  l'un,  dans  l'escadre  de  la  Méditerranée;  l'autre,  le 
croiseur  Volta,  entrant  en  armement  à  Cherbourg,  pour  ren- 
forcer notre  division  navale  de  l'Extrême-Orient.  Je  vous 
donne  vingt-quatre  heures  pour  choisir  entre  les  deux. 

—  Mon  choix  est  tout  fait,  lui  répondis-je  aussitôt  :  c'est  le 
Volta  dont  je  vous  demande  instamment  le  commandement. 

Il  me  regarda,  un  instant,  puis  il  ajouta  : 

—  Vous  avez  raison  ;  je  ferais  de  même,  à  votre  place  :  il  faut 
toujours  marcher  au  canon  I 

Il  me  serra  alors  affectueusement  la  main,  en  me  souhai- 
tant bon  succès  dans  cette  nouvelle  épreuve  de  ma  carrière 
maritime. 

* 
*    * 

J'arrivai  à  Haïphong  en  avril,  sur  le  Volta  et  j'y  trouvai 
sur  la  Victorieuse,  le  contre-amiral  Meyer,  commandant  en 
chef  de  notre  division  navale  de  l'Extrême-Orient. 

Il  me  mit  au  courant,  sommairement,  des  événements  poli- 
tiques, diplomatiques  et  militaires  concernant  notre  situation 
au  Tonkin.  Il  craignait,  manifestement,  d'être  entraîné  à  des 
entreprises  hasardeuses  par  les  initiatives  trop  hardies  du  com- 
mandant Rivière  qui,  après  s'être  emparé,  par  un  audacieux 
coup  de  main,  à  la  tête  d'une  poignée  d'hommes,  de  la  citadelle 
d'Hanoi,  la  capitale  du  Tonkin,  s'y  maintenait  résolument, 
malgré  des  alertes  incessantes,  au  milieu  de  nombreux  adver- 
saires, Pavillons  noirs  et  réguliers  Chinois. 

Aussi  l'amiral  faisait-il  des  vœux  sincères  pour  le  succès 
des  négociations  diplomatiques  que  son  ami,  M.  Bourée,  notre 
ministre  à  Pékin,  poursuivait  alors  à  Tien-Tsin,  avec  Li-Hong- 
Tchang  dans  l'espoir  d'aboutir  à  un  règlement  pacifique  de 
nos  conflits  en  Indo-Chine. 

Le  rôle  que  me  confia  l'amiral  fut  de  diriger  sur  la  côte  des 
reconnaissances  hydrographiques  et  militaires  ayant  pour  objet 
d'y  recueillir  des  indications  utiles  à  la  navigation  et  d'en  chasser 
les  navires  qui  tentaient  d'y  débarquer  des  troupes  chinoises. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  chacune  de  ces  reconnaissances,  je  rejoignais  la  division 
navale  dan*  la  baie  d'Along,  excellent  mouillage  séparé  de  la 
haute  mer  par  une  épaisse  ceinture  d'ilôts  rocheux  dressant  à 
pic,  au-dessus  des  eaux  calmes  de  cette  vaste  solitude,  leurs 
hautes  silhouettes  aux  formes  étranges  et  variées,  d'un  aspect 
pittoresque. 

La  monotonie  de  notre  vie  à  bord  fut,  un  jour,  troublée  par 
l'arrivée,  à  toute  vapeur,  d'une  petite  canonnière  venant  d'Haï- 
phong  et  se  dirigeant  vers  la  Victorieuse.  Quelques  instants 
après  qu'elle  eut  communiqué  avec  ce  bâtiment,  l'amiral  me 
signala  de  faire  prendre  au  Volta  les  dispositions  nécessaires 
pour  être  prêta  appareiller  et  de  me  rendre  à  ses  ordres. 

A  mon  arrivée  sur  la  Victorieuse,  j'appris  la  nouvelle  sen- 
sationnelle que  le  commandant  Rivière  venait  d'être  tué  dans 
une  sortie  malheureuse  où  ses  troupes,  enveloppées  à  l'im- 
proviste  par  un  nombre  très  supérieur  d'assaillants,  avaient  été 
en  partie  détruites.  Il  fallait  donc  combler  au  plus  tôt  les  vides 
ainsi  creusés  dans  une  garnison  déjà  trop  faible  avant  ces 
pertes,  afin  de  garder  a  tout  prix  la  citadelle  d'Hanoï. 

L'amiral  décida,  sur  l'avis  général,  d'y  envoyer  sans  retard, 
en  renforts,  les  compagnies  de  débarquement  de  la  division 
navale,  sous  les  ordres  de  mon  ami,  le  capitaine  de  frégate, 
Ch.Touchard,  officier  supérieur  d'une  haute  valeur  morale  et 
professionnelle  et  qui  avait  donné,  au  siège  de  Paris,  en  1810, 
la  mesure  de  ses  qualités  militaires.  Il  me  garda  ensuite  à  dîner, 
pendant  qu'on  préparait  mes  instructions  écrites,  et  m'avertit 
qu'aussitôt  après  il  m'expédierait  à  Saigon  avec  la  mission  de 
demander  au  gouverneur  général  de  l'Indo-Chine,  M.  Thomson, 
de  lui  envoyer,  d'urgence,  sur  un  paquebot  :  un  bataillon,  une 
batterie  de  campagne  de  troupes  de  la  marine  avec  des  vivres  et 
des  munitions  et  un  général,  pour  commander  les  troupes  à 
Hanoï  et  au  Tonkin. 

Après  le  dîner,  je  pris  congé   de    l'amiral,  muni    de   mes 

instructions  et  je  fis  route,  dans  la  nuit,  vers  la  haute  mer,  en 

profitant  de  cette  occasion  d'inaugurer  la  passe,  dite  du   Volta, 

■  lui  était  de  beaucoup  la  plus  courte,  et  que  j'avais  découverte 

comment  dans  une  de  mes  reconnaissances  hydrographiques. 

Mais  déjà  apparaissaient  les  premiers  signes  précurseurs 
•l'un  typhon  qui,  heureusement,  n'assaillit  le  Voila  qu'assez  loin 
des  terres.  Le  bâtiment,  s'élant  bien  comporté  dans  la  tempête, 


LA    FRANGE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITE    DE    TIEN-TSIN.  173 

y  subit  peu  d'avaries  et,  les  vents  lui  ayant  été  ensuite  favo- 
rables, il  put  arriver  au  petit  jour  à  Saigon,  sans  retard  sensible.) 
Je  courus  vite  réveiller  le  gouverneur  et  lui  annoncer 
l'objet  de  ma  visite.  Grâce  à  l'activité  qu'il  imprima  à  tous 
les  services  du  port  et  à  celle  de  mon  excellent  secondée  lieu- 
tenant de  vaisseau,  de  Lapeyrère,  qui  avait  été,  déjà,  comme 
aspirant,  un  des  plus  jeunes  et  des  plus  audacieux  pionniers  de 
notre  première  intervention  au  Tonkin,  je  pus  repartir,  dès  le 
lendemain,  avec  le  paquebot  et  les  renforts  réclamés  par 
l'amiral  Meyer.  Celui-ci  fut  très  agréablement  surpris  de  nous 
voir  arriver  beaucoup  plus  tôt  qu'il  ne  l'espérait  :  il  avait  été 
en  effet  fort  inquiet  à  notre  sujet,  à  cause  des  risques  auxquels 
est  exposé  tout  bâtiment  surpris  par  un  typhon  dans  les  pas- 
sages dangereux  du  golfe  de  Haï-nan. 

* 
*    * 

Ayant  repris,  à  la  suite  de  ce  voyage  accidenté  et  précipité, 
le  cours  de  mes  reconnaissances  sur  la  cote,  je  trouvai,  cette 
fois,  en  y  pénétrant  à  la  sonde,  un  port  naturel  accessible  aux 
grands  navires  très  près  de  terre,  et  voisin  des  mines  de  charbon 
de  la  localité;  j'y  notai  ensuite  des  points  de  débarquement 
pouvant  être  utilisés  avantageusement  par  nos  troupes,  pour 
opérer  une  diversion  le  long  de  la  frontière  chinoise,  vers 
Langson,  pendant  que  leur  corps  principal  menacerait  de  front 
cette  place  importante. 

Ayant  porté,  moi-même,  ensuite,  à  Hanoï,  de  la  part  de 
l'amiral  Meyer,  sur  un  petit  vapeur  de  commerce  chinois,  ces 
indications  au  général  Bouët  avec  les  explications  nécessaires, 
je  revins  à  Haïphong,  attendre  sur  le  Volta  de  nouveaux  ordres. 

Quelques  jours  après,  je  recevais  à  mon  bord  la  visite  inat- 
tendue de  l'amiral.  Il  venait  me  prévenir  qu'il  allait  m'envoyer 
à  Shanghaï,  avec  le  Volta,  à  la  demande  de  M.  Tricou,  le  suc- 
cesseur de  M.  Bourée,  de  manière  à  faciliter  à  notre  nouveau 
ministre  ses  déplacements  et  à  l'assister,  au  besoin,  dans  sa 
mission  par  la  connaissance  approfondie  que  j'avais  du  vice-roi 
et  de  sa  politique  au  sujet  de  notre  occupation  du  Tonkin. 

Je  remerciai  l'amiral  de  ce  nouveau  témoignage  de  sa 
confiance  et  je  quittai,  sans  tarder,  la  baie  d'Along  et  ses  mornes 
solitudes,  à  la  satisfaction  générale  du  personnel  du  Volta,  pour 
faire  route  vers  la  grande  ville  animée  de  Shanghaï. 


"i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


* 


A  mon  arrivée  dans  ce  port,  j'y  trouvai  M.  Tricou  souffrant 
et  se  plaignant  amèrement  de  l'inaction  forcée  où  le  mainte- 
naient systématiquement  les  autorités  chinoises.  Celles-ci  ne  lui 
adressaient  plus  aucune  communication  diplomatique,  depuis 
que  Li-Hong-Tchang  avait  renoncé  brusquement  à  poursuivre 
avec  lui  ses  premiers  pourparlers.  Le  vie-roi  était  remonté  a 
Tien-tsin,  en  coupant  court  aux  simulacres  de  préparatifs  mili- 
taires qu'il  avait  entrepris  pour  influencer  M.  Bourée,  et  qu'il 
jugeait  désormais  impuissants  à  modifier  l'attitude  énergique 
de  notre  nouveau  ministre. 

Je  m'employai  naturellement  de  mon  mieux  à  le  détourner 
de  son  projet  de  quitter  son  poste,  pour  raisons  de  santé;  je  lui 
fis  observer  que,  dans  le  milieu  troublé  par  tant  d'aléas  où 
nous  vivions  alors,  une  occasion  de  rompre  cette  inaction  diplo- 
matique, qui  lui  pesait  tant,  ne  pouvait  manquer  de  se  pré- 
senter. 

Bientôt,  en  effet,  une  émeute  éclatait  à  Canton,  à  la  suite 
d'une  rixe  entre  des  étrangers  et  des  Chinois.  Les  bâtiments  de 
la  concession  française  étaient  incendiés  et  les  habitants 
obligés  de  se  réfugier  sur  les  navires.  De  plus,  des  rumeurs 
alarmantes  circulaient  sur  le  sort  des  missionnaires  résidant  à 
l'intérieur  du  pays.  Ces  nouvelles  parvinrent  à  M.  Tricou,  le 
1 1  septembre,  un  soir  que  nous  dînions  ensemble  dans  la  famille 
d'un  négociant  suisse.  Le  ministre  ayant  lu  le  télégramme 
urgent  de  notre  consul  à  Canton,  qu'on  lui  remit  alors,  me  le 
lit  passer  et,  dès  que  nous  pûmes  sortir  de  table,  nous  primes  les 
résolu  tin  us  suivantes.  M.  Tricou  télégraphia  à  Paris  qu'il  par_ 
tait  sans  tarder  pour  Pékin,  où  son  devoir  l'appelait,  afin  de  s'y 
trouver  en  mesure  d'"agir  directement  sur  le  Gouvernement 
central;  il  se  proposait  d'y  provoquer  les  mesures  réparatrices  et 
les  -.mêlions  nécessaires  au  rétablissement  de  l'ordre  à  Canton 
e1  :i  la  sauvegarde  des  intérêts  de  nos  nationaux  et  des  missions 
étrangères  dont  il  avait  charge.  De  mon  côté,  je  devais  donner 
au  Yalta  l'ordre  d'être  prêta  appareiller,  le  plus  tôt  possible,  et 
pédier  ;'i  Li-Hong-Tchang.une  dépêche  officieuse,  personnelle, 
•  m  annonçant  la  prochaine  arrivée  àTien-Tsin  du  Volta  portant 
M.  tricou;  je  lui  demanderais  de  recevoir  cordialement  le 
ministre  de  France  et  de  lui  offrir  ses  bons  offices  à  Pékin,  de 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  175 

manière  à  assurer  le  succès  de  sa  mission  accidentelle,  laquelle 
était  entièrement  étrangère,  d'ailleurs,  à  notre  contlit  avec  la 
Chine  au  sujet  du  Tonkin. 

Le  13  septembre,  le  Volta  faisait  route  pour  Tien-Tsin 
L'accueil  de  M.  Tricou,  dans  ce  port,  par  le  vice-roi,  qui  lui 
avait  envoyé  son  yacht  pour  lui  faire  remonter  le  Peï-ho,  fut  des 
plus  chaleureux  et  solennels.  Le  pavillon  du  ministre  y  fut  salué 
par  des  salves  de  l'artillerie  de  tous  les  forts,  pavoises  pour  la 
circonstance.  Enfin,  grâce  à  son  intervention  pressante  auprès 
du  Tsong-Li-Yamen,  nos  réclamations  au  sujet  de  l'affaire  de 
Canton  y  reçurent  complète  satisfaction.  Mais  M.  Tricou, 
bien  qu'accueilli  également  à  Pékin  avec  la  plus  grande  cour- 
toisie, entre  autres  par  le  prince  Kong  dont  l'influence  modéra- 
trice était  alors  prépondérante  à  la  cour,  n'en  tira  cependant 
_  aucune  indication  nouvelle  sur  la  probabilité  d'une  entente 
prochaine  avec  la  France,  au  sujet  du  Tonkin. 


Au  mois  d'octobre,  la  mission  extraordinaire  de  M.  Tricou 
ayant  pris  fin,  après  la  nomination  de  M.  Patenôtre  à  Pékin,  il 
redescendit  à  Shanghaï  sur  le  Volta,  qui  le  ramena  au  Japon 
pour  y  présenter  au  Mikado  ses  lettres  de  départ. 

Dans  ce  port,  il  retrouva  Li-Hong-Tchang  qui,  certainement, 
l'y  attendait,  mais  en  affectant  d'abord  de  se  désintéresser  des 
affaires  du  Tonkin.  Le  vice-roi  était  découragé  par  l'insuccès 
auprès  du  Gouvernement  français  du  projet  de  traité  de 
M.  Bourée  :  ce  projet  était  son  œuvre,  et  se  résumait  dans  un 
partage  du  pays  entre  la  France  et  la  Chine.  Il  voulait  laisser 
désormais,  prétendait-il,  au  Tsong-Li-Yamen  l'entière  responsa- 
bilité de  la  reprise  des  négociations  dij  lomatiques,  ainsi  rompues. 

Cependant,  par  un  de  ces  retours  habituels  aux  hommes 
d'Etat  chinois,  le  29  octobre,  le  jour  même  que  M.  Tricou  avait 
fixé  pour  quitter  définitivement  Shanghaï  et  la  Chine,  le  vice-roi 
tentait  encore  auprès  de  lui  une  dernière  démarche  visant  à  re- 
tarder son  départ,  et  lui  suggérant  un  arrangement  immédiat. 
Mais  notre  ministre  en  avait  assez  des  efforts  stériles  de  sa  mission 
extraordinaire,  des  amertumes  et  des  déboires  qu'il  y  avait  subis, 
et  dont  il  m'avait  confié  tous  les  détails;  à  son  tour,  il  se 
déroba  aux  instances  de  Li-Hong-Tchang,  courtoisement,  toute- 
fois,  et   non    pas,   comme    avait   fait   le   vice-roi,    cinq    mois 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auparavant,  quand  il  lui  avait  faussé  compagnie,  brusquement, 
en  quittant  nuitamment  ce  port,  pour  mettre  fin  à  tout  entre- 

ti-'ii  diplomatique. 

* 

*    * 

Le  voyage  du  Volta,  portant  M.  Tricou  au  Japon,  se  pour- 
suivit comme  un  agréable  délassement  pour  tout  son  personnel, 
heureux  d'échapper  ainsi  pendant  quelque  temps  à  l'atmos- 
phère orageuse  des  conflits  franco-chinois  incessants;  après  un 
séjour  très  intéressant  à  Tokio,  il  se  termina,  au  retour,  à  Haï- 
lMiong,  où  nous  quitta  définitivement  notre  éminent  et  sympa- 
tique  passager,  à  notre  grand  regret. 

Dans  cet  intervalle,  les  événements  avaient  pris  un  nou- 
veau cours,  sous  l'énergique  impulsion  de  M.  Jules  Ferry, 
président  du  Conseil  :  il  était  évident  que  le  parti  de  la  paix 
ayant  repris  la  prépondérance  au  Tsong-Li-Yamen  et  à  la  cour 
impériale,  devant  la  menace  d'un  renforcement  considérable  et 
progressif  de  nos  opérations  militaires  et  maritines  au  Tonkin, 
il  suffisait  d'une  occasion  pour  provoquer  de  sa  part  de  nou- 
velles propositions  pacifiques. 

Or,  cette  occasion  se  présenta  dans  les  circonstances  sui- 
vantes. 

Dans  un  des  déplacements  du  Volta  motivés  par  les  mis- 
sions que  me  confiait  l'amiral  Lespès,  depuis  mon  retour  du 
Japon,  j'eus  l'occasion  d'offrir  passage,  jusqu'à  Canton,  à  un 
commissaire  de  haut  rang  des  douanes  impériales,  M.  Détring  : 
j'avais  fait  sa  connaissance,  dans  ma  campagne  précédente, 
à  Tien-Tsin,  où  il  remplissait  alors  cette  même  fonction. 

M.  Détring  était  de  nationalité  allemande,  mais  il  avait  tou- 
jours entretenu  les  meilleures  relations  avec  nos  compatriotes  et 
notre  consul  dans  ce  port.  Par  la  nature  de  son  service  et  sa 
connaissance  de  la  langue  chinoise,  il  était  d'ailleurs  en  rapports 
fréquents  avec  le   vice-roi,    dont  il   avait  gagné   la   confiance. 

Comme  il  s'enquérait  avec  empressement,  auprès  de  moi, 
des  moyens  que  je  croyais  les  meilleurs  pour  amener  entre  la 
France  et  la  Chine  une  entente  que  désirait  beaucoup,  natu- 
rellement, son  chef,  sir  Robert  Hart,  le  directeur  général  des 
douanes  impériales,  je  saisis  l'occasion  de  lui  faire  connaître, 
nettement,  ma  façon  de  voir  à  cet  égard. 

«  Au  point  où  en  sont  les  choses,  lui  dis-je,  la  France,  en 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  711 

butte  à  la  politique  agressive  du  parti  de  la  guerre  au  Tsong- 
Li-Yamen,  est  maintenant  résolue  à  s'emparer  du  Tonkin  tout 
entier  par  la  force  des  armes,  si  la  Chine  ne  consent  pas  à  le 
lui  céder,  de  bonne  grâce,  par  un  traité  de  commerce  et  de  bon 
voisinage,  également  avantageux  de  part  et  d'autre  et  ne  pou- 
vant donc  plus  lui  porter  ombrage. 

«  En  acceptant  une  occupation  partielle  de  ce  pays,  limitée, 
par  exemple,  au  delta  du  Fleuve  Rouge  et  à  une  portion  de  son 
cours  vers  Lao-Kay,  comme  dans  le  projet  du  traité  Bourée, 
nous  devrions,  en  effet,  renoncer,  pour  l'avenir,  à  toutes  relations 
commerciales  avec  la  Chine,  à  travers  la  région  montagneuse 
environnante,  que  les  Pavillons-noirs  et  la  piraterie,  dont  elle 
est  le  siège  permanent,  rendraient  impénétrable  à  nos  com- 
merçants et  qui  enlèverait  toute  sécurité  à  nos  possessions  ainsi 
encerclées. 

«  La  Chine  a  grand  besoin  de  se  faire  une  amie  de  la  France, 
dans  l'Annam  et  le  Tonkin,  pour  éviter  qu'elle  y  devienne  une 
voisine  mécontente  et  hostile,  intéressée  à  prêter,  à  l'occasion, 
un  concours  efficace,  par  ses  menaces  notamment  sur  les  fron- 
tières méridionales  de  l'Empire,  aux  empiétements  toujours 
à  craindre  de  la  Russie  ou  du  Japon,  sur  ses  frontières  opposées, 
beaucoup  plus  rapprochées  de  Pékin. 

«  Il  importe  donc  que  Li-Hong-Tchang,  l'homme  d'Etat  le 
plus  qualifié  pour  ce  rôle,  intervienne  à  nouveau,  mais  cette 
fois  pour  convenir  avec  nous  d'un  arrangement  définitif  et 
durable,  dans  les  conditions  que  je  viens  de  définir  :  c'est  pour 
lui  le  vrai  moyen  de  détourner,  des  frontières  et  des  eaux  chi- 
noises, le  danger  permanent  d'une  guerre  que  les  forces  de  terre 
et  de  mer  actuelles  de  la  Chine  seraient  sûrement  impuissantes 
à  soutenir. 

«  En  tout  cas,  ajoutai-je,  ce  que  le  vice-roi  doit  faire,  avant 
tout,  c'est  de  nous  débarrasser  du  marquis  de  Tseng,  à  Paris. 
Le  marquis  ne  cesse  de  brouiller  les  cartes  pour  empêcher  toute 
entente  entre  la  France  et  la  Chine  au  sujet  du  Tonkin,  à  l'ins- 
tigation de  la  diplomatie  anglaise,  systématiquement  hostile  à 
notre  extension  coloniale,  et  dont  il  prend  le  mot  d'ordre  à 
Londres,  son  autre  poste  d'ambassadeur  en  Europe.  » 

Ces  déclarations  catégoriques,  répétées  par  mon  interlocuteur 
au  vice-roi  de  Canton,  qui  les  avait  transmises  à  Li-Hong-Tchang, 
suggérèrent  au  vice-roi  de  faire  appeler  M.  Détring  en  mission 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  le  N<»rd,  pour  le  service  des  douanes,  afin  qu'il  pût  m'y 
rencontrer,  è  mon  retour  à  Shanghaï  d'une  mission  que  l'amiral 
I    spès  m'avait  donnée  à  remplir  dans  les  eaux  de  Formose. 

Kl !<•  visait  deux  buts  distincts  :  reconnaître  les  moyens  de 
défense  du  port  de  Kélung  et  de  ses  mines  de  charbon,  que  l'on 
avait  en  vue  de  prendre  au  besoin  comme  gages,  etm'entendre, 
sur  les  points  du  littoral  indiqués,  avec  les  chefs  de  partisans 
indi^jnes  en  rébellion  contre  le  gouvernement  impérial;  ils 
avaient,  en  elfet,  proposé  à  l'amiral,  par  des  émissaires,  d'opérer 
une  diversion  sur  l'arrière  des  lignes  de  défense  chinoises,  au 
moment  de  nos  attaques  éventuelles  sur  Kélung  et  Tamsui,  à  la 
condition  que  nous  leur  fournissions  les  armes  et  les  munitions 
dont  ils  étaient  dépourvus. 

Cette  mission  m'intéressant  beaucoup,  au  double  point  de 
vue  maritime  et  militaire,  je  m'empressai  de  la  remplir  en  me 
dirigeant  sur  Kélung  avec  l'intention  d'y  charbonner. 

*    * 

A  mon  arrivée  dans  le  port,  j'y  mouillai  d'abord  dans  la 
rade  extérieure,  suivant  l'usage,  et  j'envoyai  quelques  officiers, 
les  uns  pour  explorer  les  abords  des  mines  et  les  défenses 
locales  et  un  autre  à  la  direction  du  port,  afin  d'y  commander 
des  rhalands  de  charbon,  pour  l'approvisionnement  du  Volta,  à 
notre  fournisseur  habituel.  Mais,  ce  fournisseur  ayant  déclaré 
qu'il  avait  reçu  l'ordre  du  commandant  du  port  de  ne  pas  nous 
délivrer  le  combustible  demandé,  et  mes  officiers  ayant  été 
l'objet  de  manifestations  hostiles  de  la  population,  tous  revinrent 
me  rendre  compte  de  ces  dispositions  agressives. 

Je  décidai  d'y  couper  court  en  réclamant  énergiquement  les 
droits  du  Volta  de  charbonner  dans  le  port  de  Kélung,  comme 
tout  autre  navire  étranger.  Pour  cela,  je  changeai  d'abord  de 
mouillage  en  allant  me  poster,  à  la  sonde  et  guidé  par  mes 
•  nibarcations,  en  arrière  du  front  de  revers  de  la  batterie  case- 
matée,  où  le  Volta  se  trouvait  à  l'abri  du  tir  de  ses  gros  canons 
Amstrong  battant  uniquement  le  mouillage  extérieur,  vers  le 
large. 

J'envoyai   ensuite  un  officier   porter  une   protestation    offi- 
cielle   au  commandant  du  port,  avec  un  ultimatum  le  mena- 
il  de  bombarder,  le  lendemain  matin,   le  port  et  la  ville  de 
Kélung,  si  je  ne  recevais  pas  dans  la  journée,  à  mon  poste  actuel, 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITE    DE    TIEN-TSIN.  171) 

les  chalands  de  charbon  et  les  coolies  que  j'avais  demandés 
pour  l'approvisionnement  de  mon  bâtiment. 

En  même  temps,  je  fis  prévenir  les  navires  étrangers,  qui  se 
seraient  trouvés  dans  le  champ  de  tir  de  nos  canons,  en  cas 
de  bombardement,  d'avoir  à  changer  de  mouillage.  Ces  dis- 
positions et  celles  que  prit  ostensiblement  le  Volta  pour  son 
embossage,  jetèrent  la  consternation  dans  la  place  et,  l'après- 
midi,  je  vis  arriver,  en  grand  cérémonial,  le  commandant  du 
port  venant  s'excuser  de  ce  déplorable  malentendu  et  m'amenant, 
à  sa  suite,  les  chalands  de  charbon  demandés. 

Toutefois,  je  jugeai  prudent  d'appareiller,  dès  que  le  com- 
bustible fut  embarqué,  pour  aller  rendre  compte  de  ces  inci- 
dents avant  de  continuer  ma  mission,  à  mon  commandant  en 
chef  qui  se  trouvait  encore  à  Amoy.  Mais  ayant  reçu,  de  son  côté, 
de  nouvelles  instructions  de  l'amiral  Courbet  qui  lui  faisaient 
prévoir  des  opérations  navales  imminentes,  l'amiral  Lespès, 
désireux  de  concentrer  toutes  les  unités  de  sa  division  pour 
s'y  préparer,  me  garda  avec  lui,  heureux  de  mon  retour  acciden- 
tel, et  me  ramena  ainsi  à  Shanghaï. 

Ce  fut  peu  de  temps  après,  alors  que  je  désirais  le  plus 
ardemment,  comme  tous  mes  officiers,  l'ouverture  des  hostili- 
tés, —  seul  moyen,  pensions-nous,  d'en  finir  avec  les  roueries 
inépuisables  des  négociateurs  chinois,  —  que  s'ouvrit,  au 
contraire,  pour  moi,  l'ère  des  aventures  diplomatiques  auxquelles 
j'étais  loin  de  m'attendre. 

comment  se  fit  le  traité  de  tiein-tsin 
(11  mai  1884) 

J'assistais,  par  Une  belle  journée  printanière,  aux  courses 
toujours  très  brillantes  de  Shanghaï,  quand  un  lettré  chinois 
me  remit  discrètement  un  télégramme  chitfré,  avec  un  code,  en 
langue  anglaise,  pour  le  traduire. 

Le  télégramme  était  de  Li-Hong-Tchang  et  le  code,  celui 
qui  me  servit  à  traduire  tous  les  autres  télégrammes  que  je 
reçus  de  lui,  depuis,  directement,  même  à  Paris  où  j'avais 
remis  ce  document  au  Service  du  chiffre  du  quai  d'Orsay,  pour 
lui  permettre  de  les  traduire  sans  mon  intermédiaire. 

Ce  premier  télégramme  de  Li-Hong-Tchang  était  ainsi 
conçu  :  «  L'Impératrice  vous  demande  de  monter  à  Ticn-Tsin 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour   vous   entendre   avec    moi    sur    le   moyen   de   rétablir  de 
bonnes  relations  entre  la  France  et  la  Chine.  » 

Je  m'empressai  de  le  porter  à  l'amiral  Lespès  qui,  agréa- 
blemenl  Burpris  de  cette  intéressante  communication,  me 
demanda  ce  que  je  me  proposais  de  faire,  dans  la  circonstance? 

—  «le  veux,  avant  tout,  lui  répondis-je,  soumettre  le  désir  de 
conciliation  du  vice-roi  à  une  épreuve,  décisive  à  mon  sens,  en 
Gxanl  comme  condition  de  mon  départ  pour  Tien-Tsin,  la 
destitution  par  décret  impérial  du  marquis  de  Tseng  de  son 
poste  //'ambassadeur  à  Paris,  et  son  remplacement  par  un  ami 
de  Li-Hong-Tchang. 

L'amiral  ayant  approuvé  cette  précaution,  mon  télégramme 
fut  expédié,  en  conséquence,  au  vice-roi,  dont  la  réponse  ne  se 
lit  pas  attendre  et  donnait  pleine  satisfaction  à  ma  demande. 
Elle  était  ainsi  conçue  :  «  Conformément  à  votre  désir,  la  des- 
titution du  marquis  de  Tseng  de  son  poste  d'ambassadeur  à  Paris 
et  son  remplacement  par  Li-Fong-Paô  ont  paru,  aujourd'hui, 
dans  la  Gazette  Officielle  de  Pékin.  Je  vous  donne  la  satisfaction 
de  l'annoncer  vous-même  à  votre  gouvernement.  » 

—  Maintenant,  je  suis  prêt  à  marcher,  dis-je  a  l'amiral  en 
lui  portant  cette  réponse,  car  Li-Hong-Tchang  n'aurait  pas  osé 
braver,  par  cette  destitution,  son  adversaire  politique  le  plus 
redoutable,  apparenté  à  la  famille  impériale,  s'il  n'était  pas 
résolu  à  nous  faire  toutes  les  concessions  nécessaires  au  Tonkin, 
avec  l'appui  de  l'Impératrice  auprès  du  Tsong-li-Yamen,  pour 
mettre  fin  au  conflit  de  la  France  et  de  la  Chine. 

Il  fut  alors  convenu  que  l'amiral  allait  télégraphier  à  Paris 
et  demander  pour  moi  l'autorisation  de  répondre  à  l'appel  de 
Li-Hong-Tchang  en  me  rendant  à  Tien-Tsin. 

Quelques  jours  après,  l'amiral  Lespès  me  faisait  appeler 
pour  me  communiquer  la  réponse  du  ministre  de  la  Marine  à  sa 
demande.  Elle  était  telle  qu'en  m'en  donnant  connaissance  il 
paraissait  ému  des  responsabilités  auxquelles  elle  m'exposait, 
car  elle  se  résumait  dans  l'autorisation  qui  m'était  donnée  de 
me  rendre  à  Tien-Tsin  à  mes  risques  et  sans  instructions. 

Je  le  rassurai,  en  lui  faisant  observer  que  M.  Jules  Ferry  ne 
pouvait  agir  autrement;   car   il    avait    manifestement  tout    à 

qner  et  rien  à  perdre  en  me  laissant  entièrement  libre  de  ma 
manoeuvre.  Quant  au  fait  que  ma  responsabilité  personnelle  se 
trouvait,  ainsi,  seule  engagée  dans  la  partie  que  j'allais  jouer 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITE    DE    TIEN-TSIN.  781 

avec  le  vice-roi,  —  et  à  mon  sens,  d'après  la  façon  dont  elle 
s'était  engagée,  presqu'à  coup  sûr,  —  il  était  pour  moi,  ajoutai-je, 
le  meilleur  stimulant. 

* 
*  * 

Ayant  pris  congé  de  l'amiral  et  accompagné  de  ses  vœux 
affectueux  de  bon  succès,  je  partis  aussitôt  sur  le  Volta  pour 
Tchéfou,  où  je  devais  laisser  ce  bâtiment  sous  les  ordres  du 
lieutenant  de  vaisseau  de  Lapeyrère,  son  commandant  en 
second,  pendant  mon  séjour  à  Tien-Tsin. 

J'y  rencontrai  M.  Détring,  qui  m'y  attendait  pour  me  ren- 
seigner sur  l'état  d'esprit  de  Li-Hong-Tchang,  au  sujet  de  ma 
prochaine  arrivée  et  de  l'accueil  qu'il  était  disposé  à  faire  à  mes 
propositions  d'arrangement  diplomatique  :  il  en  connaissait 
déjà,  par  son  intermédiaire  et  celui  du  vice-roi  de  Canton,  la 
nature  tendant  à  une  entente  cordiale  définitive  entre  la  France 
et  la  Chine. 

D'après  M.  Détring,  le  vice-roi  n'opposait  aucune  objection 
de  principe  à  ces  propositions,  sous  la  réserve  que  la  dignité  du 
Céleste-Empire  y  fût  sauvegardée  dans  la  rédaction  des  articles 
du  traité  et,  par  suite,  qu'aucune  obligation  d'indemnité  n'y  fût 
formulée.  Il  estimait  que,  dans  ces  conditions,  nos  négociations 
devaient  aboutir  rapidement  à  une  entente  complète. 

Il  me  mit  ensuite,  en  causant,  au  courant  des  faits  sur- 
venus depuis  quelque  temps  à  Tien-Tsin,  et  notamment  d'un 
incident  entre  le  ministre  d'Angleterre  à  Pékin  et  Li-Hong- 
Tchang.  Ce  ministre,  en  se  rendant  en  Corée,  était  allé  braver 
le  vice-roi,  dans  une  visite  à  son  yamen,  en  lui  annonçant  que 
le  but  de  son  voyage  dans  ce  pays  était  d'y  négocier  directement 
un  traité  de  commerce  avec  la  Cour  de  Séoul.  Or,  Li-Hong- 
Tchang,  qui  exerçait,  d'après  ses  attributions  officielles,  le  con- 
trôle de  la  politique  étrangère  du  roi  de  Corée,  vassal  de  l'Em- 
pereur de  Chine,  lui  ayant  offert  alors,  à  ce  titre,  ses  bons 
offices  auprès  de  ce  souverain,  le  ministre  lui  avait  répondu 
prétentieusement  qu'il  n'en  avait  nul  besoin.  Sur  quoi,  le  vice- 
roi  avait  mis  fin  à  l'audience  en  lui  disant,  avec  son  meilleur 
sourire  :  «  Dans  ce  cas,  je  n'ai  plus  qu'à  souhaiter  à  votre 
Excellence,  bon  voyage  et  bon  retour!  » 

Cette  histoire  fut  pour  moi  comme  un  trait  de  lumière,  en 
me  révélant  qu'aux  graves  raisons  patriotiques  et  personnelles 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  Li  Hong-Tchang  avait,  à  ma  connaissance,  d'en  finir  au 
plus  tôl  avec  les  complications  diplomatiques  et  militaires  de 
l'affaire  du  Tonkin,  devait  s'ajouter  maintenant,  dans  son  esprit, 
le  désir  de  se  venger  de  l'affront  qui  lui  avait  été  infligé  par  cet 
impertinent  représentant  de  la  Grande-Bretagne,  dont,  d'après 
M.  Détring,  on  annonçait  le  retour  à  Tien-Tsin,  pour  le  13  mai. 

* 
*    * 

Or,  le  5  mai,  j'y  débarquais  en  simple  touriste,  par  le 
paquebot  m'amenant  de  Tchéfou,  accompagné  seulement  du 
jeune  et  distingué  commissaire  du  Volta,  M.  Brière.  J'avais 
rédigé,  dans  le  recueillement  de  ma  traversée  antérieure,  sous 
une  forme  protocolaire  à  peu  près  définitive,  mon  projet  de 
traité;  mais  j'y  avais  laissé  subsister  l'obligation  d'une  indem- 
nité que  je  savais  ne  pouvoir  être  acceptée  par  le  vice-roi,  de 
manière  à  obtenir  de  lui,  par  un  échange  de  concessions  réci- 
proques, l'ouverture  au  commerce  français  des  riches  provinces 
méridionales  limitrophes  de  l'Empire.  Je  comptais  en  effet  lui 
faire  observer  qu'elles  y  gagneraient  ainsi,  de  leur  côté,  des 
débouchés  maritimes  directs,  rapides  et  sûrs,  par  les  ports  et 
les  voies  ferrées  à  organiser  à  cet  effet,  avec  l'alimentation  en 
charbon  des  mines  locales  :  perspectives  de  nature  à  intéresser 
Li-Hong-Tchang,  à  double  titre,  car  il  était  non  seulement  un 
remarquable  homme  d'Etat,  mais  aussi  un  homme  d'affaires 
très  avisé. 

En  débarquant  à  Tien-Tsin,  je  fus  reçu  par  M.  Frandin, 
premier  interprète  de  notre  légation  à  Pékin,  chargé  depuis 
quelques  mois  de  la  gérance  du  consulat  de  ce  port,  où  je  m'ins- 
tallai avec  mon  secrétaire.  Je  n'eus  qu'à  me  louer  de  cet 
aimable,  intelligent,  et  empressé  collaborateur,  pendant  toute 
la  durée  de  mes  négociations  secrètes  avec  Li-Hong-Tchang  dans 
lesquelles  il  me  servait  d'interprète. 

Elles  furent  terminées  en  quelques  jours  :  chacun  des  deux 
m '^ori;itours  sachant  à  peu  près,  au  préalable,  ce  qu'il  pouvait 
exiger  de  l'autre  et  lui  concéder  en  échange.  On  en  trouvera  les 
détails  et  les  commentaires  dans  le  livre  de  M.  Billot. 

Le  texte  du  projet  de  traité  en  résultant  fut  télégraphié  à 
Paris  et  aussitôt  entièrement  approuvé,  car  je  reçus,  sans  le 
moindre  retard,  l'ordre  de  le  signer,  ne  varietur,  avec  les  pleins 
invoirs  du  (rouccrnement  de  la  République  française. 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AT)    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  183 

Le  voici,  tel  qu'il  figure  au  département  des  Affaires  étran- 
gères, où  il  est  resté  la  base  politique  de  nos  relations  de  bon 
voisinage  avec  la  Chine. 

TEXTE    DU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN 

Le  Gouvernement  de  la  République  française  et  Sa  Majesté  l'Em- 
pereur de  Chine,  voulant,  au  moyen  d'une  convention  préliminaire, 
dont  les  dispositions  serviront  de  base  à  un  traité  définitif,  mettre 
un  terme  à  la  crise  qui  affecte  gravement  aujourd'hui  la  tranquillité 
publique  et  le  mouvement  général  des  affaires,  rétablir  sans  retard 
et  assurer  à  jamais  les  relations  de  bon  voisinage  et  d'amitié  qui 
doivent  exister  entre  les  deux  nations,  ont  nommé,  pour  leurs  pléni- 
potentiaires respectifs,  savoir, 

Sa  Majesté  l'Empereur  de  Chine:  Son  Excellence  Li-Hong-Tchang, 
grand  tuteur  présomptif  de  Sa  Majesté  le  fils  de  l'Empereur,  premier 
secrétaire  d'État,  vice-roi  du  Tchi-li,  noble  héréditaire  de  lre  classe 
du  3e  rang,  etc.  ; 

Le  Gouvernement  de  la  République  française  :  M.  Ernest-François 
Fournier,  capitaine  de  frégate,  commandant  l'éclaireur  d'escadre  le 
Volta, 'officier  de  la  Légion  d'honneur,  etc. 

Lesquels,  après  avoir  échangé  leurs  pleins  pouvoirs,  trouvés  en 
bonne  et  due  forme,  sont  convenus  des  articles  suivants  : 

ARTICLE   PREMIER 

La  France  s'engage  à  respecter  et  à  protéger  contre  toute  agres- 
sion d'une  nation  quelconque,  et  en  toutes  circonstances,  les  fron- 
tières méridionales  de  la  Chine,  limitrophes  du  Tonkin. 

art.  2 

Le  Céleste-Empire,  rassuré  par  les  garanties  formelles  de  bon  voi- 
sinage qui  lui  sont  données  par  la  France,  quant  à  l'intégrité  et  à  la 
sécurité  des  frontières  méridionales  de  la  Chine,  s'engage  :  1°  à  retirer 
immédiatement,  sur  ses  frontières,  les  garnisons  chinoises  du  Tonkin; 
2°  à  respecter,  dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  les  traités  directement 
intervenus  ou  à  intervenir  entre  la  France  et  la  Cour  de  Hué. 

art.  3 

En  reconnaissance  de  l'attitude  conciliante  du  Gouvernement  du 
Céleste-Empire,  et  pour  rendre  hommage  à  la  sagesse  patriotique  de 
Son  Excellence  Li-Hong-Tchang,  négociateur  de  cette  convention,  la 
France  renonce  à  demander  une  indemnité  à  la  Chine.  En  retour,  la 
Chine  s'engage  à  admettre,  sur  toute  l'étendue  de  ses  frontières  méri- 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dionales  limitrophes  du  Tonkin,  le  libre  trafic  des  marchandises  entre 
lAiinain  et  la  France  d'une  part,  et  la  Chine  de  l'autre,  réglé  par  un 
traité  de  commerce  et  de  tarifs  à  intervenir,  dans  l'esprit  le  plus 
conciliant,  de  la  part  des  négociateurs  chinois,  et  dans  des  conditions 
aussi  avantageuses  que  possible  pour  le  commerce  français. 

ART.    4 

Le  Gouvernement  français  s'engage  à  n'employer  aucune  expres- 
sion de  nature  à  porter  atteinte  au  prestige  du  Céleste-Empire,  dans  la 
r<  i laotien  du  traité  définitif  qu'il  va  contracter  avec  l'Annam  et  qui 
abrogera  les  traités  antérieurs  relatifs  au  Tonkin. 

art.  5 

Dos  que  la  présente  convention  aura  été  signée,  les  deux  Gouver- 
nements  nommeront  leurs  plénipotentiaires,  qui  se  réuniront,  dans 
un  délai  de  Irois  mois,  pour  élaborer  un  traité  définitif  sur  les  bases 
lixéespar  les  articles  précédents. 

Conformément  aux  usages  diplomatiques,  le  texte  français  fera  foi. 

Fait  à  Tien-Tsin,  le  11  mai  1884,  le  dix-septième  jour  de  la  qua- 
trième lune  de  la  dixième  année  du  Kouang-Sin,  en  quatre  expéditions 
deux  en  langue  française  et  deux  en  langue  chinoise),  sur  lesquelles 
les  plénipotentiaires  respectifs  ont  signé  et  apposé  le  sceau  de  leurs 
armes. 

Chacun  des  plénipotentiaires  a  gardé  un  exemplaire  de  chaque 
texte. 

Signé  Signé  : 

Ll-HONG-TCHANG.  FOURNIER. 

Les  signatures  des  deux  négociateurs  furent  apposées  solen- 
nellement sur  ce  document  diplomatique,  dans  la  soirée  du 
1 1  mai  1884,  dans  le  yamen  de  Li-Hong-Tchang. 

Après  ce  cérémonial,  le  vice-roi  était  radieux  Mais  ce 
n'était  pas  seulement  la  joie  patriotique  d'avoir  ainsi  triomphé 
de  la  politique  imprudente,  aux  conséquences  incalculables,  de 
ses  adversaires,  qui  rayonnait  dans  ses  yeux  perçants;  c'était 
aussi  la  jouissance,  plus  raffinée  pour  une  àme  chinoise,  de  la 
vengeance  qu'il  savourait,  «à  la  pensée  du  violent  dépit  du  mi- 
nistre d'Angleterre  quand  il  apprendrait,  à  son  retour  a  Tien- 
I  in,  que,  pendant  son  absence,  celui  qu'il  avait  traité  avec  un 
tel  d^lain,  a  son  départ  pour  la  Corée,  avait  obtenu  du  Gouver- 
nement impérial  la  destitution  du  marquis  de  Tseng,  de  son 
poste  d'ambassadeur  à  Paris,  et  l'entier  abandon  du  Tonkin  à 


LA    FRANCE    ET    TV    CHINE     Al       TOAITlS     DE    T1E\-TSIN.  78" 

la  France,  complété  par  un  traité  Je  commerce  et  de  bon  voisi- 
nage d'un  caractère  durable. 

D'ailleurs  le  vice-roi  trahit  lui-même  son  état  d'àme  à  ce 
sujet,  car,  après  la  collation  qu'il  nous  avait  otïerte  dans  cette 
soirée  solennelle,  il  me  dit,  en  se  penchant  vers  moi  et  me  ten- 
dant sa  coupe  de  Champagne  pour  un  toast  de  congratulations 
réciproques  : 

—  Le  ministre  d'Angleterre  doit  arriver  après-demain. 

—  Ah!  répondis-je,  comme  étonné,  et  d'où  vient-il? 

—  De  Séoul,  où  il  était  allé  négocier  directement  un  traité 
de  commerce  avec  le  roi  de  Corée. 

Puis,  il   ajouta,  dans  un  bruyant  éclat  de  rire  : 

—  Je  lui  montrerai  celui  que  je  viens  de  signer  avec  vous  1 
Cette  anecdote  bien  caractéristique  explique  pourquoi  j'étais 

certain  que  Li-Hong-Tchang,  dont  je  connais-  ais"  le  caractère 
orgueilleux  et  vindicatif,  ne  voudrait  retarder  à  aucun  prix 
au  delà  du  13  mai,  la  signature' de  notre  traité  qui  donnait  le 
Tonkin  à  la  France  et  la  paix  à  la  Chine  sur  ses  frontières  mé- 
ridionales, dans  les  conditions  avantageuses  de  part  et  d'autre 
qu'il  avait  déjà  acceptées  en  principe.  D'ailleurs  je  lui  avais 
déclaré  formellement  que  si  je  n'avais  pas  sa  signature  dans  ce 
délai,  je  romprais  définitivement  et,  sans  esprit  de  retour,  toute 
négociation  avec  lui,  en  partant  par  le  paquebot  du  14  mai, 
pour  Shanghaï;  n'étant  diplomate  ni  de  goût,  ni  de  carrière,  ce 
serait  non  seulement  sans  regret,  mais  avec  une  nouvelle  ardeur 
belliqueuse,  que  j'irais. reprendre  mon  poste  de  combat  sur  le 
Volta,  comme  éclaireur  de  la  division  navale  de  l'amiral  Les- 
pès,  avec  l'espoir  d'y  prendre  une  part  des  plus  actives  à  ses 
prochaines  opérations  de  guerre  contre  la  Chine. 

*     * 

Le  surlendemain,  13  mai,  je  réunissais  au  Consulat  de 
France  dans  un  déjeuner  de  gala  donné  en  l'honneur  de  Li- 
Hong-Tchang,  qui  vint,  en  grande  pompe,  entouré  d'une  nom- 
breuse escorte,  les  notabilités  officielles  des  diverses  nationali- 
tés présentes  à  Tien-Tsin  :  elles  apprirent  ainsi,  à  leur  grand 
étonnement,  l'heureux  résultat,  pour  la  France,  des  négociations 
poursuivies  jusque-là  en  secret. 

Enfin,  dans  la  soirée,  arrivait  le  paquebot  ramenant  de 
Corée  le  ministre  d'Angleterre,  dont  le  visage,  jusque-là  ravori- 

TOMB  LXV.  —  1921.  50 


BEVUE    m:s    deux    mondes. 

Dant,  sur  le  pont  de  ce  bâtiment,  se  rembrunit  brusquement, 
quand  son  consul  étant  monté  à  bord,  pour  le  saluer,  lui  donna 
itice  de  la  nouvelle  sensationnelle  du  jour  :  la  signa- 
turc  du  traité  de  Tien-Tsin  abandonnant  leTonkin  à  la  France. 

Li-Ilong-Tchang  était  vengé  et  la  France  y  gagnait  une 
nouvelle  colonie  pleine  d'avenir,  et  qui  rendrait  plus  impor- 
tante et  plus  prospère  sa  base  navale  de  l'Indo-Chine. 

Le  lendemain,  je  recevais  du  président  du  Conseil  le  télé- 
gramme suivant  : 

«  Je  suis  heureux  de  vous  féliciter  chaudement  pour  le 
prompt  dénouement  du  conflit  avec  la  Chine.  Dites  à  Li  que 
nous  nous  félicitons  ici  des  liens  étroits  que  les  nouveaux 
arrangements  ne  manqueront  pas  d'établir  entre  la  France  et 
la  Chine.  J'ai  constaté  avec  plaisir  que  l'homme  d'Etat  chinois 
considère,  au  même  point  de  vue  que  nous-mêmes,  les  intérêts 
des  deux  pays.  —  Jules  Ferry.  » 

Mon  premier  soin,  après  la  signature  du  traité,  fut  de  de- 
mander une  dernière  audience  à  Li-Hong-Tchang,  en  vue  de 
régler  avec  lui,  d'un  commun  accord,  conformément  au  désir 
de  M.  Jules  Ferry,  tous  les  détails  de  son  exécution  intégrale 
avant  l'arrivée  de  l'amiral  Lespès  :  celui-ci  était  attendu,  d'un 
jour  à  l'autre,  à  Tien-Tsin,  où  il  devait  me  rejoindre  avant  le 
48  mai,  date  du  départ  du  paquebot  en  correspondance  avec 
celui  qui  me  ramènerait  directement  en  France  pour  y  porter 
le  traité. 

Le  vice-roi  fixa  cette  audience  au  16  mai. 

J'avais  rédigé,  pour  la  lui  remettre,  à  cette  occasion,  une 
note  générale  que,  dans  ma  pensée,  il  aurait  envoyée  au  Tsong- 
Li-Yamen  pour  le  fixer  sur  ses  obligations  en  vue  de  l'exécution 
du  traité  que  nousvenions  de  signer.  J'en  donnai  lecture  à  Li- 
ll'ing-Tchang  avec  les  explications  nécessaires  qu'il  approuva 
en  principe.  Mais,  au  sujet  des  ordres  précisant  les  dates  limites 
d'évacuation  des  garnisons  chinoises,  il  me  fit  remarquer  que 
ce  n'était  pas  au  Tsong-Li-Yamen  qu'il  appartenait  de  les 
transmettre  aux  autorités  militaires  les  concernant,  mais  à  lui 
seul,  en  vertu  de  ses  pleins  pouvoirs  qui  lui  en  conféraient  le 
droit  et  le  devoir.  Il  était  évident,  d'ailleurs,  qu'ils  parvien- 
draient ainsi  a  leurs  destinataires  plus  sûrement  que  par  l'in- 
termédiaire de  l'assemblée  délibérante  du  Tsong-li-Yamen. 

Il  me  fallut  donc  modifier  ma  note  primitive  des  obligations 


LA    FRANGE    ET    LA    C111NK    Al      TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.         ^81 

incombant  à  cette  assemblée,  en  y  supprimant  les  ordres 
relatifs  aux  garnisons  chinoises  et  à  leurs  relèves  françaises  : 
nous  devenions  seuls  responsables,  le  vice-roi  et  moi-même,  de 
leur  transmission  aux  autorités  militaires  intéressées,  de  part 
et  d'autre.  Ce  que  je  fis,  en  barrant  chacun  de  ces  ordres,  sur 
cette  note,  d'un  trait  au  crayon  confirmé  par  mon  paraphe  ; 
et,  ensuite,  en  les  télégraphiant  directement  en  clair,  au  général 
Millot  et  à  l'amiral  Courbet,  dès  ma  sortie  de  cette  audience. 
Li-Hong-Tchang  transmit  les  mêmes  ordres,  de  son  côté,  aux 
autorités  militaires  chinoises,  ainsi  que  l'ont  prouvé,  par  un 
document  écrit,  authentique,  lés  incidents  survenus  ultérieure- 
ment dans  l'affaire  de  Bac-lé,  dont  on  trouvera  le  récit  officiel 
dans  le  livre  de  M.  Billot.  Ce  document  nous  apprit,  en  effet, 
que  l'exécution  de  ses  ordres  avait  été  empêchée,  au  dernier 
moment,  par  un  contre-ordre  du  Tsong-Li-Yamen.  A  l'insti- 
gation sans  doute  du  marquis  de  Tseng,  à  Londres,  et  du  ministre 
d'Angleterre  à  Pékin,  exaspérés  par  le  traité  de  Tien-Tsin,  une 
intrigue  de  palais  avait  renversé  de  sa  présidence  le  prince 
Kong,  d'opinions  conciliantes,  pour  l'y  remplacer  par  le  prince 
Chùn,  un  des  principaux  ennemis  de  Li-Hong-Tchang,  ce  qui 
avait  rendu  la  prédominance  dans  le  Conseil  au  parti  hostile  à 
ce  traité. 

Toutefois,  ce  contre-ordre  était  accompagné,  prudemment, 
de  la  recommandation  de  ne  pas  engager  de  combat  avec  les 
troupes  françaises  de  relève,  sans  avoir  parlementé  avec  elles  et 
pris  avis  ensuite  du  Gouvernement  impérial;  c'était  évidem- 
ment, pour  le  cas  où  nos  troupes  se  présenteraient  avec  des 
effectifs  assez  forts  pour  triompher,  au  besoin,  de  tout  essai  de 
résistance  des  garnisons  chinoises. 

Ce  ne  fut  malheureusement  pas  le  cas,  à  Bac-lé,  par  suite 
d'imprudences  de  notre  commandement  militaire,  auxquelles 
j'étais  loin  de  m'attendre.  Elles  eurent,  comme  funestes  consé- 
quences, de  retarder  d'une  année  la  ratification  et  l'exécution 
du  traité  de  Tien-Tsin,  et  de  nous  entraîner  dans  une  ère  nou- 
velle de  complications  militaires  et  diplomatiques  de  toute 
nature,  aggravées  par  une  autre  surprise,  non  moins  regret- 
table, celle  de  l'affaire  de  Lang-Son,  car  celle-ci  détermina  la 
chute  ministérielle  de  M.  Jules  Ferry. 

Ce  fut  un  de  nos  derniers  sacrifices  ;  car  malgré  ce  coup 
inattendu    du   sort,    les    préliminaires   de    paix    furent  signés, 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contre  toute  prévision,  peu  de  temps  après,  le  4  avril  1885, 
pendant  l'intérim  de  cet  éminent  président  du  Conseil,  par 
M.  Billot,  directeur  politique  aux  Affaires  étrangères,  agissant, 
comme  son  délégué,  avec  pleins  pouvoirs  du  Président  de  la 
République. 

Voici  le  texte  de  ces  préliminaires. 

PRÉLIMINAIRES   DE   PAIX   DU    k    AVRIL    1885 

Entre  MM.  Billot,  ministre  plénipotentiaire,  directeur  des 
Affaires  politiques  au  ministère  des  Affaires  étrangères  à  Paris, 
et  James  Dunkan  Campbell,  commissaire  et  secrétaire  non  rési- 
dent de  l'inspecteur  général  des  douanes  impériales  maritimes 
chinoises,  de  deuxième  classe  du  rang  civil  chinois  et  officier 
de  la  Légion  d'honneur, 

Dûment  autorisés  l'un  et  l'autre  à  cet  effet  par  leurs  gouver- 
nements respectifs, 

Ont  été  arrêtés  le  protocole  suivant  et  la  note  explicative 
annexée. 

Article  premier.  —  D'une  part,  la  Chine  consent  à  ratifier 
la  convention  de  Tien-Tsin  du  11  mai  1884,  et,  d'autre  part,  la 
France  déclare  quelle  ne  poursuit  pas  d'autre  but  que  l'exécution 
pleine  et  entière  de  ce  traité. 

Art.  2.  —  Les  deux  Puissances  consentent  à  cesser  les  hos- 
tilités partout,  aussi  vite  que  les  ordres  pourront  être  donnés 
et  reçus,  et  la  France  consent  à  lever  immédiatement  le  blocus 
de  Formose. 

Art.  3.  —  La  France  consent  à  envoyer  un  ministre  dans  le 
Nord,  c'est-à-dire  à  Tien-Tsin  ou  à  Pékin,  pour  arranger  le 
traité  détaillé  et  les  deux  Puissances  fixeront  alors  la  date  pour  le 
retrait  des  troupes. 

Fait  à  Paris,  le  4  avril  1885. 
Signé  :  Signé  : 

Billot.  Campbell. 

Cos  préliminaires  aboutirent,  cette  fois,  à  une  paix  définitive 
basée,  on  le  voit,  sur  l'exécution  intégrale  du  traité  de  Tien- 
Tsin  du  11  mai  1884. 


LA    FRANCE    ET    LA    CHINE    AU    TRAITÉ    DE    TIEN-TSIN.  189 


Cet  heureux  de'nouement  fut  obtenu,  grâce  aux  succès  de 
nos  opérations  de  terre  et  de  mer  et,  surtout,  grâce  à  un  allié 
jusque-là  discrètement  dissimulé,  mais  en  réalité  très  puis- 
sant, sir  Robert  Hart,  réminent  directeur-général  des  douanes 
impériales;  celui-ci,  partisan  résolu  de  la  paix,  conforme  aux 
conditions  précisément  du  traité  de  Tien-Tsin,  jouissait  au 
Tsong-Li-Yamen,  comme  à  la  cour  de  Pékin,  d'une  influence 
justifiée  par  son  caractère,  son  loyalisme  et  l'importance  excep- 
tionnelle de  son  rôle  dans  l'administration  chinoise. 

Il  jugea  ne  pouvoir  différer  davantage  une  manifestation 
décisive  de  son  intervention  personnelle,  quand  il  vit  que  le 
blocvs  maritime  de  représailles,  notre  arme  la  plus  efficace  à 
cette  époque,  menaçait  d'épuiser,  à  bref  délai,  toutes  les  res- 
sources du  Trésor  impérial.  Le  blocus  avait  pour  effet  de 
supprimer  les  revenus  habituels  du  grand  service  national  dont 
il  avait  charge  et,  d'affamer,  du  même  coup,  toutes  les  pro- 
vinces du  Nord  et  la  capitale  de  l'Empire,  en  les  privant  de  leur 
ravitaillement  indispensable  en  riz.  Nous  savions  que  le  trans- 
port du  riz  était  devenu  impraticable  par  les  canaux  intérieurs 
du  pays,  à  cause  de  leur  insuffisance  et  de  leur  mauvais  entre- 
tien, que  j'avais  signalés  depuis  longtemps  dans  nos  rapports. 

Malheureusement,  ce  succès  complet  de  la  politique  de 
Jules  Ferry  dans  l'Indo-Chine  ne  fut  obtenu  qu'au  prix  des 
lourds  sacrifices  que  nous  coûtèrent  les  deux  affaires  de  Bac-Lé 
et  de  Lang-Son.  Ces  sacrifices  auraient  été  épargnés  si  le  com- 
mandement en  chef  n'avait  pas  été  enlevé  à  l'amiral  Courbet, 
alors  qu'il  venait  de  remporter  des  succès  éclatants.  Agissant 
avec  le  coup  d'oeil  et  la  résolution  d'un  grand  capitaine,  l'amiral 
Courbet  visait  sans  cesse  a  l'effet  offensif  maximum.  La  pré- 
paration et  la  direction  de  ses  opérations  militaires,  sur  terre 
comme  sur  mer,  étaient  impeccables  et  il  savait  forcer  la 
victoire. 

Conçu  au  milieu  d'un  étrange  concours  de  circonstances 
pressantes,  dont  il  fallait  tirer  immédiatement  parti,  sous  peine 
de  laisser  passer  l'occasion  favorable,  le  traité  de  Tien-Tsin  eut 
la  bonne  fortune  de  survivre  aux  épreuves  de  onze  mois  de 
conllits  militaires  et  diplomatiques,  des  plus  graves,  et  d'en 
sortir  cependant  intact. 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

G'esi  -l'un  heureux  présage,  pour  la  solidité  des  assises  que  ce 
traité  a  contribué  à  donner  à  notre  base  navale  do  l'Indo-Chine. 
Il  a  lié  sa  prospérité,  dans  l'avenir,  à  Celle  des  riches  provinces 
méridionales  de  la  Chine  en  nous  assurant  des  relations  com- 
merciales  et  de  bon  voisinage,  à  travers  leurs  frontières  limi- 
trophes  du  Tonkin.  C'était  le  but  que  poursuivait  la  politique 
de  Jules  Ferry  et  de  son  -précieux  conseiller  M.  Billot,  et  ce  fut, 
pour  moi,  un  grand  honneur  d'y  avoir  collaboré,  de  loin,  à  pied 
'I  œuvre.  Négociateur  improvisé,  je  n'avais  pas  hésité  au  mo- 
ment psychologique,  me  fiant  à  mon  expérience  des  hommes  et 
des  choses  de  la  Chine  impériale,  et  guidé  par  une  claire  vision 
di>  intérêts  maritimes  de  la  France  en  Extrême-Orient. 

* 
*    * 

Cette  collaboration  officielle  et  passagère,  si  flatteuse  pour 
un  simple  capitaine  de  frégate,  prit  fin,  le  18  mai  4884,  à  mon 
départ  définitif  de  Tien-Tsin,  où  l'amiral  Lespès  était  venu,  la 
veille,  afin  de  me  remplacer  :  auprès  de  Li-Hong-Tchang,  qui 
lui  avait  confirmé,  dès  sa  première  visite,  son  accord  avec  moi 
sur  les  conditions  d'évacuation  des  garnisons  chinoises  du 
Tonkin;  et,  ensuite,  auprès  du  Gouvernement  de  Pékin,  pour 
y  veiller  à  l'exécution  intégrale  de  toutes  les  obligations  du 
traité,  que  j'emportais  à  Paris. 

Vice-Amiral  Fourmer. 


AUGUSTIN  THIERRY 

D'APRÈS  SA  CORRESPONDANCE  ET  SES  PAPIERS  DE   FAMILLE 


LA  JEUNESSE 


Le  10-mai  1795  (22  floréal  an  III),  à  la  nuit  tombante,  deux 
personnes,  portant  un  nouveau-né,  sortaient  d'une  modeste 
maison  de  la  rue  des  Rouillis  (l),à  Blois,  et  se  dirigeaient  rapi- 
dement vers  un  logis  situé  près  de  l'ancienne  place  Notre- 
Dame.  Là,  se  tenait  caché  un  vieux  prêtre  non  assermenté,  l'abbé 
Villàin,  à  qui  elles  présentèrent  l'enfant.  Celui-ci  fut  baptisé 
sous  les  prénoms  de  Jacques,  Nicolas,  Augustin,  qu'il  avait 
reçus  quelques  heures  auparavant  à  la  municipalité  :  cet  enfant 
était  Augustin  Thierry. 

Son  père,  M.  Jacques  Thierry,  qui,  dans  un  intérêt  à  ses  yeux 
sacré,  venait  de  braver  ainsi  les  rigoureuses  lois  de  Prairial, 
descendait  d'une  famille  alsacienne,  autrefois  émigrée  au  pays 
d'Orléans.  D'incertaines  et  flatteuses  traditions  la  rattachaient 
à  un  certain  Jean  Thierry,  écuyer,  capitaine  de  la  ville  de  Blois, 
vers  1350;  à  son  arrière-petit-ûls,  Pierre  Thierry,  garde  du  corps 
du  Roi,  anobli  pour  services  le  12  décembre  1482.  Généalogie 
assurément  problématique,  mais  qui  attestait  l'ancienneté  du 
lignage,  certifié  d'autre  part  par  un  Livre  d'Heures,  pieusement 

(1)  Actuellement,  1,  rue  Guerry.  La  Société  amicale  des  anciens  élèves  du 
Collège,  avec  l'aide  de  la  municipalité,  a  fait  poser  sur  la  muraille  une  plaque 
commémorative. 


792  REVUE    DES     DEUX    MONDES. 

conservé  de  génération  en  génération,  et  sur  les  marges  duquel 
se  lisent,  depuis  1623,1a  date  de  naissance  et  de  mort  de  tous 
les  aines  du  nom. 

Dans  cette  longue  énumération  de  Pierre,  de  Jean,  de 
Simon,  de  Jacques,  dont  quelques-uns  figurent  au  xvne  siècle  sur 
la  liste  des  quarteniers  de  la  «  très  illustre  et  très  noble  cité  royale 
d'Orléans,  »  pas  un  seul  Augustin.  Après  1720,  le  nom  de 
Simon  Thierry,  grand-père  de  Jacques,  qui  avait  eu  le  tort 
d'agioter  sur  «  les  mères,  les  filles,  les  petites-filles  »  et  autres 
mirifiques  inventions  de  M.  Law,  disparait  du  rôle  des  notables 
bourgeois.  Ruinée  par  l'imprudence  de  son  chef,  la  famille 
subit  alors  une  éclipse  complète,  touche  à  la  gêne  et  presque  à 
l'indigence  (1). 

En  1791,  on  trouve  Jacques  Thierry,  «  musicien  gagiste  de 
la  cathédrale  de  Blois,  »  ainsi  qu'il  se  qualifie  soi-même,  dans 
un  mémoire  présenté  le  24  janvier  au  Directoire  départemental, 
pour  demander  la  fixation  de  son  traitement.  Après  la  cessation 
du  culte  et  la  fermeture  des  églises,  il  obtint  un  modeste  emploi 
dans  les  bureaux  du  district;  et  lorsque  ceux-ci  eurent  été  sup- 
primés par  la  Constitution  du  5  fructidor  an  III,  il  fut  recueilli 
par  l'administration  du  Département,  devenue  en  1800  les 
bureaux  de  la  préfecture. 

Né  à  Orléans,  le  17  mai  1763,  destiné  d'abord  à  l'état 
ecclésiastique,  la  Révolution  le  faisait  renoncer  à  l'espoir  d'ob- 
tenir le  sacerdoce.  Fixé  à  Blois,  il  avait  alors  épousé  une  jeune 
fille  distinguée  d'esprit  et  de  cœur,  Catherine  Leroux.  Une 
intelligence  supérieure,  une  âme  honnête  et  droite,  une  solide 
instruction  mettaient  M.  Thierry  bien  au-dessus  de  l'humble 
office  qu'il  occupait.  Catholique  convaincu  dans  un  temps  de 
persécution,  jamais  il  n'avait  hésité  à  remplir  un  devoir  que  lui 
imposaient  ses  croyances.  Deux  fois  sa  maison  avait  servi  de 
refuge  à  des  prêtres  poursuivis,  —  et  deux  fois,  lui-même, 
dénoncé  et  condamné,  avait  pu  se  cacher  et  s'enfuir.  De  bonne 
heure,  auprès  des  siens,  Augustin  Thierry  put  apprendre  le 
culte  du  travail  et  la  sainteté  de  la  résignation. 

L'enfant  qui  venait  au  monde  était  le  premier  né  de  l'obscur 
expéditionnaire,  et  c'est  par  égard  pour  le  citoyen  Augustin 
I  i;iudichau-Delaistre,   membre  du   Conseil  général  de   la  com- 

1  D'après  les  fragments  de  Souvenirs  inédits  d'Amédée  Thierry,  en  ma  pos- 
session. 


AUGUSTIN    THIERRY,    D'APRÈS    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.       793 

mune,  son  protecteur,  qu'il  avait  voulu  lui  donner  le  prénom 
du  grand  évêque,  inaccoutumé  dans  la  famille.  En  grandissant, 
le  garçonnet  se  découvrit  de  complexion  délicate  et  presque  souf- 
freteuse. Les  terribles  jours  qui  suivirent  sa  naissance,  la  famine 
de  l'an  III,  née  des  lois  sur  le  Maximum,  augmentèrent  ces  dis- 
positions maladives.  Que  de  fois  M.  Jacques  Thierry  dut,  avec 
la  foule,  attendre  à  la  porte  des  boulangers,  pour  procurer  à  sa 
maisonnée  un  peu  de  ce  pain  que  les  plus  riches  ne  pouvaient 
même  pas  obtenir  au  poids  de  l'or  ! 

La  naissance  d'un  second  fils,  Amédée,  en  1797,  puis  d'une 
fille,  Adélaïde,  en  1802,  avaient  lourdement  augmenté  les  charges 
du  ménage.  Pour  y  mieux  subvenir,  Jacques  Thierry  courait 
le  cachet  à  ses  heures  libres,  arrondissant  ses  maigres  émolu- 
ments du  produit  de  quelques  leçons  de  musique.  Le  rétablis, 
sèment  du  culte,  en  lui  rendant  son  lutrin  à  la  cathédrale,  vint 
enfin  soulager  un  peu  cette  fière  pauvreté. 

Quittant  la  rue  Fontaine-des-Elus,  on  alla  s'installer  au 
n°  13  de  la  rue  des  Violettes,  une  venelle  du  vieux  Blois,  escarpée, 
raboteuse,  qui  escaladait  la  colline  où  surgit  orgueilleusement 
la  merveille  du  Primatice,  le  château  superbe  des  Valois.  La 
maison  existe  encore,  assez  haut  perchée  dans 

Cet  escalier  de  rues 
Que  n'inonde  jamais  la  Loire  au  temps  des  crues, 

étroite  et  basse,  toute  grise  sous  11x1  toit  moussu  de  vieilles 
tuiles.  Après  son  père  et  sa  mère,  Adélaïde  Thierry  y  mourut 
en  1878  ;  c'est  là  que  fut  commencée  Y  Histoire  de  la  Conquête 
de  V Angleterre  par  les  Normands,  là  aussi  qu'Amédée  Thierry 
écrivit  les  premières  pages  de  Y  Histoire  des  Gaulois. 

Au  printemps  de  1804,  Augustin  atteignait  sa  neuvième 
année.  Déjà  il  annonçait  les  dispositions  les  plus  rares  :  ardeur 
et  facilité  au  travail,  intelligence  subtile  et  compréhensive, 
doublée  d'une  étonnante,  d'une  prodigieuse  mémoire.  Le  père 
avait  cultivé  de  son  mieux  d'aussi  précieux  avantages,  effica- 
cement secondé  par  sa  femme,  qu'un  témoignage  du  grand 
historien,  rendant  plus  tard  un  hommage  filial  à  cette  salutaire 
influence,  nous  dépeint  «  douée  d'une  imagination  vive  et 
passionnée,  se  plaisant  aux  lectures  poétiques.  »  Sans  doute 
est-ce  à  son  atavisme  maternel  qu'il  doit  à  la  fois  sa  pénétrante 
sensibilité,  la  richesse  merveilleuse  de  ses  facultés  évocatrices, 


794  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rommp  il  est  redevable  à  ses  ancêtres  en  ligne  paternelle, 
bourgeois  et  marchands,  de  son  goùl  pour  la  minutie  des  détails, 
l;i  claire  précision  des  idées,  l'amour  de  la  vérité  et  l'indépen- 
dance volontiers  frondeuse  de  la  pensée. 

I.    —   LE   COLLÈGE    DE   BLOIS 

Cependant,  la  nécessité  s'imposait  pour  l'écolier  si  magnifi- 
quement doué  d'un  enseignement  plus  complet  et  plus  régulier 
que  celui  qu'il  pouvait  recevoir  dans  la  maison  de  ses  parents. 
Bien  grand  dut  être  alors  l'embarras  rue  des  Violettes.  Le  vieux 
collège  de  Blois  n'était  plus.  Après  avoir  végété  quelque  temps, 
il  avait  dû  fermer  ses  portes  en  1793.  Seules  avaient  subsisté 
quelques  écoles  primaires  trop  insuffisantes.  Aussi  les  Blaisois 
accueillirent-ils  joyeusement  la  nouvelle  qu'une  «  Ecole  secon- 
daire communale  »  allait  être  établie  dans  leur  ville.  On  était 
en  1805,  et  sous  la  forte  impulsion  du  gouvernement  impé- 
rial, tout  semblait  renaître  en  France  :  administration,  cultes, 
finances,  instruction  publique.  Quelques  lycées  s'organisaient 
à  Paris,  et,  dans  les  cours  publics,  les  Lalande,  les  Biot,  les 
Cuvier,  les  Pastoret,  les  Silvestre  de  Sacy,  les  d'Ansse  de  Vil- 
loison  faisaient  entendre  leurs  doctes  leçons.  Mais,  en  province, 
tout  restait  encore  à  faire  et  le  délabrement  intellectuel  était  au- 
dessous  de  toute  expression. 

Le  collège  de  Blois,  dont  Augustin  Thierry,  bientôt  rejoint 
par  son  frère  Amédée,  dut  être  un  des  premiers  élèves,  offrait 
alors  un  curieux  spécimen  des  établissements  d'instruction, 
pour  lesquels  le  zèle  des  administrateurs  allait  partout  quêter 
des  maîtres,  dans  le  séminaire  comme  dans  la  boutique,  sous 
le  froc  et  sous  le  tablier.  Un  vaste  couvent,  devenu  bien  natio- 
nal, avait  été  transformé  en  école,  et,  sur  les  dalles  humides 
d'un  réfectoire,  s'étaient  installées  études  et  classes.  Le  corps 
enseignant  était  plus  bizarre  encore  que  la  demeure.  Le  profes- 
seur de  cinquième  avait  été  gendarme  et  ne  donnait  jamais  sa 
leçon  qu'éperons  aux  bottes  et  cravache  à  la  main.  Le  maître 
de  dessin,  un  des  beaux  les  plus  goûtés  de  la  ville,  cumulait  les 
fonctions  de  professeur  de  grec.  Enfin,  le  professeur  de  rhéto- 
rique tenait  un  magasin  d'épicerie  dans  le  haut  d'un  faubourg. 
Il  range  collège,  professeurs  plus  étranges  encore  et  dont  le 
souvenir,  longtemps  après,  faisait  toujours  sourire  leurs  élèves! 


AUGUSTIN    THIERRY,    DAPRES    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.       705 

Et  pourtant,  de  ce  falot  athénée,  sortirent  en  dix  années,  cinq 
membres  de  l'Institut (1).  Parmi  nos  lycées  les  plus  orgueilleux, 
quel  est  celui  qui,  dans  un  temps  aussi  court,  a  fourni  pareille 
moisson  à  la  France? 

Au  reste,  peu  importait  alors  la  science  du  professeur. 
Apprendre  le  grec  ou  le  latin,  l'histoire  ou  la  philosophie,  n'en- 
trait guère  dans  les  aspirations  de  la  jeunesse.  Un  mouvement 
irrésistible  poussait  toute  cette  génération  vers  les  champs  de 
bataille  :  des  soldats,  voilà'  tout  ce  que  l'Etat  demandait  à  la 
France.  Toute  l'éducation  s'orientait  vers  ce  but  :  habit  mili- 
taire, exercice  au  fusil,  marche  au  tambour;  chaque  collège 
était  un  stage  à  Fontainebleau.  Dans  les  cours,  il  n'était  ques- 
tion que  de  Miltiade  ou  d'Alexandre,  de  Marathon  ou  d'x\r- 
belles;  dans  les  récréations,  d'Àusterlitz  ou  de  Marengo  :  Thé- 
mistocle  devenait  le  brave  des  braves,  César  s'incarnait  dans 
l'Empereur  et  Roi.  Et  puis,  lorsqu'arrivaient  les  bulletins  de 
victoire,  quand,  du  haut  du  château,  le  canon  faisait  retentir  la 
cité  de  ses  salves  triomphales,  l'enthousiasme  fermentait  dans 
les  jeunes  tètes.  On  recherchait  avidement  le  Moniteur;  on  y 
lisait  les  noms  des  amis,  des  camarades  de  la  veille,  les  uns 
décorés,  les  autres  promus  lieutenants  ou  capitaines.  Que  ne  se 
trouvait-on  à  leur  place,  comme  eux  que  ne  rêvait-on  d'ac- 
complir? 

Je  possède  sur  l'arrivée  d'Augustin  Thierry  au  collège  de 
Blois,  ses  premiers  succès  et  ses  espiègleries  d'écolier  un 
curieux  document  inédit,  rédigé  par  un  de  ses  anciens 
maîtres  (2),  M.  Gaudeau,  que  l'historien  devenu  célèbre  en- 
toura toujours  d'une  affectueuse  estime,  ainsi  qu'en  témoi- 
gnèrent de  nombreuses  démarches  et  des  recommandations  de 
toute  sorte.   Je  le  transcris  ici  dans  sa  forme  naïve. 

A  la  rentrée  des  classes  de  l'année  1805,  à  l'école  communale 
secondaire  de  Blois,  où  j'étais  entré  quelques  mois  auparavant  en 
qualité  de  professeur  de  cinquième,  je  fus  nommé  membre  d'une 
commission  chargée  d'examiner  les  élèves  qui  devaient  être  admis 
en  sixième.  Parmi  ceux  qui  nous  furent  présentés  parut  un  tout 
jeune  enfant,  à  la  figure  ronde,  aux  beaux  yeux  noirs,  aux  cheveux 

(1)  Pardessus,     Augustin    Thierry,     Amédée    Thierry,    do    la    Saussaye,    de 
Pétigny. 

(2)  A  l'intention  de  la  Société  académique  des  Sciences  et  des  Lettres  du  Loir- 
et-Cher  et  non  publié,  j'ignore  pourquoi. 


1%  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

châtains,  aux  sourcils  bien  arqués,  à  la  physionomie  moitié  timide, 
moitié  hilarante,  un  léger  sourire  sur  les  lèvres  et  l'air  à  peu  près 
assuré,  annonçant  la  confiance  dans  ce  qui  allait  se  passer. 

Kn  effet,  les  questions  faites  à  l'enfant  sur  les  premiers  éléments 
du  latin,  furent  répondues  avec  un  aplomb,  une  précision  et  une 
intelligence  qui  nous  frappèrent.  «  Comment  t'appellrs-tu,  mon 
petit?  dis-je  alors  à  l'intéressant  enfant.  —  Thierry,  monsieur. 
—  Ah!  le  fils  de  M.  Thierry,  eh  bien!  je  lui  en  ferai  mon  compli- 
ment. » 

Deux  ou  trois  jours  plus  tard,  je  vis  M.  Thierry,  et  comme  j'allais 
lui  parler,  il  me  dit  le  premier  :  «  Eh  bien!  monsieur  Gaudeau,  vous 
avez  interrogé  mon  petit  Augustin.  Qu'en  pensez-vous?  —  Je  pense, 
ma  foi,  qu'à  la  fin  de  l'année,  vous  l'entendrez  faire  rafle  de  tous  les 
premiers  prix,  car,  en  vérité,  je  n'ai  jamais  encore  entendu  un  enfant 
de  cet  âge  montrer  autant  de  lucidité  dans  ses  idées  et  ses  souvenirs 
et  de  netteté  dans  ses  expressions.  J'oserai  presque  vous  promettre 
en  lui  un  homme  de  génie.  —  Ah  !  bah  !  vous  me  flattez.  —  Eh  bien  I 
monsieur  Thierry,  vous  verrez  si  je  me  trompe;  je  suis  un  peu  pro- 
phète pour  les  enfants;  si  jamais  je  me  marie,  la  plus  grande  faveur 
que  je  demanderai  au  Ciel,  ce  sera  qu'il  me  donne  un  fils  semblable 
au  vôtre.  —  Allons,  allons,  tant  mieux!  Aussi  bien  le  pauvre  enfant 
n'aura  que  son  talent  pour  ressource.  » 

A  la  fin  de  l'année  scolaire,  à  la  première  distribution  des  prix, 
où  retentit  le  nom  d'Augustin  Thierry,  la  première  partie  de  ma  pré- 
diction s'accomplit. 

Un  certain  temps  s'écoula,  et  le  petit  enfant,  devenu  un  peu 
plus  grand,  me  vint  en  cinquième  et  justifia  complètement  le 
pressentiment  que  j'avais  conçu  de  la  manière  dont  il  ferait  ses 
études. 

C'était  la  coutume  à  l'école  communale  secondaire  de  Blois,  réu- 
nissant alors  au  delà  de  deux  cents  étudiants,  de  lire  les  notes  de 
chaque  trimestre  en  présence  de  tous  les  maîtres  et  de  tous  les 
élèves  rassemblés.  J'avais  rédigé  le  bulletin  du  jeune  Thierry,  qui  ne 
contenait  que  des  notes  excellentes,  et  à  l'article  travail  ou  apti- 
tudes, j'avais  mis  :  très  intelligent,  dispositions  transcendantes,  succès 
étonnants.  A  ces  mots,  le  sourire  de  l'incrédulité  parut  sur  les  lèvres 
de  quelques-uns  des  professeurs,  et  j'entendis  ces  mots  :  «  Ah!  c'est 
bien  là  M.  Gaudeau,  toujours  louangeur.  —  Écoutez,  monsieur,  dis- 
je  en  m'adressant  à  celui  qui  avait  proféré  cet  assez  mauvais  propos 
et  qui  ne  croyait  pas  avoir  été  entendu,  si  moi,  vous  et  l'enfant  vivons 
âge  d'homme,  vous  verrez  et  nous  verrons.  » 

Assez  espiègle,  sans  cesser  d'être  aimable, bon,  docile,  et  surtout 
bon  camarade,  le  jeune  Augustin  Thierry  ne  refusait  pas  de  parti- 


AUGUSTIN   THIERRY,    d'aPRES    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.       197 

ciper  aux  tours  d'écolier  que  faisaient  quelquefois,  alors  comme 
toujours,  les  collégiens  à  leurs  maîtres.  Le  seul  que  je  me  rappelle, 
peut-être  aussi  le  seul  qu'il  m'ait  l'ait,  c'est  d'avoir  attaché  par  la 
patte  une  souris  à  une  ficelle,  que  les  élèves  de  la  classe  voisine, 
séparée  de  la  nôtre  par  une  cloison,  faisaient  passer  par  un  trou,  puis 
reliraient,  en  recommençant  ainsi  ce  jeu,  au  grand  plaisir  des 
espiègles  et  au  vif  dépit  des  deux  professeurs,  qui  ne  savaient  par 
quoi  étaient  occasionnés  celte  espèce  de  frôlement  extraordinaire, 
cette  gaieté  soudaine  et  intempestive  qui  se  remarquait  sur  toutes  les 
ligures  et  ce  rire  spasmodique  qui,  bien  que  comprimé,  éclatait  en 
bouffées  bruyanles  et  communicatives,  ce  qui  arrêtait  nécessaire- 
ment les  explications  du  pauvre  professeur,  qui,  pourtant,  lui  aussi, 
quand  il  se  fut  aperçu  de  la  petite  malice,  ne  put  si  bien  garder  le 
sérieux  magistral,  qu'il  ne  lui  échappât  un  léger  sourire,  lequel 
devint  alors  comme  la  détente  d'une  explosion  générale  de  cachinna- 
iions  (ou  éclats  de  rire  à  gorge  déployée),  et  il  ne  fallut  pas  moins 
de  vingt  minutes  pour  rétablir  l'ordre  et  reprendre  les  cours  de  la 
classe,  après  un  fort  pensum  appliqué  aux  promoteurs  de  tout  ce 
bruit. 

Quoique  les  succès  du  jeune  Augustin  tinssent  du  prodige  et  qu'il 
y  eût  une  différence  énorme  entre  ses  compositions  et  celles  du  pre- 
mier après  lui  dans  sa  classe,  il  ne  travaillait  pas  plus  que  ses  condis- 
ciples, il  travaillait  même  beaucoup  moins,  parce  qu'il  lui  suffisait  du 
temps  d'écrire  ses  devoirs,  pour  qu'ils  fussent  supérieurs  à  ceux  des 
plus  forts  de  son  cours. 

Je  me  trouvais  encore  le  professeur  du  jeune  Thierry  quand  il 
passa  en  quatrième;  ce  fut  alors  surtout  que  se  manifesta,  dans  toute 
son  efficacité,  sa  prodigieuse  mémoire,  dont  je  fus  à  même  déjuger 
par  le  trait  suivant:  — Un  jour,  on  expliquait  pour  la  seconde  fois  une 
Églogue  ou  un  passage  des  Géorgiques  de  Virgile.  Augustin  Thierry 
avait  oublié  son  Virgile  et  craignait  d'être  réprimandé  en  me  faisant 
connaître  cet  oubli.  Gomme  son  Quinte-Gurce  était  du  même  format 
que  le  Virgile  et  de  la  même  couleur,  il  prit  donc,  quand  son  tour 
d'expliquer  fut  venu,  le  Quinte-Curce  pour  le  Virgile  et  fixant  dessus 
ses  regards,  comme  s'il  eût  suivi  réellement  le  texte,  il  traduisait  les 
vers  de  Virgile,  de  mémoire,  avec  aussi  peu  d'hésitation  que  s'il  les  eût 
eus  sous  les  yeux.  Le  sourire  de  ses  camarades  ayant  éveillé  mon 
attention,  je  portai  les  regards  sur  le  livre  et  reconnus  la  ruse  de 
l'enfant.  — Quoi  donc,  m'écriai-je,  mais  ce  n'est  pas  un  Virgile  que  tu 
as  là,  c'est  un  Quinte-Curcel  —  Oui  monsieur.  —  Tu  sais  donc  Virgile 
par  cœur?  — Oui,  tout  ce  que  j'en  ai  expliqué  jusqu'à  présent. —  Et  les 
autres  auteurs  ?  —  Aussi.  —  Voilà  qui  est  curieux.  Voyons,  récite-moi 
tel  morceau  de  Virgile,  tel  morceau  de  Quinte-Curce,  tel  morceau  de 


798  REVUE    DES    DE(  \    MONDES. 

sar,etc  . ■ .  El  les  morceaux  pris  au  hasard  furent  récités  sans  hésiter, 
ce  qui  prit  plus  de  vingt  minâtes.  Véritablement  émerveillé  :  —  Petit 
diable,  lui  dis-je,  en  lui  prenant  amicalement  l'oreille,  tu  iras  un 
jour  à  l'Institut!  Alors,  levant  la  tète  et  portant  sur  moi  ses  grands 
veux  avec  un  sourire  sur  les  lèvres  :  —  Qu'est-ce  donc  que  l'Institut, 
monsieur?  —  Prends  patience,  va,  tu  l'apprendras  un  jour  et  tu  le 
sauras  mieux  que  moi. 

Plusieurs  documents,  conservés  dans  les  archives  départe- 
mentales, viennent,  appuyer  et  compléter  ce  témoignage  de 
l'excellent  M.  Gaudeau. 

Un  hasard  propice  avait  facilité  à  l'adolescent  le  progrès  dt 
ses  études  latines.  Dans  le  courant  de  l'année  1808,  un  homme 
vraiment  érudit  venait  d'être  appelé,  au  collège  de  Blois,  aux 
modestes  fonctions  de  répétiteur  de  physique.  C'était  un  Suisse, 
nommé  Mieg,  qui  devait  terminer  sa  carrière  agitée  comme 
bibliothécaire  à  la  cour  d'Espagne.  La  démonstration  des  lois  de 
Mariotte  ou  du  principe  d'Archimède  n'absorbait  pas  toute  son 
attention.  Il  se  montrait  également  féru  de  prosodie  et  de 
métrique  anciennes.  Bientôt,  grâce  à  ses  efforts,  hexamèires  et 
pentamètres,  dactyles,  anapestes  et  trochées  ne  connurent 
plus  de  secrets  pour  le  disciple  qu'il  affectionnait.  Nul  n'égalait 
l'enfant  dans  l'art  de  composer  un  discours  latin,  ou  des  cen- 
tons  virgiliens.  On  le  vit  bien  le  jour  de  cette  distribution  des 
prix  de  l'an  1809,  où,  parmi  les  murmures  approbateurs, 
«  M.  Thierry  l'aine  »  vint  lire  «  le  désespoir  d'un  ange  réprouvé, 
traduction  en  vers  latins  de  Klopstock.  » 

Là,  cependant,  ne  s'arrêta  pas  la  bienfaisante  influence  de 
M.  Mieg  sur  le  développement  intellectuel  du  futur  historien. 
Avec  les  éléments  des  sciences  physiques,  il  lui  enseigna  encore 
ceux  de  la  langue  et  de  la  critique  allemandes,  lui  révéla  Wie- 
land,  Lessing  et  Schlegel.  Augustin  Thierry  lui  dut  certaine- 
ment beaucoup  et  fut  mis,  peut-être  par  lui,  sur  la  voie  de  la 
comparaison  des  langues,  dont  il  tira  plus  tard  un  si  heureux- 
parti  pour  l'histoire. 

Un  autre  de  ses  professeurs,  M.  Mérault,  parait  avoir  égale- 
ment exercé  sur  l'enfant  un  ascendant  tout  particulier.  Il  lui 
iservera  toujours  une  reconnaissance  attendrie  et,  vingt-cinq 
ans  plus  tard,  le  membre  de  l'Institut  arrivé  à  la  gloire,  inter- 
viendra chaleureusement  pour  la  veuve  de  son  ancien  maître, 
«  l'un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à  former  mon  esprit  et 


AUGUSTIN    THIERRY,    D  APRÈS    SES   PAPIERS    DE    FAMILLE.       799 

mon  cœur,  »  et  lui  fera  obtenir  une  pension  du  ministère  de 
l'Instruction  publique. 

Au  reste,  les  souvenirs  de  collège  ne  cesseront  jamais,  d'occu- 
per une  grande  place  dans  la  pensée  de  l'écrivain.  Le  nom  de  ses 
condisciples  :  Blanchet,  Jacques  Bernier,  Bailly,  Aucher-Eloy, 
Monestier,  Gros-Tramer  revient  fréquemment  dans  sa  corres- 
pondance. Jamais  ils  ne  réclameront  en  vain  ses  conseils  ou  sa 
protection.  Dans  les  ténèbres  de  sa  nuit,  l'aveugle  se  complaît  à 
évoquer  la  douceur  de  ses  années  d'enfance  et  les  joies  de  son 
âge  d'écolier.  Quand  la  mort  de  sa  femme  vient  à  jamais 
endeuiller  sa  vie,  c'est  dans  ces  souvenirs  apaisants  qu'il  cher- 
chera quelque  consolation  à  son  affreuse  douleur. 

«  Mon  cher  camarade,  écrit-il  le  18  octobre  1844  à  M.  Gros- 
Tramer,  le  Thierry  (Augustin)  à  qui  vous  venez  d'écrire  est 
celui  qui  a  été  sur  les  mêmes  bancs  que  vous,  qui  a  joué  avec 
vous  et  qui,  en  1811,  lorsque  vous  sortiez  du  collège,  est  entré 
à  l'École  Normale.  Celui  qui  a  fait  ses  classes  avec  votre  jeune 
frère  est  mon  frère  Amédée,  ex-préfet  de  la  Haute-Saône,  main- 
tenant maître  des  Requêtes  au  Conseil  d'Etat  et,  comme  moi, 
membre 'de  l'Institut.  Pour  moi,  privé  de  la  vue  depuis  dix- 
neuf  ans,  je  suis  resté  simple  homme  de  lettres;  je  me  suis 
marié  aveugle,  il  y  a  treize  ans,  et  je  viens  de  perdre  cette  an- 
née celle  qui  était  le  soutien  et  la  consolation  de  ma  vie.  Sous 
le  poids  de  ce  malheur,  je  ne  trouve  de  soulagement  que  dans 
deux  choses  :  l'amitié  de  ceux  qui  m'entourent  et  mes  souve- 
nirs. Le  vôtre  m'a  fait  un  vrai  plaisir.  J'ai  rêvé  un  moment  à 
ces  jours  d'enfance  et  de  première  jeunesse,  que  nous  avons 
passés  ensemble  et  qui  sont  maintenant  si  loin  de  nous.  Si  vous 
venez  à  Paris  et  que  je  sois  encore  de  ce  monde,  je  serai  charmé 
de  vous  serrer  la  main,  de  causer  avec  vous  de  nos  amis  d'au- 
trefois et  de  vous  offrir  un  exemplaire  de  mes  ouvrages  que 
vous  estimez  beaucoup  au-dessus  de  leur  mérite. 

«  Recevez,  mon  cher  camarade,  l'assurance  de  ma  vieille  et 
franche  amitié.  » 

L'élève  achevait  sa  rhétorique,  lorsque  se  produisit  un  fait 
qui  devait  être  décisif  dans  sa  vie  et  lui  révéler  sa  vocation. 
L'étude  de  l'histoire  était  à  cette  époque  lettre  close  dans  l'édu- 
cation publique,  h' Abrégé  de  l'Histoire  de  France  à  l'usage  des 
élèves  de  l'École  royale  militaire,  méchante  compilation  dressée 
en  1788,  était  le  seul  livre  enseigné.  Là,  on  apprenait  l'histoire 


Mil) 


REV1  l      DES    :  Il  \    MONDES. 


de  Pharamond,  fondateur  de  la  monarchie  française  »  et  les 
liants  faits  de  «  Clovis  le  Grand,  un  des  plus  illustres  souve- 
rains de  la  maison  mérovingienne.  »  —  «  Toute  mon  archéo- 
logie  du  Moyen-Age,  a  raconté  lui-même  Augustin  Thierry, 
consistait  dans  ces  phrases  et  quelques  autres  de  même  force  que 
j'avais  apprises  par  cœur.  Français,  Trône,  Monarchie  étaient 
pour  moi  le  commencement  et  la  fin,  le  fond  et  la  forme  de 
notre  histoire  nationale.  » 

La  lecture  fortuite  des  Martyrs,  alors  dans  leur  nouveauté, 
cette  vibrante  épopée,  ce  tableau  si  puissamment  évocateur  de 
l'immense  ruée  barbare  à  l'assaut  d'un  monde  croulant,  vint, 
comme  un  souffle  de  tempête,  renverser  toute  cette  phraséologie 
ridicule.  Dans  un  passage  célèbre  et  souvent  cité,  l'auteur 
des  Récits  des  Temps  Mérovingiens  a  décrit  l'impression  domi- 
natrice qu'en  ressentirent  sa  nature  ardente  et  son  imagination 
en  éveil.  Il  se  trouva  transporté  dans  un  monde  nouveau 
quand  il  aperçut,  avec  Eudore,  ces  terribles  Franks  de  Chateau- 
briand, parés  de  la  dépouille  des  ours,  des  veaux  marins,  des 
aurochs  et  des  sangliers;  ce  camp  retranché  avec  ses  bateaux  de 
cuir  et  ses  chariots  attelés  de  bœufs;  cette  armée  rangée  en 
triangle  où  l'on  ne  distinguait  qu'une  forêt  de  framées,  des 
peaux  de  bêtes  et  des  corps  demi-nus.  Dans  son  enthousiasme, 
le  néophyte  marchait  à  grands  pas  dans  la  salle  d'étude,  répé- 
tant le  chant  farouche  des  guerriers  :  «  Pharamond,  Phara- 
mond, nous  avons  combattu  avec  l'épée  !  » 

C'est  une  date  mémorable  dans  le  développement  de  cette 
intelligence.  Pour  elle  commençaient  la  notion  et  le  goût  de  la 
vérité  historique.  Ce  n'est  point  la  cause,  certes,  mais  le  signe, 
l'éclair  avant-coureur  de  l'avenir,  l'avertissement  providentiel 
d'une  haute  vocation.  L'étincelle  ainsi  déposée  put  dormir 
quelque  temps  encore  ;  elle  ne  pouvait  manquer  d'éclater  un 
jour. 


II.    —   L  ECOLE   NORMALE 

Au  mois  de  juin  1811,  arrivait  à  Blois  un  personnage  consi- 
dérable, M.  Ambroise  Rendu,  inspecteur  général,  conseiller 
ordinaire  de  l'Université  et  de  plus  ami  très  intime  de  Son 
Excellence  le  comte  de  Fontanes.  Le  haut  fonctionnaire  venait 
remplir  une  mission  importante, 


AUGUSTIN    THIERRY,    D APRÈS    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.        80i 

Deux  ans  auparavant,  les  décrets  du  11  mars  1808,  organi- 
sant  l'Université,  avaient  ressuscité  l'Ecole  Normale,  cette  œuvre 
mort-née  de  la  Convention.  Pour  en  assurer  le  recrutement,  les 
inspecteurs  généraux  «  devaient  choisir  chaque  année  dans  les 
lycées  et  collèges,  d'après  des  examens,  un  nombre  déterminé 
d'élèves,  âgés  de  dix-sept  ans  au  moins,  parmi  ceux  dont  les 
progrès  et  la  bonne  conduite  auraient  été  les  plus  constants  et 
qui  annonceraient  le  plus  d'aptitude  à  l'administration  ou  h 
l'enseignement.  »  Les  élus  devaient  être  entretenus  à  Paris 
aux  frais  de  l'Université  et  astreints  à  une  vie  commune. 

Obligés,  sous  peine  d'exclusion,  d'obtenir  le  grade  de  licen- 
cié au  terme  de  leurs  études,  ils  étaient  ensuite  répartis,  sui- 
vant les  besoins,  dans  les  divers  collèges  de  l'Empire. 

Le  «  conseiller  ordinaire  »  s'enquit  donc  auprès  du  prin- 
cipal, Giraudeau-Delanoue,  de  ses  meilleurs  sujets  et  celui-ci, 
tout  naturellement,  désigna  la  perle,  le  phénix  de  ses  élèves. 
Augustin  Thierry,  présenté,  sut  plaire  a  l'esprit  bienveillant  et 
distingué  qu'était  Ambroise  Rendu.  Le  consentement  paternel 
aisément  obtenu,  il  reçut  sur  le  champ  son  dignus  intrare.  Le 
nouvel' admis  atteignait  à  peine  sa  seizième  année  (1). 

L'École  Normale,  sous  l'Empereur  et  Roi,  ne  ressemblait 
que  de  fort  loin  à  la  savante  pépinière  que  nous  avons  connue 
depuis.  Napoléon,  qui  la  voulait  florissante,  mais  de  tous  points 
soumise,  lui  avait  donné,  par  une  heureuse  inconséquence,  la 
plus  grande  liberté  intellectuelle  avec  la  discipline  matérielle 
la  plus  étroite  et  la  plus  jalouse.  On  eût  dit  d'un  cloître  laïque, 
mais  d'un  cloitre  singulièrement  libéral  dans  l'organisation 
des  études.  Là,  rien  qui  rappelât  le  collège  et  ses  procédés 
pédantesques  :  pas  de  devoir  à  remettre  à  heure  fixe,  pas  de 
matière  dictée  à  l'avance,  pas  d'entraves  apportées  à  l'imagina- 
tion ou  à  la  verve.  S'ils  n'étaient  point  encore  professeurs,  du 
moins  les  jeunes  gens  avaient-ils  cessé  d'être  écoliers.  Chacun 
avait  pouvoir  de  faire  selon  ses  facultés,  son  inspiration,  son 
talent.  Plusieurs  fois  la  semaine,  les  élèves  se  réunissaient  en 
conférences  sous  la  présidence  d'un  des  leurs  que  désignait 
l'âge  ou  le  mérite.  Chacun  y  apportait  un  travail,  œuvre  toute 
personnelle,  le  lisait,  le  soumettait  à  la  discussion  publique.  La 
conférence  jugeait,  approuvait  ou  blâmait,  —  tour  à  tour  juge 

(1)  Timbré  du  sceau  du  Grand-Maître,  l'arrêté  de  nomination  est  du  1"  octobre 
1811. 

TOME   LXV.    —    1921.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  partie.  D'un  tel  choc  jaillissaient  parfois  d'excessives  critiques 
ou  des  éloges  immérités,  souvent  -aussi  des  idées  originales 
présentées  avec  l'ardeurde  la  vingtième  année.  Groupés  ensuite 
autourde  maîtres  illustres,  professeurs  de  faculté,  MM.  Burnouf, 
Dm  long,  Villemain,  Saint-Ange,  l'abbé  Mablini,  les  jeunes 
arbitres  jugés  à  leur  tour,  entendaient  à  la  fois  confirmer  ou 
réformer  leurs  arrêts.  Des  hommes  distingués  bien  plus  que 
des  gens  de  métier,  voilà  ce  que  M.  de  Fontanes  demandait 
alors  à  l'École  Normale. 

En  attendant  la  construction  prescrite  par  décret,  sur  la  rive 
gauche  de  la  Seine,  entre  les  ponts  d'Iéna  et  de  la  Concorde,  de 
vastes  bâtiments  entourés  de  jardins,  où  l'Université  prendrait 
place  entre  les  Archives  Impériales  et  l'Ecole  des  Beaux-Arts, 
avec  le  palais  de  son  Grand-Maître,  les  appartements  de  ses 
Emérites,  ses  salles  de  distributions  et  son  Ecole  Normale,  — 
l'Ecole  occupait,  depuis  décembre  1810,  un  réduit  fort  modeste 
dans  les  combles  de  l'ancien  collège  Louis-le-Grand.  Entré  le 
plus  jeune  de  la  seconde  promotion,  Augustin  Thierry  comptait 
parmi  ses  camarades  Guignault,  Loyson,  Patin,  Pouillet  et 
Péclet.  Gomme  anciens  il  trouvait  installés  déjà  Victor  Cousin, 
Maignien,  Paulin,  Pierrot-Desseilligny»,  enfin  l'année  1812  devait 
lui  envoyer  comme  nouveaux  Casimir  Bonjour,  Paul  Dubois, 
Théodore  Jouffroy  et  Trognon.  Plus  tard,  Augustin  Thierry 
trouvait  un  plaisir  singulier  à  se  rappeler  cette  âpre  et  solitaire 
existence.  Les  lourdes  bâtisses,  annexes  du  lycée,  la  vieille 
horloge  au  timbre  criard,  les  murailles  humides  couvertes  de 
mille  graffiti  latins  lui  revenaient  à  la  mémoire  et  ces  sou- 
venirs charmaient  ses  causeries  intimes.  Epoque  heureuse  pour 
lui  où,  ignorant  la  douleur  et  ses  étreintes,  il  goûtait  la  joie 
de  vivre  et  regardait  insouciant  vers  l'avenir  ! 

Les  premiers  jours  furent  rudes  pour  le  nouveau  venu.  Il 
trouvait  à  l'Ecole  plusieurs  condisciples  qui,  sortis  des  lycées 
de  Paris,  avaient  une  instruction  plus  solide  que  la  sienne 
Lui  qui  venait  de  ce  pauvre  collège  de  Blois,  il  se  sentait  infé- 
rieur à  ces  brillants  rivaux.  Il  commença  donc  par  se  recueillir, 
jusqu'au  jour  où  une  pièce  de  vers  latins  signée  de  son  nom 
attira  les  regards  de  la  communauté  savante.  Il  s'agissait  de 
traduire  en  hexamètres  la  fameuse  description  de  la  famine  qui 
se  trouve  dans  la  Jérusalem  Délivrée.  Tout  ce  qui  pouvait  char- 
mer  un  universitaire  de  1812  se  trouvait  réuni  dans  la  compo- 


AUGUSTIN   THIERRY,    d'aPRES    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.       8(j3 

sition  de  Thierry  :  réminiscences  de  Lucrèce,  expressions  de 
Virgile,  vers  éclatants,  coupes  savantes.  L'effet  produit  fut  pro- 
digieux, les  vers  proclamés  dignes  de  l'impression. 

Fier  de  ce  premier  succès,  l'auteur  en  chercha  un  nouveau 
dans  le  discours  français.  Pendant  un  an,  on  le  vit  lire  et  relire 
J.-J.  Rousseau.  Il  se  passionnait  pour  ce  style  imagé,  cette 
cadence  des  mots,  ces  grands  mouvements  de  rhétorique.  Tel 
était  son  amour  pour  ce  maître  favori,  qu'il  en  vint  à  savoir  par 
cœur  tout  le  livre  IV  de  Y  Emile.  Il  y  puisa  les  éléments  de  son 
second  triomphe,  dans  une  dissertation  qu'il  eut  à  présenter  à 
la  Faculté  des  Lettres,  pour  son  examen  de  licence.  Le  sujet 
proposé  était  des  plus  bizarres  :  «  Est-ce  la  différence  des  esprits 
ou  celle  des  courages,  demandait  la  matière,  qui  a  détruit  l'éga- 
lité parmi  les  hommes?  »  Etrange  question  h  la  solution  de 
laquelle  les  lumières  propres  de  l'examinateur  n'eussent  pas 
été  superflues.  —  «  Différence  des  esprits  et  différence  des  cou- 
rages, je  les  crois  également  coupables,  répondit  le  candidat  : 
le  courage  if  est-il  pas  l'esprit  de  l'homme  qui  veut  être  supé- 
rieur au  lâche?  »  C'était  se  tirer  avec  honneur  d'une  interroga- 
tion saugrenue.  Aussi  le  succès  fut-il  grand  à  l'Ecole  et  l'avisé 
lauréat  considéré  comme  un  des  espoirs  de  l'Université  nais 
santé. 

La  même  année  lui  vit  prendre  également  le  grade  de  bache- 
lier es  sciences,  le  même  jour  que  son  camarade  Péclet.  On  ne 
voit  pas  cependant,  que  durant  les  deux  années  de  son  séjour 
à  l'Ecole  Normale,  Augustin  Thierry  ait  montré  aucune  prédi- 
lection particulière  pour  l'étude  de  l'histoire,  ni  pour  celle  de  la 
philosophie.  Il  ne  suit  ni  le  cours  de  Guizot,  ni  celui  de  Royer- 
Collard.  La  sécheresse  dogmatique  de  l'un,  le  doctrinarisme 
sentencieux  de  l'autre  devaient  rebuter  l'admirateur  de  Cha- 
teaubriand, à  l'imagination  enthousiaste,  à  l'impressionnable 
sensibilité. 

En  octobre  1813,  le  jeune  licencié  fut  envoyé  avec  le  titre 
de  professeur  de  cinquième  dans  le  petit  collège  de  Compiègne. 
C'était  un  assez  triste  poste,  maigre  d'émoluments,  gros  de 
besogne  ingrate.  L'ancien  établissement  d'instruction,  fondé 
en  1560  par  le  curé  Mathieu  Boscheron,  dans  l'antique  hôtel 
de  Roye,  traversait  alors  une  crise  redoutable.  Depuis  le  départ 
des  Bénédictins  chassés  par  la  Révolution,  le  chiffre  des  élèves 
était  tombé  de  deux  cents  à  moins  de  quatre-vingts.  Les  efforts 


Mil  BEVUE    DES    L>l:i  X    Mu.NUES. 

du  principal,  M.  Monchoux,  demeuraient  impuissants  à  con- 
jurer un  désastre  qui  s'accélérait  d'année  en  année.  Le  collège 
était  donc  mal  noté  en  haut  lieu.  Méditant  déjà  des  projets 
littéraires,  Augustin  Thierry  accueillit  néanmoins  avec  joie 
une  désignation  qui  otïïait  à  ses  yeux  l'avantage  de  ne  point 
trop  l'éloigner  de  Paris. 

D'alarmantes  rumeurs  circulaient  alors  dans  la  petite  ville. 
Il  n'était  bruit  que  de  l'invasion  prochaine  et  de  la  menace 
d'une  armée  ennemie.  Comment  résister?  Le  pays  était  ouvert; 
on  n'avait  ni  armes,  ni  soldats  et  la  garde  nationale  venait  de 
partir  en  toute  hâte  pour  Anvers.  En  même  temps,  se  répan- 
daient dans  les  campagnes  de  clandestines  proclamations,  au 
nom  de  prétendants  inconnus.  Beaucoup  montraient  leur 
effroi,  quelques-uns  ne  cachaient  plus  leurs  espérances.  Au 
milieu  de  ce  désarroi  général,  arrivaient  des  ordres  formels 
émanés  du  ministère  de  l'Intérieur  :  «  A  la  première  appari- 
tion des  coureurs  ennemis,  disait  M.  de  Montalivet,  chaque 
fonctionnaire  public  devra  évacuer  la  ville  pour  se  replier  de 
proche  en  proche  sur  Paris.  »  Ces  déplorables  instructions  qui 
entravaient  notre  résistance  ne  tardaient  pas  à  être  exécutées.- 
En  janvier  1814,  les  avant-postes  autrichiens  s'étant  montrés 
dans  les  faubourgs  de  Compiègne,  ordre  fut  donné  à  la  colonie 
des  fonctionnaires  d'évacuer  la  ville  à  la  suite  du  sous-préfet  : 
le  collège  se  trouva  sans  professeurs. 

Rentré  à  Paris  au  début  de  février,  Augustin  Thierry, 
pauvre,  sans  autres  relations  que  les  amitiés  nouées  à  l'Ecoh; 
Normale,  se  trouvait  sur  le  pavé.  Il  balança  un  moment  de 
regagner  Blois,  d'y  attendre  la  fin  de  la  tourmente.  La  crainte 
de  tomber  à  la  charge  des  siens,  les  conseils  et  les  promesses 
d'un  homme  qui  devait  exercer  une  puissante  influence  sur  les 
premières  années  de  sa  jeunesse,  le  détournèrent  de  ce  projet. 

III.   —   LE   SECRÉTAIRE   DE   SAINT-SIMON 

Quittant  vers  la  fin  de  1812  les  paisibles  hauteurs  de  Cha- 
ronne,  un  bizarre  personnage,  quinquagénaire  déjà  grison,  était 
venu  s'installer  près  du  vieux  collège  du  Plessis  et  se  mêler, 
malgré  son  âge,  aux  studieux  auditeurs  qui  suivaient  les  cours 
de  l'École.  Affable,  disert,  persuasif,  d'abord  facile  et  séduc- 
teur,  plein  d'amour  pour  la  jeunessse,    le  nouveau  venu  n'avait 


AUGUSTIN    THIERRY,    d'aPRES    SES    PAPIERS    DE   FAMILLE.        805* 

pas  tardé  à  rassembler  autour  de  lui  des  admirateurs  enthou- 
siastes et  convaincus.  C'était,  à  les  en  croire,  un  homme  des 
anciens  temps,  défenseur  juré  des  temps  nouveaux,  plein  de 
grandes  et  nobles  idées  et  qui  cherchait  à  reconstruire  l'édifice 
social  sur  des  bases  meilleures.  Aux  côtés  du  maitre  se  pressaient 
les  plus  distingués  et  les  plus  chers  amis  d'Augustin  Thierry  : 
Maignien,  Péclet,  Hachette,  Arnold  Scheffer.  Ils  lui  persuadèrent 
que  sa  place  était  avec  eux,  l'assurèrent  d'un  accueil  bienveil- 
lant. Ravi  de  leurs  discours,  le  jeune  homme  voulut  connaître 
celui  dont  ils  disaient  merveilles  et  fut  mis  en  présence  de  Llenri 
de  Saint-Simon. 

Claude-Henri  de  Rouvroy,  comte  de  Saint-Simon,  arrière- 
cousin  de  l'auteur  des  Mémoires,  réalisait  le  type  accompli  de  ces 
grands  seigneurs  du  xvine  siècle,  esprits  féconds  en  contrastes, 
sceptiques  et  passionnés,  pleins  de  mépris  pour  les  religions 
et  d'enthousiasme  pour  les  systèmes,  et  qui,  sans  aucune 
croyance,  élevaient  leur  propre  rêve  jusqu'à  la  hauteur  d'un 
dogme.  Jeune  encore,  il  était  parti  pour  le  Nouveau-Monde  avec 
les  Rochambeau  et  les  La  Fayette,  se  laissant  aller  au  goût  du 
moment,  car  c'était  la  mode  alors  de  vouloir  «  retremper  son 
âme  dans  le  sein  de  la  nature  vierge  et  dans  le  commerce  d'un 
peuple  libre.  » 

La  Révolution  et  ses  excès  lui  enlevaient  bien  des  illusions 
et,  qui  pis  est,  presque  toute  sa  fortune.  Cependant,  il  n'émigra 
point,  mais  devenu  le  «  citoyen  Simon,  »  après  avoir  été  quelque 
temps  écroué  à  Sainte-Pélagie  sous  le  nom  de  Jacques  Bon- 
homme, on  le  vit  tour  à  tour,  pendant  dix  ans,  acquéreur  de 
biens  nationaux  et  entrepreneur  de  messageries  publiques, 
poursuivre  avec  acharnement  cette  fortune  qui,  non  moins 
acharnée,  à  peine  acquise,  s'enfuyait  de  nouveau.  Quand  il  eut 
perdu  tout  espoir  de  richesse,  son  esprit  sembla  se  recueillir  et 
méditer  :  il  décida  alors  qu'il  était  né  philosophe.  Un  jour, 
sortant  de  son  long  silence,  il  présenta  à  l'Institut  une  théo- 
logie toute  nouvelle.  Il  demandait  sérieusement  qu'on  sup- 
primât de  l'enseignement  le  mot  et  l'idée  de  Dieu  pour  les  rem- 
placer par  les  règles  de  la  gravitation  universelle.  Grand  fut 
l'émoi  des  corps  savants.  Le  novateur  assassinait  de  lettres  le 
Bureau  des  Longitudes.  A  la  cinquième,  Bouvard,  son  prési- 
dent, lui  fit  répondre  que  ses  travaux  dépassaient  la  compétence 
de  l'assemblée.   Furieux,  l'adversaire  de  l'«  erreur  divine  »  lui 


806  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reprocha  d'«  anarchiser  la  science,  »  de  «  nier  la  suprématie  des 
théories  générales.  » 

l.ii  même  temps,  entrant  sur  le  terrain  alors  presque 
inexploré  de  l'économie  politique,  Saint-Simon  faisait  paraître 
son  tntroâbtction  aux  travaux  scientifiques  du  XIXe  siècle.  En 
pleine  année  1807,  au  lendemain  d'Iéna,  ce  livre  proclamait 
la  France  la  dernière  des  nations,  inférieure  aux  Etats-Unis,  à 
l'Angleterre,  à  la  Hollande  môme;  elle  n'avait  pas  comme 
celles-ci  de  commerce  ni  d'industrie.  Le  résultat  d'un  pareil 
ouvrage  fut  que  l'auteur  dut  rester  muet  jusqu'à  la  fin  de  l'Em- 
pire. 11  attendit  encore  six  années.  Mais  le  jour  où  la  grande 
ruine  eut  été  consommée,  Saint-Simon  crut  l'heure  venue 
de  jouer  un  rôle  dans  le  monde  et  s'institua  l'apôtre  des  temps 
à  venir. 

Malheureusement,  beaucoup  de  choses  lui  manquaient  et 
ses  connaissances  n'égalaient  point  ses  prétentions.  Quelques 
phrases  de  Montesquieu,  la  connaissance  rudimentaire  des 
moralistes  nouveaux,  Helvetius,  Volney,  Bentham,  un  volume 
de  Robertson,  l'Histoire  romaine  de  Fergusson,  des  formules 
économiques  appartenant  à  l'école  écossaise  formaient  à  peu 
près  toute  la  science  du  réformateur.  Le  talent  d'écrivain  lui 
faisait  complètement  défaut  :  il  le  sentait  et  l'avouait  lui- 
même.  Aussi  cherchait-il  à  s'entourer  de  collaborateurs.  Sa 
fortune  entièrement  détruite  le  mettait  dans  de  cruelles  néces- 
sités et  trop  souvent  on  le  vit  courir  de  banque  en  banque,  cher- 
chant à  se  faire  crédit  de  tout,  de  sa  famille,  de  ses  idées,  de 
ses  espérances. 

Si  le  savoir  manquait  à  cet  esprit  inquiet,  en  revanche  la 
nature  l'avait  doué  de  séductions  singulières.  Mieux  que  tout 
autre  il  connaissantes  lacunes  de  son  intelligence  et  s'employait 
sans  relâche  à  les  combler.  Le  grand  utopiste  était  à  sa  façon 
un  merveilleux  «  accoucheur  d'àmes.  »  On  le  trouve  constam- 
ment entouré  d'hommes  éminents  :  le  chimiste  Glouet,  le  mathé- 
maticien Coëssin,  en  attendant  Augustin  Thierry,  Auguste  Comte 
»  t  Léon  Halévy,  cherchant  à  s'instruire  dans  leur  commerce 
familier,  tout  en  conservant  la  dignité  qui  convient  à  un  chef 
et  à  un  maître.  L'idée  que  poursuivait  à  cette  époque  Saint- 
Simon  s'arrêtait  aux  limites  de  l'économie  politique  et  de  la 
philosophie,  mais  celte  idée  était  déjà  étonnamment  hardie, 
inl  d;ms  l'ombre  croyances  et  religion,  il  voulait  jeter  une 


J 


AUGUSTIN    THIERRY,    D'APRES    SES    PAPIERS   DE   FAMILLE.       807 

lumière  inconnue  sur  la  société  renouvelée.  D'après  lui,  chaque 
siècle  avait  été  marqué  d'un  sceau  particulier.  Adonnés  à  la 
théologie  et  aux  arts,  le  xvi8  et  le  xvne  siècles  avaient  laissé 
régner  le  passé  et  dormir  en  paix  le  vieux  monde.  Le  xvin6  siècle, 
essentiellement  niveleur,  avait  jeté  à  bas  préjugés,  institutions 
et  pouvoirs  :  au  temps  présent  était  échue  la  tâche  de  trouver 
l'avenir  parmi  les  ruines.  «  La  vieille  philosophie,  disait-il, 
avait  été  révolutionnaire,  la  philosophie  nouvelle  devait  être 
organisatrice.  » 

Le  renouvellement  radical  de  la  société,  Saint-Simon  le 
trouvait  dans  les  deux  grandes  industries  humaines,  celle  du 
corps  et  celle  de  l'intelligence.  A  elles  incombait  le  devoir 
d'expulser  les  oisifs  grands  ou  petits,  maîtres  ou  valets,  géné- 
raux, évêques  ou  ministres,  et  mieux  valait  la  perte  de  cin- 
quante princes  royaux  que  celle  de  cinquante  travailleurs.  Là 
résidaient  les  forces  et  l'avenir  de  l'humanité.  Alors  un  lien 
commun  unirait  le  monde,  les  barrières  s'abaisseraient,  les 
nationalités  s'effaceraient,  la  guerre  s'enfuirait  de  la  terre  et 
dans  la  grande  famille  des  peuples,  ruche  immense  en  perpé- 
tuel mouvement,  nul  ne  s'inclinerait  plus  que  devant  un  seul 
roi  et  un  seul  Dieu  :  le  Travail. 

Volontiers,  Saint-Simon  se  posait  comme  l'apôtre  et  le 
prophète  de  ces  jours  nouveaux.  A  l'en  croire,  sa  nature  syn- 
thétique, son  esprit  a  priori  étaient  propres  à  concevoir  et 
embrasser  dans  son  ensemble  un  aussi  vaste  système.  Mais  il 
s'arrêtait  devant  l'exécution.  Il  lui  fallait  quelqu'un  pour 
mettre  en  œuvre,  pour  façonner,  lancer  enfin  ces  idées  rénova- 
trices, quum  flueret  lutulentus  :  une  nature  analytique,  un 
esprit  a  posteriori.  Cette  nature,  cet  esprit,  il  crut  l'avoir  trouvé 
dans  Augustin  Thierry.  Le  maître  comprit  quel  parti  il  pouvait 
tirer  d'un  pareil  élève  :  il  résolut  d'en  faire  non  seulement  un 
disciple,  mais  un  collaborateur. 

Quand  le  jeune  professeur  partit  pour  Compiègne,  le  réfor- 
mateur continua  d'entretenir  par  lettres  ses  relations  avec  lui 
et  lui  proposa  même  une  première  fois  de  devenir  son  secré- 
taire. 11  terminait  alors  son  Mémoire  sur  la  science  de  l'Homme 
et  avant  de  le  livrer  à  l'impression  chez  Didot,  en  expédia  une 
copie  portant  des  corrections  et  des  addenda  de  sa  main  à  celui 
qu'il  désirait  s'attacher  (1).  L'envoi   s'accompagnait  d'encoura- 

(1)  Cette  copie  est  en  ma  possession.  Elle  forme,  sur  papier  de  grand  format, 


SUN  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gements  à  poursuivre  la  carrière  des  lettres  et  d'une  demande 
de  compta  rendu. 

A  peine  engage  dans  une  carrière  qu'il  ne  prévoyait  pas 
devoir  être  si  brève,  sans  autre  ressource  que  son  talent, 
comme  disait  son  père,  Augustin  Thierry  fait  montre  dans  sa 
réponse  d'une  prudente  circonspection. 

((  Vous  avez  écrit  pour  les  savants,  dit-il,  dans  une  lettre 
datée  de  Compiègne,  le  13  janvier  1814,  je  dois  écrire  pour  les 
gens  du  monde;  aussi  notre  marche  ne  doit-elle  pas  être  la 
même.  Vous  pouvez  être  hardi  tout  à  votre  aise,  mais  il  faut  que 
je  me  montre  plus  circonspect.  Annoncer  tout  d'un  coup  le  but 
et  le  plan  de  tout  l'ouvrage,  ce  serait  peut-être  effrayer  des  lec- 
teurs peu  habitués  à  l'exercice  de  la  pensée  et  par  conséquent 
peu  capables  de  s'élever  tout  d'un  coup  a  la  hauteur  d'une  idée 
trop  générale  :  aussi  j'ai  cru  qu'il  était  à  propos  de  présenter 
d'abord  isolé  le  Mémoire  sur  la  science  de  l'Homme,  et  de  ne 
laisser  voir  que  plus  tard  dans  quelle  intention  il  a  été  écrit. 
Cette  histoire  des  progrès  de  l'esprit  humain,  fondée  tout  entière 
sur  des  faits  et  remplie  d'idées  neuves  et  ingénieuses,  en  excitant 
l'attention  du  lecteur,  le  préparerait  peut-être  à  écouter  avec 
moins  de  surprise  les  idées  qui  doivent  suivre. 

Je  suis  pénétré,  Monsieur,  de  la  bonté  que  vous  avez  de  me 
faire  votre  secrétaire  et  de  faire  passer  à  la  faveur  de  vos  belles 
idées  les  premiers  essais  de  ma  plume.  Je  répondrai,  Monsieur, 
autant  qu'il  sera  en  moi,  à  vos  intentions  généreuses.  Si  vous 
daignez  me  faire  connaître  à  quelques  directeurs  de  journaux, 
ayez  la  bonté  de  taire  mon  nom,  car  je  suis  engagé  dans  une 
carrière  où  les  réputations  sont  délicates  et  j'ai  pour  arbitres  de 
mon  sort  des  gens  en  qui  tout  abonde,  excepté  le  sens  commun. 
Vous  entendez  qui  je  veux  dire.  Permettez,  Monsieur,  que  je 
félicite  ici  mon  ami  Péclet  du  bonheur  qu'il  a  de  vous  connaître 
et  veuillez  agréer,  etc..  » 

Le  Mémoire  sur  la  science  de  l'homme,  adressé  par  son 
auteur  à  tous  les  puissants  du  jour,  venait  fort  à  propos  de  lui 
procurer  quelques  ressources.  Il  se  trouvait  momentanément 
hors  de  sa  détresse  coutumière.  Accepter  de  l'argent  était  pour 
le  gentilhomme  philosophe  geste    aussi   naturel   qu'en    offrir. 

trois  cahiers  d'une  cinquantaine  de  feuilles  chacun  et  contient  plusieurs  papes 
autographes  qui  ne  figurent  pas  dans  la  réimpression  faite  par  les  soins  d'Enfan- 
tin en  1858  et  par  Lemounier  en  1859. 


AUGUSTIN    THIERRY,    d'aPRES    SES   PAPIERS   DE    FAMILLE.       809 

Retrouvant  Augustin  Thierry,  il  renouvela  sa  proposition  de 
l'engager  comme  secrétaire.  Deux  cents  francs  par  mois 
récompenseraient  son  concours  et  l'on  allait  de  compagnie 
renouveler  le  vieux  monde.  C'était  le  pain  assuré.  Augustin 
Thierry  accepta.  Il  dut  à  cette  circonstance  d'assister  au  honteux 
spectacle  qui  suivit  la  capitulation  du  29  mai  :  lugubres  scènes 
qui  devaient  lui  révéler  toutes  les  douleurs  qu'engendre  la 
conquête. 

L'Europe  avait  alors  les  yeux  tournés  vers  Vienne,  où  se 
décidait  la  destinée  des  nations.  En  France,  à  la  joie  presque 
générale  qui  avait  accueilli  la  fin  des  guerres  de  l'Empire, 
succédait  déjà  un  sourd  mécontentement.  On  accusait  de 
lâcheté  le  gouvernement  royal,  qui  se  laissait  ravir  nos  fron- 
tières du  Nord,  tandis  que  la  Russie,  l'Autriche  et  la  Prusse 
disposaient  à  leur  gré  des  provinces  et  des  peuples.  Beaucoup 
disaient  hautement  que  le  Congrès  trompait  leurs  espérances. 
Ce  système  de  partage  des  nations  en  dépit  des  nations  mêmes 
appartenait  à  une  diplomatie  aux  abois...  Débris  du  vieux 
monde,  que  n'avaient-ils  disparu  avec  lui?..  Aux  hommes  nou- 
veaux il- fallait  une  loi  nouvelle?  —  Ces  propos,  mille  autres 
semblables  étaient,  dans  toutes  les  bouches.  Les  cerveaux  tra- 
vaillaient et  la  fièvre  embrasait  les  intelligences;  projets  succé- 
daient à  projets,  livres  à  livres;  chaque  matin  voyait  naître 
quelque  traité  nouveau,  qui  le  soir  rentrait  dans  l'ombre  pour 
faire  place  à  un  autre.  M.  de  Saint-Simon  crut  le  moment  venu 
de  lancer  une  des  théories  essentielles  de  son  système,  celle  de 
la  fraternité  des  peuples. 

Il  s'adressa  à  son  nouveau  secrétaire,  lui  exposa  sa  pensée, 
la  discuta  longuement  et,  incapable  de  la  mettre  en  œuvre, 
le  chargea  de  l'exécution.  Cédant  à  la  séduction  du  maitre, 
à  l'enthousiasme  de  sa  nature,  le  jeune  homme  se  mit  à  l'ou- 
vrage. Il  loua  une  chambre  dans  le  quartier  de  l'Arsenal,  et 
plein  d'une  belle  ardeur,  demeura  plus  d'un  mois  sans  sortir, 
tout  entier  à  sa  tâche,  seul  à  seul  avec  cette  idée  qui,  couvée  par 
lui,  devenait  peu  à  peu  la  sienne.  En  trois  mois,  l'opuscule  fut 
achevé  et  put  paraître,  brochure  in-8°  de  cent  douze  pages,  en 
octobre  1814.  Il  avait  pour  titre  :  De  la  Réorganisation  de  la 
société  européenne  ou  de  la  nécessité  des  moyens  de  rassembler 
les  peuples  de  l'Europe  en  un  seul  corps  politique  en  conservant 
à  chacun  son  indépendance  nationale,  par  M.  le  Comte  de  Saint- 


810  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sin  par  A.   Thierry,  son  élève.  iMélange  d'utopies  surpre- 

aantes  et  île  fécondes  théories,  cette  brochure  eut  un  véritable 
succès.  Klle  est  aujourd'hui  tombée  dans  un  complet  oubli, 
mais   les  circonstances  que   nous   traversons  lui  donnent  un 

lia   d'actualité. 

L'ancien  monde,  disaient  les  auteurs,  avait  fait  son  temps.  A 
5a  politique  de  spoliations  et  de  conquêtes,  il  fallait  substituer 
une  politique  nouvelle.  L'ère  des  haines  était  révolue,  l'heure 
de  la  fraternité  était  proche. 

Partout  en  Europe  deux  espèces  d'intérêts  se  trouvaient  en 
présence  :  l'intérêt  général  ou  intérêt  de  la  Société  européenne, 
et  l'intérêt  particulier  à  chaque  peuple. 

Multiple  dans  ses  besoins,  l'intérêt  de  la  Société  européenne 
pouvait  cependant  se  résumer  en  quelques  formules  :  caractère 
européen  imprimé  aux  travaux  publics,  franchise  accordée  à 
touti.-s  transactions  entre  les  peuples,  l'instruction  publique 
uniforme  et  obligatoire,  confiée  aux  soins  de  la  Société,  confor- 
mité de  législation  en  matière  civile,  commerciale  et  criminelle, 
liberté  de  conscience  et  de  culte,  promulgation  d'un  code  de 
morale  universelle.  A  un  Grand  Parlement  appartiendrait  le 
élément  de  toutes  ces  questions:  seul,  il  voterait  les  impôts 
d'intérêt  européen,  seul  il  réglerait  les  conflits  entre  nations. 
«  Ainsi,  il  y  aura  entre  les  peuples  ce  qui  fait  la  base  et  le  lien 
de  toute  association  politique  :  conformité  d'institutions,  union 
d'intérêts,  rapport  de  manières,  communauté  de  morale  et 
d'instruction  publique.  » 

Sans  doute,  les  auteurs  ne  l'ignoraient  point,  l'Europe  était 
bien  loin  encore  de  cet  idéal  désiré,  —  et  pourtant  ils  avaient 
bon  espoir:  «  Un  temps  viendra,  proclamaient-ils,  où  tous  les 
peuples  de  l'Europe  sentiront  qu'il  faut  régler  les  points  d'in- 
térêt général  avant  de  descendre  aux  intérêts  nationaux.  Alors 
les  maux  commenceront  à  devenir  moindres,  les  troubles  à 
s'apaiser,  les  guerres  à  s'éteindre.  C'est  là  que  nous  tendons 
sans  cesse,  c'est  là  que  le  cours  de  l'esprit  humain  nous  porte. 
Mais  lequel  est  le  plus  digne  de  la  raison  de  l'homme,  s'y  traîner 
ou  bien  y  courir?  » 

Ainsi,  pleins  d'un  robuste  espoir  dans  l'avenir,  confiants 
dans  cette  puissance  infinie  de  perfection,  apanage  de  la 
nature  humaine,  ils  prédisaient  le  jour  où  l'égoïsme  serait  relé- 
gué de  la  terre,  où  serait  à  jamais  tarie  la  souixe  des  larmes. 


AUGUSTIN   THIERRY,    D'APRÈS    SES   PAPIERS    DE    FAMILLE.       811 

«  Les  poètes,  s'écriaient-ils,  dans  une  péroraison  devenue 
fameuse,  les  poètes,  dans  leur  imagination,  ont  placé  l'âge  d'or 
au  berceau  de  l'espèce  humaine,  parmi  l'ignorance  et  la  gros- 
sièreté des  premiers  temps.  C'était  bien  plutôt  l'âge  de  fer  qu'il 
y  fallait  reléguer.  L'âge  d'or  du  genre  humain  n'est  point  der- 
rière nous,  —  il  est  devant.  » 

La  précision,  la  vigueur,  l'éloquence  du  style,  si  différent  de 
l'obscur  et  tortueux  fatras  habituel  au  sociologue,  assurèrent  la 
fortune  de  l'ouvrage.  Le  Censeur  lui  consacra  un  article  élo- 
gieux.  Succès  éphémère  et  sans  lendemain.  Hélas  !  Saint-Simon 
eut  beau  écrire  au  tsar  pour  lui  soumettre  son  œuvre,  ce  n'était 
qu'une  belle  utopie  de  plus  à  joindre  aux  chimères  de  ces  autres 
songe-creux,  l'abbé  de  Saint-Pierre  ou  le  marquis  de  Chas- 
tellux.  Seulement,  en  cette  année  1814,  en  pleine  et  fougueuse 
réaction,  l'audace  de  la  thèse  défendue  sembla  révoltante  à  ceux 
«  qui  n'avaient  rien  appris,  ni  rien  oublié.  »  Si  révoltante  et 
scandaleuse  que  l'abbé  de  Montesquiou  n'hésita  pas  à  signer  la 
révocation  du  professeur  coupable  de  pensée  indépendante.  Le 
sort  en  est  jeté  :  à  dix-neuf  ans,  Augustin  Thierry  n'a  plus  d'au- 
tres ressources  que  sa  plume  pour  vivre. 

Derechef,  après  un  court  passage  à  Blois  pour  aller  rassurer 
sa  famille,  il  se  plonge  dans  le  travail,  fréquente  les  biblio- 
thèques, collige  pour  Saint-Simon  les  matériaux  des  articles  que 
celui-ci  donne  au  Censeur  sur  la  nécessité  d'organiser  le  minis- 
tère et  l'opposition.  Le  philosophe  se  posait  alors  en  défenseur 
des  acquéreurs  de  biens  nationaux.  Afin  de  sauvegarder  leur 
propriété  menacée,  il  apportait  un  plan  précis  et  détaillé  auquel 
avait  collaboré  son  secrétaire.  Une  agence  générale  sera  formée 
à  Paris,  on  établira  des  agences  départementales,  véritables 
banques  de  prêts  pour  les  propriétaires  ;  on  publiera  des  jour" 
naux  et  des  livres  destinés  à  protéger  l'état  de  choses  en  péril. 
Saint-Simon  allait  donner  l'exemple  quand  on  apprit  le  retour 
de  l'île  d'Elbe. 

A  cette  nouvelle,  le  réformateur,  indigné  de  voir  interrompue 
«  l'œuvre  de  paix,  n  fulmine  contre  Napoléon  dans  un  pamphlet 
daté  du  15  mars  1815  (1). 

La  «  manière  »  d'Augustin  Thierry  y  apparaît  sensible  en 
plus  d'un  endroit.  Dans  les  allusions  à  la  levée  en   masse  des 

(i)  Profession  de  foi  du  comte  de  Saint-Simon,  au  sujet  de  l'invasion  du  terri- 
toire français  par  Napoléon  Bonaparte. 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Anglais  contre  Charles-Edouard,  la  comparaison  de  Bonaparte 
avec  un  Cromwell  insurgé  contre  la  nation,  on  discerne  déjà  la 
touche  et  le  procédé  qui  seront  bientôt  ceux  de  l'auteur  des 
Révolutions  d'Angleterre. 

Celte  antipathie  contre  l'Empire,  Thierry  la  partage  avec  toute 
la  jeunesse  intellectuelle  de  son  temps.  Depuis  quinze  ans,  la 
conduite  du  pays  appartient  aux  hommes  d'action,  joyeux  de 
marcher  à  la  conquête  du  monde,  sous  un  chef  de  leur  choix, 
qui  les  enrichit  de  gloire  et  d'argent.  Les  hommes  de  pensée 
se  tiennent  à  l'écart  et  subissent  avec  une  douloureuse  rési- 
gnation un  assujettissement  dont  la  nécessité  ne  leur  est  pas 
démontrée.  En  1814,  ils  espèrent  toujours  sauver  les  conquêtes 
essentielles  de  la  Révolution.  Il  faudra  les  brutalités  de  la 
seconde  invasion,  les  maladresses  provocantes  des  ultras,  les 
restrictions  de  tous  genres  apportées  aux  libertés  concédées  pai 
la  Charte,  pour  leur  faire  comprendre  que  la  chute  de  Napoléon 
es!  à  la  fois  l'humiliation  de  la  patrie  devant  l'étranger  et  la 
ruine  des  idées  proclamées  en  1789. 

C'est  donc  fiévreusement  et  d'une  plume  convaincue  que 
l'élève  de  Saint-Simon  se  met  à  la  besogne  avec  son  maître, 
quelques  jours  avant  le  Champ  de  Mai,  pour  donner  une  véri- 
table consultation  politique  (4). 

Les  deux  associés  s'adressent  à  la  nation  française.  Il  lui 
faut  agir  sans  délai,  avant  de  se  donner  un  maître.  Qu'elle 
impose  à  celui-ci  l'union  avec  l'Angleterre.  C'est  la  seule  alliance 
possible  :  l'Autriche  est  infectée  d'obscurantisme,  la  Prusso 
haineuse  et  féodale,  la  Russie  a  soif  de  conquêtes.  Reste  l'An- 
gleterre, tous  les  autres  pays  sont  absolutistes,  elle  est  seule 
libérale.  En  outre,  elle  est  puissance  maritime,  la  France  puis- 
sance  continentale:  les  deux  peuples  peuvent  donc  s'entendre. 
C'est  la  seule  union  sûre.  Les  Français  doivent  donc  déclarer 
que  le  peuple  anglais  est  désormais  notre  allié  naturel. 

Il  convient  enfin  d'ajouter  à  l'acte  additionnel  la  déclaration 
suivante.  Le  Gouvernement  s'interdit  le  droit  d'agrandir  le  ter- 
ritoire, même  p;ir  des  traités,  s'il  s'agit  d'un  accroissement  de 
plus  de  cent  mille  individus.  S'il  estime  de  telles  conventions 
possibles,  voici  comment  on  procédera  :  «  Le  peuple  qu'il 
.rira  d'incorporer  à  la  France,  de  son  côté,  et  le  peuple  fran- 

ipinion  sur  les  mesures  à  prendre  contre  la  coalition  de  *S/5,par  Henri  do 
nt- Simon  et  Augustin  Thierry. 


AUGUSTIN    THIERRY,    D'APRES    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.       813 

çais,  du  sien,  devront  au  préalable  manifester  leur  vœu  a  cet 
égard  par  des  signatures  individuelles;  et  l'union  ne  sera  réputée 
légitime,  et  comme  telle  effectuée,  que  dans  le  cas  où,  de  part 
et  d'autre,  la  majorité  absolue  aura  voté  pour  elle  ;  autrement, 
elle  ne  pourra  avoir  lieu.  » 

Arrêtons-nous  un  instant  devant  cette  idée  d'un  plébiscite 
libre.  Qu'elle  appartienne  à  Saint-Simon  ou  à  Augustin  Thierry, 
elle  est  d'un  véritable  précurseur.  La  France  a  fait  entrer  ce 
principe  dans  la  politique  européenne  lors  de  la  réunion  de  la 
Savoie;  la  violation  de  cette  idée  par  l'Allemagne,  vis-à-vis  de 
l'AIsace-Lorraine,a  tenu  un  demi-siècle  toute  l'Europe  en  armes. 

En  même  temps,  mais  seul  cette  fois,  le  petit  professeur 
inconnu  donne  libre  cours  à  ses  rancœurs  en  un  pamphlet 
anonyme  :  Lettre  d'un  fonctionnaire  salarié,  amère  diatribe 
contre  le  gouvernement  impérial.  Quelques  années  plus  tôt, 
cette  virulente  satire  eût  valu  à  l'audacieux  d'aller  méditer  au 
Temple  sur  les  inconvénients  de  la  franchise  ;  mais  le  maître 
avait  présentement  en  tète  de  plus  pressants  soucis.  Fouché 
néanmoins  enquêta,  parvint  jusqu'à  l'auteur.  Déjà  l'homme  aux 
lèvres  pâles  sentait  passer  le  vent  des  catastrophes  prochaines. 
Aux  aveux  du  coupable,  il  répondit,  en  lui  remettant  dix  louis, 
par  cette  louange  inattendue  :  «  Bravo,  jeune  homme!  continuez 
d'écrire,  mais  prenez  garde  à  vous,  vous  avez  blessé  au  vif  le 
cœur  du  tyran  (1).  » 

L'année  1816  voit  grandir  encore  l'amitié  qui  unit  Saint- 
Simon,  redevenu  M.  le  comte  de  Saint-Simon,  à  son  secrétaire. 
Celui-ci  n'est  plus  seulement  1'  «  élève,  »  il  est  le  «  fils  adoplif,  » 
l'enfant  chéri  de  l'intelligence,  l'associé  des  projets  et  des  rêves. 
Leur  collaboration  se  fait  aussi  plus  étroite,  le  commerce  de 
leurs  idées  plus  intime.  De  cet  échange  de  pensées,  tous  deux 
vont  profiter  fort  inégalement.  Le  tableau  de  l'histoire  de 
France,  celui  de  l'affranchissement  des  Communes  qui  ne  sont 
qu'esquissés  confusément,  en  des  brochures  incohérentes,  par 
Saint-Simon,  deviennent  chez  le  futur  historien  du  Tiers-État 
un  système  ordonné,  un  dessin  d'une  rigoureuse  précision.  On 
a  voulu  montrer  de  nos  jours,  sous  un  aspect  tout  différent,  la 
révolution  communale  (2)  ;  elle  n'en  demeure  pas  moins,  comme 

1)  Anecdote  recueillie  par  M.  de  la  Saussaye  de  la  bouche  de  M.  Jacques 
Thierry. 

(2)  Ci.  entre  autres  :  Luchaire,  les  Communes  françaises  à  l'époque  des  Capétiens 
directs  ;  et  Giry,  Histoire  de  la  Ville  de  Saint-Omer. 


B!4  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Thierry   l'a  démontré  le  premier,  l'origine  des   progrès  de  la 
bourgeoisie. 

Une  grande  joie  est  advenue  au  travailleur  solitaire  de 
l'Arsenal.  Sou  frère  Amédée,  auquel  ne  cessera  jamais  de  l'atta- 
cher la  plus  confiante  affection,  s'installe  auprès  de  lui.  Le  jeune 
homme  vient  à  Paris  commencer  ses  études  de  Droit,  tenter, 
Comme  <»n  dit  alors,  les  «  hasards  de  la  capitale.  »  Tous  deux 
lOuenl  de  compagnie  un  modeste  logement,  6,  rue  des  Marais, 
proche  l'église  Saint-Germain  des  Prés.  Durant  que  l'ainé  va 
courir  les  bibliothèques  ou  donner  quelque  leçon  procurée  par 
Villemaiu,  le  cadet  se  rend  au  cours  de  M.  Cotelle  ou  de  M.  Ba- 
voux,  pioche  en  conscience  les  Institutes  et  ses  Codes.  Ils  se 
retrouvaient  aux  heures  de  repas  devant  l'argenteuil  et  la  «  por- 
tion  »  de  Flicoteau,  plus  souvent  que  chez  Véfour  ou  qu'au 
café  de  Foy.  Arnold  Scheffer  les  rejoignait  volontiers  avec  son 
frère  Henry,  à  ses  débuts  dans  l'atelier  Guérih.  Tous  deux  ame- 
naient de  temps  à  autre  un  carabin  de  leurs  amis,  bien  accueilli 
pour  sa  faconde  et  son  entrain,  qui  devait  acquérir  bientôt 
sinistre  renommée  et  qui  s'appelait  Edme-Samuel  Castàihg. 

Pendant  qu'Amédée  approfondit  Gaïus  et  Papinien,  Augustin 
s'esl  attelé  à  une  épineuse  besogne. 

L'esprit  de  Saint-Simon  traverse  une  évolution  nouvelle.  Il 
rêve  toujours  de  donner  à  la  France  et  à  l'Europe  une  organi- 
sation  définitive,  mais  cette  fois,  c'est  dans  l'industrie  qu'il 
n-nit  en  avoir  trouvé  l'instrument. 

Le  sujet  est  à  l'ordre  du  jour;  la  France  se  trouve  alors 
en  pleine  bataille  économique.  Benjamin  Constant  vient  d'an- 
noncer «  l'époque  du  commerce  qui  doit  nécessairement  rem- 
placer celle  de  la  guerre.  »  Comte  et  Dunoyer  le  répètent  sans 
relâche,  au  nom  des  libéraux,  dans  le  Censeur  Européen.  En 
dépit  de  tenaces  résistances,  le  gouvernement  des  Bourbons  tâche, 
d'encourager  et  d'organiser  l'industrie  renaissante.  Bientôt  seront 
créés  le  Conseil  général  du  Commerce  et  celui  des  Manufac- 
ture.-; L'usage  des  Expositions  universelles  va  être  rétabli  en  1819. 
Pourtant,  si  l'on  est  à  pnu  près  d'accord  sur  l'effort  à  réaliser, 
les  contradictions  commencent  avec  les  moyens  à  employer. 

Donc,  en  ce  printemps  de  1817,  Augustin  Thierry  se  ren- 

tre  en  conférences  quotidiennes  avec  son  «  père  spirituel  » 

•  t  pâli!  congrument  sur  les  textes  :  Fodéré,  Ricardo,  Ferrier, 

rement,  Aubert  du  Vitry.  Saint-Simon  l'a  chargé  de  rédiger, 


AUGUSTIN   THIERRY,    D'APRÈS    <F.S   PAPIERS   DE    FAMILLE.       81." 

pour  le  premier  volume    de    l'Industrie,   la  partie    politique. 

Avec  une  ardeur  et  des  illusions  toutes  juvéniles,  —  n'ou- 
blions pas  qu'il  n'a  pas  vingt-deux  ans,  —  Thierry  attaque  la 
guerre  et  l'esprit  de  conquête.  Un  peuple  grandit  par  le  travail, 
l'économie,  la  liberté.  L'industrie  déteste  la  guerre,  a  moins 
qu'on  ne  vienne  l'attaquer.  Dans  ce  cas,  elle  se  défend  vigou- 
reusement, comme  elle  l'a  fait  en  France,  contre  les  alliés  de 
Pilnitz,  en  Europe  contre  les  brigands  de  Bonaparte.  Aujour- 
d'hui, les  combats  sont  finis  :  «  Vos  armes,  s'écrie  le  jeune  publi- 
ciste,  dans  une  vibrante  péroraison,  ce  sont  les  arts  et  le  com- 
merce; vos  victoires,  ce  sont  leurs  progrès;  votre  patriotisme, 
c'est  la  bienveillance  et  non  la  haine.  Voulez-vous  joindre  à  ces 
vertus  douces  les  vertus  fortes  et  mâles  auxquelles  le  Lacé- 
démonien  se  formait  en  combattant?  0  citoyens!  vous  avez  des 
ennemis  plus  acharnés  que  les  Perses,  l'ignorance  et  ceux 
qu'elle  fait  vivre.  » 

Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme?...  Gondorcet 
dénonce  la  guerre  impossible  à  l'instant  qu'apparaît  Bonaparte. 
Hélas  I  le  monde  n'a  pas  accepté  le  rêve  saint-simonien.  L'ère 
des  luttes  de  nations  n'est  pas  close... 

IV    —    LA    RUPTURE    AVEC   SAINT-SIMON 

L'écrit  des  apôtres  de  la  paix  fut  bien  accueilli  par  l'opinion 
et  le  Censeur  les  porta  aux  nues;  mais, dans  l'instant  qu'ils  prê- 
chaient la  concorde  universelle,  de  graves  dissentiments  écla- 
taient entre  eux. 

Quelles  furent  les  raisons  précises  de  cette  brouille?...  On  a 
incriminé  le  caractère  impérieux  de  Saint-Simon.  Ses  collabo- 
rateurs devaient  plier  à  ses  exigences,  abdiquer  entre  ses  mains 
leur  personnalité.  On  ne  domestique  pas  les  intelligences  libres. 
Il  arriva  d'Augustin  Thierry,  ce  qu'il  advint  également  d'Au- 
guste Comte.  L'heure  sonna  où  tous  deux  refusèrent  de  subir 
plus  longtemps  une  volonté  tyrannique. 

—  Je  ne  conçois  pas  d'association  sans  le  gouvernement  de 
quelqu'un,  se  serait  un  jour  écrié  Saint-Simon. 

—  Et  moi,  répondit  Thierry,  je  ne  conçois  pas  d'association 
sans  liberté. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  anecdote,  c'est  dans  l'inconciliable 
opposition  des  idées,  bien  mieux  que  dans  les  circonstances  de 


m»; 


D.KVLE    DES    DEUX    MONDES. 


fait,  qu'il  faut  cliercher  l'explication  d'une  rupture  qui  fut  dou- 
loureuse  à  tous  les  deux. 

Le  créateur  de  l'Industrialisme  ne  se  bornait  pas  à  vouloir 
compléter  Adam  Smith  et  Jean-Baptiste  Say;  d'autres  tendances 
apparaissaient  chez  lui.  Bien  avant  Karl  Marx,  il  a  été,  avec 
Fourier,  le  père  du  socialisme  français. 

En  1817,  Saint-Simon  n'a  pas  encore  poussé  jusqu'au  bout 
les  conséquences  de  sa  doctrine,  mais  elles  mûrissent  dans  son 
cerveau.  Il  les  développe  complaisamment  devant  son  disciple 
dont  la  tiédeur  l'étonné  et  le  scandalise.  De  jour  en  jour,  le 
malentendu  intellectuel  grandit  entre  les  deux  hommes.  C'est 
qu'un  infranchissable  fossé  les  sépare.  Augustin  Thierry  est  et 
restera  toute  sa  vie  profondément  individualiste.  Il  n'est  point 
l'élève  des  Encyclopédistes,  mais  celui  de  Montesquieu.  En 
littérature,  c'est  un  romantique;  en  politique,  ses  plus  grandes 
hardiesses  sociales  ne  dépasseront  jamais  celles  de  l'école  libé- 
rale de  1820,  du  groupe  «  Lafayettiste  »  auquel  il  est  inféodé. 

Né  au  lendemain  de  la  Révolution,  à  la  veille  de  l'épopée 
impériale  parmi  laquelle  il  grandit,  s'il  déteste  la  guerre,  l'es- 
prit de  conquête,  il  n'est  pas  moins  sincèrement  et  profondé- 
ment patriote.  Son  cœur  a  saigné  à  toutes  les  blessures  de  l'in- 
vasion. Il  a  ressenti  «  toutes  les  misères  nationales,  toutes  les 
souffrances  et  jusqu'aux  simples  avanies  des  vaincus.  »  Son 
ardente  pitié  s'éveille,  sa  fierté  se  révolte  et  frémit  au  spectacle 
de  la  France  humiliée  et  dépouillée  :  «  Votre  poésie  patrio- 
tique, écrit-il  au  docteur  O'Connor,  m'a  paru  non  seulement  le 
cri  de  douleur  de  l'Irlande,  mais  encore  le  chant  de  tristesse  de 
tous  les  peuples  opprimés.  C'est  de  la  vive  impression  qu'elle 
fit  sur  moi  après  nos  désastres  de  1815,  qu'est  venu  en  grande 
partie  le  sentiment  qui  domine  dans  l'Histoire  de  la  conquête 
de  l'Angleterre.  » 

A  ce  jeune  homme  «  atteint  d'une  âme,  »  selon  la  belle 
expression  de  Villiers  de  l'Isle-Adam,  les  théories  de  Saint- 
Simon,  son  credo  matérialiste  de  la  communauté  des  intérêts 
devaient  apparaître  monstrueux  et  révoltants. 

Par  surcroit,  cet  historien  démocrate,  cet  historien  des  foules 
n'est  aucunement  socialiste.  Les  doctrines  du  parti  lui  inspirent 
au  contraire  aversion  et  horreur.  Nous  avons  sur  ce  point  son 
témoignage  formel  et  répété.  Il  verra  dans  Juin  1848  une 
calamité  nationale,  «  la  négation  des  principes  de  1789  et  même 


AUGUSTIN    THIERRY,    D'APRES    SES    PAPIERS    DE    FAMILLE.        817 

de  1792,  celle  de  la  liberté,  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen, 
de  l'égalité  civile  et  politique,  de  la  propriété,  conséquence  et 
garantie  de  la  liberté;  »  une  épouvantable  et  funeste  régres- 
sion :  «  On  cherche  à  refouler  la  France  dans  la  route  que  l'Eu- 
rope a  quittée,  il  y  a  quatre  ou  cinq  mille  ans;  c'est  le  régime  de 
la  tribu  qu'on  relève  contre  celui  de  la  cité  libre  (1).  » 

Pour  lui,  le  droit  au  travail  «  porte  en  lui-môme,  d'un  côte, 
la  ruine  des  finances,  de  l'autre  la  ruine  de  l'industrie,  parce 
que  les  ateliers  de  l'Etat  seront  le  foyer  d'une  grève  permanente 
contre  ceux  des  particuliers  (2).  » 

Et  dans  une  lettre  éloquente  à  la  princesse  Belgiojoso,  il 
donne  libre  cours  à  sa  répulsion  :  «  Que  l'Italie  veille  sur  elle- 
même  et  se  gare  de  ces  empoisonneurs,  de  ces  philanthropes 
qui,  au  nom  des  souffrances  d'une  classe, lui  donnent  à  dévorer 
toutes  les  autres;  de  ces  publicistes  pour  lesquels  la  patrie 
n'existe  pas  et  qui  font  fi  de  la  liberté,  qui  placent  les  droits 
dans  les  besoins,  l'égalité  dans  les  estomacs  et  proposent  comme 
fin  de  la  société  humaine  une  régie  de  tout  par  l'Etat  avec  dis- 
tribution à  tous  de  travail  et  de  pitance,  c'est-à-dire  un  bague 
paternel  ou  un  bagne  démocratique  administré  fraternellement. 
Quant  à  moi,  plutôt  que  de  voir  le  moindre  commencement  de 
ce  régime  ignoble,  je  souhaite  que  Dieu  me  retire  de  ce  monde, 
fût-ce  par  la  main  de  ces  atroces  fanatiques  qui  veulent  tuer 
ou  se  faire  tuer  pour  lui  (3).  » 

Entre  deux  âmes,  —  et  de  telles  âmes,  —  qui  ne  se  péné- 
traient plus,  le  divorce  était  inévitable  :  il  s'accomplit  définiti- 
vement au  mois  d'octobre.  La  rupture  se  produisit  avec  tris- 
tesse, mais  sans  colère.  La  haine,  comme  il  arrive  trop  souvent, 
ne  remplaça  point  la  tendresse.  Augustin  Thierry  demeura 
déférent  et  juste  pour  celui  qui  l'avait  accueilli  et  aimé.  Malgré 
la  contradiction  des  points  de  vue,  jamais  aucune  attaque 
contre  lui  ne  sortit  de  sa  plume.  Lorsque  le  philosophe  déses- 
péré tenta  de  se  suicider,  il  alla  lui  rendre  visite  et  lui  offrir  ses 
services.  Il  tint  aussi  à  lui  adresser  l'un  des  premiers  en  hom- 
mage Y  Histoire  de  la  conquête  de  l' Angleterre  à  son  apparition. 
Saint-Simon  mourant  trouva  la  force  encore  de  lire  l'ouvrage 
et  d'en   apprécier  le  mérite.    Averti    du   décès  de  son  ancien 

(i)  Lettre  à  M.  Lucien  Daveziès. 

(2)  Lettre  à  M.  de  Cherrier. 

(3)  10  juillet  1848. 

TOME   LXV.    —    1921.  '- 


818 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


maître  par  le  docteur  liailly,  son  condisciple  au  collège  de 
Blois,  Augustin  Thierry,  malade  et  déjà  sur  le  chemin  de  la 
cécité,  voulut  assister  aux  funérailles  auxquelles  il  se  rendit  au 
bras  de  son  frère. 

Quelles  furent  sur  son  esprit,  à  l'âge  où  se  forment  le  carac- 
tère, le  jugement,  les  idées,  l'influence  et  les  effets  de  ce  con- 
tait journalier  avec  le  théoricien  de  la  Richesse  des  Nations? 
Saint-Simon  est  un  rêveur,  un  utopiste,  un  songe-creux,  un 
pêcheur  de  lune,  mais  c'est  un  cœur  généreux,  un  cerveau 
puissant,  malgré  ses  brumes.  Augustin  Thierry  a  dix-neuf  ans 
quand  il  entre  dans  son  intimité.  Il  est  à  l'instant  des  impres- 
Bions  vives,  des  entraînements,  des  enthousiasmes.  D'âme  natu- 
rellement ardente  et  pitoyable,  les  entretiens  de  Saint-Simon 
vuut  faire  lever  en  lui  toute  une  moisson  sentimentale.  De  là, 
cette  immense  sympathie  pour  les  vaincus  qui  remplit  son 
œuvre,  pour  les  opprimés,  les  misérables,  les  têtes  baissées  de 
toute  sorte  :  ils  représentent  souvent  à  ses  yeux  la  cause  du 
droit  et  de  la  justice. 

Au  courant  de  leurs  conversations  familières,  son  maître  lui 
révélait  une  humanité  que  les  livres  ne  montrent  point,  entr'ou- 
vrait  à  ses  yeux  des  horizons  nouveaux.  Pour  lui,  la  question 
sociale  ne  réside  pas  seulement,  comme  dira  Lassalle,  dans  une 
question  d'estomac  :  il  affirme  qu'elle  est  avant  tout  un  pro- 
blème moral.  Dans  ses  aperçus  rétrospectifs,  il  démêle  obscuré- 
ment comme  grand  ressort  de  l'histoire  l'opposition  des  classes 
et  les  conflits  qu'elle  détermine;  il  insiste  sur  la  distinction  à 
établir  entre  les  Gallo-Romains  et  leurs  conquérants  germa- 
niques. «  Les  propriétaires  sont  les  descendants  des  Francs,  les 
fermiers,  ceux  des  Gaulois.  »  Ainsi  s'ébauchera  progressivement 
dans  la  pensée  attentive  du  disciple,  encore  indécise  et  confuse, 
p«»ur  se  préciser  et  s'amplifier  plus  tard,  la  théorie  scientifique 
i|ui  tend  ;i  faire  de  la  race  la  grande  ouvrière  de  la  transforma- 
lion  des  peuples. 

A.  Augustin-Thierry. 


(A  suivre.) 


A  L'AIDE  DE  L'ITALIE 

LA  TRAVERSÉE  DES  ALPES  EN  AUTOMOBILE 

PAR   LES  TROUPES   FRANÇAISES   (Octobre-novembre   1917) 


Le  24  octobre  1917,  de  grand  matin,  après  une  préparation 
d'artillerie  d'une  formidable  intensité,  les  armées  austro-alle- 
mandes attaquèrent  le  front  italien  dans  la  région  de  Gaporetto, 
sur  le  haut  Isonzo.  En  quelques  heures,  elles  enlevaient  Plezzo, 
débordaient  le  Monte  Nero,  et,  jusque  vers  Auzza,  dépassaient 
partout  lTsonzo. 

Le  2o,  profitant  des  brèches  ouvertes,  elles  s'élevaient  sur 
les  contreforts  au  sommet  desquels  court  la  frontière  :  la  crête 
fortifiée  du  Mont  Matajur,  ainsi  que  les  hauteurs  de  Stol,  tom- 
baient en  leur  pouvoir.  C'en  était  fait  :  le  front  de  nos  Alliés 
était  percé,  sur  dix  points  différents,  et  toute  la  plaine  du 
Frioul  menacée,  dans  la  direction  d'Udine. 

Ces  mauvaises  nouvelles,  parvenues,  le  25,  au  Grand  Quar- 
tier Général  français,  alarmèrent  fort  tous  ceux  qui  connais- 
saient l'organisation  de  l'arrière  des  armées  italiennes  et.  qui 
savaient  que  leurs  dépôts  et  leurs  magasins,  remarquablement 
installés  d'ailleurs  et  largement  pourvus,  étaient  à  proximité 
même  du  front,  sans  échelonnement  en  profondeur,  impossibles 
à  déménager.  Si  nos  Alliés  ne  résistaient  pas  sur  place,  leur 
retraite  devait  présenter  des  difficultés  extrêmes  et  pouvait 
avoir  les  conséquences  les  plus  graves.  Ces  considérations  por- 
taient une  ombre  fâcheuse  au  brillant  tableau  de  notre  victoire 
de  la  Malmaison  (23  octobre),  première  manifestation  de  notre 
force  depuis  les  regrettables  événements  d'avril. 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  attendit  donc,  avec  anxiété. 

Et,  malheureusement,  les  jours  suivants,  les  renseigne- 
ments apportés,  d'heure  en  heure,  par  le  télégraphe,  donnèrent 
raison  aux  pessimistes  :  l'habile  poussée  oblique  des  Austro- 
Allemands  (Nord-Est,  Sud-Ouest)  s'accentuait  triomphale- 
ment. La  2e  armée  italienne  était  littéralement  culbutée,  et 
la  3°,  en  dépit  de  l'héroïsme  des  troupes  de  couverture,  —  cava- 
lerie, bersaglieri  à  pied  et  cyclistes,  auto-mitrailleuses,  —  se 
repliait,  à  une  allure  de  déroute.  Le  26,  les  ennemis  attei- 
gnaient les  petites  vallées  qui  se  dirigent, en  éventail  renversé, 
vers  Gividale,  tandis  que  les  troupes  italiennes  abandonnaient 
le  plateau  de  Bainsizza;  le  27,  ils  entraient  dans  Cividale  en 
flammes;  le  28,  ils  prenaient  Gorizia,  Cormons;  dans  la  zone 
maritime,  ils  enlevaient  Monfalcone  et  ils  atteignaient  la  fron- 
tière. C'était,  favorisée  par  un  temps  clair  et  doux,  la  manœuvre 
d'  «  enveloppement  »  dans  toute  sa  rigueur;  c'était  toute  la 
plaine  du  Frioul  menacée  jusqu'au  Tagliamento.  Un  immense 
matériel,  de  l'artillerie,  des  approvisionnements  considérables 
étaient  tombés  aux  mains  de  l'ennemi  ;  et  Udine,  capitale  du 
Frioul,  et  siège,  depuis  les  premières  semaines  de  la  guerre, 
du  Grand  Quartier  Général  italien,  devait  succomber  le  29! 

On  sait  aujourd'hui,  et  depuis  longtemps,  sur  qui  faire 
peser  la  responsabilité  morale  du  désastre  italien  dans  cette 
circonstance  :  c'était  l'épouvantable  effondrement  de  la 
Russie  (1)  qui  en  avait  été  la  cause  directe  et  la  condition.  De 
nombreuses  troupes  avaient  pu,  en  effet,  être  enlevées  au  front 
germano-russe  et  concentrées,  sous  le  commandement  de 
Mackensen,  dans  la  région  des  Alpes  Juliennes  et  du  Carso. 
Pendant  ce  temps,  avec  cette  perfidie  dans  laquelle  ils  sont 
jtassés  maîtres,  les  Allemands  avaient  organisé  une  campagne 
défaitiste  parmi  les  combattants  italiens,  se  servant  à  la  fois 
des  deux  partis  extrêmes,  socialiste  et  papiste,  pour  lancer  le 
fameux  mot  d'ordre  :  «  Pas  de  nouvel  hiver  aux  tranchées!... 
Vive  la  paix  !...  » 

La  situation  semblait  désespérée.  Et,  cependant,  comme  il 
arrive  souvent,  le  premier  moment  de  stupeur  passé,  ce  fut 
tout   justement  le    succès  militaire    écrasant    des   Allemands 

(1)  Proclamation  de  la  République  russe  le  17  septembre.  Lénine  et  Trotsky 
allaient  entrer  en  scène  :  les  négociations  de  paix  devaient  s'ouvrir  à  Brest- 
I.itoxvek  en  décembre. 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALPES    EN    AUTOMOBILE.  8*21 

qui  produisit  une  réaction  de  courage  et  de  patriotisme:  il  fut, 
pour  l'Italie,  le  coup  de  cravache,  sous  lequel  elle  sursauta 
et  se  ressaisit.  Aux  appels  sinistres  en  faveur  de  la  paix, 
qu'avaient  poussés  quelques  égarés,  la  nation  tout  entière, 
frémissante,  répondit  :  Sauvons  l'Italie  I... 

La  France  fut  la  première  à  s'émouvoir  de  la  situation  de 
son  alliée.  Sa  décision  fut  vite  prise  :  puisque  l'Italie  était  en 
péril, il  fallait  voler  à  son  secours  1  Le  gouvernement,  les  grands 
chefs,  les  soldats,  tous  le  désiraient  ardemment.  Et  l'Angle- 
terre, montrant  le  même  esprit  de  solidarité,  prenait  aussitôt 
'  le  parti  de  joindre  aux  nôtres  tous  ses  efforts.  Il  n'y  avait  donc 
pas  un  instant  à  perdre. 

Dès  le  27  octobre,  il  était  décidé,  au  Conseil  des  Ministres 
français,  que  le  Comité  de  Guerre  serait  convoqué  pour  le  len- 
demain 28  (un  dimanche).  Un  accord  de  principe  avait  été 
demandé  télégraphiquement  à  Londres;  et  l'ambassadeur 
d'Angleterre  à  Paris,  par  la  même  voie,  avait  reçu  mission 
d'apporter  au  Gouvernement  français  l'appui  «  illimité  »  des 
forces  britanniques.  La  réunion  du  Comité  de  Guerre,  à 
laquelle  assistait  le  Général  en  chef,  eut  lieu  le  28  à  seize 
heures  :  à  dix-huit  heures,  tout  le  plan  d'assistance  à  l'Italie 
était  réglé  :  à  dix-huit   heures  vingt,    l'exécution  commençait. 

Immédiatement,  le  Général  en  chef  lançait  ses  premiers 
ordres  aux  Commandants  d'armée,  désignant  les  corps  d'armée 
qui  devaient  partir  le  lendemain  29. 

Les  contingents  français  étaient  sous  le  commandement  des 
généraux  Foch  et  Fayolle;  les  anglais  sous  le  commandement 
du  général  Plumer.  —  Français  et  Anglais  se  chargeaient 
du  ravitaillement  complet  de  leurs  armées. 

I.  —  LES  DONNÉES  DU  PROBLÈME 

Ainsi  donc,  il  fallait  faire  passer  une  armée  en  Italie. 

Et  cela,  le  plus  vite  possible  :  car  le  secours,  pour  être 
efficace,  devait  être  immédiat. 

La  question  des  effectifs  ne  se  posant  pas,  tout  le  problème 
résidait  dans  celle  des  transports.  —  Comment  porter  rapide- 
ment, au  delà  des  Alpes,  une  masse  d'environ  150  000  hommes, 
avec  son  artillerie,  ses  ravitaillements  et  tout  son  matériel  de 
guerre? 


822  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  y  avait  deux  moyens  possibles  :  le  chemin  de  fer,  la 
route. 

Ouo  permettait,  d'abord,  de  réaliser  le  réseau  ferré? 

Cette  étude  n'était  pas  nouvelle,  car,  dès  le  printemps  de 
1917,  on  s'était  préoccupé  de  la  possibilité  d'amener  des  ren- 
forts du  front  français  au  front  italien  (1);  des  reconnaissances 
de  détail  avaient  même  été  faites  pour  l'organisation  de  la 
ligne  de  communication,  particulièrement  par  le  lieutenant- 
colonel  Payot,  alors  chef  d'État-Major  chargé  de  la  Direction 
de  l'Arrière  au  G.  Q.  G.,  et  qui,  devenu  directeur  de  l'Arrière 
eu  1917,  allait  prendre  la  responsabilité  de  l'organisation 
d'ensemble  de  tous  les  transports  et  de  tous  les  ravitaille- 
ments de  cette  nouvelle  armée  d'Italie  (2).  —  On  ne  sau- 
rait donc  parler  de  surprise  dans  le  problème  des  mouvements 
k  réaliser  par  voie  ferrée;  mais  ce  qui  était  inattendu,  c'était 
précisément  le  caractère  de  rapidité  de  la  réalisation. 

Or,  il  n'y  a  que  deux  voies  ferrées,  celle  de  Modane-Bardon- 
nèche-Bussoleno,  et  celle  de  Menton-Vintimille-Savone,  qui 
permettent  d'établir  deux  courants  de  transports  entre  la  France 
et  l'Italie.  Il  était  donc,  —  premier  point,  —  mathématique- 
ment impossible  de  dépasser  une  certaine  densité  de  transports  : 
il  y  avait  un  maximum  de  tonnage  et  de  vitesse.  Et  c'est  pour- 
quoi, auprès  de  la  voie  ferrée,  tout  autre  moyen  devait  être 
bon.  De  plus,  —  second  point, —  la  densité  même  de  ces  cou- 
rants était  encore  réduite  de  ce  fait  qu'il  était  absolument 
nécessaire  de  réserver  un  certain  nombre  de  trains  au  trafic 
normal  :  ceux  qui  portaient  le  charbon  pour  les  chemins  de  1er 
italiens. 

Ce  que  firent  les  chemins  de  fer,  dans  cette  circonstance, 
est  hors  du  cadre  de  la  présente  étude.  Nous  devons  dire  seule- 
ment ici  que,  dès  le  29  octobre,  au  soir,  12000  wagons,  rassem- 
blés en  24  heures,  commençaient  à  embarquer  les  divisions 
françaises  en  arrière  du  front  de  Champagne,  et  leurs  rames  se 


1)  C'était  le  général  Foch  qui  était  désigné  pour  prendre,  éventuellement,  le 
commandement  d'une  armée  française  en  Italie.  On  avait  discuté  déjà  le  choix  de 
I*  base,  Milan  ou  Turin,  dont  l'installation  serait  nécessaire  à  l'entrée  en  action 
de  cette  armée. 

Rattachée  administrativement  au  G.  Q.  G.  français. 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALPES    EN    AUTOMOBILE.  823 

mettaient  en  marche  vers  Modane  et  vers  Menton  :  elles  dépo- 
saient les  premières  troupes  dans  la  région  du  Lac  de  Garde 
le  2  novembre.  Nous  laissons  à  d'autres  le  soin  de  raconter  le 
tour  de  force  de  ce  transport  méthodique  et  rapide  qui  faisait 
le  plus  grand  honneur  à  la  direction  militaire  des  chemins  de 
fer  français. 

Mais  il  s'agissait,  concurremment,  répétons-le,  d'utiliser  la 
route.  Et,  avec  la  question  de  la  route,  c'est  le  Service  automo- 
bile qui  va  entrer  en  scène. 

* 

Ici,  quelques  mots  d'explication. 

Pourquoi  la  question  de  la  route  était-elle  l'affaire  du  Ser- 
vice automobile?  Est-ce  à  dire  qu'il  était  impossible  d'envisagé, 
le  passage  en  Italie  de  convois  de  voitures  à  chevaux  ou  d'artil- 
lerie attelée, et  que  l'essence  seule  serait  admise,  dans  les  Alpes, 
comme  mode  de  traction?  —  Nullement.  Gela  signifie  que 
c'était  le  Service  automobile  qui  était  devenu,  alors,  le  grand 
maître  de  la  circulation  sur  toutes  les  routes  militaires. 

Le  service  automobile,  on  le  sait,  avait  eu  des  débuts  très 
modestes.  Gréé,  ou  à  peu  près,  aux  premiers  jours  de  la 
guerre,  il  s'était  développé,  d'abord,  comme  mode  de  trans- 
port, avec  une  rapidité  extraordinaire,  prenant  peu  à  peu,  au 
cours  des  années  1914,  1915  et  1916,  la  charge  de  toutes  les 
concentrations  rapides  de  troupes,  de  tous  les  ravitaillements, 
des  transports  de  vivres,  de  munitions,  de  matériel  de  tranchée, 
et  de  l'enlèvement  des  blessés.  Par  la  suite,  et,  plus  particuliè- 
rement, depuis  la  bataille  de  Verdun,  il  s'était  vu  confier  la 
police  de  la  route  :  cette  mesure  était  d'ailleurs  parfaitement 
logique  :  c'était  le  service  automobile  surtout  qui  usait  des  routes, 
c'était  à  lui  d'y  mettre  de  l'ordre,  pour  s'y  garder  toujours  le 
libre  passage.  Pour  Verdun,  il  avait  créé,  dans  ce  dessein,  la 
première  «  Gommission  régulatrice  automobile,  »  celle  de  Bar- 
le-Duc,  qui  avait  donné  des  résultats  remarquables,  en  permet- 
tant, avec  une  artère  unique,  la  célèbre  Voie  sacrée,  un  trafic 
routier  comme  jamais  encore  on  n'en  avait  imaginé,  et  grâce 
auquel,  sans  doute,  Verdun  fut  sauvé  (1).  En  1916  et  en  1917, 
pour  chaque  grande  opération,  la  direction  des  Services  auto- 

(1)  Voir  La  Voie  Sacrée,  dans  la  Revue  du  15  décembre  1918. 


H2  i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mobiles  avait  créé  encore  de  ces  Commissions  régulatrices 
automobiles  (C.  R.  A.),  perfectionnant,  chaque  fois,  leur  méca- 
nisme d'après  les  expériences  précédentes;  et  il  était  venu  un 
moment  où  il  apparaissait  clairement  que  la  même  autorité 
devait  centraliser  l'exécution  de  tous  les  transports  et  toutes 
les  questions  de  circulation  :  le  haut-commandement  arrêta 
alors  qu'aucun  mouvement  important,  de  quelque  nature  qu'il 
fût,  —  automobile,  hippomobile  ou  à  pied,  —  ne  pouvait  plus 
se  faire  dans  les  zones  d'action  du  front  sans  que  le  Service 
automobile  n'en  eût  réglé  lui-même  les  conditions  de  circulation, 
par  l'intermédiaire  de  ses  C.  R.  A.  (1). 

Une  Commission  régulatrice  automobile  était  un  organe 
appartenant  à  la  direction  des  Services  automobiles  du  G.  Q.  G. 
(donc  au  général  en  chef)  et  conçue  de  telle  sorte  que  le  com- 
missaire régulateur  (commandant  ou  capitaine  du  Service 
automobile),  sur  un  certain  territoire  qui  lui  était  attribué  par 
le  commandement,  était  maître  absolu  de  tous  les  mouvements 
par  route.  Les  routes  de  ce  territoire  étaient  dites  «  gardées  »  et 
soumises,  par  conséquent,  à  des  consignes  sévères  de  circu- 
lation. Pour  faciliter  la  surveillance  de  l'exécution  de  ce3 
consignes,  le  réseau  routier  était  divisé  en  plusieurs  «  cantons,  » 
—  portions  du  territoire, —  surveillés,  chacun,  par  un  officier 
chef  de  canton  (lieutenant  du  S.  A.)  ayant  sous  ses  ordres  un 
nombreux  personnel  de  plantons.  Il  y  avait,  bien  entendu,  tou- 
jours, plusieurs  C.  R.  A.  qui  fonctionnaient  en  même  temps  ; 
et,  sur  le  territoire  de  chacune,  le  commissaire  régulateur  lan- 
çait les  convois  suivant  des  horaires  très  minutieusement  étudiés. 

Un  grand  mouvement  de  troupes,  quelconque,  —  qu'il 
fût  automobile,  à  pied  ou  à  cheval,  —  était-il  ordonné  par  le 
commandement?  c'étaient  les  C.  R.  A.  qui  en  avaient  toute  la 
conduite,  d'un  bout  à  l'autre  du  front,  se  passant,  l'une  à 
l'autre,  les  éléments  successifs,  exactement  comme  est  réglée 
la  marche  des  trains  sur  une  voie  ferrée.  Le  résultat  était 
l'intensification  à  l'extrême  de  la  circulation,  donc  du  rende- 
ment du  réseau  routier.  On  comprend  donc,  que,  le  28  oc- 
tobre 1917,  dès  qu'il  fut  décidé  que  des  mouvements  devaient 
avoir  lieu  de  France  en  Italie  par  la  route,  c'était  le  Service 
automobile  qui  était  chargé  de  les  organiser. 

(i)  Les  instructions  officielles  ;\  ce  sujet  ne  datent  que  des  premiers  mois  de 
ÎJ18.  Mais  la  «ituation  existait  déjà,  en  fait,  à  l'automne  de  1917. 


LA  TRAVERSÉE  DES  ALPES  EN  AUTOMOBILE.        825 


* 
*   * 


Le  directeur  du  Service  automobile  au  G.  Q.  G.  français, 
était  alors  le  commandant  Doumenc  (1),  travailleur  aux 
conceptions  rapides,  d'une  grande  lucidité  d'esprit  et  d'une 
activité  dévorante,  très  au  fait  des  moindres  détails  de  sa  tâche 
parce  qu'il  payait  de  sa  personne.  —  Le  soir  même,  il  se  met- 
tait à  l'œuvre.  On  se  trouvait  en  présence  d'un  problème  tout 
à  fait  nouveau,  pour  lequel  l'expérience  acquise,  si  précieuse 
fut-elle,  était  évidemment  insuffisante,  et  qui  devait  nécessiter 
de  l'initiative  et  de  l'ingéniosité.  C'est  pourquoi  la  relation  de 
ce  qui  fut  fait  alors,  — pendant  deux  fiévreuses  semaines,  — 
doit  garder  une  place  à  part  dans  l'histoire  générale  des  grands 
transports  automobiles  de  la  guerre. 


* 

*    * 


Tout  d'abord,  une  question  se  posait  :  «  Étant  donnée  la 
saison  avancée,  était-il  possible  de  franchir  les  Alpes?  » 

Le  passage  des  Alpes  par  une  armée  est  toujours  une  opé- 
ration très  difficile  et  ceux  qui  l'ont  réalisée  ont  laissé  dans 
l'Histoire  des  souvenirs  impérissables. 

On  pourrait  écrire  tout  un  livre  sur  un  tel  sujet,  et  ce 
n'est  certes  pas  le  pittoresque  qui  y  manquerait.  On  y  verrait 
d'abord  le  jeune  Anuibal,  s'avançant  par  la  vallée  de  l'Isère  avec 
60000  hommes,  après  avoir  fait  installer  à  Grenoble  des  maga- 
sins de  vivres,  de  vêtements,  de  chaussures  et  d'armes,  puis  fran- 
chissant, en  plein  automne,  le  massif  du  Mont  Genis  (2).  Quel 
tableau!  la  neige  et  le  froid,  funeste  à  ces  frileux  Africains,  les 
populations  hostiles,  pas  de  routes,  à  peine  quelques  sentiers, 
les  éléphants  pris  par  le  vertige;  sur  le  versant  gaulois,  une 
ascension  lente  et  fatigante  ;  sur  le  versant  italien,  des  pentes 
abruptes  et  des  précipices;  enfin,  l'arrivée  dans  la  plaine,  avec 
26000  hommes  exténués  :  quelques  semaines  après,  ils  gagnaient, 
pourtant,  leur  première  victoire  du  Tessinl  On  y  verrait  Pépin 
le  Bref,  appelé  par  le  pape  Etienne  II,  que  menaçait,  de  Ravenne, 

1)  11  avait  succédé,  en  mars  1017,  au  lieutenant-colonel  Girard,  de  qui  il  avait 
été  l'adjoint  :  à  ce  titre  il  avait,  jadis,  organisé  la  Voie  sacrée.  Il  devait  occuper 
le  haut  poste  de  directeur  jusqu'aux  derniers  jours  de  la  guerre  et  il  s'y  distingua 
tout  particulièrement  dans  les  grands  transports  de  1918. 

(2)  Probablement,  du  moins;  par  le  Lautaret  et  l'Échelle.  Mais  on  sait  quels 
désaccords  existent,  à  ce  sujet,  entre  les  historiens! 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  roi  des  Lombards  Astolf,  passant,  lui  aussi,  par  le  Mont 
<  enn,  en  l'an  75j.  On  y  verrait  Charlemagne,  l'Empereur  a  la 
barb  •  fleurie,  à  pied,  à  la  tête  de  ses  guerriers,  cherchant  en 
vain  les  chemins  frayés  par  ses  prédécesseurs.  Puis  ce  serait 
l'étinrelant  et  classique  défilé  des  héros  des  guerres  de  la 
Renaissance  :  le  «  frétillant  »  Charles  VIII,  avec  ses  150  gros 
canons,  «  gaillarde  compagnie,  mais  de  peu  d'obéissance  (1),  >i 
qu'il  put  faire  passer,  par  chance,  au  sommet  du  Mont 
Genèvre;  Bavard  et  Louis  XII;  le  bouillonnant  et  impétueux 
François  Ier  s'engageant,  pour  tromper  les  Suisses,  vers  le  col 
de  l'Argentière,  jetant  des  ponts  sur  les  abîmes,  faisant  sauter 
les  roches,  pour  ouvrir  un  passage  à  ses  72  pièces  d'artil- 
lerie et  traversant  le  Piémont,  avec  35  000  combattants,  pour 
aller  gagner  Marignan.  Ce  serait  encore  Louis  XIII  avec  Riche- 
lieu, menant  35  000  gens  d'armes  au  secours  du  duc  de  Nevers; 
les  armées  de  Villars  avec  le  vieux  maréchal  âgé  de  quatre- 
vingts  ans;  Bonaparte,  enfin,  sur  son  mulet,  gravissant  les 
sentes  en  lacets  du  Saint-Bernard  à  la  tête  de  toute  une  armée 
silencieuse;  puis,  plus  près  de  nous,  les  cinq  corps  de  Napo- 
léon III  appelés  à  l'aide  par  leurs  frères  italiens.  Il  est  à  remar- 
quer que,  sauf  celui  d'Annibal,  tous  ces  passages  se  sont  faits 
pendant  la  saison  d'été. 

Or,  de  nos  jours,  pour  franchir  la  chaîne  des  Alpes,  les 
grandes  routes  ne  sont  guère  plus  nombreuses  que  jadis.  Ce 
sont  :  dans  la  zone  Sud,  celle  des  Alpes-Maritimes  et  (en  dehors 
de  la  Corniche  qui  longe  la  mer), une  route  stratégique  passant 
par  le  col  de  Tende  (1  873  mètres);  dans  les  Alpes  Cottiennes, 
le  col  de  Larche  (ou  de  l'Argentière  ou  de  la  Madeleine) 
(1  995  mètres)  et  le  col  du  Mont  Genèvre  (1  860  mètres)  qualifié 
par  tous  les  guides  «  le  passage  le  plus  facile  des  Alpes  franco- 
italiennes  (2);  »  dans  la  zone  Nord,  celle  des  Alpes  Grées  (en 
exceptant  les  cols  muletiers,  inutilisables  dans  la  circonstance), 
le  col  du  Mont  Cenis  (2  090  mètres)  et  le  col  du  Petit  Saint- 
Bernard  (2190  mètres).  —  Il  ne  pouvait  être  question,  naturel- 
lement, du  Grand  Saint-Bernard,  qu'on  ne  peut  gagner  que  par 
les  roules  suisses  et  qui,  au  surplus,  n'est  pas  aménagé  conve- 
nablement sur  le  versant  italien. 

'{)  domines. 

Mais,  pour  gagner  le  Mont  Genèvre,  il  faut,  préalablement,  franchir  le  col 
du  Lautarat. 


LA  TRAVERSÉE  DES  ALPES  EN  AUTOMOBILE.        827 

Notons  que  pour  deux  routes  seulement,  le  chemin  de  fer 
pouvait  amener  les  troupes  jusqu'au  pied  des  monts  :  à  Briançon 
pour  le  Mont  Genèvre,  à  Modane  pour  le  Mont  Genis  :  de  ce 
fait,  les  routes  du  Petit  Saint- Bernard,  du  <^ol  de  Larche  et  du 
col  de  Tende  étaient  moins  intéressantes.  Mais,  à  vrai  dire,  il 
était  évident  qu'on  n'aurait  probablement  pus  le  choix,  et  qu'il 
faudrait  s'estimer  bien  heureux  si  une  ou  deux  seulement  des 
voies  étaient  libres  ! 

Quoi  qu'il  en  dût  être,  — et,  du  Grand  Quartier  Général,  on 
avait  lancé,  téléphoniquement,  des  demandes  de  renseigne- 
ments sur  l'état  des  cols,  —  il  apparaissait  que  l'ensemble  de 
l'opération  devait  se  répartir  sur  deux  zones  :  une  zone  Sud 
(passage  par  la  Corniche  et  le  col  de  Tende),  une  zone  Nord 
(passage  par  le  col  de  Larche,  le  col  du  Mont  Genèvre  et  le  col 
du  Mont  Genis)  (1). 

Aussi  deux  officiers,  appartenant  à  la  direction  militaire 
des  chemins  de  fer,  le  commandant  Gérard  et  le  commandant 
Marchand,  furent  appelés  d'urgence  et  chargés  d'organiser 
l'enlèvement  des  troupes  et  leur  acheminement  vers  l'Italie, 
l'un,  le  commandant  Gérard,  à  travers  la  zone  Nord,  l'autre, 
le  commandant  Marchand,  à  travers  la  zone  Sud.  En  même 
temps,  le  directeur  des  Services  automobiles  chargeait  deux 
capitaines  d'une  tâche  analogue  :  dans  la  zone  Nord,  le  capi- 
taine Bosquet;  dans  la  zone  Sud,  le  capitaine  Genselme.  Con- 
voqués au  Grand  Quartier,  à  Compiègne,  ces  deux  officiers 
reçurent  toutes  les  instructions  nécessaires  et  filèrent  immé- 
diatement, l'un  sur  Modane,  l'autre  sur  Nice. 

On  ne  savait  pas  encore  exactement  quelle  utilisation  on 
ferait  des  routes,  en  admettant  que  ces  routes  fussent  libres. 
Le  problème  était  complexe  :  à  première  vue,  toutefois,  il 
paraissait  difficile  de  faire,  par  la  montagne,  du  transport  de 
troupes,  à  cause  du  danger.  Mais  il  y  avait  à  ravitailler  les 
éléments  traversant  les  Aipes;  il  y  avait  à  assurer  les  mouve- 
ments de  leurs  bagages,  qu'on  savait,  par  expérience,  repré- 
senter un  tonnage  très  supérieur  à  la  capacité  de  leurs  con- 
vois à  chevaux.  Il  fallait  aussi  expédier  directement  en  Italie, 
en  temps  utile,  les  véhicules  automobiles  nécessaires  tant  à 
la  base  de  Milan  que  dans  la  zone  de  concentration  de  l'armée 

i.l)  On  apprenait,   immédiatement,  que   le  Petit  Saint-Bernard  était  impra- 
ticable. 


828  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

(région  du  lac  de  Garde),  pour  constituer  immédiatement  les 
«  dépôts  de  munitions  »  auxquels  le  tonnage  formidable  des 
tirs  modernes  donne  une  importance  vitale. 

De  toute  façon,  on  pouvait  toujours  déclencher,  car  le  temps 
pressait,  un  grand  mouvement,  vers  les  deux  zones  des  Alpes. 
C'est  ce  qui  fut  fait. 

* 
*    * 

Ceux  qui,  dans  l'avenir,  auront  la  charge  de  combiner  des 
transports  importants  pourront  se  reporter  à  l'hjstoire  d'oc- 
tobre 1917  et  suivre  et  discuter,  point  par  point,  les  disposi- 
tions prises.  Mais  ils  devront  faire  entrer  en  ligne  de  compte 
la  rapidité  des  décisions,  et  la  multiplicité  des  organes  d'exé- 
cution à  mettre  en  œuvre.  Nous  bornant  ici  aux  seuls  détails 
concernant  le  service  automobile,  nous  noterons  tout  ce  qui 
fut  fait  en  quelques  heures. 

La  première  mesure  arrêtée  fut  que,  pour  la  zone  Nord,  les 
formations  automobiles  iraient  par  route  depuis  le  front  fran- 
çais (ou  depuis  des  points  intermédiaires  [parcs])  jusqu'à 
Modane  et  Briançon  :  pour  le  Sud,  au  contraire,  les  camions 
seraient  portés  par  chemin  de  fer  jusque  dans  la  région  de 
Nice. 

On  sait  que  les  éléments  désignés  pour  constituer  l'armée 
d'Italie  étaient  prélevés  dans  le  groupe  d'armées  du  centre,  et, 
particulièrement,  dans  la  10e  armée.  Des  formations  automo- 
biles furent  donc  choisies,  tout  d'abord,  dans  le  service  auto- 
mobile de  la  10e  armée.  Le  chef  du  service  automobile  à  l'Etat- 
major  de  cette  armée,  alors  à  Crugny,  près  de  Fismes,  était 
le  commandant  Manessier.  L'ordre  lui  arriva,  le  29,  de  mettre 
en  route  dès  le  lendemain  matin  quatre  groupes  automobiles  (1) 
et  de  les  diriger  sur  Modane  par  les  étapes  Troyes,  Dijon  et 
Lyon,  où  se  trouvaient  trois  grands  parcs.  Dans  le  même 
temps,  il  devait  faire  embarquer  par  chemin  de  fer,  direction 
du  Sud,  une  partie  du  parc  automobile  de  la  10e  armée,  pour 
constituer  le  futur  parc  de  l'armée  d'Italie. 

M  )  Environ  320  camions.  L'unité,  dans  le  service  automobile,  est  la  «  Section,  » 
et  le  type  de  section  le  plus  employé,  de  beaucoup,  est  la  Section  T.  M.  La  s«c- 
tion  T.  M.  (transport  de  matériel)  se  compose  de  20  camions.  Quatre  sections 
assemblées,  forment  un  «  Groupe.  »  Quelques  groupes,  assemblés  à  leur  tour, 
forment  uu  groupement. 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALPES    EN    AUTOMOBILE.  829 

D'un  autre  côté,  le  directeur  des  services  automobiles  dési- 
gnait un  groupement  indépendant  de  quatre  groupes  (groupe- 
ment Censelme)  qui  devait  être  embarqué  d'urgence  sur  voie 
ferrée,  également  dans  la  direction  de  Nice,  pour  faire  la  tra- 
versée dans  la  zone  Sud  (le  capitaine  Censelme  était  lui-même 
régulateur,  nous  l'avons  vu,  pour  le  passage  dans  cette  région). 
Les  détails  seraient  fixés  plus  tard,  au  fur  et  a  mesure  des 
renseignements. 

Or,  sur  ces  entrefaites,  précisément,  une  série  de  télé- 
grammes apportait  les  résultats  des  diverses  reconnaissances 
des  cols  des  Alpes  : 

i8  D'abord,  ainsi  qu'on  l'avait  supposé,  le  Petit  Sainti 
Bernard  était  inabordable. 

2°  Le  col  du  Mont  Genis  était,  également,  obstrué  par  la 
neige.  C'était  là  une  nouvelle  plus  fâcheuse  :  il  fallait  renoncer 
à  la  traversée  par  Modanel  Des  ordres  furent  envoyés  à  Lyon 
pour  modifier,  en  conséquence,  l'itinéraire  des  convois. 

3°  Le  col  du  Mont  Genèvre  était  praticable. 

«  Col  Mont  Genèvre  praticable  aujourd'hui;  4  à  5  centi- 
mètres de  neige,  mais  on  peut  passer.  » 

Les  convois  par  route  allaient  donc  bien  sur  Briançon. 

4°  Au  col  du  Lautaret,  on  pouvait  encore  passer,  mais  il 
était  certain  que  le  passage  serait  bouché  vingt-quatre  heures 
plus  tard  (1).  Il  devenait  donc  impossible  aux  convois  d'aller  à 
Briançon  par  la  ligne  droite  (vallée  de  la  Romanche).  Après 
Grenoble,  il  leur  faudrait  faire  un  crochet  au  Sud  par  Gap  (col 
de  la  Croix-Haute  ou  col  Bayard).  Or  : 

5°  La  route  par  le  col  Bayard,  qui  représentait  le  circuit  le 
moins  long,  était  en  très  mauvais  état,  impossible  en  fait. 

6°  Heureusement  le  col  de  la  Croix-Haute  était  praticable. 

V  Le  col  de  Larche  était  obstrué. 

L'unique  itinéraire  pour  la  zone  Nord  se  dessinait  donc 
ainsi  :  Grenoble,  Veynes,  Gap,  Briançon,  Mont  Genèvre. 

8°  Enfin,  pour  la  zone  Sud,  le  col  de  Tende  était  libre. 

Au  point  de  vue  de  la  densité  des  transports,  on  pouvait 
sans  gêner  les  deux  courants  normaux  par  voie  ferrée,  Modane- 
Bardonnèche,  Menton-Savone,  débarquer  du  chemin  de  fer  sur 
le  versant  français  et  rembarquer  sur  le  versant  italien  14  élé- 

(1)  La  voiture   envoyée  en  reconnaissance  avait   eu    le  plus    grand    mal  & 
revenir! 


l.l\  i  i.    DES    DET  X    MONDES. 


meuls,  c'est-a-dire  la  valeur  de  14  trains  pur  jour  :  0  dans  lu 
région  Nord  (Mont  Genèvre),  8  dans  la  région  Sud  (col  de 
nde)  ;  ce  nombre  de  14  éléments  représentait  à  peu  près 
autant  que  la  moitié  du  débil  moyen  des  courants  normaux, 
qui  était  de  10  trains  sur  Modane  et  24  trains  sur  Vintimille. 
Pour  les  constituer,  tout  bien  pesé,  on  choisit  de  préférence 
les  éléments  montés  et  en  particulier  l'artillerie. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  examiner  ce  qui  se  passa  dans 
chacune  de  ces  deux  régions. 

II.    —    LE    PASSAGE   DES   ALPES 

Dans  la  zone  Nord.  —  L'ordre  avait  été  donné  au  Ser- 
vice automobile  de  la  10e  armée  de  fournir,  pour  la  zone 
Nord,  4  groupes  (de  4  sections).  Toutes  les  unités  de  l'armée 
étaient  alors  en  plein  travail.  On  choisit  celles  qui  pouvaient 
être  rameutées  le  plus  vite;  et  elles  reçurent  des  instructions, 
le  29  au  soir,  pour  être  prêtes  à  partir  le  lendemain  matin. 

Mais  une  très  grave  question  se  posait  :  celle  du  matériel. 
Il  fallait  que  les  formations  en  service  en  Italie  fussent  consti- 
tuées avec  des  véhicules  de  la  marque  Fiat,  autant  que  possible, 
ou,  à  la  rigueur,  de  la  marque  Berliet,  de  manière  qu'on  pût 
organiser  facilement,  par  la  suite,  le  ravitaillement  en  «  re- 
changes, »  les  pièces  Fiat  se  trouvant  à  Turin,  les  pièces  Ber- 
liet à  Lyon  (1).  Le  départ  fut  donc  réglé  de  la  manière  sui- 
vante : 

Pour  chaque  groupe,  une  section  seulement  partait,  emme- 
nant le  personnel  du  groupe,  et  on  devait  prendre  au  passage, 
au  Parc  de  Lyon,  le  matériel  nécessaire  au  groupe,  80  véhi- 
cules en  bon  état.  Le  capitaine  Bosquet,  adjoint  du  comman- 
dant Manessier,  et  désigné  pour  être  régulateur  dans  la  région 
.Nord,  en  partant,  le  premier,  vers  Modane,  faisait  faire  dans 


1  Cette  question  des  rechanges  est  capitale.  Le  matériel  automobile,  en  efl'et, 
ne  peut  être  maintenu  à  ses  etrectifs  normaux  qu'à  force  d'eniretien.  Quand 
des  camions  travaillent,  il  y  a,  chaque  soir,  une  moyenne  d'indisponibles  de  10 
pour  100.  Ce  pourcentage  n'augmentera  pas,  si  on  répare  à  mesure;  mais,  si 
1  on  arr4ta.il  le  service  des  réparations,  le  deuxième  jour,  il  y  aurait,  au  lieu  de 
or  100,  20  pour  100  d'indisponibles,  le  3*  jour,  30  pour  100,  etc.  Les  l'.ircs 
automobiles  chargés  île  celte  lourde  tâche  des  réparations,  ne  peuvent,  eux- 
travailler  que  s'ils  reçoivent  régulièrement,  de  l'arrière,  les  matières 
prei  et,  surtout,  les  pièces  de  rechange. 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALPES    EN    AUTOMOBILE.  831 

les  trois  Parcs  de  Troyes,  de  Dijon  et  de  Lyon,  tous  les  prépa- 
ratifs nécessités  par  les  circonstances  :  à  Dijon,  par  exemple, 
préparation  de  vêtements  chauds  ;  à  Lyon,  préparation  de  ca- 
mions, etc.  Il  faisait  improviser,  également,  la  concentration 
d'une  dizaine  de  «  Sections  sanitaires  »  qui  devaient  suivre  le 
mouvement. 

Il  n'était  pas  question  de  sections  R.  V.  F.  (ravitaillement 
en  viande  fraîche)  (1),  les  pesants  autobus  étant  peu  indiqués 
pour  franchir  les  Alpes  :  les  sections  de  ravitaillement  en 
viande  fraîche  furent  constituées  en  Italie  avec  de  simples 
camions   Fiat. 

Quant  aux  nombreuses  voitures  de  tourisme  :  voitures  du 
Q.  G.  de  l'armée,  des  Q.  G.  des  corps  d'armée  et  des  Q.  G.  des 
divisions,  elles  étaient,  au  fur  et  à  mesure  des  ordres  reçjjs, 
réunies  en  groupes  de  marche,  avec  étapes  obligatoires,  direc- 
tion de  Milan  par  Briançon. 

La  liaison  était  maintenue  constamment,  bien  entendu, 
entre  la  D.  S.  A.  (Direction  des  Services  automobiles)  et  la  Di- 
rection des  Chemins  de  fer.  C'est  ainsi  que  le  1er  novembre 
(jeudi),  —alors  que  les  convois,  définitivement  formés,  s'apprê- 
taient à  quitter  Lyon,  —  il  fut  arrêté  que  les  premiers  camions 
devaient  être  à  Briançon  le  3  avant  16  heures,  pour  y  embari 
quer  le  premier  train  militaire. 

Imaginez  ces  étapes  successives  :  Troyes,  Dijon,  Chalon-sur- 
Saône,  Lyon,  Grenoble,  Veynes,  Gap,  Briançon,  par  des  routes 
magnifiques,  mais  couples  de  tournants  brusques,  de  descentes 
rapides,  de  montées  interminables,  où  nos  camions  s'enga- 
geaient, pleins  d'une  superbe  audace.  On  était  en  novembre, 
époque  où  la  région  des  Alpes  est  sous  une  couche  épaisse  de 
neige  et  où,  habituellement,  tous  les  cols  sont  fermés.  La 
chance  voulut  que  le  temps  fût  très  froid,  avec  un  soleil  splen- 
dide  et  pas  de  vent.  Le  Col  de  La  Croix- Haute,  —  «  ce  pays  le 
plus  pauvre  et  le  plus  triste  de  France,  »  —  put  être  passé  sans 
aucun  accident. 

(1)  A.  côté  des  Sections  T.  M.  les  unités  les  plus  employées,  en  campagne, 
sont  les  Sections  sanitaires  (S.  S.  —  20  voitures)  qui  portent  les  blessés  des 
postes  de  secours  aux  ambulances  et  des  ambulances  aux  hôpitaux,  et  1rs 
Sections  R.  V.  F.  (7  à  8  autobus)  qui  apportent  la  viande  (fraîche  ou  001 
lée)  aux  «  Centres  de  distribution.  »  Ajoutons  quelques  formations  spéciales  : 
les  formations  automobiles  des  ambulances  et  les  sections  du  Service  télé- 
graphique. 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Gomment  ne  pas  s'arrêter  un  instant,  pour  noter  quelques 
aspects  de  cet  immense  itinéraire,  le  long  duquel  les  forma- 
lions  automobiles  s'échelonnaient  le  jour  de  la  Toussaint  de 
1917?  J'en  trouve  la  notation  précise  et  colorée  dans  de  re- 
marquables notes  inédites  du  commandant  Doumenc  lui- 
même  :  (4) 

«  Le  Tare  de  Troyes,  en  pleine  fièvre,  constituait  le  point 
de  groupement  où,  à  chaque  instant,  de  nouveaux  détache- 
ments arrivaient,  auxquels  il  fallait  distribuer,  en  hâte,  de 
l'essence,  des  pneumatiques,  des  vivres,  et  qu'on  réunissait 
en  colonnes  plus  compactes,  filant  sur  Dijon,  par  Châtillon-sur- 
Seine.  Déjà,  c'était  la  neige  couvrant  les  plateaux;  et  le  vallon 
de  Saint-Seine  et  le  Val  Suzon,  tout  poudrés  de  blanc,  donnaient 
l'impression  d'un  paysage  des  Alpes...  A  Dijon,  le  long  du  bou- 
levard où  nos  unités  se  rassemblent,  c'est  un  grouillement 
continu  de  camions  manœuvrant  pour  prendre  leur  place  de 
stationnement,  d'équipes  d'ouvriers  faisant  crépiter  les  moteurs 
en  essai  ou  penchés  sur  les  ponts-arrière,  de  voituretles  véhi- 
culant jusqu'au  Parc  les  chefs  de  section...  Plus  loin,  c'est  toute 
la  colonne  des  Sections  Sanitaires,  égrenées  le  long  de  la 
Saône,  et  qui  se  regroupent,  dans  la  nuit,  sur  la  place  de  Vil- 
lefranche,  toute  pleine  de  lueurs  de  phares  et  de  ronflements 
de  moteurs.  Pour  gagner  de  vitesse,  on  a  formé,  à  Lyon,  des 
groupes  avec  du  matériel  neuf  pris  au  Parc  et  des  conducteurs 
amenés  des  armées... 

((  Ce  même  jour  de  la  Toussaint,  \ê  premier  groupe  auto- 
mobile quittait  Grenoble,  affrontait  la  grande  montée  de  Vif,  sans 
laisser  un  traînard,  et  venait  passer  la  nuit  au  pied  du  célèbre 
Mont  Aiguille,  dont  la  majesté  sombre  a  contemplé,  jadis,  bien 
d'autres  convois  de  constitution  bizarre,  déménageant  à  travers 
la  montagne  les  bagages  des  combattants  (2).  Sous  ces  mêmes 
grandes  ombres  immuables,  au  bruit  des  mêmes  torrents,  ont 
dormi,  sans  doute,  les  mercenaires  d'Annibal,  les  chevaliers 
de  Charles  VIII,  les  mousquetaires  du  roi  Louis  XIII,  les  volon- 


\uxquelles  ont  été  empruntés  quelques  autres  détails  de  cette  étude. 
(2)  Le  Mont  Aiguille,  longtemps  appelé  le  Mont  inaccessible,  fut  escaladé  pour 
la  première  fois,  en  1494,  par  quelques  gentilshommes  de  la  suite  de  Charles  VII 1. 
Antoine  de  Ville,  Julien  de  Beaupré,  etc.,  «  avec  un  eschelleur  et  un  prêtre,  » 
disent  les  vieux  Guides.  11  resta  ensuite  de  nouveau  considéré  comme  imprati- 
cable, jusqu'en  1834. 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALPES    EN    AUTOMOBILE.  833 

taires  de  la  Convention,  rêvant  tous  des  plaines  ensoleillées 
d'Italie,  qu'ils  voulaient  conquérir  ou  délivrer.  Aucun  n'eut 
certainement  de  plus  nobles,  de  plus  hautes  pensées  et  une 
plus  belle  confiance  que  notre  poilu  de  la  plus  grande  guerre, 
passant  les  Alpes  pour  secourir  des  alliés  en  péril.  Et,  dans  la 
nuit  claire  et  glacée,  à  l'heure  où  les  longues  liles  de  camions, 
transformés  en  chambrées,  s'éclairaient  de  lueurs  clignotantes, 
on  entendit  résonner  des  voix  qui  s'élevaient,  fredonnant  les 
couplets  de  la  Madelon,  chanson  aux  sentiments  simples, 
rythme  mêlé  de  marche  militaire  et  de  naïve  mélopée  d'amour, 
où  se  trouve  enclose  toute  l'àme  du  soldat  de  tous  les  temps.  » 

L'arrivée  des  premières  sections  à  Briançon  eut  lieu  au  jour 
dit,  avec  quelques  heures  de  retard  :  comme  le  chemin  de  fer 
avait,  de  son  côté,  un  retard  équivalent,  tout  allait  bien., 

Mais  le  plus  fort  restait  à  faire  ! 

* 
*    * 

La  route  qui  franchit  les  Alpes  au  col  du  Mont  Genèvre 
date  de  1802,  comme  le  rappelle  un  bel  obélisque  élevé  à  son 
sommet-;  mais  elle  a  servi,  en  réalité,  à  presque  toutes  les 
armées.  C'est  que,  abritée  des  vents  du  Nord  par  le  mont  lui- 
même  et  par  le  Chaberton  (3  135  mètres)  et  exposée  au  Midi, 
elle  offre  le  passage  le  meilleur  et  le  plus  sur,  du  moins  pen- 
dant six  mois  de  l'année,  de  mai  à  octobre.  Mais  on  était  à 
l'entrée  de  l'hiver  1 

Le  premier  soin  du  Commissaire  régulateur  automobile  de 
Briançon  (1),  une  fois  ses  liaisons  téléphoniques  assurées,  fut 
donc  l'organisation  du  déblaiement  des  neiges.  Celui-ci  fut 
assuré  par  une  compagnie  de  cantonniers  français,  une  certaine 
quantité  de  travailleurs  italiens  et  un  millier  de  prisonniers 
autrichiens,  qui  se  mirent  à  la  besogne  et  ne  devaient  plus 
s'interrompre  pendant  tout  l'hiver.  On  restait,  certes,  à  la  merci 
d'une  de  ces  tempêtes  violentes,  si  fréquentes  en  montagne,  et 
dont  les  tourbillons  forment,  en  quelques  instants,  d'énormes 

(1)  La  date  officielle  de  la  création  de  la  C.  R.  A.  de  Briançon  est  le 
4  novembre  à  midi.  Le  commandant  Doumenc,  parti  en  automobile  de  Compiègne 
le  1"  novembre,  au  matin,  arrivait  à  Lyon  le  soir  du  même  jour,  après  avoir 
inspecté  les  différentes  colonnes  en  cours  de  marche;  le  2,  il  était  à  Briançon; 
le  S,  il  faisait  le  parcours  Mont-Genèvre,  Césanne,  Suse,  Pignerol,  col  de  Ses 
trières,  Césanne,  Briançon;  et,  le  3,  au  soir,  il  réglait,  à  Briançon,  l'organisation 
de  la  nouvelle  C.  R.  A. 

tome  lxv.  —  1921.  53 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


dunes  de  neige  dont  on  ne  serait  jamais  venu  à  bout  :  mais  le 
temps,  nous  l'avons  dit,  favorisa  l'entreprise  d'une  manière 
exceptionnelle,  et  la  route  put  être  maintenue  libre. 

Il  ne  s'agissait  cependant,  entendons-nous  bien,  que  d'un 
chemin  étroit,  tout  juste  suffisant  pour  qu'il  y  put  passer  un 

il  courant  de  véhicules  :  impossible  absolument  de   croiser  : 
on    établit     seulement,    de     distance    en    distance,    quelques 

garages,  »  élargissements  de  la  route  sur  quelque  dix  mètres, 
dans  des  endroits  favorables.  —  Dans  ces  conditions,  le  méca- 


ORENCBLt 


Ecfielfc  , 


LE    PASSAGE    DES    ALPES    PAR    LE    COL    DU    MONT    GENÈVRE 


nisme  du  passage  du  Col  du  Mont  Genèvre  fut  régie'  de  la 
manière  suivante  : 

Départ  de  Briançon.  Itinéraire:  Briançon  (1300  mètres), 
Col  du  Mont  Genèvre  (1  860  mètres),  Césanne  (1  344  mètres). 
A  Césanne,  bifurcation  :  à  gauche,  route  vers  Pignerol  par 
Oulx,  Exiles,  Suse,  Avigliana;  à  droite,  route  vers  Pignerol  par 
le  col  de  Sestrières,  Pragelato,  Fenestrelle,  Pérouse. 

Les  troupes  qui  passaient  les  Alpes  étaient  de  l'artillerie  : 
artillerie  de  montagne,  batteries  de  75,  artillerie  lourde  à  che- 
vaux. Le  rôle  des  sections  "automobiles  était  de  leur  porter 
leurs  ravitaillements  et  leurs  bagages. 

La  C.  R.  A.  de  Briançon  s'était  constituée  à  3  «  cantons  :   » 

Le  canton  n°  1  avait  la  responsabilité  des  chargements  en 
gare  de  Briançon,  des   ravitaillements   à  Césanne,  des  dépan- 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALI'ES    EN    AUTOMOBILE.  835 

nages  le  long  de  la  route  du  Mont  Genèvre  avec  ses  lacets  aux 
tournants  brusques. 

Le  canton  n°  2  assurait  la  traversée  depuis  Césanne  jusqu'à 
Suse.  La  route,  serpentant,  là,  au  fond  de  la  vallée,  et  très  diffi- 
cile par  endroits,  se  rétrécissait  brusquement  à  l'entrée  d'Oulx 
et  d'Exilés,  pour  devenir  une  ruelle  pavée,  étranglée  entre  deux 
files  continues  de  maisons,  juste  séparées  l'une  de  l'autre  par 
une  largeur  de  voiture.  Le  véhicule  pénétrait  avec  grand  fracas 
dans  cette  sorte  de  caverne  sombre;  il  devait  la  franchir  sans 
arrêt  sous  peine  d'interrompre  tous  les  mouvements.  A  la 
sortie,  on  débouchait  dans  la  plaine. 

Enfin,  le  canton  n°  3  avait  la  charge  de  la  circulation  et  des 
ravitaillements  dans  la  région  de  Pignerol. 

Il  était  presque  impossible  de  circuler  la  nuit.  Les  mouve- 
ments se  faisaient  donc  pendant  le  jour,  dans  l'ordre  que  voici. 

Tout  d'abord,  de  grand  matin,  partaient  les  voitures  légères, 
voitures  de  tourisme  des  quartiers  généraux  et  voitures 
sanitaires  :  elles  allaient  directement  à  Pignerol  par  la  route 
de  gauche  :  Oulx,  Exiles,  Suse. 

Aussitôt  après,  on  faisait  partir  les  camions  automobiles. 
Arrivés  à  Césanne,  —  où  se  constituait  un  dépôt  de  vivres, 
fourrages,  munitions,  —  certains  de  ces  camions  déposaient 
un  jour  de  «  vivres  de  route,  »  puis  attendaient  là,  pour  revenir, 
le  soir,  sur  Briançon  ;  les  autres  camions  filaient,  par  la  route 
de  gauche  (Exiles,  Suse)  sur  Pignerol  :  ils  déposaient,  à  Pigne- 
rol, cinq  jours  de  «  vivres  de  chemins  de  fer,  »  et  repar- 
taient vers  Césanne,  par  Suse  :  à  Césanne,  ils  attendaient,  éga- 
lement, le  soir,    pour  repartir  sur  Briançon. 

Après  les  convois  de  camions,  c'est-à-dire  vers  9  injures  et 
demie  du  matin,  on  faisait \ partir  enfin  les  artilleurs,  qui  pas- 
saient, à  leur  tour,  le  col  et,  à  partir  de  Césanne  (où  ils  tou- 
chaient un  jour  de  vivres),  empruntaient  la  route  de  droite:  col 
de  Seslrières,  Pragelato,  Fénestrelle,  Pérouse,  pour  aller  à 
Pignerol  :  là,  ils  touchaient  cinq  jours  de  vivres,  et  s'embar- 
quaient sur  les  chemins  de  fer  italiens. 

Alors,  vers  le  soir,  tous  les  camions  qui  se  trouvaient  à 
Césanne  quittaient  cette  ville,  franchissaient  le  mont  Genèvre 
de  l'Est  à  l'Ouest,  après  le  passage  des  artilleurs  (1)  et  rentraient 
à  Briançon. 

1    Le  téléphone  renscigns.it  sur  la  situation  des  colonnes. 


§36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Hélas!  cette  suite  ingénieuse  de  mouvements  ne  put  se 
faire  que  pendant  deux  jours  :  le  troisième  jour,  le  Col  de 
Sestrières  fut  obstrué  par  la  neige  !  Il  n'y  avait  plus  qu'une 
roule  pour  g;\gner  Pignerol  1 

Il  fut  donc  décidé  que  tout  le  monde  passerait  par  Oulx, 
Exiles,  Susc.  Il  y  eut  une  entente  immédiate  avec  la  Régula- 
trice des  chemins  de  fer  de  Modane  (commandant  Gérard)  pour 
qu'une  partie  des  wagons  passant  parle  tunnel  Modane-liardon- 
nèche  arrivassent  vides  à  Suse  :  les  artilleurs  y  étaient  embar- 
qués. Puis,  par  la  suite,  ce  furent  des  trains  italiens  qui,  au 
lieu  d'aller  prendre  l'artillerie  française  à  Pignerol,  allèrent  la 
prendre  à  Suse. 

Tous  ces  transports,  dont  la  bonne  exécution  était  de  la  plus 
haute  importance  pour  la  concentration  des  troupes  alliées  dans 
la  Lombardie,  durèrent  une  quinzaine  de  jours.  Il  passa,  par  le 
Mont  Genèvre,  la  valeur  de  76  trains. 

Après  quoi,  on  laissa  une  section  à  Briançon,  pour  parer  à 
tous  besoins;  la  C.  R.  A.  fut  maintenue  avec  la  charge  d'en- 
tretenir la  voie  libre  :  et  tous  les  camions  quittèrent  la  France, 
définitivement,  pour  gagner,  par  Pignerol,  Turin,  Verceil  et 
Milan,  la  région  de  Vérone  et  Vicence  (4). 

*   * 

Est-il  utile  de  décrire  maintenant  cette  navette  des  convois 
dans  la  neigea  près  de  2000  mètres  d'altitude?  Nous  laisserons 
plutôt  au  lecteur  le  soin  d'imaginer  les  montées  périlleuses  et 
lentes,  les  descentes  plus  périlleuses  encore,  entre  deux  talus 
de  glace,  que  les  travailleurs  delà  route  n'arrivaient  qu'au  prix 
des  plus  grandes  difficultés  à  écarter  assez  l'un  de  l'autre. 

En  fait,  il  n'y  eut  pas  d'accident  grave  :  quelques  tués, 
surplus  de  50  000  hommes  qui  passèrent.  Pour  les  chevaux  les 
pertes  furent  insignifiantes.  Quant  aux  camions,  on  n'en  laissa 
pas  un  seul.  Il  y  eut  des  culbutes  fameuses:  une,  entre  autres, 
d'une   «    remorque-cuisine    »    qui,    lâchant  tout  à   coup   son 

(1)  Le  retour  de  ces  sections  devait  se  faire  en  avril  1918,  quand  l'armé* 
française  d'Italie  fut  rappelée  pour  faire  face  aux  oflensives  allemandes  dn 
printemps  (21  mars,  etc).  11  fut  très  difficile,  à  cause  des  avalanches,  et  certaines 
sections  furent  immobilisées  plusieurs  jours  à  Césanne.  Pendant  tout  l'hiver,  on 
s'astreignit  à  maintenir  le  col  praticable  et  un  télégramme  journalier,  adressé  à 
la  D.  S.  A.  (à  Compiègne),  rendait  compte  de  la  possibilité  de  passage.  On  voit 
(pie  cette  précaution,  à  première  vue  excessive,  eut  sa  justification  parles  faits. 


LA  TRAVERSÉE  DES  ALPES  EN  AUTOMOBILE        837 

camion  tracteur,  se  trouva  pre'cipite'e  à  50  mètres  plus  bas  : 
mais  on  put  la  tirer  de  là  sans  autre  dommage  que  la  dispari- 
tion... de  la  soupe. 

* 
*    * 

Dans  la  zone  Sud.  —  Nous  avons  vu  qu'il  avait  été  décidé 
que  le  matériel  automobile  destiné  à  faire  la  traversée  par  le 
Col  de  Tende  ou  la  Corniche  serait  amené  à  pied  d'œuvre  par 
voie  ferrée. 

Les  premiers  départs  de  trains  de  la  région  arrière  du 
front  français  datent  du  29  à  17  heures  :  ces  trains  emmenaient 
des  troupes  qu'ils  devaient  porter  directement  vers  Milan,  soit 
par  Modane,  soit  par  Vintimille.  Mais  ils  embarquèrent  aussi, 
dans  la  région  d'Epernay,  400  camions  automobiles  avec 
leur  personnel,  qu'ils  amenèrent  dans  la  zone  Sud  par  un  iti- 
néraire extrêmement  compliqué,  via  Toulouse.  Ces  camions 
débarquèrent,  les  uns  à  Cette,  les  autres  à  Aix  en  Provence, 
pour  gagner  Nice  par  la  route,  les  autres  à  Nice  même.  C'était 
à  Nice,  en  effet,  que  s'installaient,  et  Je  Régulateur  général, 
commandant  Marchand,  et  le  Commissaire  régulateur  automo- 
bile, capitaine  Censelme  :  ces  deux  officiers  étaient  à  leur 
poste  le  31,  pour  commencer  les  opérations  le  1er  novembre. 

Le  programme  avait  été  arrêté  ainsi  : 

Il  devait  arriver  à  Nioe  vingt-quatre  trains  par  jour.  Sur 
ces  vingt-quatre  trains,  seize  continueraient  leur  route  par  la 
voie  ferrée,  huit  seraient  vidés  de  leurs  éléments  à  Nice  (quatre 
trains)  et  à  Vintimille  (quatre  trains).  Les  quatre  éléments 
débarqués  à  Nice  feraient  route  par  l'Escarène,  Sospel,  le  Col 
de  Tende,  San-Dalmazzo  (rembarquement  sur  chemin  de  fer 
italien);  les  quatre  éléments  débarqués  à  Vintimille  feraient 
route  par  la  Corniche,  San-Remo,  Port-Maurice,  Albenga, 
Savone  (rembarquement  sur  chemin  de  fer  italien). 

Comme  dans  la  zone  Nord,  il  s'agissait,  ici,  d'éléments 
montés  et  particulièrement  d'artillerie. 

La  question  des  vivres  et  des  cantonnements  dans  les  gîtes 
d'étapes  fut  débattue  avec  les  autorités  italiennes  de  San-Dal- 
mazzo :  on  supposait  que  le  passage  par  le  Cel  se  ferait  en 
trois  jours,  le  passage  par  le  bord  de  la  mer  en  quatre  jours. 
Les  camions  automobiles  portaient,  en  conséquence,  les  vivres, 
les  munitions,  les  bagages. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Ge  lui  Le  l"  novembre,  —  des  trains  de  troupes  avaient  déjà 
passé  directement  vers  l'Italie  le  30  et  le  31,  —  que  les  mou- 
vements  par  route  commencèrent.  Et,  tout  de  suite,  on  s'aperçut 
que  le  programme  était  irréalisable. 

C'est  que,  en  matière  d'opérations  militaires,  on  ne  doit 
pas  se  lasser  de  le   répéter,  tout  est  dans  l'exécution  :  ce  qui 


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LE  PASSAGE  DES  ALPF8  PAR  LE  COL  DE  TENDE 


a  été  conçu  hors  du  champ  d'action  est  souvent  inapplicable; 
«  c'est  la  guerre  qui  apprend  la  guerrel  » 

(Ju'arriva-t-il,  en  etfet?  —  D'abord,  que  la  durée  des  étapes 
prévue  fut  pratiquement  insuffisante  :  il  fallait  quatre  jours, 
au  lieu  de  trois,  pour  la  route  de  Tende,  parce  que  cette  route 
étail  très  mauvaise;  il  fallait  six  jours,  au  lieu  de  quatre,  pour 
le   trajet  du  bord  de  la  mer,  parce  que,  là,   la  route  est  cons- 

iment  coupée  par  la  voie  ferrée  et  que,  cette  voie  ferrée 
étant  justement  suivie,  alors,  par  des  trains  qui  se  succédaient 
a  de  très  courts  intervalles,  les  convois  automobiles  perdaient 
des  heures  aux  passages  à  niveau  1 


LA  TRAVERSÉE  DES  ALPES  EN  AUTOMOBILE.        489 

Il  ne  s'agissait  là,  au  surplus,  que  d'un  retard.  Mais  une 
complication  plus  grave  força  à  modifier  la  composition  même 
des  éléments. 

En  effet,  la  route  du  Col  de  Tende,  particulièrement  entre 
l'Escarène  et  Sospel,  était  tellement  dangereuse,  par  suite  des 
lacets  en  bordure  de  précipices, qu'on  jugea  qu'il  était  de  la  plus 
grande  imprudence  d'y  faire  passer  l'artillerie.  On  chercha  une 
autre  combinaison,  et  l'on  pensa  d'abord  à  utiliser,  entre  ces 
deux  points,  un  long  tunnel  en  construction  de  la  ligne  de 
chemin  de  fer,  inachevée,  Nice-Coni.  Mais,  dans  le  même  temps, 
une  reconnaissance  fit  découvrir  que  la  route  Vintimille,  Breil, 
Col  de  Tende,  qui  suit  la  vallée  de  la  basse  Roya,  était  d'un 
emploi  beaucoup  plus  sur.  Et  il  fut  alors  décidé  :  d'abord, 
qu'on  userait  de  cette  route,  —  (l'itinéraire  devenait  donc  : 
Nice,  La  Turbie,  Menton,  Vintimille,  Breil,  Col  de  Tende, 
San  Dalmazzo);  —  ensuite  qu'on  remplacerait  l'artillerie  par 
des  troupes  à  pied,  qu'on  transporterait  en  camions. 

Les  groupes  automobiles  furent  donc  employés,  à  partir  de 
ce  jour,  à  transporter  les  fantassins,  leurs  vivres  et  leurs 
bagages,-  entre  Nice  et  San-Dalmazzo,  et,  bientôt,  entre  Vinti- 
mille seulement  et  San-Dalmazzo,  les  chemins  de  fer  venant 
faire  leurs  déchargements  à  Vintimille. 

La  C.  R.  A.  avait  transporté  son  siège  de  Nice  à  Menton. 

Sur  ces  entrefaites,  les  premières  troupes  anglaises  arri- 
vèrent, avec  leurs  autos  :  on  leur  réserva,  sur  leur  demande, 
la  route  du  bord  de  la  mer,  et  tous  les  camions  français  mon- 
tèrent dorénavant  par  le  Col  de  Tende. 

Tous  ces  mouvements  se  répétèrent  pendant  tout  le  mois  de 
novembre.  Vers  le  12,  le  groupement  automobile  Genselme 
avait  reçu  l'ordre  de  passer  définitivement  en  Italie,  et  il  était 
remplacé  par  le  groupement  Jehl,  dont  la  composition  était  à 
peu  près  la  même  (quatre  groupes  et  une  section  d'état-major) 
et  dont  le  travail  fut  tout  pareil. 

Aux  premiers  jours  de  décembre,  celui-ci,  à  son  tour,  quit- 
tait la  France  pour  la  région  du  lac  de  Garde. 

* 
*    * 

Il  faut  dire  un  mot  à  part  du  transport  du  «  Parc  automobile.  » 

En  octobre  1917,  le   Parc  de   la  10e  armée  était  installé  à 

Châtillon-sur-Marne.  L'ordre  arriva  le  29  au  soir  d'embarquer 


840  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  partie  de  ce  parc  par  chemin  de  fer  et  de  le  diriger  vers  le 
Sud.  Ce  même  ordre  établissait  la  composition  exacte  du  futur 
parc  de  l'armée  d'Italie,  désignait  les  échelons  successifs  qui 
l'alimenteraient,  réglementait  la  liquidation  des  installations, 
qu'il  laisserait  sur  place,  ainsi  que  les  conditions  de  prise  en 
charge  des  véhicules  et  des  approvisionnements,  qu'il  passait 
aux  parcs  voisins,  fixait  les  règles  du  ravitaillement  en  pièces 
de  rechange,  l'acheminement  des  commandes  en  cours,  etc. 
Comme  on  le  voit,  c'est  un  flot  de  questions  qui  se  presse  dans 
de  pareils  moments! 

Le  30  octobre,  un  groupe,  fourni  par  le  service  automobile 
de  la  10e  armée,  chargea  le  matériel  du  parc  et  le  porta  à  Fère- 
Champenoise,  où  il  fut  embarqué  sur  wagons  (plateformes) 
dans  la  soirée  du  31.  Après  un  circuit  assez  long,  il  était 
débarqué  du  chemin  de  fer  dans  la  région  d'Aix-en-Provence. 
Là,  les  camions  automobiles  le  reprirent  et  le  portèrent,  par  la 
route  du  bord  de  la  mer  et  Alexandrie,  jusqu'à  Milan,  puis 
jusqu'à  Brescia  :  il  s'installa  à  Brescia,  avec  une  section  avancée 
à  Vicence  (section  de  parc  24,  à  Brescia,  section  de  parc  41,  à 
Vicence).  Par  la  suite,  il  devait  se  transporter  à  Vérone. 

Ce  déménagement  compliqué  d'un  parc  automobile  sur  un 
parcours  de  près  de  1500  kilomètres  se  fit  sans  encombre. 

D'ailleurs,  l'ensemble  de  tous  les  transports  dans  la  zone 
Sud  fut  accompli  sans  accident  grave  :  il  faut  bien  dire  que  le 
climat  rendait  l'opération  moins  dure  que  dans  la  zone  Nord. 

Et  puis,  tout  le  monde  était  très  gai,  ce  qui  facilite  singu- 
lièrement le  travail,  de  quelque  nature  qu'il  soit;  et,  aussi 
bien,  l'entrain  n'était  pas  difficile  à  maintenir,  dans  ces 
paysages  ensoleillés,  surtout  à  partir  du  moment  où  des  fan- 
tassins occupèrent  les  camions. 

Ce  n'est  qu'une  fois  arrivés  dans  la  plaine  italienne,  sur- 
tout dans  les  régions  où  les  populations  du  Frioul,  évacuées, 
refluaient  misérablement,  que  les  soldats  de  France  reprenaient 
le  sentiment  de  la  gravité  de  la  situation  et  de  la  responsabilité 
qui  pesait  sur  eux. 

Dans   des  notes    publiées  par  l'Illustration  (1),  M.    Robert 

Vaucher  nous  fait  assister  à  l'une   de    ces  mille  scènes  pitto- 

-ques    auxquelles   donnèrent  lieu  les  premiers    convois   de 

Numéro  du  24  novembre  1917. 


LA    TRAVERSÉE    DES    ALPES   EN   AUTOMOBILE  841 

troupes  françaises,  —  et  c'est  sur  celle-là  que  je  veux  finir  : 
«  J'ai  assisté  au  croisement  d'un  train  de  ces  réfugiés  et 
d'un  convoi  amenant  un  bataillon  français.  D'un  côté,  l'on 
pleurait  :  les  enfants,  blottis  dans  les  bras  de  leurs  mères, 
avaient  froid,  la  pluie  tombait  glaciale.  Sur  l'autre  voie,  nos 
soldats  chantaient  gaiement.  Enthousiasmés  par  les  réceptions 
qui  leur  furent  faites...,  ils  avaient  piqué  à  leurs  bérets  des 
fleurs  reçues  le  long  de  la  Riviera.  Ils  allaient  prendre  leur 
place  au  front  italien  avec  un  entrain  magnifique  pour  des 
hommes  depuis  plus  de  trois  ans  sous  les  armes. 

«  Soudain,  à  la  vue  du  lamentable  convoi,  les  chants  ces- 
sèrent, tous  nos  poilus  devinrent  silencieux.  Dans  les  yeux  des 
pères  on  pouvait  lire  une  pitié  infinie,  à  l'idée  que  des  petits 
innocents  souffraient  par  les  Boches. 

«  Alors,  dans  un  élan  magnifique,  du  convoi  fleuri  qui  mon- 
tait vers  le  front,  les  soldats  français  descendirent  et,  en  hâte, 
se  mirent  à  distribuer  aux  enfants  des  réfugiés  les  pommes, 
les  poires  et  les  figues  dont  on  les  avait  gratifiés  le  long  du 
chemin.  Il  était  tard,  sinon,  j'aurais  voulu  photographier  un 
soldat  a  grande  barbe  donnant  à  boire  du  café,  dans  sa  gourde, 
à  une  ravissante  fillette  aux  yeux  noirs  qui  avait  perdu  son  papa 
dans  la  retraite  et  qui,  confiante,  expliquait  en  italien  son 
malheur  au  brave  soldat,  ne  comprenant  pas  un  mot,  mais 
heureux  de  soulager  une  souffrance...  Et  les  vieux  montagnards 
du  Gadore,  en  voyant  cette  belle  jeunesse,  si  pleine  de  confiance, 
se  reprenaient  à  espérer.  » 

* 

felle  fut,  dans  ses  traits  principaux,  l'aide  apportée  par  les 
convois  automobiles  au  passage  des  Alpes  par  les  armées  fran- 
çaises, en  novembre  1917,  aussi  bien  pour  les  transports  de 
troupes,  de  bagages,  de  ravitaillements,  que  pour  l'organisation 
générale  de  la  circulation. 

Le  5  novembre,  c'est-à-dire  huit  jours  après  l'alerte,  nos 
troupes,  venues  du  frontde  l'Aisne  ou  des  Vosges,  avaient  passé 
leMontGenèvre,  quinze  sections  automobiles  aidant  au  passage, 
transportant  les  bagages  et  les  vivres.  Sur  ces  quinze  sections, 
quatre  avaient  déjà  dépassé  Turin,  en  route  sur  Milan  et  Vérone, 
trois  les  suivaient,  huit  devaient  continuer  les  navettes  entre 
Briançon  et  Pignerol.  La  Commission  régulatrice  automobile 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

installée  à  Briançon,  dans  la  haute  ville,  avait  ses  cantons  en 
place,  sa  circulation  réglée,  et,  avec  l'aide  des  autorités  terri- 
toriales françaises  et  italiennes,  assurait  le  déblaiement  du  col, 
qui  devait  rester  libre  tout  l'hiver.  Pendant  ce  temps,  quatre 
autres  groupes  automobiles  faisaient  passer  aux  troupes  le  col 
de  Tende. 

Moins  <le  deux  semaines  plus  tard,  l'armée  d'Italie  tout 
entière,  groupée  à  l'Est  et  au  Sud  du  Lac  de  Garde,  disposait 
d'une  organisation  automobile  complète,  avec  les  huit  groupes 
de  son  Service  automobile  d'armée,  son  parc  installé  à  Brescia, 
toutes  ses  voitures  de  tourisme,  ses  voitures  de  ravitaillement 
en  viande,  ses  sections  sanitaires,  complétées  par  les  Groupes 
chirurgicaux  et  les  Equipages  radiologiques,  ses  sections  de 
transport  de  personnel  télégraphique  (T.  P.  T.). 

Une  Commission  Régulatrice  Automobile  nouvelle  organi- 
sait en  «  route  gardée  »  l'itinéraire  Vérone,  Vicence,  Gitadella, 
Gastelfranco,  prête  à  mettre  en  action  quatre  nouveaux  groupes 
qui  allaient  arriver,  après  avoir  terminé  leur  tache  dans  les 
Alpes  maritimes.  On  peut  dire  que  la  rapidité  de  celte  mise 
en  place  fait  honneur  à  l'activité  et  à  l'ingéniosité  du  service 
automobile  français  tout  entier. 

Les  convois  arrivèrent  à  pied  d'oeuvre  sans  déchets.  Beau- 
coup avaient  d'anciens  et  braves  conducteurs  qui,  en  1914  et 
pendant  toute  l'année  1915,  avaientfait  les  transports  de  Flandre, 
d'Artois,  de  Champagne,  en  1916  Verdun  et  la  Somme,  en  1917 
l'Aisne  :  c'étaient  de  vieux  routiers.  Il  est  certain  que  ceux  qui 
passèrent  par  le  Sud  trouvèrent  un  singulier  réconfort  dans  la 
beauté  des  paysages  et  dans  l'accueil  chaleureux  des  popula- 
tions :  pour  des  gens  qui  venaient  des  bords  de  la  Vesle,  le  can- 
tonnement à  Menton  et  à  Bordighera  «  n'avait  rien  de  pénible  !  » 
—  Mais  quant  à  ceux  qui  furent  lancés  dans  les  neiges  du  Nord, 
un  peu  surpris  tout  d'abord,  ils  se  ressaisirent  bien  vite  ;  et  ils 
déclaraient,  ensuite,  en  riant,  que  c'était  bien  moins  «  malin  » 
de  passer  les  Alpes  en  novembre  que  d'aller  tout  simplement, 
à  de  certains  jours  d'avril,  de  Jonchery  à  Concevreux  I 

Et  peut-être  disaient-ils  vrai. 

Paul  Heuzé. 


SAINE  HOmiE  ET  SAI\ES  FIMES 


i.  —  la  situation  mondiale  au  lendemain  db  la  guerre. 

l'inflation 

Le  monde  est  en  face  de  problèmes  économiques  et  finan- 
ciers d'un  ordre  de  grandeur  inconnu  jusqu'à  ce  jour.  Vain- 
queurs et  vaincus,  neutres  et  belligérants  sont  troublés  jusque 
dans  les  fondements  mêmes  de  leur  existence  par  les  questions 
angoissantes  qui  se  posent  au  sujet  de  l'équilibre  de  leur  budget. 
En  même  temps  une  crise  industrielle  et  commerciale  intense 
fait  souffrir  la  plupart  des  pays,  en  sorte  que  l'humanité 
inquiète  se  retourne  en  tous  sens,  cherchant  un  remède  à  ses 
maux. 

Il  ne  faut  pas  cependant  croire  que  tout  soit  nouveau  dans 
les  phénomènes  qui  se  déroulent  sous  nos  yeux.  Les  crises  éco- 
nomiques sont  périodiques.  Elles  sont  la  rançon  des  périodes 
prospères  qui  reparaissent,  elles  aussi,  à  intervalles  plus  ou 
moins  réguliers.  Seulement,  la  grande  guerre  est  venue  ajouter 
un  tel  élément  de  trouble  à  ceux  auxquels  nous  étions  accou- 
tumés, que  nous  avons  infiniment  plus  de  peine,  à  cette  heure, 
à  nous  rendre  compte  de  la  portée  des  événements  contemporains 
que  lors  d'aucune  des  crises  précédentes. 

Essayons  cependant  de  comprendre  et  de  résumer  les  faits 
du  septennat  tragique  compris  entre  les  deux  dates  1914-1921.  La 
guerre  éclate.  20  millions  d'hommes  sont  mobilisés;  l'ancien 
et  le  nouveau  monde  retentissent  du  fracas  des  batailles.  La 
production  agricole  est  ralentie;  l'industrie  porte  le  plus  clair 
de  ses  forces  vers  la  fabrication  d'armes,  de  munitions,  d'en- 
gins de  combat  de  tout  genre,  qui,  loin  de  servir  a  produire  et 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  enrichir  les  hommes,  opèrent  une  formidable  destruction  de 
capitaux.  En  novembre  1918,  la  lutte  est  terminée.  Les  peuples 
respirent,  comptent  leurs  morts,  se  remettent  au  travail.  Il 
semble  que  de  longues  années  seront  nécessaires  pour  revenir 
aux  chiffres  de  la  production  d'avant-guerre. 

Aussi  le  même  cri  sort-il  de  toutes  les  poitrines  :  «  produi- 
sons! »  On  chante  ce  qu'on  a  appelé  l'hymne  à  la  production.  11 
semble  impossible  de  dépasser,  sous  ce  rapport,  les  besoins  de 
l'humanité.  Le  retard  n'est-il  pas  formidable?  Des  milliers  de 
fermes  et  d'usines  n'ont-elles  pas  été  détruites,  des  myriades 
de  kilomètres  carrés  de  terres  fertiles  condamnées  à  la  stérilité 
et  à  la  désolation?  L'Allemagne  et  l'Autriche  bloquées  pendant 
quatre  ans,  les  régions  dévastées  de  la  France,  de  la  Belgique, 
de  l'Italie,  de  la  Serbie  n'ont-elles  pas  à  refaire  des  approvi- 
sionnements qui  vont  exiger  de  longues  années  de  travail? 
D'ailleurs,  les  prix  ne  sont-ils  pas  la  qui  indiquent  l'énormité 
des  besoins  et  l'intensité  de  la  demande?  Beaucoup  de  ma- 
tières premières,  de  denrées  alimentaires  s'échangent  à  des 
cours  qui  représentent  le  double,  le  triple,  le  quadruple  de 
ceux  d'avant-guerre.  Quelle  excitation  à  la  production  !  Quelles 
perspectives  de  bénéfice  pour  ceux  qui,  se  mettant  énergique- 
ment  à  la  tâche,  vont  reconstituer  les  stocks  de  tout  ce  que  les 
acheteurs  réclament  1 

Ce  n'est  pas  seulement  l'industrie  et  l'agriculture  qui  sont 
ainsi  stimulées.  Les  commerçants,  ingénieux  à  satisfaire  leurs 
clients,  voient  les  demandes  se  multiplier.  Il  leur  suffit  de  garder 
quelque  temps  des  marchandises  en  magasin,  pour  que  l'écou- 
lement s'en  opère  à  des  prix  en  hausse,  qui  représentent  non 
seulement  le  gain  de  l'intermédiaire,  mais  un  profit  additionnel, 
inespéré,  qui  résulte  de  l'ascension  continue  des  cours. 

Oui,  mais  le  mouvement,  pas  plus  qu'aucun  de  ceux  qui  se 
sont  manifestés  dans  le  même  sens  au  cours  de  l'histoire,  ne 
pouvait  être  indéfini.  D'une  part,  les  besoins  furent  peu  à  peu 
satisfaits;  d'autre  part,  les  demandes  se  ralentirent  sous  l'in- 
fluence de  divers  facteurs  :  les  Etats,  qui  avaient  été,  au  cours 
des  hostilités,  d'insatiables  consommateurs  de  toutes  sortes  d'ob- 
jets, cessèrent  leurs  achats;  les  particuliers,  obligés  de  verser  au 
fisc  des  impôts  de  plus  en  plus  lourds  pour  subvenir  aux  charges 

uées  par  la  guerre,  furent  de  moins  en  moins  capables  d'ab- 
sorber tout  ce  qui  leur  était  offert  et  de  payer  lesprix  qu'on  leur 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  843 

demandait.  Il  en  résulta  d'abord  l'arrêt  de  la  hausse,  puis  la 
baisse  d'un  très  grand  nombre  d'articles. 

Ce  bref  résumé  de  l'évolution  qui  s'est  rapidement  accomplie 
aux  yeux  de  l'univers  surpris,  suffit  à  expliquer  les  souffrances 
de  l'heure  présente.  Mais  la  situation  a  été  compliquée  et  obscur- 
cie par  un  autre  phénomène  qui,  lui  aussi,  avait  déjà  été  l'ac- 
compagnement de  précédentes  guerres,  mais  qui  n'avait  jamais 
encore  atteint  les  proportions  que  nous  lui  avons  vu  prendre 
au  cours  de  celle-ci.  Nous  voulons  parler  de  la  création,  par  la 
plupart  des  belligérants,  de  papier-monnaie  en  quantités  exces- 
sives et  de  la  dépréciation  qu'il  a  subie. 

L'extraordinaire  multiplication  des  billets  d'État  et  de 
banque,  à  laquelle  nous  avons  assisté,  a  bouleversé  la  situation 
monétaire  et,  du  même  coup,  rendu  bien  plus  difficiles  les 
échanges  internationaux.  Les  rapports  de  ces  échanges  avec  la 
production  indigène  ont  été  simultanément  influencés.  A  de 
certains  moments,  des  observateurs  superficiels  ont  cru  pouvoir 
tirer  du  spectacle  de  certains  courants  ainsi  créés  des  conclu- 
sions favorables  au  système  qui  se  désigne  communément  du 
nom  d'inflation  :  il  consiste  à  créer  du  papier-monnaie,  destiné 
à  permettre  à  l'Etat  de  s'acquitter  plus  aisément,  semble-t-il, 
vis-à-vis  de  ses  créanciers  que  par  tout  autre  moyen. 

Ce  n'est  un  mystère  pour  personne  que  la  diffusion  de  celte 
théorie.  Elle  a  été  défendue  à  la  tribune  du  Parlement  fran- 
çais, et  dans  une  partie  de  la  presse.  Elle  reparait  avec  d'au- 
tant plus  d'insistance  que  les  difficultés  financières  sont  plus 
grandes  et  que,  dans  sa  formule  simpliste,  elle  prend,  aux  yeux 
de  la  foule,  des  allures  de  panacée  souveraine,  seule  capable  de 
guérir  les  maux  de  l'heure  présente. 

En  dépit  de  l'histoire,  qui  nous  démontre,  de  la  façon  la  plus 
saisissante,  l'inanité  de  ces  espérances  et  le  danger  mortel 
qu'implique  l'adoption  d'un  pareil  expédient,  il  semble  que  la 
génération  actuelle  ait  oublié  les  enseignements  du  passé  ;  bien 
plus,  elle  ferme  les  yeux  à  ce  qui  se  passe,  en  ce  moment  même, 
à  quelques  heures  de  nos  frontières  ;  elle  paraît  ignorer  les  maux 
auxquels  sont  en  proie  les  pays  qui  ont  cru  trouver  leur  salut 
dans  le  soi-disant  remède  qui  a  consommé  leur  ruine,  ou  qui 
menace  de  la  provoquer. 

Ne  nous  lassons  donc  pas  de  méditer  les  leçons  du  passé  et 
les  enseignements  du  présent;  tâchons  d'épargner  à  la  France  de 


846  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

refaire  les  cruelles  expériences  de  la  Banque  de  Law  sous  la 
Régence,  des  assignats  pendant  la  première  révolution,  des 
soviets  qui  submergent  la  malheureuse  Russie  sous  le  flot  de 
centaines  de  milliards  de  roubles  papier,  et  même  de  l'Allemagne, 
qui  nous  avait  habitués  à  une  politique  économique  raisonnable 
et  qui  glisse  en  ce  moment  sur  la  pente  qui  mène  à  l'abîme. 

n.    —   LA    VÉRITABLE    NATURE    DE    LA   MONNAIE 

Une  fois  de  plus,  rappelons  ce  qu'est  la  monnaie.  La  mécon- 
naissance de  sa  véritable  nature  est  la  source  de  la  plupart  des 
erreurs  qui  se  répandent  à  son  sujet.  Elle  n'est  qu'un  instru- 
ment des  échanges.  Le  consentement  universel  de  l'humanité  a 
peu  à  peu  éliminé  de  cette  fonction  des  objets  ou  des  matières 
qui  l'avaient  remplie  au  cours  de  périodes  antérieures.  Les 
vases  d'airain  et  le  bétail  chez  les  anciens  Grecs,  les  barres  de 
sel  dans  le  centre  de  l'Afrique,  les  pièces  de  cotonnade  en 
Guinée,  les  paquets  de  tabac  du  Maryland,  ont  servi  de  mon- 
naie. Il  convient  d'insister  sur  le  fait  que  cette  commune 
mesure  des  échanges  avait,  dans  tous  les  cas,  une  valeur  réelle  et 
non  pas  fictive.  Parmi  les  divers  objets  dont  les  peuples  en  ques- 
tion se  servaient,  ils  en  choisissaient  un  dont  l'utilité  leur  sem- 
blait particulièrement  grande  et  qu'ils  adoptaient  pour  en  faire 
l'étalon  de  la  valeur  :  le  prix  de  toute  chose  s'exprimait  alors 
par  l'équivalent  d'une  quantité  déterminée  de  cette  chose  par 
rapport  a  l'unité  prise  comme  type. 

A  l'heure  actuelle,  chez  les  peuples  civilisés,  c'est  l'or  qui  a 
été  accepté  comme  mesure  de  la  valeur.  Cet  or  a  une  valeur 
propre;  il  est  recherché  en  tant  que  métal  rare  et  précieux, 
même  en  dehors  de  la  fonction  monétaire  qu'il  remplit.  Com- 
bien  le  fait  qu'il  ace  monopole  ajoute-t-il  à  sa  valeur  propre?  C'est 
la  un  problème  d'économie  politique  très  délicat,  mais  que  nous 
n'avons  pas  besoin  de  trancher  pour  résoudre  la  question  qui 
nous  occupe.  Il  suffit  de  constater  le  fait  de  l'accord  à  peu  près 
universel  qui  s'est  établi  parmi  les  nations  :  d'après  leurs  lois 
monétaires,  le  dollar,  la  livre  sterling,  le  mark,  le  franc,  le 
florin,  la  couronne  Scandinave,  la  couronne  austro-hongroise, 
la  livre  égyptienne,  la  livre  turque,  le  rouble  lui-même  sont 
un  certain  poids  de  métal  jaune.  Quelques  législations,  comme 
la  nôtre,  admettent  avec  force  libératoire,  à  côté  des  pièces  d'or, 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  847 

des  pièces  d'argent  en  quantité  limitée.  Ge  n'est  là  qu'un 
détail  ;  nous  le  mentionnons  pour  mémoire.  Le  point  à  retenir 
est  celui-ci  :  à  la  base  de  la  conception  monétaire  moderne, 
se  trouve  un  certain  poids  d'or. 

La  monnaie  a  donc  un  mérite  intrinsèque.  En  mettant  au 
creuset  les  pièces  de  vingt  francs  revêtues  de  l'effigie  de  la 
Semeuse  de  Roty,  nous  ne  diminuons  pas  la  valeur  qu'elles 
représentent,  nous  obtenons  un  lingot  qui  a  la  même  vertu 
que  les  disques  dont  la  fusion  l'a  créé  et  en  lesquels  il  peut  être 
retransformé  à  nouveau.  Il  a  cette  vertu  à  l'intérieur  et  au 
delà  des  frontières;  la  législation  qui  en  fait  l'élément  constitutif 
par  excellence  de  la  monnaie,  est  à  peu  près  universelle 
aujourd'hui. 

Que  dès  lors  les  individus  et  les  peuples  cherchent  à  se  pro- 
curer la  plus  grande  quantité  possible  de  cette  monnaie  d'or, 
cela  est  naturel.  Elle  est  une  véritable  richesse.  Nous  nous  abs- 
tiendrons de  pénétrer  plus  avant  dans  l'analyse  de  la  nature 
de  la  richesse  constituée  par  les  métaux  précieux  ;  nous  pour- 
rions faire  observer  qu'elle  en  est  une  au  second  degré;  elle 
n'est  pas  consommable  en  elle-même  et  par  elle-même,  comme 
le  sont  des  denrées  ou  des  objets  de  première  nécessité,  qu'elle 
sert  à  acquérir;  mais  elle  a  sa  valeur  propre,  attestée  par  le 
fait  qu'elle  peut  se  vendre  à  un  prix  égal  à  son  cours  monétaire. 
Bien  plus,  il  est  aujourd'hui  certains  marchés  sur  lesquels  elle 
se  vend  plus  cher  que  ce  cours.  A  Londres  l'once  d'or  fin,  qui 
se  transforme  en  monnaie  à  raison  de  85  shillings,  est  cotée  en 
ce  moment  à  110  shillings,  ce  qui  revient  à  dire  que  les  billets 
au  moyen  desquels  on  paie  les  lingots  de  métal  jaune  perdent 
près  de  30  pour  100  par  rapport  à  ce  métal. 

Considérons  maintenant  la  monnaie  de  papier,  qu'elle 
émane  directement  de  l'Etat  ou  d'une  banque,  autorisée  par 
celui-ci  à  émettre  des  billets.  Ces  derniers  n'ont  pas  été  autre 
chose,  à  l'origine,  qu'une  promesse  signée  par  l'émetteur  de  les 
rembourser  à  vue  en  espèces  :  c'est  encore  la  mention  qui  est 
inscrite  aujourd'hui  sur  les  40  milliards  de  francs  de  billets  de 
la  Banque  de  France  qui  sont  en  circulation,  «  payables  en 
espèces  à  vue  au  porteur.  »  Aussi  longtemps  que  cette  promesse 
est  remplie,  il  n'y  a  pas  de  différence  théorique  et  il  ne  s'établit 
pas  en  fait  d'écart  entre  l'or  et  le  papier,  celui-ci  étant  échan- 
geable à  tout  moment,  à  la  volonté  du  porteur,  contre  le  métal 


848  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conservé  dans  les  caves  de  la  Banque  émettrice.  Il  n'y  a  donc 
pas  de  raison  pour  que,  dans  une  communauté  où  les  tran- 
-  uit  réglées  de  cette  façon,  une  modification  des  prix 
se  produise  du  chef  de  la  substitution  du  papier  au  métal, 
puisque  le  premier  reste  échangeable  à  tout  moment  contre 
le  second.  Mais,  dès  l'instant  où  cette  faculté  est  supprimée, 
le  problème  change  d'aspect;  une  différence  s'établit  entre  le 
billet  et  l'or  qu'il  représente,  mais  qu'il  ne  peut  plus  procu- 
rer à  son  porteur.  Toute  la  question  de  la  circulation  fiduciaire 
surgit  à  ce  moment-là.  La  monnaie  de  papier  continue  à  porter 
le  même  nom  que  la  monnaie  d'or.  Un  billet  de  100  francs  est 
censé  valoir  autant  que  cinq  pièces  de  20  francs.  Mais  pendant 
combien  de  temps  cette  identité  va-t-elle  subsister?  Si  la  crise 
qui  a  déterminé  l'Etat  à  suspendre  la  convertibilité  est  passa- 
gère, il  est  possible  que  les  porteurs  de  billets,  confiants  dans 
un  prochain  retour  à  l'état  normal,  ne  fassent  pas  de  diffé- 
rence, ou  n'en  fassent  qu'une  très  faible,  entre  le  franc-or  et  le 
franc-papier.  De  multiples  considérations  entrent  en  ligne  de 
compte  pour  cette  évaluation  :  on  rapproche  la  quantité  de 
billets  en  circulation  du  chiffre  de  l'encaisse  qui  les  garantit; 
on  mesure  la  grandeur  de  l'effort  qui  est  imposé  à  l'Etat  et  pour 
lequel  il  demande  une  aide  temporaire  à  l'organe  chargé  de 
l'émission,  que  ce  soit  une  banque  ou  le  Trésor  lui-même. 
Après  la  guerre  de  1870,  bien  que  le  cours  forcé,  c'est-à-dire 
l'obligation  pour  les  créanciers  de  recevoir  en  paiement  les 
billets  sans  pouvoir  les  échanger  contre  du  métal,  fût  établi,  le 
billet  de  la  Banque  de  France  ne  subit  que  passagèrement  une 
perte  insignifiante.  Dès  1872,  il  était  au  pair  du  métal,  bien 
que  la  reprise  officielle  des  paiements  en  espèces  ne  dût  avoir 
lieu  qu'en  1878.  Mais,  si  les  circonstances  sont  différentes,  si  la 
circulation  a  été  augmentée  d'une  façon  excessive,  si  le  budget 
est  en  déficit,  si  l'encaisse  est  faible  proportionnellement  au 
volume  des  billets,  un  écart  s'établit  entre  la  monnaie  de 
papier  et  la  monnaie  de  métal,  bien  que  toutes  deux  portent  le 
même  nom.  A  partir  de  ce  moment,  l'identité  d'appellation  ne 
correspond  plus  à  la  réalité  des  faits;  on  en  arrive,  comme 
cela  commence  à  se  produire  chez  nous,  à  parler  de  francs-or  et 
de  francs-papier. 

Celte    différence   de    valeur    ne   se    manifeste   pas  toujours 
clairement  à  l'intérieur  des  frontières,  tout  d'abord  parce  que 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  849 

la  multiplication  du  papier  a  fait  rapidement  disparaître  les 
espèces  métalliques,  conformément  au  vieil  adage  «  la  mau- 
vaise monnaie  chasse  la  bonne,  »  que  par  conséquent  le  point 
de  comparaison  fait  défaut,  et  ensuite  parce  que,  dans  bien  des 
cas,  le  législateur  intervient  pour  essayer  de  prohiber  toute 
différence  officielle  :  il  oblige  les  nationaux  à  recevoir  eu 
paiement  de  leurs  créances  les  billets  inconvertibles.  Mais  les 
pouvoirs  de  l'État  souverain  expirent  aux  limites  du  territoire. 
Dès  que  les  bornes  en  sont  franchies,  les  lois  économiques» 
qui  sont  universelles,  reprennent  leur  empire.  La  monnaie  de 
papier  se  compare  aux  monnaies  étrangères,  en  particulier  à 
celles  des  pays  où  le  cours  forcé  n'existe  pas  et  où  par  consé- 
quent l'unité  monétaire  est  un  poids  déterminé  de  métal  pré- 
cieux. Dès  lors,  le  billet  subit  une  perte  par  rapport  à  ces  mon- 
naies étrangères  qui  ont  conservé  leur  pleine  valeur.  Cette 
perte  mesure  l'écart  entre  le  papier  inconvertible  et  la  monnaie 
métallique  indigène,  puisque  celle-ci  est  au  pair  des  monnaies 
étrangères  ayant  conservé  leur  pleine  valeur  métallique. 

Prenons  un  exemple  qui  fera  comprendre  la  situation.  En 
France,  nous  sommes  au  régime  du  cours  forcé.  Aux  Etats-Unis, 
le  dollar  n'a  pas  cessé  d'être  de  l'or;  tous  les  billets  qui  y  cir- 
culent sont  remboursables  en  métal  jaune.  Lorsqu'il  en  était  de 
même  chez  nous,  un  dollar  s'échangeait  contre  o  francs  18  cen- 
times, parce  que  chaque  dollar  contient  autant  d'or  fin  qu'il 
s'en  trouve  dans  5  francs  18  centimes  de  pièces  d'or  françaises. 
Mais,  depuis  que  le  franc  est  constitué  par  un  billet  de  banque, 
le  prix  du  dollar  exprimé  en  notre  monnaie  a  dépassé  le  pair 
mathématique  :  il  s'est  élevé  un  moment  jusqu'à  17  francs  ;  il 
est  en  ce  moment  aux  environs  de  14  francs.  Selon  que  notre 
politique  fiduciaire  tendra  à  restreindre  ou  à  augmenter  le 
volume  de  la  circulation,  nous  verrons  le  cours  du  dollar  bais- 
ser ou  remonter  à  Paris.  C'est  ainsi  qu'à  l'heure  actuelle  la 
valeur  d'un  dollar  américain  exprimée  en  francs-or  est  5  francs 
18  centimes  comme  avant  la  guerre,  tandis  qu'en  francs-papier 
elle  est  près  de  trois  fois  supérieure;  elle  oscille  sans  relâche, 
sous  l'empire  de  circonstances  diverses.  Elle  démontre  l'insta- 
bilité de  notre  étalon  et  la  menace,  constamment  suspendue  sur 
notre  tète,  d'une  détérioration  de  cet  étalon. 


TOMB   LX.V.    —    1921.  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III.    —    LES   EFFETS   DE  L'INFLATION 

L'exposé  que  nous  venons  de  faire  des  vérités  monétaires 
élémentaires  nous  permet  de  répondre  très  simplement  à  la 
question  suivante  :  «  Quelle  est  la  nature  de  l'opération  à 
laquelle  se  livre  un  gouvernement  qui  crée  ou  fait  créer  de 
la  monnaie  de  papier?  Cette  création  engendre-t-elle  de  la 
richesse?  »  Il  est  évident  qu'elle  se  résout  par  la  négative.  La 
rirhesse  consiste  en  biens  consommables  directement  ou  en 
valeurs  échangeables  contre  ces  biens.  Parmi  ces  dernières, 
ligure  la  monnaie.  Si  elle  est  métallique,  c'est-à-dire  si  elle  porte 
en  elle-même  sa  valeur,  elle  est  comparable  aux  autres  biens, 
puisqu'elle  permet  de  les  acquérir  en  tout  lieu.  Mais  si  elle  esl 
de  papier,  il  n'en  est  plus  de  môme.  Elle  n'a  sa  pleine  valeur, 
qu'autant  qu'elle  est  remboursable  à  vue  en  métal.  Dès  qu'elle 
cesse  de  l'être,  elle  perd  une  fraction  plus  ou  moins  considé- 
rable de  son  pouvoir  d'achat.  Une  expérience  cent  fois  répétée 
et  le  raisonnement  sont  d'accord  pour  nous  apprendre  que,  plus 
on  multiplie  la  monnaie  de  papier  inconvertible  et  plus  elle 
perd  de  sa  valeur.  Il  n'est  pas  de  meilleure  démonstration  à  cet 
égard  que  la  comparaison  des  prix  d'un  même  objet  dans  deux 
pays  dont  l'un  a  conservé  l'étalon  d'or  avec  paiements  en 
espèces  et  dont  l'autre  est  au  régime  du  papier-monnaie. 
L'expression  monétaire  de  l'objet  peut  être  restée  la  même  dans 
le  premier,  et  avoir  vingtuplé  dans  le  second.  Qui  pourrait 
cependant  soutenir  qu'une  livre  de  coton  ou  de  cuivre  repré- 
sente une  autre  valeur  à  New-York  qu'à  Berlin,  parce  qu'elle 
coûte  là-bas  autant  de  dollars  et  ici  vingt  fois  plus  de  marks 
qu'en  1913? 

Les  80  milliards  de  billets  que  la  Reichsbank  a  lancés  sur 
le  marché  depuis  1914  n'ont  donc  pas  enrichi  les  Allemands, 
puisque  ceux-ci  ont  vu  le  coût  de  la  vie  croître  parallèlement 
a  ce  gonllementde  la  circulation  fiduciaire.  Loin  de  s'améliorei 
de  ce  chef,  leur  situation  a  empiré  :  ils  souffrent  du  mal  grave 
de  l'instabilité  des  prix,  de  l'incertitude  constante  de  la  valeur, 
des  «lifficultés  incessantes  des  rapports  avec  l'étranger.  La  hausse 
du  change,  c'est-à-dire  des  monnaies  avec  lesquelles  l'Alle- 
mand est  payé  des  marchandises  qu'il  expédie  au  dehors,  est  un 
avantage  pour  lui,  la  baisse  de  ces  mêmes  monnaies  diminue 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  851 

ou  fait  disparaître  le  bénéfice  qu'il  avait  escompté.  D'autre  part, 
la  hausse  indéfinie  du  change  correspond  à  un  abaissement 
indéfini  de  la  valeur  de  la  monnaie  indigène,  qui,  dès  lors, 
tend  vers  zéro.  Que  restera-t-il  entre  les  mains  des  porteurs 
de  billets  de  la  Reichsbank,  le  jour  où  les  prix  de  toute  chose 
auront  été  multipliés  par  des  coefficients  en  progression  inin- 
terrompue? 

Cela  est  tellement  vrai  que,  déjà  aujourd'hui,  les  Allemands 
établissent  une  distinction  entre  la  valeur  des  biens  mesurés 
par  leur  expression  numérique  en  marks-papier  et  ce  qu'ils 
, appellent  la  valeur  effective,  sach  iverth.  Ils  désignent  cette 
dernière  par  un  certain  poids  d'or,  qui  doit  servir  de  base  à  la 
fixation,  dans  la  législation  fiscale,  de  l'impôt  à  payer  :  c'est 
le  système  qu'on  propose  d'appliquer  aux  propriétaires  d'im- 
meubles, tant  il  est  vrai  qu'il  est  impossible  de  rien  asseoir  de 
solide  sur  la  base  mouvante  d'une  monnaie  fiduciaire  dont  le 
volume  est  arbitrairement  accru. 

IV.    —   LA    SITUATION    DE    L' ALLEMAGNE 

Nous  avons  rappelé  les  exemples  classiques  des  billets  de  la 
Banque  royale  de  Law  avec  lesquels  9'étaient  échafaudées  les 
folles  spéculations  de  la  rue  Quincampoix,  des  assignats  de  la 
première  République  qui  bouleversèrent  la  vie  économique  de 
la  France  pendant  plusieurs  années.  Les  uns  comme  les  autres 
tombèrent  à  rien  et  ruinèrent  leurs  porteurs.  Aujourd'hui,  nous 
voyons  la  Russie  inondée  de  roubles  papier,  qui  n'ont  pas  cessé 
de  se  déprécier,  à  mesure  qu'on  en  augmentait  le  nombre,  et 
qui  n'ont  déjà  plus  guère  que  la  valeur  du  papier  sur  lequel]  ils 
sont  imprimés.  L'Allemagne,  si  elle  ne  s'arrête  pas  dans  la 
voie  où  elle  est  entrée  depuis  l'armistice,  s'achemine  vers  une 
situation  analogue. 

Les  observateurs  superficiels  n'ont  voulu  voir  dans  la  créa- 
tion de  nouveaux  milliards  de  billets  provoquée  par  les  em- 
prunts du  Gouvernement  allemand  à  la  Reichsbank  qu'une 
manœuvre  habile  des  grands  industriels  d'outre-Rhin  :  par  ce 
moyen,  disait-on,  les  exportations  sont  stimulées,  puisque  la 
même  somme  de  monnaie  étrangère,  reçue  pour  une  même 
quantité  de  marchandises  expédiée  au  dehors,  s'échange  contre 
un  montant  de  plus  en  plus  considérable  de  monnaie  indigène. 


S.">L.'  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Gela  esl  vrai  pour  une  courte  période.  Mais,  à  mesure  que  le 
mark  se  déprécie  vis-à-vis  du  dollar,  de  la  livre  sterling,  du 
franc,  il  se  déprécie  vis-à-vis  de  toute  espèce  de  marchandise; 
en  d'autres  termes,  le  coût  de  la  vie  s'élève,  et  un  nombre 
croissant  de  marks  devient  nécessaire  pour  payer  les  achats, 
même  à  l'intérieur  des  frontières.  Il  est  inutile  d'ajouter  que,  le 
renchérissement  des  objets  achetés  au  dehors  étant  instantané, 
t  la  minute  même  où  le  mark  baissait,  il  en  fallait  un  plus 
grand  nombre  pour  acquérir  tout  ce  qui  s'importait. 

Aussi  voyons-nous  l'index  des  prix,  c'est-à-dire  la  moyenne 
du  coût  des  choses  nécessaires  à  la  vie,  suivre  en  Allemagne 
une  marche  opposée  à  celle  qui  s'observe  depuis  quelque  temps 
aux  Etats-Unis,  en  Angleterre  et  même  en  France.  Alors  que, 
dans  ces  trois  pays,  nous  assistons  à  la  baisse  d'un  certain 
nombre  de  denrées,  nous  les  voyons  monter  rapidement  de  l'autre 
côté  du  Rhin.  Déjà,  au  mois  d'août  1921,  l'index  était  de  156, 
alors  qu'il  était  de  9,23  en  1913;  c'est-à-dire  que  le  prix  moyen 
était  dix-sept  fois  supérieur  à  ce  qu'il  était  il  y  a  huit  ans. 

Le  mal  atteint  les  budgets  particuliers  comme  ceux  de  l'Etat 
et  des  communes.  Les  fonctionnaires  de  tout  ordre  et  de  tout 
rang  réclament  impérieusement  des  augmentations  de  traite- 
ments. Leurs  dernières  demandes,  formulées  au  mois  d'août 
1921,  impliquent  un  surcroit  de  dépense  annuelle  de  10  mil- 
liards de  marks.  Pour  y  subvenir,  le  Gouvernement  dresse  un 
programme  d'impôts  qui  soulève  de  nombreuses  plaintes;  il 
décrète  des  relèvements  de  tarifs  dans  le  service  des  postes, 
télégraphes  et  téléphones  et  dans  celui  des  chemins  de  fer.  Ces 
relèvements,  à  leur  tour,  aggravent  la  cherté  de  la  vie  et 
ouvrent  la  voie  à  de  nouvelles  exigences  des  salariés,  fonction- 
naires et  ouvriers.  C'est  une  course  éperdue  vers  la  multiplica- 
tion des  signes  monétaires,  qui  non  seulement  n'apportent 
aucune  aide  réelle  à  ceux  qui  les  reçoivent,  mais  jettent  un 
désordre  de  plus  en  plus  profond  dans  la  vie  économique  du 
pays. 

Si  cette  création  déréglée  de  billets  était  cependant  un 
remède  aux  maux  financiers,  un  moyen  sérieux  de  soulager 
les  souffrances  du  peuple,  celui-ci  devrait  éprouver  un  mieux- 
etre  par  rapport  à  la  période  antérieure  et  cesser  de  se  plaindre. 
Il  n'en  est  rien.  La  hausse  universelle  des  prix  cause  un  ma- 
laise grandissant.  Jusque  sur  un  domaine  où  il  semble  qu'elle 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  8o3 

soit  généralement  la  bienvenue,  celui  de  la  Bourse,  elle  sème 
l'inquiétude  et  suscite  des  récriminations.  Les  actions  de  tout 
genre  ont  monté  depuis  quelques  mois  à  Berlin,  à  Francfort  et 
sur  les  autres  places  germaniques  dans  une  proportion  invrai- 
semblable. On  ne  trouve  plus  d'offres  suffisantes  pour  satis- 
faire les  demandes.  On  a  dû  fermer  quatre  jours  par  semaine 
les  Bourses,  pour  une  raison  inverse  do  celle  qui  les  avait  fait 
clore  en  août  1914.  On  manquait  alors  d'acheteurs  :  aujour- 
d'hui, ce  sont  les  vendeurs  qui  font  défaut.  Les  détenteurs  de 
billets  agissent  comme  le  faisaient  les  porteurs  d'assignats  de  la 
Révolution  française  :  ils  cherchent  à  transformer  leur  papier, 
dans  lequel  ils  n'ont  plus  confiance,  en  marchandises  qui  con- 
servent la  valeur,  l'incarnent,  tandis  qu'elle  fond  entre  les 
mains  de  celui  qui  possède  les  billets.  Parmi  les  richesses  qui 
s'offrent  ainsi  aux  acheteurs,  se  placent  au  premier  rang  les 
titres  mobiliers,  qui  ont,  en  outre,  l'avantage  de  procurer  un 
revenu  à  leur  propriétaire.  Sous  l'inlluence  de  ces  demandes,  on 
voit  se  produire  une  hausse  désordonnée,  que  les  Allemands 
eux-mêmes  qualifient  de  «  catastrophique.  »  Elle  ne  correspond 
pas  à  l'amélioration  de  la  situation  des  entreprises,  qui  est 
réelle  dans  beaucoup  de  cas,  mais  qui  ne  justifie  pas  une  capi- 
talisation des  dividendes  à  2  pour  100,  à  laquelle  correspondent 
beaucoup  des  cours  cotés  en  ce  moment. 

Telle  est  la  situation  allemande,  de  laquelle  les  partisans  de 
l'inflation  auraient  tort  de  vouloir  tirer  argument  en  faveur  de 
leur  thèse.  Si  l'exportation  de  nos  voisins  a  repris  son  essor, 
c'est  parce  qu'ils  se  sont  remis  à  la  besogne  avec  énergie,  que 
l'augmentation  des  salaires  a  été  relativement  moins  forte  chez 
eux  qu'ailleurs,  que  les  heures  de  travail  n'ont  pas  été  limi- 
tées comme  chez  nous,  qu'avec  leur  outillage,  resté  intact,  ils 
ont  recommencé  à  produire  dès  le  lendemain  de  l'armistice. 
Une  série  d'éléments  favorables  leur  a  permis  de  lutter  avec 
succès  sur  les  marchés  mondiaux  et  d'y  envoyer,  au  cours  de 
l'année  1920,  20  millions  de  tonnes  de  marchandises  valant 
69  milliards  de  marks,  tout  en  important,  pendant  la  même 
période,  19  millions  de  tonnes  de  matières  premières,  d'objets 
d'alimentation  et  de  produits  fabriqués,  évalués  à  97  millions 
de  marks.  Le  déficit  de  la  balance  commerciale  a  donc  été  de 
28  milliards  de  marks,  soit  environ  4  milliards  de  francs  au 
cours  actuel  du  change.  Il  est  impossible  de  prévoir  ce  que  sera 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  commerce  extérieur  de  l'Allemagne  au  cours  des  prochaines 
années  :  mais  il  est  certain  que  les  lluctuations  incessantes  du 
change,  chaque  jour  plus  violentes,  gêneront  de  plus  en  plus 
les  opérations  des  industriels  et  des  commerçants. 

On  accuse  d'ailleurs  ceux-ci  de  laisser  en  dépôt  à  l'étranger 
la  majeure  partie  des  sommes  dont  ils  sont  devenus  créditeurs 
par  suite  de  leurs  exportations  et  de  contribuer  ainsi  à  la 
dépréciation  du  mark,  qui  s'atténuerait  beaucoup  s'ils  rapa- 
triaient en  Allemagne  les  capitaux  dont  ils  disposent  en  dehors 
des  frontières.  Cela  est  si  vrai  qu'ils  soumettent  en  ce  moment 
même  au  Gouvernement  un  plan  qui  consiste  à  lui  faire  con- 
tracter un  emprunt  extérieur,  dont  les  grands  industriels  se 
porteraient  garants  ;  cela  leur  serait  facile  grâce  aux  réserves 
qu'ils  ont  accumulées  à  l'étranger. 

V.    —    LES    REMÈDES   AU    DÉFICIT    BUDGÉTAIRE.    HEUREUX    EFFETS 
A    ATTENDRE    DE    LA    HAUSSE    DU    FRANC 

Nous  nous  sommes  arrêtés  à  l'examen  de  la  situation  de 
l'Allemagne  parce  qu'il  est  de  mode  en  ce  moment  de  vanter, 
en  l'exagérant,  la  prospérité  de  ce  pays  et  de  l'attribuer  à  l'inila- 
tion  fiduciaire  dont  il  est  le  théâtre.  Il  serait  étrange  que  le 
papier  monnaie,  dont  les  effets  désastreux  ont  été  vérifiés  en 
mainte  circonstance,  à  toutes  les  époques  et  chez  toutes  les 
nations  qui  en  ont  abusé,  eût  produit  un  pareil  bienfait  chez  nos 
ennemis  :  la  multiplication  du  mark  n'a  pas  été,  comme  aux 
noces  de  Cana,  celle  du  pain  et  du  vin. 

«  Mais  alors,  nous  disent  les  partisans  de  l'inflation,  quel 
est  votre  programme  ?  »  Nous  leur  répondrons  que  tout  est 
préférable  à  une  solution  qui  mène  infailliblement  au  désastre. 
Les  remèdes  à  la  situation  actuelle  sont  multiples  ;  ils  n'ont  pas 
ce  caractère  absolu  que  les  empiriques  aiment  à  donner  à  leurs 
formules  ;  ils  exigent,  pour  être  administrés,  une  grande  énergie 
et  une  longue  persévérance  :  mais  ils  ne  peuvent  manquer 
d'exercer  l'influence  bienfaisante  qu'on  est  en  droit  d'attendre  de 
leur  application. 

Il  en  est  un  qui  domine  le  problème  et  qu'on  ne  saurait  se 
lasser  de  préconiser  du  haut  en  bas  de  l'échelle  :  c'est  l'écono- 
mie; économie  dans  les  services  publics,  économie  chez  les 
particuliers. 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  855 

Quelque  formidables  que  soient  nos  charges,  quelque  invrai- 
semblable que  soit  le  fardeau  de  notro  dette,  la  confiance 
renaîtra  le  jour  où  les  premières  ne  s'accroîtront  plus  et  où 
nous  cesserons  d'emprunter.  Il  faut  que  notre  budget  se 
balance,  non  pas  seulement  sur  le  papier,  mais  dans  la  réalité. 
Il  faut  que,  une  fois  le  compte  prévisionnel  de  l'année  arrêté, 
aucun  crédit  supplémentaire  ne  puisse  être  ajouté  à  ceux  que 
le  Parlement  aura  votés.  Ce  n'est  qu'à  ce  moment-là  que  nous 
aurons  le  sentiment  que  les  efforts  faits  pour  régler  le  passé  ne 
seront  pas  vains,  puisque  l'équilibre  de  l'avenir  sera  assuré- 
Nous  ne  pourrons  envisager  l'amortissement  des  dettes  de 
guerre  qu'à  partir  de  l'heure  où  nous  serons  certains  que  de 
nouveaux  emprunts  ne  seront  pas  contractés. 

Le  problème  est  redoutable  :  car  les  chiffres  en  présence 
desquels  nous  nous  trouvons  dépassent  ce  que  notre  compré- 
hension admettait  avant  1914.  Nous  n'en  devons  pas  moins 
aborder  la  tâche  avec  courage,  persuadés  que  ce  que  nous 
voudrons,  nous  le  pourrons. 

Avant  d'examiner  le  budget  lui-même,  réfutons  une  objec- 
tion qui  a,  été  souvent  faite  et  qui  émane  de  ceux  qui,  sans 
réclamer  une  circulation  supérieure  à  celle  qui  existe  aujour- 
d'hui, en  désirent  le  maintien  au  chiffre  actuel,  afin  d'éviter, 
disent-ils,  une  amélioration  de  la  valeur  du  franc,  qui  résulte- 
rait d'une  diminution  de  la  quantité  de  billets.  Or  la  majeure 
partie  de  ceux-ci  a  été  créée  pour  faire  des  avances  au  Trésor  : 
l'Etat,  aux  termes  des  engagements  qu'il  a  pris,  est  tenu  de 
rembourser  cette  dette  ;  l'exécution  de  la  convention  conclue 
avec  la  Banque  de  France  a  toujours  été  considérée  comme 
l'un  des  actes  essentiels  de  notre  régénération  financière. 

Il  est  probable  que  la  contraction  de  la  circulation  aura  pour 
conséquence  une  amélioration  du  cours  des  changes,  c'est-à- 
dire  une  hausse  du  franc  par  rapport  aux  monnaies  étrangères 
demeurées  plus  ou  moins  saines,  telles  que  le  dollar,  la  livre 
sterling,  la  couronne  Scandinave,  le  florin  hollandais;  mais 
cette  hausse  n'aura  sans  doute  pas  l'allure  rapide  qui  ramènerait 
le  franc  au  pair  en  quelques  années.  Les  29  milliards  de  billets 
qui  représentent  les  avances  directes  à  l'État  pour  25  milliards, 
et,  pour  4  milliards,  l'escompte  fait  par  la  Banque,  sous  la  signa- 
ture du  Trésor  français,  d'obligations  émanées  de  certains 
Trésors  étrangers,  ne  disparaîtront  que  lentement  :  leur  retrait 


850  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  sera  achevé,  si  les  accords  conclus  se  réalisent,  qu'au  bout 
de  quinze  ans.  Nous  n'avons  donc  pas  à  envisager  un  retour 
brusque  des  changes  au  pair. 

Il  est  bien  vrai  que  notre  commerce  extérieur,  qui,  pendant 
la  guerre  et  les  deux  ans  qui  ont  suivi  l'armistice,  se  soldait  .par 
un  excédent  formidable  d'importations, estaujourd'hui  retourné. 
Depuis  plusieurs  mois,  nos  exportations  dépassent  nos  importa- 
tions :  mais  ce  solde  créditeur  est  dû  au  fait  que  nous  avons 
réduit  considérablement  nos  achats  au  dehors,  non  seulement 
de  denrées  alimentaires  et  d'objets  fabriqués,  mais  aussi  de 
matières  premières  nécessaires  à  l'industrie.  Cette  dernière 
restriction  n'est  pas  un  signe  favorable.  Dès  que  le  réveil 
de  l'activité  industrielle,  dont  les  heureux  symptômes  com- 
mencent à  se  remarquer,  s'accentuera,  nos  imporlationsdevront 
s'augmenter.  Ce  n'est  qu'ensuite  que  nos  exportations  d'objets 
fabriqués  s'amélioreront  à  leur  tour,  surtout  si  les  relèvements 
de  tarifs  douaniers  qui  sévissent  à  l'heure  présente  de  tous  les 
côtés  s'arrêtent  et  font  place  à  des  traités  de  commerce  raison- 
nables, donnant  à  chaque  nation  le  moyen  de  commercer  avec 
les  autres,  sans  les  enfermer  derrière  des  murailles,  infranchis- 
sables à  leurs  propres  produits  aussi  bien  qu'à  ceux  de  l'étranger. 

En  tout  état  de  cause,  le  franc  ne  saurait  reprendre,  avant 
plusieurs  années,  la  situation  qu'il  occupait,  en  1914,  sur  le 
marché  international,  alors  qu'il  était  au  pair  des  meilleures 
monnaies  et  faisait  prime  sur  un  grand  nombre  d'entre  elles. 
Nous  envisageons  d'ailleurs  cette  ascension  sans  inquiétude, 
contrairement  à  ceux  qui  la  redoutent.  «  Voyez,  nous  disent- 
ils,  quelle  serait  la  situation  du  Trésor  français  le  jour  où  le 
franc  qui,  mesuré  en  dollar,  vaut  aujourd'hui  40  centimes, 
serait  revenu  au  pair.  De  quel  poids  les  25  milliards  du  budget 
ne  pèseront-ils  pas  sur  lui  1  En  particulier,  les  arrérages  de  la 
dette  publique  qui,  pour  la  majeure  partie,  sont,  pendant  une 
assez  longue  période,  incompressibles,  représenteront  une  charge 
d'autant  plus  lourde  que  la  valeur  du  franc  se  sera  plus 
relevée.  » 

Nous  ferons  tout  d'abord  observer  qu'en  ce  qui  concerne 
notre  dette  extérieure,  qui  se  compose  de  6  milliards  de  francs 
d'engagements  commerciaux,  c'est-à-dire  d'emprunts  contractés 
par  l'intermédiaire  de  banques,  de  14  milliards  prêtés  par  la 
Grande-Bretagne,  de  15  milliards  avancés  par  les  Etats-Unis,  le 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  857 

raisonnement  à  faire  est  l'inverse.  Plus  notre  change  s'améliore 
et  plus  le  fardeau  du  remboursement  s'allège  pour  nous.  Les 
chiffres  que  nous  venons  de  donner  sont  en  effet  ceux  des  mon- 
naies étrangères  calculées  au  pair.  S'il  nous  fallait  les  rem- 
bourser au  change  actuel,  il  faudrait  multiplier  par  2  ou  par  3. 

Quant  à  notre  dette  intérieure,  elle  se  compose  de  138  mil- 
liards de  dette  perpétuelle  ou  amortissable,  de  90  milliards  de 
dette  flottante.  Cette  dernière  devra  être  peu  à  peu  consolidée 
et  transformée  en  rente  perpétuelle.  Les  emprunts  émis  pen- 
dant la  guerre  ne  sont  pas  remboursables  avant  un  délai  plus 
ou  moins  long.  Mais,  dès  que  cette  date  sera  arrivée,  ils  pourront 
être  convertis,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  rentes  6  pour  400 
et  5  pour  100,  et  ces  conversions  réaliseront  dans  le  budget  des 
économies  considérables.  C'est  un  point  de  vue  qu'on  a  beau- 
coup trop  négligé  dans  les  études  d'ensemble  de  nos  finances  et 
qui  est  de  la  plus  haute  importance.  N'oublions  pas  que,  à  la 
fin  du  xixe  siècle,  nous  avions  allégé,  en  moins  de  vingt  ans,  des 
deux  cinquièmes  le  montant  du  service  de  notre  dette,  dont  le  taux 
descendit  alors  de  5  à  3  pour  100.  Ces  opérations  seront  d'autant 
plus  aisées  que  le  crédit  du  pays  se  sera  fortifié  davantage.  Or, 
rien  ne  contribuera  plus  à  celte  amélioration  que  la  hausse  du 
franc.  Dès  qu'on  le  verra  s'orienter  dans  le  sens  du  retour  à  son 
ancienne  valeur,  les  étrangers  investiront  des  capitaux  dans 
nos  fonds  nationaux,  non  seulement  pour  toucher  les  revenus 
élevés  qu'ils  donnent  encore,  mais  pour  profiter  de  la  plus- 
value  du  capital,  qui  grossira  en  proportion  de  l'amélioration 
du  change  français. 

En  analysant  les  divers  éléments  de  notre  dette,  on  se 
rend  compte  que  le  fardeau  n'en  serait  pas  aggravé  par  la 
reprise  du  franc,  tandis  que  celle-ci  aurait  la  plus  heureuse 
inlluence  sur  le  reste  de  notre  budget.  Une  grande  partie  des 
dépenses  des  ministères  consiste  dans  le  paiement  des  traite- 
ments des  fonctionnaires  et  employés  de  tous  grades.  D'après 
une  étude  récente,  le  nombre  n'en  est  pas  inférieur  à  733  000,  et 
leur  rémunération  atteint  5  milliards  de  francs,  c'est-à-dire 
une  moyenne  de  7  000  francs  par  tête,  alors  qu'au  1er  juillet  1914 
ils  étaient  5i3  000  et  coulaient  1154  millions,  c'est-à-dire 
2  000  francs  par  tête.  L'efieclif  a  augmenté  de  40  pour  100,  et 
les  traitements  de  350  pour  100.  Celte  dernière  augmenta- 
tion   est    presque   exclusivement    due    à   ce   qu'on  appelle  la 


858  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cherté  de  la  vie,  laquelle  est  en  grande  partie  un  résultat  de  la 
baisse  du  franc.  Une  hausse  de  celui-ci  permettrait  donc  des 
réductions  notables  des  traitements,  dont  la  péréquation  a  été 
prévue  au  cours  des  prochaines  années. 

L'État  n'entretient  pas  seulement  une  nombreuse  armée  de 
fonctionnaires.  11  achète  beaucoup  de  choses,  notamment  pour 
les  services  publics  qu'il  exploite,  pour  l'armée  et  la  marine 
qu'il  enl rf  tient.  La  hausse  du  franc  lui  permettra  d'acquérir 
tout  cela  à  meilleur  marché  et  de  réduire  de  ce  chef  les  crédits 
de  nombreux  départements  ministériels.  Il  a  le  plus  grand 
intérêt,  direct  et  indirect,  moral  et  matériel,  à  ce  que  la  mon- 
naie nationale  reconquière  graduellement  sa  pleine  valeur. 

Tournons  maintenant  nos  regards  vers  les  citoyens  dont  la 
masse  constitue  la  nation  et  cherchons  à  analyser  la  façon  dont 
la  hausse  du  franc  les  touchera.  Il  est  évident  qu'elle  sera  la 
bienvenue  auprès  de  ceux  qui  vivent  d'un  revenu  fixe,  des  ren- 
tiers, des  pensionnés,  des  porteurs  de  fonds  publics  et  d'obliga- 
tions de  diverse  nature.  Cette  catégorie,  si  nombreuse  dans  notre 
pays  et  si  intéressante,  vit  du  fruit  de  l'épargne  longuement  et 
patiemment  accumulée,  sous  forme  de  travail  fourni  h  l'Etat  ou 
de  gains  laborieusement  acquis  et  mis  de  côté  à  force  de  sagesse 
et  d'énergie.  On  sait  quelles  ont  été  les  souffrances  de  ces  Fran- 
çais, à  mesure  que  le  prix  de  la  vie  s'élevait  et  que,  pour  une 
même  somme,  ils  obtenaient  de  moins  en  moins  de  choses. 
L'Etat,  en  présence  de  situations  aussi  pénibles,  a  dû  consentir 
un  relèvement  du  taux  des  pensions.  La  hausse  du  franc  amé- 
liorera considérablement  les  conditions  d'existence  de  tout  ce 
monde  et  fera  d'eux  de  bien  meilleurs  payeurs  d'impôt.  Ce  qu'il 
n'est  pas  possible  d'exiger  a  l'heure  actuelle  de  contribuables 
qui  ne  joignent  pas  les  deux  bouts,  pourra  aisément  leur  être 
demandé  quand  leur  revenu  représentera  une  valeur  grandis- 
sante par  rapport  à  leurs  dépenses. 

Mais  les  ouvriers,  nous  dit-on,  ne  sont  pas  intéressés  à  la 
reprise  de  la  valeur  de  la  monnaie  :  chaque  fois  qu'elle  baisse, 
les  salaires  montent. 

En  admettant  l'exactitude  de  cette  assertion,  nous  ferons 
observer  que  l'élévation  des  salaires  ne  s'obtient  pas  toujours 
aussi  rapidement  que  se  produit  le  renchérissement  de  la  vie, 
■  t  qu'elle  est  souvent  loin  de  l'égaler.  Des  études  minutieuses 
faites  par  les  statisticiens  américains  sur  la  période  de  la  guerre 


SAINE    MONNAIE    El'    SAINES    FINANCES.  859 

de  Sécession  (1861-1864)  pendant  laquelle  le  dollar-papier  rem- 
plaça le  dollar-or  et  perdit  vis-à-vis  de  lui  une  grande  partie 
de  sa  valeur,  ont  démontre  que  la  hausse  des  salaires  n'avait 
pas  compensé  la  dépréciation  du  papier-monnaie.  Comme  tous 
les  citoyens,  les  ouvriers  ont  intérêt  à  être  payés  en  une  monnaie 
stable,  dont  la  valeur  soit  fixe,  et  à  ne  pas  vivre  dans  l'incer- 
titude angoissante  d'un  lendemain,  dont  personne  ne  peut  pré- 
dire de  quoi  il  sera  fait.  De  quelque  côté  et  à  quelque  point  de 
vue  que  nous  envisagions  le  problème,  nous  ne  trouvons  que 
des  raisons  de  nous  opposer  à  l'inllation. 

VI.    —   RESTRICTION    DES    ATTRIBUTIONS   DE   L'ÉTAT 

L'horizon  étant  déblayé  des  nuages  qu'y  amoncellent  les 
sophismes  des  partisans  de  la  mauvaise  monnaie,  nous  avance- 
rons plus  hardiment  dans  la  voie  des  réformes.  Le  maintien, 
puis  le  relèvement  de  la  valeur  du  franc  nous  permettront  de 
diminuer  le  coût  des  services  publics  et  de  réduire  le  fardeau 
annuel  des  intérêts  de  la  dette,  en  attendant  que  commence 
l'amortissement  du  capital  de  cette  même  dette,  qui  sera  l'œuvre 
de  la  prochaine  génération. 

Mais  il  y  a  un  autre  pas  à  faire,  plus  efficace  encore  et  plus 
fécond  en  résultats,  c'est  la  restriction  des  attributions  de  l'État. 
En  le  confinant  dans  ce  qui  doit  être  son  rôle,  nous  réaliserons 
dans  le  budget  des  économies  d'une  portée  plus  grande  que 
celles  dont  nous  venons  de  tracer  le  programme.  Cet  effort  est 
d'autant  plus  nécessaire  que  la  guerre  a  développé  outre  mesure 
l'intervention  gouvernementale  sur  une  foule  de  terrains  où 
les  nécessités  de  la  défense  nationale  ont  paru  justifier  une  main- 
mise qu'il  serait  désastreux  de  perpétuer  en  temps  de  paix. 

L'Etat  a  toujours  été  dépensier;  mais  la  guerre  a  développé 
cette  tendance  dans  une  proportion  invraisemblable.  Lorsqu'il 
s'agissait  de  la  lutte  pour  l'existence,  du  salut  suprême  du 
peuple,  il  semblait  naturel  qu'on  ne  s'arrêtât  point  aux  ques- 
tions d'argent,  bien  que  souvent  il  eût  été  possible  d'atteindre 
les  mêmes  résultats  à  frais  beaucoup  moindres.  Mais  on  ne 
croyait  pas  avoir  le  temps  et  on  n'avait  pas  le  désir  de  discuter 
aucun  chiffre.  Jusqu'au  jour  de  l'armistice,  cette  politique  pou- 
vait se  défendre.  C'est  le  chemin  inverse  qu'il  faut  suivre  main- 
tenant et  dans  lequel  on  aurait  dû  s'engager  à  la  minute  où 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cessèrent  les  hostilités.  Cela  n'a  pas  été  le  cas  :  des  secousses 
comme  celles  de  la  grande  guerre,  qui  ont  ébranlé  les  fonde- 
ments  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Monde,  se  font  sentir  pendant 
longtemps.  L'esprit  de  gaspillage  survit,  et  rien  n'est  plus  dif- 
ficile que  de  l'extirper.  Il  est  cependant  indispensable  d'y  arriver, 
et  pour  cela  il  faut  agir  simultanément  dans  deux  directions  : 
réduire  le  coût  des  services  publics  que  l'on  conserve,  et  en 
supprimer  le  plus  grand  nombre  possible.  L'Etat  est  un  médiocre 
industriel,  un  mauvais  commerçant.  Rendons  aux  particuliers 
tout  ce  qui,  avant  1914,  était  leur  domaine.  Allons  plus  loin  : 
recherchons,  parmi  les  exploitations  et  les  monopoles  d'État, 
ceux  qui  pourraient  lui  être  enlevés  pour  être  rendus  à  la  libre 
activité  des  citoyens.  Dans  bien  des  cas,  la  substitution  de 
l'impôt  à  la  gestion  par  l'Etat  serait  de  nature  à  la  fois  à  aug- 
menter les  receltes  du  Trésor  et  à  diminuer  ses  dépenses.  Le 
coefficient  d'exploitation  des  chemins  de  fer  de  l'Etat  est  très 
supérieur  à  celui  des  Compagnies  privées.  La  constitution  d'une 
Société,  à  laquelle  on  projette  de  confier  la  gestion  du  réseau 
actuel  de  l'Etat  et  de  l'Ouest-Etat,  sera  un  pas  très  intéressant 
dans  cette  voie.  Il  conviendrait  d'achever  ce  programme  en 
affermant  à  la  Compagnie  de  l'Est  l'exploitation  du  réseau 
d'Alsace-Lorraine.  Nous  verrions  à  cette  cession  des  avantages 
non  seulement  financiers,  mais  politiques.  Une  Compagnie  par- 
ticulière aura  plus  vite  fait  d'assimiler  les  éléments  locaux 
qu'une  administration  d'Etat. 

La  régie  des  tabacs  a  donné,  pour  l'année  dernière,  un  pro- 
duit net  de  8"0  millions  de  francs.  En  Angleterre,  le  droit  d'en- 
trée et  la  taxe  intérieure  sur  cette  denrée,  dont  le  commerce  y 
est  libre,  ont  fourni  à  l'Echiquier  pour  le  dernier  exercice 
(1er  avril  1920  au  31  mars  1921)  60  millions  de  livres  sterling, 
c'est-à-dire,  en  calculant  le  change  au  pair,  1  500  millions,  au 
change  actuel,  3  milliards  de  francs.  Qui  ne  voit  qu'un  rema- 
niement de  notre  système  serait  de  nature  à  augmenter  consi- 
dérablement les  recettes,  et  cela  de  la  façon  la  plus  heureuse, 
puisque  nous  pourrions  supprimer  bon  nombre  de  fonction- 
naires et  demander  à  l'impôt  un  revenu  plus  élevé  que  le  chiffre 
actuel.  La  seule  difficulté  à  résoudre  résulte  du  fait  que  la 
France  est  un  pays  producteur  de  tabac;  il  se  cultive  dans  dix- 
huit  départements.  Il  serait  nécessaire  de  continuer  le  système 
ui  luel  de  surveillance  des  planteurs  et  au  besoin  de  les  encou- 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  861 

rager;  l'Etat,  au  lieu  d'être  l'acheteur  unique,  percevrait  l'impôt 
sur  les  feuilles  à  la  sortie  de  la  ferme  et  laisserait  les  caltiva- 
teurs  les  vendre  ensuite  à  leur  gré  au  commerce. 

On  objectera  aussi  que  l'octroi  de  bureaux  de  tabac  constitue 
un  moyen  do  rémunérer  des  services  rendus  à  l'Etat.  Il  est  aisé 
de  répondre  qu'il  n'en  coûtera  pas  davantage  au  Trésor  d'accorder 
des  pensions,  quand  elles  sont  dues,  que  d'abandonner,  comme 
il  le  fait  aujourd'hui,  une  partie  du  bénéfice  de  la  vente. 

Nous  pourrions  également  faire  disparaître  le  monopole  des 
allumettes.  Il  y  a  quelque  vingt  ans,  l'Etat  a  racheté,  à  grands 
frais,  des  fabriques  qui  appartenaient  à  des  particuliers  ou  à  des 
Sociétés  privées.  Il  devrait  aujourd'hui  suivre  une  marche  in- 
verse et  rendre  la  liberté  à  cette  industrie,  en  frappant  les  produits 
intérieurs  d'un  droit  d'accise  et  les  produits  importés  d'un  droit 
de  douane.  Il  ne  serait  pas  difficile  de  faire  rapporter  ainsi  aux 
allumettes  plus  que  les  sommes  qu'elles  fournissent  actuelle- 
ment au  budget. 

Si  nous  demandons  la  «  désétatisation,  » —  qu'on  nous  par- 
donne le  barbarisme,  —  de  grands  services  exploités  ou  mono- 
polisés par  J'Etat  avant  la  guerre,  il  va  de  soi  que  nous  posons 
en  principe  que  tous  ceux  qui  lui  avaient  été  attribués  au 
cours  des  hostilités  devront  immédiatement  faire  retour  à 
l'industrie  privée.  Ravitaillement  en  blé,  charbon,  sucre; 
approvisionnement  de  produits  chimiques  agricoles;  compte 
des  alcools,  des  pétroles,  des  constructions  maritimes,  flotte 
d'Etat,  que  toutes  ces  administrations  qui  ont  englouti  des 
milliards  passent  au  plus  tôt  dans  le  domaine  de  l'histoire!  Le 
souvenir  devra  en  être  gardé  et  les  comptes  mis  en  lumière, 
afin  de  servir  d'avertissement  aux  générations  futures. 

Aux  leçons  tirées  de  notre  propre  expérience  nous  pourrions 
ajouter  celles  d'aulrui.  La  Grande-Bretagne  et  les  Etats-Unis, 
ces  deux  pays  par  excellence  de  l'initiative  privée  et  du  minimum 
d'élatisme,  ont  sacrifié,  eux  aussi,  aux  nécessités  de  la  guerre. 
Ils  ont  tous  deux  mis  entre  les  mains  du  Gouvernement  la 
direction  des  chemins  de  fer.  L'Amérique  a  voulu  construire  et 
gérer  une  (lotte  de  commerce.  Les  résultats  économiques  ont 
été  également  désastreux  :  à  elle  seule,  celte  dernière  expérience 
coûte  4  milliards  de  dollars  aux  Etals-Unis.  Lorsqu'ils  ont  rendu 
les  réseaux  ferrés  aux  Compagnies  particulières  qui  les  exploi- 
taient, la  Trésorerie  de  Washington  avait  dépensé  plusieurs  mil- 


862  hi  \  i  i    des  deux  Mondes. 

liards  à  payer  aux  actionnaires  el  obligataires  les  revenus  pro- 
mis, que  les  produits  de  l'exploitation  d'État  avaient  été  loin 
de  fournir.  De  môme  en  Angleterre.  Il  est  instructif  de  con- 
cilier te  Livre  bleu  publie  à  Londres  sous  le  titre  de  «  comptes 
Commerciaux  e1  bilans  relatifs  aux  services  entrepris  pendant 
la  guerre  en  rapport  avec  les  approvisionnements  de  guerre  et 
«l<-  vivres  et  les  services  normaux  des  départements  gouverne- 
mentaux. »  Les  services  ont  tous  été,  à  l'exception  de  celui  des 
1  rets,  la  source  de  pertes  considérables.  Voici  la  nomenclature 
des  principales:  4  2708G8  livres  sterling  sur  le  bois  indigène, 
8000385  sur  les  cuirs,  1902  983  sur  le  pétrole,  1112  000  sur  le 
lin,  5396000  sur  les  engrais  minéraux,  104  810517  sur  les 
céréales,  5573477  sur  le  poisson  norvégien,  7389455  sur  le 
poisson,  l'huile,  les  légumes,  4462  596  sur  les  labourages  par 
tracteurs  et  autres  services  du  département  de  l'agriculture;  au 
total,  136  481  436  livres  sterling,  soit,  au  pair,  3  400  millions,  et, 
au  change  actuel,  près  de  7  milliards  de  francs. 

Il  est  vrai  que,  dans  plusieurs  cas,  notamment  en  ce  qui 
concerne  le  pain,  c'est  de  propos  délibéré  que  les  Gouverne- 
ments l'ont  vendu  meilleur  marché  qu'il  ne  leur  coûtait. 
.Mais  les  pertes  subies  sur  d'autres  exploitations  qui  auraient, 
entre  les  mains  de  particuliers,  couvert  leurs  frais  ou  laissé  des 
bénéfices,  est  un  argument  de  plus  apporté  au  dossier  écrasant 
que  la  guerre  a  fourni  contre  l'étatisme. 

Nous  ne  nous  bornons  pas  d'ailleurs  à  tirer  de  cette  mémorable 
leçon  de  choses  la  conclusion  qu'il  faut  achever  de  retirer  au 
plus  tôt  des  mains  de  l'Etat  les  exploitations  qui  lui  ont  été 
i-Miitiées pendant  la  guerre.  On  peut  aller  plus  loin  dans  cette 
voie  et  envisager  le  retour  à  l'industrie  privée  de  certains  ser- 
vices publics  :  un  sous-secrétaire  d'Etat  aux  postes  ne  dressait-il 
pas  récemment  le  plan  d'une  organisation  autonome  qui  aurait 
son  budget,  son  capital  de  premier  établissement,  ses  recettes 
et  ses  dépenses  propres,  et  qui  devrait,  dès  lors,  comme  une  entre- 
prise particulière,  assurer  sa  marche  sans  avoir  recours  au 
Trésor  public?  Nous  ne  prétendons  pas  qu'il  faille,  du  jour  au 
lendemain,  retirer  à  l'Etat  le  service  des  postes,  des  télégraphes 
el  des  téléphones.  Mais  ne  pourrait-on  envisager  un  essai  d'or- 
ganisation, sur  une  hase  nouvelle,  des  téléphones  par  exemple  : 
OO  s'inspirerait  à  cet  effet  de  l'exemple  des  États-Unis,  où  ce  ser- 
vice, organisé  p.-ir  des  Sociétés  particulières,  fonctionne  avec  une 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  863 

perfection  qui  peut  nous  faire  envie.  En  tout  cas,  ta  programme 
général  doit  être  de  substituer,  partout  où  cela  peut  se  faire 
sans  inconvénient,  la  gestion  des  individus  ou  des  Compagnies 
à  celle  de  l'Etat.  Cantonnons  celui-ci  dans  ses  véritables  attri- 
butions: défense  nationale,  affaires  étrangères,  justice,  tra- 
vaux publics  qui  dépassent  les  forces  des  corporations  munici- 
pales ou  départementales,  instruction  publique,  sans  prétendre 
lui  en  assurer 'le  monopole  complet.  Voila  un  champ  assez 
vaste  pour  exercer  l'activité  des  ministres  et  du  Parlement.  Par- 
tout ailleurs,  laissons  la  nation  faire  elle-même  directement  ses 
affaires  et  remplaçons  les  fonctionnaires  par  des  hommes  libres, 
responsables  de  leurs  entreprises. 

D'autres  réformes  doivent  être  envisagées.  L'impôt  complé- 
mentaire sur  le  revenu  n'est  pas  encore  assis  comme  il  convient. 
Cela  n'a  rien  d'étonnant.  La  Grande-Bretagne  a  mis  un  demi- 
siècle  à  organiser  la  perception  de  Yincome  tax.  Nous  serions 
d'avis  d'étudier  le  rétablissement  au  profit  de  l'Etat  des  contri- 
butions directes  qui  existent  encore  pour  les  départements  et 
les  communes,  quitte  à  modérer  temporairement  les  taux  de 
l'impôt  sur. le  revenu,  auquel  le  contribuable  français  a  besoin 
d'être  habitué.  Il  y  a  là  matière  à  un  remaniement  qui  augmen- 
terait les  ressources  budgétaires  et  donnerait  satisfaction  aux 
plaintes  nombreuses  que  provoquent  les  inégalités  de  l'assiette 
actuelle  de  nos  taxes  directes. 

VII.    —   DÉVELOPPEMENT    DU  CRÉDIT 

Le  crédit  du  pays  n'avait  pas  encore  été  mis  a  une  épreuve 
comparable  à  celle  de  la  guerre,  et  c'est  merveille  de  consta- 
ter comment  il  y  a  résisté.  Jamais  la  France  n'avait  eu  à 
emprunter  des  sommes  approchant  de  celles  qu'il  lui  a  fallu 
pour  mener,  puis  pour  liquider  la  grande  guerre.  Les  chiffres 
d'avant  1914  ont  été  décuplés  :  notre  dette,  en  chiffres  ronds, 
aura  passé  de  30  à  250  ou  300  milliards.  Le  Trésor  a  trouvé  des 
prêteurs  dans  le  monde  entier  et  à  l'intérieur  des  frontières.  Il 
s'agit  de  manier  aujourd'hui  cette  masse  formidable  de  créances, 
qui  se  présentent  sous  le  quadruple  aspect  de  sommes  dues  à 
certains  Gouvernements  étrangers,  de  titres  de  rente  perpé- 
tuelle ou  amortissable,  entrés  dans  les  portefeuilles  ou  circulant 
sur  les   marchés  financiers,  de  Bons  du    Trésor  à  court  terme 


864  BEVUE  DE?  DEUX  MONDES. 

pos  en  France  parles  banques,  les  Sociétés  industrielles  et 

I  -  particuliers,  enfin   d'avances   consenties   par   la  Banque  de 

France. 

De  la  première  catégorie  nous  ne  reparlerons  pas.  Nous 
avons  exposé  plus  haut  notre  situation  vis-à-vis  de  nos  deux 
principaux  créanciers,  les  Etats-Unis  et  la  Grande-Bretagne.  La 
question  du  règlement  de  leurs  avances  n'est  pas  seulement 
tiiiancière,  elle  est  politique  :  laissons  aux  ministres  le  soin  de 
la  soulever  et  de  la  trancher  au  moment  opportun  par  des  trac- 
talions  internationales. 

Quant  aux  rentes,  aux  bons  et  aux  avances  de  la  Banque 
de  France,  il  convient  de  les  examiner  au  point  de  vue  du 
capital  représenté  et  de  l'intérêt  annuel  dû  par  le  Trésor.  En 
ce  qui  concerne  les  dernières,  des  accords  antérieurs  en  pré- 
voient le  remboursement  échelonné  de  1022  à  1935.  L'intérêt 
payé  par  le  Trésor  est  do  3  pour  100,  et  la  majeure  partie  en  est 
affectée  à  l'amortissement  de  l'avance.  Les  rentes  comprennent 
celles  d'avant  guerre,  le  3  pour  100  perpétuel,  le  3  pour  100 
amortissable,  dont  le  remboursement  sera  achevé  en  1951,  et 
les  emprunts  4,  5  et  6  pour  100,  émis  au  cours  et  au  lendemain 
de  la  guerre.  Parmi  ces  emprunts,  il  convient  de  mettre  à  part 
le  o  pour  100,  amortissable  à  150  pour  100,  émis  en  janvier  1920 
et  qui  n'est  susceptible  d'aucune  transformation.  Au  contraire, 
le  l  pour  100,  le  5  pour  100,  le  6  pour  100  perpétuels  pourront 
'Ire  l'objet  de  conversions,  c'est-à-dire  que  l'Etat,  à  un  moment 
donné,  mettra  les  porteurs  dans  l'alternative  d'accepter  le  rem- 
boursement au  pair  de  leurs  titres  ou  de  subir  une  diminution 
d'intérêt.  Lors  de  l'émission  de  ces  divers  emprunts,  le  Gou- 
vernement s'est  engagé  à  ne  pas  procéder  à  celte  opération  avant 
I!'i4  pour  le  4,  avant  1931  pour  le  5  et  le  6  pour  100.  Ce  n'est 
donc  que  dans  dix  ans  que  nous  pouvons  espérer  commencer  à 
réduire  la  charge  annuelle  que  nous  impose  le  service  des  inté- 
rêts de  nos  rentes.  Mais  cette  économie  sera  considérable.  Ce 
n'est  pas  à  6  pour  100  que  s'établira  en  1930  le  crédit  de  la 
France,  ni  même  à  5  pour  100.  Ces  deux  renies  auront  lar- 
gement dépassé  le  pair,  dont  le  4  pour  100  lui-même  se  sera 
vraisemblablement  rapproché. 

C'est  alors  que  commenceront  à  se  dérouler  les  opérations 
de  conversion  quiontélé  si  fécondes  pour  nous  et  tant  d'autres 
pays.  A  no  citer  que  l'Angleterre,  elles  lui  ont  permis,  au  cours 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  865 

du  xïx6  siècle,  de  ramener  le  taux  de  sa  rente  de  o  à  2  et  demi 
pour  100. 

Nous  ne  devrons  pas  attendre  l'année  1931  pour  régler  la 
question  des  bons  du  Trésor,  devenus  populaires  depuis  la 
guerre  sous  le  nom  de  bons  de  la  Défense  nationale,  et  qui 
dépassent  aujourd'hui  le  chiffre  de  63  milliards  de  francs.  Ils 
rapportent  3,60  pour  100  a  un  mois,  4  pour  100  à  3  mois, 
4  et  demi  à  6  mois,  5  pour  100  à  un  an,  6  pour  100  à  deux  ans 
d'échéance.  Ceux  des  quatre  premières  catégories  sont  délivrés 
à  guichets  ouverts  à  ceux  qui  en  font  la  demande.  Les  bons 
6  pour  100  ont  fait  l'objet  d'une  émission  spéciale  au  cours  de 
l'été  1921:  il  en  a  été  placé  une  somme  de  4  milliards  de  francs, 
qui  n'a  pas  été  augmentée  depuis  lors.  Ces  63  milliards  consti- 
tuent une  dette  flottante  excessive  et  doivent  être  consolidés. 
Ils  rapportent  un  intérêt  élevé.  La  Commission  du  budget  de 
la  Chambre  a  marqué  son  désir  de  le  voir  réduit  en  diminuant 
de  300  millions  le  montant  du  crédit  correspondant.  Il  ne  dépend 
pas  du  ministre  seul  de  réaliser  cette  économie.  C'est  bien  lui 
qui  fixe  le  taux  de  l'intérêt  attribué  aux  Bons  :  mais,  pour 
placer  la  quantité  qu'il  veut,  il  est  obligé  de  suivre  les  indica- 
tions du  marché,  c'est-à-dire  de  mesurer  l'importance  des 
demandes  qui  lui  sont  adressées  et  de  fixer  le  taux  en  consé- 
quence. Le  véritable  procédé  à  suivre  est  celui  que  pratique,  à 
Londres,  le  Chancelier  de  l'Echiquier,  celui  de  l'adjudication. 
Chaque  semaine  la  Banque  d'Angleterre  offre,  pour  le  compte 
du  Gouvernement,  aux  enchères,  la  quantité  de  bons  que  le 
Trésor  veut  placer;  elle  les  attribue  h.  ceux  qui  offrent  le  taux 
d'intérêt  le  plus  bas  :  c'est  ainsi  que  le  23  septembre  1921  il  a 
été  vendu  60  millions  de  livres  sterling  de  Bons,  au  taux  de 
3,98  pour  100. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  bons  à  court  terme  constituent  un  pla- 
cement tellement  avantageux  pour  les  établissements  de  cré- 
dit, les  Sociétés  industrielles  et  les  particuliers  désireux  de  con- 
server de  larges  disponibilités,  —  les  bons  à  échéance  ne  dépas- 
sant pas  trois  mois  sont  toujours  réescomptables  à  la  Banque  de 
France,  —  qu'il  faut  prévoir  l'abaissement  des  taux  actuels.  Mais 
il  convient,  au  préalable,  d'envisager  la  transformation  d'une 
partie  des  Bons  en  une  rente  perpétuelle.  Nous  croyons  qu'un 
fonds  6  pour  100  attirerait  des  souscriptions  considérables  et 
permettrait  de   rembourser  la   moitié  des  Bons  en  circulation. 

tow   r.w.   —   102).  .''•• 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Peut-être  y  aurait-il  li<^u  d'envisager  la  création  d'un  fonds  à 
taux  réduit,  4  ou  4  et  demi,  dont  les  porteurs  seraient  exemptés 
impôt  sur  le  revenu,  ou  encore  un  emprunt-loterie. 

Afin  (rassurer  le  succès  des  émissions  futures,  rétablissons 
la  liberté  du  marché  des  rentes  françaises.  Actuellement,  ce 
marché  es!  encore  au  régime  do  guerre;  les  agents  de  change 
cotenl  dea  «ours  conventionnels,  auxquels  il  ne  s'échange  quoti- 
diennement  que  des  montants  insignifiants.  Les  offres  qui  se 
produiraient  le  jour  où  on  rendra  la  liberté  aux  transactions, 
pourront  peser  tout  d'abord  sur  les  cours  et  les  faire  descendre 
au-dessous  du  niveau  actuel.  Mais  le  phénomène  sera  passager. 
Beaucoup  d'acheteurs,  qui  s'abstiennent  aujourd'hui  parce 
qu'ils  ne  se  soucient  pas  d'acquérir  une  marchandise  qu'ils 
ne  pourraient  pas  revendre,  n'hésiteront  pas  à  apporter  leurs 
capitaux,  du  moment  où  ils  sauront  qu'ils  ne  les  immobilisent 
pas.  Que  de  fois  avons-nous  entendu  nos  amis  américains  s'expri- 
mer a  cet  égard  de  la  façon  la  plus  nette  et  nous  manifester 
leur  désir  d'acheter  nos  fonds,  à  condition  de  le  faire  sur  un 
marché  libre  1 

Nous  demandons  donc  le  rétablisssement  de  la  liberté  des 
échanges  de  nos  rentes  au  comptant.  Nous  croyons  qu'en  même 
temps  il  serait  bon  de  rouvrir  le  marché  à  terme  pour  les 
rentes  3  pour  100,  qui  ne  forment  qu'un  capital  relativement 
modéré,  20  milliards  de  francs  nominaux  pour  le  3  pour  100 
perpétuel,  3  milliards  pour  le  3  pour  100  amortissable,  en- 
semble 23  milliards,  qui,  aux  cours  actuels,  ne  représentent 
qu'un  capital  effectif  de  14  milliards.  Gesdeux  fonds  sont  admira- 
blement classés  :  la  majeure  partie  en  repose  dans  des  porte- 
feuilles d'où  ils  ne  sortiront  pas,  ou  d'où  ils  ne  sortiraient  que 
pour  s'échanger  contre  d'autres  rentes  françaises  à  rendement 
plus  élevé.  Il  serait  intéressant  de  redonner,  grâce  à  eux,  un 
aliment  à  la  spéculation.  N'oublions  pas  qu'après  1871  ce  fut 
elle  qui  souscrivit  en  partie  les  emprunts  de  la  libération  du 
territoire  et  qui,  en  peu  d'années,  porta  les  rentes  5  pour  100, 
émises  à  82,50  et  84,50,  au  delà  de  120  francs.  Elle  fut  alors 
féconde;  elle  pourrait  l'être  de  nouveau  aujourd'hui,  en  s'exer- 
çant  sur  des  titres  dont  le  revenu  annuel  dépasse  le  coût  des 
capitaux  que  les  acheteurs  à  terme  emprunteraient  pour  main- 
tenir leur  position;  en  termes  techniques,  le  rendement  des 
fonds  serait  supérieur  au  coût  du  report. 


SAINE    MONNAIE    ET    SAINES    FINANCES.  861 

C'est  par  cet  ensemble  de  mesures  que  doit  s'inaugurer 
l'assainissement  de  nos  finances.  Nous  avons  la  conviction  que 
nous  équilibrerons  notre  budget  ordinaire  en  pratiquant  vigou- 
reusement une  politique  d'économie  et  de  restriclion. 

Nous  laissons  de  côté  pour  aujourd'hui  la  question  du 
budget  des  régions  libérées,  celle  des  dépenses  recouvrables  sur 
l'Allemagne.  Trop  de  points  sont  en  suspens,  les  arrangements 
conclus  à  Wiesbaden  entre  MM.  Loucheur  et  Rathenau  sont 
encore  trop  mal  connus,  pour  qu'il  soit  possible  de  présenter  un 
exposé  exact  de  leurs  répercussions.  Nous  devons  espérer  que 
l'ajustement  se  fera  entre  les  besoins  de  nos  populations  mar- 
tyres et  les  réparations  à  fournir,  en  argent  ou  en  nature,  par 
les  auteurs  du  désastre.  C'est  un  grave  et  difficile  problème. 
Nous  n'en  devons  travailler  qu'avec  plus  d'énergie  à  mettre  en 
ordre  le  reste  de  nos  finances.  C'est  pour  atteindre  ce  but  que 
le  Parlement  devrait  s'inspirer  d'un  certain  nombre  d'idées 
maîtresses,  dont  l'application  nous  conduira  dans  la  voie  où  le 
pays  trouvera  son  salut.  Parmi  elles  il  en  est  une  que  nous 
avons  inscrite  en  tête  de  notre  programme  et  sur  laquelle  nous 
insistons  en  terminant  notre  exposé  :  qu'à  aucun  prix,  sous 
aucun  prétexte,  le  Parlement  ne  se  laisse  séduire  par  la  théorie 
inflationniste!  Le  crédit  de  la  France  est  à  ce  prix. 

Raphaël-Georges  Lévy. 


CHATEAUBRIAND 

ROMANESQUE  ET  AMOUREUX 


Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  dans  un  article  sur  Cha- 
teaubriand et  les  Mémoires  d'outre-tombe  (1),  j'ai  publié  ici 
même,  au  complet  pour  la  première  fois,  une  confession  amou- 
reuse de  René  vieilli,  que  j'avais  découverte  parmi  les  manus- 
crits de  la  Bibliothèque  nationale.  Ce  superbe  et  curieux 
morceau  ne  pouvait  manquer  de  provoquerd'ingénieuxcommen- 
taires.  Emile  Faguet,  Eugène-Melchior  de  Vogué,  l'abbé  Pailhès, 
Maurice  Masson  se  sont  jadis  successivement  appliqués  au  petit 
problème  littéraire  et  sentimental  que  soulevait  cette  publica- 
tion. Tout  récemment,  M.  Gabriel  Faure  a  repris  la  question 
dans  une  charmante  plaquette.  Je  voudrais  y  revenir  briève- 
ment à  mon  tour  et,  en  m'aidant  deces  divers  travaux,  indiquer 
'a  solulion  que  j'en  aperçois  aujourd'hui,  —  très  dilférente,  je 
dois  en  convenir,  de  celle  que  je  proposais  autrefois. 


* 
*  * 


Sur  la  foi  de  certaines  indications  du  manuscrit,  —  ou 
plutôt  delà  copie  qui  y  était  jointe, —  j'avais  admis  fort  sim- 
plement que  ces  pages  brûlantes  et  douloureuses  devaient  faire 
primitivement  partie  des  Mémoires  d'outre-tombe,  et  qu'elles 
se  rattachaient  à  un  épisode   particulier    du  célèbre  livre.  Je 

(1)  Voyez  la  Revue  du  i"  avril  1809  et  notre  Chateaubriand,  éludes  littéraires, 
2*  édition,  Hachette,  1912.  —  Cf.  Emile  Faguet,  Amours  d'hommes  de  lettres, 
Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie,  1907;  —  Eugène-Melchior  de 
16,  les  Inconnues  de  Chateaubriand  (Gaulois,  2  décembre  1904);  —  P.  Mau- 
rice Masson  [Hevue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  janvier-mars  1905);  Paul 
Gautier,  Une  Enigme  littéraire  (Ibid.,  octobre-décembre  1920);  —  Gabriel   Faure, 

ileaubriandet  l'Occitanienne,  L.  Carteret,  1920. 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  869 

rappelle  en  quelques  mots  cette  piquante  anecdote.  En  1829, 
—  Chateaubriand  avait  alors  soixante  et  un  ans,  —  il  était  aux 
eaux  de  Gauterets,  quand  une  jeune  «  Occitanienne,  »  qui, 
depuis  deux  ans,  lui  écrivait  sans  qu'il  l'eût  jamais  vue,  se 
présenta  à  lui.  Il  lui  rendit  sa  visite  :  «  Un  soir,  dit-il,  qu'elle 
m'accompagnait  lorsque  je  me  retirais,  elle  me  voulut  suivre; 
je  fus  obligé  de  la  reporter  chez  elle  dans  mes  bras.  Jamais  je 
n'ai  été  si  honteux...  La  brise  de  la  montagne  a  bientôt  em- 
porté ce  caprice  d'une  fleur;  la  spirituelle,  déterminée  et  char- 
mante étrangère  de  seize  ans  m'a  su  gré  de  m'ètre  rendu  justice  : 
elle  est  mariée.  »  Mais,  tout  en  se  «  rendant  justice,  »  pensais-je, 
René  n'en  avait  pas  moins  écrit  les  pages  de  «  folie,  »  de  regret  et 
de  désir  inassouvi  qu'un  secrétaire  semble  lui  avoir  dérobées. 

Emile  Faguet  accepta  tout  d'abord  cette  double  hypothèse, 
à  laquelle  il  n'a  du  reste  jamais  complètement  renoncé.  Mais, 
à  la  suite  d'un  brillant  article  d'Eugène-Melchior  de  Vogué 
sur  le  même  sujet,  il  ne  tarda  pas  à  en  envisager  une  autre, 
qui  d'ailleurs   n'était  point  celle  de  l'auteur  du  Roman  russe. 

Celui-ci,  sans  s'être,  à  vrai  dire,  reporté  au  manuscrit,  se 
refusait  à  identifier  l'Occitanienne  des  Mémoires  avec  l'héroïne 
de  la  confession.  Pour  lui,  l'Occitanienne  n'était  autre  que  la 
marquise  de  Vichet,  une  femme  de  cinquante  et  un  ans  qui,  de 
1827  à  1821),  correspondait  avec  René  sans  l'avoir  jamais  vu  et 
qui,  dans  ses  lettres,  à  plusieurs  reprises,  exprime  le  désir  de 
le  rencontrer  aux  eaux  des  Pyrénées.  Et  quant  à  la  «  fleur 
charmante  »  dont  parle  la  confession,  il  inclinait,  sans  en  être 
absolument  sur,  à  l'identifiar,  à  cause  de  certaines  analogies 
de  pensées  et  de  sentiments,  avec  une  «  inconnue  »  à  laquelle, 
en  1823,  au  plus  fort  de  sa  guerre  d'Espagne,  Chateaubriand 
avait  écrit  des  lettres  extrêmement  passionnées,  et  qui  nous 
ont  été  conservées,  au  moins  en  partie. 

Le  roman  de  Mme  de  Vichet  nous  a  été  révélé  par  Teodor  de 
Wyzewa  (1).  Il  est  bien  joli.  Née  en  1179,  Marie-Elisa  d'IIau- 
terive  avait  épousé  à  quinze  ans  le  marquis  Bruno  de  Vichet 
qui,  sous  l'Empire  et  la  Restauration,  fut  inspecteur  des 
douanes  à  Toulouse.  De  ce  mariage,  elle  avait  eu  un  unique 
enfant,  un  fils,  officier  de  chasseurs,  qui  tenait  garnison  à 
l'autre  bout  de  la  France.  «  Victime  d'une  obscure  tragédie  de 

(1)   Un    dernier  amour  de  René  :  Correspondance   de   Chateaubriand  avec  la 
marquise  de   V...,  avec  un  p. rirait  de  la  marquise  de  V...;  Perrin,  1903. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

famille.  »  nous  dit  Voffùé,  elle  vivait  presque  toujours  seule 
dans  un  château  du  Vivarais.  Elle  était  fort  jolie,  —  Vogué  va 
jusqu'à  préférer  sou  portrait  a  ceux  do  Mme  Uécamier,  —  elle 
avait,  avec  un  pou  de  candeur,  une  extrême  distinction  d'esprit 
et  du  cœur.  Comme  tant  d'autres  de  ses  contemporaines,  elle 
avait  adoré  Chateaubriand  à  travers  ses  livres.  «  Le  style  de 
M.  de  Chateaubriand,  disait  Mme  de  Beaumont,  me  fait  éprouver 
une  sorte  de  frémissement  d'amour;  il  joue  du  clavecin  sur 
toutes  mes  libres.  »  —  «  En  vous  lisant,  disait  presque  pareil- 
lement Mme  de  Vicbet,  on  éprouve  une  admiration  passionnée 
qui  vous  détourne  de  tout,  et  l'âme  s'abreuve  d'une  sorte  de  ten- 
dresse vague  qui  ne  trouve  rien  digne  d'elle  et  ne  sait  où  s'atta- 
cher. »  En  1816,  des  relations  avaient  failli  se  nouer  entre  eux,  à 
Paris:  par  timidité,  scrupule,  Mrae  de  Vichet  les  laissa  tomber. 
En  1827,  l'annonce  d'une  indisposition  de  Chateaubriand 
la  mit  dans  un  tel  émoi,  qu'elle  se  décida  à  écrire  au  grand 
homme  :  celui-ci  répondit  avec  le  charme  souverain  dont  il 
était  coutumicr  dans  ses  lettres,  surtout  dans  ses  lettres  à  des 
femmes.  Et  une  correspondance  s'engagea  entre  eux,  qui  dura 
près  de  deux  années.  La  spirituelle  et  sentimentale  marquise, 
moins,  ce  semble,  par  amour-propre  littéraire  que  par  piété, 
avait  gardé  des  copies  de  toutes  ses  lettres  et  les  avait  jointes  à 
celles  de  René  :  de  sorte  qu'aucune  des  nuances  de  ce  dialogue 
épistolaire  ne  nous  échappe.  Manifestement  très  honnête,  mais 
aussi  passionnée  qu'honnête,  M'ne  de  Vichet  s'efforce,  sans  y 
bien  parvenir,  de  contenir  dans  les  bornes  d'une  affection  pu- 
rement «  fraternelle  »  «  l'attachement  »  qu'elle  éprouve  pour 
l'auteur  d'Atala  :  elle  l'appelle  «  mon  cher  maître,  »  et  quel- 
quefois <(  mon  maître  chéri,  »  «  mon  frère  choisi  et  donné  ;  » 
elle  écrit  :  «  Adieu,  mon  cher  maître,  mon  étoile  toujours 
belle,  toujours  chérie,  laissez-moi  vous  assurer  de  monrespect; 
vous  ne  savez  pas  combien  ce  mot  est  tendre,  quand  je  vous 
l'adresse.  »  Mais  il  est  visible  qu'elle  aime  d'amour.  Elle 
signe  «  Marie  ;  »  elle  n'insiste  pas  sur  son  mari  et  sur 
snn  fils;  sans  vouloir  tromper  son  «  maître  trop  aimé,  »  et 
même  en  essayant  de  lui  faire  entendre  la  vérité,  elle  laisse 
planer  sur  son  âge  un  doute  complaisant  ;  la  crainte  de  pro- 
voquer une  douloureuse  désillusion  entre  évidemment  pour 
beaucoup  dans  le  peu  d'empressement  qu'elle  met  à  se 
rendre  a  Paris,  pour  y  voir  Chateaubriand,  qui,  lui,  souhaite 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  811 

passionnément  de  la  rencontrer.  «  Dans  ma  jeunesse,  lui  écrit- 
il  dès  sa  seconde  lettre,  je  m'étais  fait  une  image  de  femme 
que  je  n'ai  rencontrée  nulle  part.  Ce  fantôme  charmant,  qui 
me  suivait  partout,  qui  était  toujours  invisible  à  mes  côtés  et 
que  j'aimais  à  l'idolâtrie,  si  vous  ?ri apparaissiez,  je  le  recon- 
naîtrais... »  Nous  connaissons  le  thème  :  dans  chaque  femme 
nouvelle,  René  croyait  retrouver  sa  «  sylphide.  » 

Enfin,  ils  se  virent  à  Paris  trois  ou  quatre  fois,  aux  mois  de 
mai  et  juin  1829.  Que  se  passa-t-il  exactement  dans  ces  entre- 
vues? René  s'y  est-il  montré,  comme  l'a  dit  Emile  Faguet, 
«  un  peu  p\us  jeune  qu'il  ne  fallait,  un  peu  moins  platonicien 
qu'évidemment  la  marquise  ne  désirait  qu'il  fût,  »  et  fallut-il 
le  rappeler  aux  convenances?  Il  est  possible,  et  la  lettre  de 
Mmede  Vichet  qui  suivit  la  première  visite  peut  certainement 
être  interprétée  dans  ce  sens:  «  Mon  frère...,  vous  êtes  plus 
jeune  que  je  ne  croyais;  vous  paraissez  plus  jeune  que  vous 
n'êtes,  et  mes  lettres  sont  inconvenantes.  Mon  orgueil  en 
souffre,  vous  me  consolerez  aisément  en  me  traitant  comme 
une  femme  gui  voit  ce  qu'elle  est  et  sent  ce  qu'elle  vaut.  » 
Quant  à  René,  il  est  possible  aussi,  quoique  non  prouvé,  que  les 
scrupules,  —  et  l'âge,  — de  «  Marie  »  l'aient  vite  rebuté.  On 
admet  généralement  que  le  roman  s'arrêta  là,  et  qu'après  cette 
déception  réciproque,  Mrae  de  Vichet  retourna  s'enfermer  dans 
son  Vivarais.  Elle  mourut  en  1848,  presque  en  même  temps 
que  Chateaubriand. 

Mais  il  n'est  pas  sûr  que  l'idylle  ait  pris  fin  au  mois  de 
juin  1829.  M.  Gabriel  Faure  nous  rapporte  un  témoignage  de 
ladélentrice  actuelle  des  papiers  de  Mme  de  Vichet,  qui  nous  fait 
supposer  que  la  correspondance  avec  Chateaubriand  a  été  «  en 
partie  »  détruite;  et  d'autre  part,  on  a  l'adresse  d'une  lettre  de 
René  à  la  marquise,  datée  du  24  mars  1831.  Peut-être  un  jour 
nous  en  apprendra-t-on  davantage,  et  saurons-nous  si,  comme 
le  supposait  Vogué,  «  Marie  »  est  allée  rejoindre  «  son  maître 
chéri  »  aux  eaux  de  Cauterets,  et  doit  être  confondue  avec 
«  l'Occitanienne.  »  Dans  l'état  actuel  de  notre  information, 
l'hypothèse,  je  l'avoue,  me  parait  toute  gratuite.  Mme  de  Vichet 
était  «  0.:citanienne,  »  c'est-à-dire  méridionale,  et  en  1829, 
elle  écrivait  depuis  près  de  deux  ans  à  Chateaubriand,  sans 
l'avoir  jamais  vu.  Mais  à  cela  se  bornent  les  analogies. 
«  Marie  »   n'a  pas  «  seize  ans,   »  mais  cinquante,  et,  si  gêné- 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reux  qu'il  fût,  je  doute  que  Chateaubriand,  pour  la  faire  figurer 
dans  sos  Mémoires,  ait  poussé  la  galanterie  jusqu'à  la  rajeunir 
plus  de  trente  ans  (1).  J'aimerais  mieux  croire,  avec  Faguet, 
que  L'héroïne  dos  Mémoires,  —  si  elle  n'est  pas  inventée  de 
toutes  pièces,  —  est  une  simple  «  grisette.  »  Vogué  lui-même, 
pour  justifier  son  hypothèse,  est  obligé  d'invoquer  «  les  trans- 
positions  imaginatives  »  de  Chateaubriand.  Dans  cet  ordre 
d'idées,  avec  un  poète  comme  René,  tout  est  possible;  et  peut- 
t  lie,  —  nous  y  reviendrons,  —  le  seul  tort  de  Vogué  est-il  de 
n'avoir  pas  été  assez  hardi  dans  ses  conjectures. 

*  * 

Que  faut-il  maintenant  penser  de  l'autre  hypothèse  de  Vogué, 
la  confession  délirante  de  la  Bibliothèque  nationale  inspirée 
par  la  destinataire  des  lettres  plus  délirantes  encore  de  1823? 

Cet  épisode  de  la  vie  amoureuse  de  Chateaubriand  ne  nous 
est  pas  connu  dans  le  dernier  détail.  Quelques  commérages 
mondains,  une  dizaine  de  lettres  d'amour  de  René  (2),  si 
ardentes  que  j'hésiterais  à  en  reproduire  ici  tous  les  termes,  c'est 
à  quoi  nous  en  sommes  réduits  actuellement  sur  cette  aven- 
ture. Que  les  amateurs  de  ces  sortes  d'histoires  se  consolent  : 
il  se  trouvera  bien  quelqu'un  pour  leur  en  révéler,  un  jour, 
sans  réticences,  tous  les  «  dessous.  » 

A  en  juger  par  le  ton  de  ses  lettres  à  Mme  de  C...  (c'est 
S  iinle-B.3uve  qui,  le  premier,  a  livré  à  la  publicité  le  nom,  ou 
plutôt  l'initiale  de  cette  «  fort  jolie  et  spirituelle  dame  »),  Cha- 
teaubriand semble  avoir  été  très  pris  et  violemment  secoué  par 
celte  passion  soudaine  :  le  «  démon  de  midi,  »  —  d'un  midi  un 
peu  déclinant,  car  il  a  cinquante-cinq  ans,  —  aurait  fait  des 
siennes.  Vogué,  dans  une  fort  belle  page,  nous  représente  «  le 
puissant  homme  d'Etat,  »  sous  la  lampe  allumée  dans  son  cabi- 
net du  boulevard  des  Capucines,  «  repoussant  d'un  geste 
impatient  les  dépêches,  les   lettres  des   rois  et  des   ambassa- 


'    Un  «  chateaubriandiste   »  de  Bagnères  de  Bigorre,  le  Dr  P.  Gandy,  m'écrit 
qo'  «  il  n'y  a  [>  is  trace  de  son  passage  à  Ciuterets,  »  ce  qui  d'ailleurs  «  ne  prouve 
•  les  archives  de  Cauterels  étant  inexistantes. 

\\\  [l'abbé   l'ailhès],  Chateaubriand;  Faiblesses  et  confession  de  Château* 

'ii Annales  romantiques,  août-septembre  l^ûi;  juillet-octobre  1907);  —  Sou- 

i  baron  de  Frénilly,  publiés  par  Arthur  Cbuquet,  i  vol.  Pion,  p.  405.— 

Cf.  Sainte-Beuve,  Luntis.  t.  XIV,  p.  377;  A.  Beaunier,  Chateaubriand,  Pion,  t.  II. 


CHATEAUBRIAND  ROMANESQUE  ET  AMOUREUX.       873 

deurs  »  et  écrivant  à  la  femme  aimée  des  lettres  enflammées, 
«  naïves  et  folles  comme  les  épilres  amoureuses  d'un  collé- 
gien. »  Je  ne  suis  pas  très  sur  que  les  choses  se  soient  passées 
d'aussi  romantique  façon.  J'ai  sous  les  yeux  les  épreuves  du 
,5e  volume  de  la  Correspondance  de  Chateaubriand,  que  publie 
M.  Louis  Thomas  :  je  constate  que  la  plus  vive  et  la  plus 
«  folle  »  des  lettres  de  Chateaubriand  à  jMme  de  G...,  — et  dans 
laquelle  d'ailleurs  il  ajourne  un  rendez-vous,  pour  une  «  raison 
de  service,  »  —  s'y  trouve  encadrée,  sous  la  môme  date  du  5  oc- 
tobre 1823,  de  deux  lettres  :  une  lettre  charmante,  mais  parfaite- 
ment sage  et  correcte  à...  Mme  Récamier,  et  une  autre,  «  confi- 
dentielle, »  longue,  pleine,  parfaitement  lucide  et  nullement 
impatiente  au  prince  de  Polignac,  notre  ambassadeur  à  Londres.] 
René  avait  du  temps  pour  tout;  et  ses  heures  de  folie  n'em- 
piétaient pas  sur  ses  heures  de  sagesse.  Ses  folies  mêmes 
étaient  peut-être  plus  verbales  que  réelles. 

Lebrun,  dans  la  fureur  d'un  paisible  délrre, 

disait  Billion  de  celui  qu'au  xvine  siècle  on  considérait  comme 
notre  grand  lyrique.  Le  mot  doit  s'appliquer  à  Chateaubriand. 
J'incline  en  tout  cas  à  croire  que  la  bagatelle  ne  l'a  jamais 
sérieusement  détourné  des  aiïaires  sérieuses. 

Et  assurément  il  avait  le  tort,  —  impardonnable  pour  un 
homme  qui  se  disait,  et  qui  peut-être  se  croyait  chrétien,  — 
de  ne  pas  paraître  se  douter  qu'«  on  ne  badine  pas  avec 
l'amour,  »  que  les  malheureuses  femmes  qui  s'attachaient  à  lui 
étaient  des  êtres  de  chair  et  de  sang,  et  qu'elles  engageaient 
non  seulement  leur  honneur,  mais  leur  bonheur,  parfois  leur 
vie  même,  dans  les  aventures  de  leur  sensibilité.  Toutes  celles 
qui  se  sont  laissé  prendre  à  la  grâce  de  son  sourire  ou  à 
l'enchantement  de  son  verbe  ont  souffert  profondément  par 
lui.  Mme  de  C...  n'a  pas  dû  faire  exception  à  cette  règle.  Et 
quant  à  Mme  Récamier,  l'intrigue  avec  Mrae  de  C...,  qu'elle 
n'ignorait  point,  lui  fut  si  douloureuse,  qu'elle  partit  pour 
l'Italie  afin  de  faire  diversion  à  sa  peine  :  quand  elle  revint,  elle 
avait  les  cheveux  tout  blancs.  La  justice  immanente  lui  faisait 
ainsi  payer  les  larmes  que  sa  beauté  avait  coûtées  à  Mme  de 
Duras,  —  et  à  Mme  de  Chateaubriand. 

Et  Mme  de  C...  elle-même  ne  devait  pas  rester  longtemps 
sans  rivale.  «  Soyez  sûre,  lui  écrivait  Chateaubriand  le  16  mars 


874  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

1824,  que  tout  ce  qu'on  a  pu  vous  dire  de  cette  Mm*  H...  est 
faux;  et  vous  pouvez  être  aussi  sûre  que  je  ne  la  reverrai  de 
ma  vie.  »  Rapprochons  ces  lignes  d'un  passage  du  Journal  du 
maréchal  de  Caslellanc  qui,  très  bien  renseigné  évidemment, 
nous  apprend  que  «  sous  son  ministère,  Chateaubriand  écrivait 
tous  les  matins  à  M,ne  llamelin  sur  les  affaires  politiques.  » 
Uniquement  sur  «  les  affaires  politiques?  »  Nous  n'avons  pas 
les  lettres  de  René  à  Mme  Hamelin  en  1823-182i;  mais  nous  en 
avons  une,  datée  du  11  décembre  1841,  et  qui  est  suffisamment 
explicite  :  «  Aimez-moi  toujours,  lui  disait-il,  —  il  a  soixante- 
ize  ans,  —  comme  quand  vous  veniez  me  chercher  aux  Affaires 
Etrangères.  »  Et  concluons  que  le  ministre  de  Sa  Majesté  le 
Roi  Très  Chrétien  multipliait  les  «  divertissements  (1).  » 

Concluons  aussi  qu'en  1823,  malgré  ses  cinquante-cinq  ans, 
Chateaubriand  n'avait  point  désarmé  et  qu'il  était  assez  loin  de 
se  considérer  comme  un  vieillard.  Comme  d'autre  part  Mme  de 
C...  n'était  ni  une  jeune  fille,  ni  même  une  toute  jeune  femme, 
il  suit  de  là,  semble-t-il,  que  la  confession  délirante,  si  elle  est 
l'écho  fidèle  de  l'exacte  réalité,  ne  saurait  se  rapporter  à  l'aven- 
ture de  1823.  Tel  était  l'avis  de  Faguet;  et  il  paraît  bien  dif- 
ficile de  ne  pas  lui  donner  raison. 

Regardons-y  d'un  peu  plus  près  cependant.  Il  y  a,  dans  les 
œuvres  complètes  de  Chateaubriand,  une  pièce  de  vers  intitulée 
A  Lydie,  «  imitation  d'Alcée,  poète  grec,  »  et  datée,  soi-disant, 
•  1  Londres,  1797.  Or,  cette  pièce  figure,  datée,  de  la  main  même 
de  la  destinataire,  du  22  septembre  1823,  parmi  les  lettres  à 
Mme  de  C...  Chateaubriand,  en  l'antidatant  pour  l'édition 
de  1828,  a  supprimé  deux  ou  trois  strophes  un  peu  vives  et 
corrigé  ou  atténué  un  certain  nombre  de  vers.  La  pièce  ori- 
ginale est  intitulé  4  Délie.  On  y  lit  : 

Au  matin  de  tes  ans,  et  du  monde  chérie, 

Tout  est  pour  toi,  joie,  espérance,  amour  : 
Et  moi,  vieux  voyageur,  sur  ta  roule  fleurie 

Je  marche  seul  et  vois  finir  le  jour. 

[rais-je,  me  flattant  dans  mes  tendres  folies, 

Quand  tout  me  fuit,  que  lu  me  resteras? 
Vénus  échappe  aux  mains  par  le  temps  affaiblies, 

Four  l'enchaîner,  il  faut  déjeunes  bras. 

(1)  Voyez  le  livre    de    M.  André   Gayot,    Une  ancienne   muscadine  :  Fortunée 
Hamelin,  Pari»,  Émile-Paul,  1911,  in-8. 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  875 

Tout  à  la  fois  honteux  et  fier  de  ton  caprice, 

Sans  croire  à  toi,  je  m'en  laisse  enivrer; 
Oui,  je  brûle  pour  toi,  mais  je  me  rends  justice; 

Je  sens  L'amour  et  ne  puis  l'inspirer. 

Je  n'ai  point  le  talent  de  Virgile  et  du  Tasse; 

Mais  quand  le  ciel  m'eût  fait  cet  heureux  don, 
Le  talent  ne  rend  point  ce  que  le  temps  efface; 

La  gloire,  hélas!  ne  rajeunit  qu'un  nom. 

Ce  n'est  pas  seulement  le  même  thème  que  dans  Ja  confes- 
sion; ce  sont  parfois  les  mêmes  mots,  et  presque  les  mêmes 
phrases  : 

Te  devais-je  autre  chose  que  la  plus  vive  reconnaissance  pour 
t'être  un  moment  arrêtée  auprès  du  vieux  voyageur?...  Si  tu  te  lais- 
sais aller  aux  caprices  où  tombe  quelquefois  l'imagination  d'une 
jeune  femme...  tu  irais  te  purifier  dans  des  jeunes  bras  d'avoir  été 
pressée  dans  les  miens...  Les  passions  ne  rendent  point  ce  que  le 
temps  efface  :  la  gloire  ne  rajeunit  que  notre  nom. 

Ces  ressemblances  verbales,  que  Maurice  Masson  a  le  pre- 
mier signalées  et  très  finement  commentées,  et  qui  ne  sau- 
raient être  fortuites,  peuvent  suggérer  une  double  hypothèse. 
Ou  bien  ce  sont  des  formules  littéraires  qui  s'imposaient  à  la 
mémoire  de  René,  et  qu'il  retrouvait  tout  naturellement  sous 
sa  plume  toutes  les  fois  qu'il  avait  à  exprimer  le  même  senti- 
ment (1)  :  il  serait  donc  un  peu  arbitraire  de  s'en  autoriser 
pour  dater  la  confession  en  prose.  Ou  bien,  on  peut  admettre, 
—  avec  Vogué  et  Maurice  Masson,  —  qu'une  partie  tout  au 
moins  de  la  confession  en  prose  est  contemporaine  de  la  pièce 
A  Délie,  et  qu'elles  ont  été  toutes  deux  inspirées  par  la  même 

(1)  «  La  pensée  de  gâter  une  vie  qui  est  à  toi,  à  toi  à  qui  je  dois  de  la  fjloire 
pour  me  faire  aimer,  peut  seule  m'empêcher  de  jeter  tout  là  et  de  t'emmener  au 
bout  de  la  terre,  »  lit-on  dans  une  lettre  à  M"'  de  C'**  (5  octobre  1823).  On  recon- 
naît une  expression  qui  figurait  dans  un  passage  primitif  des  Mémoires  d'outre- 
tombe  relatif  à  .M™'  de  Mouchy,  et  qui  nous  a  été  conservé  par  Sainte-Beuve  : 
«  Mais  ai-je  tout  dit  dans  l'Itinéraire  sur  ce  voyage  commencé  au  port  de  ûes- 
démone  et  d'Othello  ?  Allais-je  au  tembeau  du  Christ  dans  les  dispositions  du 
repentir?  Une  seule  pensée  m'absorbait,  je  comptais  avec  impatience  les  mo- 
ments. Du  bord  de  mon  navire,  les  regards  attachés  sur  l'étoile  du  soir,  je  lui 
demandais  des  vents  pour  cingler  plus  vite,  de  la  gloire  pour  me  faire  aimer...  » 
L'authenticité  de  celte  patr>±,  —  qui  a  été  écrite  en  -tSS.i,  —  a  été  jadis  contestée, 
pour  des  raisons  assez  puériles,  et  des  flots  d'encre  ont  inutilement  coulé  pour 
embrouiller  cette  toute  petite  question. 


8TG  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

femme.  Une  chose  en  lout  cas  est  sûre,  et  très  caractéristique  des 
habitudes  de  rôverie  et  d'art  de  Chateaubriand.  En  1823,  tout 
jeune  qu'il  fût  encore  de  cœur  et  d'allures,  en  dépit  de  ses  cin- 
quante-cinq ans,  dès  qu'il  lui  arrive  de  transformer  en  «  litté- 
rature »  une  aventure  personnelle,  et,  si  je  puis  dire,  de  «  sty- 
liser »  sa  vie  sentimentale,  c'est  l'idée,  douloureuse  et  volup- 
tueuse tout  ensemble,  de  l'amour  fuyant  la  vieillesse,  qui  se 
présente  spontanément  à  sa  pensée  et  à  sa  plume.  Son  imagi- 
nation anticipe  sur  la  réalité  de  l'avenir.  Dès  maintenant,  ce 
trait  curieux  de  sa  nature  est  à  noter  avec  soin,i 

*    * 

Consulté  sur  les  questions  d'identification  que  soulevait  la 
publication  de  tous  ces  textes,  l'abbé  Pailhès,  qui  connaissait 
si  bien  son  Chateaubriand,  et  qui  avait  révélé  les  lettres  à 
M'ue  de  G...,  avait  été  amené  à  donner  son  avis  dans  une  série 
de  lettres  et  de  notes  qu'Emile  Faguet  a  résumées  de  la  manière 
suivante  :  «  M.  Pailhès,  écrivait-il,  ne  croit  pas  que  l'Occita- 
nienne  des  Mémoires  authentiques  et  la  personne  à  qui  se  rap- 
porte la  confession  délirante  soient  la  même  personne;  mais 
il  ne  croit  pas  non  plus  que  l'Occitanienne  soit  M,ne  de  Vichet; 
et  il  croit  que  c'est  Mme  de  Vatry  née  Hainguerlot;  et  d'autre 
part,  il  croit  que  la  confession  délirante  doit  se  rapporter  a 
l'année  183i  et  n'est  du  reste  qu'un  exercice  littéraire.  » 

Pour  identifier  l'Occitanienne  avec  Mrae  de  Vatry,  l'abbé 
Pailhès  se  fondait  sur  une  lettre  écrite  le  6  août  1841,  par 
Chateaubriand,  à  Mœe  Récamier,  et  que  voici  :  «  A  propos,  ne 
connaissez  vous  pas  une  Mm'  de  Vatry,  M"9  Hainguerlot?  Elle 
prétend  que  je  l'ai  fait  danser  sur  mes  genoux  lorsqu'elle  était 
petite  fille.  Mes  genoux  sont  bien  glorieux.  Je  crois  l'avoir 
rencontrée  autrefois  aux  eaux  de  Cauterets,  lorsqu'elle  était  une 
vraie  lionne,  alors  que  je  donnai  stupidement  ma  démission 
pour  plaire  à  des  hommes  qui  sont  devenus  mes  ennemis.  » 
Vogué  n'avait  pas  de  peine  à  observer  que  Mm*  de  Vatry,  ayant 
en  1829  vingt-six  ans,  et  non  seize,  étant  d'ailleurs,  à  ce 
moment  là,  mariée  depuis  neuf  ou  dix  ans,  enfin  n'étant  pas 
occilanienne,  ne  peut  pas  être  «  l'étrangère  »  des  Mémoires. 
Vogué  a  raison,  sous  la  réserve  pourtant  que  la  page  des 
Mémoires  ne  nous  oiïre  pas  une  de  ces  «  transpositions  imagi- 
natives  »  auxquelles  Vogué  lui-même  est  forcé  d'avoir  recours 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  877 

pour  identifier  l'Occitanienne  avec  Mme  de  Vichet.  Car,  n'est-ce 
pas?  nous  ne  jurerons  pas  qu'en  1829,  Uené  n'ait  pas  noué,  à 
Gauterets,  une  intrigue  ou  un  commencement  d'intrigue  avec 
la  piaffante  baronne  de  Vatry. 

Pour  dater  de  1834  la  confession  délirante,  et  pour  n'y  voir 
qu'un  simple  «  exercice  littéraire,  »  l'abbé  Pailhès  s'appuyait 
sur  des  raisons  peut-être  moins  fragiles.  D'abord,  il  remarquait 
assez  justement  que  certains  détails  du  paysage  qu'évoque 
Chateaubriand  dans  ces  pages  ne  s'appliquent  guère  à  Gaute- 
rets, et  se  rapporteraient  bien  plutôt  à  Fontainebleau.  Or,  en 
novembre  1834,  Chateaubriand  est  précisément  à  Fontainebleau, 
et  il  écrit  de  là  à  Mm*  Récamier,  le  5  :  «  C'est  dans  le  délicieux 
désert  de  Henri  IV.  J'ai  peur  qu'au  lieu  de  faire  du  vieux 
[les  Mémoires  d' outre-tombe]  je  ne  me  mette  en  frais  d'élégie.  Je 
suis  déjà  assiégé  de  douze  ou  quinze  muses.  »  Et  le  6  : 

La  pluie  n'a  pas  cessé  de  toute  la  journée.  Le  château,  ou  les 
châteaux,  c'est  l'Italie  dans  un  désert.  J'étais  si  en  train  et  si  triste 
que  y  aurais  pu  faire  une  seconde  partie  à  René,  au  vieux  René!  Il  m'a 
fallu  me  baitre  avec  la  muse  pour  écarter  cette  mauvais*;  pensée; 
encore  ne  ni  en  suis-je  tiré  qu'avec  cinq  ou  six  pages  de  folie,  comme  on 
se  fait  saigner  quand  le  sang  porte  au  cœur  ou  à  la  tête.  Les  Mémoires, 
je  n'ai  pu  les  aborder  ;  Jacques  [de  George  Sand],  je  n'ai  pu  le  lire. 
J'avais  bien  assez  de  mes  rêves.  A  vous  seule,  il  appartient  de  chasser 
toutes  les  fées  de  la  forêt  qui  se  sont  jetées  sur  moi  pour  m'étrangler. 
Je  devrais  mourir  de  honte  d'être  comme  cela.  Je  mets  ma  honte  et 
ma  tendresse  à  vos  pieds. 

Et  l'abbé  -Pailhès  pensait  que  ces  «  cinq  ou  six  pages  de 
folie,  »  ce  sont  précisément  celles  qui  nous  ont  été  conservées 
par  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale. 

La  conjecture  était  si  engageante  qu'Emile  Faguet  en  a  été 
très  ébranlé  dans  ses  convictions  premières.  Tout  en  formu- 
lant certaines  objections  de  détail,  tout  en  déclarant  que  la 
confession  délirante  peut  encore  fort  bien  se  rapporter  à  l'Occi- 
tanienne des  Mémoires,  il  admettait  qu'elle  peut  fort  bien  aussi 
avoir  été  écrite  à  Fontainebleau,  en  novembre  1834.  Mais  il  se 
refusait  à  n'y  voir,  avec  l'abbé  Pailhès,  qu'  «  un  simple  exer- 
cice de  style.  »  «  Tout  cela,  disait-il,  est  écrit  avec  du  sang  qui 
coule  du  cœur.  Tout  cela,  c'est  cris  furieux  de  passion  enragée.  » 
Et  affirmant  avec  force  que  la«  confession  délirante  se  rapporte 
à  un  objet  très  précis,  »  il  ajoutait:  «  Chateaubriand  est  à  Fon- 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tainebleau  ;  il  rend  compte  jour  par  jour  à  Mme  Récamier  de  ce 
qu'il  fait.  Il  y  a  quelques  entrevues  avec  une  fillette.  Il  en  est 
très  troublé  et  redevient  René  pour  huit  jours.  Il  écrit  cinq  ou 
six  pages  d'élégie  sur  cela.  Et  il  raconte  tout  cela  à  Mme  Récamier, 
bien  entendu,  moins  la  fillette.  »  Je  ne  suis  pas  sûr»  que  ces 
«  rapides  amours  platoniques  et  du  reste  très  tragiques,  »  aient 
été  aussi  platoniques  et  aussi  tragiques  que  parait  le  croire 
Paguet.  -Mais  ceci  mis  à  part,  j'interprète  exactement  comme 
lui  les  deux  lettres  à  Mmo  Récamier. 

* 
*    * 

Et  tandis  que  ces  divers  écrivains  discutaient  et  entrecho- 
quaient leurs  hypothèses  respectives,  se  reportant,  lui  tout  seul, 
au  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  Maurice  Masson, 
dans  un  pénétrant  et  solide  article  que  l'on  ferait  bien  de 
recueillir  en  volume,  s'efforçait  de  serrer  la  question  de  plus 
près  que  nous  ne  l'avions  tous  fait  avant  lui.  Etudiant  à  la  loupe 
l'écriture,  l'encre,  la  couleur,  le  grain,  le  format,  l'état  de  con- 
servation de  ces  différentes  feuilles  manuscrites,  il  en  arrivait 
à  conclure,  —  Vogué  avait  eu  un  peu  l'intuition  de  cela,  —  que 
la  confession  «  n'a  pas  été  écrite  en  une  seule  fois,  »  et  il  en 
répartissait  les  fragments  en  trois  ou  quatre  groupes  différents, 
qu'il  proposait  de  rapporter  à  des  dates  différentes.  L'un  de  ces 
groupes  ramasse  et  concentre  toutes  les  ressemblances  verbales 
que  nous  avons  notées  plus  haut  avec  la  pièce  A  Délie  :  il-  le 
datait  avec  infiniment  de  vraisemblance  de  1823.  Et  quant  aux 
autres,  il  s'abstenait  de  les  dater.  Mais  ce  morcellement  même 
le  mettait  sur  la  voie  d'une  observation  très  générale  dont  nous 
allons  voir  l'intérêt. 

«  Ainsi,  écrivait-il,  les  pages  autographes  de  la  Bibliothèque 
nationale  appartiennent  très  vraisemblablement  à  des  moments 
et  peut-être  à  des  romans  divers.  »  Et  rappelant  combien  ces 
romans  de  Chateaubriand  avaient  été  nombreux  «  entre  cin- 
quante et  soixante  ans,  »  —  et  peut-être  même  au  delà,  — 
combien  de  femmes  «  ont  dû  passer  dans  cette  vie  finissante, 
qui  ne  se  lassait  pas  de  désirer  l'amour  et  d'en  souffrir,  »  il 
multipliait  les  rapprochements,  et  il  constatait  que  tous  les 
passages,  —  y  compris  la  confession  délirante,  —  où  nous  per- 
cevons l'écho,  direct  ou  affaibli,  de  ces  amours  d'automne, 
expriment  la  même  pensée  de  folle  ardeur  désolée  et  rendent, 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  879 

pour  ainsi  dire,  le  même  son.  Voici,  par  exemple,  prise  entre 
beaucoup  d'autres,  une  page  des  Mémoires,  écrite  en  1832  : 

Que  de  vie  cependant  je  sens  au  fond  de  mon  âme  !  Jamais,  quand 
le  sang  le  plus  ardent  coulait  de  mon  cœur  dans  mes  veines,  je  n'ai 
parlé  le  langage  des  passions  avec  autant  d'énergie  que  je  pourrais 
le  faire  en  ce  moment...  Me  viens-tu  retrouver,  charmant  fantôme  de 
ma  jeunesse?  As-tu  pitié  de  moi?  Tu  le  vois,  je  ne  suis  changé  que 
de  visage  :  toujours  chimérique,  dévoré  d'un  feu  sans  cause  et  sans 
aliment.  Je  sors  du  monde  et  j'y  entrais  quand  je  te  créai  dans  un 
moment  d'extase  et  de  délire...  Viens  t'asseoir  sur  mes  genoux; 
n'aie  pas  peur  de  mes  cheveux,  caresse-les  de  tes  do'gts  de  fée  ou 
d'ombre;  qu'ils  rembrunissent  sous  tes  baisers.  Cette  tête,  que  ces 
cheveux  qui  tombent  n'assagissent  point,  est  tout  aussi  folle  qu'elle 
l'était,  lorsque  je  te  donnai  l'être,  fille  aînée  de  mes  illusions,  doux 
fruit  des  mystérieuses  amours  avec  ma  première  solitude  l  Viens, 
nous  monterons  encore  ensemble  sur  les  nuages  /nous  irons  avec  la  foudre 
sillonner,  illuminer,  embraser  les  précipices  où  je  passerai  demain. 
Viens,  emporte-moi  comme  autrefois,  mais  ne  me  remporte  plus  (1). 

N'est-ce  pas  l'inspiration,  le  mouvement,  et,  parfois,  la 
forme  verbale  de  la  fameuse  confession  ? 

De  tous  ces  romans  vécus  de  la  vieillesse  de  Chateaubriand, 
celui  que  nous  connaissons  le  mieux  nous  a  été  raconté  par  la 
principale  intéressée  dans  un  livre  qui  serait  illisible,  s'il  ne 
contenait  quelques  anecdotes  sur  certains  hommes  de  lettres  du 
xix'  siècle.  Ce  livre,  moitié  roman,  moitié  mémoires,  intitulé 
les  Enchantements  de  Prudence,  signé  du  pseudonyme  de 
Mme  P.  de  Saman,  orné  d'une  préface  enthousiaste  de  George 
Sand,  a  pour  auteur  Hortense  Allart,  qui,  après  diverses  aven- 
tures, épousa  M.  de  Méritens  (4).  Elle  était  fort  jolie,  paraît-il, 

(1)  Cf.  dans  la  confession  :  «  Viens,  ma  bien-aimée,  montons  sur  ce  nuage. 
Que  le  vent  nous  porte  dans  le  ciel...  »  —  Les  belles  pages  sur  Cynthie,  plus 
enveloppées  et  plus  poétiques,  doivent  avoir  une  origine  analogue.  Rappelons- 
nous  ce  que  disait  sf  joliment  Sainte-Beuve  de  la  «  Sylphide  »  :  «  Qu'était  cette 
Sylphide?  C'était  un  composé  de  toutes  les  femmes  qu'il  avait  entrevues  ou 
rêvées...  c'était  l'idéal  et  l'allégorie  de  ses  songes;  c'est  quelquefois  sans  doute, 
le  dirai  je  ?  un  fantôme  responsable,  un  nuage  officieux,  comme  il  s'en  forme, 
dans  les  temlres  moments,  aux  pieds  des  déesses.  » 

(1)  Les  Enchantements  de  Prudence,  par  M"*  P.  de  Saman,  3*  édition  avec 
Préface  de  George  Sand,  Paris,  Michel  Lévy,  1873,  in-16. —  Voyez  aussi  Sainte- 
Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  II,  p.  158-163;  —  Léon  Séché,  Hortense  Allart  de 
Méritens,  Mercure  de  France,  1908,  in-8  ;  —  Anilré  Beaunier,  Trois  amies  de  Cha- 
teaubriand, Fasquelle,  1910,  in-16  ;  —  et  Comte  d'IIaussonville,  Ma  jeunesse,  1814- 
1830,  Calmann-Lévy,  1885,  in-8. 


8S0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  do  la  grâce,  du  piquant,  de  la  vivacité  ;  elle  n'avait 
aucune  espèce  de  préjugé  :  elle  aimait  la  littérature  et  les  litté- 
raleurs,  et,  femme  de  lettres  jusqu'au  bout  des  ongles,  en 
aimant  les  littérateurs, elle  obtenait  des  conseils  et  des  articles.' 
En  182'J,  elle  avait  vingt-huit  ans,  et  Chateaubriand,  ambassa- 
deur à  Rome,  en  avait  soixante  et  un.  Elle  vint  un  jour  à 
l'ambassade,  avec  une  lettre  d'introduction  de  Mme  Hamelin.- 
Chateaubriand,  qui  faisait  la  cour  à  une  certaine  comtesse  del 
Drago,  tout  en  écrivant  de  belles  lettres  à  Mme  de  Vichet  et  à 
M""  Hécamier,  Chateaubriand  eut  vite  fait  d'oublier  et  de  faire 
oublier  son  âge.  Quand  il  retourna  peu  après  en  congé  à  Paris, 
Ilortense  ne  larda  pas  à  le  suivre  ;  elle  s'installa  rue  d'Enfer,  à 
la  porte  de  l'Infirmerie  Marie-Thérèse.  Ils  se  voyaient  souvent, 
tantôt  chez  Ilortense,  tantôt  en  de  galantes  promenades,  agré- 
mentées de  fins  dîners  en  cabinet  particulier.  On  demandait  du 
Champagne,  et  Ilortense  chantait  des  chansons  de  Déranger, 
que  René  admirait  fort: 

Apparaissez,  plaisirs  de  mon  bel  âge, 
Que  d'un  coup  d'aile  a  fustigés  le  temps  ! 

Du  moins,  c'est  Hortense  qui  nous  raconte  tout  cela.  Et 
nous  voulons  bien  l'en  croire  sur  parole,  encore  que,  quand  une 
femme,  et  une  femme  de  lettres,  raconte  certaines  choses...  Un 
court  séjour  à  Cauterets,  —  agrémenlé  de  l'épisode  de  l'Occi- 
tanienne,  —  la  démission  de  Chateaubriand  ne  rompirent  point 
cette  idylle.  René  était  aimable  et  tendre,  souvent  ardent,  par- 
fois rêveur  et  mélancolique  ;  et  Hortense  s'accommodait  fort 
bien  de  cet  illustre  amoureux,  jusqu'au  jour  où  elle  s'éprit  d'un 
jeune  Anglais  du  nom  de  Henry  Bulwer  Lytton,  en  attendant 
Sainte-Beuve.  Chateaubriand  ne  lui  tint  pas  trop  rigupur:  il  la 
revit  souvent  et  lui  écrivit  jusqu'à  la  veille  de  sa  mort  de  fort 
aimables  lettres,  dont  Sainte-Beuve  eut  communication  et  dont 
il  a  publié  quelques  fragments.  Elles  forment,  quoique  tron- 
quées, le  plus  joli  ornement  des  Enchantements  de  Prudence. 

On  lit  dans  l'une  d'elles,  datée  de  mai  1831  :  «  Ma  vie  n'est 
qu'un  accident;  je  sens  que  je  ne  devais  pas  naître;  acceptez 
de  cet  accident  la  passion,  la  rapidité  et  le  malheur.  Surtout, 
répondez-moi.  Ecrivez-moi  de  ces  lettres  qui  réchauffent,  comme 
vous  m'en  avez  tant  écrit,  aux  premiers  temps  de  notre  amour. 
Que  je  me  sente  encore  aimé,  j'en  ai  si  grand  besoin  1  Je  vous 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  881 

donnerai  plus  dans  un  jour  qu'un  autre  dans  de  longues 
années...  »  On  retrouve  ce  «  motif  »  dans  la  confession  :  «  Sou- 
viens-toi seulement  des  accents  passionnés  que  je  te  fis  entendre, 
et  quand  tu  aimeras  un  jour  un  beau  jeune  homme,  demande- 
toi  s'il  te  parle  comme  je  te  parlais,  et  si  sa  puissance  d'aimer 
approcha  jamais  de  la  mienne.  »  Et  l'on  peut  se  demander, 
avec  plus  de  vraisemblance  que  pour  Mrae  de  Vichet,  et  avec 
autant  de  vraisemblance  que  pour  Mme  de  G...,  si  la  bonne 
Hortense  ne  serait  pas  l'inspiratrice,  ou  l'une  au  moins  des 
inspiratrices  de  la  célèbre  confession. 

A  défaut  d'une  réponse  précise  à  cette  question,  l'auteur 
des  Enchantements  nous  fournit  du  moins  une  indication  dont 
Maurice  Masson  le  premier  a  vu  toute  l'importance  : 

Souvent,  —  nous  dit-elle,  —  en  me  parlant  de  mes  jeunes  ans  et 
de  son  imprudence,  de  son  inquiétude,  du  charme  qu'il  trouvait  en 
moi,  et  de  l'entraînement  qu'il  subissait  sans  s'aveugler,  disait-il. 
sur  lui-même  et  sur  l'avenir,  il  me  parlait  d'un  roman  qu'il  projetait, 
où  il  voulait  peindre  cet  amour,  et  le  caractère  que  lui  prêtait  son  âge. 
Il  y  mettrait  la  passion,  la  vérité;  souvent  je  le  vis  plein  de  son  sujet 
et  de  son  talent... 

Rapprochons  ces  lignes  curieuses  des  deux  lettres  de  1834 
à  Mme  Récamier  que  nous  avons  citées  plus  haut,  et  qui 
semblent  avoir  échappé  à  Maurice  Masson,  mais  qui  renforcent 
sa  thèse.  «  Les  fragments  de  la  Bibliothèque  nationale,  écri- 
vait-il, ne  seraient-ils  pas  les  ébauches,  rédigées  en  des  années 
différentes,  de  ce  roman  d'amour  inquiet  et  imprudent?  Et,  ce 
qui  achèverait  de  me  confirmer  dans  cette  dernière  hypothèse, 
c'est  que  ces  fragments  semblent  par  endroits  déjà  tout  prêts 
pour  l'impression  :  «  Quand...  de  la  natte  de  ma  couche  je  pro- 
mène mes  regards  sur  les  arbres  de  la  forêt  à  travers  ma 
fenêtre  rustique...  Non!  je  ne  souffrirai  jamais  que  tu  entres 
dans  ma  chaumière...  »  On  n'écrit  pas  ainsi  dans  une  confes- 
sion qu'on  veut  garder  pour  soi  ou  dans  un  chapitre  de 
Mémoires.  Ce  sont  des  formules  littéraires,  qui  trahissent  déjà 
la  transposition  romanesque.  Nous  aurions  donc  là  les  mor- 
ceaux épars  d'un  second  René  inachevé,  où  il  aurait  mis  toute  sa 
vieillesse  ardente  et  triste,  comme  le  premier  René  nous  avait 
livré  à  demi-mot  le  secret  de  ses  jeunes  amours  ennuyées.  » 

L'hypothèse  n'est  pas   seulement  fort  ingénieuse   et  sédui- 

TOME    LXV.    —    1921.  oO 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

santé;  elle  se  présente  avec  un  toi  cortège  de  vraisemblances 
convergentes,  qu'il  est  bien  difficile,  ce  me  semble,  je  ne  dis 
pas  à  a  l'esprit  géométrique,  »  —  lequel  n'a  d'ailleurs  rien  à 
voir  en  pareille  matière,  —  mais  à  «  l'esprit  de  finesse,  »  de 
lui  refuser  son  adhésion.  On  noiera  qu'elle  a  été  comme  pres- 
sentie de  presque  tous  ceux  qui  se  sont  préoccupés  de  la  ques- 
tion (1).  Quand  Vogué  nous  parle  de  «  transpositions  imagi na- 
tives, »  l'abbé  Faillies  d'  «  exercice  littéraire,»  quand  Faguet 
admet  que  les  «  cinq  ou  six  pages  de  folie,  »  écrites  à  Fontai- 
nebleau en  novembre  1834,  pourraient  bien  être  la  confession 
autographe  de  la  Bibliothèque  nationale,  ne  sont-ils  pas  tous 
les  trois  sur  la  voie  de  la  solution  que  nous  suggère  notre  en- 
quête? Et  l'on  observera  enfin  qu'elle  concilie  et  réconcilie 
toutes  les  interprétations  qui  ont  été  successivement  proposées, 
pour  expliquer  l'origine  de  ces  pages  brûlantes.  Le  «  fantôme 
de  femme  »  qu'on  y  voit  apparaître,  ce  n'est  ni  l'Occitanienne, 
ni  Mme  de  Vichet,  ni  Mme  de  C...,  ni  Mn,e  de  Valry,  ni  iMrae  Ha- 
melin,  ni  Hortense  Allart,  ni  tant  d'autres  dont  le  nom  nous 
échappe;  ou  plutôt,  ce  sont  toutes  ces  femmes  qui  sont  venues 
se  fondre  ensemble  dans  une  sorte  d'allégorie  romanesque. 
D'assez  bonne  heure, —  au  plus  tard  en  1823,  —  Chateaubriand 
jurait  conçu  une  manière  de  roman  qui  eût  été  comme  la  syn- 
thèse poétique  des  expériences  amoureuses  de  sa  vieillesse 
commençante.  Et  au  fur  et  à  mesure  que  ces  expériences  se 
^multipliaient,  suivant  les  caprices  de  son  inspiration  ou  de  sa 
fantaisie,  il  écrivait  quelques  «  pages  de  folie,  »  développant 
toutes  ou  diversifiant  le  même  thème  fondamental.  Quelques- 
.xines  de  ces  pages  sont  parvenues  jusqu'à  nous.  Les  autres  ont 
>ans  doute   été  détruites.  Car  l'auteur  à'Atala    n'a  pas  réalisé 


1  M.  Gabriel  Faure,  qui  semble  avoir  ignoré  l'article  de  Maurice  Masson, 
rnai>  qui  a  lu  les  Enchantements  de  Prudence,  et  qui  en  a  confronté  le  texte  avec 
celui  qu'en  donne  Sainte-Beuve  à  la  fin  de  son  Chateaubriand,  aboutit  à  une 
.  onolusion  peut-être  un  peu  moins  poussée,  mais  très  voisine  de  la  nôtre.  Il 
nous  dit  même,  après  Léon  Séché,  que  Chateaubriand  «  voulait  appeler  ce 
roman  Valentine.  »  C'est  mal  interpréter  le  texte  d'une  lettre  de  Chateaubriand  à 
Hortense  (13  janvier  1833)  :  «  M.  Béranger,  écrit  Chateaubriand,  m'a  envoyé  son 
petit  volume;  je  l'ai  dévoré  ;  jamais  il  n'a  rencontré  tant  de  talent  et  de  charme. 
Je  vais  commencer  Valentine.  »  Il  s'agit  évidemment  de  la  Valentine  de 
George  Sand,  qui  a  paru  en  décembre  1832.  —  Sainte-Beuve,  on  le  sait,  a 
nu.  au  moins  en  partie,  la  confession,  puisqu'il  la  cite  et  la  commente  dans 
Souveaux  Lundis  (t.  11,  pp.  258-260).  Mais  il  ne  nous  dit  pas  comment 
elle  lui  est  parvenue.  Ne  serait-ce  pas  Hortense  qui  la  lui  aurait  communiquée? 


CHATEAUBRIAND    ROMANESQUE    ET    AMOUREUX.  883 

complètement  son  dessein;  et  ce  second  René  nous  manque; 
mais  peut-être,  à  y  regarder  d'un  peu  près,  en  avons-nous  la 
menue  monnaie  dans  maint  passage  des  Mémoires  cT  outre-tombe 
et  de  la  Vie  de  Raticé. 

Ce  projet  de  roman  est-il  né  spontanément  chez  Chateau- 
briand? Ou  bien  aurait-il  une  origine  littéraire?  Le  thème  que 
développe  la  confession  n'est  pas  sans  analogie  avec  le  roman 
vécu  de  Gœthe  et  de  Bettina.  Et  sans  doute  la  correspondance 
du  poète  allemand  et  de  son  adoratrice  n'a  paru  qu'en  1835, 
deux  ans  après  la  mort  de  Gœthe.  Mais  Chateaubriand  a  pu 
en  entendre  parler  auparavant.  Et  de  même  qu'en  écrivant 
René,  il  avait  eu  la  secrète  pensée  de  refaiiv  Werther,  il  n'est 
pas  impossible  qu'en  songeant  au  roman  de  sa  vieillesse 
amoureuse,  il  ait  encore  été  tenté  par  l'idée  de  rivaliser  avec 
Gœthe.  La  question  a  été  discrètement  posée  par  M.  Gabriel 
Faure.  Elle  est  probablement  insoluble  ;  mais  elle  mérite 
qu'on  la  soulève. 

En  tout  état  de  cause,  le  Chateaubriand  romanesque,  dont 
la  physionomie  nous  semblait  assez  bien  fixée,  se  dessine  dé- 
sormais à,  nos  yeux  avec  une  netteté  et  une  continuité  un  peu 
imprévues.  Atala,  René,  les  Natchez,  sont  les  romans  ou  poèmes 
en  prose  où  il  a  chanté  les  amours  de  son  adolescence  et  de  sa 
jeunesse.  Les  Martyrs,  le  Dernier  Abencerage,  sous  une  forme 
tantôt  un  peu  voilée,  tantôt  assez  vive,  sont  l'écho  symbo- 
lique des  passions  de  sa  maturité.  Et  enfin,  nous  ignorons 
pourquoi  il  a  finalement  renoncé  à  évoquer  en  un  dernier 
roman  la  longue  liste  de  ses  amours  d'automne.  Mais  qu'il  en 
ait  eu  le  dessein,  et  qu'il  en  ait  même,  à  divers  intervalles,  jeté 
sur  le  papier  de  rapides  ébauches,  cela  même  est  bien  caracté- 
ristique du  tour  de  son  génie  et  de  sa  nature  morale.  René  a 
passé  sa  vie,  ou  du  moins  une  partie  de  sa  vie,  à  désirer,  à 
aimer,  —  si  l'on  appelle  cela  aimer,  —  et  à  traduire  en  des 
phrases  voluptueuses  et  troublantes,  et  d'ailleurs  immortelles, 
les  fantaisies  de  son  imagination   et  les  caprices   de  son  cœur. 

Victor  Giraud. 


VOYAGE  EN  URUGUAY 


h'Aurigny  avait  quitté  Bordeaux,  et  de  jour  en  jour  la  mer 
changeait  d'aspect.  Par  les  belles  matinées,  sous  une  face  dorée, 
elle  colorait  ses  ombres  d'un  bleu  de  pierre.  Les  rivages  de  Lan- 
zarote  apparurent  à  bâbord,  appuyant  leurs  nappes  de  sables  à 
leurs  crêtes  découpées.  Un  matin,  on  se  trouva  devant  Dakar, 
qui  est  aujourd'hui  une  ville  à  la  mode  d'Europe.  Le  bateau 
était  maintenant  couvert  de  toiles  qui  le  protégeaient  du  soleil. 
Après  les  houles  de  l'alizé,  on  arriva  dans  une  mer  calme, 
sous  un  ciel  blanc.  Des  averses  commencèrent  à  tomber.  Et  de 
nouveau  le  ciel  se  rasséréna.  La  brise  qui  soufflait  naguère  de 
l'arrière,  venait  maintenant  de  l'avant.  Les  étoiles  du  pôle 
Nord,  que  nous  avions  laissées  derrière  nous,  se  perdaient 
dans  la  brume  de  l'horizon  quitté,  tandis  que  les  étoiles  du  pôle 
Sud  apparaissaient  à  l'autre  bout  du  ciel,  sur  l'horizon  a 
atteindre.  La  Croix  du  Sud  traçait  le  soir  son  losange  da,ns  les 
haubans  de  misaine,  accompagnée  des  deux  étoiles  brillantes 
du  Centaure.  Toute  la  machine  du  inonde  tournait  autour  de 
notre  ligne  de  marche  comme  autour  d'un  axe,  et  le  splendide 
Orion  dessinait  l'équateur. 

Chaque  journée  était  plus  courte  que  la  précédente.  Un  jour 
le  soleil,  se  levant  dans  les  brumes,  laissa  entrevoir  un  rocher 
vertical,  pareil  à  une  borne  immense.  On  longeait  des  crêtes 
noires  de  palmiers  et  de  longues  plages  de  sables.  Une  île  por- 
tait un  château  vert  pâle,  où  un  empereur  avait  été  enfermé. 
Les  eaux,  bleues  comme  celles  de  la  baie  de  Naples,  étaient 
limitées  par  un  cercle  immense  de  montagnes.  C'était  la  baie  de 
Rio-de-Janeiro.  On  navigua  ensuite  sur  une  mer  peu  profonde.  II 
fallait  stopper  et  jeter  lasondequi  ramenait  des  fragments  délicats 
de  corail.  Un  soir,  le  bateau  passa  devant  une  ville  illuminée. 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  880 

C'était  Punta  del  Este.  Il  changea  alors  de  route  et  entra  dans 
des  eaux  teintes  de  violet  et  de  brun.  C'était  le  Rio  de  la  Plata, 
immense  estuaire  que  la  République  Argentine  borde  au  Sud,  et 
l'Uruguay  au  Nord.  Les  deux  capitales,  Buenos-Aires  sur  la 
rive  Sud,  Montevideo  sur  la  rive  Nord,  se  font  ainsi  face,  Buenos- 
Aires  étant  seulement  plus  enfoncé  en  amont. 

Le  bateau  s'engagea  dans  une  rade  circulaire  que  dominait 
à  gauche  un  pilon  conique.  A  droite  une  ville  s'étalait., C'était 
Montevideo,  la  capitale  de  l'Uruguay.  Nous  étions  partis  depuis 
vingt-six  jours. 

I.   —   LE   CHARME   DE   MONTE    VIDEO 

Une  ville,  qui  couvre  de  sa  vaste  étendue  un  terrain  ondulé; 
de  larges  et  longues  rues  étroites,  qui  se  coupent  en  équerre,  et 
qui  la  traversent  tout  entière  :  au  bout  de  chacune  de  ces  rues, 
la  lame  obscure  de  la  mer;  des  maisons  basses,  très  souvent  sans 
étage,  et  couronnées  par  la  balustrade  d'une  terrasse;  tout  cela 
clairet  aéré,  avec  beaucoup  dévides;  des  quartiers  silencieux  ; 
des  avenues  de  platanes;  des  places  d'un  dessin  charmant, 
ombragées  de  palmiers,  ornées  de  fontaines  et  dont  le  sol  est 
couvert  de  sable  rouge;  je  ne  sais  quoi  d'aimable  et  d'accueil- 
lant, où  le  regard  se  plait  :  voilà  Montevideo.  Ce  n'est  pas, 
comme  Buenos-Aires,  une  grande  ville  fiévreuse.  Mais  elle  a 
gardé  quelque  chose  de  la  grâce  coloniale.  Ces  maisons  basses 
et  d'un  joli  style,  cette  verdure,  ce  silence,  ces  espaces  sont  un 
enchantement.  Pour  une  population  qui  ne  dépasse  pas  beau- 
coup 300  000  habitants,  la  ville  a  une  superficie  comparable  à 
celle  de  Paris.  Elle  s'étend  encore.  D'immenses  boulevards  la 
prolongent  dans  la  campagne. 

C'est  une  ville  d'été.  A  son  extrémité  Nord-Est  s'étend  une 
plage,  devant  laquelle  on  a  construit  un  grand  hôtel.  Cet  hôtel 
appartient  à  la  ville,  qui  a  logé  une  roulette  dans  une  aile.  Il  y 
a  là,  dans  les  beaux  jours,  une  animation  incroyable.  Les  auto- 
mobiles couvrent  la  large  chaussée;  la  plage  regorge;  dans  le 
hall  de  l'hôtel,  les  tables  se  touchent.  On  danse  dans  une  vaste 
salle;  on  donne  dans  une  salle  à  manger  des  banquets  de  six 
cents  couverts.  De  celte  première  plage  une  route  nouvelle,  le 
long  de  la  mer,  conduit  à  une  seconde,  celle  de  Pocitos,  située  à 
une  petite  lieue  de  la  ville.  Cette  longue  chaussée,  entaillée  dans 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  ondulations  du  granit,  el  suivant  la  courbe  du  rivage, 
montre  en  tournant  de  nouveaux  paysages.  Bientôt,  par  delà 
■ne  baie,  toute  la  ville  de  Montevideo   apparaît  sur  la  droite,  et 

■  gauche  la  butte  conique  du  Cerro.  A  la  nuit,  la  chaussée 
devient  une  longue  file  de  lumières;  les  phares  clignent  sur  la 
mer,  et  les  feux  de  Montevideo  s'étagent  au  fond  de  la  baie. 
M.ii>  dans  ce  pays  tout  est  croissance  et  devenir.  Il  faut  le 
décrire  comme  un  être  en  mouvement.  Voici  que  déjà,  à  quatre 
lieues  de  Pocitos,  une  troisième  plage,  celle  de  Garrasco,  s'enve- 
loppe à  son  tour  de  constructions  neuves. 

Il  y  a  à  Montevideo  peu  de  monuments  :  la  cathédrale,  con- 
sacrée en  I80i;  un  édifice  colonial,  rectangulaire,  qui  servait 
autrefois  de  réunion  au  Cabildo.  L'ancienne  ville,  qui  était 
simple  et  militaire,  n'a  presque  pas  laissé  de  vestiges.  On 
retrouve  à  peine  quelques  maisons  anciennes.  On  achève  de 
construire  un  palais  législatif,  qui  sera  un  monument  magni- 
fique. L'Université  est  un  édifice  qui  ferait  honneur  à  toute 
capitale.  En  revanche,  les  musées,  ces  nécropoles  des  vieilles 
civilisations,  existent  à  peine  :  un  petit  musée  historique  et 
quelques  salles  d'un  musée  des  Beaux-Arts.  Nous  sommes  dans 
un  pays  tout  neuf,  et  qui  a  les  caractères  de  cette  nouveauté. 

Cette  nouveauté  même,  pour  un  voyageur  qui  vient  d'Europe, 
est  d'un  extrême  intérêt.  Ces  jeunes  sociétés  d'Amérique  du  Sud, 
qui  se  développent  si  vite,  sont  sous  nos  yeux  comme  des  orga- 
nismes en  croissance,  dont  nous  observons,  dans  un  jardin 
d'expériences,  le  progrès  changeant  et  prompt.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  intéressant  qu'un  peuple  qui  grandit.  Ces  pays  nous  ont 
emprunté  nos  idées;  mais  bien  souvent  ils  nous  dépassent.  Ils 
ne  sont  pas  arrêtés,  comme  nous,  par  les  entraves  compliquées 
du  passé.  Des  programmes,  encore  en  discussion  ici,  sont  réalisés 
là-bas.  Ainsi  cette  société  qui  sort  à  peine  des  guerres  civiles  el 
qui  achevé  seulement  de  se  consolider,  présente  tout  ensemble 
un  aspect  archaïque  et  une  figure  de  l'avenir.  Les  mœurs  sont  en 
grande  partie  restées  anciennes,  les  institutions  sont  hardiment 
neuves.  Ce  contraste  fait  un  équilibre  fort  curieux  :  c'est  peut- 
être  parce  que  les  mœurs  sont  au  fond  conservatrices  que  les 
lois  peuvent  être  si  avancées. 

Tout  cela  peut  servir  de  raison  à  décrire  un  pays  si  peu 
connu  en  France.  Mais  il  y  a  une  autre  raison  de  parler  de  lui. 
C'est  que  nulle  part  peut-être  à  la  surface  de  la  terre,  la  France 


VOYAGE    E.N     URUGUAY.  881 

n'inspire  une  pareille  affection.  Je  ne  parle  pas  seulement  des 
preuves  qui  nous  en  ont  été  données  pendant  la  guerre,  de  ces 
sommes  d'argent  si  généreusement  envoyées  et  qui  ont  atteint 
des  chiffres  très  considérables,  de  cette  proclamation  du  14  juillet 
comme  fête  nationale  en  1915,  au  moment  où  le  destin  des 
armes  pouvait  encore  paraître  douteux;  je  ne  parle  pas  de  la 
rupture  des  relations  diplomatiques  avec  nos  ennemis.  Il  y  a 
entre  l'Uruguay  et  nous  quelque  chose  de  plus  ancien  et  de  plus 
profond.  Et  le  pays  est  tout  pénétré  de  culture  française.  Nous 
en  verrons  des  exemples.  Mais  il  est  bon  de  marquer  tout  de 
suite  un  trait.  Ce  rôle  immense  de  la  France  est  tout  à  fait 
indépendant  du  rôle  individuel  des  Français.  Notre  colonie  à 
Montevideo  nous  fait  grand  honneur  par  son  honorabilité  et 
son  intelligence;  mais  je  ne  crois  pas  que,  dans  l'ensemble,  elle 
joue  un  rôle  dans  les  destinées  du  pays.  Il  en  est  ainsi,  je  crois, 
dans  toute  l'Amérique  du  Sud.  L'inlluence  française  s'exerce 
sans  le  concours  des  Français  et  parfois  malgré  eux. 

Pour  comprendre  cette  société  nouvelle  où  il  nous  faut 
maintenant  entrer,  il  est  nécessaire  de  voir  sommairement 
comment  elle  s'est  formée,  et  tout  d'abord  de  se  faire  une  idée 
du  pays.' 

u.   —  LE  PAYS 

Par  sa  nature  d'abord,  le  pays  diiïère  complètement  des 
nôtres.  Le  sol  de  la  France  est  un  édifice  composé  d'une  soixan- 
taine d'étages,  formés  pour  la  plupart  de  fonds  de  mer  dessé- 
chés, déposés  les  uns  sur  les  autres  dans  toute  la  série  des  âges 
géologiques  et  remis  au  jour  par  lambeaux,  dans  des  conditions 
très  diverses,  mais  presque  toujours  dans  un  état  presque  frais. 
Partout  des  coupes  naturelles  font  voir  la  tranche  de  la  roche, 
et  cette  tranche  est  à  peine  altérée.  Une  promenade  autour  de 
Paris  est  une  promenade  à  fravers  des  milliers  de  siècles,  et,  si 
l'on  y  réfléchit,  une  étrange  féerie.  Le  sable  où  poussent  les 
châtaigniers  de  Robinson  nous  indique  un  ancien  rivage.  Le 
calcaire  qui  le  recouvre  nous  apprend  que  la  mer  est  revenue, 
et  sur  le  plateau  de  Chàtillon  nous  parcourons  réellement  le 
fond  d'un  océan.  Le  gypse  de  Pantin  est  le  reste  d'une  ancienne 
lagune,  dont  les  eaux  brûlantes  s'évaporaienl  sous  les  palmiers. 
Le    long  parcours   que   l'on   fait  h   Lagny  ou  à  Chelles  pour 


Sss 


RKNUE    DES    DEUX    MONDES. 


atteindre  la  rivière  en  quittant  les  collines  se  fait  sur  le  fond 
d'une  Marne  ancienne,  immense,  une  sorte  de  Niger  ou  de 
Zambèze,  dans  Les  Taux  bras  duquel  on  a  retrouvé  un  éléphant 
encore  debout.  L'histoire  des  hommes,  en  France,  est  pale  à 
côté  des  vicissitudes,  des  révolutions,  des  submersions  qui  ont 
marqué  l'histoire  du  terrain,  et  qui  sont  encore  écrites  sur 
le  sol. 

Il  n'y  a  rien  de  pareil  en  Uruguay  (1).  Le  pays  est  un  bloc 
<!.•  roches  cristallines  fort  anciennes,  émergées  depuis  très  long- 
temps. Dans  le  Nord  de  la  République  seulement,  ce  socle  a  été 
recouvert  par  des  transgressions  marines,  qui  sont  elles-mêmes 
au  plus  tard  contemporaines  du  trias,  c'est-à-dire  d'une  époque 
très  reculée.  Depuis  ce  temps,  l'histoire  géologique  du  pays  est 
terminée.  La  conséquence,  c'est  que,  sur  ces  terrains  en  place 
depuis  si  longtemps,  l'intempérisme,  agissant  depuis  des 
dizaines  de  millions  d'années,  a  profondément  altéré  la  surface. 
Le  relief  actuel  n'est  qu'une  sculpture  du  bloc  primitif  par  la 
pluie,  le  soleil  et  le  vent.  Sous  ce  lent  travail,  les  parties  les 
plus  tendres  étaient  balayées,  tandis  que  les  éléments  durs  res- 
taient en  saillie.  Une  chaîne  de  montagnes  que  l'on  croit  voir 
à  Punta  Ballenas  n'est  qu'un  éperon  de  quartzite,  roche  très 
dure,  déchaussé  par  l'érosion.  Enfin,  toute  la  région  a  pris 
l'aspect  des  très  vieux  pays,  celui  que  les  géologues  désignent 
sous  le  nom  de  pénéplaine,  suite  infinie  de  faibles  ondulations. 

Imaginez  un  éternel  moutonnement  du  sol.  Tandis  que,  de 
l'autre  côté  du  Rio,  la  pampa  argentine  étend  sa  surface  plate, 
ici  le  granit  est  partout  bosselé.  Le  manteau  vert  de  l'herbe 
recouvre  ce  bossellement.  Sur  cette  herbe  claire  sont  piqués, 
plus  clairs  encore,  des  bouquets  d'un  chardon  bleuâtre,  qui  a 
l'aspect  d'un  plant  d'artichauts  et  qui  est  le  signe  des  terres  fer- 
tiles. Dans  chaque  creux  l'eau  s'accumule.  Elle  s'assemble  en 
ruisseaux,  et  souvent  les  saules  pleureurs  tendent  au  bord  de  ce 
ruisseau  leurs  draperies  pâles  et  flottantes.  Le  saule  est  un  des 
rares  arbres  indigènes.  Avec  lui,  il  faut  citer  l'ombîi,  que  Jules 
Y.-rne  se  représentait  comme  un  arbre  géant,  et  où  il  croyait 


\  II  n'y  a  pas  de  carte  topographique  de  l'Uruguay.  Les  deux  cartes  que  l'on 
peut  citer  6ont  le  1  000  000*  de  Jannasch  et  le  700  000*  de  Araujo.  Il  n'existe,  en 
dehors  de  ces  cartes,  que  des  levers  isolés.  Le  premier  travail  d'ensemble  sur  la 
géologie  du  pays  a  paru  en  décembre  1918.  Il  est  dû  au  docteur  Karl  Walther, 
professeur  à  l'Institut  d'agronomie  de  Montevideo. 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  88'J 

qu'on  pouvait  se  faire  un  cabinet  de  travail  dans  une  branche. 
Il  faut  revenir  de  celte  illusion.  Imaginez,  au-dessus  de  racines 
saillantes,  un  fût  médiocre,  qui  se  divise  et  d'où  de  courtes 
branches  sortent  en  couronne,  comme  celles  d'un  candélabre, 
pour  se  subdiviser  encore  de  la  même  façon.  D'ailleurs  le  bois 
ne  sert  ni  à  la  menuiserie,  ni  au  chauffage.  On  dit  que  les 
oiseaux  môme  ne  perchent  pas  sur  ses  branches.  Sa  silhouette 
ronde,  s'élevant  sur  le  terrain  nu,  est  un  trait  du  campo  uru- 
guayen. 

Sur  ce  campo  sans  arbres,  les  arbres  qu'on  plante  croissent 
en  général  fort  bien.  Celui  qu'on  rencontre  le  plus  communé- 
ment autour  de  Montevideo  est  l'eucalyptus,  qui  devient  magni- 
fique. Mais  pour  voir  vraiment  une  forêt,  il  faut  aller  dans  l'Est 
du  pays  jusqu'à  la  vieille  ville  coloniale  de  Maldonado,  et 
pousser  de  là  jusqu'à  Punla  Ballenas,  la  propriété  de  D.  Antonio 
Lussich  :  c'est  un  endroit  unique  au  monde. 

Imaginez  une  mer  bleue  où  plongent  des  caps  de  porphyre  : 
une  vision  de  la  Méditerranée.  Autour  des  rochers  la  mer  a 
étalé  de  longues  plages  de  sable  blanc.  De  Punta  Ballenas  à 
Punta  del  Este,  sur  plus  de  10  kilomètres,  on  peut  galoper  sur 
ce  sable,  au  bord  des  vagues.  Il  s'étend  au  loin  dans  l'intérieur. 
C'est  sur  ce  terrain,  entre  la  mer  et  une  lagune,  dans  un  ter- 
rain autrefois  nu,  que  M.  Lussich  a  entrepris  des  plantations. 
Les  arbres  se  sont  mis  à  croître  avec  une  vigueur  prodigieuse. 
Aujourd'hui  le  spectacle  est  saisissant.  On  vient  de  Maldonado 
par  une  large  piste  de  sable.  L'été,  elle  est  parfaitement  unie. 
L'hiver,  les  pluies  y  creusent  des  ravins  où  les  carrioles  rebon- 
dissent et  où  les  petites  automobiles  Ford  exécutent  leurs 
cabrioles.  De  temps  en  temps  un  ruisseau  étend  sur  la  route 
sa  nappe  miroitante,  à  l'étonnement  du  voyageur  nouveau, 
et  la  voiture  passe  à  gué.  Bientôt  une  sombre  nappe  verte 
parait  à  l'horizon.  Elle  s'étend  comme  un  manteau,  couvre  le 
fond  des  vallées,  remonte  sur  les  pentes.  Il  y  avait  là,  il  y  a 
quelques  années,  trois  millions  d'arbres.  Il  y  en  aurait  aujour- 
d'hui sept  millions.  Que  ceci  soit  l'œuvre  d'un  homme,  c'est 
prodigieux.  La  maison  est  une  ancienne  maison  de  type  colonial, 
entourée  d'une  véranda.  Nous  montons  là  à  cheval,  et  nous 
commençons  dans  les  sentiers  de  la  forêt  une  série  de  prome- 
nades invraisemblables.  Dans  cet  air  humide  et  chaud,  sur  ce 
terrain  varié,  toutes  les  essences  prospèrent,  et  les  arbresde  l'uni- 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vers  entier  se  sont  donné  rendez-vous  dans  ce  coin  de  terre.  Sur 
une  pente  escarpée,  les  sapins  des  latitudes  boréales  étendent 
le  manteau  I rainant  de  leurs  branches;  mais  entre  eux  le  dra- 
cena  du  Brésil  élève  son  bouquet  de  feuilles  couleur  de  lie  de 
vin.  Les  chevaux  remontent  maintenant  de  pierre  en  pierre  le 
lit  d'un  torrent,  et  nous  écartons  de  la  main  de  grands  bouquets 
frissonnants  de  bambous.  Nous  voici  dans  d'interminables  allées 
de  pins,  el  chacun  porte  comme  une  ceinture  une  orchidée  aux 
larges  feuilles  vert  pâle.  Nous  débouchons  dans  des  clairières  à 
la  Courbet,  dont  le  fond  est  un  étang;  des  peupliers  élèvent  au 
bord  des  eaux  leurs  fuseaux  gris  et  nus,  tandis  que  le  cadre  de 
la  foret  est  formé  par  des  eucalyptus  de  trente  à  quarante 
mètres.  De  grands  cyprès  en  fleurs  mêlent  à  la  verdure  leur 
jaune  sombre  et  doux,  et  par  places  des  acacias  sont  comme  un 
bouquet  d'or  pâle  éblouissant.  Le  paysage  change  sans  cesse. 
Ici,  nous  sommes  perdus  au  plus  profond  des  futaies.  Là,  sur 
d'âpres  rochers,  nous  voyons  par-dessus  les  cimes  des  arbres  la 
mer  laiteuse  et  un  cap.  Les  chevaux  descendent  la  pente  raide 
d'une  dune.  Nous  nous  coulons  dans  cet  océan  de  verdure. 
Nous  nous  couchons  sur  l'encolure  pour  passer  sous  un  mimosa 
en  fleurs  et  nous  nous  relevons  couverts  de  poudre  d'or.  Sous 
les  arbres,  les  géraniums  échevelés  font  de  grands  buissons.  Il 
faut  appuyer  la  bouche  des  chevaux  pour  qu'ils  ne  glissent  pas 
dans  ces  à-pics.  Et  tout  à  coup  nous  arrivons  sur  une  plage 
unie,  immense.  Nous  poussons  jusqu'au  bord  des  vagues.  De 
grandes  falaises  nous  encadrent  de  leurs  murs.  La  roche  rouge 
<\sl  percée  de  grottes.  Une  source  d'eau  douce  a  filtré  dans  les 
cassures  du  porphyre,  et  remplit  une  vasque  naturelle.  Paysages 
de  féerie,  où  l'on  se  croit  tour  à  tour  en  Italie,  en  Norvège,  à 
Ci  vlan,  ou  sur  les  plus  sauvages  promontoires  de  la  Bretagne. 
J'ai  fait  soixante-dix  kilomètres  sous  ces  arbres,  et  je  n'ai  vu 
qu'une  petite  partie  de  la  forêt;  j'aurais  pu  en  parcourir  cinq 
ou  six  fois  davantage. 

Que  ne  peut  l'exemple?  Toute  la  côte  autour  de  Punta  Bal- 
lena>  commence  à  se  couvrir  d'arbres.  La  propriété  est  située 
entre  deux  stations  de  bains  de  mer,  Piriapolis  d'un  côté,  Punta 
de)  Este  de  l'autre.  Piriapolis  est  déjà  une  forêt  de  pins.  Punta 
de!  Este  est  encore  nu.  Chacune  des  deux  villes  se  dit  la  plus 

■  able  pendant  les  chaleurs.  Les  partisans  de  Punta  del  Este 
prétendent  que  les  arbres  retiennent  l'air  chaud,  et  qu'en  les 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  891 

supprimant  on  permet  à  la  brise  de  mer  de  circuler.  Us  con- 
viennent qu'il  n'y  a  pas  d'ombre  chez  eux,  mais  ils  ajoutent 
qu'il  suffit  de  rester  couché  pendant  les  heures  brûlantes.  Il 
faut  d'ailleurs  convenir  que  Punta  del  Este  est  un  des  plus 
beaux  paysages  du  inonde.  Imaginez,  dans  une  mer  d'un  bleu 
éblouissant,  un  promontoire  bas,  dont  les  récifs  ont  une  cein- 
ture d'écume  :  quelque  chose  comme  la  pointe  du  Raz  ramenée 
au  niveau  do  l'eau.  Le  promontoire  est  si  effilé  qu'on  s'y 
trouve  au  milieu  des  flots,  comme  sur  une  barque,  et  que  la 
mer  fait  tout  le  paysage  autour  de  vous  :  les  automobiles 
roulent  jusqu'au  bord  des  eaux,  jusqu'aux  rochers  mouillés.  Sur 
le  côté  gauche,  elle  déferle  avec  une  violence  sauvage  ;  mais 
sur  le  côté  droit,  une  ile  s'est  soudée  au  cap  par  une  bande  de 
sable,  et  le  tout  a  formé  une  anse  abritée  où  la  mer  est  calme 
comme  un  lac  ;  de  telle  sorte  que  Punta  del  Este  a  deux  plages, 
une  douce  et  une  rude,  séparées  seulement  par  la  langue  de 
terre  où  est  la  ville. 

III.    —    UNE    SOCIETE    PASTORALE   AU    XX»    SIÈCLE 

Revenons  au  pays  lui-même.  Nous  n'avons  pas  à  tenir  compte 
des  éléments  indiens  qui  peuplaient  le  pays  avant  l'établisse- 
ment des  Espagnols  et  qui  ont  disparu  aujourd'hui,  du  moins 
en  tant  que  peuple.  C'étaient  principalement  des  Charruas,  de 
race  guaranie.  Assez  agiles  pour  prendre  un  cerf  à  la  course,  ils 
étaient  extrêmement  guerriers.  Ils  allaient  nus,  vivant  de  la 
chasse  et  de  la  pêche,  vivant  sous  des  tentes  de  cuir,  sans  gou- 
vernement et  sans  chef,  sauf  pendant  les  expéditions  ;  mais,  la 
guerre  finie,  le  chef  se  confondait  avec  ses  soldats.  Us  ignoraient 
absolument  l'agriculture  et  l'élevage.  Us  ensevelissaient  les 
morts  avec  leurs  armes,  pour  les  chasses  et  les  combats  de  l'autre 
monde.  Us  avaient  la  notion  d'un  être  suprême  qu'ils  appelaient 
Tupd,  ce  qui  veut  dire  :  «  Qui  es-tu?  »  Us  croyaient  aussi  à  un 
génie  du  mal. 

Le  premier  qui  débarqua  chez  eux  fut  un  navigateur  andalou, 
Diaz  de  Solis,  qui  prit  terre  en  1516  avec  cinquante  hommes,  à 
l'embouchure  de  l'Uruguay.  Il  fut  massacré.  Magellan  en  1520 
visita  le  Rio  de  la  Plata.  Un  de  ses  matelots,  en  voyant  le  Cerro, 
se  serait  écrié  :  «  J'ai  vu  une  montagne  :  monte  vidi  eu.  »  Et  le 
nom  serait  resté  à  la  baie  où  s'élève  aujourd'hui  Montevideo. 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

S  bastien  Cabot  en  1527  éleva  le   premier  fortin,  au  confluent 
d<-  l'Uruguay  et  du  San  Salvador. 

Mais,  en  fait,  les  rives  du  Rio  de  la  Plata  n'étaient  destinées 
à  être  vraiment  colonisées  que  beaucoup  plus  tard.  Dès  le  pre- 
mier moment,  il  est  vrai,  le  roi  d'Espagne  songea  à.  fonder  des 
établissements.  Il  en  donna  le  soin  à  des  aventuriers,  qu'on 
nomma  Adelanlados.  Le  premier,  Mendoza,  fonda  sur  la  rive 
Sud  du  Rio  la  ville  de  Buenos-Aires  en  1535.  Mais  la  nouvelle 
rilé  fut  presque  aussitôt  détruite  par  les  Indiens.  Le  successeur 
de  Mendoza  chercha  dans  l'intérieur  un  endroit  plus  sûr,  et 
remontant  les  fleuves  qui  débouchent  dans  le  Rio  de  la  Plata,  il 
fonda  en  153G  sur  le  Paraguay  la  ville  de  Asuncion.  Cependant, 
la  rive  Nord  du  Rio,  c'est-à-dire  la  côte  uruguayenne,  restait 
déserte.  Les  établissements  étaient  détruits  par  les  Charmas. 
Ne  pouvant  réduire  ces  Indiens  par  les  armes,  les  Espagnols 
recoururent  aux  missionnaires.  On  connaît  les  célèbres  fondations 
des  Jésuites  au  Paraguay.  De  même  en  Uruguay,  où  pour  donner 
au  pays  son  nom  officiel,  dans  la  Bande  orientale,  les  Jésuites 
fondèrent  au  Nord  de  l'Ibimi  sept  missions  qui  comptèrent 
40  000  habitants.  On  appelait  reducciones  ces  villages  où  les 
Indiens  convertis  habitaient  des  maisons  groupées  en  carrés, 
autour  de  la  place  publique  où  se  trouvaient  l'église,  le  conseil 
des  Pères,  le  grenier  public,  l'hôpital,  les  écoles.  De  ces  sau- 
vages les  Jésuites  avaient  fait  des  tisserands,  des  charpentiers, 
des  peintres,  dus  sculpteurs,  des  horlogers.  Ils  leur  avaient  appris 
l'agriculture.  Le  malin  et  le  soir,  au  son  de  la  cloche,  la  popu- 
lation se  rendait  à  l'église.  De  l'église,  elle  se  rendait  au  travail 
au  son  des  instruments,  précédée  de  l'image  du  saint,  protec- 
teur de  la  ville.  Des  fêtes,  des  jeux,  des  bals  alternaient  avec 
le  travail. 

Mais  la  Bande  orientale  formait  une  sorte  de  marche 
entre  les  possessions  espagnoles  de  la  Plata  et  les  possessions 
portugaises  du  Brésil.  Au  point  de  vue  de  la  géographie,  elle 
n'est  même  qu'un  morceau  du  Brésil.  Les  Portugais  essayèrent 
donc  de  s'en  emparer,  et  en  1680,  ils  fondèrent  la  colonie  del 
Sacramento.  Us  essayèrent  ensuite  de  s'emparer  du  port  de 
Montevideo,  alors  abandonné.  Mais  le  gouverneur  de  Buenos- 
Aires,  Zavala,  les  en  chassa  et,  pour  défendre  le  port,  construisit 
d'abord  un  fort  et,  en  1726,  fonda  au  même  endroit  la  ville  de 
Montevideo.    Les    premiers     habitants     furent    sept      familles 


VOYAGE    EN     URUGUAY.  893 

amenées  de  Buenos-Aires.  A  L'abri  de  ses  murailles,  sous  Ja 
protection  de  ses  canons,  Montevideo  fut  la  première  place 
forte  des  Espagnols  sur  la  rive  Nord  du  Rio.  Administrée  d'abord 
par  un  commandant  militaire  nommé  par  Buenos-Aires,  elle  le 
fut  à  partir  de  1751  par  un  gouverneur  envoyé  de  Madrid. 

Pendant  ce  temps,  il  se  passait  dans  le  pays  deux  faits  essen- 
tiels. D'une  part,  quelques  chevaux  et  quelques  bovidés,  amenés 
par  les  Européens,  se  multipliaient  sous  cet  heureux  climat, 
avec  une  abondance  inouïe.  Toute  la  bande  orientale  devenait 
une  immense  estancia.  A  la  fin  du  xvne  siècle,  il  n'était  pus 
rare  de  voir  les  chevaux  sauvages  errer  par  troupes  de  dix  mille  ; 
un  cheval  valait  un  réal,  c'est-à-dire  cinq  sous;  une  jument 
valait  la  moitié  :  un  taureau  valait  deux  réaux. 

Il  faut  partir  de  là  si  on  veut  comprendre  l'Uruguay  actuel. 
Il  est  encore  une  sorte  d'immense  ferme,  et  le  bétail  fait  sa 
richesse.  Nous  allons  vivre  quelques  semaines  dans  une  société 
pastorale.  Seulement,  quels  sont  les  traits  d'une  société  pasto- 
rale dans  le  premier  tiers  du  xx*  siècle? 

Le  premier,  le  plus  frappant  peut-être  pour  nous  autres 
Européens,  c'est  le  petit  nombre  de  la  population.  Ce  serait  une 
très  lourde  erreur  d'évaluer  la  valeur  économique  des  pays  de 
l'Amérique  du  Sud  au  chiffre  de  leur  recensement.  La  campagne 
est  à  peu  près  déserte.  Çà  et  là  un  rancho,  c'est-à-dire  une  petite 
et  misérable  chaumière,  ou  une  estancia,  qui  ne  ressemble  ni 
à  nos  fermes  ni  à  nos  châteaux,  mais  plutôt  à  une  sorte  de  maison 
de  plaisance,  aménagée  parfois  avec  beaucoup  de  luxe  et  de 
confort.  C'est  le  centre  d'une  exploitation  très  vaste,  mais  qui 
comprend  très  peu  de  monde.  L'exploitation  elle-même  est  réglée 
de  la  façon  suivante.  Au  centre  du  terrain  se  trouve  la  maison 
de  l'intendant,  capalaz.  Le  terrain  est  divisé  en  secteurs,  dont 
les  limites  sont  marquées  par  des  fils  de  fer.  Chaque  secteur  est 
surveillé  par  des  peones,  qui  vont  à  cheval  faire  leur  tournée. 
Dans  ce  secteur  les  animaux  vivent  en  liberté,  comme  il  plaît 
à  Dieu.  Us  multiplient,  et  la  valeur  de  la  propriété  augmente 
rapidement. 

Voilà  le  premier  trait,  qui  a  marqué  toute  la  civilisation 
uruguayenne.  Elle  est  fondée  sur  de  grandes  propriétés,  où  il  n'y 
a  ni  travail,  ni  main-d'œuvre.  Une  vingtaine  de  péons  suffit  à  la 
surveillance  d'une  estancia  de  très  grandes  dimensions.  Dans  cet 
heureux  pays,  la  nature  n'a  pas  imposé  aux  hommes  le  travail. 


894  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pendant  longtemps  le  seul  produit  qui  fût  tiré  des  animaux 
était  le  cuir,  que  l'on  faisait  sécher  et  qu'on  exportait.  Mais  dès 
dès  le  milieu  du  xvme  siècle  on  eut  l'idée  d'utiliser  la  viande, 
en  la  salant.  On  poussait  les  animaux  jusqu'au  bord  de  quelque 
fleuve,  et  là  on  leur  coupait  les  jarrets  avec  des  espèces  de  faucilles 
montées  sur  des  bâtons.  La  viande  était  salée  et  exportée.  Aujour- 
(riini,  on  use  d'un  autre  procédé  :  on  la  frigorifie. 

Visitons  une  de  ces  extraordinaires  usines  de  viande  congelée, 
qui  se  trouve  aux  environs  de  Montevideo.  On  traverse  la  rade, 
on  aborde,  et  on  arrive  dans  une  cité,  où  ce  qu'on  voit  d'abord 
es!  un  long  chemin  montant  en  planches  supporté  par  des 
I ii uitres,  et  suivi  par  des  centaines  d'animaux.  On  fait  gravir 
ce  <  liemin  aux  victimes,  pour  tes  tuer  a  l'étage  supérieur  de 
l'établissement.  Ainsi  les  divers  produits  qu'on  en  tire  n'auront 
plus  qu'à  descendre  d'étage  en  étage  jusqu'au  bateau  qui  les 
emporte.  Le  dernier  effort  des  animaux,  gravissant  leur  der- 
nière route  pour  se  faire  tuer  au  plus  haut  étage,  est  autant 
d'énergie  gratuite,  économisée  par  les  sociétés  frigorifiques. 

La  chambre  où  l'on  tue  présente  un  spectacle  extraordinaire. 
Imaginez  une  sorte  de  halle,  où  l'on  se  promène,  les  pieds  dans 
le  sang.  Nous  en  visiterons  tout  à  l'heure  le  côté  gauche.  Le 
côté  droit  est  fermé  par  des  bat-flancs  verticaux,  ayant  l'aspect 
d'une  trappe.  Grimpons  par  un  petit  escalier  à  une  galerie, 
d'où  nous  verrons  le  spectacle.  Les  animaux  entrent  en  se  pres- 
sant. C'est  un  tumulte  de  cornes,  d'échinés  et  de  croupes.  S'il 
se  produit  un  arrêt,  un  homme  placé  dans  la  même  galerie 
que  nous,  et  armé  d'un  aiguillon  où  passe  un  courant  électrique, 
touche  la  bête  récalcitrante  qui,  bousculée  par  l'étincelle,  reprend 
sa  marche.  On  la  voit  fléchir  sous  le  coup,  se  dérober  et  se 
hâter.  Cette  masse  vivante  est  dirigée  sur  un  couloir  où  les 
animaux  doivent  passer  un  à  un,  aux  pieds  d'un  homme  armé 
d'un  maillet.  A  mesure  que  l'animal  se  présente,  il  abat  son 
maillet  et  assomme.  J'imagine  qu'il  y  met  beaucoup  d'adresse. 
En  tout  cas  on  ne  voit  aucun  déploiement  de  force.  L'homme 
-l'iuble  toucher  à  peine  la  bête  au  front.  On  entend  un  bruit  sec 
-  !  cassant,  et  le  bœuf  s'abat. 

Le  couloir  où  il  a  été  tué  est  fermé  par  ces  trappes  que  nous 
avons  vues  tout  à  l'heure  et  qui  séparent  la  salle  en  deux.  Cette, 
trappe  est  élevée  par  un  ressort;  la  bête  expirante  roule  et  tombe 
dans  la  partie  gauche  de  la  salle. 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  895 

Allons  la  rejoindre.  Le  trajet  est  affreux.  Descendons  de  notre 
observatoire  tout  gluant  de  sang.  Passons  rapidement  dans  un 
coin  où  arrivent  les  moutons  qu'on  a  égorgés  dans  une  salle 
voisine.  Evitons  ces  mourants,  et  allons  retrouver  le  bœuf, 
écroulé  au  pied  de  sa  trappe  ouverte,  et  qui  détache  ses  dernières 
ruades.  Des  hommes  le  saisissent,  et  le  premier  soin  est  de  lui 
écorcher  la  tète.  Après  quoi,  on  le  suspend  à  une  chaîne  sans 
fin,  qui  court  sous  le  plafond,  et  la  pauvre  bête  est  emportée 
dans  un  étrange  voyage. 

La  chaîne  où  elle  est  accrochée  commence  son  lent  pèleri- 
nage et  la  promène  devant  des  tables  longitudinales,  où  des 
ouvriers  attendent  son  passage.  L'animal  mort  défile  devant  les 
hommes  immobiles  dont  chacun  doit  accomplir  une  besogne 
strictement  définie.  Le  bœuf  va  ainsi  de  proche  en  proche  se 
faire  vider  par  l'un,  dépouiller  par  l'autre,  scier  en  deux  par 
un  troisième.  A  un  bout  de  la  salle,  sa  tête  tombe,  et  elle  est 
donnée  en  prise  à  des  vétérinaires  qui  ouvrent  les  glandes, 
jugent  l'animal  sain,  et  font  dégringoler  la  tête  examinée  dans 
un  guichet,  d'où  elle  descend  par  son  poids  à  l'étage  inférieur. 
A  d'autres  endroits,  l'animal  passe  devant  des  ouvriers  armés  de 
lances  qui  l'arrosent,  et  de  brosses  qui  le  nettoient.  Entraîné  par 
le  mouvement  impitoyable  de  la  chaîne  où  il  est  suspendu,  il 
parcourt  quatre  fois  la  salle.  Au  bout  du  trajet,  il  a  été  scié  en 
deux,  nettoyé,  estampillé,  et  tout  pareil  enfin  aux  quartiers  de 
bœuf  qu'on  voit  aux  boucheries.  Entre  le  moment  de  sa  mort  et 
celui  où  il  a  atteint  cet  état  parfait,  il  s'est  écoulé  vingt  minutes. 

Ce  quartier  de  bœuf  s'en  va  dans  les  salles  froides,  l'une  a 
zéro,  l'autre  à  —  10°,  hypogées  obscurs,  éclairés  à  la  lumière 
électrique,  emplis  d'une  buée  glacée.  Nous  le  touchons,  il  est 
dur  comme  le  bois.  C'est  de  là  qu'il  partira  pour  l'Europe,  les 
viandes  grasses  pour  l'Angleterre,  les  viandes  maigres  pour  la 
France,  qui  les  préfère.  Dans  d'autres  salles,  ce  qui  fut  le  bœuf 
s'élabore  sous  nos  yeux.  Voici  de  grandes  cuves  où  flottent  les 
graisses  étirant  dans  l'eau  leurs  blanches  et  molles  dépouilles. 
Ainsi  lavées,  nous  les  revoyons  dans  une  salle,  mais  cette  fois 
sous  un  pressoir  de  bois.  Il  en  coule  une  sorte  d'huile  qui  pst 
la  margarine,  et  il  reste  sous  la  vis,  entre  les  planches,  un 
gâteau  plat,  blanc  et  cassant,  qui  est  la  stéarine.  Une  autre 
salle,  blanche  comme  une  salle  d'opérations,  est  occupée  par  des 
cylindres  de  verre  qui  tournent  lentement,  silencieusement.  lls; 


8%  REVUE     DES    DEUX    MONDES. 

Boni  eux-mêmes  remplis  d'une  niasse  brune,  visqueuse,  qui  res- 
semble à  de  la  colle,  et  qui  est  de  l'extrait  de  bouillon.  Au  sortir 
■  If  ce  laboratoire,  nous  entrons  dans  une  immense  cuisine, 
pleine  des  vapeurs  et  de  l'odeur  du  ragoût;  on  y  fait  les 
conserves.  Les  boites  où  seront  enfermées  ces  conserves  sont 
fabriquées  un  peu  plus  loin  par  une  machine-putil,  qui  travaille 
Iniiio  seub',  plie  et  assemble  les  feuilles  de  fer-blanc.  La  chambre 
où  ces  boites  seront  remplies  est  une  vaste  ruche,  à  l'entrée  de 
laquelle  les  ouvriers  sont  examinés  par  une  manucure.  La  boite 
remplie  est  fermée  dans  le  vide,  pour  que  l'air  ne  corrompe 
point  la  viande.  Nous  voyons  par  un  œilleton,  dans  l'intérieur 
de  la  cloche  pneumatique,  une  goutte  d'étain  en  fusion  assurer 
la  fermeture.  On  peint  encore  la  boite  en  bleu,  et  après  ce  der- 
nier travail  nous  la  reconnaissons  :  c'est  le  singe  que  l'on  man- 
geait pendant  la  guerre.  Nous  sortons,  en  longeant  des  sabots 
qui  ressemblent  à  un  tas  de  coquillages,  et  qui  seront  emportés 
pour  faire  de  la  corne.  Depuis  le  plus  haut  étage,  où  les  ani- 
maux se  sont  hissés  vivants,  nous  les  avons  vus  qui  descendaient 
en  fragments,  découpés,  élaborés,  pressés,  cuits,  mis  en  boite. 
A  chaque  étage,  ce  qui  est  resté  inutile  redescend  à  l'étage  infé- 
rieur. Le  sang  dans  lequel  nous  avons  marché  coule  dans  des 
rigoles.  Et  des  derniers  résidus  on  fait  de  l'engrais.  Nous  sortons 
enfin  de  cette  usine  diabolique  où  l'être  vivant  divisé  en  par- 
celles est  expédié  aux  quatre  coins  du  monde,  sa  chair  en  Europe 
et  sa  corne  au  Japon.  Et  la  vedette  qui  nous  emmène  longe 
encore  un  bateau  lent  et  lourd,  dont  le  ventre  est  plein  d'os 
blanchissants. 

Naturellement,  cette  utilisation  de  la  viande  a  augmenté  la 
valeur  du  bétail.  On  a  commencé  à  se  préoccuper  d'améliorer 
la  race.  Et  par  des  croisements,  par  des  soins,  par  une  nourriture 
choisie  on  est  arrivé  aux  résultats  extraordinaires  que  j'ai  vus 
au  concours  agricole  de  Montevideo.  Ce  concours  agricole  n'est 
pas,  comme  le  nôtre,  abandonné  aux  spécialistes.  Tout  le  monde 
y  va,  toutes  les  fortunes  dépendant  de  l'élevage.  Les  animaux 
exposés  surprennent  les  yeux  de  ceux  qui  ne  sont  accoutumés 
qu'à  notre  bétail  de  Normandie  ou  du  Charolais.  Imaginez  non 
point  des  animaux,  mais  des  parallélipipèdes  de  chair.  Le  dos 
est  plat  et  carré  comme  une  table.  Les  lianes  verticaux  des- 
cendent à  angle  droit,  et  vont  presque  jusqu'au  sol.  Le  tout  est 
monté  sur   quatre  pieds,  comme  une  commode.  Je  demandais 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  391 

qu'on  m'expliquât  la  différence  entre  le  premier  et  le  second 
prix,  car  j'étais  incapable  d'en  démêler  aucune.  On  me  fit  voir 
alors  que  le  second  prix,  à  l'endroit  où  le  ventre  rejoint  la 
cuisse,  était  marqué  d'une  très  légère  inflexion.  C'était  autant 
de  viande  de  moins.  Le  premier  prix  n'avait  pas  ce  défaut.  11 
n'était  qu'une  masse  de  chair  exacte  et  cubique.  Un  taureau  qui 
atteint  ces  formes  parfaites  vaut  parfois  100  000  francs.  Natu- 
rellement on  ne  l'emploie  pas  au  vulgaire  travail  de  faire  un  veau 
à  n'importe  qui.  Il  produit  lui-môme  des  reproducteurs,  qui 
ont  la  charge  de  l'accroissement  du  cheptel.  Il  n'est  pas  le  père 
,  du  troupeau  ;  il  en  est  le  grand-père.  Ces  bêtes  prodigieuses  sont 
d'ailleurs  extrêmement  fragiles.  Mornes  et  immobiles,  souffrant 
qu'on  les  approche  et  qu'on  les  caresse,  ces  taureaux  n'ont  pas 
l'ombrageuse  fierté  de  leurs  ancêtres.  Ils  sont  mélancoliques 
comme  des  civilisés,  et  la  tuberculose  les  guette. 

W.    —   LES   GAUCHOS 

En  même  temps  que  se  produisait  dans  les  campos  urugua- 
yens cette  abondance  du  bétail,  il  se  formait,  du  croisement  des 
Européens  avec  les  Indiens  et  parfois  avec  les  nègres  amenés 
d'Afrique,  un  type  d'hommes  nouveau  :  le  gaucho.  Vêtu  d'une 
pièce  d'étoffe  ramenée  entre  les  cuisses,  et  d'une  autre  où  il 
passe  la  tète  et  qui  fait  manteau  sur  ses  épaules,  menant  une 
vie  errante,  toujours  à  cheval,  le  gaucho,  libre,  paresseux, 
joueur,  chevaleresque,  cruel  et  brave,  est  un  type  qui  disparait. 
Mais  il  est  bien  à  l'origine  de  la  race,  et  il  est  impossible,  si  on 
ne  le  connaît  pas,  de  comprendre  l'Uruguay  d'aujourd'hui. 

Ce  cavalier  solitaire  est  un  poète.  Il  n'est  pas  un  gaucho 
qui  ne  sache  jouer  de  la  guitare  et  chanter  un  couplet.  Mais  il  y 
avait  de  plus  dans  cette  société  primitive,  de  véritables  trou- 
vères, les  payadores.  Il  allaient  a  travers  le  pays,  la  guitare  à 
l'épaule.  On  s'assemblait  autour  d'eux.  Pendant  des  heures  ils 
improvisaient,  faisant  rire  et  pleurer  leur  rude  public.  Accueilli 
par  les  hommes,  aimé  par  les  femmes,  le  payador  est,  comme 
dit  Alberto  zum  Felde,  un  aristocrate,  la  fine  Heur  de  la  société 
gaucho.  On  lui  garde  la  meilleure  place  et  le  meilleur  mor- 
ceau (4  ). 

(1)    Alberto    zum   Felde.    Proceso    kistorico  del    Uruguay,  Montevideo    [dé- 
cembre 1919]. 

tome  lxv.   —  1921.  57 


898  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

!  liants  des  payadores,  sous  le  nom  de  tnilonf/as,  cielitos, 
çatûs,  tristes,  sont  à  l'ordinaire  des  couplots  de  quatre  vers  : 

Santos  Vega,  le  payador 

A  la  lointaine  renommée, 

Est  mort  en  chantant  son  amour, 

Comme  l'oiseau  dans  la  ramée. 

Mais  la  musique  de  guitare  qui  accompagne  le  couplet  veut 
cin-q  ou  six  vers;  le  chanteur  se  tire  d'affaire  en  répétant  le 
premier  vers  soit  une,  soit  deux  fois,  au  début  ou  à  la  fin. 

C'esl  d<^  la  poésie  des  gauchos  qu'est  née  toute  la  littérature 
du  Rio  de  la  Plata.  Et  aujourd'hui  encore  cette  poésie  spontanée 
n'a  pas  disparu.  Le  dimanche  dans  les  villages,  les  musiciens  se 
portent  des  défis  poétiques  et  se  répondent  en  copias  alternées, 
comme  des  bergers  de  Virgile. 

Le  gaucho  n'a  pas  seulement  donné  à  l'Uruguay  sa  littérature 
ei  son  caractère.  Il  a  déterminé  pour  une  forte  part  l'histoire 
politique  du  pays.  Au  début,  quand  il  errait  dans  les  campagnes 
au  milieu  des  troupeaux  sauvages,  la  terre  et  le  bétail  n'appar- 
tenaient à  personne,  la  propriété  n'existait  pas;  la  famille 
môme  n'a  guère  été  constituée  régulièrement  qu'à  partir  du 
xixe  siècle.  Né  d'unions  de  hasard,  il  vivait  au  hasard,  attrapant 
le  bétail  avec  le  lasso  ou  les  boléadores,  et  faisant  rôtir  la  viande 
sur  une  fourche  de  bois.  Le  cuir  suffit  à  le  vêtir,  et  même  à  le 
loger.  Un  voyageur  à  Montevideo,  en  4727,  compte  quarante 
maisons  de  cuir  contre  deux  en  matériaux  de  constructions. 
Dans  un  siège  soutenu  contre  les  Anglais,  la  brèche  est  aveuglée 
par  des  cuirs. 

Cependant  peu  à  peu,  le  pays  se  peuple,  le  sol  est  divisé,  la 
propriété  apparaît.  Des  gauchos,  les  uns  entrent  alors  dans  le 
cadre  de  la  société  régulière,  se  fixent  et  deviennent  péons  au 
service  des  propriétaires.  Les  autres,  rebelles  à  toute  fixation  et 
a  toute  loi,  se  retirent  dans  la  montagne  et  deviennent  des 
bandits,  les  matreros.  Au  début  du  xixe  siècle,  le  pays  présente 
l'aspect  suivant.  Les  tribus  indiennes  ont  été  refoulées  dans 
l'extrême  Nord;  la  montagne,  au  Sud  du  Rio  Negro,  abrite  la 
vaste  i^ociation  des  matreros.  Dans  le  reste  du  pays,  ça  et  là 
apparaissent  des  villes  naissantes  :  quelques  centaines  de  per- 

mes,  autour  d'une  chapelle  ou  d'un  fortin.  Ailleurs,  dissémi- 
nées,   les    estancias,  c'est-à-dire    un    groupe    de  bâtiments   où 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  899 

habitent  propriétaires,  intendants  et  péons.  Des  lieues  et  des 
lieues  de  terrain  désert.  Point  de  culture,  sauf  sur  une  petite 
zone  autour  de  Montevideo.  La  population  de  la  campagne,  aux 
trois  quarts  composée  de  gauchos,  comprend  vingt-cinq  mille 
habitants,  un  pour  8  kilomètres  carrés  (1).  La  capitale  en  com- 
prend quinze  mille.  Cette  ville,  fondée  soixante-dix  ans  plus  tôt, 
est  déjà  une  cité  importante,  la  première  place  forte  de  toutes 
les  colonies  espagnoles.  La  population  est  formée  en  partie 
d'Espagnols,  en  partie  de  fils  d'Espagnols  fixés  en  Amérique,  et 
qui  s'appellent  les  criollos,  en  partie  de  nègres  esclaves  et  de 
métis.  Il  n'y  a  aucune  industrie  que  celle  du  cuir,  l'Espagne  se 
réservant  le  commerce  de  tous  les  objets  manufacturés  et  inter- 
disant de  les  produire. 

Arrive  en  Europe  la  grande  secousse  de  la  Révolution  et 
des  guerres  de  l'Empire.  L'Espagne  abandonne,  ;dès  1795,  la 
lutte  contre  la  Révolution  française.  Bien  plus,  elle  s'allie  à  la 
France  contre  l'Angleterre.  Mais,  à  partir  de  1805,  la  victoire 
de  l'Angleterre  sur  mer  est  complète.  Les  colonies  espagnoles 
vont  se  trouver  sans  défense  contre  les  escadres  anglaises.  A 
vrai  dire2  celles-ci  ne  s'attaquent  pas  à  Montevideo  qui  est 
fortifié  ;  mais,  le  27  juin  1806,  elles  s'emparent  sans  peine  de 
Buerios-Aires.  Aussitôt  une  expédition  est  organisée  à  Monte- 
video pour  reconquérir  la  cité  portena  :  elle  est  mise  sous  le 
commandement  d'un  officier  français  au  service  de  l'Espagne. 
Liniers  s'embarque  le  3  août,  traverse  le  Rio,  et  le  12  délivre 
Buenos-Aires  en  faisant  prisonnière  toute  la  garnison  anglaise. 
Mais  les  Anglais  veulent  leur  revanche  ;  cette  fois,  ils  s'at- 
taquent à  Montevideo;  repoussés  d'abord,  ils  prennent  la  ville 
le  3  février  1807.  Et  de  Montevideo  comme  base  ils  dirigent 
une  nouvelle  expédition  contre  Buenos-Aires.  Dans  cette  ville, 
les  habitants  ont  déposé  l'incapable  vice-roi  et  ont  nommé 
Linïers  à  sa  place.  Liniers  bat  complètement  les  Anglais,  les 
contraint  à  capituler,  et  leur  impose  d'évacuer  le  Rio  de  la 
Plata  dans  le  délai  de  deux  mois.  Ils  quittèrent  Montevideo  le 
9  septembre. 

Mais  en  1808,  Napoléon  impose  comme  roi  à  l'Espagne  son 
propre  frère  Joseph.  Les  colonies  restent  fidèles  à  la  cause  des 

(1)  La  superficie  est  de  1  200  000  kilomètres  carrés.  Actuellement  la  densité  do 
la  population  (exception  faite  pour  l'agglomération  de  Montevideo)  est  de  4,07  par 
kilomètre  carré. 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anciens  souverains.  La  position  de  Liniers  devient  très  difficile. 
I  iiivernement  espagnol  qui  menait  la  lutte  contre  Napoléon 
le  destitua  et  le  remplaça,  en  1809,  par  Cisneros.  Les  Monte- 
vidéens  s'étaient,  dès  1808,  séparés  de  lui,  et  avaient  créé  un 
conseil  de  gouvernement  autonome,  présidé  par  un  colonel 
espagnol,  Xavier  de  Elio. 

En  mai  1810,  une  frégate  anglaise  apporta  à  Buenos-Aires 
la  nouvelle  que  Napoléon  était  le  maître  de  toute  l'Espagne.  La 
colonie  de  la  Plala,  qui  supportait  impatiemment  l'autorité  de 
la  métropole,  en  profila  pour  renverser  Cisneros  et  pour  procla- 
mer son  indépendance  le  25  mai  1810,  a  Buenos-Aires.  Mais, 
sur  l'autre  rive  du  Rio,  le  gouverneur  de  Montevideo  resta  fidèle 
à  l'Espagne. 

Il  y  avait  dans  ses  troupes  un  officier,  créole  d'origine,  qui 
avait  fait  ses  premières  armes  contre  les  matreros  et  qui  se 
nommait  José  Gervasio  Arligas.  A  la  suite  d'une  altercation  avec 
un  de  ses  chefs,  il  quitta  le  parti  espagnol  et  courut  à  Buenos- 
Aires  se  mettre  au  service  des  insurgés.  C'était  en  février  1811. 
En  même  temps,  la  bande  orientale,  c'est-a-dire  l'Uruguay 
actuel,  se  soulevait  à  la  voix  de  deux  paysans,  Viera  et  Bona- 
videz.  Arligas,  repassant  le  Rio,  revenait  se  mettre  à  la  tête  des 
insurgés,  le  9  avril. 

Arligas  a  donc  été  le  premier  chef  des  Orientaux  (c'est  le 
nom  officiel  des  Uruguayens)  ;  il  est  resté  aussi  le  héros  national.' 
Si  l'on  en  parle  ici,  ce  n'est  pas  pour  raconter  un  chapitre 
d'hisloire,  quoique  cette  histoire  soit  assez  inconnue  en  France, 
mais  parce  qu'il  est  resté  vivant  dans  les  mémoires.  Il  est 
comme  la  figure  héroïsée  du  gaucho.  Le  président  actuel  de  la 
République  orientale,  le  docteur  Brum,  m'ayant  fait  l'honneur 
de  me  recevoir,  m'a  d'abord  parlé  d'Arligas,  et  pour  me  mettre 
en  garde  contre  les  historiens,  m'a  rappelé  la  préface  de 
M.  Anatole  France  au  volume  sur  Les  Sept  femmes  de  Barbe- 
Bleue,  où  le  romancier  français  doute  de  l'histoire  de  Néron, 
écrite  par  ses  adversaires  politiques. 

Arligas,  avec  son  armée  de  gauchos,  rencontra  les  troupes 
espagnoles  à  quelques  lieues  de  Montevideo,  à  Las  Piedras,  et 
les  battit.  Elio  essaya  de  le  débaucher  en  lui  olfrant  le  titre 
de  général  et  de  l'argent.  Artigas  refusa.  Elio,  ne  sachant  plus 
que  faire,  appela  à  son  secours  les  voisins  du  Nord,  les  Portu- 
is  du  Brésil,  enchantés  d'intervenir  dans  les  affaires  d'un  pays 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  901 

qu'ils  convoitaient.  Devant  l'intervention  portugaise,  la  Junte 
de  Ruenos-Aires  prit  peur.  Elle  retira  ses  troupes  qui  avaient 
commencé  le  siège  de  Montevideo,  et  traita,  abandonnant  les 
Orientaux  qui  retombèrent  soUs  la  domination  espagnole. 

On  vit  alors  un  spectacle  extraordinaire.  La  population  n'ac- 
cepta pas  de  retomber  au  pouvoir  des  godus,  comme  les  gau- 
chos nommaient  les  Espagnols.  Et  plutôt  que  de  les  subir,  le 
peuple  presque  entier,  1G000  personnes,  sous  la  conduite  d'Ar- 
tigas,  abandonna  son  pays  et  se  retira  vers  le  Nord.  C'est  ce 
que  les  Orientaux  nomment  le  grand  exode.  A  la  tôle  du  convoi 
marchait  Artigas,  comme  autrefois  Moïse  à  la  tète  du  peuple  de 
Dieu.  Venaient  ensuite  des  escadrons  de  volontaires  en  armes, 
puis  la  foule  des  hommes,  des  femmes,  des  enfants.  Les  uns 
à  pied,  les  autres  à  cheval  ou  en  voiture,  confondus  avec  les 
troupeaux.  Le  cortège  avait  plusieurs  lieues  de  long.  Us  mar- 
chèrent plus  de  deux  mois  et  arrivèrent  à  la  hauteur  de  Sallo, 
sur  le  bord  du  fleuve  Uruguay.  Us  le  passèrent  et  campèrent 
enfin  sur  les  rives  de  l'Arroyo  Ayni,  où  ils  restèrent  quatorze 
mois.  Les  Portugais  partirent  en  août  1812;  les  Orientaux 
purent  alors  revenir  d'exil  et  recommencer  le  siège  de  Monte- 
video, où  le  gouverneur  espagnol  tenait  toujours. 

Cependant,  il  fallait  organiser  le  pays.  Un  congrès  des 
Orientaux  se  re'unit  le  4  avril  1813,  et  décida  de  former  une 
confédération  avec  la  République  argentine.  Mais  le  gouverne- 
ment de  Ruenos-Aires  ne  voulait  pas  d'une  fédération  où  l'Uru- 
guay eût  été  autonome.  Il  considérait  le  pays  comme  une  simple 
province,  et,  en  décembre  1813,  il  organisa  un  gouverne- 
ment, prit  Montevideo  le  23  juin  I81i.  Du  coup,  les  Argentins 
se  trouvaient  maîtres  de  la  principale  ville  du  pays.  Us  pou- 
vaient penser  avoir  partie  gagnée.  Us  avaient  mis  à  prix  la 
tète  d'Artigas.  Mais  la  fortune  des  armes  tourna  contre  eux.  Un 
lieutenant  d'Artigas,  Rivera,  les  battit  à  Guyatos  le  10  jan- 
vier 1813,  et  les  contraignit  à  se  retirer.  Débarrassé  h  la  fois  des 
Espagnols  et  des  Argentins,  pour  la  première  fois  l'Uruguay 
était  libre.  Quatre  provinces  se  réunirent  à  la  province  orien- 
tale et  se  mirent  sous  la  protection  d'Artigas,  déclaré  protecteur 
des  peuples  libres. 

Mais  il  restait  environné  d'ennemis,  Argentins  au  Sud  qui 
le  considéraient  comme  un  révolté,  Portugais  au  Nord  qui  con- 
voitaient toujours  le  pays.  Ceux-ci  prirent  prétexte  de  la  mau- 


902  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vais.-  administration  de  Montevideo  qui  était  en  effet  terrorisé 
par  un  lieutenant  d'Artigas,  et  envahirent  le  pays  en  août  1816, 
avec  12OD0  soldats  aguerris.  Artigas  ne  pouvait  leur  opposer  que 
6000  gauchos.  Il  fut  battu.  Les  Argentins  acceptaient  bien 
de  les  secourir,  mais  à  la  condition  que  l'Uruguay  redeviendrait 
une  simple  province  argentine.  Artigas  répondit  qu'il  ne 
vin. Irait  pas  le  riche  patrimoine  des  Orientaux  au  vil  prix  de  la 
nécessité  et  continua  la  lutte.  Mais  les  forces  étaient  trop  iné- 
gales. Les  Portugais  entrèrent  à  Montevideo  le  20  janvier  1817. 
Artigas  continua  deux  ans  la  guerre  de  partisans.  Enfin,  après 
une  dernière  défaite,  il  se  retira  en  1820  au  Paraguay.  D'abord 
enfermé  dans  un  couvent,  il  fut  relégué  dansun  village  lointain. 
Pendant  trente  ans,  il  cultiva  la  terre  et  soigna  un  peu  de  bétail 
qu'il  avait  réuni;  le  dictateur  du  Paraguay  lui  faisait  une  pen- 
sion de  32  piastres  par  mois.  11  abandonnait  aux  pauvres  presque 
tout  son  médiocre  revenu.  Un  naturaliste  français,  Bonpland, 
vint  le  voir  dans  ses  vieux  jours  et  lui  porta  un  exemplaire  de  la 
Constitution  uruguayenne.  Artigas  baisa  le  livre  et  remercia  Dieu, 
les  larmes  aux  yeux,  d'avoir  délivré  sa  patrie.  Il  mourut  en  1850. 

Sur  ces  entrefaites,  en  effet,  l'Uruguay  avait  recouvré  sa 
liberté.  En  1822,  le  Brésil  s'était  détaché  du  Portugal,  et  les 
Orientaux  avaient  tenté  de  profiter  une  première  fois  de  cette 
division  pour  s'affranchir.  Ils  n'y  réussirent  pas,  et  le  seul 
changement  fut  qu'ils  passèrent  de  la  domination  portugaise  à 
la  domination  brésilienne.  En  1825,  une  nouvelle  tentative  fut 
faite  par  33  conjurés  qui,  débarqués  d'Argentine,  soulevèrent  le 
pays,  et,  avec  G00  gauchos,  vinrent  mettre  le  siège  devant  Mon- 
tevideo. Le  25  août,  une  assemblée  de  représentants,  réunis  à 
la  Florida,  déclare  l'Uruguay  libre  et  indépendant.  Cette  fois 
l'Argentine  se  rangea  aux  côtés  de  l'Uruguay.  Les  Brésiliens 
vaincus  firent  la  paix,  le  27  août  1828.  Celte  paix  reconnaissait 
l'indépendance  de  l'Uruguay.  Le  nouveau  pays  nomma  une  assem- 
blée constituante,  et  la  constitution  fut  jurée  le  18  juillet  1830. 
Ainsi  fut  fondée  la  République  orientale  de  l'Uruguay.  Elle 
comptait  alors  70 000  habitants. 

Mais  le  jeune  Etat  portait  les  germes  de  querelles  civiles. 
S  m  seulement  il  y  avait  parmi  les  Orientaux  un  parti  conser- 
vateur ou  blanc,  et  un  parti  avancé,  ou  rouge,  division  qui  est 
mi  m  une  à  tous  les  Etats  libres;  mais  il  y  avait  un  parti  cita- 
din, formé  par  l'élément  intellectuel  et  bourgeois  de  la  capitale, 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  003 

et  un  élément  campagnard,  formé  par  les  gauchos.  Ceux-ci,  pen- 
dant ces  longues  guerres,  avaient  formé  des  baml  is  sous  des 
chefs,  qu'on  appelait  des  caudi/los.  Ces  capitaines,  absolument 
indépendants,  n'étaient  nullement  disposés  à  reconnaître  le 
pouvoir  central.  De  là  une  lutte  entre  la  capitale  et  la  province, 
entre  les  caudillos  et  les  autorités  régulières,  qui  ont  dû  les 
détruire,  comme  dans  d'autres  pays  il  a  fallu  détruire  les 
féodaux. 

Ces  deux  séries  d'adversaires,  blancs  et  rouges,  d'une  par!, 
caudillos  et  citadins,  d'autre  part,  s'allient  diversement,  soit 
entre  eux,  soit  avec  l'étranger,  qui  est  lui-même  pareillement 
divisé.  Il  en  résulte  une  suite  interminable  de  guerres  et  de 
révolutions. 

Dès  1831,  les  Indiens  se  soulèvent  et  sont  massacrés.  En  1832, 
fa  guerre  civile  éclate.  Elle  dure  à  peu  près  sans  interruption 
jusqu'en  1838.  En  1839,  guerre  avec  l'Argentine,  compliquée 
de  guerre  civile.  Elle  dure  jusqu'en  1852.  C'est  ce  qu'on  appelle 
la  grande  guerre.  Montevideo  est  assiégé  pendant  neuf  ans. 
Alexandre  Dumas  a  écrit  l'histoire  de  ce  siège  dans  les  Mémoires 
qu'il  a  rédigés  pour  Garibaldi.  En  effet,  Garibaldi,  qui  mène  à 
cette  époque  la  vie  de  gaucho,  commando  les  G00  volontaires 
italiens  qui  prennent  part  à  la  défense  de  la  ville.  Toute  sa  vie 
il  gardera  le  costume  américain  :  le  poncho  blanc  et  le  grand 
chapeau. 

La  grande  guerre  h  peine  finie,  la  guerre  civile  recom- 
mence, une  première  fois  en  1854',  puis  de  18G3  à  18G5.  Le  parti 
blanc,  qui  gouvernait  depuis  1852,  tombe;  mais  aussitôt  la 
guerre  contre  le  Paraguay  éclate  et  en  cinq  ans  coûte  à  l'Amé- 
rique du  Sud  100000  morts  :  les  batailles  sont  d'un  acharne- 
ment incroyable;  à  celle  du  Iatay,  sur  3000  Paraguayens.il  y  a 
1000  morts  et  1500  blessés. 

A  cette  guerre  succède  une  nouvelle  guerre  civile,  conduite 
parle  colonel  Aparicio.  Elle  dure  deux  ans,  jusqu'en  1872.  Nou- 
velle révolution,  en  1875,  qui  laisse  de^  si  sanglants  souvenirs 
qu'on  appelle  cette  année  l'année  terrible.  Révolution  en  188G.  De 
1890  à  1894,  il  y  a  un  fait  nouveau  et  surprenant  :  un  président 
de  la  République  passe  les  quatre  années  de  son  mandat  sans 
guerre  civile.  C'est  le  premier  exemple  d'une  pareille  tranquil- 
lité. Mais  la  révolution  recommence  en  1894,  puis  en  1903  et 
en  1904.  Elle  s'achève  à  la  sanglante  bataille  de  Masollcr,  où  I 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(1  srnier  caudillo,  Saravia,  est  tue.  Celte  fois  l'ère  des  guerres 
civiles  est  terminée. 


V.    —    LA    REPUBLIQUE    URUGUAYENNE 

Cet  exposé  sommaire  était  nécessaire  pour  connaître  le  pays 
où  nous  nous  trouvons.  La  première  conséquence  de  la  bataille 
de  Masoller  a  été  de  donner  une  énorme  influence  au  chef  du 
parti  rouge,  à  qui  revenait  le  triomphe  définitif.  Il  s'est  trouvé 
de  jilus  que  ce  chef  a  été  un  homme  remarquable,  M.  Batlle,  qui 
a  orienté  toute  la  politique  orientale  et  qui  l'a  résolument  poussée 
vers  les  idées  les  plus  hardies.  Idéaliste  de  gauche,  démocrate  inté- 
gral, socialiste,  pacifiste,  partisan  de  l'égalité  des  sexes,  et 
presque  le  seul  anticlérical  du  pays,  il  a  fait  de  l'Uruguay  un 
champ  d'expériences  sociales.  Au  physique,  c'est  un  vieillard 
de  très  haute  taille,  le  visage  énergique,  les  cheveux  relevés, 
une  grosse  moustache  blanche,  la  bouche  lourde.  Son  œuvre  est 
immense.  Aux  ouvriers,  il  adonné  la  journée  de  8  heures  qui 
n'est  pas  un  droit,  mais  une  obligation,  l'indemnité  pour  les 
accidents  du  travail,  le  repos  par  roulement;  il  a  créé  l'office 
du  travail,  réduit  la  journée  pour  les  femmes  et  les  enfants, 
amélioré  l'hygiène  de  l'atelier,  créé  des  assurances  populaires, 
des  maisons  pour  les  ouvriers,  des  pensions  pour  la  vieillesse, 
supprimé  le  travail  de  nuit.  En  matière  de  législation,  il  a  aboli 
la  peine  de  mort,  créé  le  divorce,  donné  aux  enfants  naturels 
les  mêmes  droits  qu'aux  enfants  légitimes,  institué  la  recherche 
de  la  paternité,  fondé  l'égalité  des  sexes.  Une  loi  donne  même 
a  la  femme  cet  avantage  qu'elle  peut  demander  le  divorce  sans 
donner  de  motifs,  et  que  seul  un  délai  lui  est  imposé.  En  ma- 
tière de  politique  internationale  il  a  présenté  en  1907  à  la  Haye 
un  projet  intitulé  la  Paix  par  la  Force,  qui  est  déjà  la  Société 
des  Nations.  Il  a  préconisé  l'arbitrage  obligatoire.  En  matière 
religieuse,  il  a  séparé  l'Église  de  l'État  et  fondé  la  liberté  des 
cultes.  En  matière  financière,  il  a  fondé  la  banque  hypothécaire 
et  des  banques  d'assurances  modèles.  De  grandes  entreprises 
ont  été  nationalisées,  comme  par  exemple  les  usines  électriques, 
qui  ont  donné  de  bons  résultats,  et  le  port  qui  en  a  donné  de 
médiocres.  Il  a  développé  les  travaux  publics.  Il  a  multiplié  les 
écoles,  créé  des  lycées  à  la  campagne,  développé  l'éducation 
physique,  amélioré  l'hygiène  et  l'assistance.  De  quelque  façon 


VOYVGE    EN    URUGUAY.  90"> 

qu'on  le  juge,  on  ne  peut  méconnaître  la  vigueur  de  son  im- 
pulsion. 

Après  cent  années  de  guerres  ininterrompues,  on  comprend 
que  l'Uruguay  ait  cherché  à  s.'  donner  quelque  stabilité.  Tout 
le  monde  était  d'accord  pour  remplacer  la  vieille  constitution 
de  1830.  Celle-ci  avait  spécifié  qu'elle  ne  pourrait  être  changée 
que  par  le  vole  de  trois  législatures  successives.  Ce  résultat  a 
été  acquis  en  1913,  et  M.  Baille  a  présenté  alors  un  projet  de 
constitution,  dont  la  base  était  le  remplacement  du  président 
de  la  République  par  un  Directoire.  Cette  proposition  a  amené 
dans  le  parti  rouge  une  division.  Les  partisans  du  Directoire, 
ou,  comme  on  dit,  les  collégialistes,  donnaient  comme  argu- 
ments que  le  pouvoir  presque  dictatorial  du  président  de  la 
République,  d'ailleurs  contraire  aux  principes  républicains,  et 
dont  le  bon  exercice  dépend  de  la  qualité  de  l'homme  qui  en 
est  investi,  serait  moins  livré  au  hasard,  s'il  était  dans  les 
mains  de  plusieurs  hommes;  que  les  résolutions  seraient  mieux 
pesées;  que  les  ambitions,  dont  l'objet  serait  diminué,  seraient 
moins  âpres;  enfin  que  le  renouvellement  partiel  assurerait  la 
permanence  du  corps  en  môme  temps  que  son  changement.  Les 
adversaires  du  projet  répondaient  que  le  collégialisme  était  une 
institution  exotique,  et  qu'on  avait  d'autant  moins  de  raisons 
de  l'importer  qu'il  avait  partout  donné  de  mauvais  résultats; 
que  le  collège  se  transformait  aisément  en  oligarchie;  que  les 
fonctions  executives  n'exigeaient  pas  tant  de  délibérations;  et 
qu'enfin  l'expérience  qu'on  proposait  était  une  nouveauté 
périlleuse  pour  l'Etat. 

Finalement,  on  est  venu  à  un  compromis,  d'où  est  sortie  la 
nouvelle  constitution,  qui  est  entrée  en  vigueur  le  1er  mars 
4919.  Le  pouvoir  exécutif  y  est  subdivisé.  Il  est  exercé,  d'une 
part,  par  le  président  de  la  République,  d'autre  part,  par  un 
conseil  national  d'administration  de  neuf  membres.  Ces  deux 
titulaires  du  pouvoir  exécutif,  président  et  conseil,  sont  oppo- 
sés exactement  l'un  à  l'autre,  de  façon  à  balancer  leur  pouvoir 
et  à  le  neutraliser. 

Le  président  de  la  République  est  élu  par  le  peuple,  à  la 
majorité  simple  des  vo'ints,  la  République  ne  formant  qu'une 
seule  circonscription;  il  est  nommé  pour  quatre  ans,  et  ne  peut 
être  réélu  avant  la  fin  d'un  intervalle  de  huit  ans.  Ses  fondions, 
énumérées  dans  l'article  19,  sont  rangées  sous  vingt-quatre  titres. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

11  représente  l'État  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur;  il  maintient 
l'ordre  à  l'intérieur  et  la  sécurité  à  l'extérieur;  il  a  le  com- 
mandement supérieur  des  forces  de  terre  et  de  mer,  mais  il  ne 
Tcer  en  personne,  s'il  n'y  est  autorisé  par  l'assemblée 
générale  des  deux  Chambres,  et  si  cette  autorisation  ne  lui  est 
donnée  par  les  deux  tiers  des  membres  présents  ;  il  pourvoit 
aux  emplois  civils  et  militaires;  il  destitue  les  fonctionnaires 
pour  inaptitude,  omission  ou  crime,  mais  d'accord  avec  le  Sénat 
dans  les  deux  premiers  cas,  et  en  livrant  les  accusés  aux  tri- 
bunaux dans  le  troisième  ;  il  confère  les  grades  militaires  con- 
formément aux  lois,  avec  approbation  du  Sénat  pour  les  grades 
supérieurs;  il  nomme  le  personnel  diplomatique  et  consulaire, 
mais  d'accord  avec  le  Sénat;  il  nomme  les  chefs  de  la  police, 
mais  sur  une  liste  proposée  par  le  conseil  d'administration.  Il 
déclare  la  guerre,  mais  quand  elle  a  été  résolue  par  l'Assemblée 
générale,  et  seulement  si  l'arbitrage  est  impossible  ou  n'a  pas 
donné  de  résultat.  Il  conclut  les  traités,  mais  après  avis  du 
Conseil,  et  leur  ratification  est  soumise  au  pouvoir  législatif.  En 
un  mot,  on  a  pris  toutes  les  précautions  pour  le  tenir  de  court. 
On  lui  a  laissé  le  pouvoir  de  prendre  les  mesures  nécessaires 
en  cas  de  péril  intérieur  ou  de  commotion  intérieure;  mais  il 
doit  rendre  compte  au   conseil  dans  les  vingt-quatre  heures. 

Il  a  sous  son  autorité  les  ministres  des  Relations  extérieures, 
de  la  Guerre,  de  la  Marine  et  de  l'Intérieur.  Le  conseil  national 
d'administration,  composé  de  neuf  membres  élus  par  le  peuple, 
L-t  en  fonctions  pour  six  ans,  dispose  des  autres  ministères  et  en 
particulier  des  Finances.  C'est  le  conseil  d'administration  qui 
prépare  le  budget.  Ainsi  le  président  est  un  général  sans  finances, 
et  le  conseil  est  un  financier  sans  armée.  L'équilibre  est  obtenu. 
L'ombre  de  l'abbé  Sieyès  a  dû  bénir  cette  constitution. 

VI.    —    LES   LETTRES   ET    LES    ARTS 

Au  milieu  des  traverses  publiques  qui  semblaient  devoir 
l'an«;antir,  l'État  uruguayen  a  crû  avec  une  incroyable  rapidité. 
i>  Tu  000  habitants  en  1830,  la  population  a  passé  à  plus  d'un 
million.  Montevideo  a  passé  de  15  000  à  300  000.  Il  s'est  accru 
par  l'afflux  des  étrangers  et  principalement  des  Italiens.  Mais 
-  él rangers  sont  eux-mêmes  rapidement  absorbés.  A  la  fin  du 
xix*  siècle,  les  étrangers,  qui  forment  le  quart  de  la  population, 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  907 

possèdent  9  millions  de  pesos  de  plus  que  lés  indigènes  :  au  début 
du  xxe,  les  indigènes  possèdent  13  millions  de  plus  que  les 
étrangers  dans  la  capitale,  et  65  millions  dans  le  pays.  Com- 
ment expliquer  ces  chiffres,  sinon  par  ce  l'ait  que  les  étrangers 
sont  devenus  indigènes? 

En  môme  temps,  ce  jeune  peuple  que  nous  avons  vu  se 
former  d'éléments  si  rudes,  au  milieu  des  guerres  el  des  dis- 
cordes, à  peine  sa  sécurité  assurée,  s'épanouit  à  la  vie  de  l'esprit. 
Ce  qu'on  y  voit  aujourd'hui,  ce  sont  les  prémices  d'une  civili- 
sation qui  a  déjà  ses  grands  artistes. 

La  race  est  singulièrement  bien  douée;  très  intelligente  et 
très  sensible,  elle  donne  à  profusion  des  orateurs  et  des  poètes. 
J'ai  vu  à  Montevideo  entourer  d'une  vénération  particulière  le 
nom  de  Enrique  Rodo,  qui  est  mort  en  1917.  Critique  et  philo- 
sophe, il  est,  je  crois,  plus  élevé  qu'original.  Le  livre  célèbre 
qu'il  a  intitulé  Ariel  est  un  appel  à  la  jeunesse  qu'il  exhorte  à 
cultiver  le  sens  de  la  beauté  et  les  énergies  de  l'esprit.  «  Esprit 
délicat  et  élevé,  écrit  son  ami  M.  Contreras,  nourri  d'une  forte 
culture,  doué  d'une  clairvoyance  rare  et  de  cette  grâce  intel- 
lectuelle qui  dose  la  vérité  d'une  lumière  de  beauté,  il  est  en 
même  temps  un  idéologue  profond  et  subtil...  Il  a  su  dire  la 
parole  suprême  d'idéalité  et  de  fraternité  attendue  par  m»  jeunes 
démocraties...  Il  est  parvenu  à  préciser  le  véritable  idéal  com- 
mun auquel  doivent  tendre  nos  peuples...  Il  est  donc  pour  nous 
un  maître  représentatif,  semeur  d'idées  fécondes,  révélateur  de 
directions  propices,  annonciateur  du  désirable  apogée  futur.   » 

Ce  goût  des  livres  de  morale,  où  la  morale  se  colore  de 
poésie  et  prend  corps  en  symboles  et  en  contes,  cette  sagesse  au 
parler  harmonieux  me  semblent,  autant  que  j'en  puisse  juger, 
un  trait  de  cette  littérature  si  franchement  latine.  Un  des  meil- 
leurs romanciers  de  l'Uruguay,  M.  Carlos  Reyles,  a  composé  ses 
derniers  ouvrages  en  dialogues  allégoriques,  qui  sont  parfois 
d'une  singulière  beauté.  Le  dernier,  si  je  ne  me  trompe,  qu'il 
ait  publié,  est  une  sorte  de  réunion  des  dieux  grecs,  où  Phœbus 
d'une  part,  Bacchus  de  l'autre,  défendent  chacun  l'inspiration 
qui  leur  est  propre  ;  et  je  ne  sais  guère  de  page  plus  gracieuse 
et  plus  émouvante  que  celle  de  l'apparition  de  Pandore  qui. 
ayant  cru  répandre  tous  les  maux  sur  la  terre,  y  a  répandu 
tous  les  biens. 

Quand  on  suit  une  race  latine,  même  dans  son  établissement 


«JU8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  plus  lointain,  on  s'aperçoit  que  ce  sont  toujours  les  Douze 
grands  dieux  qui  y  président,  et  qui,  sous  un  ciel  si  éloigné  du 
ciel  romain,  restent  la  personnification  du  peuple  nouveau.  Sur 
les  bords  de  la  Plata,  avec  la  sagesse  latine  et  l'éloquence  espa- 
gnole, la  poésie  fleurit.  On  peut  dire  qu'elle  est  universelle,  et 
que  le  don  poétique  est  répandu  partout.  Ici  il  faut  citer  d'abord 
l'épopée  aujourd'hui  classique  de  M.  Zorrillo  de  San  Martin, 
El  Tabare,  qui  a  été  traduite  en  français.  On  dit  qu'il  y  a 
aussi  de  fort  belles  choses  dans  les  Pereçrinos  de  piedro  de 
M.   llerreira-y-Reissig. 

Autant  la  poésie  fleurit  naturellement  sous  ce  beau  cielf 
autant  le  théâtre  y  a  été  tardif,  soit  par  un  jeu  contraire  des 
circonstances,  soit  par  un  effet  du  tempérament  national.  Non 
qu'on  n'aime  pas  le  théâtre  :  mais  l'usage  est  d'aller  au  théâtre 
espagnol  ou  français.  Cependant  depuis  une  vingtaine  d'années, 
il  s'est  développé  sur  les  bords  de  la  Plata  un  théâtre  national. 
Ce  théâtre  est  commun  à  l'Uruguay  et  à  la  République  Argen- 
tine, c'est-à-dire  aux  deux  rives  du  fleuve,  mais  beaucoup  d'au- 
teurs, parmi  les  mieux  doués,  sont  uruguayens;  Buenos-Aires 
leur  fournit  des  salles  de  spectacle,  des  acteurs  et  le  public 
d'une  ville  de  2  millions  d'habitants.  Ce  théâtre  que  je  connais 
par  la  seule  lecture,  m'a  paru  d'un  très  vif  intérêt,  et  je  ne 
sais  si  les  Orientaux  eux-mêmes  mettent  à  sa  vraie  valeur  un 
Florencio  Sanchez.  De  plus,  beaucoup  de  ces  pièces  sont  des 
documents  qui  nous  aident  à  comprendre  l'évolution  de  la  vie 
en  Uruguay. 

Il  y  a  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  une  troupe  de  cirque,  qui 
s'appelait  la  troupe  Podestâ,  avait  coutume  de  jouer,  à  la  fin 
du  spectacle,  sur  la  piste  même,  une  petite  pièce  qui  était 
une  histoire  de  gaucho.  Ces  saynètes  sont  l'origine  du  théàtro 
national  sur  le  Rio  de  la  Plata.  Un  jeune  auteur,  nommé 
Florencio  Sanchez,  qui  était  né  en  1875,  transporta  la  pièce 
gaucho  sur  les  théâtres  réguliers.  J'ai  sous  les  yeux  son  pre- 
mier ouvrage,  M-hijo  el  Uotor.  Mme  Blanca  Podesla  a  raconté 
comment,  tandis  qu'elle  jouait  au  théâtre  Comedia,  à  Buenos- 
Aires,  le  directeur  amena  à  la  fin  de  la  repétition  un  jeune 
homme  maigre,  osseux  et  mal  vêtu,  qui  serrait  dans  sa  main 
une  poignée  de  petites  feuilles  de  papier.  «  Messieurs,  dit  le 
directeur,  voici  un  grand  auteur  de  l'avenir.  »  Le  jeune 
homme   serra   les   mains,   timidement,   sans   dire  un   mot.   Il 


vov  \c.E   Ey    i  i;i  ..i  w.  909 

laissa  son  ouvrage,  qui  était  écrit  sur  des  formules  télégra- 
phiques. On  commença  à  répéter,  mais  l'auteur  ne  paraissait 
plus.  Le  concierge  lui  avait  refusé  la  porte,  comme  à  un  vaga- 
bond. On  décida  de  lui  remettre  une  avance  sur  ses  droits  d'au- 
teur, et  il  s'acheta  des  vêlements. 

Le  succès  de  la  pièce  fut  triomphal,  et  ce  triomphe  fut  mé- 
rité. Le  premier  acte  de  M'hijo  el  Dotor  est  sobre,  plein,  solide 
et  pathétique.  La  pièce  met  en  scène  une  des  façons  dont 
meurt  le  vieux  type  gaucho,  l'émigration  des  fils  de  la  ville  où 
ils  veulent  devenir  docteurs,  entendez  avocats,  médecins, 
architectes.  Dans  une  vieille  eslancia  de  type  colonial  (la 
maison  basse,  blanche,  rustique,  entourée  d'une  véranda),  vit 
le  vieux  gaucho,  don  Olegario,  avec  sa  femme  Mariquita. 
Leur  fils,  Julio,  qui  est  élevé  à  la  ville  et  qui  suit  les  cours  de 
l'Université,  est  venu  passer  quelques  jours  à  l'estancia.  C'est 
le  matin,  et  Julio  dort  encore.  Il  faut  voir  avec  quelle  colère  la 
vieille  Mariquita  fait  taire  le  petit  domestique  indien,  dont  la 
voix  perçante  va  réveiller  «  mon  fils  le  docteur.  »  Mais 
don  Olegario  voit  avec  mécontentement  les  nouvelles  mœurs. 
Son  fils  ne  lui  parait  ni  assez  respectueux,  ni  assez  soumis.  Il 
s'irrite  de  le  voir  dépensier.  Cet  Olegario  a  du  caractère  de  nos 
vieux  paysans,  et  on  croirait  par  moments  lire  une  pièce  écrite 
pour  le  Théâtre-Libre.  Julio  a  fait  des  dettes  à  la  ville,  Julio 
courtise  la  petite  Jésusa.  Il  n'est  pas  convaincu  que  tout  cela 
soit  très  grave,  et  il  essaie  d'expliquer  à  son  père  comme  il  est 
mieux  de  remplacer  le  respect  par  l'affection,  et  de  l'appeler 
«  vieux  »  au  lieu  de  lui  demander  sa  bénédiction.  Le  père  se 
contient,  puis  tout  à  coup  éclate.  Le  despote  reparait,  le  chef 
de  famille  absolu.  Il  crie  à  son  fils  :  «  A  genoux  I  »  et,  d'un 
coup  de  manche  de  fouet,  il  l'assomme  à  moitié.  Naturellement 
le  fils  quitte  la  maison,  et  le  père  meurt  de  chagrin. 

Non  seulement  le  paysan  gaucho  est  abandonné  par  ses  en- 
fants, qui  veulent  vivre  à  la  ville,  mais  il  est  peu  à  peu  évincé 
par  l'étranger.  C'est  le  sujet  d'une  autre  pièce  de  Sanchez,  la 
Giinç/a  (l'étrangère  et  plus  spécialement  l'Italienne),  qui  a  été 
représentée  en  1904.  Au  gaucho  à  la  vieille  mode  s'oppose  l'Ita- 
lien laborieux,  économe,  qui  lui  prête  de  l'argent,  et  qui  finit 
par  le  remplacer  sur  son  domaine.  Le  fils  du  gaucho  s'éprend 
de  la  fille  de  l'étranger.  La  maison  nouvelle  s'élève,  et  l'homme 
d'autrefois    a  le  bras  rompu  par    un  automobile,  symbole  des 


910  REVtJB    DES    DEUX    MODES. 

temps  nouveaux.  Farouche,  et  refusant  tout  autre  soin,  il  se 
l'ail  mener  sous  l'ombù,  l'arbre  traditionnel  du  campo,  s'étend 
entre  ses  racines  comme  entre  des  bras,  et,  chassant  tout  le 
monde,  exige  d'être  seul  pour  mourir.  Cette  fin  de  troisième 
acte  est  vraiment  très  belle.  Un  quatrième  acte,  qui  accommode 
les  choses,  n'ajoute  pas  au  mérite  de  la  pièce. 

Il  y  a  dans  l'œuvre  de  Florencio  Sanchez  trois  périodes  :  la 
première  est  faite  de  cette  peinture  de  la  campagne  et  des  gau- 
chos; la  seconde  est  faite  de  la  peinture  de  la  ville,  quartiers 
populeux  ou  hommes  dévoyés.  Il  y  a  dans  cette  série  une  pièce 
extraordinairemént  forte,  Los  Muertos,  où  un  homme  abject, 
abandonné  par  sa  femme,  affreusement  bafoué  par  l'amant  de 
cette  femme,  dont  il  est  le  jouet  bouffon  et  sinistre,  retrouve 
tout  à  coup  clans  l'ivresse  une  lueur  de  courage,  et  tue.  Enfin, 
dans  la  troisième  période,  Sanchez,  qui  a  été  jusque-la  surtout 
un  peintre,  en  vient  aux  problèmes  sociaux.  La  pièce  capitale 
de  cette  dernière  période,  Los  derechos  de  la  Salud,  est  l'histoire 
tragique  de  la  jeune  femme  tuberculeuse,  qui  se  sépare  de  ses 
enfants,  qui  ne  gouverne  plus  sa  maison,  qui  n'est  plus  la 
compagne  de  son  mari,  et  qui,  vivante,  voit  sa  place  prise 
insensiblement  par  sa  propre  sœur.  C'est  la  loi  de  fer,  qui  veut 
que  chacun  ne  demande  à  la  vie  que  ce  qu'il  est  en  état  de  rece- 
voir d'elle.  En  vain  la  pauvre  Luisa,  qui  n'est  plus  femme,  veut 
empêcher  la  réunion  des  deux  êtres  jeunes  et  sains.  Seul,  l'ar- 
tifice de  l'auteur,  qui  achève  sa  pièce  par  une  scène  assez  étrange 
Luisa  surprend  son  mari  et  sa  sœur  endormis,  mais  innocents, 
s'évanouit,  se  réveille  et  s'endort  elle-même,  ou  meurt,  on  ne 
sait),  empêche  le  drame  d'aller  à  son  horrible  dénouement.  Et 
l'ouvrage  semblerait  féroce,  si  on  ne  savait  que  Sanchez,  qui 
l'écrivit  en  1917,  devait  lui-même  mourir  peu  après  de  la 
même  maladie,  et  qu'il  se  condamnait  en  même  temps  que  son 
héroïne. 

Les  sujets  que  nous  avons  vus  dans  le  théâtre  de  Sanchez 
sont  ceux  de  tout  le  théâtre  uruguayen.  Tantôt  il  nous  montre 
les  images  de  la  vieille  société  gaucho.  C'est  ainsi  que,  dans  sa 
pièce  du  Lion  aveugle,  Herrera  a  peint  les  rudes  soldats  des 
guerres  civiles.  Tandis  que  l'aïeul,  qui  a  perdu  la  vue,  vit  au 
milieu  de  ses  souvenirs,  le  père,  appelé  à  une  nouvelle  guerre, 
•  -I  tué,  et  l'enfant,  qui  demande  comme  un  plaisir  de  tuer  lui- 
même  le  petit  agneau  qu'on  lui  a  donné,  est  déjà  féroce  comme 


VOYAGE    EN     URUGUAY.  011 

sa  race.  —  Tantôt  eu  sont,  au  contraire,  les  problèmes  sociaux 
et  moraux  qui  prennent  forme  et  figure.  Ainsi  les  Galets,  du 
docteur  Francisco  Imhof,  joués  en  1918,  sont  le  drame  de 
l'homme  de  quarante  ans,  Verdier,  usé  par  la  vie,  qui  a  cru  en 
vain  pouvoir  aimer  une  jeune  fille,  et  qui  s'aperçoit  que  son 
cœur,  irrémédiablement  corrompu,  n'est  plus  digne  d'elle.  De 
sorte  qu'il  rompt  les  fiançailles  et  parait  abandonner  Elena, 
quand  il  la  sauve  de  lui-même  et  la  préserve  des  trahisons 
futures.  La  rupture  entre  ces  deux  êtres  qui  s'aiment,  mais 
dont  l'un  ne  croit  plus  pouvoir  assez  aimer,  est  singulièrement 
douloureuse  : 

«  Elena.  —  Tu  m'aimes.  Je  le  sais.  Je  le  sens... 

Verdier.  —  Oui,  je  t'adore.  Et  parce  que  je  t'adore,  je  te  fuis. 
Je  ne  peux  te  donner  le  bonheur  auquel  tu  as  droit.  Mon 
amour  pour  toi  n'est  que  tendresse,  et  non  la  flamme  sacrée  qui 
ne  peut  plus  brûler  en  moi.    » 

Par  cette  pièce,  le  cycle  du  théâtre  se  ferme  pour  ainsi  dire 
et  revient  à  la  poésie  romantique,  qui  est  le  génie  même  de  la 
race.  Les  autres  sujets  traités  au  théâtre  ne  sont  que  quelques 
drames  historiques,  et  des  pièces  à  l'imitation  des  nôtres,  dont 
il  n'y  a  pas  lieu  de  parler  ici. 

VII.    —    LA    VIE    A    MONTEVIDEO 

Essayons  maintenant  de  nous  faire  une  idée  d'ensemble. 

Un  pays  à  peu  près  exclusivement  pastoral,  et  qui  de  ce  chef 
vient  de  connaître  pendant  la  guerre  une  prospérité  inouïe.  On 
peut  admettre  qu'une  estancia  ait  en  1919  rapporté  25  à  35 
pour  100  de  son  capital  cheptel.  Il  n'existait  probablement  pas 
de  meilleure  affaire  au  monde. 

Par  le  fait  même  qu'il  produit  la  viande  et  le  cuir  et  que  sa 
fortune  est  de  les  exporter,  le  pays  doit  en  retour  importer  les 
produits  de  l'industrie.  En  fait,  tous  les  objets  dont  on  se  sert 
en  Uruguay  viennent  de  l'étranger.  Le  gouvernement,  qui  le 
sait,  fait  son  principal  revenu  des  douanes  qui  frappent  et 
l'importation  et  l'exportation.  Comme  seconde  conséquence,  un 
prix  de  la  vie  très  élevé.  Pour  les  Français,  si  on  y  ajoute  le 
change,  la  situation  est  intenable.  Une  marmite  de  cuisine  vaut 
50  francs,  une  paire  de  gants  GO  francs,  une  boite  de  papier  à 
lettres  20  francs.  Je  compte  sur  le  change  de  1919,  où  le  franc 


912  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perdait  50  pour  100.  Depuis,  la  situation  a  sensiblement  empiré. 

La  guerre,  qui  a  enrichi  le  pays,  y  a  fait  sentir  en  même 
temps  les  mêmes  conséquences  qu'elle  a  répandues  sur  toute  la 
Lerre.  C'est  un  des  faits  les  plus  étranges  et  les  plus  instructifs 
de  notre  temps  que  les  mêmes  difficultés  que  nous  avons  vues  à 
Paris  se  retrouvent  h  Montevideo  :  crise  des  loyers,  crise  des 
logements,  crise  de  la  vie  chère,  crise  des  domestiques,  crise 
de  la  monnaie.  On  les  retrouverait  d'ailleurs  aussi  bien  à 
Londres,  à  New-York,  a  Berlin.  La  vérité  est  que  l'univers  est 
une  coque  vibrante,  et  qu'on  ne  peut  frapper  un  point,  sans 
que  toute  la  surface  retentisse.  Cette  vérité  est  peut-être  tout  le 
secret  de  la  politique  de  l'avenir. 

Une  vie  politique  intense.  Une  dizaine  de  grands  journaux 
généralement  très  bien  faits.  Deux  partis  :  le  parti  blanc  ou 
conservateur,  à  peu  près  homogène  avec  le  journal  El  Pais;  un 
parti  rouge,  qui  se  subdivise.  A  l'aile  avancée,  le  parti  Battliste, 
avec  le  journal  El  Dia.  Un  trait  caractéristique  de  cette  poli- 
tique, quelle  qu'en  soit  la  couleur,  est  d'être  faite  par  de  tout 
jeunes  gens  :  le  président  de  la  République,  M.  Brum,  a  l'âge 
où  l'on  commence  en  France  sa  carrière.  J'ai  vu,  en  1919,  les 
deux  frères  Buero,  l'un  ministre  des  Affaires  étrangères,  l'autre 
des  Finances,  et  qui  étaient  de  tout  jeunes  gens.  Le  sénateui 
Sosa,  qui  dirigeait  El  Dia,  n'était  guère  plus  vieux  qu'un  de 
nos  reporters  à  ses  débuts.  Cette  politique,  dans  un  jeune  pays, 
aura  nécessairement  une  autre  allure  que  la  nôtre  et  ne  craindra 
pas  les  aventures. 

En  fait,  un  pays  très  avancé,  où  les  lois  sociales  les  plus 
hardies  sont  appliquées.  Ces  expériences  qui  sembleraient  témé- 
raires ne  le  sont  pas,  étant  contrebalancées  par  la  richesse  fon- 
cière du  pays  et  par  le  conservatisme  des  mœurs.  Les  résultats 
non  plus  ne  peuvent  pas  nous  servir  d'exemple.  Ce  qui  peut 
être  retenu,  ce  sont  les  lois  d'assistance,  qui  sont  presque  par- 
faites. Je  cite  entre  beaucoup  d'autres  l'assistance  médicale.  Dans 
un  cas  urgent,  accident  ou  maladie  subite,  un  coup  de  téléphone 
suffit  pour  amener  le  secours  médical  gratuit.  Pour  les  riches, 
il  cesse  après  les  premiers  soins  ;  pour  les  pauvres,  il  se  prolonge. 

Ce  pays  est  en  voie  d'évolution.  De  la  campagne  qui  est  la 
cause  de  sa  fortune,  les  jeunes  gens  se  précipitent  vers  la  ville. 
L'Université  de  Montevideo,  neuve  et  magnifique,  sous  le  rec- 
torat intelligent   du    docteur   Barbaroux,    regorge  de   milliers 


VOYAGE    EN    UBtJGUAY.  913 

d'étudiants.  Non  seulement  l'enseignement  primaire,  mais 
l'enseignement  secondaire  et  supérieur  sont  gratuits.  Cette  idée 
généreuse,  fort  onéreuse  pour  l'Etat,  est  peut-être  une  cause 
de  l'engorgement  des  Facultés. 

La  société  est,  dans  son  fond,  très  imbue  encore  des  mœurs 
espagnoles,  ce  qui  est  d'autant  plus  singulier  qu'elle  comprend 
des  Italiens,  des  Tchèques,  des  Suédois,  mais  fondus  et  rema- 
niés sur  le  modèle  criollo.  La  séparation  entre  les  sexes  est 
presque  absolue.  Un  homme  ne  rend  point  visite  à  une  femme. 
Les  réceptions  n'existent  pour  ainsi  dire  pas.  Les  hommes 
invitent  leurs  amis  au  club,  mais  l'étranger  ne  franchit  guère 
le  seuil  de  la  maison.  Il  y  a  tout  au  plus  quelques  exceptions 
dans  le  corps  diplomatique.  Comment  ne  pas  nommer  M.  Auzouy, 
qui,  avec  sa  charmante  femme,  a  l'ait  de  la  légation  de  France 
un  des  centres  où  toute  la  société  se  réunit?  El  j'ai  été  encore 
témoin  de  l'accueil  chaleureux  qui  a  été  fait  à  M.  Risler  chez 
M.  Cuevas,  ministre  du  Chili. 

Tandis  que,  chez  nous,  la  vie  de  la  femme  ne  commence 
guère  qu'au  mariage,  en  Uruguay, 'par  une  loi  contraire,  les 
jeunes  filles  ont  une  certaine  liberté,  que  la  femme  n'a  plus. 
Non  seulement  les  jeunes  filles  vont  au  théâtre,  sortent  seules, 
se  fiancent  tôt  et,  dit-on,  plusieurs  fois,  mais  elles  ont  fondé  un 
club,  Entre  nous,  qui  donne  des  thés,  des  conférences,  et  qui  est 
gouverné  à  merveille.  Au  contraire,  les  femmes,  retenues  le 
plus  souvent  par  le  soin  de  nombreux  enfants,  ne  sortent  guère. 
Ceci  ne  les  empêche  pas,  j'imagine,  de  rester  jolies,  coquettes, 
capricieuses,  incertaines,  abondantes  en  paroles  un  peu  rauques, 
—  et  de  se  faire  habiller  à  Paris.  De  l'Espagne  encore,  vient 
cette  habitude  que  la  promenade  à  pied  serait  presque  un 
scandale.  Chacun  a  son  automobile,  de  même  qu'à  Séville,  il  y  a 
vingt  ans,  tout  le  monde  avait  sa  voiture. 

Je  n'ai  eu,  ni  à  Montevideo,  ni  à  Buenos-Aires,  le  sentiment 
d'une  société  ploutocratique,  où  chacun  fût  estimé  d'après  sa 
fortune.  Cette  brutalité  répugne  au  tempérament  latin.  En 
Uruguay  comme  en  Argentine,  chacun  parait  à  l'aise.  Il  y  a 
d'ailleurs  entre  les  deux  pays  une  différence  sensible.  L'Argen- 
tin est  fastueux  et  dépense  volontiers.  La  vie  lui  est  plus 
facile  ;  ceux-là  même  qui  s'étaient  ruinés,  s'ils  ont  eu  la  pru- 
dence de  garder  un  bout  de  terrain  de  leur  héritage,  se  sont 
retrouvés,  par  la  plus-value  du  sol,  plus  riches  qu'auparavant. 

TOME    LXV.    —    1921.  î)8 


Ml  ',  REVUE    DES    DE1   X    MONDES. 

L'Oriental,  sans  que  son  existence  suit  difficile,  a  un  peu  plus  à 
lutter.  Il  est  moins  riche.  Son  industrie  est  moins  avancée.  Il 
n'a  pas  le  même  goût  d'éblouir.  Il  y  a  quelque  chose  à  Monte  - 
\  ideo  de  la  parcimonie  des  petites  villes. 

La  race,  merveilleusement  intelligente,  a  une  culture  qui 
étonne.  Les  femmes  surtout  ont  tout  lu.  Deux  modes  frappent  le 
voyageur  :  l'une  est  le  goût  de  la  danse  classique,  qu'on  enseigne 
aux  jeunes  filles.  L'autre  est  le  goût  de  dire  des  vers.  Une  des 
premières  matinées  où  j'ai  assisté  était  consacrée  à  Musset.  J'ui 
entendu  dire  Lucie,  le  Saule,  Si  je  vous  le  disais,  avec  un  senti- 
ment un  peu  uniforme  de  mélancolie  sentimentale,  mais  avec 
un  sens  étonnant  du  rythme  et  de  la  poésie. 

Le  théâtre  est  fort  couru.  Deux  belles  salles,  le  Solis  et 
Yi'rquiza,  sont  remplies,  malgré  les  prix  extraordinairement 
élevés.  Je  ne  dirai  rien  des  tournées  françaises,  qui  seraient 
malheureusement  propres  le  plus  souvent  à  donner  l'idée  la  plus 
fausse  et  la  plus  misérable  de  notre  art.  Au  contraire,  Mme  Guer- 
rero  et  son  mari,  M.  Diaz  de  Mendoza,  viennent  tous  les  ans 
donner  la  primeur  du  théâtre  espagnol.  C'est  à  Montevideo  que 
j'ai  pu  entendre  la  dernière  pièce  de  Benavente,  la  Vestale  d'Oc- 
cident, qui  est  une  des  nombreuses  redites  de  l'histoire  du 
comte  d'Essex,  et  où  Mme  Guerrero  jouait  avec  un  talent  frémis- 
sant  le  rôle  de  la  reine  Elisabeth. 

Pour  la  musique,  le  goût  italien  l'emporte,  et  les  troupes  ita- 
liennes régnent  avec  une  autorité  soupçonneuse  et  jalouse.  Elles 
,envoient  des  sujets  remarquables  et  font  de  l'exécrable  musique, 
Kle  sorte  que  les  amateurs  de  phénomènes  sont  plus  contents 
que  les  amateurs  de  musique.  Mais  le  goût  public  est  encore  aux 
phénomènes,  et  à  la  musique  de  Puccini.  Le  ténor  qui  pousse 
sa  note  est  applaudi  avec  fureur  par  les  aficionados  des  galeries 
nqui  comptent  les  secondes  où  il  la  tient.  J'ai  vu  dans  la  Tosca, 
le  ténor  Gigli,  au  dernier  acte,  chanter  d'une  voix  si  chaude,  si 
forte  et  si  soutenue,  le  :  Jamais  je  n'ai  tant  aimé  la  vie,  que  les 
amateurs  furent  pris  de  délire.  Ils  voulurent  absolument  qu'il 
ri  commençât.  Sur  ces  entrefaites,  la  signora  Muzio  était  sortie 
de  >a  trappe,  comme  elle  le  doit,  pour  apparaître  sur  la  plate- 
forme du  château  Saint-Ange,  avec  une  toilette  blanche  fort 
parée.  Il  fallut  qu'elle  y  rentrât,  pour  que  son  camarade  pût 
recommencer  sa  phrase,  et  elle  se  replongea  dans  le  sous-sol 
avec  un  air  de  fureur  et  de  majesté. 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  913 

Hors  du  théâtre,  la  musique  n'existe  guère.  Il  n'y  a  pas.  à 
ma  connaissance,  d'orchestre  symphonique  permanent  à  Mon- 
tevideo. Et  parmi  les  compositeurs,  je  n'ai  à  signaler  que 
M.  Broqua,  auteur  d'oeuvres  charmantes  et  qui  a  4ké  >  Paris 
l'élève  de  la  Schola.  —  On  ne  doute  pas  que  ta  peinture 
donne  une  école  originale.  Elle  a  une  raison  de  fleurir  qui  se 
retrouve  à  l'origine  de  toutes  les  grandes  écoles  :  il  y  a  à  Mon- 
tevideo une  lumière  absolument  particulière,  à  la  fois  Ire- 
haute  et  perlée.  Cette  même  hauteur  du  ciel,  qui  semble  un 
trait  tout  à  fait  américain,  se  retrouve  à  New-York.  Mais  la 
lumière  qui  tombe  sur  New-York  est  froide,  dure  et  creuse. 
A  Montevideo,  avec  la  même  pureté,  la  lumière  est  enveloppée 
d'une  sorte  de  brume.  Les  jaunes-pàles,  les  bleus  en  vapeur  font 
avec  la  verdure  claire  une  harmonie  très  subtile.  Pour  la  tra- 
duire, toute  une  pléiade  de  jeunes  peintres  est  prête.  Beaucoup 
ont  étudié  a  Paris,  et  j'ai  eu  la  surprise  de  retrouver  au  petit 
musée  de  Montevideo  des  vues  du  Luxembourg.  D'autres  ont 
travaillé  aux  Baléares,  avec  S.  Rusinol,  et  font  en  Uruguay  un 
petit  foyer  d'art  catalan.  Il  faut  ajouter  enfin  qu'il  y  a  dans  l'art 
ancien  des  Indiens  guaranis  les  éléments  d'une  école  ornemen- 
tale, que  le  hasard  de  la  mode  amènera  peut-être  un  jour  à 
Paris.  Deux  motifs  y  sont  particuliers  :  d'abord  une  grecque, 
souvent  très  jolie,  tracée  comme  une  cursive  sur  la  panse  des 
vases,  de  sorte  que  la  pensée  de  l'ouvrier  abandonnant  sa  main 
distraite,  on  voit  le  motif  refléter  cette  distraction,  et  fléchir 
comme  une  écriture  sentimentale;  ensuite  une  interprétation 
décorative  du  visage  humain  avec  un  nez  en  U  raccordé  aux 
yeux  et  une  bouche  en  grille  par-dessous;  ce  motif  est  une 
variété  infinie,  et  souvent  très  décoratif. 

VIII.   —  VERS  LA   FRANCE 

J'ai  eu  à  plusieurs  reprises  l'occasion  de  montrer  comment 
les  Orientaux  aimaient  la  France.  Mais  il  y  aurait  de  l'ingrati- 
tude à  ne  pas  y  insister.  Appelé  à  Montevideo  par  une  fonda- 
tion généreuse  de  M.  L.  Supervielle,  dont  l'attachement  à  son 
pays  d'origine  s' es!  traduit  «le  cent  manières,  j'ai  eu  la  surprise 
de  voir  dans  la  salle  des  Actes  de  l'Université  un  public  jeune, 
qui  non  seulement  comprenait  notre  langue,  mais  qui  suivait 
au  delà  du  langage  les  nuances  les  plus  légère!  du  sentiment. 


^)16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ayant  à  parler  du  théâtre  contemporain,  on  m'avertit  qu'il 
n'était  pas  nécessaire  de  raconter  des  pièces  que  chacun  con- 
naissait. Et,  dans  les  conversations  mêmes,  j'ai  à  chaque  instant 
noté  les  signes  de  celte  connaissance  de  notre  littérature.  L'un 
se  llattait  de  posséder  la  collection  de  la  Bévue  depuis  l'origine. 
L'autre  me  parlait  des  écrivains  les  plus  récents. 

Notre  langue  est  non  seulement  parlée,  mais  écrite. 
Quelle  n'a  pas  été  ma  surprise  en  apprenant,  par  hasard, 
qu'une  des  plus  charmantes  jeunes  femmes  de  Montevideo, 
Mm*  Castro  de  Lerena  Acevedo,  compose  en  français  des  vers  qui 
circulent  sous  le  manteau.  J'en  voudrais  citer  au  moins  quel- 
ques-uns. 

Qui  pleure  à  ma  porte? 

—  C'est  le  Souvenir. 

—  Pour  une  âme  morte 
Pourquoi  donc  venir? 

C'est  la  mort  qui  passe? 

—  Ce  n'est  que  ton  cœur. 

—  Je  suis  à  sa  place, 
Répond  la  Douleur. 

On  frappe,  il  me  semble. 

—  C'est  le  pâle  Oubli. 

—  Prends  ma  main  qui  tremble, 
0  mon  seul  ami! 

Qui  souffre  en  silence? 

—  Ton  amour  blessé. 

—  Sous  la  terre  immense 
S'endort  mon  passé. 

Qui  chante  à  ma  porte? 

—  L'Espoir  immortel. 
Ouvre,  je  t'apporte 
L'Amour  éternel. 

Et  ces  deux  strophes  encore,  d'un  rythme  si  ferme,  et  si 
large,  et  si  pur  : 

Et  je  viens  maintenant,  comme  la  Madeleine 
Qui  près  de  Jésus-Christ  dénoua  ses  cheveux, 
Dérouler  à  vos  pieds  la  merveilleuse  chaîne 
De  mon  mystique  amour  de  vestale  sereine 
Gardant  le  feu  sacré  sous  les  regards  des  Dieux, 


VOYAGE    EN    URUGUAY.  917 

J'ignore  le  plaisir  et  la  caresse  impure; 
Je  rêve  d'un  amour  fait  d'astres  et  d'éther; 
Je  suis  un  clair  miroir  dans  la  sombre  nature, 
Qui  réfléchit  la  vie  immarcescible  et  pure. 
Prenez-moi,  lumineuse,  au  bord  du  gouffre  amer! 

Il  ne  faut  point  parler  d'inlluence,  mais  d'une  espèce  de  fra- 
ternité, singulièrement  émouvante,  qui  fait  qu'à  travers  les 
mers,  ce  peuple  aperçoit  dans  l'idéal  français  sa  propre  image, 
et  qu'il  vient  vers  nous  par  le  mouvement  naturel  de  son  être. 
A  la  Faculté  des  Sciences,  j'ai  pu  assister  à  un  cours  de  géogra- 
phie physique,  fait  par  le  distingué  directeur  de  l'Institut  météo- 
rologique. Il  s'agissait  de  la  circulation  atmosphérique,  et  dans 
son  cours  passaient  les  noms  et  les  idées  de  savants  français  : 
Teisserenc  de  Bort,  de  Tastes,  A.  Berget...  Une  des  gloires  de 
la  Faculté  de  Médecine  de  Montevideo,  le  docteur  Navarro,  est 
un  lauréat  de  l'Internat  de  Paris;  par  lui  la  science  française 
exerce  là-bas  son  influence  ;  un  autre  médecin,  le  docteur  Blanco 
Acevedo,  a,  pendant  la  guerre,  soigné  les  blessés  français  avec 
un  dévouement  égal  à  sa  science. 

Fraternité  lointaine,  récompense  que  la  France  d'autrefois 
a  gagnée  aux  Français  d'aujourd'hui.  Toute  la  souffrance  que 
notre  pays  a  acceptée  au  cours  des  âges  pour  la  justice  et  pour 
la  liberté  a  porté  ces  fruits  merveilleux.  Quand  je  suis  allé  en 
Uruguay,  je  revenais  de  Mayence,  et  j'avais  vu  ce  cimetière  où 
dorment,  encore  ignorés,  les  soldats  de  Kléber.  Et  voilà  qu'à 
trois  mille  lieues  de  là,  je  rencontrais  un  pays  qui  s'était  formé 
depuis  un  siècle,  sur  l'idéal  pour  lequel  ces  soldats  étaient  morts. 
Ce  pays  nous  rendait  en  amour  le  sacrifice  de  nos  pères.  Com- 
ment, à  ce  moment  émouvant,  ne  pas  penser  à  nos  soldats,  qui 
venaient  de  renouveler  par  centaines  et  centaines  de  mille  le 
même  sacrifice?  Comment  ne  pas  espérer  que,  dans  des  années, 
un  autre  voyageur,  au  bout  de  la  terre,  retrouvera  pareillement 
leur  mémoire,  et  que,  ce  sang  versé,  l'univers  délivré  nous  le 
rendra  encore  en  amour? 

Henry  Bidou, 


POÉSIES 


LES    LUMIÈRES    SUR    LA    MONTAGNE 


Beyrouth,  1919. 

Écoute,  un  son  de  flûte  au  loin  s'évanouit 
V ers  le  quartier  arabe  et  les  ruelles  basses, 
Et  d'invisibles  yeux  sur  le  bord  des  terrasses 
Se  remplissent  de  ciel,  de  douceur  et  de  nuit. 

La  plaine  de  Syrie,  à  l'ombre  de  ses  palmes, 

La  plaine  aux  chemins  roux,  la  plaine  aux  noirs  vergers, 

> l'est  plus  qu'un  long  parfum  d'iris  et  d'orangers, 

Qui  monte  et  va  mourir  parmi  les  dunes  calmes. 

La  ville  dort;  la  mer  soupire  vaguement  ; 
\]\  la  haute  montagne,  à  l'horizon,  profile 
Son  ombre  violette  et  sa  masse  immobile, 
Plus  -ombre,  dans  le  bleu  lacté  du  firmament. 

Kt  voici  que,  lii  bas,  sur  les  cimes  sans  voiles, 
S'égrfnant  Lentement,  des  lueurs  oni  germé, 
—  Joyaux  dans  les  cheveux  sombres  de  Salomé  :  — 
Les  villages  lointains  semblent  des  nids  d'étoiles. 


POÉSIES.  919 

Et  chacune  me  parle,  et  chacune  eu  tombant 
Prend  le  visage  ou  l'ombre  ou  la  voix  d'une  absente; 
Chaque  lumière  est  comme  une  àme  éblouissante 
Qui  rayonne  parmi  les  pierres  du  Liban. 

Ah!  Byblos  dort,  Sidon  croule  dans  l'ombre  antique 
Sous  la  grève  d'Asie  où  nous  nous  endormons. 
Et  la  haute  forêt,  qui  drapait  les  grands  monts, 
Ne  frémit  plus  qu'à  l'ombre  ardente  du  Cantique. 

Le  vent  brûlant  de  Tyr  qui  portait  vers  le  Nord 
Les  chants  phéniciens  aux  déesses  propices, 
Les  rumeurs  des  vaisseaux  et  l'odeur  des  épices, 
Traîne,  fétide  et  mou,  sur  un  village  mort. 

Nous  ne  connaissons  plus  les  voix  et  les  prunelles, 
Mais  au-dessus  du  temps,  de  l'ombre  et  du  destin, 
Descend  jusqu'à  nos  jours,  —  si  proche,  et  si  lointain  1  — 
Le  chant  mystérieux  des  âmes  éternelles. 


L'OMBRE    DE    REBECCA 

...  Et  voici  que  sortit,  sa  cruche  sur 
l'épaule,  Rébecca. 

Mes  sœurs  qui  descendez  vers  la  fontaine  close, 

Soutenant  sur  vos  fronts  l'amphore  de  grès  rose 

De  vos  bras  purs,  cerclés  d'un  bracelet  d'argent! 

Mes  sœurs  qui  vous  suivez  au  fond  du  soir  changeantl 

Mes  sœurs  qui  remontez,  lentes,  l'une  après  l'une, 

Vers  le  -village  blanc,  dans  la  montagne  brune, 

Lorsque  la  nuit  commence,  et  rend  presque  irréel 

Le  rythme  de  vos  corps,  élancés  vers  le  ciel  ! 

—  Longs  chapelets  vivants  aux  doigts  du  crépuscule  I  — i 

Vous  qui  longez  les  oueds  où  la  lumière  ondule, 

Écrasant  sous  vos  pieds  la  menthe  et  les  iris, 

Et  qui  vous  souriez  dans  l'eau  des  oasis! 

Femmes  d'Egypte  en  deuil,  sous  le  ciel  qui  s'étoile, 

Vous  dont  les  larges  yeux,  entre  l'ombre  du  voile, 

S'ouvrent  comme  hantés  d'un  étrange  sommeil, 


920  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pleins  de  la  volupté  brùlanle  du  soleil! 
Druse,  au  voile  flottant,  à  la  longue  paupière 
Qui  regardez,  assise  aux  fontaines  de  pierre, 
Le  soir  rose  flamber  à  travers  le  Liban  ! 
Femmes  de  Palestine  et  femmes  d'Ispahan  1 
Bédouine  aux  lourds  anneaux,  de  bleu  sombre  voilée 
Qui  vous  dressez  au  bord  des  lacs  de  Galilée, 
Comme  une  svelle  amphore  au  milieu  des  reflets  1 

Mes  sœurs  du  blond  désert  et  des  monts  violets! 

Dites-moi,  dites-moi  s'il  est  plus  difficile 
De  porter  jusqu'au  seuil  votre  amphore  fragile, 
Sans  verser  l'eau  profonde  au  chemin  cahotant, 
Ou  de  cacher  le  cœur  sans  répandre  sa  joie, 
Lorsqu'elle  monte  en  lui  comme  un  flot  qui  tournoie, 
Se  soulève  et  bouillonne  et  déborde  en  chantant. 


L'OMBRE    DE    LA    SULAMITE 


Je  sors  pour  le  chercher  et  je  ne  le  trouve  pas 
Je  l'appelle,  il  ne  me  répond  pas... 


J'ai  vu  la  Douleur  errer  par  le  monde! 

Elle  chantait  un  chant  tragique  et  suppliant, 
Semblable  au  chant  de  ces  pauvresses  d'Orient 
Qu'on  sent  confusément  dans  la  sieste  profonde 
Au  dehors  sur  le  quai  désert  et  flambo\ait. 

J'ai  vu  la  Douleur  errer  par  la  ville! 

Ses  pieds  divins  traînaient  dans  le  lit  des  ruisseaux, 
Elle  frappait  aux  seuils,  mendiant  un  asile  : 
Partout  on  la  chassait,  comme  un  oiseau  débile, 
Par  le  bruit  des  baisers  et  le  chant  des  berceaux. 


POÉSIES.  921 

Et  la  Douleur  vint  à  ma  porte  heureuse! 

Mais  ma  porte  était  close  et  le  verrou  fermé. 
Je  l'entendis  frapper  plus  loin,  mystérieuse, 
Là-bas,  vers  la  maison  où  vit  mon  bien-aimé. 
Et  j'entendis  son  pas  sonner  dans  l'ombre, 
J'entendis  aboyer  les  chiens!... 
Alors,  j'ouvris  ma  porte  à  la  passante  sombre, 
J'ouvris  toute  mon  àme  et  lui  criai  :  «  Reviens!  » 


LES    SAINTES    FEMMES 


Elle  répondit  :  «  Ordonnez  que  mes  fils  que 
voici  soient  assis   l'un  à  votre  droite,  l'autre 
à  votre  gauche  dans  votre  royaume.   » 
Saikt  Mathieu,  ch.  xx. 


Elles  songeaient  autour  du  feu  champêtre  assises. 
Le  soir,  d'été  noyait  les  plaines  indécises; 
Dans  l'air  calme,  au-dessus  des  guérets  bleuissants, 
S'étirait  la  fumée,  ainsi  qu'un  fil  d'encens. 


Leur  àme  s'attardait  aux  divines  paroles, 
Et  la  mère  de  Jean  disait  :  «  Des  auréoles 
S'apprêtent  pour  mes  fils,  le  Maître  l'a  promis. 
Il  a  su  les  choisir  entre  tous  ses  amis. 
Assis  à  ses  côtés,  dans  la  gloire  prochaine, 
Ils  seront  grands,  malgré  l'injustice  et  la  haine, 
Car  on  ne  saurait  voir  sans  murmure  et  sans  fiel, 
Qu'ils  passent  avant  tous  parmi  ceux  d'Israël.  » 

La  femme  de  Simon  disait  :  «  La  route  est  dure! 
A  quoi  bon  discuter  sur  la  gloire  future  ? 
Mais  ces  hommes,  voyez,  laissant  toute  raison, 
Ont  quitté  leurs  enfants,  leur  barque  et  leur  maison, 
Et  leur  àme  en  suivant  Jésus,  s'en  est  allée, 
Sillonnant  la  Judée  après  la  Galilée. 


022  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Femmes,  i!>  voni  ainsi  le  suivre  jusqu'au  bout; 

Nous  ne  sommes  plus  rien  pour  eux,  —  le  Maître  est  tout! 

Mais  vers  ces  ignorants  qu'est-ce  donc  qui  l'attire? 

Je  dirais  à  Jésus,  si  j'osais  le  lui  dire  : 

«  Les  Docteurs  de  la  Loi  sont  ceux  qu'il  vous  fallait, 

Ces  pécheurs  ne  sont  bons  qu'à  lancer  leur  filet  !  » 

La  mère  de  Thomas  branlait  sa  tète  grise   : 

«  Ce  royaume  de  Dieu,  cette  terre  promise, 

Femmes,  croyez-vous  donc  qu'il  soit  si  près  de  nous? 

Notre  peuple  l'attend,  il  l'implore  à  genoux, 

Meurtri,  mais  revivant  à  chaque  prophétie. 

Jésus  n'est  qu'un  prophète  annonçant  le  Messie.  » 

Et  toutes  se  taisaient.  Dans  leur  cœur  âpre  et  vain, 
Le  doute  fermentait  comme  un  obscur  levain. 

L'une  d'elles  pourtant  songeait  en  elle-même  : 
«  Ce  fils  de  charpentier  ceindra  le  diadème. 
Il  est  l'Emmanuel,  les  signes  sont  flagrants  : 
S'il  confie  à  mon  fils  la  bourse  des  errants, 
Que  ne  donnera-t-il  dans  sa  royauté  neuve  ? 
Et  l'or  entre  nos  mains  coulera  comme  un  fleuve, 
L'or  qui  hante  mes  nuits,  l'or  fauve,  l'or  puissant, 
Qui  fait  vaincre  une  armée  et  qui  lave  le  sang.  » 

Un  sourire  entr'ouvrait  ses  lèvres  ambiguës, 
Et  les  femmes  voyaient  ses  prunelles  aiguës 
Danser  devant  la  flamme,  et  ne  comprenaient  pas 
Pourquoi  riait  ainsi  la  mère  de  Judas. 


A    MARIE    MAGDELAINE 

Dis-nous  comment  tu  l'as  rencontré.  Magdelaine. 
Dis-nous  quand  tu  le  vis  pour  la  première  fois. 
L'Évangile  se  tait  sur  la  page  lointaine, 
Mais  la  page  toujours  frémit  entre  nos  doigls: 
El  dans  cette  bleuâtre  el  douce  Galilée 


POICSIES.  rl--j 

Nous  cherchons  les  temps  morts,  la  parole  envolée. 
Seule,  une  voix  d'oiseau  remplit  l'air  cristallin. 
L'asphodèle  fleurit  sur  la  berge  isolée 
Et  l'odeur  d'immortelle  embaume  le  chemin. 


Dis-nous,  dis-nous  comment  son  âme  a  pris  la  tienne 

Avant  l'heure  où  tu  vins,  pâle  et  déjà  chrétienne, 

Ployant  soûs  le  fardeau  des  jours  inexpiés, 

briser  ton  cœur  immense  et  brûlant  à  ses  pieds. 

Près  de  ce  même  lac  où  vont  les  mêmes  voiles 

Etait-ce  la  douceur  limpide  du  matin, 

Etait-ce  un  de  ces  soirs  effeuillant  les  étoiles 

Le  long  du  ciel,  ainsi  que  des  fleurs  de  jasmin? 

Ta  litière  suivait  peut-être  le  chemin 

Qui  serpente  vers  les  campagnes  violettes  ; 

Ta  litière  aux  rideaux  sonores  de  clochettes 

T'emportait,  les  yeux  longs,  meurtris  par  le  fard  bleu, 

Fière  dans  le  péché  de  tout  l'orgueil  hébreu. 

Les  femmes  détournaient  le  front,  les  jeunes  hommes 

Venaient  à  toi  :  «  Ta  joue  a  le  parfum  des  pommes, 

0  rose  de  Saron,  vin  puissant  des  celliers, 

Le  cœur  fond  en  voyant  palpiter  tes  colliers  1  » 

Et  comme  tu  passais,  dans  ta  grâce  immobile, 

L'homme  de  Nazareth  revenait  vers  la  ville, 

Las  d'avoir  voyagé  sous  le  jour  écrasant. 

Tu  vis  ses  mains  d'un  Dieu  qui  s'est  fait  artisan, 

Tu  vis  ses  pieds  poudreux  des  éternelles  routes, 

Son  front  où  la  sueur  perlait  à  larges  gouttes, 

Et  tes  veux  ont  croisé  le  regard  infini 

Quelle  voix  dans  ton  être  a  crié  :  «  Rabboni?  » 
Quelle  angoisse  t'a  fait  trembler  comme  une  palme? 

Ou  bien,  le  soir,  à  l'heure  où  divinement  calme 
La  lumière  s'éteint  sur  le  lac  pâlissant, 
Quand  la  tlùte  soupire  aux  lèvres  du  passant, 
Du  seuil  de  ta  maison,  vers  les  collines  molles, 
Tu  vis  se  rassembler  un  peuple  frémissant, 
Champ  fervent  où  tombait  le  grain  des  paraboles; 
Et  le  vent,  et  la  foule  emportait  les  paroles. 


!)2î  REVUE    DES    DEUX    RONDES. 

Sur  les  terrasses,  sur  le  lac,  dans  les  sentiers, 
Dans  l'aire  des  vanneurs,  sur  le  tour  des  potiers, 
Dans  le  cœur  des  lépreux  et  des  paralytiques, 
Bruissaient  en  volant  les  phrases  prophétiques. 
As-tu  prêté  l'oreille  aux  mots  mystérieux? 
Ah!  ce  soir-là,  celui  qui  baisait  tes  cheveux, 
Celui  qui  défaillait  au  parfum  de  ta  bouche 
Pressentit  en  souffrant  que  ton  regard  changeait, 
Et  n'a  plus  possédé  dans  l'étreinte  farouche 
Qu'un  corps  las  et  lointain  dont  l'àme  voyageait. 

Dis-nous,  dis-nous  comment  tu  l'as  vu,  Magdelaine. 

Est-ce  aux  heures  de  joie?  Est-ce  à  l'aube  incertaine, 

L'heure  pâle  où  l'esprit  contemple,  les  yeux  lourds, 

La  face  de  la  mort  sous  le  masque  des  jours  ? 

Est-ce  aux   heures  de  deuil?  Est-ce  aux  heures  de  doute? 

Toi  qui  savais  sa  voix,  sa  demeure  et  sa  route, 

Songe  à  ceux,  parmi  nous,  qui  le  cherchent  en  vain! 

Ah!  lorsque  tu  pleurais  sous  le  pardon  divin, 

Connaissais-tu  la  foule  immense  et  prosternée, 

Ames  de  tous  les  temps,  de  toute  destinée, 

Traînant  leur  invisible  et  douloureux  fardeau, 

Qui  baisait  en  tremblant  le  bord  de  ton  manteau? 

Connaissais-tu  ceux-là  qui  sont  dans  leurs  demeures, 

Attendant  et  souffrant,  interrogeant  les  heures, 

Comme  jadis,  non  loin  du  sépulcre  scellé, 

Doutait  le  groupe  morne  et  sombre  des  Apôtres? 

Et  ne  viendras-tu  pas  leur  crier  comme  aux  autres  : 

«  Ne  pleurez  pasl...  J'ai  vu  le  maître!...  Il  m'a  parlé!...  » 


%.  *  * 


LA 


MÉCANIQUE  D'EINSTEIN 


Lorsque  Baudelaire  écrivait  ' 

Je  hais  le  mouvement  qui  déplace  les  lignes, 

il  ne  pensait,  comme  les  physiciens  de  son  époque,  qu'à  ces 
déformations  statiques  connues  depuis  qu'il  y  a  des  hommes  et 
qui  regardent.  Ce  que  nous  avons  vu  de  l'espace  et  du  temps 
einsteiniens  nous  montre  qu'il  y  a,  en  outre,  des  déformations 
cinématiques,  dues  à  la  vitesse,  et  à  l'abri  desquelles  ne  se  trouve 
aucun  objet  sensible,  si  rigide  et  indéformable  qu'il  semble.  Le 
mouvement  déforme  donc  les  lignes  bien  plus  que  ne  pensait 
Baudelaire,  et  même  celles  des  plus  marmoréennes  statues. 
Cette  déformation-là,  qu'il  faut  aimer  et  non  haïr,  parce  qu  elle 
nous  rapproche  du  cœur  même  des  choses,  a  bouleversé  d'abord 
la  mécanique  entière. 

La  mécanique  est  à  la  base  de  toutes  les  sciences  expérimen- 
tales parce  qu'elle  est  la  plus  simple  et  parce  que  les  phéno- 
mènes qu'elle  étudie  sont  toujours  présents,  —  sinon  exclusi- 
vement présents,  —  parmi  les  phénomènes  objets  des  autres 
sciences  plus  complexes,  physique,  chimie,  biologie.  La  réci- 
proque n'est  pas  vraie.  Par  exemple,  il  n'y  a  pas  un  seul 
phénomène  chimique  ou  biologique  où  l'on  ne  doive  consi- 
dérer des  corps  qui  sont  en  mouvement,  qui  ont  une  masse, 
qui  dégagent  ou  absorbent  de  l'énergie.  Au  contraire,  les 
particularités  spéciales  d'un  phénomène  biologique,  ou  chi- 
mique, ou  physique,  par  exemple  l'existence  d'une  différence  de 
potentiel,  ou  d'une  oxydation,  ou  d'une  pression  osmotique  ne 
se  retrouvent  pas  toujours  dans  l'étude  des  mouvements  d'une 
masse  pesante  et  des  forces  agissant  sur  elle  et  par  elle.  Par 
rapport   à  la   mécanique,  la  physique,  la    chimie,  la   biologia 


'.rji',  l;l  \  M      DES     ni  l  \    MONDES. 

ont,  rangés  dans  ce1  ordre,  des  objets  de  complexité  croissante  et 
,|,  généralité,  ou,  pour  mieux  dire,  d'universalité  décroissante. 
(.  -  sciences  ont  une  dépendance  réciproque  qui  est  un  peu 
celle  du   tronc  d'un  arbre   ;ivec   ses  branches,  ses  rameaux  et 

fleurs.  Elles  sont  un  peu  aussi  entre  elles  comme  les  pièces 
emboîtées  des  mâts  sur  lesquels  les  télégraphistes  militaires 
fixent  leurs  antennes.  La  pièce  inférieure  du  mût,  plus  large, 
soutient  le  tout,  mais  ce  sont  les  pièces  supérieures  qui  portenl 
les  organes  délicats  et  compliqués.  L'objet  des  grands  synthé- 
listes  de  la  science  a  toujours  été  et  est  encore  de  ramener, 
comme  l'avait  tenté  Descaries,  tous  les  phénomènes  aux  phé- 
nomènes  mécaniques.  Que  ces  tentatives  soient  ou  non  fondées, 
qu'elles  puissent  un  jour  aboutir  ou  qu'elles  soient,  au 
(nul mire,  a  /triori  vouées  à  l'échec  parce  que  les  phénomènes 
jilivsico-biologiques  contiennent  peut-être  des  éléments  essen- 
tiellement irréductibles  aux  éléments  mécaniques,  c'est  une 
question  qui  a  été  et  qui  sera  encore  très  disputée.  Mais  quelles 
que  soient  à  cet  égard  les  attitudes  variées  des  penseurs,  ils 
sont  d'accord  sur  ceci  :  dans  tous  les  phénomènes  naturels,  dans 
tous  les  phénomènes  objets  de  science,  il  y  a  l'élément  méca- 
nique, pour  les  uns  élément  exclusif,  pour  les  autres  élément 
principal,  niais  seulement  partiel,  des  réalités  objectives. 

Si  je  rappelle  ici  tout  cela,  c'est  pour  en  arriver  à  cette 
cm  luMon  :  tout  ce  qui  change  la  mécanique,  change  du  même 
coup  l'édifice  des  notions  fondées  sur  elle,  c'est-à-dire  toutes  les 
antres  .sciences,  toute  la  science,  et  notre  conception  de  l'Univers. 

Or  nous  allons  voir  que  la  théorie  d'Einstein,  par  une 
cniiMJqueiice  immédiate  de  ce  qu'elle  nous  a  enseigné  déjà 
du  temps  et  de  l'espace,  bouleverse  de  fond  en  comble  la  méca- 
nique classique.  C'est  pour  cela,  et  par  cela  surtout,  qu'elle  a 
porté  dans  l'édifice  un  peu  somnolent  de  la  science  traditionnelle 
un  ébranlement  dont  les  vibrations  ne  sont  pas  près  de  cesser. 
Mais,  en  abordant  la  mécanique  einsteinienne,  nous  aurons  la 
joie  dépasser  des  conceptions  un  peu  trop  exclusivement  géomé- 
triques et  psychologiques  de  temps  et  d'espace,  à  l'étude  directe 
des  i '-alités  sensibles,  des  corps;  ici  nous  pourrons  confronter 
I a, théorie  ej  Ifl  réalité,  les  prémisses  mathématiques  et  les  véri- 
ficaUons  substantielles,  et  nous  aurons  le  plaisir  de  voir  parles 
laits,  par  l'expérience,  ça  qu'il  faut  penser  de  tout  cela.  Entre 
les  anciennes  manières» de  concevoir  et  la  nouvelle,  nous  pour- 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  027 

rons  choisir  en  connaissance  de  cause  d'après  dos  critères 
visibles.  En  un  mot,  et  si  j'ose  employer  cette  image,  tant  qu'il 
s'agissait  des  notions  d'espace  et  de  temps,  qui  ne  sont  que  d<s 
cadres  assez  vides  par  eux-mêmes,  des  vases  intéres-:mts 
surtout  par  les  liquides  qu'ils  contiennent,  nous  étions  un  peu 
comme  ces  jeunes  gens  qui  doivent  choisir  entre  deux  fiancées 
d'après  la  seule  description  qu'on  leur  en  a  faite.  Ainsi  non-, 
allons  voir  maintenant  de  no<  propres  yeux.  »'t  à  l'œuvre,  les 
deux  prétendantes  à  notre  dilection  :  la  science  classique  e!  la 
théorie  d'Einstein.  Nous  les  verrons  toutes  deux  mettre  la  main 
h  la  pâte  des  faits,  et  nous  pourrons  comparer  et  goùt'M-  les 
mets  délectables  qu'elles  en  auront  respectivement  tirés  pour  la 
nourriture  de  notre  esprit. 

Les  théories  ne  valent  qu'en  fonction  des  faits,  et  celles  qui, 
comme  tant  de  métaphysiques,  ne  trouvent  point  de  critère  réel 
pour  les  départager,  valent  toutes  également.  L'expérience, 
source  unique  de  la  vérité  et  dont  Lucrèce  disaif  déjà 

uiide  omnia  crédita  pendent 

les  faits  sensibles,  voilà  ce  qui  va  juger  le  système  einsteinien. 

Le  résultat  de  l'expérience  de  Michelson,  que  l'on  ne  peut 
mettre  en  évidence  aucune  vitesse  de  la  terre  par  rapport  ;ni 
milieu  dans  lequel  se  propage  la  lumièrr-,  ce  fait,  avons-n<>u^ 
dit  déjà,  revient  à  ceci  :  on  ne  peut  par  aucun  moyen  constater, 
réaliser  une  vitesse  supérieure  à  celle  de  la  lumière.  Cette  con- 
séquence de  l'expérience  de  Michelson  gagnera  peut-être  à 
être  déduite  sous  une  forme  tout  à  fait  tangible.  Voici  une  image 
qui  nous  le  permettra. 

Dans  je  ne  sais  plus  quel  roman  astronomique,  un  obsen 
teur  imaginaire  est  supposé  s'éloigner  de  la  terrr  avec  une 
vitesse  supérieure  à  celle  de  la  lumière,  '100000  kilomètres  par 
seconde,  par  exemple,  tout  en  maintenant  s«is  yeux  (munis  au 
besoin  de  puissantes  brsieles)  constamment  dirigés  vers  ce  petit 
globe  fébrile.  Que  va-t-il  arriver?  Notre  observateur  verra  évi- 
demment les  phénomènes  terrestres  à  l'envers,  puisque,  danssmi 
voyage,  il  rattrapera  successivement  des  ondes  lumineuses  qui 
ont  quitté  la  terre  avant  lui,  et  depuis  d'autant  plus  longtemps 
qu'elles  en  sont  plus  éloignées.  Notre  homme,  ou  plutôt  note- 
surhomme,  assistera  donc  au  bout  d'un  certnin  temps,  pnr 
exemple,  à  la  bataille  de   la  Marne.  Il  verra  d'abord  I.-  champ 


928  EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  bataille  couverl  de  morts.  Petit  à  petit  ces  morts  se  relève- 
ront pour  rejoindre  leur  poste  de  combat  et  finalement  ils  se 
rangeront  par  escouades  dans  les  taxis  de  Gallieni,  lesquels  rega- 
gneront Parisà  toute  vitesse  eten  marche-arrière,  arrivantau  mi- 
lieu de  la  population  inquiète  de  l'issue  du  combat  dont  nos  soldats 
ne  pourront,  et  pour  cause,  apporter  aucune  nouvelle.  En  un 
mot,  notre  observateur,  s'il  s'éloigne  de  la  terre  avec  une  vitesse 
supérieure  à  celle  de  la  lumière,  verra  les  événements  terres- 
tres  se  dérouler  en  remontant  le  cours  du  temps. 

Mais  les  choses  se  passeraient  très  différemment  si,  au  con- 
traire, notre  observateur  restant  immobile,  c'était  la  terre  qui 
s'éloignât  de  lui  avec  une  vitesse  de  500  000  kilomètres  à  la 
seconde.  Qu'arriverait-il  alors?  Il  est  clair  qu'en  ce  cas  notre 
observateur  verra  les  événements  terrestres  non  plus  à  l'envers 
mais  à  l'endroit;  avec  cette  différence  toutefois,  qu'ils  lui  paraî- 
tront se  dérouler  avec  une  majestueuse  lenteur,  puisque  les 
rayons  lumineux,  ayant  quitté  la  terre  à  la  fin  d'un  événement 
quelconque,  mettront  beaucoup  plus  de  temps  a  lui  parvenir 
que  les  rayons  ayant  quitté  la  terre  au  commencement. 

En  résumé,  les  phénomènes  observés  par  lui  étant  essen- 
tiellement différents  dans  les  deux  cas,  notre  observateur 
supposé  aurait  un  moyen  de  savoir  si  c'est  lui  qui  s'éloigne  de 
la  Terre  ou  si  c'est  la  Terre  qui  s'éloigne  de  lui,  de  déceler  la 
translation  vraie  de  la  Terre  dans  l'espace.  Translation  par 
rapport  au  milieu  qui  propage  la  lumière...  ce  qui  ne  veut  pas 
nécessairement  dire,  —  nous  l'avons  montré,  —  translation  par 
rapport  à  l'espace  absolu. 

Certes,  l'expérience  telle  que  nous  venons  de  la  concevoir  ne 
serait  pas  facile  a  réaliser  avec  les  ressources  actuelles  de  nos 
laboratoires.  Nous  ne  pouvons  pas  obtenir  des  vitesses  aussi 
fantastiques,  et,  si  nous  les  obtenions,  l'observateur  ne  distin- 
guerait pas  grand  chose.  Mais  nous  avons  pris  un  exemple 
énorme  et  les  résultats  en  auraient  été  énormes,  puisqu'il  ne 
s'agissait  de  rien  moins  que  de  renverser  l'ordre  des  temps.  Sup- 
posons que  nous  employions  des  moyens  plus  modestes,  les  résul- 
tats seront  plus  modestes,  mais  ils  devraient  d'après  les  anciennes 
théories  être  encore  appréciables  pour  nos  instruments.  Or 
l'expérience  de  Michelson,  —  qui  serait  en  plus  petit  celle  que 
nous  venons  de  décrire,  —  montre  que  les  différences  attendues 
ne  -"ut  pas  observées.  Donc,  les  prémisses  que  nous  avons  posées, 


REVUE     SCIENTIFIQUE.  ')2'1 

à  savoir  qu'il  p.-iit  exister  dos  vitesses  supérieures  à  celle  de  la 
lumière  dans  le  vide,  ne  correspondent  pas  à  la  réalité.  Donc 
cette  vitesse  est  un  mur,  une  limite  qui  ne  peut  être  dépassée. 

Voyons  les  conséquences.  Il  y  a  à  la  base  de  la  mécanique 
•  lassique,  telle  que  l'ont  fondée  Galilée,  Huyghens,  Newton, 
telle  qu'on  l'enseigne  partout  aux  lycéens,  un  principe  fondé 
en  dernière  analyse,  comme  tous  ceux  de  la  mécanique,  sur  l'ex- 
périence, —  c'est  celui  de  la  composition  des  vitesses.  Si  un 
navire  fait  en  eau  calme  du  10  kilomètres  à  l'heure  et  qu'il 
descende  un  fleuve  dont  la  vitesse  est  de  5  kilomètres  à  l'heure, 
la  vitesse  du  navire  par  rapport  au  rivage  immobile  sera, 
comme  on  peut  le  mesurer  et  le  constater,  égale  à  la  somme  de 
ces  deux  vitesses,  c'est-à-dire  à  15  kilomètres  à  l'heure.  C'est  le 
principe  de  l'addition  des  vitesses.  D'une  manière  plus  géné- 
rale, si  un  corps  part  du  repos  et  sous  l'action  d'une  force 
prend  en  une  seconde  une  vitesse  V,que  va-t-il  faire,  si  l'action  de 
la  force  se  prolonge  pendant  une  deuxième  seconde?  Il  prendra, 
d'après  la  mécanique  classique,  une  vitesse  2  V  (1).  Supposons, 
en  effet,  un  observateur  animé  d'une  vitesse  de  translation  V  et 
qui  se  croit  au  repos.  Pour  lui,  à  la  fin  de  la  première  seconde 
le  corps  parait  au  repos  (puisqu'il  a  la  même  vitesse  que  l'ob- 
servateur). En  vertu  du  principe  de  relativité  classique,  le  mou- 
vement apparent  de  ce  corps  doit  être  le  même  pour  notre 
observateur  que  si  ce  repos  était  réel.  C'est-à-dire  qu'à  la  tin  de 
la  deuxième  seconde,  la  vitesse  relative  du  corps  par  rapporta 
l'observateur  sera  V,  et  comme  l'observateur  a  déjà  une  vitesse 
V,  la  vitesse  absolue  du  corps  sera  2  V.  On  verrait  de  même 
qu'elle  serait  3  V  au  bout  de  trois  secondes,  4  V  au  bout  de 
4  secondes  et  ainsi  de  suite.  Elle  pourrait  donc  croître  au  delà 
de  toute  limite,  si  la  force  agit  pendant  assez  longtemps?  Oui, 
dit  la  mécanique  classique.  Non,  dit  Einstein,  puisqu'aucune 
vitesse  ne  peut  dépasser  celle  de  la  lumière  dans  le  vide. 

Nous  avons  supposé  tout  à  l'heure  un  observateur  qui  pos- 
sède la  vitesse  V  par  rapport  à  nous  et  qui  se  croit  au  repos. 
Pour  lui,  le  corps  observé  était  également  au  repos  au  début  de 


(1)  Comme  exemple  d'une  force  identique  agissant  pendant  des  temps  succes- 
sivement égaux  à  1,  2  ou  3,  on  peut  supposer  3  canons  de  même  calibre,  mai»  des 
longueurs  égales  à  1,  2,  et  3  et  dans  lesquels  les  charges  ou  plutôt  leur  force 
propulsive  sont  identiques  et  constantes.  On  constate  que  les  vitesses  initiales 
des  obus  sont  entre  elles  comme  1.2,  et  3. 

tome  lxv.  —   1921.  E>9 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  deuxième  seconde,  puisque  la  vitesse  était  la  même  que  celle 
de  l'observateur.  De  ce  que  le  mouvement  apparent  du  corps 
est  pour  cet  observateur,  pendant  la  deuxième  seconde,  ce  qu'il 
<l.iit  pour  nous  pendant  la  première,  la  mécanique  classique 
incluait    que    sa    vitesse    doublait    pendant   cette   deuxième 

'•mie.  Bile  avait  tort;  elle  ne  savait  pas  ce  qu'Einstein  nous 
la  appris,  que  le  temps  et  l'espace  dont  se  sert  cet  observateur 
sont  différents  des  nôtres.  Qu'est-ce  qu'une  vitesse  ?  C'est 
l'espace  parcouru  pendant  une  seconde.  Mais  l'espace  que 
mesure  ainsi  notre  observateur  en  mouvement,  et  qu'il  croit 
avoir  une  certaine  longueur,  est,  en  réalité,  pour  nous  immo- 
bile, plus  petit  qu'il  ne  croit,  parce  que  les  mètres  dont  il  se 
sert,  sont  —  nous  l'avons  montré,  —  raccourcis  par  la  vitesse, 

as  qu'il  puisse  s'en  apercevoir. 

Et  alors  les  vitesses  ne  s'ajoutent  plus  exactement  et  au  delà 
de  toute  limite,  comme  le  voulait  la  mécanique  classique,  par 
rapport  à  un  observateur  donné.  Sous  l'action  d'une  même  force, 
disait  l'ancienne  mécanique,  un  corps  subira  toujours  la  même 
accélération,  quelle  que  soit  la  vitesse  déjà  acquise.  Sous  l'action 
d'une  même  force,  dit  la  mécanique  nouvelle,  le  mouvement 
d'un  corps  s'accélérera  d'autant  moins  qu'il  sera  plus  rapide. 

Voici  par  exemple  un  mobile.  Dans  le  langage  des  physi- 
ciens,  ce  mot  n'a  pas  du  tout  le  même  sens  que  pour  les  mora- 
listes, puisque,  pour  les  premiers,  il  signifie  un  corps  en  mouve- 
ment, et  pour  ceux-ci  au  contraire  ce  qui  met  un  corps  en  mou- 
vement !  Sans  m'appesantir  sur  toutes  les  réflexions  que  suggère 
cette  antinomie  verbale,  qui  n'est  qu'un  exemple  de  tout  ce  qui 
sépare  la  morale  de  la  physique,  je  tiens  à  préciser  que  je  prends 
ce  mot  dans  le  sens  des  physiciens.  Soit  donc  un  mobile  anime 
par  rapport  à   moi    d'une  vitesse    de    200  000   kilomètres  par 

onde.  Sur  ce  premier  mobile  plaçons  un  observateur.  Celui- 
ci  projettera  dans  le  même  sens,  et  dans  les  mêmes  conditions 
que  nous  avons  fait,  un  deuxième  mobile  qui  aura  donc  par  rap- 
port à  lui  une   vitesse  de  200  000   kilomètres.   Mais  la  vitesse 

ii liant  de  ee  deuxième  mobile  par  rapport  à  nous  ne  sera 
pas,  comme  le  voudrait  la  mécanique  classique,  200000  + 
300000  =  400000  kilomètres  par  seconde.  Elle  sera  seulement 
21*7000  kilomètres  par  seconde.  Ce  que  le  deuxième  observateur 
•  ii  mouvement  croyait  être  200  000  kilomètres  (parce  que  ses 
lient  raccourcies  par  sa  vitesse)  ne  valait  donc  en  réalité 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  93  1 

que  77  000  de  DOS  kilomètres.  Comment  peut-on  calculer  cela? 
Mais  très  simplement  en  appliquant  la  formule  de  Lorentz  que 
j'ai  indiquée  (Revue  dvi  1"»  septembre,  page  327)  et  qui  donne  la 
valeur  de  la  contraction  due  à  la  vitesse.  On  trouve  alors  très 
simplement  ceci:  si  on  a  deux  vitesses  v,  et  v2,  et  si  on  appelle 
w  leur  résultante,  la  mécanique  classique  affirmait  que 

w  =  v4  +  v, 
la  mécanique  d'Einstein  montre  que  cela  n'est  pas  exact  el  que 
l'un  a  en  réalité    G  étant  la  vitesse  delà  lumière) 

w  ■  =  — 


Je  m'excuse  d'introduire  de   nouveau    ca  sera  la   dernière 

foisl)  une  formule  algébrique  dans  cet  exposé.  Mais  elle 
m'épargne  un  très  grand  nombre  de  périphrases  et  môme  de 
phrases,  et  elle  est  d'une  telle  simplicité  que  tous  les  lecteurs, 
et  ils  sont  assurément  nombreux, — avant  la  moindre  teinture  de 
mathématiques  élémentaires,  en  saisiront  immédiatement  la 
vaste  signification  et  les  conséquences. 

Cette  formule  exprime  d'abord  que,  si  grande  soit-elle,  la 
résultante  de  deux  vitesses  ne  peut  dépasser  la  vitesse  de  la 
lumière.  Elle  exprime  aussi  que  si  l'une  des  vitesses  com- 
posantes est  celle  de  la  lumière, la  vitesse  résultante  a,  elle  aussi, 
la  même  valeur.  Elle  exprime  enfin  qu'aux  faibles  vitesses  aux- 
quelles nous  avons  affaire  dans  la  pratique  (c'est-à-dire  lorsque 
les  vitesses  composantes  sont  beaucoup  plus  petites  que  celles  de 
la  lumière)  la  résultante  est,  à  très  peu  près,  égale  à  la  somme 
des  deux  composantes,  comme  le  voulait  la  mécanique  classique. 
Celle-ci  a  été,  ne  l'oublions  jamais,  édifiée  sur  l'expérience;  et 
on  comprend,  dans  ces  conditions,  que  Galilée  et  ses  successeurs, 
n'ayant  eu  affaire  qu'à  des  mobiles  relativement  lents,  soient 
arrivés  à  un  principe  apparemment  vrai  pour  eux,  mais  qui 
n'est  qu'une  approximation. 

Par  exemple,  la  résultante  de  deux  vitesses,  égales  chacune 
à  100  kilomètres  par  seconde  (ce  qui  dépasse  infiniment  les 
vitesses  réalisables  jadis  par  Galilée  et  Newton),  est  égale  non 
pas  à  200  kilomètres,  mais  à  199  km.  999  978.  La  différence  est 
;i  peine  de  22  millimètres  sur  200  kilomètres!  On  conçoit  que 
les  expériences  anciennes  n'aient  pas  pu  constater  des  diffé- 
rences bien  en  deçà  de  celle-ci. 


(2  RK\  I  L      DES    DEUX    MONDES. 

P  u  mi  les  vérifications  de  la  nouvelle  loi  de  composition  des 
vitesses,  on  peut  en  citer  une  qui  est  remarquablement  frap- 
pante  et  qui  ressort  d'une  expérience  déjà  ancienne  de  notre 
_  and  Fizeau. 

Supposons  un  tuyau  plein  d'un  liquide,  d'eau  par  exemple, 
el  que  parcourt  dans  sa  longueur  un  rayon  lumineux.  On  con- 
naît la  vitesse  de  la  lumière  dans  l'eau  (qui  est  bien  inférieur-' 
à  Ba  valeur  dans  l'air  ou  daus  le  vide).  Supposons  maintenant 
que  Peau  ne  soit  plus  immobile  dans  le  tuyau,  mais  coule,  cir- 
cule dans  celui-ci  avec  une  certaine  vitesse.  Quelle  sera,  à  la 
sortie  du  tuyau,  la  vitesse  du  rayon  lumineux  ayant  traversé 
ce  liquide  en  mouvement?  C'est  ce  que  Fizeau  s'est  demandé, 
en  variant  les  conditions  de  l'expérience.  La  vitesse  de  la 
lumière  dans  l'eau  est  d'environ  220000  kilomètres  par  seconde, 
c'est-à-dire  qu'il  s'agit  ici  de  vitesses  telles  qu'il  y  a  une  grande 
difierence  entre  la  loi  d'addition  classique  et  celle  de  la  méca- 
nique einsteinienne.  Or  les  résultats  de  l'expérience  de  Fizeau 
concordent  rigoureusement  avec  la  formule  d'Einstein  et  sont 
en  désaccord  avec  celle  de  la  mécanique  ancienne.  De  nom- 
breux observateurs,  et  récemment  le  physicien  hollandais 
Zeeman,  ont  repris  avec  une  extrême  précision  l'expérience  de 
Fizeau,  et  les  résultats  ont  été  identiques. 

Lorsqu'au  siècle  dernier  Fizeau  fit  celte  expérience,  on  avait 
certes  essayé  d'en  interpréter  les  résultats  numériques  à  la 
lumière  des  anciennes  théories.  Mais  cela  avait  conduit  à  des 
hypothèses  tout  à  fait  invraisemblables.  C'est  ainsi  que  Fresnel, 
pour  expliquer  les  résultats  de  Fizeau,  avait  été  obligé  d'ad- 
mettre que  l'éther  est  partiellement  entraîné  par  l'eau  dans  son 
mouvement,  mais  que  cet  entraînement  partiel  varie  avec  la 
longueur  des  ondes  lumineuses  propagées,  et  n'est  pas  la  même 
pour  les  rayons  bleus  ou  pour  les  rayons  rouges!  Conséquence 
absurde  et  inadmissible. 

La  nouvelle  loi  de  composition  des  vitesses  donnée  par 
Einstein  rend  compte,  au  contraire,  immédiatement,  et  avec 
une  extrême  exactitude,  des  résultats  de  Fizeau.  Ceux-ci  sont 
en  contradiction  avec  la  loi  classique.  Ainsi  les  faits,  arbitres  et 
critères  souverains,  montrent  ici  que  la  mécanique  nouvelle 
correspond  à  la  réalité,  l'ancienne  non. 

I  t  voilà  qui  déjà  nous  fait  toucher  du  doigt  la  beauté,  la 
vérité  profonde  (la  vérité  scientifique  étant  ce  qui  est  vérifiable) 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  933 

de  la  doctrine  einsteinienne.  Voilà  qui  nous  démontre  dès 
maintenant  en  quoi,  magnifiquement,  une  théorie  scientifique, 
une  théorie  physique  se  distingue  d'un  système  philosophique 
arbitraire  et  plus  ou  moins  cohérent. 

L'expérience,  juge  souverain,  décide  en  faveur  de  la  méca- 
nique einsteinienne,  contre  la  mécanique  classique.  Nous  en 
verrons  d'autres  exemples.  Nous  n'en  trouverons  aucun  qui 
prononce  en  sens  contraire. 

Mais  voici  bien  autre  chose.  La  nouvelle  loi  de  composition 
de  vitesses,  et  l'existence  d'une  vitesse  limite  égale  à  celle  de;  la 
lumière,  peuvent  s'exprimer  dans  un  langage  différent  de  celui 
que  nous  avons  employé  jusqu'ici.  Nous  n'avons  jusqu'ici  parlé, 
que  de  vitesses,  de  mouvements;  voyons  comment  les  choses  se 
présentent  lorsque  nous  examinons  en  même  temps  les  qualités 
particulières  des  objets  en  mouvement,  des  corps,  de  la  matière. 

Chacun  sait  que  ce  qui  caractérise  la  matière,  c'est  ce  qu'on 
appelle  l'inertie.  Si  la  matière  est  en  repos,  il  faut  une  force 
pour  la  mettre  en  mouvement.  Si  elle  est  en  mouvement,  il 
faut  une  force  pour  l'arrêter.  Il  en  faut  une  pour  accélérer  le 
mouvement.  Il  en  faut  une  pour  le  dévier.  Cette  résistance  que 
la  matière  oppose  aux  forces  qui  tendent  à  modifier  son  état  de 
repos  ou  de  mouvement,  c'est  ce  qu'on  appelle  l'inertie.  Mais 
les  divers  corps  peuvent  opposer  à  ces  forces  une  résistance  plus 
ou  moins  grande.  Si  une  force  est  appliquée  à  un  objet,  elle  lui 
imprimera  une  certaine  accélération.  Mais  la  même  force  appli- 
quée à  un  objet  différent  lui  imprimera  en  général  une  accélé- 
ration moindre.  Un  cheval  de  course  déployant  son  effort  maxi- 
mum détalera  plus  vite,  s'il  porto  un  minuscule  jockey,  que  s'il 
porte  un  cavalier  de  cent  kilos.  Un  cheval  de  trait  démarrera  à 
plus  grande  vitesse  si  le  chariot  qu'il  traîne  est  vide  que  s'il  est 
chargé  de  marchandises.  Vous  pourrez  mettre  une  charrette  en 
mouvement  avec  le  même  effort  qui  n'ébranlerait  pas  un  train 
de  chemin  de  fer. 

Lorsqu'une  locomotive  traînant  cinq  wagons  démarre  brus- 
quement, la  vitesse  imprimée  au  train  pendant  la  première 
seconde  est  (à  une  constante  près)  ce  qu'on  appelle  son  accéléra- 
tion. Si  la  locomotive  démarre  dans  les  mêmes  conditions  en 
traînant,  non  plus  cinq,  mais  dix  wagons  identiques  aux  pre- 
miers (abstraction  faite  des  frottements  des  roues),  on  remarque 
que  l'accélération  est   deux  fois  plus  petite.   De  là  provient  la 


REVU1      il-    m  l  X    MONDES. 

notioD,  Introduiia  dans  la  science  par  Newton,  de  la  masse  des 

ps,  tjui  .-ii  mesure  l'inertie.  Si,  dans  notre  exemple,  la  loco- 
laotive  produit  une  accélération  deux  fois  plus  petite  la  seconde 
fois,  cela  s'exprime  en  disant  que  la  masse  des  dix  wagons  est 
double  de  celle  des  cinq  premiers.  Supposons  qu'il  ne  s'agisse 
plus  de  wagons  identiques,  mais  de  plateformes  chargées  de 
marchandises  très  différentes  et  très  inégalement  lourdes.  Si  on 
trouve  que  l'accélération  produite  par  la  locomotive  est  la  même 
pour  trois  wagons  chargés  de  blé  et  pour  un  seul  wagon  chargé 
de  lingots,  ou  dira  que  ceux-là  ont  au  total  la  même  masse  que 
celui-ci  Autrement  dit,  et  en  un  mot,  les  masses  des  corps  sont 
des  données  conventionnelles  définies  par  ce  fait  qu'elles  sont 
proportionnelles  aux  accélérations  produites  par  une  même 
force.  Autrement  dit  encore,  la  masse  d'un  corps  est  le  quotient 
de  la  force  qui  agit  sur  lui  par  l'accélération  qu'il  lui  imprime. 
Poincaré  disait  pitloresquement  :  Les  masses  sont  des  coeffi- 
cients qu'il  est  commode  d'introduire  da?is  les  calculs! 

S'il  c-l  une  propriété  des  objets  qui  tombe  sous  le  sens,  sous 
les  sens,  dont  chaque  homme  ait  en  quelque  sorte  l'instinct, 
l'intuition,  c'est  bien  celle  de  la  masse  des  corps.  Ehbienl  un« 
analyse  un  peu  aiguë  nous  montre  notre  impuissance  à  définir 
cette  chose  autrement  que  par  des  conventions  déguisées.  La 
définition  poincariste  semble  paradoxale  dans  son  aveu  d'im- 
puissance. Elle  est  juste  pourtant.  La  masse  n'est  qu'un  «coeffi- 
cient, )»  qu'une  création  conventionnelle  de  notre  infirmité  1 

Pourtant  quelque  chose  nous  restait  où  nous  pensions  pou- 
voir accrocher,  sinon  notre  besoin  de  certitude,  —  il  y  a  long- 
temps que  les  savants  dignes  de  ce  nom  ont  renoncé  à  la  certi- 
tude! —  du  moins  notre  besoin  de  netteté  dans  la  déduction,  dans 
le  classement  des  phénomènes.  On  croyait  constante  la  masse, 
on  croyait  constant  le  coefficient  si  commode  et  si  bien  défini. 

Ici  aussi,  il  faut  déchanter,  hélasl — ou  plutôt  tant  mieux, — 
puisque  rien  n'égale  après  tout  le  plaisir  de  la  nouveauté. 

L'ancienne  mécanique  nous  enseignait  que  la  masse  est  cons- 
tante pour  un  même  corps,  indépendante  par  conséquent  de  la 
vitesse  que  ce  corps  a  déjà  acquise.  D'où  il  suivait,  comme  nous 
l'expliquions  plus  haut,  que,  si  une  force  continue  à  agir,  la 
vil  cquise  au  bout  d'une  seconde  sera  doublée  au  bout  de 

rades,  triplée  au  bout  de  trois  et  ainsi  de  suite  jusqu'au 
delà  de  toute  limite. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  935 

Mais  nous  venons  de  voir  que  la  vitesse  augmente  moins 
pendant  la  deuxième  seconde  que  pendant  la  première  et  ainsi 
de  suite,  toujours  de  moins  en  moins  jusqu'à  ce  que,  la  vitesse 
de  la  lumière  étant  atteinte,  celle  du  mobile  ne  puisse  plus 
augmenter,  quelle  que  soit  la  force  agissante. 

Qu'est-ce  à  dire?  Si  la  vitesse  du  corps  s'accroît  moins  pen- 
dant la  deuxième  seconde,  c'est  qu'il  oppose  à  la  force  accélé- 
ratrice une  résistance  plus  grande.  Tout  se  passe  comme  si  son 
inertie,  comme  si  sa  masse  avait  changé!  Cela  revient  à  dire 
que  la  masse  des  corps  n'est  pas  constante-rqu'elle  dépend  de  leur 
vitesse,  qu'elle  croit  quand  cette  vitesse  croit.  Aux  petites  vitesses 
cette  influence  est  insensible  et,  parce  qu'ils  n'avaient  pu  observer 
que  des  petites  vitesses,  les  fondateurs  de  la  mécanique  classique, 
—  science  expérimentale, —  ont  observé  que  les  masses  étaient 
sensiblement  constantes,  et  en  ont  cru  pouvoir  conclure  qu'elles 
l'étaient  absolument.  Aux  grandes  vitesses  cela  n'est  plus  vrai. 
Pareillement,  aux  petites  vitesses,  dans  la  mécanique  nouvelle 
comme  dans  l'ancienne,  les  corps  opposent  '  sensiblement  la 
même  résistance  d'inertie  aux  forces  qui  tendent  à  accélérer 
leur  mouvement  et  à  celles  qui  tendent  à  le  dévier,  à  courber 
leur  trajectoire.  Aux  grandes  vitesses  cela  n'est  plus  vrai. 

La  masse  croit  donc  rapidement  avec  la  vitesse  jusqu'à  deve- 
nir infinie,  quand  cette  vitesse  égale  celle  de  la  lumière.  Un 
corps  quelconque  ne  pourra  jamais  atteindre  ni  dépasser  la 
vitesse  de  la  lumière,  puisque,  pour  dépasser  cette  limite,  il 
faudrait  surmonter  une  résistance  infinie. 

Voici,  pour  fixer  les  idées,  quelques  chiffres  qui  permettent 
de  voir  dans  quelles  proportions  les  masses  varient  avec  la  vitesse. 
Le  calcul  est  facile,  grâce  à  la  formule,  —  que  nous  avons  indi- 
quée,—  et  qui  donne  les  valeurs  de  la  contraction  de  Fitzgerald- 
Lorentz.  Une  masse  de  1  000  grammes  pèsera  deux  centigrammes 
de  plus  à  la  vitesse  de  1  000  kilomètres  par  seconde;  elle  pèsera 
1060  grammes  à  la  vitesse  de  100000  kilomètres  par  seconde; 
1341  grammes  à  la  vitesse  de  200000  kilomètres  par  seconde; 
2000  grammes  (elle  aura  doublé)  à  la  vitesse  de  259806  kilo- 
mètres par  seconde;  3  905  grammes  à  la  vitesse  de  290  000  kilo- 
mètres par  seconde. 

Voilà' ce  qu'indique  la  théorie.  Comment  la  vérifier?  Cela  eût 
été  impossible  il  y  a  encore  cinquante  ans,  alors  qu'on  ne  con- 
naissait que  nos  pauvres  petites  vitesses  de  véhicules  et  de  pm- 


036 


REVl'E    DES    DEUX    MONDES. 


jectiles  t  irrestres,  qui  alors  ne  dépassaient  jamais,  même  pour 
les  "luis,  1  kilomètre  par  seconde.  Les  planètes  elles-mêmes 
h  ..ni  que  des  vitesses  bien  trop  faibles  pour  que  cette  vérifica- 
tion  fut  facile,  el  Mercure,  par  exemple,  qui  est  la  plus  rapide  de 
toutes,  ne  fail  que  du  100  kilomètres  à  la  seconde,  ce  qui  est 
encore  insuffisant. 

Si  nous  n'avions  disposé  que  de  vitesses  comme  celles-là,  il 
n'y  aurait  pas  <m  moyen  de  vérifier  qui  avait  raison  de  la  méca- 
nique  classique  affirmant  la  masse  constante  ou  de  la  mécanique 
nouvelle  l'affirmant  variable. 

Ce  sont  les  rayons  cathodiques  et  les  rayons  Bêta  du  radium 
qui  nous  ont  fourni  des  vitesses  suffisantes  pour  une  vérifica- 
tion. On  se  souvient  peut-être  qu'au  cours  d'une  étude  récente 
parue  ici  même,  j'ai  expliqué  que  ces  rayons  sont  constitués  par 
un  bombardement  ininterrompu  de  petits  projectiles  à  très 
grande  vitesse,  d'une  masse  inférieure  à  la  deux-millième  partie 
de  celle  de  l'atome  d'hydrogène,  chargés  d'électricité  négative 
el  qu'on  appelle  des  électrons.  Je  ne  crois  donc  pas  utile  de 
revenir  sur  toutes  les  particularités  de  ceux-ci. 

Les  tubes  cathodiques  et  le  radium  effectuent  un  bombarde- 
ment continuel  de  petits  projectiles  chargés  non  pas  de  méli- 
nite,  mais  d'électricité,  infiniment  moins  gros  que  les  obus  des 
artilleries  européennes,  mais  en  revanche  animés  de  vitesses 
initiales  infiniment  plus  grandes  et  auprès  desquelles  celle  de 
Bertha  elle-même  fait  piètre  figure 

Comment  maintenant  a-t-on  pu  mesurer  la  vitesse  de  ces 
projectiles?  On  sait  que  les  corps  électrisés  agissent  les  uns  sur 
les  autres  :  ils  s'attirent  ou  se  repoussent.  Nos  petits  projectiles 
sont  chargés  d'électricité  ;  donc  si  on  les  place  dans  un  champ 
électrique,  entre  deux  plateaux  réunis  aux  deux  bornes  d'une 
machine  électrique  ou  d'une  bobine  d'induclion,  ils  vont  être 
soumis  à  une  force  qui  les  déviera  de  leur  route.  Les  rayons 
cathodiques  seront  donc  déviés  par  un  champ  électrique.  Cette 
déviation  dépendra  de  la  vitesse  du  projectile,  et  elle  dépendra 
aussi  de  sa  masse,  c'est-à-dire  de  la  résistance  d'inertie  qu'elle 
oppose  aux  causes  qui  tendent  à  la  dévier. 

Ce  n'est  pas  tout:  les  charges  électriques  portées  par  ces 
projectiles  sont  en  mouvement,  et  même  en  mouvement  rapide. 
De  l'électricité  en  mouvement,  c'est  un  courant  électrique;  or 
non-  -nvons  que  les  courants  sont  déviés  par  les  aimants,  par 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  931 

les  champs  magnétiques.  Les  rayons  cathodiques  seront  donc 
déviés  par  l'aimant.  Cette  déviation,  comme  la  première,  dépendra 
de  la  vitesse  et  de  la  masse  du  projectile.  Seulement,  elle  n'en 
dépendra  pas  de  la  même  manière.  Toutes  choses  égales  d'ail- 
leurs, la  déviation  magnétique  sera  plus  grande  que  la  déviation 
électrique  si  la  vitesse  est  grande.  Et,  en  effet,  la  déviation 
magnétique  est  due  à  l'action  de  l'aimant  sur  le  courant;  elle 
sera  d'autant  plus  grande  que  le  courant  sera  plus  intense;  et 
le  courant  sera  d'autant  plus  intense  que  la  vitesse  sera  plus 
grande,  puisque  c'est  le  mouvement  du  projectile  qui  produit 
le  courant.  Au  contraire,  la  trajectoire  de  nos  petits  projectiles, 
sous  l'influence  de  l'attraction  électrique,  sera  d'autant  moins 
déviée  que  le  projectile  sera  plus  rapide. 

On  conçoit  donc  qu'en  soumettant  un  rayon  cathodique  à 
l'action  d'un  champ  électrique,  puis  à  celle  d'un  champ  magné- 
tique, on  puisse,  en  comparant  les  deux  déviations,  mesurer  à 
la  fois  la  vitesse  du  projectile  et  sa  masse  (rapportée  à  la  charge 
électrique  déterminée  de  l'électron). 

On  trouve  ainsi  des  vitesses  énormes  allant  de  plusieurs 
dizaines  de  kilomètres  jusqu'à  150  000  kilomètres  par  seconde  et 
davantage.  Quant  aux  rayons  Bêta  du  radium,  ils  sont  encore 
plus  rapides  et  atteignent  jusqu'à  des  vitesses  très  voisines  de 
celle  de  la  lumière  et  supérieures  à  290  000  kilomètres  par 
seconde.  Voilà  bien  les  vitesses  qu'il  nous  faut  pour  voir  si,  oui 
ou  non,  la  masse  augmente  avec  elles. 

Cela  posé,  et  pour  comprendre  parfaitement  la  marche  des 
expériences,  il  nous  reste  à  dire  quelques  mots  de  ce  curieux 
phénomène  d'inertie  électrique  qu'on  appelle  la  self-induction. 
Quand  on  veut  établir  un  courant  électrique,  on  éprouve  une 
certaine  résistance  initiale  qui  cesse  dès  que  le  courant  est 
établi;  si  ensuite  on  veut  rompre  le  courant,  il  tend  à  se  main- 
tenir et  on  a  autant  de  mal  à  l'arrêter  qu'à  arrêter  une  voiture 
une  fois  lancée.  L'expérience  journalière  peut  le  montrer. 
Quelquefois  les  trolleys  d'un  tramway  quittent  un  instant  le 
fil  qui  amène  le  courant  ;  à  ce  moment,  on  voit  jaillir  des  étin- 
celles. Pourquoi?  Il  passait  un  courant  qui  allait  du  fil  au 
trolley;  si  le  trolley  s'éloigne  un  instant  du  fil,  laissant  un 
intervalle  d'air  qui  est  un  obstacle  au  passage  de  l'électricité, 
le  courant  ne  s'arrête  pas  pour  cela,  parce  qu'il  est  lancé  pour 
ainsi  dire,  il  franchit  l'obstacle  sous  forme  d'étincelle.  Ce  phé- 


REVU1      DES    DEUX    MONDES.- 


nomène  c-st  ce  qu'on  appelle  lu  self-induction.  Lu  self-induction, 
..h  simplement  la  self,  comme  disent  les  ouvriers  électriciens, 
esl  une  véritable  inertie.  Le  milieu  ambiant  oppose  une  résis- 
tance  à  la  force  qui  tend  à  établir  un  courant  électrique  et  à 
celle  qui  tend  à  faire  cesser  un  courant  préalablement  établi, 
de  même  que  la  matière  résiste  à  la  force  qui  tend  à  la  faire 
passer  du  repos  au  mouvement,  ou  au  contraire  du  mouvement 
au  repos.  11  y  a  donc,  ù  côté  de  l'inertie  mécanique,  une  véri- 
table  inertie  électrique. 

Mais  nos  projectiles  cathodiques,  nos  électrons  sont  chargés; 
quand  ils  se  mettent  en  mouvement,  ils  font  naître  un  courant 

ctrique;  quand  ils  s'arrêtent,  le  courant  cesse;  à  côté  de 
l'inertie  mécanique,  ils  doivent  donc  posséder  également 
l'inertie  électrique;  ils  ont  pour  ainsi  dire  deux  inerties,  c'est-à- 
dire  deux  masses  inertes,  une  masse  réelle  et  mécanique ,  et  une 
masse  apparente  due  aux  phénomènes  de  self -induction  électro- 
magnétique. En  étudiant  les  deux  déviations,  électrique  et 
magnétique,  des  rayons  Bêta  du  radium  ou  des  rayons  catho- 
diques, on  peut  déterminer  quelle  est,  dans  la  masse  totale  de 
1  électron,  la  part  de  ces  deux  masses.  En  effet,  la  masse  électro- 
magnétique due  aux  causes  que  nous  venons  d'expliquer,  varie 
av.c  la  vitesse,  suivant  certaines  lois  que  la  théorie  de  l'électri- 
cité nous  fait  connaître.  En  observant  la  relation  entre  la 
masse  totale  et  la  vitesse,  on  peut  donc  voir  quelle  est  la  part 
de  la  masse  véritable  et  invariable,  et  celle  de  la  masse  appa- 
rente d'origine  électro-magnétique.  L'hypothèse  que  l'on  fait, — 
et  elle  a  été  vérifiée  de  maintes  manières  (voyez  mon  étude 
sur  l'électron),  —  c'est  que  tous  les  projectiles  cathodiques  de 
même  que  ceux  du  radium  sont  identiques,  que  leur  masse 
véritable  et  leur  charge  électrique  sont  les  mêmes,  et  qu'ils  ne 
diffèrent  que  par  leur  vitesse.  Si  cette  hypothèse  était  fausse, 
à  moins  de  je  ne  sais  quel  hasard  inadmissible,  la  masse  totale 
observée  et  la  vitesse  varieraient  d'une  façon  tout  à  fait  irrégu- 
lière  et  indépendamment  l'une  de  l'autre.  Il  en  serait  donc  de 
même  des  deux  déviations  magnétique  et  électrique,  qui 
dépendent,  comme  nous  l'avons  vu,  de  cette  masse  totale  et  de 
cette  vitesse.  Si  l'on  reçoit  les  projectiles  sur  un   papier  photo- 

iphique,  les  points  de  chute  apparaîtront  après  le  développe- 
ment comme  de  petites  taches  noires  ;  supposons  que  l'on  ait  dis- 
posa l'appareil  de  luron   que  lu  déviation  magnétique  se  fasse 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  039 

dans  le  sens  de  la  largeur  du  papier  et  la  déviation  électrique 
dans  le  sens  de  la  longueur.  Alors,  si  l'hypothèse  dont  nous 
avons  parlé  tout  à  l'heure  n'était  pas  vraie,  les  points  de  chute 
se  répartiraient  au  hasard  sur  le  papier  et  le  rempliraient  tout 
entier.  Mais  ce  n'est  pas  cela  qui  arrive;  ils  se  distribuent  sur 
une  courbe  bien  régulière. 

L'hypothèse  étant  ainsi  justifiée,  l'étude  de  la  courbe  four- 
nissait la  relation  cherchée  entre  la  masse  totale  de  l'électron  et 
la  vitesse.  L'expérience  fut  réalisée  et  répétée  par  des  physiciens 
très  habiles  ;  le  résultat  est  bien  fait  pour  surprendre  :  la 
masse  réelle  est  nulle,  toute  la  masse  de  la  particule  était  d'ori- 
gine électro-magnétique.  Voila  qui  est  de  nature  à  modifie  i 
complètement  nos  idées  sur  l'essence  de  la  matière.  Mais  ceci, 
comme  dit  Rudyard  Kipling,  est  une  autre  histoire 

Pour  en  revenir  à  nos  moutons,  on  s'est  demandé  alors, —  et 
c'est  là  que  nous  voulions  en  venir  après  ces  quelques  détours 
qui  auront  débroussaillé  le  chemin,  —  si  la  relation  entre  la 
masse  et  la  vitesse  des  projectiles  cathodiques,  était  la  même 
que  celle  où  nous  avait  conduits  le  principe  de  relativité. 

Or  le  résultat  des  expériences  est  absolument  net  et  concor- 
dant et  certaines  d'entre  elles  ont  porté  sur  des  rayons  Bèta 
correspondant  à  une  valeur  de  la  masse  décuple  de  la  masse  ini- 
tiale. Ce  résultat  est  celui-ci  :  les  masses  varient  avec  la 
vitesse  et  exactement  suivant  les  lois  numériques  de  la  dyna- 
mique d'Einstein.  Nouvelle  et  précieuse  confirmation  expéri- 
mentale, et  qui  établit,  elle  aussi,  que  la  mécanique  classique 
n'était  qu'une  grossière  approximation,  valable  tout  au  plus 
pour  les  médiocres  vitesses  auxquelles  nous  avons  affaire  dans 
le  cours  ridiculement  borné  de  la  vie  quotidienne. 

Ainsi  la  masse  des  corps,  cette  propriété  newtonienne  qu'on 
croyait  le  symbole  même  de  la  constance  et  l'équivalent  de  ce 
qui  est,  dans  l'ordre  des  choses  morales,  la  fidélité  aux  traités, 
n'est  plus  qu'une  petite  chose  variable,  ondoyante  et  relative 
selon  le  point  de  vue.  En  vertu  de  la  réciprocité  que  nous  avons 
déjà  précisée,  lorsqu'il  s'est  agi  de  la  contraction  due  à  la  vitesse, 
la  masse  d'un  objet  augmente  pareillement  non  seulement  s'il 
se  déplace,  mais  si  celui  qui  l'observe  se  déplace,  et  sans 
d'ailleurs  qu'un  autre  observateur  lié  à  l'objet  puisse  jamais 
constater  la  différence. 

Ainsi,  une    règle    qui    se    meut    à  une    vitesse    d'environ 


010 


REVl'E    DES     DEUX    MONDES. 


260000  kilomètres  par  seconde  aura  non  seulement  sa  longueur 
diminuée  de  moitié,  mais  en  même  temps  sa  masse  doublée. 
Sa  densité,  qui  est  le  rapport  de  sa  masse  à  son  volume,  sera 
donc  quadruplée. 

Les  notions  physiques  qu'on  croyait  les  mieux  établies,  les 
plus  constantes,  les  plus  inébranlables  deviennent,  déracinées 
par  l'ouragan  de  la  mécanique  nouvelle,  des  choses  flottantes, 
molles,  plastiques  et  que  modèle  la  vitesse. 

D'autres  vérifications  de  la  formule  nouvelle  et  tout  à  fait 
indépendantes  de  celle  que  nous  venons  d'exposer  ont  été 
fournies  récemment  par  les  physiciens. 

L'une  des  plus  étonnantes  estapportée  par  laspectroscopie.  On 
sait,  je  l'ai  expliqué  maintes  fois,  que  lorsqu'on  fait  passer  un 
rayon  de  lumière  solaire  blanche,  provenant  d'une  fente  fine,  à 
travers  l'arête  d'un  prisme  de  verre,  ce  rayon  s'étale  à  la  sortie 
«lu  prisme  comme  un  magnifique  éventail  dont  les  lames  succes- 
sives sont  constituées  par  les  couleurs  de  l'arc  en  ciel.  Dans  cet 
éventail  coloré  une  observation  attentive  fait  reconnaître  de  fines 
discontinuités,  des  lacunes  étroites  où  il  n'y  a  pas  de  lumière  ; 
on  dirait  des  coupures  faites  par  des  ciseaux  dans  l'éventail 
polychrome,  et  qui  sont  les  raies  sombres  du  spectre  solaire. 
Chacune  de  ces  raies  correspond  à  un  élément  chimique  déter- 
miné et  sert  à  l'identifier  tant  au  laboratoire  que  dans  le  soleil 
ou  les  étoiles.  On  a  depuis  longtemps  expliqué  que  ces  raies  pro- 
viennent des  électrons  tournant  à  toute  vitesse  autour  du  centre 
des  atomes  et  dont  les  changements  rapides  de  vitesse  produisent 
dans  le  milieu  ambiant  une  onde  (pareille  à  celle  causée  dans 
l'eau  par  la  chute  d'un  caillou)  et  qui  est  une  des  ondes  lumi- 
neuses caractéristiques  de  l'atome,  et  se  manifestant  par  une  des 
raies  du  spectre.  Le  physicien  danois  Bohr  a  récemment  déve- 
loppé cette  théorie  dans  tous  ses  détails,  qui  importent  peu  ici» 
et  montré  qu'elle  rend  compte  avec  exactitude  des  diverses  raies 
spectrales  correspondant  aux  éléments  chimiques.  Ceux-ci,  je  le 
rappelle,  diffèrent  entre  eux  par  le  nombre  et  la  disposition  des 
•  hictrons  gravitant  dans  leurs  atomes.  Or  M.  Sommerfeld  a  fait 
le  raisonnement  suivant  :  les  électrons  qui  gravitent  près  du 
centre  d'un  atome  doivent  avoir  une  vitesse  beaucoup  plus 
mdeque  ceux  qui  gravitent  vers  l'extérieur,  de  même  que  les 
planètes  inférieures,  Mercure  et  Vénus,  ont  autour  du  soleil  des 
vit' l'ion  plus  grandes  que  les  planètes  supérieures,  Jupiter, 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  941 

Saturne.  Il  s'ensuit, —  si  les  idées  de  Lorentz  et  d'Einstein  sont 
exactes,  —  que  la  masse  des  électrons  internes  des  atomes  doit 
être  plus  grande  que  celle  des  électrons  externes,  sensiblement 
plus  grandes,  car  ces  électrons  tournent  à  des  vitesses  énormes. 
Le  calcul  montre  alors  que,  dans  ces  conditions,  chaque  raie  du 
spectre  d'un  élément  chimique  doit  être  en  réalité  composée 
d'un  ensemble  de  plusieurs  petites  raies  fines  et  juxtaposées. 
C'est  précisément  ce  qui  a  été  postérieurement  (1916)  constaté 
par  Paschen.qui  a  trouvé  que  la  structure  des  raies  fines  est  très 
rigoureusement  celle  qu'annonçait  Sommerfeld.  Etonnante 
confirmation  de  l'hypothèse  faite  :  exactitude  de  la  nouvelle 
mécanique  I 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  J'ai  expliqué  ici  même  récemment 
que  les  rayons  X  sont  des  ondes  analogues  à  la  lumière,  de 
même  origine,  mais  de  longueur  d'onde  beaucoup  plus  courte, 
c'est-à-dire  d'une  plus  grande  fréquence.  Donc,  tandis  que  la 
lumière  provient  des  électrons  extérieurs  de  ce  petit  système 
solaire  en  miniature  qu'est  l'atome,  les  rayons  X  proviennent 
des  électrons  les  plus  rapides,  c'est-à-dire  les  plus  près  du  centre. 
Il  s'ensuit  que  la  structure  particulière  des  raies  fines,  due  à  la 
variation  delà  masse  électronique  avec  la  vitesse,  doit  être  bien 
plus  marquée  encore  pour  les  raies  des  rayons  X  que  pour  les 
raies  spectrales  de  la  lumière.  C'est  effectivement  ce  que  l'expé- 
rience a  constaté  et  démontré,  et  les  chiffres  caractérisant  les 
faits  observés  correspondent  exactement  aux  calculs  de  la  méca- 
nique nouvelle,  à  la  variation  prévue  de  la  masse  avec  la  vitesse. 

Il  est  donc  établi  que  les  phénomènes  qui  ont  lieu 
dans  le  microcosme  de  chaque  atome  obéissent  aux  lois  de  la 
mécanique  nouvelle,  et  non  de  l'ancienne,  et  qu'en  particulier 
les  masses  en  mouvement  y  varient  comme  le  veut  celle-là. 

L'expérience,  «  source  unique  de  la  vérité,   »  a  prononcé. 

Nous  voilà  bien  loin  des  idées  naguère  courantes.  Lavoisier 
nous  a  enseigné  que  la  matière  ne  peut  se  créer  ni  se  détruire, 
qu'elle  se  conserve.  Ce  qu'il  a  voulu  dire  par  là,  c'est  que  la 
masse  est  invariable,  et  il  l'a  vérifié  avec  la  balance.  Et  voici 
maintenant  que  les  corps  n'ont  peut-être  plus  de  masse,  —  si 
elle  est  entièrement  d'origine  électro-magnétique,  —  et  voici  en 
tout  cas  que  cette  masse  n'est  plus  invariable.  Cela  ne  veut  pas 
dire  que  la  loi  de  Lavoisier  n'ait  plus  de  sens.  Il  subsiste 
quelque  chose  qui  se  confond  avec  la  masse  aux  petites  vitesses. 


012 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Mais  enfin  notre  conception  do  la  matière  est  violemment  bou- 
leversée. Ce  que  nous  appelions  matière,  c'était  avant  tout  la 
masse  qni  étail  en  elle,  ce  qui  nous  semblait  de  plus  tangible  à 
la  fois  ei  de  phis  durable.  Et  voilà  que  cette  masse  n'existe  pas 
plus  que  le  temps  et  l'espace  où  nous  croyions  pouvoir  la 
situer! 

Qu'on  me  pardonne  ce  que  cet  exposé  a  d'un  peu  ardu.  Mais 
la  nouvelle  mécanique  nous  ouvre  des  horizons  si  étrangement 
nouveaux  et  si  étendus  qu'elle  vaut  mieux  qu'un  regard  dédai- 
gneux et  rapide.  Pour  contempler  un  vaste  paysage  dans  un 
monde  inexploré,  il  ne  faut  pas  hésiter,  quitte  à  s'essouffler 
légèrement,  à  grimper  parfois  une  côte  un  peu  rude. 

Il  est  enfin  une  autre  notion  fondamentale  de  la  méca- 
nique, la  notion  *X énergie  qui,  à  la  lumière  de  la  théorie  eins- 
leinienne,  nous  apparaît  sous  un  aspect  étrangement  nouveau 
et  justifié  dans  une  large  mesure,  lui  aussi,  par  l'expérience. 

Nous  avons  vu  qu'un  corps,  chargé  d'électricité  et  en  mou- 
vement, oppose  une  certaine  résistance  au  déplacement,  par 
suite  de  cette  inertie  électrique  qu'on  appelle  la  self-induction. 
Or,  le  calcul  et  l'expérience  montrent  que,  si  on  diminue  les 
•  îimensions  du  corps  portant  une  certaine  quantité  d'électri- 
cité, sans  changer  celle-ci,  cette  inertie  électrique  augmente. 
En  effet,  dans  les  hypothèses  faites  et  si  l'inertie  est  d'origine 
exclusivement  électro-magnétique,  les  électrons  ne  sont  plus  que 
des  sortes  de  sillages  électriques  se  mouvant  dans  ce  milieu 
propagateur  des  ondes  électriques  et  lumineuses  qu'on  a 
l'habitude  d'appeler  l'éther.  Les  électrons  ne  sont  alors  plus  rien 
par  eux-mêmes  ;  ils  sont  seulement,  suivant  l'expression  de 
l'oincaré,  des  sortes  de  «  trous  dans  l'éther,  »  et  autour 
desquels  s'agite  l'éther,  à  la  manière  d'un  lac  faisant  des  remous 
qui  résistent  à  l'avancement  d'un  esquif. 

Mais  alors,  plus  les  trous  dans  l'éther  seront  petits,  plus 
l'agitation  de  l'éther  autour  d'eux  sera  proportionnellement 
importante.  Plus,  par  conséquent,  l'inertie  du  «  trou  dans 
l'éther  »  qui  constitue  le  corpuscule  étudié  sera  grande.  Que 
\a-t-il  s '. Mi-uivre  ?  On  sait,  par  les  mesures  faites,  que  la 
m  isse  du  petit  soleil  de  chaque  atome,  du  noyau  positif,  —  au- 
tour duquel  tournent  les  planètes  électrons,  —  on  sait,  dis-je, 
que  ce  noyau  positif  a  une  masse  beaucoup  plus  grande  que 
celle  d'un  électron.  Si  cette  masse,  .si  l'inertie  correspondante 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  943 

sont  ici  aussi  d'origine  électro-magnétique,  il  s'ensuit  donc  que 
le  noyau  positif  est  beaucoup  plus  petit  que  l'électron.  En  par- 
ticulier, si  nous  prenons  l'atome  «Je  l'hydrogène,  le  plus  léger 
et  le  plus  simple  des  gaz,  nous  savons  qu'il  est  formé  par  une 
seule  planète,  par  un  seul  électron  négatif  tournant  autour  du 
petit  soleil  central,  autour  du  noyau  positif.  Nous  savons  aussi 
(voir  ma  chronique  sur  l'électron)  que  la  masse  de  l'électron 
est  2  000  fois  plus  petite  que  celle  de  l'atome  d'hydrogène.  Il  suit 
de  tout  cela,  le  calcul  ie  montre,  que  le  noyau  positif  doit  avoir 
un  rayon  2  000  fois  plus  petit  que  celui  de  l'électron.  Or, 
les  expériences  des  physiciens  anglais  ont  établi  que  les  grosses 
particules  alpha  des  rayons  du  radium  peuvent  traverser  plu- 
sieurs centaines  de  milliers  d'atomes,  sans  être  déviées  sensible- 
ment par  le  noyau  positif,  et  on  en  déduit  que  celui-ci  est  en 
effet  bien  plus  petit  que  l'électron,  conformément  aux  prévi- 
sions théoriques. 

Tout  cela  conduit  irrésistiblement  à  penser  que  l'inertie  de 
l' Miles  les  parties  constituantes  des  atomes,  c'est-à-dire  de  toute  la 
matière,  est  exclusivement  d'origine  électro-magnétique.  Il  n'y  a 
plus  de  matière,  il  n'y  a  plus  que  de  l'énergie  électrique,  qui, 
par  les  réactions  que  le  milieu  ambiant  exerce  sur  elle,  nous  fait 
croire  fallacieusement  à  l'existence  de  ce  quelque  chose  de  sub- 
stantiel et  de  massif  que  les  générations  ont  accoutumé  d'ap- 
peler matière.  Mais  de  tout  cela  il  ressort  aussi  par  des  calculs  et  des 
raisonnements  simples  et  élégants  établis  par  Einstein, —  et  dont 
je  ne  puis  ici  que  laisser  deviner  la  marche,  —  que  la  masse 
et  l'énergie  sont  la  même  chose,  ou  du  inoins  sont  les  deux 
faces  d'une  même  médaille.  Donc,  plus  de  masse  matérielle,  rien 
que  de  l'énergie  dans  l'univers  sensible.  Etrange  aboutissement 
presque  spiritualiste  en  un  sens,  de  la  physique  moderne  I 

D'après  tout  cela,  la  plus  grande  partie  de  la  «  masse  »  des 
corps  serait  due  à  une  énergie  interne  considérable  et  cachée. 

-I  cette  énergie  que  nous  voyons  se  dissiper  peu  à  peu  dans 
les  corps  radioactifs,  seuls  réservoirs  d'énergie  atomique  ouverts 
jusqu'ici  sur  l'extérieur. 

Si  tout  cela  est  vrai,  si  énergie  et  masse  sont  synonymes,  si 
la  masse  n'est  que  de  l'énergie,  réciproquement  l'énergie  libre 
doit  posséder  des  propriétés  massives.  Effectivement,  la  lumière 
par  exemple  a  une  masse  :  des  expériences  précises  ont  en  effet 
montré  qu'un  rayon  de  lumière,   frappant  un  objet    matériel, 


'i,;  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

exerce  sur  lui  une  pression  qui  a  été  mesurée.  La  lumière  a  une 
iii..  — .  »,  donc  elle  a  un  poids  comme  toutes  les  masses.  Nous  ver- 
rons d'ailleurs,  h  propos  de  la  nouvelle  forme  donnée  par  Eins- 
tein au  problème  de  la  gravitation,  une  autre  preuve  directe,  — 
-I  combien  1><- Ilel  —  que  la  lumière  est  pesante.  On  peutcalculer 
que  la  lumière  reçue  du  soleil  sur  la  terre  en  l'espace  d'une 
année  pèse  un  peu  plus  de  58  000  tonnes.  C'est  peu  en  somme, 
-i  l'on  songe  au  poids  formidable  de  charbon  qu'il  faudrait, 
pour  entretenir  sur  ce  globule  terraqué  la  température,  en 
somme  assez  douce,  qu'y  maintient  le  soleil,...  au  cas  où  celui- 
ci  s'éteindrait  brusquement. 

La  différence  provient  de  ceci*:  quand  nous  nous  chauf- 
fons avec  un  certain  poids  de  charbon,  nous  n'utilisons  qu'une 
faible  partie  de  son  énergie  disponible,  son  énergie  chimique  : 
toute  son  énergie  intra-atomique  nous  reste  inaccessible.  C'est 
fâcheux,  sans  quoi  il  suffirait  de  quelques  grammes  de  charbon 
pour  chauffer,  l'année  durant,  toutes  les  villes  et  toutes  les  usines 
de  France.  Que  de  problèmes  en  seraient  simplifiés!  Quand 
l'humanité  sera  sortie  de  l'ignorance  et  de  la  maladresse  bar- 
bare où  elle  croupit,  c'est-à-dire  dans  quelques  centaines  de 
siècles,  nous  verrons  cela.  Oui,  nous  verrons  cela.  Ce  sera  un  beau 
spectacle  en  vérité,  et  dont  on  a  le  droit  de  se  réjouir  par 
avance.  En  attendant,  le  soleil,  comme  tous  les  astres,  comme 
tous  les  corps  incandescents,  perd  peu  à  peu  de  son  poids  à 
mesure  qu'il  rayonne.  Mais. avec  une  telle  lenteur  que  nous 
n'avons  pas  à  craindre  de  le  voir,  de  si  tôt,  s'évanouir  à  nos  yeux, 
pareil  à  ces  êtres  de  choix  qui  meurent  de  s'être  trop  donnés. 

Voici,  pour  finir,  une  bien  suggestive  application  de  ces 
notions  sur  l'identité  de  l'énergie  et  de  la  masse. 

Il  y  a  en  chimie  une  loi  élémentaire  bien  connue  de  tous 
les  lycéens  et  qui  s'appelle  loi  de  Prout.  Elle  dit  que  les  masses 
atomiques  de  tous  les  éléments  doivent  être  des  multiples 
entiers  de  celle  de  l'hydrogène.  Celui-ci  étant,  de  tous  les  corps 
connus,  celui  dont  l'atome  est  le  plus  léger,  la  loi  de  Prout 
partait  de  l'hypothèse  que  tous  les  atomes  sont  construits  d'après 
un  élément  fondamental  qui  est  l'atome  d'hydrogène.  Cette 
unité  supposée  de  la  matière  semble  de  plus  en  plus  démontrée 
par  lis  faits.  D'une  part,  il  est  prouvé  que  les  électrons  prove- 
nant d'éléments  chimiques  différents  sont  identiques.  D'autre 
•  t,  dans  les  transformations  des  corps  radioactifs  nous  voyons 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


045 


des  atomes  lourds  émettre  successivement  plusieurs  atomes  du 
gaz  hélium  en  se  simplifiant.  Eniin.  le  grand  physicien  britan- 
nique Rutherford  a  montré  en    1910  qu'en   bombardant,  dans 

rtaines  conditions,  au  moyen  des  rayons  du  radium,  les 
atomes  du  gaz  azote,  on  peut  en  arracher  des  atomes  d'hydrogène. 
Cette  expérience,  d  une  importance  qui  n'a  pas  été  assez  aperçue 
et  qui  constitue  en  somme  le  premier  exemple  d'une  transmu- 
tation réellement  accomplie  par  l'homme,  tend,  elle  aussi,  à 
prouver  la  validité  de  l'hypothèse  de  Prout. 

Pourtant,  lorsqu'on  mesure  exactement  et  qu'on  compare 
les  masses  atomiques  des  divers  éléments  chimiques,  on  cons- 
tate qu'elles  ne  suivent  pas  exactement  la  loi  de  Prout.  Par 
exemple,  la  masse  atomique  de  l'hydrogène  étant  1.  celle  du 
chlore  est  35,46,  ce  qui  n'est  pas  un  multiple  entier  de  1. 
Cependant  on  remarque  que  les  éléments  les  plus  simples,  les 
plus  légers  ont  des  masses  atomiques  qui  ne  diffèrent  que  de 
très  peu  de  multiples  entiers  de  celle  de  l'hydrogène.  Or  on 
peut  calculer  que  si  la  formation  des  atomes  complexes  à  partir 
de  l'hydrogène  s'accompagne,  —  comme  il  est  probable,  —  de 
variation  d'énergie  interne,  par  suite  d'une  certaine  quantité 
d'énergie   rayonnée  dans  la  combinaison,    il   s'ensuivra  néces- 

irement  (puisque  l'énergie  perdue  est  pesante)  des  variations 
de  la  masse  du  corps  résultant  qui  rendent  très  bien  compte  des 
écarts  constatés  à  la  loi  de  Prout. 

Dans  notre  promenade  un  peu  hâtive,  eten  zig-zag,a  travers 
la  broussaille  des  faits  nouveaux  qui  étayent  et  vérifient  la 
mécanique  ébauchée  par  Lorentz,  achevée  par  Einstein,  notre 
démarche  a  été  assez  heurtée.  C'est  que,  faute  de  la  termi- 
nologie et  des  formules  techniques  dont  l'appareil,  ici,  serait 
pas  trop  rébarbatif,  on  doit  se  contenter  de  quelques  raids  hardi- 
ment et  rapidement  poussés  dans  le  secteur  à  reconnaître.  Ils 
auront  suffi,  peut-être,  pour  comprendre  quel  bouleversement 
total  des  bases  mêmes  de  la  science,  quelle  explosion  dans  ses 
fondements  séculaires  a  produite  la  fulgurante  synthèse  einstei- 
nienne.  Vraiment  des  lumières  nouvelles  rayonnent  mainte- 
nant sur  ceux  qui,  lentement,  s'efforcent  à  la  rude  escalade  du 
savoir,  sur  ceux  qui,  ayant  sagement  renoncé  à  chercher  les 
«  pourquoi,  »  veulent  du  moins  scruter  quelques  «  comment.  » 
Peu  avant  sa  mort  et  prévoyant  avec  son  intuition  géniale 
l'avènement  de  la  nouvelle  mécanique,  Poincaré  conseillait  aux 

TOME  LXV.   —   1921.  60 


l;l  \  i   r     DES     ni  i   \     «ONDES. 

pr<  utrs  «le  ae  pas  l'enseigner  aux  enfants  avant   qu'ils  ne 

fussent  pénétrés  jusqu'aux  moelles  de  la  mécanique  classique. 

m  <j'"sl,  ajoutait-il,  avec  la  mécanique  ordinaire  qu'ils  doivent 
vivre;  c'est  la  seule  qu'ils  auront  jamais  à  appliquer;  quels  que 
soient  les  progiv-  de  l'automobile,  nos  voitures  n'atteindronj 
jamais  les  vitesses  où  elle  n'est  plus  vraie.  L'autre  n'est  qu'un 
luxe  et  l'on  ne  doit  penser  au  luxe  que  quand  il  ne  risque  plus 
d>-  nuire  au  nécessaire.  » 

Pour  un  peu, j'en  appellerais  de  ce  texte  de  Poincaré  à  Poiu- 
caré  lui-même.  Car  pour  lui,  ce  luxe,  la  vérité,  était  la  seule 
chose    nécessaire.    Ce   jour-là,    il    est    vrai,    il    songeait    aux 

mis.  Mais  les  hommes  cessent-ils  jamais  d'être  des  enfants? 
A  cela  le  maître  trop  tôt  disparu  eût  répondu  peut-être,  de 
voix  grave  adoucie  d'un  sourire:  «  Oui:  du  moins  il  est  plus 
commode  de   le  supposer.  » 

Charles  Nordmann. 


P. -S.  —  Dans  ma  récente  étude  Sur  /'Espace  et  le  Temps 
selon  Einstein  (Revue  du  15  septembre  1921),  s'est  glissé  un 
lapsus  absurde  que  le  lecteur  tant  soit  peu  versé  dans  les  plus 
élémentaires  mathématiques  aura  rectifié  de  lui-même.  Recher- 
chant  les  origines  algébriques  de  la  notion  d'espace  à  plus  de 
trois  dimensions,  j'ai  écrit  que  les  lignes,  les  surfaces  et  les 
volumes  sont  respectivement  représentés  par  des  équation* 
du  1er,  du  2e  et  du  3e  degré,  alors  qu'ils  sont  réellement  repré- 
sentés par  des  expressions,  du  1er,  du  2e  et  du  3e  degré.  En 
initiant  équations  au  lieu  d'expressions,  j'ai,  dans  le  feu  de 
l'écriture,  affirmé  une  chose  inexacte  au  lieu  d'une  chose 
vraie.  Voilà  l'erreur  réparée. 


, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  quinzaine  s'encadre  entre  deux  inaugurations  de  monuments. 
tctobre,  à  Sainte-Hermine,  statue  de  M.  Clemenceau;  le 
ltf  octobre,  à  Metz,  statue  de  Paul  Déroulède.  De  la  Vendée  à  la  Lor- 
raine, les  deux  cérémonies  se  complètent  et  se  relient.  Il  y  a  peu 
d'années,  ce  rapprochement  eût  semblé  impossible.  Pour  qu'il  se  fît, 
il  a  fallu  la  guerre  et  la  victoire.  Les  hommes  de  ma  génération  se 
rappellent  la  trafique  séance  parlementaire  où  Déroulède  et  Clemen- 
ceau se  sont  affrontés  dans  un  terrible  duel  oratoire.  Devant  une 
assemblée  glacée  d'effroi,  qui  comptait  les  coups  en  silence,  les  deux 
adversaires  cherchaient  à  se  frapper  mortellement.  On  eût  juré  alors 
qu'ils  prendraient  place  dans  l'histoire  à  des  extrémités  opposées  et 
feraient  à  jamais  ligure  d'ennemis  irréconciliables.  Cependant,  au 
mois  de  décembre  191 8,  en  Lorraine  et  en  Alsace,  les  amis  de  Dérou- 
lède se  pressaient  sur  les  pas  de  Clemenceau  pour  l'acclamer,  et,  si 
l'auteur  des  Chants  du  soldat  ne  s'était  pas  éteint  avant  de  voir  son 
réalisé,  Clemenceau  se  fût,  à  ce  moment,  jeté  dans  ses  bras,  et 
Ions  deux  se  fussent  avoué  qu'ils  s'étaient  méconnus.  Ils  ont.  en 
réalité,  vécu  l'un  et  l'autre  pour  la  même  idée  :  la  reconstitution  de  la 
France,  qu'avait  démembrée  la  défaite.  Les  erreurs  politiques  qu'a  pu 
autrefois  commettre  M.  Clemenceau,  sa  violente  opposition  à  tout 
agrandissement  de  notre  domaine  colonial,  son  altitude  dans  l'affaire 
d'Egypte,  s'expliquent,  en  grande  partie,  par  l'obsession  de  notre 
frontière.  Il  n'a  vraiment  rempli  sa  destinée  que  le  jour  où,  la  lon- 
gueur des  hostilités  déchaînées  par  l'Allemagne  ayant  commencé  à 
faire  naître  la  lassitude  dans  quelques  esprits,  le  pessimisme  et  la 
trahison  se  sont  développés  comme  des  plantes  vénéneuses  et  ont 
ri>  )ué  d'envahir   le   pay-.   If.   Clemenceau  a    aussitôt  parlé   et  agi 

Copyright  by  Raymond  Poincaré,  1921. 


i*i8  REVl   i      DES    DEUX    MONDES. 

comme  eût  agi  el  parlé  Paul  Déroulède.  «  Radical,  modéré,  socialiste, 
conservateur,  royaliste,  républicain,  disait  l'ancien  président  de 
la  Ligue  des  Patriotes,  ce  ne  sont  là  que  des  prénoms;  notre  nom 
patronymique  à  tous  est  Français.  »  Lorsqu'il  faisait  aux  poilus 
une  de  ces  visites  qu'il  a  rappelées  à  Sainle-Uermine  avec  tant  de 
poésie,  M.  Clemenceau  portait  mieux  que  personne  notre  nom  de 
famille.  Il  l'a  rendu  plus  éclatant  et  plus  glorieux.  Quoi  d'étonnant  à 
ce  qu'après  avoir  évoqué,  l'autre  jour,  les  fêtes  de  la  victoire,  il  ait 
ajouté  :  «  Qui  n'a  pas  vécu  ces  moments  ne  sait  pas  ce  que  peut 
donner  la  vie?  »  M.  Clemenceau  ne  passe  pas  pour  très  émotif. 
Mais,  Français  et  patriote,  il  a  éprouvé,  à  l'heure  voulue,  une  de  ces 
«  émotions  profondes  qui  créent  l'efficacité  de  l'action;»  il  a  vibré 
avec  la  vraie  France,  et  aucune  action  n'a  été  plus  efficace  que  la 
si  enne. 

Déroulède  était  républicain,  mais  il  avait  l'horreur  du  régime  par- 
lementaire et,  un  jour,  le  régime  parlementaire  l'exila.  Il  n'est  pour- 
tant jtas  aujourd'hui  un  seul  de  ceux  dont  il  a  combattu  la  politique 
intérieure  qui  ne  songe  à  lui  avec  reconnaissance.  Il  a  mieux  que 
tout  autre  contribué  à  nous  sauver  de  la  lâcheté  de  l'oubli;  il  a  entre- 
tenu la  flamme  dans  la  lampe  sacrée  ;  il  a  l'ait  en  sorte  que  jamais  ne 
fût  amnistié,  dans  nos  cœurs,  le  vol  de  nos  provinces.  Ce  serait  le 
mal  juger  que  de  prétendre  qu'il  a  été  le  héraut  de  la  revanche.  Pas 
plus  qu'aucun  Français,  il  n'aurait  voulu  prendre  la  responsabilité  de 
provoquer  une  guerre  pour  effacer  les  conséquences  de  nos  anciens 
désastres.  Mais  il  comptait,  lui  aussi,  sur  la  justice  immanente;  et 
dans  son  ardente  foi  patriotique,  il  était  convaincu  que,  tôt  ou  tard, 
le  militarisme  allemand,  ivre  de  ses  succès,  nous  fournirait  lui-même 
l'occasion  de  le  châtier.  Il  voulait  que  la  France  demeurât  prête  poui 
ce  jour  proche  ou  lointain  et  qu'elle  gardât  pieusement  jusque-là  la 
mémoire  des  fils  qui  lui  avaient  été  enlevés.  C'est  donc  une  dette  de 
gratitude  qu'a  tenu  à  acquitter  le  Comité  messin,  présidé  par  M.  Prevel, 
ancien  maire  de  la  ville,  et  c'est  également  une  dette  de  gratitude 
qu'entend  payer  le  Gouvernement  de  la  République  en  se  faisant 
représenter,  par  un  de  ses  membres  les  plus  éminents,  à  la  fête  du 
16  octobre.  Nulle  part,  on  ne  pourra  se  méprendre  sur  la  signification 
de  cette  solennité.  Le  traité  de  Francfort  avait  arraché  à  la  France, 
malgré  les  protestations  des  habitants,  toute  l'Alsace  et  un  morceau 
de  la  Lorraine;  aucun  peuple  civilisé  ne  pouvait  ratifier  une  aussi 
audacieuse  violation  du  droit  des  gens;  jamais  cependant  la  France 
n'a  médité  de  reprendre  les  armes  pour  reconquérir  le  patrimoine  qui 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  949 

lui  a  été  dérobé.  Elle  a  patienté,  elle  a  attendu,  et  loin  de  jamais 
devancer  l'Allemagne  dans  les  préparatifs  militaires,  elle  ne  l'a  suivie 
qu'à  grande  distance  et  n'a  pas  cessé  de  demeurer  sur  la  défensive. 

Dans  sa  folie  d'impérialisme,  l'Allemagne  nous  a  déclaré  la  guerre; 
elle  a  été  vaincue;  et,  quoi  qu'on  pense  de  La  paix  de  Versailles,  on  est 
bien  forcé  de  reconnaître  qu'au  rebours  de  ce  qu'avait  fait  l'Empire  en 
1871,  la  Fiance  n'a  pas  annexé  la  moindre  parcelle  de  sol  étranger. 
Elle  a  recouvré  les  trois  départements  qui  lui  avaient  été  pris  et  toutes 
les  élections  qui  y  ont  eu  lieu  depuis  ont  homologué  cette  restitution. 
Mais  elle  n'a  même  pas  retrouvé  ses  frontières  de  1814  et  le  traité  ne 
lui  a  pas  attribué  le  territoire  de  la  Sarre,  dont  le  sorl  sera  réglé  par 
un  plébiscite  ultérieur.  Elle  n'a  pas  certes  abusé  de  sa  victoire.  Elle 
aurait  pu  aisément  la  pousser  plus  loin.  Elle  l'a  volontairement 
arrêtée  au  moment  où  ses  armées  allaient  pénétrer  en  pays  ennemi. 
Le  vainqueur  a  été  envahi,  pillé,  ruiné;  le  vaincu  est  resté  indemne. 
L'Allemagne  devrait  donc  se  résigner  sans  trop  de  peine  à  une  paix 
qui  l'a  épargnée  et  qui,  môme  à  en  supposer  toutes  les  clauses  exé- 
cutées, nous  laisserait  encore  des  charges  énormes.  Si  l'esprit  de 
revanche  commence,  dès  maintenant,  à  s'éveiller  dans  la  Répubbque 
allemande,  c'est  que  la  République  ne  diffère  guère  de  l'Empire  et  que 
le  militarisme  germanique,  qu'on  nous  disait  mort,  est  encore  vivant. 
Depuis  plus  de  deux  ans,  le  Reich  s'est  chargé  de  nous  faire  cette 
démonstration.  Combien  de  temps  les  Alliés  auront-ils  des  yeux  pour 
ne  pas  voir? 

La  Commission  interalliée  de  contrôle,  que  préside  le  général 
Nollet,  vient  de  nous  donner  un  nouvel  avertissement.  Non  seule- 
ment l'Allemagne  n'a  respecté  aucun  des  délais  que  lui  a  si  géné- 
reusement accordés  le  Conseil  suprême  pour  exécuter  les  prescrip- 
tions du  traité  de  Versailles  relatives  à  son  désarmement  terrestre  et 
aérien;  mais  elle  a  reconstitué,  sous  le  nom  de  police  de  sûreté, 
toute  une  armée  à  l'état  potentiel.  Elle  s'est  précipitée  avidement 
sur  toutes  les  concessions  qui  lui  étaient  faites  par  les  Alliés,  mais 
des  conditions  qui  lui  avaient  été  signifiées  en  contre-partie  elle  s'est 
bien  gardée  de  tenir  le  moindre  compte.  Il  avait  été  précisé,  par 
exemple,  que  la  police  de  sûreté  ne  serait  pas  centralisée,  qu'elle  ne 
composerait  ;^as  un  grand  corps  unifié,  qu'elle  ne  serait  pas  tout 
entière  dans  la  main  du  Reich,  qu'elleserait,  au  contraire,  composée 
de  formations  distinctes,  relevant  des  autorités  locales.  On  espérait 
qu'ainsi  elle  ne  deviendrait  pas  l'armature  d'une  vaste  organisation 
militaire.  Mais  le  premier  soin  qu'a  pris  l'Allemagne  a  été  de  donne 


930 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ette  police  les  cadres,  la  structure,  la  discipline  d'une  armée.  Elle 
l'a  installée  dans  des  casernes,  accoutumée  partout  à  l'école  du 
soldat,  pliée  à  tous  les  exercices,  outillée,   approvisionnée,  équipée 

unie  une  force  combattante.  Prête  à  être  mobilisée  et,  dès  main- 
tenant mobile,   cette   prétendue  Siclierheifpolizei  peut  être,  sur  un 

ne  du  Gouvernement  de  Berlin,  transportée  de  l'Est  à  l'Ouest  et 
du  Nord  au  Sud.  Sans  doute,  elle  ne  crée  pas  un  péril  immédiat.  Le 
matériel  qu'elle  a  à  sa  disposition  est,  pour  le  moment,  très  incom- 
plet. L'Allemagne  a  dû  livrer  ceux  de  ses  canons  et  celles  de  ses 
munitions  qu'il  a  été  possible  de  découvrir.  Mais  son  industrie 
est  en  mesure   de   se  réadapter  rapidement   aux   fabrications    de 

erre;  et,  en  attendant,  la  Sicfterheitpolizei  tient  le  pays  en 
haleine  et  conserve  partout  les  vieilles  traditions  du  militarisme 
prussien. 

Ce  qui  se  passe  en  Allemagne  est  exactement,  pour  un  obser- 
vateur attentif,  la  réédition  de  ce  qui  a  précédé  et  préparé, 
après  1806.  la  guerre  de  1813.  Le  général  Ludendorff  et  ses  amis  ne 
se  gênent  pas,  d'ailleurs,  pour  invoquer  les  grandes  leçons  du  passé, 
r.ertes,  il  manque  au  Reich  un  Fichte  capable  de  renouveler  les 
«  discours  à  la  nation  allemande.  »  Mais  les  entreprises  semblables  à 
celle  qui  s'était  fondée  à  Kœnigsberg  pour  la  publication  du  Volks- 
freund  de  Bartsch  ou  du  Bùrgerblatt  de  Heidemann,  les  sociétés 
secrètes  qui  fonctionnent  dans  l'ombre  sur  le  modèle  de  l'ancien 
Tugendbund,  les  cours  universitaires  qui  s'inspirent  tant  bien  que 
mal  de  l'enseignement  des  Humboldt,  des  Schlegel  et  des  Schleier- 
macher,  les  chansons  patriotiques  qui  rappellent  celles  des  Maurice 
Arndt,  des  Kœrner  et  des  Rûckert,  toutes  ces  manifestations  de  l'idée 
de  revanche  recommencent  sous  les  formes  anciennes.  Lorsque 
les  Français  étaient  chassés  de  Pillau,  que  leur  avait  livrée,  avec 
d'autres  places,  le  traité  du  29  mai  1815,  lorsque  Frédéric-Guillaume 

liait  avec  le  tsar,  le  28  février  1813,  le  traité  de  Kalisch,  par  lequel 
la  Prusse  devait  éire  rétablie  dans  ses  frontières  de  1806  et  l'Alle- 
magne restaurée  dans  sa  souveraineté,  lorsque  Bùlow  ouvrait  aux 
tinsses  le  passage  de  l'Oder,  lorsqu'était  promulguée,  le  17  mars, 
l'ordonnance  organisant  la  Landwehr,  lorsque,  dans  son  fameux  appel 
a  son  peuple.  —  «  Brandebourgeois,  Prussiens,  Silésiens,  Poméra- 
niens,  Lithuaniens,  »  —  Frédéric-Guillaume  cherchait  à  soulever  la 
Prusse,  et  que,  de  son  côté,  Wittgenstein  invitait  les  populations 
allemandes  à  revendiquer  leur  liberté  par  les  armes,  cette  explosion 
u  •'•tait  que  l'aboutissement  fatal  du  travail  souterrain  qui  se  pour- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

suivait  depuis  plusieurs  années.  Contre  l'impérialisme  napoléonien, 
l'Allemagne  n'avait  que  trop  de  griefs  ;  aujourd'hui,  c'est  de  son  seul 
impérialisme  qu'elle  porte  la  peine  ;  mais,  au  lieu  de  reconnaître  - 
torts,  elle  trouve  plus  simple  de  nous  accuser,  et  elle  pense  qu'une 
propagande  calquée  sur  celle  d'autrefois  lui  rendra  les  mômes 
succès.  Resterons-nous  indéfiniment  les  spectateurs  inertes  de  celte 
mobilisation  à  lointaine  échéance?  Attendrons-nous  que  l'Allemagne 
soit  redevenue  forte  et  redoutable  pour  exiger  son  désarmement  et 
l'exécution  stricte  du  traité  qu'elle  a  signé? 

Il  ne  saurait  plus  être  question,  j'imagine,  malgré  les  bruits  qui 
courent,  de  mettre  fin  à  la  mission  du  général  Nollet  et  de  ses  col- 
lègues allies.  La  présence  de  la  Commission  de  contrôle  est  de  plus  en 
plus  nécessaire  en  Allemagne  et  même  il  ne  serait  pas  inutile  que  ses 
moyens  de  surveillance  fussent  sensiblement  renforcés.  Mais  il  ne 
suffit  pas  qu'elle  puisse  exercer  un  contrôle  efficace.  11  faut  que 
injonctions  soient  suivies  d'effet,  et  c'est  aux  Gouvernements  alliés 
qu'il  appartient  de  prendre  toutes  mesures  pour  que  le  désarmement 
de  l'Allemagne,  condition  essentielle  et  primordiale  du  rétablissement 
de  la  paix,  devienne  enfin  une  réalité.  M.  André  Lefèvre,  ancien 
ministre  de  la  Guerre,  qui  avait,  avant  le  vote  du  traité,  dénoncé  l'in- 
suffisance des  dispositions  qui  ont  trait  à  cette  question  capitale,  a 
lumineusement  montré,  depuis  de  longs  mois,  les  complaisances 
excessives  que  nous  avions  témoignées  à  l'Allemagne  dans  l'applica- 
tion de  ces  clauses  déjà  trop  larges.  De  nouveaux  retards  ne  seraient 
plus  tolérables.  Au  point  où  nous  en  sommes,  il  s'agit  de  savoir  si 
nous  laisserons  l'Allemagne  revenir  tranquillement  au  militarisme, 
forme  naissante  de  l'impérialisme  belliqueux,  ou  si  nous  l'arrêterons 
dans  cet  audacieux  retour  au  passé.  Il  n'y  va  pas  seulement  de  la 
sécurité  de  la  France,  il  y  va  de  la  paix  du  monde  ;  mais,  pour  nous, 
qui  avons  bien  le  droit  de  nous  occuper,  d'abord,  de  nos  intérêts  et  de 
veiller  sur  notre  vie,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  nous  dire  que,  le 
pacte  d'assistance  signé  par  MM.  Wilson  et  Lloyd  George  étant 
aujourd'hui  lettre  morte  et  chacun  de  nos  alliés  redescendant  peu  à 
peu,  par  une  pente  fatale,  à  «  l'égoïsme  sacré,  »  nous  devons,  à  tout 
prix,  si  nous  voulons  travailler  dans  le  calme,  obtenir  le  désarmement 
immédiat  et  total  de  l'Allemagne.  Ce  n'est  pas  là  un  problème  dont  la 
solution  puisse  être  remise  au  lendemain.  Chaque  jour  qui  passe  le 
complique  à  nos  dépens. 

M.    Clemenceau  nous   a,    il  est  vrai,    laissé  entendre   à   Sainte- 
Hermine    que    nous    trouverions,  au  besoin,    plus  tard,    dans  cer- 


r.EVl'E    DES     ni. I   \     MONDES. 


taines  stipulations  du  traité,  une  compensation  à  l'aide  militaire 
iv. •  que  nous  avaient  promise  MM.  Lloyd  George  et  Wilson  : 
,  En  vue  de  maintenir  la  paix,  nos  alliés  avaient  senti  la  nécessité 
de  ni  Mis  offrir  leur  concours,  sans  attendre  que  le  négociateur  français 
U  leur  eût  demandé.  Ils  ont  signé  à  cet  effet  des  engagements, 
dont  il  leur  sera  parlé  quelque  jour.  Grâce  aux  réserves  du  Traité 
de   Versailles,  leurs  actes,  à  ce  moment,  décideront  des  nôtres.  » 

-  trois  phrases  sont  un  peu  sibyllines,  mais,  si  je  les  comprends 

n,  voici  ce  qu'elles  signifient  :  «  Ce  n'est  pas  le  Gouvernement 
li  ançais  qui  a  demandé   à  M.  Wilson  et   à   M.  Lloyd  George  une 

■  messe  de  concours  en  cas  d'agression  de  l'Allemagne.  C'est 
M.  Wilson,  c'est  M.  Lloyd  George  qui  ont  pris  l'initiative  d'offrir 
cette  assistance  éventuelle,  et  cela,  du  reste,  pour  raccourcir,  autant 
que  possible,  la  durée  de  l'occupation.  Jusqu'ici,  les  engagements 
spontanés  pris  par  l'ancien  Président  des  États-Unis  et  par  le  Pre- 
mier ministre  britannique  n'ont  pas  été  ratifiés.  Mais  si,  lorsque 
viendra  la  date  fixée  par  le  Traité  pour  l'évacuation,  le  pacte  de 
garantie  n'est  pas  entré  en  vigueur,  nous  rouvrirons  la  conversation 
avec  les  Alliés,  nous  leur  rappellerons  leurs  offres  de  1919,  nous  leur 
demanderons  une  promesse  formelle  de  concours,  et,  s'ils  ne  nous 
la  donnent  pas,  nous  reprendrons  notre  liberté  et  nous  agirons 
comme  nous  l'entendrons.  »  Malheureusement,  si  nous  attendons  le 
t>  i  nie  contractuel  de  l'occupation  pour  engager  cet  entretien,  nous 

[uons  fort  qu'il  tourne  contre  nous.  L'Allemagne  sera  devenue 
plus  forte  et  plus  agressive,  et  rien  ne  nous  permet  d'espérer  que 
nos  alliés  seront  plus  disposés  à  nous  accorder  ce  qu'ils  nous 
refusent  aujourd'hui. 

D'autre  part,  quelles  sont  les  réserves  qui  seraient,  d'après 
M.  Clemenceau,  contenues  dans  le  Traité  et  qui  nous  autoriseraient 
à  décider  alors  de  nos  actes,  selon  que  nos  alliés  nous  donneraient 
ou  non  les  garanties  promises?  M.  Clemenceau,  je  le  suppose, 
veut  faire  allusion  au  dernier  paragraphe  de  l'article  429  :  «  Si,  à 
ce  moment,  les  garanties  contre  une  agression,  non  provoquée,  de 
l'Allemagne,  n'eiaient  pas  considérées  comme  suffisantes  par  les 
Gouvernements  alliés  et  associés,  l'évacuation  des  troupes  d'occu- 
pation pourrait  être  retardée  dans  la  mesure  jugée  nécessaire  à 
l'obtention  desdites  garanties.  »  J'ai  eu  l'occasion  de  démontrer 
h  eemment  qu'il  y  avait  dans  ce  texte,  non  pas,  hélas!  des  réserves 
au  profit  individuel  de  la  France  vis-à-vis  des  Gouvernements  alliés, 
mais  des  réserves  communes  au  prolit  de  l'ensemble  des  Gouverne- 


HL\  l  L.    —    CHJRO.N  Kjl   I  .  953 

menls  alliés  vis-à-vis  de  l'Allemagne.  Tous  les  publicistes  qui  ont 
examiné  l'article  sans  parti  pris  et  de  sang-froid,  que  ce  fût  M.  Gau- 
vain  ou  M.  Gustave  Hervé,  que  ce  fût  l'amiral  Degouy  ou  Pertinax, 
ont  bien  voulu  déclarer  mon  raisonnement  irréfutable.  Je  ne  puis 
donc  pas  avoir  l'illusion  que  nous  trouvions  jamais  dans  cette  rédac- 
tion malencontreuse  une  arme  contre  l'indifférence  de  nos  alliés  ou 
un  moyen  pratique  de  nous  passer  d'eux.  Il  serait,  en  tout  cas,  extrê- 
mement périlleux  de  livrer  cette  difficulté  à  l'avenir. 

En  revanche,  ce  qui  nous  donne,  dès  aujourd'hui,  contre  l'Aile, 
magne,  une  force  réelle,  c'est  que  le  même  article  429  subordonne 
expressément  l'évacuation  des  trois  zones  occupées  à  l'observation 
lidèle  des  conditions  du  traité.  Nous  voici  au  15  octobre  1921.  L'Alle- 
magne n'a  pas  désarmé.  Aux  termes  de  l'article  160,  c'est  à  dater  du 
31  mars  1920  que  l'armée  allemande  aurait  dû  ne  plus  comprendre 
que  sept  divisions  d'infanterie  et  trois  divisions  de  cavalerie.  Aux 
termes  de  l'article  162,  le  nombre  des  gendarmes  et  des  employés  et 
fonctionnaires  des  polices  locales  ou  municipales  ne  pouvait  être 
augmenté  que  dans  une  proportion  correspondant  aux  augmentations 
constatées  depuis  1913  dans  la  population  des  localités  qui  les 
emploient.  Aucune  de  ces  prescriptions  n'a  été  respectée.  Lorsque 
le  Conseil  suprême,  soit  à  Rapallo,  soit  à  Hythe,  soit  à  Spa,  soit  à 
Londres,  soit  à  Paris,  a  déchiré  quelques  morceaux  du  Traité  et 
octroyé  des  faveurs  à  l'Allemagne,  il  n'a  pas  réussi  une  seule  fois  à 
faire  prévaloir  les  volontés  qu'il  avait  exprimées  pour  le  chiffre  des 
etfeclifs  et  pour  les  échéances.  Le  Reich  est  donc  en  révolte  conti- 
nuelle, non  seulement  contre  le  Traité,  mais  contre  les  protocoles 
édulcorésquil'ontsuivi.  Comment  pourrions-nous  admettre,  dès  lors, 
que  les  délais  d'évacuation  eussent  commencé  à  courir?  Successive- 
ment, MM.  Millerand,  Leygues  et  Briand  ont  proclamé  qu'en  effet, 
ces  délais  ne  couraient  point.  Mais  le  Gouvernement  de  Berlin  a  pro- 
testé et  le  cabinet  de  Londres  s'est  tu.  Devant  l'effronterie  prolongée 
de  la  résistance  au  désarmement,  nos  alliés  continueront-ils  à  garder 
le  silence?  Ils  ont,  je  pense,  autant  d'intérêt  que  nous  à  empêcher  le 
recommencement  de  la  guerre.  Ils  savent  maintenant  ce  qu'eût  fait 
l'Allemagne,  si  elle  eût  été  victorieuse;  et  si  beaucoup  d'entre  eux 
sont  impatients  de  nous  voir  quitter  Mayonce  et  Coblentz,  il  n'en  est 
pas,  je  suppose,  qui  désirent  que  les  Allemands  s'installent,  avec  de 
nouvelles  Berlhas,  à  Anvers  et  à  Calais. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  dans  l'obstination  que  met  le  Reich 
à  conserver  des  armées  déguisées  que  se  révèle,  de  plus  en  plus 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


clairement,  bob  véritable  état  d'esprit.  M.  Clemenceau  a  eu  raison  de 
réveiller  une  autre  affaire  que  les  Alliés  semblent  désormais  vouloir 
laisser  dormir  et  dont  cependant  l'importance  morale  avait  frappé 
jadis  lf  Gouvernement  britannique.  Que  deviennent  les  procès  contre 
les  officiers  coupables  de  crimes  de  droit  commun?  Les  inculpés 
devaient  nous  être  livrés;  ils  ne  l'ont  pas  été;  nous  avons  consenti  à 

qu'ils  fussent  jugés  à  Leipzig;  il  y  ont  été  acquittés;  nous  avons 
retiré  nos  dossiers.  Et  puis?  J'ai  parcouru  cet  été  toute  une  région 
désolée  où,  dans  chaque  commune,  se  retrouvent  les  traces  de  for- 
faits allemands,  incendies,  pillages,  assassinats.  Est-ce  parce  que 
nous  souhaitons  de  supprimer  la  guerre  que  nous  allons  commencer 
par  en  innocenter  les  horreurs  systématiques  et  inutiles?  Notre  fai- 
blesse a.  du  reste,  produit  ici  vis  à  vis  de  l'Allemagne  son  effet  habi- 
tuel. Nous  voyant  hésiter,  tarder,  reculer,  le  Reich  a  pris  l'offen- 
sive et  maintenant  on  parle  sérieusement  à  Berlin  de  nous  commu- 
niquer, si  nous  revenons  à  la  charge,  une  contre-liste  d'officiers 
français  qui  auraient  malmené  des  prisonniers  allemands.  Ce  qui 
n'était,  il  y  a  quelques  mois,  qu'une  facétie  de  journal  est  aujourd'hui 
une  manœuvre  politique;  ce  sera  demain  un  expédient  diplomatique. 
Inutile  de  dire  que  la  liste  est  un  tissu  de  calomnies  odieuses.  Mais 
qu'importe?  On  essaiera  de  frapper  l'imagination  et  de  troubler  la 
conscience  des  neutres,  et  ce  n'est  pas  seulement  sur  les  origines  de 
la  guerre  qu'on  cherchera  à  tromper  l'opinion  universelle,  c'est  sur 
la  manière  même  dont  la  guerre  a  été  conduite.  Laissez  faire  et,  avant 
peu,  ce  seront  les  Français  qui  auront  inventé  les  gaz  toxiques  et 
asphyxiants,  inauguré  les  bombardements  de  villes  ouvertes,  fusillé 
des  civils,  déporté  des  femmes  et  des  jeunes  filles. 

Vous  pensez  bien  qu'à  mesure  que  le  vieux  dieu  allemand  recti- 
fiera ainsi  l'histoire,  pour  l'édification  des  générations  futures,  notre 
créance  s'en  ira  de  plus  en  plus  en  fumée.  Les  sanctions  économiques 
dont  je  parlais  il  y  a  quinze  jours  viennent  d'être  levées,  sans  qu'au- 
cune entente  fût  encore  établie  entre  l'Allemagne  et  les  Alliés  sur  le 
fonctionnement  du  contrôle  douanier.  Il  a  suffi  que  l'Allemagne 
versât  un  milliard  de  marks  pour  qu'elle  reçût  ce  nouveau  cadeau. 
Mais  qu'était-ce  donc  que  ce  milliard,  qu'elle  s'est  procuré,  du  reste, 
de  son  propre  aveu,  par  des  emprunts  à  des  banques  des  pays  alliés  • 
C'était  un  des  douze  qu'elle  redevait  sur  la  provision  de  vingt  mil- 
liards de  marks  or  prévue  par  l'article  235.  Cette  provision,  elle 
s'était  engagée  à  la  payer  en  or,  en  marchandises  ou  en  valeurs, 
lût  le   l,r  mai   1921,  Le  15  mars,  la  Commission  des  Réparations 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  955 

lui  avait  rappelé  cette  obligation  et  lui  avait,  en  outre,  demandé, 
à  titre  de  premier  à-compte,  le  paiement  d'un  milliard  de  marks 
or  avant  le  23  mars.  Notez  qu'il  avait  été  constaté  que  rencaisse 
de  la  Reichsbank  dépassait  ce  milliard  et  que,  par  conséquent,  le 
versement  était  aisé  pour  l'Allemagne.  La  Rriegslastenkommis- 
sion  n'en  avait  pas  moins  répondu,  le  22  mars,  par  une  fin  de  non- 
recevoir  et,  deux  jours  après,  la  Commission  des  Réparations  avait 
notifié  au  Gouvernement  allemand  qu'il  avait  violé  le  Traité.  Le 
18  avril  suivant,  elle  avait,  dans  une  pensée  de  conciliation,  proposé 
que  l'encaisse  métallique  de  la  Reichsbank  fût  transférée  dans 
les  succursales  de  Cologne  et  de  Coblentz.  Nouveau  refus  de  la 
h)iegslastenkommi$$ion  le  22  avril.  Le  25,  la  Commission  des  Répa- 
rations invite  l'Allemagne  à  s'exécuter,  au  plus  tard,  le  30  avril,  par 
le  versement  d'un  milliard  à  la  Banque  de  France.  Le  29,  réponse  dila- 
toire de  la  Kriegslastenkommission.  Le  3  mai,  la  Commission  des 
Réparations,  dans  une  note  signée  de  MM.  Louis  Dubois,  sir  John 
Bradbury,  marquis  Salvago  Haggi,  L.  Delacroix,  déclare  derechef 
que  l'Allemagne  a  manqué  à  ses  obligations,  et  cela,  ajoute-t-elle 
expressément,  pour  une  somme  d'au  moins  12  milliards.  Sur  quoi,  les 
Gouvernements  alliés,  que  le  traité  autorisait  à  prendre  des  sanctions 
immédiates,  même  isolément,  pour  la  défense  de  leurs  intérêts  res- 
pectifs (paragraphes  17  et  18  de  l'annexe  II  de  la  partie  VIII),  ont 
offert  à  l'Allemagne  de  nouveaux  délais.  Il  a  été  convenu  que  les 
douze  milliards  d'or,  de  marchandises,  de  valeurs,  seraient  convertis 
en  obligations  souscrites  par  l'Allemagne  et  remises  le  l*r  juillet  et 
que,  d'autre  part,  l'Allemagne  paierait,  dans  les  vingt-cinq  jours,  la 
somme  de  1  milliard,  soit  en  or,  soit  en  devises  étrangères,  soit  en 
traites  sur  l'étranger,  soit  en  effets  à  trois  mois  sur  le  trésor  allemand, 
avalisés  par  des  banques  allemandes.  Donc,  retraite  des  Alliés  sur 
toute  la  ligne.  C'est  ce  que  les  Alliés  ont  appelé  l'ultimatum.  L'Alle- 
magne a  naturellement  fait  mine  de  s'incliner,  et  aujourd'hui  elle 
nous  répète,  sur  tous  les  tons,  que  cet  ultimatum  si  bienveillant,  elle 
ne  pourra  pas  l'exécuter. 

Il  faut  relire  toute  cette  histoire,  dont  nous  n'avons  pas  lieu  d'être 
très  fiers,  dans  une  intéressante  brochure  que  deux  avocats  à  la 
Cour  d'appel  de  Paris,  MM.  Maurice  Orgias  et  A.  G.  Martini,  vien- 
nent de  publier  sous  ce  titre:  Le  Traité  de  Versailles  devant  le  droit. 
On  y  trouvera  les  dates,  les  faits  et  les  documents.  Dans  quinze 
jours,  le  l*r  novembre,  l'Allemagne  doit  remettre  à  la  Commission 
une  nouvelle  série  d'obligations  pouf  une  somme  de  trente-huit  mil- 


!C56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

liards  de  marks  or.  Toutes  ces  obligations,  les  secondes  comme  les 
premières,  doivent  porter,  on   se  le  rappelle,  l'intérêt  dérisoire  de 

p,  100,  et  il  doit  être,  en  outre,  affecté  1  pour  100  à  la  consti- 
tution d'un  fonds  d'amortissement.  C'est  à  ce  double  objet  que 
sonl  destinés  les  versements  de  l'Allemagne,   à  savoir:    «  1°  une 

m le  2  milliards  de  marks  or  par  an  ;  2°une  somme  que  la  Com- 
mission déterminera  comme  étant  l'équivalent  de  25  pour  100  de  la 
valeur  des  exportations  allemandes  ou  telle  autre  somme  équivalente 
qui  pourrait  être  fixée  d'après  un  autre  indice;  3°  une  sommesupplé- 
mentaire  équivalente  à  1  pour  100  de  la  valeur  totale  des  exporta- 
tions. »  Le  Comité  des  garanties,  institué  au  mois  de  mai  dernier  et 
présidé  par  M.  Mauclerc,  délégué  adjoint  de  la  France  à  la  Commis- 
sion des  Réparations,  vient  d'aller  à  Berlin  pour  tâcher  de  se  rendre 
compte  de  la  façon  dont  seront  payées  ces  annuités.  Sa  lâche  n'est 
pas  facile.  Les  moyens  d'investigation  dont  il  dispose  sont  extrême- 
ment limités.  Le  protocole  du  5  mai  lui  interdit  d'intervenir  dans 
l'administration  allemande.il  y  a,  en  outre,  de  grandes  chances  pour 
que  ses  décisions  soient  inopérantes,  car  il  n'a  aucun  moyen  de  les 
faire  respecter  et,  si  les  Gouvernements  ne  sont  pas  là  pour  le  sou- 
tenir énergiquement,  nous  assisterons  bientôt  à  la  disparition  de  tout 
contrôle.  Il  est  donc  indispensable  d'assurer,  sans  retard,  avec  une 
méthode  rigoureuse,  l'autorité  du  Comité. 

Et  d'abord,  qu'on  ne  laisse  pas  l'Allemagne  prétendre  que,  n'ayant 
pas  le  droit  d'intervenir  dans  son  administration,  il  ne  peut  exa- 
miner les  dossiers  sur  place  ni  vérifier  les  opérations.  La  malheu- 
reuse phrase  du  protocole  du  5  mai  ne  saurait  détruire  le  Traité  de 
Versailles.  Le  paragraphe  12  de  l'annexe  II  de  la  partie  VIII  confère 
à  la  Commission  des  Réparations  les  plus  larges  pouvoirs  de  contrôle. 
Le  Comité  des  garanties  n'est  qu'une  émanation  de  la  Commission, 
il  a  donc  forcément  les  mêmes  pouvoirs  qu'elle.  Il  est,  d'ailleurs, 
chargé  d'assurer  aux  Alliés,  conformément  à  l'article  "24S  du  traité, 
un  privilège  de  premier  rang  sur  tous  les  biens  et  ressources  de 
l'Allemagne.  L'Allemagne  n'a  aucun  droit  de  le  paralyser  dans  l'exer- 
cice de  cette  mission.  Le  Comité  ne  peut  intervenir  dans  l'adminis- 
tration allemande,  en  ce  sens  qu'il  n'est  pas  libre  de  se  substituer 
aux  autorités  allemandes,  mais  il  est  maître  d'examiner  ce  qu'elles 
font,  de  recueillir  toutes  les  informations  dont  il  a  besoin  et  de 
compulser  tous  les  dossiers  qui  intéressent  la  réparation  des  dom- 
mages. Il  faut,  en  première  ligne,  qu'il  soit  mis  à  même  de  contrôler 
les  finances,  côté   recettes   et  côté  dépenses,  et   de   prévenir  les 


REVUE.    CHRONIQUE.  <K>7 

Alliés  en  temps  utile  si  l'Allemagne  se  ménage  une  insolvabilité 
artificielle.  Ce  contrôle  sera  certainement  facilité  par  la  centralisa- 
tion financière,  regrettable  à  tant  d'autres  égards,  à  laquelle  l'Alle- 
magne a  procédé  depuis  l'armistice.  Autrefois,  l'Empire  n'avait  à  su 
disposition  qu'un  nombre  très  limité  de  sources  de  revenus,  dont  la 
plus  importante  était  les  impôts  indirects.  Presque  toute  l'administra- 
tion financière  était,  en  outre,  sous  l'autorité  des  États  particuliers. 
C'étaient  môme  eux  qui  percevaient  les  contributions  impériales. 
Les  douanes,  par  exemple,  étaient  administrées  par  les  Étals.  L'Em- 
pire se  bornait  à  en  contrôler  la  gestion  par  des  commissaires  spé- 
ciaux. Aujourd'hui  que  1ns  Alliés  se  sont  prêtés  à  l'unification  de 
l'Empire  et  ont  laissé  proclamer  la  Constitution  de  Weimar,  tout  est 
changé.  Le  Reich  tient  les  moindres  fils  des  administrations  finan- 
cières; il  peut  créer  à  sa  guise  toutes  les  ressources  fiscales,  et  il  a 
sous  ses  ordres  cinquante-cinq  mille  fonctionnaires,  employés  et 
agents  financiers,  qui  lui  obéissent  au  doigt  et  à  l'œil.  Ministère 
impérial  des  finances,  directions  régionales,  services  locaux,  tout  est 
à  la  merci  de  Berlin.  J'entends  bien  que  le  Comité  des  garanties  ne 
pourra  jamais  embrasser  dans  un  contrôle  efficace  et  continu  la  tota- 
lité de  cette  vaste  administration.  Il  en  sera  réduit  à  surveiller  sur- 
tout les  actes  essentiels  des  autorités  centrales  et  à  faire  de  fréquents 
sondages  dans  l'océan  des  Landes finanzàmter .  Auprès  du  personnel 
des  directions  régionales,  il  faudra,  en  effet,  rechercher  s'il  y  a  con- 
cordance entre  les  chiffres  des  états  locaux  et  les  chiffres  fournis  à. 
Berlin.  Autrement,  les  vérifications  du  Comité  seraient  illusoires,  et 
les  recettes  réelles  pourraient  dépasser  de  beaucoup  celles  qu'il  nous 
serait  loisible  d'enregistrer. 

Le  contrôle  sera,  sans  doute,  encore  plus  difficile  à  l'endroit  des 
exportations  allemandes.  La  formule  dont  se  sert  le  protocole  de 
Londres  laisse,  il  est  vrai,  à  la  Commission  des  Réparations  et,  par 
suite,  au  Comité  des  garanties  une  assez  grande  latitude.  Ni  celle-là, 
ni  celui-ci,  ne  sont  obligés  d'accepter,  les  yeux  fermés,  les  statis- 
tiques présentées  par  le  Gouvernement  de  Berlin.  Mais  que  faut-il 
entendre,  au  juste,  par  exportations?  El  ces  exportations  une  fois 
définies,  comment  en  déterminera-t-on  la  valeur  exacte?  Les  deux 
questions  sont  moins  simples  qu'elles  ne  paraissent  à  première  vue 
11  y  a  en  Allemagne  trois  manières  de  dresser  le  tableau  des  exporta- 
tions :  commerce  général,  commerce  total  propre,  commerce  spécial. 
Tout  se  trouverait  faussé  au  profit  du  Reich  si  le  Comité  des  garanties 
s'en  tenait  au  commerce  spécial.  Les  fraudes  seraient,  en  outre, 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

beaucoup  plus   aisées.    Lorsqu'on    aura    déterminé    les   catégories 
d'exportations  à  envisager,   il  restera  à  en  fixer  la   valeur.   Il  con- 
viendra  que  le  Comité    de  garantie   n'accepte    pas    comme  indis- 
cutables  les  chiffres  de  la  commission   allemande  chargée  de  con- 
trôler  les  déclarations  et  qu'il  se  réserve  formellement  la  faculté  de 
les  réviser.  En  un  mot,  le  Comité  des  garanties  n'est  pas  au   bout 
de  ses  peines.  Il  sera  réduit  à  une  irrémédiable  impuissance,  si  les 
Gouvernements  alliés  ne  sont  pas  résolus  à  lui  donner  les  moyens 
d'action  qui  lui  sont  nécessaires.  Le  Conseil  suprême  a  cru  qu'en 
instituant,  a  côté  de  la  Commission  des  Réparations,  un  organisme 
nom. -au,  qu'il  a  fini,  du  reste,  après  quelques  hésitations,  par  lui 
demander  à  elle-même  d'extraire  de  son  sein,  il  créerait  un  meil- 
leur instrument  de  contrôle.  Il  a,  au  contraire,  dispersé  et  énervé 
l'autorité,  sans  donner  au  Comité  des  pouvoirs  nouveaux  et  sans 
faciliter  la  surveillance.  Il  a  changé  des  noms;  il  n'a  pas  amélioré 
les  choses,  loin  de  là.  La  politique  des  réparations  n'a  pas  fait  un 
pas.  On  a  proclamé  que  l'Allemagne  aurait  à  payer  132  milliards  ;  on 
a  prévu  des  séries  d'obligations  d'une  valeur  nominale  correspon- 
dante; on  a  décidé  que  les  annuités  fixes  et  variables  seraient  desti- 
nées au  service  de  l'intérêt  et  de  l'amortissement;  on  a  lixé  les  dates 
d'échéance;  et  l'Allemagne  ayant  affecté  de  s'incliner,  on  a  cru  ou 
paru  croire  que  tout  était  fini.  Tout  commence.  Nous  n'avons  jus- 
qu'ici   qu'un  papier  de   plus,  et  l'Allemagne  s'est  déjà  mise  à  le 
déchiqueter.  Le  même  esprit  qui  la  pousse  à  ne  pas  désarmer,  l'in- 
cite à  ne  pas  payer.  Elle  spécule  sur  la  baisse  de  son  mark,  elle 
s'imagine  même  parfois  qu'une  banqueroute    serait    une    solution 
opportune,  qui  la  libérerait  vis-à-vis  de  ses  créanciers  et  lui  per- 
mettrait de  revenir  ensuite,  pour   son  seul  avantage,  à  meilleure 
fortune.  Si  les  Alliés  ne   s'entendent    pas,    dès    maintenant,   pour 
déjouer  ces  manœuvres,  M.  Clemenceau,  ici  encore,  aura  eu  raison  : 
Hier,  nous  étions  vainqueurs.  Qu'on  ne  nous  mette  pas  au  point  de 
nous  demander  si  nous  le  sommes  toujours.  » 

Raymond  Poincaré. 


Le  Directeur-Gérant  : 
René  Doumic. 


SEPTIÈME  PÉRIODE.  —  XCI*  ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU 


CINQUIÈME   VOLUME 


SEPTEMBRE    —    OCTOBRE 


Livraison  du  1er  Septembre. 

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Suprêmes  visions  d'Orient.  —  II,  par  Pierre  LOTI,  de  l'Académie  française.  5 
La  Non  blabcbe,  par  M.  Henry  CORDEAUX,  de  l'Académie  française  ...  3- 
Le  20»  corps  a  Morhawge  '80  août  1914;,  par  M.  le  Maréchal  FOCH,  de  l'Aca- 
démie française ^ "io 

Impressions  de   Berlin,  par  M.  Georges  BLONDEL 80 

François   Buloz  et  ses  amis.  —  IV.  Hesri  Blaze  de  Bvry  et  la  BARONNE 
Rose,  par  M"  Mark-Louise  PAILLERON 100 

Après  quinze  ans   nr.   séparation.    —    II.    Les  FIDÈLES,    par    M.  le    Vicomte 
Georges  D'AVENEI 137 

Souvenirs    do  second    mameluck    de    l'Empereur.  —  IV.   La   Vie  a  SAJNTE- 
HÊLÊNE,  par  SAINT-DENIS  dit  ALI 152 

Une  Visite  al  canal  de  Panama,  par  M.  le  Comte   Jean   DE   KERGORLAY.  189 

Littératures    étrangères.    —     V«    JULIEN    SORSL    italien,  par   M.   Louis 

GILLET 205 

Revue  littéraire.—  Sors  les  dehors  de  L'IRONIE,  par  M.  André  BEAUNIER!  211 
Chronique  de  la  quinzainb.  —  Histoire  politiqub, par  M.  Ratmond  POLNCARÉ, 

de  l'Académie  française 229 

Livraison  du    15  Septembre. 

L'Appel  de  la  routb.  première  partie,  par  M.  Edouard  E6TAUNIÉ 241 

Au  Pays  de  l'érabli ..  —  JOURNAL  DE  LA  MISSION  FRANÇAISE  AD  CAaSADA,  par 

M.  le  Maréchal  FAYOLLE 281 

Sur  l'espace  it  le  temps  selon  Einstein,  par  M.  Charles  NORDMANN.   .   .  313 

Les  Plagiats  de  Stendhal,  par  M.  Paul  HAZARD 3*i 


i.;  \  i  i      DES    DE1  \    MONDES. 

Page»- 

vvnus.  _  i.  les  OniGiJfBS  (1914-1918J,  par  M.  L.  PAUL-DUBOIS.    633 
mIKB<     __     iv.     LA     VIEILLESSE    BT   LA    CONVERSION,    par 

M.  AnoRi  HALLAYS. JJj 

.         ,  ,    .,,,      ummaM,k.    -    «    LA    BONTE    NOIRE,    »    par 

M    Soi  VI  STRE 4n 

Du    IIAFAIT   D!     DiBOIBBMBHT,    par    M.     PAUL    DESCOMBES «4 

Darti  a  Ravbrri,  par  M.  Louis  G1LLET 44G 

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LA1GU1 :  •   • 

I  *  qi  razAlRB.—  BlSTOlBB  politique,  par  M.  Raymond  POINCARÉ. 
d<-  l'Académie  française 


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M  ...'  \    ÇBAPDELAINE  :    Louis    HÉMON,    par    M.    Rfné    BAZIN, 

de  l'Académie  française ;-'-s 

Tint     hantais  in  Hollande  au  xvir  siècle,  par  M.  Gustave  LANSON.     SuS 
l       Drame    irlandais.  —   II.    Le   Sinn    Fein  tmsmw,  par   M.  L.   PAUL- 

Dl  BOIS 584 

Sqpvbxirb  du  bbcord  mameluck  de  l'Empereur.  —  V.  Les  Derniers  jours. — 

ULLBS,  par  SAINT-DENIS  DIT  ALI 620 

Impressions  ce    Vibhhb.  —   L'Équipée    du   roi   Charles,   par   Mm»    Henriette 

LARIÉ C4y 

t'.v    COLLÊGB    i> autrefois.    —    Le    Vieux    Louis-le-Grand,    par    M.    André 

BELLESSORT 679 

Rente  littéraire.  —  Ernest  Daudet,  par  M.  André  BEAUNIER 691 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique,  par  M.  Raymond  POINCARÉ, 
de  l'Académie  française ~69 

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L'Appel  de  la  routf,  troisième  partie,  par  M.  Edouard  ESTAUNIÉ 721 

I  ,ih   ou  Traité  DE  Tien-Tsin.  —  SOUVENIRS  DIPLOMATIQUES,  par  M.  le  Vice- 

Amiral  FOURNIER,  de  l'Institut 755 

AoonsTUi  Thierry  d'après  sa  correspondance.  —  I.  La  Jeunesse,  par  M.  A. 

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A  l'aidb  db  l'Italie.  —  (Octorre-novemrre  19IT),  par  M.  Paul  HEUZÉ.   .   .  819 

Ban          srau    bt    --aines    finances,    par  M.    Raphaël  -Georges  LÉVY,    de 
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Chateaubriand  romanesque  et  amoureux,  par  M.  Victor  GIRAUD 868 

>  Drqooat,  par  M.  Henry  B1DOU 884 

Pi  isi>s,  par  *** DIS 

I.a  H      •  h   s,  par  M.  Charles  NORDMANN 925 

Chronique  di  l<i  QOIHZAIKB.—  Histoire  politique, pur  M.Raymond  POINCARÉ, 

de  me  française v-iT. 


P»rl«.  —  Typographie  Pbiuppe  Rf.koi:ard,  19.  rue  des  SaintsPérei.  —  Ô6028. 


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Revue  des  deux  mondes 


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